Ne plus supporter la pub sur le Web

C’est un débat déjà ancien et qu’on croyait devenu de basse intensité, mais qui prend ces derniers temps une acuité nouvelle : la publicité sur le Web, toujours plus intrusive, toujours plus vorace, toujours plus dévoreuse de notre confidentialité, est-elle une sorte de mal nécessaire ou une pure nuisance à éradiquer ?

La publicité est le plus souvent justifiée par son pouvoir économique. Publier sur le Web n’est pas gratuit, que ce soit pour les médias d’envergure, les associations ou les particuliers. La tentation est donc grande de disposer sur les pages web avec une discrétion variable des bandeaux publicitaires, des annonces adsense, des calamités visuelles de toutes sortes… car l’inventivité des agences de pub est illimitée.

Rien d’étonnant que de nombreux internautes installent systématiquement un bloqueur de pub, en une course elle aussi perpétuelle pour remplacer Adblock Plus par Adblock Edge puis par uBlock puis par uBlock origin (et puis je vous mets une pincée de Ghostery ?) et puis… mesures et contre-mesures se succèdent dans un paysage visuel qui ressemble à un champ de bataille : des sites demandent gentiment — ou intiment l’ordre — de désactiver les bloqueurs, tandis que le petit peuple du Libre échange frénétiquement les adresses des adbloqueurs les plus efficaces.

Faut-il se résigner à cette guerre fastidieuse et accepter qu’une part au moins du web, puisse dépendre de la publicité comme le suggère Tristan Nitot dans un article récent ? Ou bien faut-il faire table rase de tout argument en faveur de la publicité sur le web,  comme Clochix dans le « coup de gueule » qu’il publie sur son blog en réponse à Tristan ?

C’est la diatribe de Clochix que nous reproduisons ici, non pour attiser une polémique (car les contradicteurs se connaissent bien et s’apprécient) mais pour permettre un échange dans nos colonnes et en commentaires.

Deux précisions importantes :

  • Clochix après le petit buzz qu’il a créé reconnaît volontiers que son article n’est pas complet, en particulier parce qu’il n’a a pas pris le temps d’aborder les modes de monétisation alternatifs. S’il désire ajouter des éléments, nos colonnes lui seront ouvertes. [MISE À JOUR] Nous avons à peine le temps de publier que déjà Clochix vient de compléter avec un nouvel article : Comment se protéger, comment participer.
  • Tristan quant à lui a reconnu qu’il aurait dû préciser que sa défense (relative) de la publicité concernait essentiellement les grands sites de médias, la presse en ligne. Il va sans dire que ses commentaires et réactions sont bienvenus ici ou naturellement sur son blog.

— mais c’est surtout vous lecteurs du Framablog dont nous attendons que vous participiez à ce débat : bloquez-vous tout ou partie des publicités, pourquoi ? Avez-vous recours au financement par la publicité de votre présence sur le Web ? Avez-vous trouvé des modes de financement alternatifs qui vous permettent de vous dégoogliser ?

Nous vous rappelons que le Framablog ainsi que tous le services de Framasoft vous sont proposés débarrassés de toute pollution publicitaire, grâce aux donateurs qui sont l’unique ressource de l’association. Merci de votre soutien !

 

Faut-il bloquer les publicités ?

par Clochix

clochix_himselfJ’ai été si outré par quelques phrases portées à ma connaissance cette semaine que je reprends le clavier le temps d’un rapide coup de gueule. Dans le 28e chapitre de son prochain livre, qu’il prépublie sur son carnet, Tristan conseille de ne pas bloquer la réclame dans son navigateur. Une fois n’est pas coutume, je ne peux pas être moins d’accord avec lui, surtout au vu de ses arguments.

J’encourage pour ma part tou·te·s les internautes à bloquer par tous les moyens les publicités qui envahissent certains sites. Quelques raisons en vrac de refuser la réclame sur le Web :

  • la publicité est bien plus efficace si elle est ciblée. De ce fait, nombre de régies publicitaires ne se contentent pas d’afficher des bandeaux colorés, mais tracent toutes vos habitudes, afin de cerner votre profil et d’augmenter la probabilité que vous cliquiez sur leurs affiches. Par exemple en vous bombardant de réclames pour des régimes si elles détectent que vous complexez sur votre poids. Les publicités espionnent ce que vous faites, vous traquent de site en site. Pour préserver votre intimité, bloquez les publicités !
  • grâce à ces profils, les publicités créent des envies, déclenchent des actes (des achats par exemple) que vous n’aviez pas décidés consciemment. C’est une forme de manipulation, de viol de votre libre-arbitre. Pour conserver votre libre-arbitre, bloquez les publicités !
  • les publicités rendent la navigation sur de nombreux sites désagréables. Leur poids ralentit considérablement le chargement, leurs couleurs criardes, voire leurs animations, distraient l’œil de sa lecture. Parfois une publicité apparue soudainement intercepte un de vos clics et vous entraîne sur un site que vous ne souhaitiez pas visiter. Lorsque votre connexion internet est de faible qualité, par exemple sur un ordiphone, la publicité rend la navigation particulièrement désagréable. Pour votre confort, bloquez la publicité !
  • le poids de publicité ralentit le chargement des pages, mais augmente aussi la quantité de données téléchargées. Si vous n’avez pas une connexion illimitée (sur mobile), vous risquez de payer pour le chargement des publicités. Et même si vous avez une connexion illimitée, ces publicités pèsent dans le trafic réseau de votre opérateur, consomment beaucoup de bande passante, qu’à un moment ou un autre il faut bien payer. Pour le bien-être de votre porte-monnaie, bloquez la publicité ! (et pour les ours polaires, car afficher les bannières Flash consomme de l’électricité, donc contribue au réchauffement de la planète) ;
  • la publicité affiche sur des sites auxquels vous faites confiance des contenus créés par des tiers qui eux ne sont pas forcément de confiance. Des ordinateurs sont régulièrement infectés par des logiciels malveillants diffusés via des publicités piégées affichés sur des sites anodins. Récemment encore, des sites de Yahoo ont diffusé à leur insu de tels logiciels malveillants. Bloquer Flash réduit considérablement la menace, mais pas totalement. Pour votre sécurité, bloquez la publicité !
  • TF1 est une entreprise qui vend à des annonceurs du temps de cerveau de ses téléspectateurs. Dans un modèle économique basé sur la publicité, vous devenez le produit dont le site fait commerce. Si un site vit essentiellement de la publicité, alors c’est que vous êtes la marchandise qu’il vend. (un célèbre évangéliste francophone utilise une métaphore porcine pour rappeler ce fait et encourager les internautes à payer les services qu’ils utilisent) Pour ne pas être une marchandise, bloquez la publicité !
  • certains médias dépendent de la publicité. Leur but est donc de maximiser le nombre de lecteurs de leurs articles. Quitte à recourir à des méthodes putassières, comme les titres sensationnalistes sans rapport avec le fond de l’article. Parfois, la rémunération des auteurs dépend du nombre de lecteurs de leurs articles. Dans certains médias, les journalistes sont donc encouragés à écrire des articles générant le plus de vues possibles. La qualité ne payant pas toujours, c’est le plus souvent un encouragement au sensationnalisme, aux approximations, à la création et monté en épingle de polémiques… À terme, tout cela décrédibilise les sites d’information et les journalistes dans leur ensemble. Un journaliste ne devrait pas être évalué sur sa capacité à faire gagner de l’argent aux annonceurs. On a vu également que certains annonceurs influent sur la ligne éditoriale des médias. Apple par exemple ne veut pas que ses publicités soient à côté d’informations tragiques. Va-t-on arrêter d’informer sur les guerres et autres catastrophes pour faire plaisir aux annonceurs ? Pour la survie du journalisme, bloquez la publicité !
  • un des gros problèmes du Web est la difficulté à rémunérer les auteurs qui le souhaitent. Il n’existe toujours pas de mécanisme simple, universel, respectueux de la vie privée, largement déployé, permettant de rémunérer l’auteur d’un article. Je suis persuadé que c’est une des plus grandes faiblesses actuelles du Web. Elle perdure notamment parce que le besoin n’est pas criant : la publicité joue ce rôle pour de nombreux sites, donc ils n’ont pas besoin d’inventer un meilleur système. Si de nombreux internautes bloquaient les réclames, le besoin d’inventer de nouveaux modèles économiques se ferait plus pressant. Et j’espère que ces modèles seraient plus vertueux. Pour encourager le Web à évoluer, bloquez la publicité !
  • je vous épargne le couplet politique rappelant que la publicité est un moyen de propagande pour un modèle de société suicidaire et encourage les discriminations en véhiculant d’innombrables clichés. Si vous avez du cœur, bloquez la publicité !

stoplapub

Je trouve par ailleurs discutables les arguments de Tristan pour encourager ses lecteurs et lectrices à ne pas remettre en question les modèles économiques fondés sur la vente de l’attention des citoyens :

« En effet, la publicité est la principale si ce n’est l’unique façon pour l’immense majorité des sites Web de se rémunérer »

Je brandis aussitôt ma pancarte pour demander les chiffres permettant d’affirmer que « l’immense majorité des sites Web » se rémunère grâce à la réclame. Wikipédia ne fait à ma connaissance pas appel à la publicité, pas plus que des millions de sites personnels, les sites vitrines qui présentent une entreprise, une association ou autre. Je ne suis pas sûr que l’existence de la majorité des sites Web dépende de la réclame. Le Web ne mourra pas si demain nous bloquons toutes et tous les réclames. Si j’ai bonne mémoire, la publicité était absente des premiers sites qui m’ont fait aimer le Web, qui m’ont fait découvrir ses potentialités pour la liberté d’expression, le débat d’idée ou le partage de connaissances. Le Web peut parfaitement se passer de la publicité.

« En bloquant la publicité (…) les sites n’auront plus les moyens de publier du contenu original et de qualité ».

Je ne suis pas du tout sûr du lien entre la publication de contenu « original et de qualité » et les sites vivant de la vente de temps de cerveau disponible. Intuitivement (oui, ça n’est pas scientifique), j’aurais plutôt l’impression que les sites tirant l’essentiel de leurs revenus de la publicité sont plutôt des fermes à contenu, qui ne publient rien d’original mais pompent des informations publiées par d’autres en les affublant de titres putassiers pour « faire du clic ».

C’est d’autant plus gênant que l’histoire prouve que la presse indépendante est une condition essentielle pour avoir une démocratie en bonne santé…

Euh, quel est le rapport entre le financement de sites Web par la publicité, une presse indépendante, et la choucroute ? Le Canard enchainé, symbole de la presse indépendante française, a publié il y a quelques jours son bilan financier 2014. Le journal est toujours en excellente santé. Or, il ne me semble pas qu’il se rémunère en infligeant des placards publicitaires à ses lecteurs. Sur le Web, l’équivalent du Canard, Mediapart, est également résolument sans publicité, et n’a pas l’air de s’en porter plus mal. Tout comme des dizaines de médias indépendants qui enquêtent et informent, Basta, CQFD, Fakir, Politis et tant d’autres. Bien sûr, de nombreux sites de diffusion d’information, comme Le Figaro, Libération ou le Monde, affichent de la publicité, et en dépendent en partie. Mais peut-on qualifier ces entreprises, propriété d’oligarques, de médias indépendants essentiels à la démocratie ? Lorsqu’un marchand d’arme ou un quelconque affairiste s’achète des médias, le fait-il afin de garantir l’existence d’un des piliers indispensables de la démocratie, ou pour défendre ses intérêts ? Le ménage en cours dans les médias du groupe Bolloré n’est que le dernier exemple de l’indépendance toute relative des organes contrôlés par des financiers. Par ailleurs, bien conscients de l’importance des médias pour la démocratie, les citoyens français consacrent une partie de leurs impôts à financer la presse. D’après Wikipédia, nous avons versé en 2012 1.2 milliards d’aides à la presse. Le Figaro de Serge Dassault a été subventionné à hauteur de 18.2 millions d’euros. Nous participons donc déjà, via ces aides, via la redevance audio-visuelle, à la survie de la presse (et à l’enrichissement d’éditocrates qui nous crachent à la gueule à longueur de temps). Est-il indispensable, pour sauver la démocratie, de s’infliger également les encarts promotionnels qui débordent de leurs sites ?

Je m’égare un peu, et ne voudrais pas y passer toute la journée, donc, pour conclure, un dernier conseil : bloquez les publicités ! Merci de votre attention.




Le Libre et les Makers s’invitent à la fête de l’Humanité 2015 (et ont besoin de vous !)

L’an passé, Framasoft participait à la Fête de L’Humanité.

Nous avions alors longuement interviewé Yann Le Pollotec (informaticien, membre du conseil national et animateur de la réflexion sur la révolution numérique au Parti Communiste Français) à qui nous avions posé de nombreuses questions, notamment sur le positionnement du Parti Communiste vis-à-vis du logiciel libre.

Cette année, l’initiative est renouvelée… mais en plus grand ! Avec un « Espace du libre, des hackers et des fablabs ».

L’occasion pour nous de demander à Yann quelles sont les nouveautés de cette année 2015.

L'espace Logiciel Libre / Hackers / Fablabs de la fête de l'Huma 2014
L’espace Logiciel Libre / Hackers / Fablabs de la fête de l’Huma 2014

Bonjour Yann, exceptionnellement, nous n’allons pas te demander de te présenter, ni de nous parler du rapport PCF/Logiciel libre, car tu nous avais déjà répondu l’été dernier. En revanche, peux-tu nous en dire plus sur cette version 2015 de l’Espace du libre ?

Cette année l’Espace du libre et des fablabs double sa superficie avec de nouveaux venus : l’association La Mouette qui présentera la dernière version de Libre office, Mozilla France, APEDEC Ecodesign Fab Lab, l’Electrolab, Marker Girls, Bionico Hand. Nous aurons un grand débat sur le « big data et digital labor » avec Yann Moulier Boutang le samedi 12 septembre à 10h30.

Un autre débat  aura lieu le vendredi 11 à 17h30 sur « les libertés et les droits sur l’Internet après les lois anti-terroristes et renseignement », avec Cécile Cukierman sénatrice, Véronique Bonnet de l’April, la Quadrature du Net et la CNIL. Enfin Nicolas Huchet avec sa prothèse de bras intelligent « open hardware » qu’il a développée, sera présent.

Un mur entier sera consacré à l’exposition pédagogique sur le logiciel libre et ses enjeux, installation conçue pour cet événement  par le collectif Tiyounim.

Garder une place pour les mouvements du Logiciel Libre, des Makers, Hackers et Fablabs à la fête de l’Huma a un sens… Quels ont été les moteurs de cette décision ?

Ce qui motive notre décision c’est que ces mouvements avec leurs contradictions, et parfois leurs difficultés à créer des écosystèmes viables, sont fascinants, et leurs acteurs jouent le rôle des accoucheurs passionnés et tourmentés du monde de demain et d’un autre rapport au travail, à la propriété et à la création.  Ils préfigurent à bien des égards une société post-capitaliste fondée sur la notion de Commun, d’une manière certes encore minoritaire, fragile mais résiliente, balbutiante mais virale.

Tout cela ne se fait pas sans contradictions, et difficultés pour créer des écosystèmes viables, avec un « capitalisme cognitif » pour reprendre l’expression de Yann Moulier Boutang qui a à la fois besoin de ces communs numériques que sont par exemple les logiciels libres mais qui, en même temps, entrave leur développement en tentant de s’accaparer le bien commun en posant de nouvelles enclosures.

C’est, une fois de plus, un gros village associatif qui sera proposés aux visiteuses et visiteurs. Quels acteurs seront présents ?

Dans l’ordre alphabétique : APEDEC Écodesign Fab Lab, April, Bionico Hand, Camille Bosqué, Carrefour numérique au carré, Electrolab, Collectif Emmabuntüs, FDN, Franciliens.net, Framasoft, Licence Creative/Creative Commons France, Marker Girls, La Mouette (Libre office), Mozilla, Open-Edge, Les Ordis libres, Parinux, Petits Débrouillards Idf, La Quadrature du Net, Ubuntu.

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Organiser une telle rencontre entre le Libre et les visiteurs et visiteuses de la fête de l’Huma, ce doit être un sacré travail… Tu peux nous expliquer à quoi ressemble tes (et vos) heures passées dessus ?

C’est d’abord un travail collectif avec tous les acteurs qui seront présents sur l’espace et qui l’auto-gèreront. C’est un travail de contacts, de communication, d’explication, de promotion, de pédagogie et de conviction. Il s’agit aussi et surtout d’organiser la coordination avec toutes les parties prenantes de la fête : architecte, programmateurs, régisseurs, services techniques, sécurité, prestataires de services et militants.

Afin de financer une partie des frais, vous avez initié une campagne de financement participatif. Pourquoi ce choix de la collecte et à quoi va servir cet argent ?

La fête de l’Huma met à disposition pour notre Espace une surface de 300m² qu’elle loue au Parc des expositions du Bourget. En échange, par le financement  participatif nous assurons la réalisation et l’impression du mur d’expo sur les logiciels libres et les flyers présentant l’Espace, les frais liés à la venue de Rennes à la fête de Bionico Hand, l’électricité, l’accès l’internet haut-débit, la location de mobiliers, les parkings pour les livraisons, et une caisse de solidarité sur les passes d’entrée à la fête de l’Huma afin de permettre la participation des bénévoles nécessaires au fonctionnement des associations parties prenantes et de couvrir une partie des frais de location de surface engagés par la fête de l’Huma. Nous avons choisi le crowdfunding car il représente pour financer un projet la possibilité d’échapper aux banques et aux contraintes de la subvention publique, en s’émancipant de décideurs publics ou privés souvent au mieux indifférents ou étrangers à ce qu’on leur présente.

Alors pour faire vivre l’espace des logiciels libres, des hackers et des fablabs à la fête de l’Humanité,  contribuer ou faites contribuer sur : https://fr.ulule.com/logiciellibre-fablab/  (clôture de la campagne le 6 septembre à minuit).

Un petit mot pour la fin ?

Nous avons la volonté de faire de cet espace co-produit part des acteurs du mouvement des logiciels libres et des fablabs, un lieu d’appropriation sociale et politique par le « faire », le ludique et le débat des enjeux cruciaux du numérique. Il s’agit, dans une démarche d’éducation populaire de faire toucher du doigt au public de la fête de l’Huma les potentialités émancipatrices comme les dangers de la Révolution numérique pour l’avenir de notre société.

Vous avez jusqu’à dimanche (6 septembre) pour soutenir et faire vivre cette initiative, en finançant et/ou partageant la collecte sur Ulule.

 




Écrire en numérique, une interview de Neil Jomunsi

À l’occasion de la parution aujourd’hui de son récit Agence B, deuxième opus de la série Jésus vs Hitler, Neil Jomunsi à qui nous devons la belle initiative du Ray’s day (à laquelle Framasoft s’est joint bien volontiers), nous fait part de réflexions sur le droit d’auteur, l’édition et la monétisation de son travail d’écrivain, mais aussi de sa passion pour la culture pulp.

Bonjour Neil, peux-tu te présenter ?

neil-jomunsi-300x300Salut, je m’appelle Neil Jomunsi, j’ai 33 ans et je vis à Berlin avec ma femme. Après des études de cinéma, j’ai entretenu mon amour des livres pendant de nombreuses années en tant que libraire, avant de décider de me consacrer à temps plein à ma passion : raconter des histoires. Quand je ne blogue pas sur page42.org ou que je ne refais pas le monde sur Twitter, j’écris des romans, des feuilletons pulps déjantés, des livres dont vous êtes le héros, des essais et des nouvelles. Je suis également l’un des fondateurs d’une maison d’édition numérique qui s’appelle Walrus, spécialisée dans le pulp et le fantastique. Il y a un an, j’ai lancé un marathon d’écriture qui s’appelle le Projet Bradbury, qui consistait à écrire 52 nouvelles en 52 semaines. Ah, et je vais avoir des jumeaux dans peu de temps…

Pour quelles raisons as-tu choisi de publier en numérique ? Est-ce que tu as essayé vainement d’être publié par un éditeur classique et tu y as renoncé ou bien est-ce une choix délibéré dès le départ ?

Je n’avais jamais vraiment essayé de me faire publier par un éditeur « classique » avant cette année. Auparavant, je publiais au gré des appels à textes dans des anthologies et j’écrivais surtout pour moi. Quand j’ai créé Walrus, il m’a semblé normal d’y publier aussi ce que j’écrivais, puisque mes goûts d’éditeur ressemblent fatalement à mes préférences d’auteur. C’était une manière d’enrichir le catalogue, et puis en toute franchise, c’était aussi un peu une blague au début : quand j’ai commencé à rédiger le premier épisode de « Jésus contre Hitler », c’était uniquement parce que je voulais un titre accrocheur pour Walrus, peu importe ce qui se cachait derrière ce titre. Mais du coup, la blague a bien pris, des personnages en sont sortis, un public s’en est emparé… du coup, je continue la saga avec « Agence B », la suite directe de Jésus contre Hitler, dont le premier tome sort le 2 septembre. Mais je compartimente mes publications. Mes aventures avec Walrus sont purement de l’ordre du fun : j’y ai publié cette série, mais aussi des livres-jeu. Pour les nouvelles, une grosse part de ce que j’écris, j’ai décidé de passer par mes propres moyens sans faire appel au circuit Walrus, parce que d’une part il n’y a quasiment aucun public pour la nouvelle, mais aussi parce que je voulais garder une totale indépendance artistique et économique sur le procédé (c’est ainsi qu’est né, et que continue, le Projet Bradbury). Quant aux textes plus longs, plus sérieux aussi, que j’ai pu écrire et sur lesquels je concentre désormais une bonne part de mon temps créatif, je suis en recherche d’éditeur. Je connais bien le circuit du livre et je sais qu’il n’y a que de cette façon que je pourrai toucher un public plus large. Je recherche aussi une relation avec un(e) mentor, qui puisse m’appuyer et m’aiguiller dans mes choix. Je crois beaucoup au caractère polymorphe de l’édition. La technique nous le permet, ce serait dommage de se priver du meilleur des deux mondes.

Thierry Crouzet s’est enthousiasmé pour la plateforme de publication Wattpad. Tu l’as expérimentée également, qu’en penses-tu ?

J’aime bien le principe du push, qui permet à tous les abonnés de recevoir une notification à chaque fois qu’une nouvelle histoire est publiée. Après, l’interface de lecture n’est pas optimale, et celle de rédaction est encore pire. Mais ça fait le boulot, et on peut utiliser des licences libres. Je crois que j’ai besoin de me recentrer en ce moment, c’est pourquoi j’utilise le blog comme principale interface avec mes lecteurs. Mais Wattpad est un terreau fertile pour l’expérimentation.

Tu as fait aussi le choix d’une licence Creative Commons, pourquoi ? Et pourquoi « NC » ?

Je n’utilise plus la licence NC : soit mes textes sont en tous droits réservés, comme mes romans en recherche d’éditeur, soit ils sont dans la licence la plus libre possible. C’est une manière de clarifier la situation. Dorénavant, les publications que je choisis de libérer— notamment mon blog et les nouvelles du Projet Bradbury — sont en BY-SA. C’est un processus de réflexion en constante évolution. J’ai commencé par la NC parce que ça me semblait être une bonne porte d’entrée pour le néophyte que j’étais à l’époque. Je ne suis pas un forcené du libre. Ça m’intéresse beaucoup, mais ce n’est pas un sacerdoce. Les certitudes absolues s’apparentent toujours pour moi à des religions, des dogmes. L’incertitude est pour moi la meilleure des bases pour créer.

Tu es bien placé pour savoir qu’il n’est pas facile pour une jeune écrivain, fût-il talentueux, de vivre de sa production écrite. Peux-tu nous dire comment tu te débrouilles avec le problème et quelles sont selon toi les pistes qui permettraient de monétiser la création littéraire (et artistique, plus largement) ?

Le fait que les écrivains peinent à vivre de leur travail est une conséquence purement matérielle d’une situation pourtant positive : de plus en plus de gens lisent (pas forcément des romans, mais ils lisent), ont une culture narrative et dramaturgique (les séries américaines y sont pour quelque chose) et les outils d’écriture et de publication sont désormais à la portée de tous. Donc c’est normal que davantage de romans soient publiés. Cela ne veut pas dire qu’ils sont bons, mais je pense qu’au global, il y a plus de romans corrects qui sont écrits aujourd’hui qu’il y a trente ans. De vrais bons romans, il y aura toujours un plafond je crois, mais bon… vous voyez l’idée. Du coup, un plus grand nombre d’auteurs se partage un gâteau qui ne grossit pas, voire qui rétrécit.

On peut s’en lamenter, mais ça ne sert pas à grand-chose et ça n’arrange rien. Je suis du parti de chercher des alternatives, notamment en utilisant le crowdfunding via Tipeee. Ainsi, chacun peut décider de consacrer un euro par mois à me soutenir, moi et mes textes. La suite du projet Bradbury, que je viens de lancer, s’inscrit d’ailleurs pleinement dans cette logique. Ce n’est pas grand-chose, le prix d’un café, mais si mille personnes s’y mettent, ça fait une vraie différence. Les éditeurs traditionnels ont encore un avantage certain avec le système des avances, mais celles-ci ayant tendance à se réduire, voire à disparaître, on peut craindre que de plus en plus d’auteurs se tournent vers des solutions alternatives pour subsister (car un auteur mange et dort comme vous et moi… enfin, surtout comme vous).

Avoir un éditeur devient facultatif aujourd’hui, mais c’est parce que ça devient facultatif que ça n’en est que plus important. Le processus de sélection est un besoin naturel de reconnaissance : le nier serait nier ce qui fait aussi de nous des humains et des créateurs. En tant qu’auteurs, on s’inscrit dans une tradition très vaste qui s’appelle la littérature. À un certain stade de professionnalisation, c’est important d’obtenir l’aval de ses pairs je crois, d’autant que ça ouvre le marché des ventes à l’étranger, des traductions, des bourses, etc… Encore une fois, on doit entrer en symbiose avec son environnement, qu’il soit naturel ou culturel. Je ne crois pas aux positions braquées. En résumé, il est important pour un artiste aujourd’hui de savoir d’où il vient, sur quoi il peut compter, où il va et quel chemin il peut emprunter, parmi un éventail beaucoup plus vaste qu’il y a vingt ou trente ans..

Tu t’es engagé résolument en faveur de la réforme du droit d’auteur en soutenant les propositions de Julia Reda notamment, pour quelles raisons ? Quelles leçons tires-tu de cette expérience disons, au plan politique ?

Je ne suis pas un politique, même si je suis engagé (ce qui est très différent). Je ne suis pas particulièrement à l’aise avec les codes de ce monde, c’est pourquoi c’était important pour moi de m’y confronter en prenant la parole lors de la journée consacrée à la réforme du droit d’auteur au Parlement européen (aux côtés de l’ami Pouhiou, notamment). C’était une expérience intéressante, enrichissante aussi par les rencontres qu’elle a occasionnées.

La principale conclusion que j’en retire, c’est qu’une industrie confortablement implantée ne se laisse pas facilement réformer (ce qui était déjà très clair dès le début, mais le lobbying pour amender le rapport et en effacer tout changement véritable m’a conforté dans cette opinion). Le droit d’auteur est une machine infernale qui aujourd’hui sert davantage à attaquer qu’à protéger. Je n’aime pas les faux-semblants : les auteurs, qu’on dit vouloir protéger par ce droit, sont le maillon le plus faible de la chaîne, le plus vulnérable… et on n’a pas attendu le rapport Reda pour constater cette situation. Internet joue les boucs-émissaires dans l’histoire, mais une réalité très concrète est que les auteurs sont de moins en moins bien payés et protégés, et ce avec la législation en place. Le rapport Reda proposait des obligations contractuelles supplémentaires, ce qui a bien entendu été effacé au moment de la procédure d’amendement. Un droit des auteurs qui protège en réalité une industrie au détriment de ceux qui la rendent possible, l’idée me rend malade. Pourquoi ne pas essayer de nouvelles choses ? Une réforme réussie devra permettre aux artistes de mieux gagner leur vie, et d’être traités de manière plus équitable.

Parle-nous un peu de ce roman qui vient de sortir, la suite de Jésus vs Hitler ? Tu crois vraiment que ça va plaire ces histoires délirantes ? Est-ce que cette suite va être aussi amusante ou bien y as-tu mis des ingrédients différents ?

Agence B est une nouvelle série, que j’entends prolonger aussi longtemps qu’elle m’amusera avec de nouveaux épisodes. L’idée était de continuer dans l’exacte lignée de Jésus contre Hitler, mais en prenant un nouveau paradigme qui ne serait plus seulement dans l’affrontement entre les deux personnages (la fin de l’épisode 4 rend de toutes façons ce combat impossible désormais). Agence B, c’est un peu l’Agence Tous Risques du paranormal : beaucoup de personnages, des aventures folles et trépidantes, des voyages dans des univers déjantés, effrayants, oniriques, avec en toile de fond les monstres échappés de l’Enfer et tout un tas de créatures maléfiques. J’entends prolonger le ton humoristique, parce que je crois que c’est le ton qui sied le mieux au pulp : c’est assez flagrant dans Indiana Jones, par exemple. C’est la comédie qui permet de sortir indemne de nombreuses situations terrifiantes. Dans ce premier épisode, l’Agence B devra venir en aide à un ange qu’une affreuse créature aura blessé. C’est une sorte de pont entre Jésus contre Hitler et la suite, puisque je dois poser les personnages dans leurs nouveaux rôles : c’est forcément une histoire davantage introductive que les prochains épisodes. Mais j’ai bon espoir de poursuivre la série sur les chapeaux de roue. Ce qui m’angoisse le plus, c’est la réception du public. Il y a une vraie attente pour la suite, et j’espère qu’elle ne décevra personne.

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Télécharger et lire Agence B – Si vous n’avez pas lu l’épisode précédent

Tu vises un public de geeks ?

Pas spécialement. Je vise un public de curieux, d’enthousiastes, d’esthètes, de nostalgiques, de passionnés… Geek, c’est une appellation qui ne me parle pas vraiment, ou en tout cas une appellation qui n’a de mon point de vue pas grand-chose à voir avec la littérature. Je ne lis d’ailleurs presque pas de SF, ni de fantasy. De ce point de vue, je suis exactement comme Bradbury, qui préférait lire de la poésie ou des essais politiques.

Tu es plutôt Lovecraft ou plutôt Monty Python ? Kerouac ou Bukowsky ? Tu es plutôt La grande vadrouille ou On a retrouvé la septième compagnie ? Star Treck ou Matrix ? Et du coup, tu es plutôt Hitler ou plutôt Cthulhu (Iä, Shub-Niggurath ! Iä, Iä, Cthulhu fhtagn !) ?

pulp

Je suis Lovecraft ET Monty Python, à fond sur les deux. Je ne suis ni Kerouac ni Bukowsky, la Beat Generation, ce n’est pas mon truc, je suis plutôt de celle d’avant, accoudée au bar avec Fitzgerald et Hemingway. Clairement, La grande vadrouille (et tous les films de Louis de Funès ou presque). Fantômas, Rabbi Jacob, sont des films très pulp. Je les adorais enfant et je les adore toujours. Star Trek, ce n’est pas vraiment ma génération, plutôt celle de mes parents, même si j’aime bien la toute première série avec Leonard Nimoy. Je n’ai jamais accroché aux suites. En revanche, je suis clairement de ces ados qui sont sortis d’une salle de cinéma le cerveau complètement retourné un beau jour d’été 1999. Matrix, quelle claque ! De manière générale, je suis assez fan du travail des Wachowski, jusqu’à la toute récente série Sense 8 absolument formidable. Et ensuite, s’il faut choisir un méchant entre Hitler et Cthulhu, ne m’en veux pas Adolf, mais ce sera mon bon vieux poulpe géant adoré. C’est une vieille histoire entre Lovecraft et moi !

 

Crédit images :




Action politique et biens communs en Catalogne

Le mois dernier, les médias ont abondamment montré et commenté la victoire électorale des militants de la mouvance « Indignés ». Ils ont en revanche plus parcimonieusement évoqué le programme, l’esprit et les convictions des responsables qui vont bientôt être aux commandes de Barcelone.
Le témoignage de l’universitaire Mayo Fuster Morell suggère que les valeurs et les pratiques du Libre ne sont pas étrangères à cette victoire, ce qui pourrait — rêvons un peu — servir d’exemple à d’autres pays européens confrontés à l’austérité. Ce relatif investissement du Libre dans le champ de la politique a de quoi nous réjouir : voilà longtemps que le Libre n’est pas seulement du code ou de l’art. Culture et objets libres gagnent aussi du terrain désormais. À Barcelone, on en est peut-être au libre citoyen.

Les communs à la conquête de Barcelone !

Une victoire de David sur Goliath

Par Mayo Fuster Morell
Article original : http://www.onlinecreation.info/archives/1135
Traduction Framalang : Piup, Obny, sebastienc, line, goofy, r0u

mayoFustellLe 24 mai, les candidats de la liste « Barcelone en commun » (Barcelona en Comú) ont remporté les élections municipales en réunissant sur leur nom un quart des suffrages exprimés. « Maintenant Madrid », une candidature aussi liée à l’éthique des communs, est devenue une force clé pour la gouvernance de la ville de Madrid. Ce ne sont que deux des nombreuses surprises survenues hier lors des élections municipales et régionales en Espagne. Ces villes pourraient donner le signal d’un changement politique plus vaste. Les résultats électoraux ont ouvert la voie à un scénario optimiste pour une chance de victoire aux élections nationales à la fin de cette année, ou même à un mandat plus ambitieux encore, une coalition européenne des pays du Sud contre l’austérité.

Irruption de candidatures citoyennes

Le Parti populaire et le Parti socialiste restent les principaux partis politiques, comme c’est le cas depuis la transition démocratique de la fin des années 70, mais le pouvoir politique habituel a encaissé une grosse claque. La part de ces deux formations a chuté de 65 % lors des précédentes élections il y a 4 ans à 52 % au niveau national. Le renouvellement ou plutôt le changement des forces politiques en présence a été provoqué […] par la création de nouveaux partis : tel est le cas pour les « Citoyens », qui se sont imposés avec force comme un nouveau protagoniste de poids dans la vie politique. Cette irruption des candidatures citoyennes a été aussi impressionnante que rapide. Elle a contribué à l’augmentation d’au moins 5 points de la participation au scrutin.

Seulement quatre ans après que les Indignés du mouvement du 15 mai se sont mobilisés pour « une vraie démocratie maintenant » en opposition aux hommes politiques « qui ne nous représentent pas » et à la « dictature des marchés », l’impact de leur mouvement est désormais si visible qu’il ne peut plus être démenti. Les listes de candidature sont pleines de personnes venant du réseau des mouvements sociaux. Pour en donner une idée, Ada Colau, militante connue pour ses actions contre l’expulsion des activistes et des squatters va être le prochain maire de Barcelone. C’est l’ironie de l’Histoire : une militante anti-expulsion « expulse » les politiciens traditionnels de la mairie. Si l’on regarde la trajectoire des leaders du mouvement, on peut également dire que le cycle a démarré avec le mouvement anti-mondialisation (l’origine de Colau ou de Pablo Iglesias, le leader de Podemos/Yes we can), mais qu’il a réussi à mobiliser une fois encore la génération qui s’est battue contre le régime de Franco pour ramener la démocratie en Espagne (c’est de là que vient Manuela Carmena de « Madrid maintenant », une juge en retraite et très probable future maire de Madrid).

En ce qui concerne leurs programmes, la première chose à souligner est la place centrale réservée aux plans d’urgence pour secourir les citoyens qui étouffent sous les politiques d’austérité, tels que la mise en œuvre de différentes variantes d’un revenu de base, et la révision de la privatisation des services publics. Un code d’éthique existe pour contrôler les personnels politique en ce qui concerne la transparence, la fin de leurs privilèges (par ex. une limitation des indemnités à 29 000 € par an) et leur engagement à soutenir les initiatives citoyennes.

Au-delà du poids politique, c’est fascinant d’un point de vue organisationnel. En moins d’un an et sans aucun lien avec les mondes politique, économique, judiciaire ni avec le pouvoir médiatique existant, des citoyens ordinaires joignant leurs forces ont été capables de conquérir des positions importantes dans le système politique. Une victoire de David contre Goliath. Pour cela, ils ont associé le financement participatif, les programmes collaboratifs, les assemblées de voisinage, et le vote en ligne. Ils ont aussi, comme le leader de Podemos, bâti leur succès sur la popularité obtenue par leur propre programme télé.

Que disait la chanson ? « Prenons d’abord Barcelone, puis nous prendrons Manhattan ? » En effet, certains travaillent là-dessus. Une délégation d’activistes de New-York a parcouru l’Espagne pendant la campagne afin d’apprendre de cette expérience et « d’exporter » un tel soulèvement du peuple dans leurs propres villes. Il y a de nombreuses leçons et idées à en tirer. Voici quelques sources d’inspiration que je vous suggère d’envisager, pour démarrer un processus similaire dans d’autres pays.

L’effet CC

Un des combats citoyens (surtout chez les jeunes) qui a précédé et ensuite nourri le mouvement du 15 mai a vu le jour en réaction contre une loi imposée par le gouvernement, réprimant le partage en ligne et la culture libre (Loi Sinde de décembre 2010). Dans une large mesure, ce mouvement de culture collaborative sur le Web a réagi comme le fit Lessig en 2008, qui est passé des « Creative Commons » à « Change Congress » (« Changeons le Congrès ») . Au départ concentré sur les politiques sectorielles en lien avec la propriété intellectuelle et la régulation d’Internet, il a évolué pour appréhender le fait que défendre ces libertés est nécessaire pour transformer le système politique dans son ensemble. Au cours de cette évolution, les modèles de la culture libre et du travail collaboratif sont devenus une voie à suivre pour organiser la protestation politique.

[…]

En somme, les secteurs ayant de l’expertise dans les méthodes de co-création et coopérant grâce aux ressources en ligne ont un grand potentiel politique.

 

Le modèle « d’innovation cachée » de Wikipédia

Même s’il existe de grandes innovations dans les structures, il faut que le discours soit « simple » voire « strict ». Mako Hill a étudié comment Wikipédia a pu réussir en 2001 alors que d’autres tentatives de création d’encyclopédie en ligne avaient échoué. Une de ses conclusions est que Wikipédia a adopté un concept très simple à comprendre, tout en étant très innovant dans son fonctionnement. Il s’est fermement accroché à la notion traditionnelle d’encyclopédie : une idée vieille de plusieurs siècles qui est simple à comprendre. De la même façon, on peut dire la même chose ici. Le discours qui a pu faire grossir les votes en faveur d’un profond changement politique en Espagne n’est ni avant-gardiste ni particulièrement innovant, mais il est populaire, compréhensible par chacun et relié aux besoins fondamentaux. Quelques points se rapprochent de la démocratie radicale proche de Laclau et Mouffe. C’est un « combat » de bon sens, pour obtenir une hégémonie. Pendant ce temps, des modèles plus avant-gardistes, comme les nouveaux partis ayant un discours « innovant » et une identité sur Internet tels le Parti pirate ou le Parti X, sont pertinents en terme de conception d’organisation mais ne parviennent pas à mobiliser les votes du grand public (aux dernières élections européennes, le parti X a recueilli 0,64 % des voix). En somme, il faut des méthodes innovantes associées à un discours pour le peuple, en lien avec un programme portant sur les besoins fondamentaux.

La base et le sommet

Ces principes d’organisation ne sont ni du sommet vers la base, ni de la base vers le sommet, ils sont « de la base et du sommet ». Pour être plus précis : « un sommet facilement identifiable travaillant pour une base disséminée ». Ces forces s’appuient sur des leaders forts, mais aussi sur le développement d’une base collaborative et libre d’agir. Un concept-clé est le « débordement ». Il se réfère à la capacité de perdre le contrôle du processus, et à la liberté d’agir laissée à ceux qui s’engagent dans le processus. L’augmentation de la créativité des actions et des soutiens hors du contrôle du « parti » semble être un des points pertinents dans le succès de ces méthodes (c’est le cas pour le mouvement de création graphique autour des candidatures). De plus, il n’existe pas de frontière précise entre qui est membre du « parti » et qui ne l’est pas, il n’y a pas de rituels pour dire qui est dedans et qui n’y est pas, c’est l’implication personnelle au travers de l’action qui permet d’être membre. Les leaders ont tout de même une présence forte, leurs visages sont devenus des symboles-clé du processus (c’est-à-dire que sur le bulletin de vote ne figure pas le logo du parti mais la photo du leader). Des symboles visuels sur un Internet visuel mais, même avec Internet, la télévision reste toujours un moyen-clé de communication. En particulier, l’association des leaders et de la télévision est un moyen-clé de communication vers les milieux populaires, ceux qui ne sont pas touchés par les mouvements sociaux de la classe moyenne relayés par Internet. La crédibilité des leaders se construit sur leur capacité à communiquer et sur un engagement social de longue date. Les candidatures féminines – peu importe leur âge – (les femmes sont en tête de liste dans des villes comme Barcelone, Madrid et Valence) ont une plus grande capacité à augmenter les votes car elles transmettent l’idée de changement et dirigent de façon plus démocratique. Comme le dit le prochain maire de Barcelone, Ada Colau (une Zapatiste d’origine) : « conduite par l’obéissance aux ordres du peuple ». La position du leader est construite « pour » la base et non « au-dessus » d’elle. En somme, un leader social et très reconnaissable, mais une participation disséminée et non contrôlée.

Une fois encore, ce ne sont que trois visions « impressionnistes » du processus d’émancipation du peuple en Espagne. Il reste encore beaucoup à venir. 2015 est l’année du changement, cela continuera donc. En attendant, il est temps de fêter cela. Je vous laisse avec la rumba « run run » chantée par le prochain maire de Barcelone :

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Ci-dessus, Ada Colau, dans un clip de campagne très joyeux. Le refrain de la rumba dit : « défendre le bien commun ». Pour voir et entendre la vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=wB6NDWKDyKg

 

Ce texte est diffusé avec la licence d’origine : CC BY-NC-SA 2.5 IT




La thermodynamique peut-elle casser des briques ?

L’équipe Framabook est très fière de vous annoncer la sortie de son premier manuel scolaire : Thermodynamique de l’ingénieur. Ce manuel universitaire, à destination des étudiant-e-s comme de leurs enseignant-e-s, est signé Olivier Cleynen, et disponible sous la licence CC-BY-SA…

L’occasion d’une rencontre drôle et intéressante avec cet auteur qui a fait le pari du livre Libre !

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Bon, Olivier, je serai honnête, on se demande comment tu as pu en arriver là. Tu n’es pas un poussin de l’année qui découvre le monde du Libre : si j’en crois ton ancien blog, dès ton premier billet en 2007 tu déclares ta flamme au logiciel libre, en établissant du reste un lien très net entre logiciel libre et société libre. Pourrais-tu te présenter succinctement et évoquer ta trajectoire de libriste ?

Ma trajectoire n’est en fait pas réellement exceptionnelle. Je suis ingénieur aéronautique de formation et j’ai découvert le logiciel libre et son univers pendant mes études. Il y a des gens pour qui ça « prend » plus que pour d’autres… en 2006 j’ai co-fondé puis dirigé à plein temps pendant deux ans une association à but non-lucratif de promotion du logiciel libre qui ressemblait un peu à Framasoft. J’ai essayé sans succès d’en vivre, puis, je suis devenu prof en école d’ingénieurs : c’est là que j’ai commencé ce livre. J’effectue maintenant une thèse de doctorat dans l’espoir de me faire une petite place dans l’enseignement supérieur.

Question No124 (mais, à la demande d’Olivier, la voici en 2e position) : pourrais-tu résumer la thermodynamique en un tweet (140 signes) ?

Bon, je tente l’expérience, mais j’ai droit à plusieurs essais, alors…

« Tiens, je me demande comment le frigo fait pour refroidir le pack de bières alors qu’il est déjà plus froid que dehors… »

« Comment ça, le moteur de voiture n’a que 30% d’efficacité ? On est obligés de rejeter 70% de la chaleur par le pot d’échappement ? »

« @JamesPrescottJoule Au fait, c’est quoi, chaud ? Une sorte de fluide bizarre invisible ? Est-ce qu’on peut fabriquer du chaud ? »

« @WilliamThomsonKelvin Et 40°C, c’est deux fois plus chaud que 20°C ? Et si oui, alors qu’est-ce qui est deux fois plus chaud que -10°C ? »

« @LudwigEduardBoltzmann Pourquoi ma tasse de thé chaud va toujours se refroidir toute seule, et jamais se réchauffer ? HEIN, POURQUOI ???? »

La réponse à chacun de ces tweets demande de comprendre ce que c’est que la chaleur, comment on la fabrique, comment on la détruit, comment on la transforme. C’est ce qu’on appelle thermodynamique. De là, les physiciens enchaînent sur tout un tas de questionnements : la notion d’échelle microscopique ou macroscopique, la notion d’état, d’équilibre, le sens des transformations, etc. Les ingénieurs (le camp dont je fais partie) cherchent plutôt à bidouiller la chaleur dans des machines, et se servent de la thermodynamique pour comprendre les moteurs et les rendre plus efficaces, ou plus puissants, ou plus réactifs, etc. Quoi qu’il en soit, c’est passionnant : on commence par étudier de petits ballons de gaz, et on finit par prédire la fin de l’univers ! Ah zut, la réponse fait plus de 140 caractères !

trop facile à comprendre après la lecture de la Thermodynamique de l'Ingénieur (CC-BY-SA Olivier Cleynen)
trop facile à comprendre après la lecture de la Thermodynamique de l’Ingénieur
(CC-BY-SA Olivier Cleynen)

Pourquoi avoir choisi de porter tout ton effort et pendant si longtemps (plusieurs années tout de même !) sur ce manuel de thermodynamique ? Les livres existants n’étaient pas suffisants ?

Il y deux faces à la réponse. D’une part, je trouve la plupart des livres français de thermodynamique terriblement tristes et ennuyeux. Je trouve dommage de se casser la tête à résoudre des équations qu’on comprend à peine pendant deux semestres, si c’est pour ressortir de la thermodynamique sans jamais avoir étudié le fonctionnement d’un turboréacteur. J’avais envie de faire un cours « pour futur-es ingénieur-es curieux-ses », et avec le temps le cours a pris la forme d’un livre.

Mais la plus grande motivation est que je n’ai rien trouvé de libre à me mettre sous la dent ! La thermodynamique de l’ingénieur est terminée depuis 150 ans et les technologies que l’on y étudie aujourd’hui ont toutes au moins 50 ans : un livre de thermo, c’est donc essentiellement un remix. C’est dur de voir que ces équations, ces raisonnements et ces schémas qui font partie du patrimoine scientifique et public au sens large, sont affublés d’une mention « reproduction interdite ». Dans certains livres, c’est même écrit à toutes les pages…

De ce point de vue, non, les livres existants n’étaient pas suffisants. Je trouve que ce n’est pas assez bien de pousser des étudiants à acheter un livre vendu quarante euros (un par matière…) qui leur défend solennellement d’en repiquer le contenu. C’est triste de voir un éditeur distribuer les JPG des figures aux seuls profs qui engendreront quarante ventes d’un livre. Et c’est frustrant, lorsqu’on débute un cours, de devoir tout ré-écrire et dessiner depuis zéro, du premier diagramme pression-volume jusqu’au dernier schéma de turbine.

J’ai construit le livre que j’avais envie de trouver quand j’ai commencé. Tu peux le copier, le reprendre, le ré-utiliser. Un schéma t’intéresse ? Tu télécharges le PDF, tu cliques sur la légende, et te voilà face au fichier source sur Wikimedia Commons, que tu peux modifier selon tes besoins. Tu préfères un format « polycopié » du chapitre 8 avec des grandes marges ? Tu pointes ton navigateur sur http://thermodynamique.ninja/ et tu imprimes. Tu veux reprendre une série d’équations en LaTeX sans les retaper, ou tu veux soumettre un patch pour corriger une erreur ? La même page web te pointe vers le dépôt git du projet. Tout ça se fait sans demander de permission, il suffit de respecter les termes de la licence Creative Commons : BY-SA pour le texte et la plupart des figures, et CC-0 pour les schémas les plus simples.

Dis-donc je l’ai parcouru ton ouvrage, d’accord il est parfaitement bien rangé dans des tiroirs avec un sommaire et des sous-parties aux petits oignons mais tout de même ça déborde de partout : histoire des sciences, biographies de quelques savants, une série de cours progressifs, des schémas et des croquis, des trucs pour aller plus loin… et surtout des exercices avec des cas de figure qui impliquent l’étudiant… brr ça fait un peu peur tout ça non ?

Alors, il ne faut pas avoir peur : c’est un gros livre, on n’est pas obligé de tout lire ! On s’y retrouve facilement, il est construit pour qu’on puisse aussi le survoler rapidement.

En ce qui concerne les exemples résolus et les exercices, j’admets que c’est parfois un peu riche, mais c’est le prix à payer pour qui veut étudier des cas concrets, car il faut plus de contexte. Six années d’enseignement en école d’ingénieurs ont fait le tri : les exercices qui « percutent » sont aussi ceux pour lesquels il faut un peu s’impliquer. Et puis je trouve juste plus cool d’avoir sous les yeux une photo de l’hélicoptère dont je calcule la consommation de carburant.

Les parties historiques (une par chapitre) sont, elles, parfaitement accessoires. Le but est de se construire une culture d’ingénieur/e et de scientifique : comprendre que pendant longtemps, on comprenait à peine ce que l’on faisait en thermodynamique, et voir aussi comment la technologie des moteurs a chamboulé le monde. Philippe Depondt, enseignant-chercheur en physique (à qui je voue une admiration sans fin pour avoir écrit le génial L’entropie et tout ça), a accepté d’écrire la moitié d’entre elles, et j’ai complété l’autre moitié. Peut-être est-ce que nous nous sommes laissé emporter ? Mais regrette-t-on d’apprendre, après avoir étudié un chapitre difficile, que la première personne à avoir montré que la chaleur n’a pas de poids a aussi été agent secret, architecte, instituteur et ministre de guerre philanthrope ? Ou qu’un geek thermodynamicien frustré s’est construit sa propre turbine à vapeur pour pouvoir ridiculiser toute la Royal Navy avec son bateau ?

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et maintenant (roulements de tambour) dis-nous pourquoi c’est devenu un framabook, pourquoi cet éditeur ? tu es grillé chez les éditeurs classiques ? Travailler avec des gens qui n’avaient jamais fait de thermodynamique, ça ne t’a pas posé problème ?

Je n’ai pas eu l’occasion de chercher d’autres éditeurs, mais dans la mesure où la publication sous licence libre a toujours fait partie intégrante du projet, j’imagine que je n’aurais pas eu beaucoup de succès. Je suis et soutiens la progression de Framasoft depuis longtemps, et je suis très honoré que le comité ait accepté de produire un Framabook pour étudiants ingénieurs.

Quant au processus d’édition, il n’y a pas que les connaissances en thermodynamique qui comptent. Le comité m’a encouragé pour trouver un confrère, Nicolas Horny, qui veuille bien relire le livre sous son aspect technique (qu’il en soit remercié…). Mais je compte surtout le travail incroyable de Mireille Bernex, qui est à l’origine de centaines d’améliorations de langage et de clarifications dans le livre, et de beaucoup d’autres contributeurs que je n’ai pas la place de citer ici. Enfin, après quinze mois d’édition, je ne suis toujours pas venu à bout de la patience de Christophe Masutti, qui coordonne le projet Framabook. Bref, le plus important est de partager le désir de produire un manuel de qualité, et de ce point de vue, je suis comblé.

On dit souvent que le Libre et l’éducation portent plusieurs valeurs communes. Pour toi, quel est l’intérêt pour les enseignants et les étudiants de disposer d’un ouvrage sous licence libre ?

L’avantage pratique du livre libre est bien sûr sa gratuité. L’étudiant/e et l’enseignant/e peuvent le télécharger à tout moment, sur n’importe quel équipement, et s’en servir, en repiquant/reprenant/remixant le contenu du livre, sans demander la permission à qui que ce soit ni rentrer dans l’illégalité.
Il me semble que cette gratuité est un point important. Dans l’enseignement, le véritable ajout de valeur économique se fait dans la transmission, la réappropriation, et la création du savoir et des connaissances : en classe, en amphithéâtre, pendant le travail de groupe ou le travail personnel. En revanche, il n’y a aucune valeur économique intrinsèque à l’accès à la connaissance : sinon, il suffirait de s’acheter des livres pour devenir ingénieur ! Je préfère donc que l’argent dans l’éducation, privée ou publique, soit consacré aux activités (payer cher les profs et l’environnement de travail) plutôt que l’accès à l’information (faire chuter le coût des livres et ouvrir l’accès aux bibliothèques).

L’utilisation de contenus sous licence libre est aussi, selon moi, une démarche intellectuelle plus claire et pérenne. Lorsqu’un/e prof ou étudiant/e reprend une image du site internet d’Airbus, par exemple, il y a toute une liste de restrictions associées à sa réutilisation : on ne peut s’en servir que pour dire du bien d’Airbus, on ne peut pas la modifier comme on le veut, les conditions de l’utilisation commerciale sont floues, et la permission peut être retirée à tout moment. La reprise de documents dans le cadre de la courte citation française, ou du fair use américain, ou des innombrables accords particuliers passés par l’un ou l’autre éditeur avec tel ou tel gouvernement, est un véritable casse-tête juridique et laisse beaucoup d’incertitudes. Je préfère dire : tiens, reprends mon beau schéma de centrale à vapeur pour en faire ce que tu veux : les termes de la licence CC-BY-SA sont clairs et elle est irrévocable. C’est un bon ingrédient pour cuisiner quelque chose qui, fondamentalement, n’est qu’un remix des connaissances humaines actuelles.

Un autre schéma qui devient évident une fois qu'on a lu le manuel… si, si ! (CC-BY-SA Olivier Cleynen) Un autre schéma qui devient évident une fois qu’on a lu le manuel… si, si !
(CC-BY-SA Olivier Cleynen)

Pour vendre beaucoup d’exemplaires, j’espère que tu feras comme certains profs d’université et que ton cours sera incompréhensible si tes étudiants n’achètent pas ton livre…

Ce serait sournois, n’est-ce pas ? Et pourtant, c’est une pratique courante dans les universités aux États-Unis : beaucoup de cours sont ancrés sur un livre particulier, que les étudiants doivent absolument avoir sous la main s’ils veulent réussir.

Avant de nous indigner, il faut comprendre le pourquoi du comment de la chose. Construire un cours universitaire, c’est un travail pharaonique. Structurer un corps de connaissances, le sectionner en morceaux de 120 minutes digestes, ré-exprimer des notions complexes, illustrer tout cela, et construire des exercices intéressants : on peut y consacrer un temps infini, que les profs n’ont pas. Ancrer un cours sur un manuel en particulier, et donc sur une « recette » déjà éprouvée, permet à un/e prof de se consacrer au véritable apport de valeur qu’il/elle doit générer : rendre un cours passionnant, créer un environnement de travail où les étudiants vont se prendre au jeu et s’épanouir. On ne peut tout de même pas demander à chaque prof de ré-écrire toute la thermodynamique !

En enjoignant tous les étudiants à travailler sur un seul livre, le problème de l’accès à l’information est réglé dès le premier cours du semestre, et le reste du temps est consacré à l’exploration, l’appropriation des connaissances. L’alternative classique à la française, le tableau à craie et le maigre polycopié, n’a rien de mirobolant. Qui aurait cru qu’en 2015, l’apprentissage de la thermodynamique puisse encore se faire en recopiant au stylo sur du papier l’information qu’un prof trace avec un caillou blanc poussiéreux sur un mur noir devant 200 personnes ?
En parallèle, les revenus importants qui découlent de ces ventes poussent les éditeurs et les auteurs à produire des manuels de très haute qualité. Nous parlons de pavés de 500 ou 1000 pages, magnifiquement illustrés, soigneusement structurés, hyper accessibles, bref, de vrais outils de travail et de découverte qui donnent immédiatement envie de s’y plonger. On se prend vite de passion pour n’importe quelle discipline avec cela !

Le revers de la médaille est le prix supporté par les étudiants, en termes économiques et de libertés.

L’argent, d’abord : à 200 dollars le livre, l’accès à l’information indispensable au suivi d’un cours devient un obstacle très important à franchir, quel que soit le mode de financement (état, bourses, fonds propres ou emprunts).

En termes de libertés, le coût est plus subtil. Les éditeurs et distributeurs ont tout intérêt à restreindre le marché du livre d’occasion, et font mettre à jour les livres à un rythme effréné ; à chaque fois, la numérotation et l’énoncé de nombreux exercices est modifié (ce qui décourage l’utilisation d’anciennes éditions en cours). Les livres sont couramment proposés en location, sous forme papier (par Amazon notamment) mais aussi sous forme numérique. Voilà des livres dans le nuage, qui ne marchent que lorsqu’on est connecté sur le campus, ou bien seulement pendant un semestre. Certains livres en ligne sont financés avec de la publicité, et on peut imaginer que l’ensemble des données personnelles recueillies à propos des lecteurs est exploité. On retrouve les éditeurs dans les tribunaux et au Congrès, où ils tentent de faire interdire la revente aux USA des livres qu’ils commercialisent au quart du prix en Inde. Bref, on retrouve là l’ensemble des problèmes éthiques et sociétaux associés à un système de distribution fermé, et qui s’immisce dans les ordinateurs et les tablettes des étudiants.

Vu d’ici le problème peut sembler être très étatsunien, mais je suis convaincu que la recherche d’une meilleure qualité d’enseignement nous y confrontera tous tôt ou tard (en fait, à l’instant même où nous abandonnerons cette cochonnerie de tableau à craie…). Je pense que la publication de livres universitaires libres peut être une partie de la réponse. Un programme d’études où tu peux télécharger, remixer, imprimer librement tous les livres ? — Vous pensez, c’est comme construire toute une pile de logiciels libres qui fonctionne sur n’importe quel ordinateur, ou bien écrire toute une encyclopédie sous licence libre : c’est totalement impossible…

Se procurer l’ouvrage




La surveillance, vigile de la paix sociale au service des plus riches ?

Cory Doctorow, auteur de science-fiction canadien et américain, cofondateur du site boing-boing, est l’un de ces monstres sacrés du monde du logiciel libre, du partage de la connaissance, bref, de l’époque qu’Internet profile à l’horizon des historiens du futur. Dans le dernier numéro de LocusMag, journal de science-fiction en langue anglaise, il évoque avec son habituelle précision deux sujets qui me sont chers : la stabilité de nos sociétés et la surveillance des populations. Sur l’instabilité de nos sociétés, j’évoque souvent la complexité croissante du droit, Cory va ici beaucoup plus loin. Sur la surveillance de masse, on compare souvent à tort la NSA et la Stasi d’ex-RDA, à nouveau Doctorow enfonce le clou et nous pousse dans nos derniers retranchements, invitant à mots couverts à une révolution du partage et de l’égalité.
Espérant que vous aurez autant de plaisir à le lire que nous avons eu à le traduire, et remerciant Cory d’avoir accepté la traduction en français de cet article, nous vous invitons au débat…

Benjamin Sonntag

Co-fondateur de la Quadrature du Net

Stabilité et surveillance

doctorowAtDeskpar Cory Doctorow

article original publié initialement dans le numéro de mars 2015 du magazine Locus

Traduction collaborative : Benjamin, catalaburro, bruno, Monsieur Tino, goofy, TeSla, Jerry + anonymes

 

Dans le best-seller économique de Thomas Piketty, paru en 2014, Le capital au XXIe siècle, l’économiste documente avec soin l’augmentation des inégalités dans le monde, phénomène qui a inspiré le printemps arabe, le mouvement Occupy, le Pape François, et de nombreux militants politiques sur toute la planète. Certains critiques de Piketty ont commencé par remettre ses calculs en question, mais sur ce point Piketty semble crédible. L’ensemble de données sur lesquelles il s’est fondé représente un travail de titan, et les données brutes sont en ligne, chacun peut les télécharger, ainsi que les nombreuses notes sur les suppositions et normalisations de données disparates que Piketty a effectuées afin d’obtenir une histoire cohérente. Piketty est l’analyste des analystes, un homme aux chiffres totalement crédibles.

Ensuite vient l’autre critique adressée à Piketty : le « et alors ? ». Les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres ? Et alors ? Comme le raille Boris Johnson, le maire de Londres issu d’Eton : « Plus vous secouez le paquet, plus il sera facile à certains cornflakes de remonter à la surface. » En d’autres termes, si le capitalisme rend les riches plus riches, c’est parce qu’ils le méritent, un fait démontré par l’ampleur de leur richesse. Si vous êtes une miette au fond de la boite, vous devez sûrement être nul quelque part.

Piketty ne répond pas à cette critique de manière directe, mais par des références à « l’instabilité sociale ». Il compare fréquemment les inégalités contemporaines avec celles de la veille de la première guerre mondiale (présentée comme une sorte de guerre commerciale entre les super-riches pour savoir qui empochera les richesse des colonies, dès lors qu’il n’y avait plus de nouveau territoire à conquérir) ; il les compare également à celles qui ont précédé la Révolution Française, une comparaison qui va faire hurler les citoyens français, mais paraîtra plus lointaine au lectorat anglais de ce livre.

Voici ce qu’il dit, lorsqu’on lit entre les lignes : quand le fossé entre riches et pauvres devient trop important, les pauvres se mettent à construire des guillotines. Il revient probablement moins cher de redistribuer une partie de votre fortune, méritée ou non, que de payer tous les gardes qui pourraient s’avérer nécessaires pour éviter de vous faire couper la tête.

En d’autres mots, un grand fossé entre riches et pauvres déstabilise les sociétés, et il est compliqué d’être vraiment riche dans une société en proie au chaos. À moins que la population n’adhère au système qui vous a rendu riche, le peuple ne sera pas gêné par le spectacle du pillage de vos biens, et pourrait même y contribuer.

Historiquement ont existé deux modèles de société très stables : celles qui sont fortement redistributives, tels les pays scandinaves (où l’écart entre les plus riches et les plus pauvres est comblé par les impôts, les lois protectrices des employés et des locataires et des politiques sociales étendues) ; et d’autre part les sociétés totalitaires, comme l’Irak de Saddam Hussein ou la Lybie de Muhammar Kadhafi où, au lieu de redistribuer leurs richesses au reste de la population, les élites dirigeantes dépensent au fond moins d’argent pour s’offrir un vaste dispositif répressif composé de soldats, d’espions, d’officiers de police, de mouchards, de propagande et de surveillance. Tout cela est utilisé pour identifier les protestataires qui réclament des changements politiques, puis pour les neutraliser : emprisonnement, diffamation, mise à l’écart du marché du travail, exil, chantage, torture et enfin assassinat.

Samuel Bowles, un économiste du Santa Fe Institute, utilise le terme « travail de protection » [NDT : proposition de traduction pour guard labor, voir cet article] pour décrire toutes les activités destinées à contraindre à la paix sociale les personnes émettant des réserves sur la légitimité d’une société. Faute d’un cadre éthique proclamant que la pauvreté et les souffrances qu’elle provoque doivent être combattues, une élite éclairée devrait chercher à utiliser une combinaison de la redistribution des richesses et du travail de protection pour assurer la stabilité sociale. Si une infime minorité de la société est assez riche, et que tout le reste est assez pauvre, il sera plus coûteux pour la riche minorité d’engager des gardes pour maintenir les masses affamées à l’écart de leurs palais que de nourrir et d’éduquer une partie de la masse, ce qui crée une classe moyenne, une certaine mobilité sociale, ainsi que le sentiment que les riches sont riches parce qu’ils l’ont mérité. Et si vous jouez le jeu, vous pourriez bien en être.

Il en existe des quantités d’exemples, mais mon préféré reste Joseph Williamson, qui a payé pour le creusement de tunnels sous Liverpool après la Première Guerre Mondiale. Williamson était un magnat local qui avait compris que le retour des Tommies traumatisés par l’enfer des tranchées, dans une ville où aucun travail ne les attendait, était probablement une mauvaise nouvelle pour la stabilité de la cité. Williamson utilisa donc une part de sa colossale fortune pour engager les vétérans pour trouer le sol sous Liverpool tel un gruyère, avec des kilomètres et des kilomètres de tunnels ne débouchant sur rien. Le raisonnement — probablement sensé — de Williamson était qu’il était moins coûteux de donner à ces vétérans un salaire et la dignité de travailler plutôt que d’engager des gardes pour se défendre de ces soldats démobilisés qui se sentaient abandonnés par leur patrie.

Tous les emplois de protection ne sont pas forcément coercitifs. Certains jouent sur la persuasion. L’accroissement soudain de la disparité des richesses de l’ère post-Reagan a aussi coïncidé avec la dérégulation des médias de masse, à la fois en termes de renforcement de la propriété et pour l’étendue et la nature des obligations qui incombent aux services publics de programmes, associées à leur licence de diffusion. Il en a résulté une gigantesque révolution économique et technologique dans le monde des médias, qui s’est achevée par la création de cinq énormes empires médiatiques qui détiennent virtuellement à l’échelle du globe toutes les musiques, les films, la diffusion des nouvelles, la presse écrite, l’édition, les câbles et les satellites, et même, dans de nombreux cas, ces entreprises possèdent aussi les tuyaux – ceux du téléphone et du câble.

Cette révolution a rendu plus facile que jamais la diffusion de messages socialement apaisants. De très nombreuses études, l’une après l’autre, ont montré que la presse était favorable au mythe des riches méritants, assimilait les impôts à du vol et se montrait hostile au travail et à la règlementation. L’ascension de Fox News et de son équivalent planétaire Sky News, comme l’effondrement de l’industrie de la presse écrite tombée aux mains de quelques entreprises largement sous la coupe de fonds de pension et de milliardaires, nous a poussés dans une situation où les thèses qui remettent en question la légitimité des grandes fortunes ont une bien faible visibilité.

À la fin du XXe siècle, la révolution des télécoms et des médias a abaissé le coût du travail de protection, modifiant l’équilibre entre la redistribution et le maintien de la stabilité sociale. Quand il devient moins coûteux de protéger votre fortune, vous pouvez vous permettre d’envoyer paître davantage de gens en devenant de plus en plus riche au lieu de partager avec eux.

Le XXIe siècle a été très bienveillant pour le travail de protection. En plus d’avoir permis aux polices locales l’obtention d’armes militaires, le XXIe siècle a vu l’émergence d’Internet et, grâce au manque de régulation, l’émergence d’un petit nombre de géants d’Internet qui savent presque tout ce que fait chacune des 7 milliards de personnes sur terre.

La surveillance massive d’Internet révélée par le lanceur d’alerte Edward Snowden montre que les gouvernements — et les riches qui dominent les cercles politiques en proportion directe du volume de richesse nationale dont ils disposent — ont remarqué que la seule chose dont ils aient besoin pour mettre la terre entière sous surveillance est de corrompre ces géants de l’Internet, que ce soit ouvertement (comme quand l’agence d’espionnage britannique GCHQ paye British Telecom pour pouvoir mettre sur écoute les fibres optiques qui sont sur le territoire britannique) ou secrètement (comme quand la NSA a secrètement mis sur écoute les fibres optiques entre les centres de données informatique utilisés par Google, Yahoo et Facebook).

Il est difficile d’exagérer l’efficacité de la surveillance au XXIe siècle. Les opposants à la surveillance de masse d’Internet aiment comparer la NSA et ses alliés à la Stasi, la police secrète de l’ex-RDA, connue pour son omniprésence dans le quotidien des gens et la surveillance totale dont elle étouffait le pays. Mais la Stasi opérait dans une surveillance pré-Internet, et selon les critères d’aujourd’hui, leur travail de surveillance était extrêmement coûteux.
En 1989, qui fut la dernière année d’activité de la Stasi, il y avait 16 111 000 habitants en Allemagne de l’Est, et 264 096 opérateurs qui d’une manière ou d’une autre étaient rémunérés par la Stasi, dont 173 000 « informateurs officieux » (des mouchards). Ce qui faisait une proportion d’un espion pour 60 personnes.

Il est difficile de savoir avec précision combien de personnes travaillent pour la NSA — une majeure partie de son budget est inconnue, et de nombreuses opérations sont menées par des partenaires privés comme Booz Allen, l’ancien employeur d’Edward Snowden. Mais nous savons combien d’Américains ont une habilitation de sécurité (4,9 millions), et combien sont habilités « Top Secret » (1,4 millions), ce qui fait que nous pouvons être sûrs que moins de 1,4 millions de personnes travaillent sur ces sujets (parce que ces personnes, avec des habilitations « Top Secret », se trouvent réparties entre la CIA, le FBI, la défense fédérale, etc.). De plus, la surveillance menée par la NSA est épaulée par des espions étrangers, en particulier ceux des pays dits des «five eyes » (Canada, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande [NdT, en plus des États-Unis]), mais ils ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan comparée au dispositif de surveillance américain — les États-Unis représentent à eux seuls un tiers des dépenses mondiales dans le domaine militaire, quand seulement deux autres pays des five eyes (le Royaume-Uni et l’Australie) apparaissent dans les 15 pays aux plus fortes dépenses militaires.

En prenant une estimation large, nous pouvons dire qu’il y a 1,4 millon d’espions travaillant pour la NSA et ses associés, five eyes compris. 1,4 millions de personnes pour surveiller sept milliards d’humains.
Ceci nous donne un ratio espion/sujet d’environ 1/5000, deux ordres de grandeurs de plus qu’à l’époque de l’activité de la Stasi. Celle-ci utilisait une armée pour surveiller un pays ; la NSA utilise un bataillon pour surveiller la planète. Par rapport à la NSA, la Stasi fait figure de bricoleurs du dimanche.
Bien qu’il soit admis que l’arsenal de surveillance américain s’est beaucoup étoffé depuis la présidence Reagan — certaines agences ont vu leurs budgets multipliés par quatre depuis la chute du Mur de Berlin — il n’a certainement pas été centuplé. Même en ne disposant que de budgets obscurs et mensongers, il est évident que l’augmentation géométrique du volume d’espionnage ne s’est accompagné que d’une augmentation linéaire des coûts associés.

En d’autres termes, le coût des éléments clés du travail de protection est en chute libre depuis l’avènement d’Internet.
Nous voici revenus à Piketty et à la stabilité sociale. Les riches ont besoin de stabilité, du moins suffisamment pour que leurs banques et leur business continuent de tourner rond.

Les écarts de richesse déstabilisent la société ; pour retrouver retrouver la stabilité il faut faire un choix : ou bien on paie le prix pour faire sortir les gens de la pauvreté, ou bien on s’assure qu’on a une longueur d’avance sur eux avant qu’ils ne ressortent les guillotines (ou qu’ils abattent le Mur de Berlin). Lorsque le coût du travail de protection diminue, le fossé acceptable entre les riches et les pauvres s’élargit. Une baisse de deux ordres de grandeur du coût nécessaire pour maintenir séparés les loups et les moutons chez les pauvres est un puissant argument contre les programmes sociaux, ou les lois sur le travail, ou les droits des locataires. Bien entendu, la privation rend les populations agitées, mais il est possible, avec une fiabilité incroyable et pour seulement quelques sous, d’identifier les personnes à arrêter, discréditer, faire chanter, ou neutraliser : « Qu’ils consomment des réseaux sociaux ! »

Ce sont de mauvaises nouvelles, car la grande disparité des richesses ne déstabilise pas la société uniquement à cause de la pauvreté, cela la déstabilise aussi à cause de la corruption. Dans une société où les juristes doivent lever des dizaines de millions de dollars pour s’installer et exercer, l’influence des riches grandit. Les régimes autocratiques en sont un bon exemple : vous pouvez aller en prison en Thaïlande pour avoir critiqué le Roi, et dénoncer les conditions de travail esclavagistes au Qatar est un délit.

Mais c’est aussi vrai aux États-Unis. En avril 2014, des universitaires de Princeton et Northwerstern ont publié Test des théories des politiques américains : élites, groupes d’intérêts, et citoyens de base (1), dans la revue Perspectives and Politics. Il s’agissait d’une étude massive de plus de 20 années de combats politiques au sein du Congrès américain et de l’administration, et sa conclusion était que l’issue de ces combats politiques était immanquablement favorable aux 10% des Américains les plus riches. Les décisions politiques favorables aux classes moyennes étaient si rares qu’elle ne dépassaient même pas le niveau de bruit statistique.

L’augmentation de la surveillance implique que les mécanismes de combat contre les inégalités, déjà insuffisants, ont été détournés au profit d’une oligarchie.

Dans une société extrêmement inégalitaire, les seuls projets qui peuvent se développer doivent avoir un vrai modèle économique. Ils doivent rendre riche une personne extérieure au Parlement, pour qu’elle utilise cet argent à influencer les hommes politiques qui vont maintenir et propager ce projet politique.

Il est possible que certaines mesures prises par les États génèrent un surplus de capital pour un nombre restreint de personnes mais demeurent bénéfiques à la société, cependant il y a d’autres domaines où ce n’est sûrement pas le cas. L’éducation, par exemple : vous pouvez tout à fait diriger une école comme une entreprise, ne jurer que par sa « rentabilité », avec des tests standardisés et une surveillance des taux d’absentéisme, plutôt que par le jugement des enseignants, ou les résultats effectifs des apprentissages.

En utilisant cette méthodologie, vous pouvez assurer de confortables profits aux entreprises qui ont compris comment améliorer artificiellement les résultats des tests standardisés, et comment réduire l’absentéisme. Par exemple, en bourrant le crâne des étudiants avec des tests, au lieu de leur enseigner les arts ou le sport, et en mettant à la porte les étudiants qui ont des problèmes avec ces méthodes, ou ceux dont des problèmes personnels leur font manquer de nombreux cours. Cela augmentera encore vos résultats trimestriels d’une façon qui réchaufferait le cœur d’un analyste de Wall Street, mais bonne chance pour trouver quelqu’un avec une certaine crédibilité pédagogique qui pourra prétendre que ces enfants « apprennent ».

socialControl

Je réagis comme vous : ça me fait flipper. L’augmentation de la surveillance implique que les mécanismes de combat contre les inégalités, déjà insuffisants, ont été détournés au profit d’une oligarchie. C’est une bonne raison pour inciter vos amis à utiliser des outils de chiffrement, particulièrement ceux qui sont disponibles en logiciel libre et open source. À l’heure où j’écris ces lignes, en janvier 2015, Obama, l’Avocat général de New York et le patron du FBI ont appelé à l’interdiction de la cryptographie pour le grand public, avec le soutien du Premier Ministre britannique David Cameron. Interdire la cryptographie est un projet ambitieux qui ne risque pas de se concrétiser (il combine les aspects les plus idiots de la guerre contre certaines drogues et ceux de la guerre contre le partage de fichiers), mais cela ne veut pas dire que cette volonté de nous rendre tous vulnérables à la surveillance ne fera pas de mal.

Le temps passe. Il est bientôt minuit. Avez-vous chiffré votre disque dur ?

 

Note

(1) Lien direct vers le PDF en anglais : Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens

 

Crédit photo

* Cory Doctorow par Joi Ito (CC BY 2.0)




Vmarker : un tableau numérique interactif libre

Les tableaux numériques interactifs sont de plus en plus présents au sein des salles de classes. Même si ce matériel ne change pas en soi la manière de travailler (on peut voir des TNI utilisés de manière très frontale), ils ouvrent des possibilités intéressantes en termes d’interactions avec et entre les élèves ainsi qu’au niveau de la richesse des ressources proposées.

Mais un TNI pose deux grands problèmes aussi bien au niveau du logiciel que du matériel : le coût et un écosystème privateur.

Pour ce qui concerne le logiciel, le logiciel libre OpenSankoré fait des merveilles et peut être utilisé avec n’importe quel TNI. Au niveau du matériel, plusieurs bidouillages étaient possibles notamment le célèbre TNWii mais rien qui n’était réalisable par n’importe quel enseignant.

Depuis quelque temps, il existait un petit boitier économique permettant de transformer votre vidéoprojecteur en TNI : Vmarker. Et voici que depuis février, les développeurs de ce projet ont choisi de libérer aussi bien les composants logiciel et matériel de ce produit.

Profitons-en pour rencontrer Ludwig Theunis.

vmarkerproduits

Merci à audionuma, FMy1, goofy, Hugo, lolo le 13, Ludwig, obny, Vincent, yog et autres anonymes du groupe Framalang pour la traduction.

 

Bonjour Ludwig, peux-tu te présenter ?

Je m’appelle donc Ludwig Theunis, je vis en Belgique, en Flandre. J’ai 46 ans. J’ai fait des études en électronique. J’ai commencé comme ingénieur appliqué à KUKA Belgium (automatisation avec des robots).

Après dix ans à KUKA, j’ai décidé de me réorienter professionnellement et j’ai commencé à enseigner dans l’école où j’ai commencé l’électronique. J’ai d’abord enseigné l’informatique et l’automatique. Ensuite, j’ai été de plus en plus responsable de la formation en informatique. Aujourd’hui, je suis développeur et mainteneur de la plateforme d’apprentissage open source que nous utilisons (chamilo).

En parallèle, nous gérons avec mon fils quelques projets impliquant de l’informatique et de l’électronique.

 

Peux-tu nous présenter Vmarker ?

Le projet Vmarker a débuté en 2010 quand un collègue m’a montré une solution de Tableau Numérique Interactif (TNI) réalisée avec une Wiimote (télécommande de Wii).

Je me suis jeté sur cette solution pour la mettre en place dans notre école. Mais après quelques essais, je n’étais pas totalement convaincu que ce soit utilisable par n’importe quel enseignant. Donc, avec mon fils, nous avons essayé de résoudre plusieurs problèmes liés à la Wiimote. Nous en sommes arrivés à la conclusion que la meilleure chose à faire était de revoir la conception du produit et d’en supprimer ce qui n’était pas nécessaire tout en y ajoutant ce dont nous avions besoin.

Bien sûr, la difficulté était de trouver le matériel adéquat. Au bout d’un moment, nous avons réussi à trouver tous les composants nécessaires pour construire un prototype.

Le capteur doit être capable de détecter des points ou des taches de rayonnement infrarouge et de déterminer leurs coordonnées. Le type de capteur que nous utilisons (similaire à celui de la wii) donne cette information directement. Donc, nous (mon fils en fait) avons conçu un appareil qui convertit cette information en un signal de souris USB. Comme nous utilisons une interface USB pour l’alimentation et les communications, nous avons décidé que cet appareil se comporterait comme une simple souris USB. Nous n’avons donc pas eu besoin d’utiliser de logiciel particulier sur le PC pour faire cette transformation, contrairement à ce que fait la solution à base de Wiimote. Cela rend notre appareil portable. Pour pouvoir utiliser le capteur Vmarker, le système d’exploitation doit être capable d’utiliser et de comprendre une interface USB de classe HID (Human Interface Device, dispositif d’interface humaine) respectant les standards.

Durant le développement, nous avons décidé d’ajouter des fonctionnalités manquantes, la plus importante étant le clic droit. Pour pouvoir faire la différence entre les clics droit et gauche, nous avons ajouté des modulations du signal infrarouge du stylo infrarouge.

Pour cela, nous avons dû développer un stylo infrarouge spécial et ajouter un second récepteur au capteur pour décoder le signal infrarouge.

En 2011 notre premier prototype fonctionnait et un peu plus tard nous avons lancé la production du Vmarker.

Au fil des années, nous avons amélioré l’utilisation, ajouté un logiciel bien utile pour la configuration et fait évoluer le stylo infrarouge pour arriver à ce qu’il est aujourd’hui.

vmarker4stages

Les différentes évolutions du système Vmarker : des prototypes à la version actuelle.

 

Cela ressemble un peu à un tnWii en plus sophistiqué ?

Comme vous pouvez le lire plus haut, c’est comme une wii, sans les inconvénients.

Pas de batterie, pas besoin de logiciel spécifique, pas d’appariement bluetooth. Vous branchez, ça marche !

 

Quel est ton rôle dans le projet Vmarker ?

Mes rôles dans ce projet sont variés. Tout d’abord je suis l’instigateur du projet, ce qui rend le développement de celui-ci difficile, étant donné que la facilité d’utilisation est pour moi fondamentale. J’ai testé les prototypes, conçu les spécifications définissant ce que ça devait être capable de faire. Et j’ai aussi essayé de trouver des solutions aux obstacles que nous avons rencontré.

Je fais la promotion du produit et j’en organise les ventes (sur le web), de l’emballage à l’expédition et l’administration qui va avec. Je fais aussi l’assemblage final du matériel et j’effectue des tests de qualité dessus avant l’expédition.

 

Puisque tu n’es pas seul à travailler sur Vmarker, peux-tu présenter l’équipe ?

Je mène ce projet avec mon fils, Robin. Robin est développeur de la solution Vmarker. Comme moi, il a étudié l’électronique (mais à un niveau supérieur au mien).

Actuellement, il est doctorant à l’ESAT-MICAS (Université de Leuven, KUL). Pendant son temps libre, il développe le logiciel et le matériel de nos projets.

Il a développé le matériel, le logiciel embarqué et l’utilitaire de la solution Vmarker. Il est en permanence à la recherche de solutions, prototypant et testant pour faire marcher nos idées.

 

Vmarker dispose de fonctionnalités supplémentaires par rapport à un TNI classique. Lesquelles ?

Avec la Wiimote vous avez deux types d’utilisations : vous pouvez configurer la télécommande comme un TNI classique, qui détecte la position d’un stylo infrarouge sur la surface et déplace le curseur de l’ordinateur à la position correspondante. Comme pour tout tableau blanc interactif.

Ou alors vous pouvez utiliser la Wiimote comme vous pouvez l’utiliser avec une Wii, le capteur dans la main et vous déplacez alors le curseur grâce aux mouvements de la Wiimote, à distance. C’est quelque chose dont les TNI classiques ne sont pas capables. Avec cette option, il devient alors possible de se déplacer dans la classe tout en ayant la possibilité de contrôler l’ordinateur.

Avec la solution Vmarker, nous avons combiné les deux modes opératoires en un seul. Le capteur peut lire la position du stylo infrarouge sur le tableau comme la Wiimote ou tableau blanc interactif quelconque.

Mais notre capteur Vmarker peut aussi détecter le mouvement du stylo infrarouge Vmarker et convertir ce mouvement en un déplacement du curseur. Pour cela, vous n’avez pas besoin d’être devant le tableau. Vous pouvez le faire depuis le fond de la classe.

 

Pourquoi avoir décidé de rendre libre Vmarker ?

Vmarker n’a jamais eu pour but d’amasser un tas d’argent, son but premier est d’avoir une solution de qualité et financièrement accessible, pour que les ressources des institutions scolaires soient dépensées à bon escient.

Nous avons décidé de rendre le projet libre car à nos yeux il a atteint une maturité qui nous permet de continuer son développement à un rythme moins soutenu. Il est néanmoins suffisamment stable pour que d’autres personnes remplies de bonnes idées puissent contribuer, améliorer ou trouver d’autres applications ou usages totalement différents de ces capteurs.

Nous voulons donner à d’autres la possibilité de partir d’une base solide sans avoir à « réinventer la roue ».

 

Sur le site, on découvre que le partenaire en France est iMaugis (que nous avons déjà eu l’occasion de rencontrer ). Est-ce que ce type de partenaire vous a incités à rendre Vmarker libre ?

Oui, c’est aussi lui qui en est responsable, mais nous avons toujours eu l’esprit libre. Nous utilisons des logiciels libres comme GNU/Linux, OpenOffice, php, mysql, Chamilo depuis plusieurs années et aujourd’hui encore.

 

As-tu des liens particuliers avec OpenSankoré, qui est le parfait complément de VMarker ?

Oui, François Bocquet (NdT : Il a pendant trois ans coordonné le suivi et les évolutions d’OpenSankoré) a été un des premiers à acheter et à tester la solution Vmarker.

Il l’apprécie toujours et en fait la promotion. Nous avons échangé beaucoup de courriels et nous nous sommes rencontrés au BETT2014. Nous apprécions beaucoup ces échanges.

OpenSankoré est bien meilleur que le logiciel privateur vendu avec le matériel TBI car il ne vous rend pas dépendant du matériel. Avec OpenSankoré, vous pouvez être sûr de la pérennité de vos contenus numériques lorsque le TNI sera remplacé par une autre solution.

 

Et pour le futur, des évolutions majeures pour VMarker sont-elles prévues ?

Nous cherchons à trouver une meilleure solution pour résoudre certains inconvénients liés à l’utilisation de la technologie optique infrarouge.

Nous avons plusieurs possibilités mais il est trop tôt pour donner plus de détails là-dessus parce que la direction à prendre est encore incertaine. Et l’évolution des technologies est si rapide qu’il est difficile de faire des prédictions. Il se peut que la technologie idéale pour fabriquer la prochaine génération de tableaux numériques interactifs abordables n’existe pas aujourd’hui et émerge demain. En conséquence, nous sommes en recherche constante de solutions, en nous documentant à propos des nouveaux développements technologiques et des nouvelles avancées dans ce domaine.

Actuellement, nous travaillons sur plusieurs projets (pendant notre temps libre). Dans les mois à venir nous lancerons un nouveau produit, mais ça n’a pas grand chose à voir avec les TNI.

Une petite démo sous Ubuntu pour finir.

 

 

Vidéo de démo de VMarker sous Ubuntu




To Do : ouvrir le Web une bonne fois pour toutes.

C’est bientôt le week-end. On le sait, les libristes s’ennuient durant les week-end, tant ils croulent sous le temps libre, tant elles n’ont rien d’autre à faire que jouer à SuperTuxKart.

C’est là que Brewster Kahle entre en scène. Oh, ce n’est pas quelqu’un de très connu, rien qu’un bibliothécaire du Web. Simplement le fondateur de Internet Archive (et de la fondation Internet Memory), le projet qui a pour ambition de sauvegarder Internet… Le genre de monsieur à donner un discours au rassemblement NetGain de la Ford Foundation devant un parterre de financiers, dirigeantes et autres huiles essentielles qui veulent du bien au Web.

Voilà que Brewster Kahle nous lance un défi. Des devoirs pour remplir notre week-end désœuvré. Il nous propose, rien de moins, que de verrouiller le Web en mode ouvert en inscrivant cette ouverture dans le code même…

…alors, vous faites quoi, ce week-end ?

Pouhiou.

Ouvrir le Web pour de bon, un appel pour un Web distribué.

par Brewster Kahle (source), article sous licence CC-BY-NC (à la demande de l’auteur)

Traduction : Docendo, goofy, yog, Vincent, nilux, r0u, Asta, et les anonymes.

Bonjour, je suis Brewster Kahle, fondateur d’Internet Archive. Depuis 25 ans, nous construisons cette fabuleuse chose qu’est le Web. Aujourd’hui, je veux vous expliquer comment nous pouvons ouvrir le Web pour de bon.

Pour reprendre une célèbre phrase de Larry Lessig, l’une de mes idoles, « Le code est la loi. » La façon dont nous programmons le Web déterminera la façon dont nous vivons en ligne. Nous avons donc besoin d’incorporer nos valeurs à l’intérieur de notre code.

La liberté d’expression a besoin d’être incorporée à la base de notre code. La vie privée devrait être incorporée à la base de notre code. Un accès universel à toutes les connaissances. Mais aujourd’hui, ces valeurs ne sont pas intégrées au Web.

Reverse of the cover sheet CC-BY Carl Malamud
Reverse of the cover sheet CC-BY Carl Malamud

Il s’avère que notre World Wide Web est très fragile. Mais il est énorme. Chez Internet Archive, nous sauvegardons chaque semaine 1 milliard de pages. Nous savons aujourd’hui que les pages web existent en moyenne 100 jours avant de changer ou disparaître. Elles clignotent sur leurs serveurs.

De plus le Web est extrêmement accessible, à moins que vous ne viviez en Chine. Le gouvernement chinois a bloqué les sites d’Internet Archive, du New York Times et d’autres encore. D’autres pays le font aussi de temps en temps.

Donc le Web n’est pas fiable — et le Web n’est pas privé. Des particuliers, des sociétés, des pays peuvent observer en douce ce que vous êtes en train de lire. Et ils le font. Nous savons désormais que les lecteurs de Wikileaks ont été ciblés par le GCHQ (NdT : Government Communications Headquarters, le service de renseignements électroniques du gouvernement britannique) et la NSA. Dans le monde bibliothécaire, nous connaissons l’importance de la vie privée du lecteur.

En revanche le Web est amusant. Nous avons au moins une bonne chose sur trois. Nous avons donc besoin d’un Web fiable, privé, mais toujours amusant. Je crois qu’il est temps de franchir un nouveau cap. Et c’est à notre portée.

Imaginez des « sites web distribués » tout aussi fonctionnels que des blogs WordPress, des sites Wikimédia, ou même Facebook. Mais comment est-ce possible ?

Comparez le Web actuel à l’Internet (le réseau de « tuyaux » par lequel transite le Web). Internet a été conçu pour pouvoir fonctionner même quand une partie de lui-même tombe en panne. Internet est un système véritablement distribué. Nous avons besoin d’un Web Nouvelle Génération; un Web véritablement distribué.

Voici une autre façon de le concevoir : prenez le Cloud Amazon. Le Cloud Amazon distribue vos données, les déplace d’ordinateur en ordinateur, remplace les machines lorsqu’elles tombent en panne, les rend disponibles aux utilisateurs, et les réplique quand leur utilisation augmente. C’est une excellente idée. Et si nous rendions le Web Nouvelle Génération semblable à un gigantesque Cloud Amazon, mais qui fonctionnerait sur l’Internet lui-même ?

Il fonctionnerait en partie sur la technologie pair à pair (peer-to-peer), qui permet à des systèmes de ne pas dépendre d’un hébergeur central ou de la politique d’un pays. Dans un modèle peer-to-peer, les personnes qui utilisent le Web distribué fournissent aussi une partie du stockage et de le bande passante pour le faire fonctionner.

Au lieu de n’avoir qu’un serveur web par site web, nous en aurions un grand nombre. Plus il y aurait de gens et d’organisations impliquées dans le Web distribué,  plus il serait rapide et sécurisé. Le Web nouvelle génération nécessiterait aussi un système d’authentification sans connexion et mots de passes centralisés. C’est là que le chiffrement entre en jeu.

Il doit aussi être privé : pour que personne ne sache ce que vous lisez. Les bouts d’information seront distribués à travers Internet ; personne ne pourrait donc vous pister depuis un portail central.

Et cette fois le Web aurait une mémoire. Nous y intégrerions un mécanisme de versionnage pour qu’il s’archive au fur et à mesure. Le Web ne serait plus condamné à rester dans le présent.

Et puis il devrait être amusant : suffisamment malléable pour stimuler l’imagination de milliers d’inventeurs. Comment savons-nous que cela pourrait fonctionner ? Il suffit de voir les nombreuses avancées du Web depuis sa naissance en 1992.

Nos ordinateurs sont 1000 fois plus puissants qu’à cette époque. Le JavaScript permet de faire tourner dans nos navigateurs des programmes sophistiqués, grâce auxquels les lecteurs actuels du web distribué en deviendraient les bâtisseurs. Le chiffrement à clé publique est désormais légal, nous pouvons donc l’utiliser à des fins d’authentification et de vie privée. Nous avons également la technologie Block Chain, qui permet à la communauté Bitcoin d’avoir une base de données globale sans point de contrôle central.

J’ai vu chacun de ces éléments fonctionner indépendamment, mais pas rassemblés en un nouveau Web. C’est le défi que je nous lance.

Financeurs, leaders, visionnaires ! Cela pourrait être notre coup d’éclat. Et tout reste à faire ! Si nous savons où nous allons, nous pouvons paver le chemin.

code is law CC-BY-SA FSCONS
code is law CC-BY-SA FSCONS

Selon l’équation de Larry Lessig, « Le Code = La Loi ». Nous pouvons incorporer le premier Amendement à la base du code d’une nouvelle génération du Web.

Nous pouvons ouvrir le Web une bonne fois pour toutes.

Faire de son ouverture quelque chose d’irrévocable.

Nous pouvons le construire

Nous pouvons le faire ensemble.