Auriez-vous deviné que l’article que nous vous proposons aujourd’hui date de 1998 ? Oui car il est question de francs et non d’euros, mais sinon force est de constater qu’il est toujours d’actualité.
On pourrait même ajouter qu’il est malheureusement toujours d’actualité car les arguments avancés restent pertinents alors que, douze ans plus tard, les solutions envisagées n’ont toujours pas été prises. Et il est alors légitime de se demander pourquoi, et qui a et a eu intérêt à ce qu’il soit urgent de ne rien faire.
J’ai donc voulu profiter du fait que le Framablog est relativement bien intégré dans la sphère des blogs et autres réseaux sociaux pour le sortir de sa naphtaline et vous le faire partager. Nous devons cet article à Bernard Lang, directeur de recherche à l’Inria et membre fondateur de l’AFUL.
Le sujet de la place de l’informatique à l’école est un sujet qui semble a priori un peu à la marge des logiciels libres. Il n’en est rien pourtant. Et c’est pourquoi nous publions régulièrement des articles sur ce thème, en soutenant le travail, enfin proche d’aboutir, de Jean-Pierre Archambault et d’autres, au sein notamment de l’EPI et de l’ASTI :
C’est aussi pourquoi notre collection de livres libres Framabook accueille des titres comme Le C en 20 heurs ou Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Unix sans jamais oser le demander.
Il ne s’agit pas de faire de tout citoyen un programmeur chevronné. Mais logiciels (libres ou pas), données (personnelles ou pas), réseaux, Cloud Computing, Internet (filtrage, neutralité), Hadopi, Acta, Loppsi, Facebook, Microsoft, Apple, Google, Wikileaks, Anonymous… comment comprendre et appréhender au mieux ce nouveau monde si l’on n’a pas un minimum de culture informatique ?
Parce que dans le cas contraire, on se met alors tranquillement à accepter, pour ne pas dire applaudir, l’entrée des iPad dans nos écoles, ce qui devrait d’ailleurs être le sujet de mon prochain billet[1].
L’Informatique : Science, Techniques et Outils
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Bernard Lang (INRIA) – décembre 1998
(Présenté à LexiPraxi 98, journée de réflexion sur le theme «Former des citoyens pour maîtriser la société de l’information», organisée le 9 décembre 1998 à la Maison de l’Europe (Paris) par l’AILF. L’auteur remercie Pierre Weis pour sa relecture et ses nombreux commentaires.)
« Le développement extrêmement rapide des technologies de l’information et de la communication ouvre un formidable potentiel de croissance et de création d’emplois, mêlant des enjeux industriels, économiques et sociaux considérables. Ces technologies constituent le premier secteur économique des prochaines années… » (Bernard Larrouturou – L’INRIA dans dix ans – 1997)
Devant une telle analyse, devant l’importance de l’enjeu, l’on imagine aisément que l’une des premières choses à faire est de développer les sciences de l’information dans l’enseignement, afin de préparer les élèves aux défis du prochain siècle. C’est effectivement ce qui se passe, et l’on voit les USA dépenser des sommes de l’ordre de 100 milliards de francs par an pour l’informatisation des écoles. Sans être du même ordre, les efforts consentis par la France dans ce domaine sont également considérables. Et pourtant, selon un article de Todd Oppenheimer, The Computer Delusion, paru dans la revue Atlantic Monthly en Juillet 1997, l’introduction de l’informatique dans les établissements scolaires est loin de donner les résultats que l’on pourrait attendre de tels investissements, et l’on peut légitimement se demander si des investissements moindres, mais autrement employés, ne donneraient pas de meilleurs résultats.
Où est l’erreur ?
L’une des premières remarques que l’on peut faire est que les plus ardents promoteurs de l’informatique à l’école sont les constructeurs de machines, et surtout les éditeurs de logiciels. Il s’agit donc de promotion corporatiste et commerciale, d’habituer les familles et les futurs consommateurs à ces produits, de capturer des marchés, bien plus que d’améliorer le système éducatif. À cet égard l’Union Européenne n’est pas en reste. Si l’on analyse une document comme le Rapport de la Task force Logiciels éducatifs et Multimédia de la Commission Européenne, on constate que la Commission est bien plus préoccupée de développer des marchés lucratifs que d’améliorer le système éducatif. Devant cet assaut mercantile, beaucoup de voix s’élèvent contre l’introduction excessive, trop vite planifiée et mal analysée de l’informatique à l’école, en se demandant si l’utilité pédagogique en est réelle, si l’on n’est pas en train d’appauvrir le système éducatif, que ce soit par le choix d’innovations faussement pédagogiques, ou simplement par une mauvaise évaluation des priorités d’investissement.
Nullement compétent en matière de théorie pédagogique, je me garderai bien de trancher dans un sens ou un autre. Force est cependant de constater qu’il est clair que les nouveaux outils informatiques ont déjà montré qu’ils pouvaient, au moins dans certaines circonstances, apporter un plus pédagogique. Mais de là à faire un investissement massif, sur des ressources chères, sans analyse sérieuse des différentes alternatives, sans expérimentation sur le long terme, simplement sous la pression des marchés et des média, est-ce bien raisonnable ?
Mais là n’est pas l’essentiel de notre propos. Car nous avons parlé de pédagogie, alors que les enjeux du prochain siècle sont d’abord, nous le disions, dans la maîtrise des nouvelles technologies, et au moins autant dans la maîtrise d’une transformation radicale de notre environnement due à l’utilisation massive des ressources informationnelles, en particulier grâce à l’Internet. Mais cet aspect des choses est curieusement très largement ignoré dans l’évolution de nos programmes éducatifs. L’attention se focalise trop sur l’informatique comme support de la pédagogie, au sens le plus traditionnel du terme (même si les techniques sont très nouvelles dans certains cas), et l’on ignore assez systématiquement l’informatique en tant que discipline d’enseignement, l’informatique comme sujet d’étude.
A cette distinction évidemment essentielle, il convient d’ajouter une troisième catégorie, l’informatique comme outil dans l’enseignement. Je pense en particulier à l’intrusion d’outils, d’intermédiaires informatiques, dans certaines disciplines. Sans vouloir m’étendre sur ce sujet, qui relève également de la pédagogie, on peut se demander si la trop grande présence de médiations informatiques, par exemple dans la conduite d’expériences de physique, n’introduit pas une trop grande distanciation par rapport à l’objet étudié. L’élève ne risque-t-il pas de prendre l’habitude de faire plus confiance à ce que lui dit l’ordinateur qu’à ses sens, son esprit critique, ses facultés d’analyse. Combien d’élèves sont déjà totalement dépendants de leur calculette, et incapable d’un calcul mental simple sur des ordres de grandeur sans vérifier immédiatement sur l’écran magique. On retrouve ce problème dans l’enseignement de l’informatique elle-même, quand l’apprentissage passif des outils se fait dans l’ignorance de toute compréhension des mécanismes, même les plus simples, qu’ils mettent en jeu.
Si les enjeux réels sont dans la maîtrise des sciences de l’information, ce sont ces sciences, et en particulier l’informatique, qu’il faut enseigner en tant que discipline scientifique.
Mais comme beaucoup d’autres disciplines, l’informatique a de multiples facettes, science théorique et expérimentale objet de recherches d’une grande diversité, technologie donnant lieu à une activité industrielle considérable, et ensemble d’outils des plus en plus intégrés à notre vie quotidienne, familiale ou professionnelle. Probablement en raison de la jeunesse de cette discipline, et précisément à cause de son manque actuel d’intégration dans le cursus scolaire, la distinction entre ces aspects complémentaires, mais indissociables, n’est pas faite dans les esprits. Beaucoup en sont encore à confondre les aspects fondamentaux et pérennes avec leur expression actuelle dans des outils destinés à évoluer rapidement. Comme mes collègues et moi-même l’écrivions dans Le Monde, les disciplines plus anciennes distinguent sans problème ces trois composantes, et nul ne confond la thermodynamique, la technologie des moteurs à explosion et le mode d’emploi d’un véhicule automobile. Cette confusion, encore présente dans le cas de l’informatique, est en outre renforcée par le fait que chacun pouvant s’essayer assez facilement à certains de ses aspects originaux, comme la programmation sur des problèmes simples, on a l’illusion que c’est une discipline facile à maîtriser et sans réelle profondeur. Mais en fait cela revient à se prétendre spécialiste du génie civil et de la résistance des matériaux parce que l’on sait établir un pont en jetant une planche sur un ruisseau.
Pour en revenir à l’enseignement des outils fondés sur l’informatique, et non des outils de l’informatique, il est malheureusement fréquent de voir appeler cours d’informatique un enseignement qui se fonde uniquement sur l’apprentissage de la mise en marche d’un ordinateur, et sur l’utilisation de quelques outils de bureautique. Mais c’est là un cours de bureautique, et non d’informatique, aussi bien que d’apprendre à conduire et à remplir le réservoir de sa voiture ne saurait constituer un cours de thermodynamique, ni même de technologie automobile. C’est utile, certes, dans la vie courante, mais ce n’est aucunement formateur pour l’esprit des élèves. De plus, la technologie informatique étant en évolution rapide, la pérennité de cet enseignement est très aléatoire, d’autant plus que le manque de variété des outils utilisés prive les élèves de toute espèce de recul par rapport à ces outils.
Mais le problème est à mon sens beaucoup plus grave en ce qui concerne l’enseignement de la technologie informatique, que ce soit à l’école ou à l’université. Cette technologie est complexe, en évolution permanente, et très largement contrôlée par l’industrie informatique et notamment les grands éditeurs. Or l’on constate que trop souvent, cet enseignement consiste plus à apprendre à se servir des réalisations technologiques de ces éditeurs qu’à en comprendre les principes, à savoir les critiquer, à savoir les comparer avec d’autres approches, commerciales ou non. Sous le pretexte fallacieux de préparer les étudiant à la vie active, en fait aux besoins les plus immédiats de leurs futurs employeurs, on fait passer pour formations universitaires ce qui n’est que formations kleenex, destinées à devenir obsolètes aussi vite que les produits (souvent déjà obsolètes par rapport à l’état de l’art) sur lesquels elles se fondent. Manquant de profondeur, ces formations ne sauraient être durables, et c’est ainsi que le système éducatif prépare de futur chomeurs et la pénurie de professionnels compétents pour notre industrie. Une bonne façon de garantir la qualité et la pérennité d’un enseignement – et de former l’esprit critique des élèves – c’est de toujours l’asseoir sur une assez large variété d’exemples, que l’on peut comparer et opposer pour en extraire les aspects les plus essentiels, en évitant de se cantonner à l’apprentissage d’un seul type de solutions techniques.
Une première étape en ce sens consisterait à se départir du totalitarisme actuel, en matière de systèmes d’exploitation, de réseaux et de solutions bureautiques notamment, et à faire pénétrer une plus grande diversité de logiciels dans le système éducatif. Il est vrai que la gestion de la diversité a un coût, mais le bénéfice pédagogique le justifie. En outre, il ne faut pas oublier que l’enseignement public a un devoir de laïcité, d’indépendance, et qu’il est donc impératif qu’il évite de se faire le champion d’une marque, d’un produit ou d’une école de pensée. Enfin, il ne faut pas oublier non plus que la diversité est aussi un facteur de progrès et de stabilité « écologique » qui sont essentiels pour le développement d’un secteur technologique. Introduire cette diversité à l’école, quoi que puissent en dire des entreprises qui vivent par nécessité avec un horizon à six mois, c’est aussi garantir un meilleur équilibre futur de notre économie.
Si l’informatique est enseignée comme science fondamentale à l’université, au moins dans les enseignements les plus avancés, cet aspect n’est ni abordé ni même évoqué au niveau de l’enseignement général. Cela ne peut que renforcer une attitude de passivité vis à vis de ce qui apparaît alors comme une technologie ancillaire, ne méritant pas que l’on s’attarde sur son influence croissante, sur le pouvoir qu’elle s’octroie dans toutes nos activitées. Ainsi une meilleure compréhension du rôle fondamental des mécanismes de représentation et d’échange des données nous rendraient certainement plus sensibles à cette forme de dépendance qui s’établit insidieusement dans notre société quand tous nos modes de gestion et de communication de l’information sont peu à peu entièrement contrôlés par des entreprises privées, dont les seuls objectifs sont de nature mercantile.
Outre que l’informatique a ses propres problèmes, sa propre façon de les traiter, ses propres résultats fondamentaux, elle est intéressante du point de vue de l’enseignement général parce que c’est une science carrefour. Il y a bien sûr des aspects classiquement scientifiques dans l’informatique, mais en plus, par les concepts qu’elle met en oeuvre, elle se rapproche d’autres disciplines littéraires. Par exemple, en informatique, les notions de langage, de syntaxe et de sémantique sont très importantes. Dans l’enseignement actuel, ces concepts relèvent du français ou de la philo… et voilà que l’on peut les illustrer de façon plus concrète – peut-être imparfaite car trop formalisée et mécanique, mais ce défaut-même est source de considérations enrichissantes – par des exemples opérationnels, presques tangibles. À côté de cela, on y rencontre des problèmes de logique, des questions strictement mathématiques, des problématiques apparentées à la physique la plus théorique… On peut donc y trouver matière à discuter de nombreux concepts qui sont aussi pertinents dans d’autres domaines, et donc à éventuellement réduire la dichotomie qui est souvent perçue entre les sciences et les humanités. C’est une situation assez extraordinaire, un champ d’ouverture intellectuelle, dont il est vraiment dommage de ne pas profiter.
Tout n’est cependant pas négatif dans l’informatisation de notre enseignement. Le fort accent mis sur le développement de la connectivité avec l’Internet, bien que souvent décrié, est une avancée essentielle, et cela pour au moins deux raisons majeures.
La première de ces raisons est tout simplement que les élèves d’aujourd’hui seront appelé à vivre dans un monde où la maîtrise de l’information omniprésente sera un élement majeur de la vie sociale. À bien des égards, celui qui ne saura pas gérer cet espace de données, de connaissances et de communication sera dans une situation de dépendance analogue à ceux qui, aujourd’hui, ne savent pas lire, ne savent pas trouver leur chemin sur une carte ou remplir un formulaire. « Apprendre l’Internet », c’est apprendre à vivre dans la société de demain.
La deuxième raison est sans doute encore plus fondamentale pour l’éducation citoyenne. Même sans l’informatique, notre monde a atteint une complexité extrème où les citoyens ont de moins en moins leur mot à dire, où même les pouvoirs politiques sont de plus en plus impuissants devant la complexification des structures économiques et sociales et surtout la mondialisation généralisée. Pour ne prendre qu’un exemple, majeur, les entreprises ont acquis une existence autonome, fortes de leur puissance économique et de leurs dispersion géographique, dans un système où les êtres humains, clients, employés, dirigeants ou actionnaires, ne sont plus que des pions sans aucun pouvoir indépendant. Elles en sont au point où elles disputent leur pouvoir aux nations, aux représentant élus de la population. Face à une situation où la place même de l’homme sur cette planète est radicalement remise en cause, il est nécessaire de trouver de nouvelles structures, de nouveaux modes d’échange, de communication et d’organisation qui permettent au citoyen de retrouver la place qui lui revient dans une société devenue mondiale. Et cela est possible, grâce à l’Internet, à condition d’apprendre à en maîtriser les ressources, à comprendre, voire à tolérer – ce qui n’est pas toujours facile – les points de vues d’autres cultures maintenant à notre porte, à communiquer, à partager et à coopérer avec les autres citoyens du monde. Ce discours, qui peut paraître à certains idéaliste, utopique, voire irréaliste ou fantaisiste, correspond pourtant à une réalité vécue par un nombre tous les jours croissant d’individus. L’action d’un individu sur l’Internet peut faire sentir ses effets dans le monde entier, si tant est qu’elle est pertinente. Et quand une fraction, même minuscule, des centaines de millions d’individus qui accèdent l’Internet décide de coopérer, cela fait une masse énorme susceptible de renverser des montagnes, de mettre en difficulté ou de faire concurrence aux entreprises les plus puissantes, de tenir en échec les tentatives hégémoniques les plus soigneusement préparées, comme cela s’est produit encore récemment pour l’AMI, l’Accord Multilatéral sur l’Investissement préparé en catimini par l’OCDE.
« Apprendre l’Internet », c’est apprendre la citoyenneté de demain.