À qui iront les clés de la ://Surveillance ?

Parmi les interrogations nombreuses et inquiètes qui ont accompagné l’élection du nouveau président des USA, nous retenons aujourd’hui la question de la maîtrise des armes les plus dangereuses dont va disposer l’exécutif. On pense bien sûr à l’arme nucléaire et au danger de son usage inconsidéré, mais une actualité tout aussi préoccupante nous invite à nous demander avec Cory Doctorow quelles conséquences la machine industrielle de la surveillance étatique peut avoir sur nos libertés, si elle tombe aux mains de… [mettre ici le nom de toute personnalité politique dont on peut redouter l’autoritarisme].

Cory Doctorow, qui est Canadien, réagit ici à la situation nord-américaine, mais la surveillance étatique est planétaire et nous sommes en France assez lourdement pourvus en outils de surveillance générale pour éprouver quelques inquiétudes : que deviendront par exemple le fichier TES (voir ce billet de Korben) et l’état d’urgence indéfiniment prolongé que veut imposer M. Cazeneuve si un gouvernement autoritaire accède au pouvoir bientôt ?

Au risque réel Doctorow répond par la nécessité de lutter avec nos armes, celles d’Internet. Cela suffira-t-il ?

On a donné à un cinglé les clés de la surveillance d’État

par Cory Doctorow

Article original A madman has been given the keys to the surveillance state

Traduction Framalang : Goofy, Framasky, Diane

Cory Doctorow CC-BY-SA J onathan Worth
Cory Doctorow par Jonathan Worth (CC-BY-SA)

Quand le Patriot Act a été promulgué aux USA le 26 octobre 2001, il a fait disparaître un grand nombre des contrepouvoirs vitaux qui s’interposaient entre le peuple américain et son gouvernement. Alors que les partisans de Bush applaudissaient le pouvoir sans précédent que leurs représentants à Washington détenaient désormais, les militants des libertés civiles les avertissaient : « Votre président vient de créer une arme qui sera utilisée par tous ceux qui le suivront ».

Lorsque les démocrates ont pris la Maison-Blanche en 2008, les Américains de droite ont tardé à se rendre compte qu’une nouvelle administration qui ne s’appuyait pas sur eux pour exercer son pouvoir avait la possibilité de surveiller tous leurs mouvements, pouvait pister toutes leurs communications, pouvait les soumettre à une détention sans mandat dans des « zones frontalières » qui couvraient la majeure partie de la population américaine, pouvaient saisir leurs biens sans les accuser d’aucun crime, et ils ont commencé à s’inquiéter sérieusement.

Lorsque l’administration Obama a doublé le programme Bush de surveillance de masse, en lui ajoutant de lois secrètes et une liste d’Américains et d’étrangers qui pourraient être carrément assassinés en toute impunité n’importe où dans le monde, ses partisans démocrates n’ont pas accepté d’entendre la moindre critique. Obama était un politicien expérimenté, le père tranquille de l’Amérique, un type avec tant d’équanimité qu’il avait besoin d’un interprète pour traduire sa colère. Il n’allait pas abuser de cette autorité.

Les sept années de G.W. Bush après le 11 Septembre nous ont donné les bases d’un État de surveillance auquel il manquait un fou dangereux pour devenir totalitaire. Ensuite, huit ans après la mise en œuvre concrète de cet État de surveillance, Obama a indiqué aux administrateurs compétents et aux divers intervenants — police locale, partenaires internationaux, entrepreneurs militaires et industriels avec de gros budgets de lobbying — que cette surveillance doit se maintenir indéfiniment.

Aujourd’hui, c’est à un cinglé qu’on a donné le contrôle d’un arsenal de surveillance qui inclut l’autorité légale pour nous espionner tous, tout le temps ; des offres commerciales des monopoles des télécoms qui transforment les dépenses d’un gouvernement impopulaire en affaires rentables avec de l’argent comptant qui servira au lobbying pour élargir leur clientèle ; et un stock de vulnérabilités technologiques mortelles dans les outils dont nous dépendons, que l’Amérique a transformés en armes pour attaquer ses ennemis, même si cela implique de laisser les Américains sans défense contre les criminels, les harceleurs nihilistes, l’espionnage d’États étrangers et l’espionnage industriel.

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image : http://www.trumpshair.com/

Le Royaume-Uni est sur le point d’adopter une loi de surveillance qui éclipse tous les pouvoirs de surveillance de Bush et Obama. Le cyber-arsenal que Theresa May veut déchaîner sur le monde ne permettra pas seulement de vous pister en temps réel avec un degré d’intrusion qui ne peut pas être surestimé, il va également amasser des stocks énormes de données de ce suivi qui seront inévitablement fuitées, à la fois publiquement — pensez au piratage de Sony — et en privé, ce que nous découvrirons seulement des années après les faits, quand nous verrons que des escrocs minables ont exploité nos moments de chagrin et de détresse les plus privés pour en faire leur profit.

Le dernier gouvernement canadien a adopté un projet de loi de surveillance qu’on pourrait facilement qualifier de fanfiction du Patriot Act. Le gouvernement actuel — dirigé par un homme charismatique auquel beaucoup font confiance pour prendre les bonnes décisions — a voté pour elle, parce que ses membres ne voulaient pas être considérés comme « mous sur le terrorisme » à la veille de l’élection, mais ils ont promis de régler la question plus tard. Jusqu’à présent, ils n’ont strictement rien fait du tout, et ils n’ont pas de feuille de route pour faire quoi que ce soit qui pourrait transformer cette épée en un soc de charrue(1). Ce qui est particulier avec les pouvoirs que donne la surveillance, c’est qu’ils sont terriblement jouissifs. Une fois que vous en disposez, ils sont si pratiques qu’il est très difficile de les jeter dans les poubelles de l’Histoire.

Le gouvernement allemand de Mme Merkel — elle-même est hantée par ses souvenirs personnels d’enfance sous la surveillance intrusive des espions de la Stasi — a été scandalisé d’apprendre que le gouvernement des USA enregistrait les conversations téléphoniques de la Chancelière elle-même. Mais en fin de compte, Merkel a conclu un accord entre ses espions et leurs homologues américains et elle a officialisé le complexe industriel de surveillance. L’Allemagne est maintenant à deux doigts d’un gouvernement néo-nazi d’extrême-droite qui pourrait s’installer au milieu de la toile que Merkel a permis à ses services secrets de tisser dans tous les coins de son pays.

Après les terribles attaques de Paris, François Hollande a renié sa promesse de démantèlement de la surveillance française. Il l’a plutôt radicalement étendue, créant une arme immortelle et pluripotente pour espionner et contrôler le peuple français. Hollande est sur le point de perdre le contrôle du gouvernement français au bénéfice des néofascistes de Marine Le Pen, cheffe héréditaire d’une tribu de racistes vicieux et autoritaires.

Les mouvements politiques vont et viennent, mais les autorités institutionnelles demeurent. Les militants des partis ont offert une couverture politique à leurs leaders pendant qu’ils créaient tranquillement les conditions du fascisme clé en mains. Maintenant nous sommes à un clic du totalitarisme.

Il n’est pas trop tard.

Démanteler la surveillance d’État ne sera pas facile mais les choses importantes le sont rarement. Des organisations comme l’EFF (USA), Openmedia (Canada), la Quadrature du Net (France) et l’Open Rights Group ont mené cette bataille depuis des années, longtemps avant que la plupart d’entre nous ne prenne conscience du danger. Leur temps est maintenant : le moment où le danger est visible mais que le mal n’est pas irréversible. C’est le moment où jamais.

Les quatre ans à venir apporteront des batailles bien plus urgentes que l’avenir d’Internet : des batailles sur le droit des femmes à disposer de leur corps ; sur les meurtres racistes de la police et l’incarcération de masse, sur les déportations de masse et les camps de concentration ; sur la discrimination selon le genre et l’homophobie ; sur l’accès aux premières nécessités, depuis l’alimentation jusqu’au logement, en passant par la couverture maladie.

Chacune de ces batailles sera gagnée ou perdue en utilisant Internet.

Nous manquons de munitions, de forces vives, nous sommes trop peu nombreux et n’avons pas de plan, mais nous pouvons tout de même gagner. Internet donne l’avantage à la guerre asymétrique, là où le pouvoir brut et l’argent peuvent être contrés par des tactiques novatrices et une opposition agile.

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Tor, Signal,l’identification à 2 facteurs, un VPN… des armes pour s’opposer à Trump ?

 

S’il nous faut remporter la victoire dans la lutte pour les droits humains et la dignité humaine, nous devons avoir pour arme un Internet libre, ouvert et équitable. Ça commence maintenant. Ça commence avec la prise de conscience suivante : nous ne pouvons pas nous permettre de créer des armes et des pouvoirs juste pour « notre camp » en croyant que l’autre camp, celui des « méchants », ne voudra pas s’en emparer. Nous avons chargé un fusil et l’avons mis entre les mains d’un cinglé. Engageons-nous à ne plus jamais le faire.

Nous continuons le combat.

 

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Note

(1) Dans la Bible, « De leurs glaives ils forgeront des houes, Et de leurs lances des serpes … » (Ésaïe 2:4). L’idée est bien sûr de convertir les armes de la guerre en outils pour la paix.




La prise de conscience et la suite

C’est peut-être le début du début de quelque chose : naguère traités de « paranos », les militants pour la vie privée ont désormais une audience croissante dans le grand public, on peut même parler d’une prise de conscience générale partielle et lente mais irréversible…

Dans un article récent traduit pour vous par le groupe Framalang, Cory Doctorow utilise une analogie inattendue avec le déclin du tabagisme et estime qu’un cap a été franchi : celui de l’indifférence générale au pillage de notre vie privée.

Mais le chemin reste long et il nous faut désormais aller au-delà en fournissant des outils et des moyens d’action à tous ceux qui refusent de se résigner. C’est ce qu’à notre modeste échelle nous nous efforçons de mener à bien avec vous.

Au-delà de l’indifférence

par Cory Doctorow

d’après l’article original de Locus Magazine Peak of indifference

traduction Framalang : lyn, Julien, cocosushi, goofy,  xi

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Dès les tout premiers jours de l’accès public à Internet, les militants comme moi n’ont cessé d’alerter sur les risques sérieux pour la vie privée impliqués par les traces des données personnelles que nous laissons derrière nous lors de notre activité quotidienne en ligne. Nous espérions que le grand public réfléchirait sérieusement aux risques potentiels de divulgation à tout va. Que le grand public comprendrait que les inoffensives miettes d’informations personnelles pourraient être minutieusement rassemblées pour notre malheur par des criminels ou des gouvernements répressifs, des harceleurs aux aguets ou des employeurs abusifs, ou encore par des forces de l’ordre bien intentionnées mais qui pourraient tirer des conclusions fallacieuses de leur espionnage de nos vies.

Nous avons complètement échoué.

La popularité et la portée d’Internet n’ont fait qu’augmenter chaque année. Et chaque année ont augmenté aussi les menaces sur la vie privée des utilisateurs.

Pour être honnête, nous, les défenseurs de la vie privée, avons une bonne excuse. Il est vraiment très difficile d’amener les gens à avoir conscience des dangers qui les menacent lorsque ceux-ci sont à venir, surtout quand le comportement qui vous met en danger et ses conséquences sont très éloignés dans le temps et dans l’espace. La divulgation de la vie privée est un problème de santé publique, comme le tabagisme. Ce n’est pas une simple bouffée de cigarette qui va vous donner le cancer, mais inhalez assez de bouffées et, au bout du compte, ce sera le cancer quasi assuré. Une simple divulgation de vos données personnelles ne vous causera pas de préjudice, mais la répétition de ces divulgations sur le long terme engendrera de sérieux problèmes de confidentialité.

Pendant des décennies, les défenseurs de la santé publique ont essayé d’amener les gens à se préoccuper des risques de cancer, sans beaucoup de succès. Ils avaient, eux aussi, une bonne excuse. Fumer procure un bénéfice à court terme (on calme une envie irrésistible) et le coût en est modique. Pire encore, les entreprises qui faisaient du profit avec le tabac ont largement financé des campagnes de désinformation pour que leurs clients aient plus de mal à appréhender les risques à long terme, et surtout évitent de s’en soucier.

Le tabagisme est maintenant en déclin (bien que le vapotage s’avère y conduire efficacement), mais il a fallu pas mal de temps pour en arriver là. Quand ceux qui avaient fumé toute leur vie recevaient le diagnostic de leur cancer, il était déjà trop tard, et beaucoup ont nié la réalité de leur cancer, ont continué à fumer tout au long de leur thérapie, ou bien ont connu une mort lente et cruelle. L’association entre le plaisir à court terme de la fumée et l’absence de moyens significatifs de réparer les dégâts qui se sont déjà produits, telle est l’infaillible moteur du déni : pourquoi se priver des plaisirs de la fumée si finalement ça ne fait aucune différence ?

Cependant, le tabagisme n’est en déclin que parce que les preuves de ses dégâts sont peu à peu devenues indéniables. À un certain moment, l’indifférence aux dangers du tabac a atteint son point culminant – bien avant que le tabagisme lui-même n’atteigne son maximum. L’indifférence maximale représente un tournant. Une fois que le nombre de personnes qui se sentent concernées par le problème commence à grandir indépendamment de vous, sans que vous ayez besoin de présenter encore et toujours ses conséquences à long terme, vous pouvez changer de tactique pour passer à quelque chose de bien plus facile. Plutôt que d’essayer d’impliquer les gens, vous avez maintenant seulement besoin de les inciter à agir sur ce sujet.

Le mouvement contre le tabagisme a réalisé de grandes avancées sur ce terrain. Il a fait en sorte que les personnes atteintes du cancer – ou celles dont les proches l’étaient – comprennent que le fait de fumer n’était pas un phénomène venu de nulle part. Des noms ont été cités, des documents publiés qui ont montré exactement qui conspirait pour détruire des vies avec le cancer afin de s’enrichir. Les militants ont mis au jour et souligné les risques qui pèsent sur la vie des gens non fumeurs : le tabagisme passif, mais aussi le poids qu’il pèse sur la santé publique et la douleur des survivants après le décès de leurs proches. Tous ont demandé des changements structurels – interdiction de fumer – et légaux, économiques et normatifs. Franchir le cap de l’indifférence maximale leur a permis de passer de l’argumentation à la réponse.

Voilà pourquoi il est grand temps que les défenseurs de la vie privée se mettent à réfléchir à une nouvelle tactique. Nous avons franchi et dépassé le cap de l’indifférence à la surveillance en ligne : ce qui signifie qu’à compter d’aujourd’hui, le nombre de gens que la surveillance indigne ne fera que croître.

La mauvaise nouvelle, c’est qu’après 20 ans d’échec pour convaincre les gens des risques liés à leur vie privée, une boite de Pandore s’est construite : toutes les données collectées, actuellement stockées dans des bases de données géants seront, un jour ou l’autre, divulguées et lorsque cela se produira, des vies seront détruites. Ils verront leur maison volée par des usurpateurs d’identité qui falsifient les titres de propriété (ça c’est déjà vu), leur casier judiciaire ne sera plus vierge car des usurpateurs auront pris leur identité pour commettre des délits (ça c’est déjà vu), ils seront accusés de terrorisme ou de crimes terribles parce qu’un algorithme aura scanné leurs données et aura abouti à une conclusion qu’ils ne pourront ni lire ni remettre en question (ça c’est déjà vu) ; leurs appareils seront piratés parce que leurs mots de passe et autres données personnelles auront fuité de vieux comptes, des pirates les espionneront depuis leurs babyphones, leur voitures, leurs décodeurs, leurs implants médicaux (ça c’est déjà vu) ; leurs informations sensibles, fournies au gouvernement pour obtenir des accréditations fuiteront et seront stockées par des états ennemis pour exercer un chantage (ça c’est déjà vu) , leurs employeurs feront faillite après que des informations personnelles auront servies à faire de l’espionnage industriel (ça c’est déjà vu) etc..

Du piratage du site Ashley Madison à la violation de données de l’Office of Personnel Management [le service qui gère les fonctionnaires fédéraux aux USA], ce qui nous attend est clair : dorénavant, tous les quinze jours, un ou deux millions de personnes dont la vie vient d’être détruite par une fuite de données vont régulièrement aller frapper à la porte d’un défenseur de la vie privée, pâles comme un fumeur qui vient d’apprendre qu’il a un cancer, ils lui diront : « Vous aviez raison. On fait quoi, maintenant ? »

Clavier vie privée (en vente nulle part) : image de https://framablog.org/2016/07/11/la-prise-de-conscience-et-la-suite/

Clavier « vie privée » par g4ll4is, (CC BY-SA 2.0)

C’est là que nous pouvons intervenir. Nous pouvons désigner les personnes qui nous ont dit que la notion de vie privée était obsolète alors qu’eux-mêmes dépensent des centaines de millions de dollars pour se prémunir de toute surveillance, en achetant les maisons proches de la leur et en les laissant vides (comme l’a fait le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg) ; en menaçant les journalistes qui ont divulgué des données personnelles les concernant (comme l’a fait l’ex-PDG de Google, Eric Schmidt) ; en utilisant des paradis fiscaux pour cacher leurs délits financiers (comme ceux nommés dans les Panama Papers). Toutes ces personnes ont dit un jour : « La vie privée, c’est fini » mais ils voulaient dire « Si vous pensez que c’en est fini de votre vie privée, je serai vraiment beaucoup plus riche. »

Nous devons citer des noms, rendre évident le fait que des personnes vivantes aujourd’hui ont conçu un mouvement de déni de la vie privée sur le modèle du mouvement de déni du cancer conçu par l’industrie du tabac.

Nous devons fournir des moyens d’action : des outils de protection des données personnelles qui permettent aux gens de se défendre contre l’économie de la surveillance ; des campagnes politiques qui exposent et ridiculisent publiquement les politiciens et les espions ; l’opportunité d’obtenir en justice des réparations de ceux qui profitent de la surveillance.

Si nous pouvons donner une perspective d’action aux victimes du pillage de leur vie privée, un mouvement qu’elles puissent rejoindre, elles combattront à nos côtés. Sinon, elles deviendront des nihilistes de la confidentialité et continueront à répandre leurs données personnelles pour gagner un peu de vie sociale à court terme, ce qui en fera des proies faciles pour les espions, les escrocs, les salauds et les voyeurs.

C’est à nous de jouer.




Les anciens Léviathans II — Internet. Pour un contre-ordre social

Qu’est-ce qui fait courir Framasoft ? De la campagne Dégooglisons à l’initiative C.H.A.T.O.N.S quelles idées ont en tête les acteurs et soutiens de l’association ? Vous reprendrez bien une tranche de Léviathan ?

Cet article est une re-publication sur le framablog, car ce texte s’inscrit dans une série de réflexions.

Vous avez raté les épisodes précédents ?

De la légitimité

Michel Foucault, disparu il y a trente ans, proposait d’approcher les grandes questions du monde à travers le rapport entre savoir et pouvoir. Cette méthode a l’avantage de contextualiser le discours que l’on est en train d’analyser : quels discours permettent d’exercer quels pouvoirs ? Et quels pouvoirs sont censés induire quelles contraintes et en vertu de quels discours ? Dans un de ses plus célèbres ouvrages, Surveiller et punir[1], Foucault démontre les mécanismes qui permettent de passer de la démonstration publique du pouvoir d’un seul, le monarque qui commande l’exécution publique des peines, à la normativité morale et physique imposée par le contrôle, jusqu’à l’auto-censure. Ce n’est plus le pouvoir qui est isolé dans la forteresse de l’autorité absolue, mais c’est l’individu qui exerce lui-même sa propre coercition. Ainsi, Surveiller et punir n’est pas un livre sur la prison mais sur la conformation de nos rapports sociaux à la fin du XXe siècle.

 

 

Deux autres auteurs et œuvres pas du tout importants. Du tout, du tout.
Deux autres auteurs et œuvres pas du tout importants. Du tout, du tout.

 

Les modèles économiques ont suivi cet ordre des choses : puisque la société est individualiste, c’est à l’individu que les discours doivent s’adresser. La plupart des modèles économiques qui préexistent à l’apparition de services sur Internet furent considérés, au début du XXIe siècle, comme les seuls capables de générer des bénéfices, de l’innovation et du bien-être social. L’exercice de la contrainte consistait à susciter le consentement des individus-utilisateurs dans un rapport qui, du moins le croyait-on, proposait une hiérarchie entre d’un côté les producteurs de contenus et services et, de l’autre côté, les utilisateurs. Il n’en était rien : les utilisateurs eux-mêmes étaient supposés produire des contenus œuvrant ainsi à la normalisation des rapports numériques où les créateurs exerçaient leur propre contrainte, c’est-à-dire accepter le dévoilement de leur vie privée (leur identité) en guise de tribut à l’expression de leurs idées, de leurs envies, de leurs besoins, de leurs rêves. Que n’avait-on pensé plus tôt au spectaculaire déploiement de la surveillance de masse focalisant non plus sur les actes, mais sur les éléments qui peuvent les déclencher ? Le commerce autant que l’État cherche à renseigner tout comportement prédictible dans la mesure où, pour l’un il permet de spéculer et pour l’autre il permet de planifier l’exercice du pouvoir. La société prédictible est ainsi devenue la force normalisatrice en fonction de laquelle tout discours et tout pouvoir s’exerce désormais (mais pas exclusivement) à travers l’organe de communication le plus puissant qui soit : Internet. L’affaire Snowden n’a fait que focaliser sur l’un de ses aspects relatif aux questions des défenses nationales. Mais l’aspect le plus important est que, comme le dit si bien Eben Moglen dans une conférence donnée à Berlin en 2012[2], « nous n’avons pas créé l’anonymat lorsque nous avons inventé Internet. »

Depuis le milieu des années 1980, les méthodes de collaboration dans la création de logiciels libres montraient que l’innovation devait être collective pour être assimilée et partagée par le plus grand nombre. La philosophie du Libre s’opposait à la nucléarisation sociale et proposait un modèle où, par la mise en réseau, le bien-être social pouvait émerger de la contribution volontaire de tous adhérant à des objectifs communs d’améliorations logicielles, techniques, sociales. Les créations non-logicielles de tout type ont fini par suivre le même chemin à travers l’extension des licences à des œuvres non logicielles. Les campagnes de financement collaboratif, en particulier lorsqu’elles visent à financer des projets sous licence libre, démontrent que dans un seul et même mouvement, il est possible à la fois de valider l’impact social du projet (par l’adhésion du nombre de donateurs) et assurer son développement. Pour reprendre Eben Moglen, ce n’est pas l’anonymat qui manque à Internet, c’est la possibilité de structurer une société de la collaboration qui échappe aux modèles anciens et à la coercition de droit privé qu’ils impliquent. C’est un changement de pouvoir qui est à l’œuvre et contre lequel toute réaction sera nécessairement celle de la punition : on comprend mieux l’arrivée plus ou moins subtile d’organes gouvernementaux et inter-gouvernementaux visant à sanctionner toute incartade qui soit effectivement condamnable en vertu du droit mais aussi à rigidifier les conditions d’arrivée des nouveaux modèles économiques et structurels qui contrecarrent les intérêts (individuels eux aussi, par définition) de quelques-uns. Nous ne sommes pas non plus à l’abri des resquilleurs et du libre-washing cherchant, sous couvert de sympathie, à rétablir une hiérarchie de contrôle.

Dans sa Lettre aux barbus[3], le 5 juin 2014, Laurent Chemla vise juste : le principe selon lequel « la sécurité globale (serait) la somme des sécurités individuelles » implique que la surveillance de masse (rendue possible, par exemple, grâce à notre consentement envers les services gratuits dont nous disposons sur Internet) provoque un déséquilibre entre d’une part ceux qui exercent le pouvoir et en ont les moyens et les connaissances, et d’autre part ceux sur qui s’exerce le pouvoir et qui demeurent les utilisateurs de l’organe même de l’exercice de ce pouvoir. Cette double contrainte n’est soluble qu’à la condition de cesser d’utiliser des outils centralisés et surtout s’en donner les moyens en « (imaginant) des outils qui créent le besoin plutôt que des outils qui répondent à des usages existants ». C’est-à-dire qu’il relève de la responsabilité de ceux qui détiennent des portions de savoir (les barbus, caricature des libristes) de proposer au plus grand nombre de nouveaux outils capables de rétablir l’équilibre et donc de contrecarrer l’exercice illégitime du pouvoir.

Une affaire de compétences

Par bien des aspects, le logiciel libre a transformé la vie politique. En premier lieu parce que les licences libres ont bouleversé les modèles[4] économiques et culturels hérités d’un régime de monopole. En second lieu, parce que les développements de logiciels libres n’impliquent pas de hiérarchie entre l’utilisateur et le concepteur et, dans ce contexte, et puisque le logiciel libre est aussi le support de la production de créations et d’informations, il implique des pratiques démocratiques de décision et de liberté d’expression. C’est en ce sens que la culture libre a souvent été qualifiée de « culture alternative » ou « contre-culture » parce qu’elle s’oppose assez frontalement avec les contraintes et les usages qui imposent à l’utilisateur une fenêtre minuscule pour échanger sa liberté contre des droits d’utilisation.

Contrairement à ce que l’on pouvait croire il y a seulement une dizaine d’années, tout le monde est en mesure de comprendre le paradoxe qu’il y a lorsque, pour pouvoir avoir le droit de communiquer avec la terre entière et 2 amis, vous devez auparavant céder vos droits et votre image à une entreprise comme Facebook. Il en est de même avec les formats de fichiers dont les limites ont vite été admises par le grand public qui ne comprenait et ne comprend toujours pas en vertu de quelle loi universelle le document écrit il y a 20 ans n’est aujourd’hui plus lisible avec le logiciel qui porte le même nom depuis cette époque. Les organisations libristes telles la Free Software Foundation[5], L’Electronic Frontier Foundation[6], l’April[7], l’Aful[8], Framasoft[9] et bien d’autres à travers le monde ont œuvré pour la promotion des formats ouverts et de l’interopérabilité à tel point que la décision publique a dû agir en devenant, la plupart du temps assez mollement, un organe de promotion de ces formats. Bien sûr, l’enjeu pour le secteur public est celui de la manipulation de données sensibles dont il faut assurer une certaine pérennité, mais il est aussi politique puisque le rapport entre les administrés et les organes de l’État doit se faire sans donner à une entreprise privée l’exclusivité des conditions de diffusion de l’information.

Extrait de l'expolibre de l'APRIL
Extrait de l’expolibre de l’APRIL

 

Les acteurs associatifs du Libre, sans se positionner en lobbies (alors même que les lobbies privés sont financièrement bien plus équipés) et en œuvrant auprès du public en donnant la possibilité à celui-ci d’agir concrètement, ont montré que la société civile est capable d’expertise dans ce domaine. Néanmoins, un obstacle de taille est encore à franchir : celui de donner les moyens techniques de rendre utilisables les solutions alternatives permettant une émancipation durable de la société. Peine perdue ? On pourrait le croire, alors que des instances comme le CNNum (Conseil National du Numérique) ont tendance à se résigner[10] et penser que les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) seraient des autorités incontournables, tout comme la soumission des internautes à cette nouvelle forme de féodalité serait irrémédiable.

Pour ce qui concerne la visibilité, on ne peut pas nier les efforts souvent exceptionnels engagés par les associations et fondations de tout poil visant à promouvoir le Libre et ses usages auprès du large public. Tout récemment, la Free Software Foundation a publié un site web multilingue exclusivement consacré à la question de la sécurité des données dans l’usage des courriels. Intitulé Email Self Defense[11], ce guide explique, étape par étape, la méthode pour chiffrer efficacement ses courriels avec des logiciels libres. Ce type de démarche est en réalité un symptôme, mais il n’est pas seulement celui d’une réaction face aux récentes affaires d’espionnage planétaire via Internet.

Pour reprendre l’idée de Foucault énoncée ci-dessus, le contexte de l’espionnage de masse est aujourd’hui tel qu’il laisse la place à un autre discours : celui de la nécessité de déployer de manière autonome des infrastructures propres à l’apprentissage et à l’usage des logiciels libres en fonction des besoins des populations. Auparavant, il était en effet aisé de susciter l’adhésion aux principes du logiciel libre sans pour autant déployer de nouveaux usages et sans un appui politique concret et courageux (comme les logiciels libres à l’école, dans les administrations, etc.). Aujourd’hui, non seulement les principes sont socialement intégrés mais de nouveaux usages ont fait leur apparition tout en restant prisonniers des systèmes en place. C’est ce que soulève très justement un article récent de Cory Doctorow[12] en citant une étude à propos de l’usage d’Internet chez les jeunes gens. Par exemple, une part non négligeable d’entre eux suppriment puis réactivent au besoin leurs comptes Facebook de manière à protéger leurs données et leur identité. Pour Doctorow, être « natifs du numérique » ne signifie nullement avoir un sens inné des bons usages sur Internet, en revanche leur sens de la confidentialité (et la créativité dont il est fait preuve pour la sauvegarder) est contrecarré par le fait que « Facebook rend extrêmement difficile toute tentative de protection de notre vie privée » et que, de manière plus générale, « les outils propices à la vie privée tendent à être peu pratiques ». Le sous-entendu est évident : même si l’installation logicielle est de plus en plus aisée, tout le monde n’est capable d’installer chez soi des solutions appropriées comme un serveur de courriel chiffré.

Que faire ?

Le diagnostic posé, que pouvons-nous faire ? Le domaine associatif a besoin d’argent. C’est un fait, d’ailleurs remarqué par le gouvernement français, qui avait fait de l’engagement associatif la grande « cause nationale de l’année 2014 ». Cette action[13] a au moins le mérite de valoriser l’économie sociale et solidaire, ainsi que le bénévolat. Les associations libristes sont déjà dans une dynamique similaire depuis un long moment, et parfois s’essoufflent… En revanche, il faut des investissements de taille pour avoir la possibilité de soutenir des infrastructures libres dédiées au public et répondant à ses usages numériques. Ces investissements sont difficiles pour au moins deux raisons :

  • la première réside dans le fait que les associations ont pour cela besoin de dons en argent. Les bonnes volontés ne suffisent pas et la monnaie disponible dans les seules communautés libristes est à ce jour en quantité insuffisante compte tenu des nombreuses sollicitations ;
  • la seconde découle de la première : il faut lancer un mouvement de financements participatifs ou des campagnes de dons ciblées de manière à susciter l’adhésion du grand public et proposer des solutions adaptées aux usages.

Pour cela, la première difficulté sera de lutter contre la gratuité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la gratuité (relative) des services privateurs possède une dimension attractive si puissante qu’elle élude presque totalement l’existence des solutions libres ou non libres qui, elles, sont payantes. Pour rester dans le domaine de la correspondance, il est très difficile aujourd’hui de faire comprendre à Monsieur Dupont qu’il peut choisir un hébergeur de courriel payant, même au prix « participatif » d’1 euro par mois. En effet, Monsieur Dupont peut aujourd’hui utiliser, au choix : le serveur de courriel de son employeur, le serveur de courriel de son fournisseur d’accès à Internet, les serveurs de chez Google, Yahoo et autres fournisseurs disponibles très rapidement sur Internet. Dans l’ensemble, ces solutions sont relativement efficaces, simples d’utilisation, et ne nécessitent pas de dépenses supplémentaires. Autant d’arguments qui permettent d’ignorer la question de la confidentialité des courriels qui peuvent être lus et/ou analysés par son employeur, son fournisseur d’accès, des sociétés tierces…

Pourtant des solutions libres, payantes et respectueuses des libertés, existent depuis longtemps. C’est le cas de Sud-Ouest.org[14], une plate-forme d’hébergement mail à prix libre. Ou encore l’association Lautre.net[15], qui propose une solution d’hébergement de site web, mais aussi une adresse courriel, la possibilité de partager ses documents via FTP, la création de listes de discussion, etc. Pour vivre, elle propose une participation financière à la gestion de son infrastructure, quoi de plus normal ?

Aujourd’hui, il est de la responsabilité des associations libristes de multiplier ce genre de solutions. Cependant, pour dégager l’obstacle de la contrepartie financière systématique, il est possible d’ouvrir gratuitement des services au plus grand nombre en comptant exclusivement sur la participation de quelques-uns (mais les plus nombreux possible). En d’autres termes, il s’agit de mutualiser à la fois les plates-formes et les moyens financiers. Cela ne rend pas pour autant les offres gratuites, simplement le coût total est réparti socialement tant en unités de monnaie qu’en contributions de compétences. Pour cela, il faut savoir convaincre un public déjà largement refroidi par les pratiques des géants du web et qui perd confiance.

Framasoft propose des solutions

Parmi les nombreux projets de Framasoft, il en est un, plus généraliste, qui porte exclusivement sur les moyens techniques (logiciels et matériels) de l’émancipation du web. Il vise à renouer avec les principes qui ont guidé (en des temps désormais très anciens) la création d’Internet, à savoir : un Internet libre, décentralisé (ou démocratique), éthique et solidaire (l.d.e.s.).

Framasoft n’a cependant pas le monopole de ces principes l.d.e.s., loin s’en faut, en particulier parce que les acteurs du Libre œuvrent tous à l’adoption de ces principes. Mais Framasoft compte désormais jouer un rôle d’interface. À l’instar d’un Google qui rachète des start-up pour installer leurs solutions à son compte et constituer son nuage, Framasoft se propose depuis 2010, d’héberger des solutions libres pour les ouvrir gratuitement à tout public. C’est ainsi que par exemple, des particuliers, des syndicats, des associations et des entreprises utilisent les instances Framapad et Framadate. Il s’agit du logiciel Etherpad, un système de traitement de texte collaboratif, et d’un système de sondage issu de l’Université de Strasbourg (Studs) permettant de convenir d’une date de réunion ou créer un questionnaire. Des milliers d’utilisateurs ont déjà bénéficié de ces applications en ligne ainsi que d’autres, qui sont listées sur Framalab.org[16].

Depuis le début de l’année 2014, Framasoft a entamé une stratégie qui, jusqu’à présent est apparue comme un iceberg aux yeux du public. Pour la partie émergée, nous avons tout d’abord commencé par rompre radicalement les ponts avec les outils que nous avions tendance à utiliser par pure facilité. Comme nous l’avions annoncé lors de la campagne de don 2013, nous avons quitté les services de Google pour nos listes de discussion et nos analyses statistiques. Nous avons choisi d’installer une instance Bluemind, ouvert un serveur Sympa, mis en place Piwik ; quant à la publicité et les contenus embarqués, nous pouvons désormais nous enorgueillir d’assurer à tous nos visiteurs que nous ne nourrissons plus la base de données de Google. À l’échelle du réseau Framasoft, ces efforts ont été très importants et ont nécessité des compétences et une organisation technique dont jusque là nous ne disposions pas.

L'état de la Dégooglisation en octobre 2015...
L’état de la Dégooglisation en octobre 2015…

 

Nous ne souhaitons pas nous arrêter là. La face immergée de l’iceberg est en réalité le déploiement sans précédent de plusieurs services ouverts. Ces services ne sont pas seulement proposés, ils sont accompagnés d’une pédagogie visant à montrer comment[17] installer des instances similaires pour soi-même ou pour son organisation. Nous y attachons d’autant plus d’importance que l’objectif n’est pas de commettre l’erreur de proposer des alternatives centralisées mais d’essaimer au maximum les solutions proposées.

Au mois de juin, nous avons lancé une campagne de financement participatif afin d’améliorer Etherpad (sur lequel est basé notre service Framapad) en travaillant sur un plugin baptisé Mypads : il s’agit d’ouvrir des instances privées, collaboratives ou non, et les regrouper à l’envi, ce qui permettra in fine de proposer une alternative sérieuse à Google Docs. À l’heure où j’écris ces lignes, la campagne est une pleine réussite et le déploiement de Mypads (ainsi que sa mise à disposition pour toute instance Etherpad) est prévue pour le dernier trimestre 2014. Nous avons de même comblé les utilisateurs de Framindmap, notre créateur en ligne de carte heuristiques, en leur donnant une dimension collaborative avec Wisemapping, une solution plus complète.

Au mois de juillet, nous avons lancé Framasphère[18], une instance Diaspora* dont l’objectif est de proposer (avec Diaspora-fr[19]) une alternative à Facebook en l’ouvrant cette fois au maximum en direction des personnes extérieures au monde libriste. Nous espérons pouvoir attirer ainsi l’attention sur le fait qu’aujourd’hui, les réseaux sociaux doivent afficher clairement une éthique respectueuse des libertés et des droits, ce que nous pouvons garantir de notre côté.

Enfin, après l’été 2014, nous comptons de même offrir aux utilisateurs un moteur de recherche (Framasearx) et d’ici 2015, si tout va bien, un diaporama en ligne, un service de visioconférence, des services de partage de fichiers anonymes et chiffrés, et puis… et puis…

Aurons-nous les moyens techniques et financiers de supporter la charge ? J’aimerais me contenter de dire que nous avons la prétention de faire ainsi œuvre publique et que nous devons réussir parce qu’Internet a aujourd’hui besoin de davantage de zones libres et partagées. Mais cela ne suffit pas. D’après les derniers calculs, si l’on compare en termes de serveurs, de chiffre d’affaires et d’employés, Framasoft est environ 38.000 fois plus petit que Google[20]. Or, nous n’avons pas peur, nous ne sommes pas résignés, et nous avons nous aussi une vision au long terme pour changer le monde[21]. Nous savons qu’une population de plus en plus importante (presque majoritaire, en fait) adhère aux mêmes principes que ceux du modèle économique, technique et éthique que nous proposons. C’est à la société civile de se mobiliser et nous allons développer un espace d’expression de ces besoins avec les moyens financiers de 200 mètres d’autoroute en équivalent fonds publics. Dans les mois et les années qui viennent, nous exposerons ensemble des méthodes et des exemples concrets pour améliorer Internet. Nous aider et vous investir, c’est rendre possible le passage de la résistance à la réalisation.

Ce document est placé sous Licence Art Libre 1.3 (Document version 1.0)
Paru initialement dans Linux Pratique n°85 Septembre/Octobre 2014, avec leur aimable autorisation.

Notes

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris : Gallimard, 1975; http://fr.wikipedia.org/wiki/Surveiller_et_punir

[2] Eben Moglen, « Why Freedom of Thought Requires Free Media and Why Free Media Require Free Technology », Re:Publica Conference, 02 mai 2012, Berlin; http://12.re-publica.de/panel/why-freedom-of-thought-requires-free-media-and-why-free-media-require-free-technology/

[3] Laurent Chemla, « Lettre aux barbus », Mediapart, 05/06/2014; http://blogs.mediapart.fr/blog/laurent-chemla/050614/lettre-aux-barbus

[4] Benjamin Jean, Option libre. Du bon usage des licences libres, Paris : Framasoft/Framabook, 2011; http://framabook.org/option-libre-du-bon-usage-des-licences-libres

[5] La FSF se donne pour mission mondiale la promotion du logiciel libre et la défense des utilisateurs; http://www.fsf.org/

[6] L’objectif de l’EFF est de défendre la liberté d’expression sur Internet, ce qui implique l’utilisation des logiciels libres; http://www.eff.org

[7] April. Promouvoir et défendre le logiciel libre; http://www.april.org

[8] Association Francophone des Utilisateurs de Logiciels Libres; https://aful.org

[9] Framasoft, La route est longue mais la voie est libre; http://framasoft.org

[10] Voir à ce sujet l’analyse du dernier rapport du CNNum sur « la neutralité des plateformes », par Stéphane Bortzmeyer; http://www.bortzmeyer.org/neutralite-plateformes.html

[11] Autodéfense courriel; https://emailselfdefense.fsf.org/fr/.

[12] Cory Doctorow, « Vous êtes “natif du numérique” ? – Ce n’est pas si grave, mais… », trad. fr. sur Framablog, le 6 juin 2014; https://framablog.org/index.php/post/2014/06/05/vous-etes-natifs-num%C3%A9riques-pas-grave-mais

[13] Sera-t-elle efficace ? c’est une autre question

[14] Plateforme libre d’hébergement mail à prix libre; https://www.sud-ouest.org

[15] L’Autre Net, hébergeur associatif autogéré; http://www.lautre.net

[16] Le laboratoire des projets Framasoft; https://framalab.org

[17] On peut voir ce tutoriel d’installation de Wisemapping comme exemple de promotion de la décentralisation; http://framacloud.org/cultiver-son-jardin/installation-de-wisemapping/

[18] Un réseau social libre, respectueux et décentralisé; https://framasphere.org

[19] Noeud du réseau Diaspora*, hébergé en France chez OVH; https://diaspora-fr.org/

[20] Voir au sujet de la dégooglisation d’Internet la conférence de Pierre-Yves Gosset lors des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, juillet 2014, Montpellier; http://video.rmll.info/videos/quelles-alternatives-a-google-retours-sur-lexperience-framacloud

[21] Cette vision du monde vaut bien celle de Google, qui faisait l’objet de la Une de Courrier International du mois de mai 2014. http://www.courrierinternational.com/article/2014/05/27/google-maitre-du-futur.




Au revoir Revolv, bonjour obsolescence imposée

Pendant longtemps, acheter un objet signifiait pouvoir en disposer pleinement. Mais l’ère Google est arrivée, et les temps ont bel et bien changé.

Désormais, il faut composer avec des objets toujours connectés à leurs fabricants et à leur nouveau credo : l’obsolescence imposée, ou comment vous vendre un produit tout en gardant les pleins droits dessus. Quand il est possible de ne pas se contenter de l’argent du beurre, certains semblent ne pas se priver.

Google s’introduit au domicile de ses clients et neutralise leurs appareils connectés.

par Cory Doctorow

Source : Google reaches into customers’ homes and bricks their gadgets
Traduction Framalang : Piup, touriste, teromene, MagicFab, lumi, morgane, Pouhiou, simon, Blanchot, line, Diab, Penguin, herodor, lamessen, scailyna, tripou et quelques valeureux anonymes

Dave Bleasdale – CC-BY
Dave BleasdaleCC-BY

Revolv est une centrale de contrôle pour maison connectée dont Google a fait l’acquisition il y a 17 mois. Hier, Google a annoncé qu’à partir du 15 mai (2016, NdT), tous les Revolvs, où qu’ils soient, seraient mis hors-service et deviendraient inutilisables. La section 1201 de la loi américaine sur les droits d’auteur numériques (Digital Millennium Copyright Act, DMCA) précise que toute personne essayant de créer un système d’exploitation alternatif pour le Revolv commettrait un délit et risquerait jusqu’à 5 ans de prison.

Revolv est apparemment mis hors service parce qu’il n’a pas sa place dans les projets que Google prévoit pour Nest, son autre acquisition en matière de technologie domestique. La foire aux questions (FAQ) de Google indique à ses clients que tout cela est normal, car la garantie de ces objets a expiré, et que de toute manière, tout était indiqué en petits caractères dans les conditions qu’ils ont lues, ou au moins vues, ou pour lesquelles ils ont au minimum vu un lien quelque part.

Ce n’est pas encore un tremblement de terre, mais une secousse annonciatrice. Qu’il s’agisse de votre voiture, de vos ampoules ou de votre stimulateur cardiaque, les objets que vous possédez reposent de plus en plus sur des logiciels en réseau. Supprimez ces logiciels et ils deviennent des déchets électroniques inutilisables. Une entreprise vendant uniquement du matériel n’existe pas : les marges de profits ridiculement faibles sur le matériel obligent chaque entreprise de ce secteur à s’orienter vers le domaine du service et des données, et presque sans exception, ces entreprises utilisent les DRM (gestion des droits numériques) pour obtenir le droit de poursuivre en justice les concurrents qui fournissent les mêmes services, ou qui donnent à leurs clients la possibilité d’accéder à leurs propres données sur le matériel d’une entreprise concurrente.

Nous venons d’entrer dans une ère où les lave-vaisselle peuvent refuser de laver la vaisselle d’un autre fournisseur, et où leurs fabricants peuvent poursuivre en justice quiconque essayerait de fabriquer de la « vaisselle compatible ». Vous vendre un grille-pain n’avait jamais donné le droit au fabricant de vous dicter le choix de votre pain, pas plus que fabriquer un lecteur CD n’accordait à un fabricant le droit de contrôler le type de disque que vous souhaitez lire.

Si la dernière loi sur les droits d’auteur numériques (DMCA) a réussi à perdurer, c’est parce que nous considérons simplement comme une arnaque à la petite semaine des pratiques nous obligeant, par exemple, à acheter à nouveau un film que l’on a en DVD pour pouvoir le regarder sur son téléphone. Dans les faits, les règles du DMCA créent un système qui permet aux entreprises d’être les réels propriétaires de ce que vous achetez ; vous pensez acheter un objet, mais en réalité vous n’achetez tout simplement que le droit d’utiliser cet objet : c’est-à-dire une licence régie par des conditions d’utilisation que vous n’avez jamais lues, et encore moins approuvées, mais qui octroient à ces entreprises le droit de pénétrer chez vous et d’y faire ce qu’elles veulent avec le matériel que vous avez payé.

En somme, c’est un aimable et retentissant « Allez vous faire foutre » envoyé à toutes les personnes qui leur ont fait confiance en achetant leur matériel. Cette annonce a été faite longtemps après le rachat de l’entreprise par Google, il s’agit donc bien des paroles de Google sous la direction de Tony Fadell. Il faut également relever que pour les utilisateurs de ces objets connectés, la seule façon d’être informé de leur mutinerie est de se rendre sur le site Internet de Revolv alors même que Google dispose de l’adresse mail de ses clients.

Écoutez, je suis un grand garçon. Ce n’est pas la fin du monde. Il se trouve que je peux résoudre le problème en achetant un appareil de remplacement, tel que la centrale de contrôle produite par SmartThing, une entreprise appartenant à Samsung. Cet appareil n’est pas très cher, quelques centaines de dollars. Mais je suis vraiment inquiet. Cette initiative de Google soulève une série d’interrogations inhérentes à tout le matériel vendu par cette même société.

Quel sera le prochain appareil que Google décidera de neutraliser ? S’ils arrêtent le support d’Android, vont-ils décider que dès le lendemain de l’expiration de la dernière garantie, votre téléphone va s’éteindre à jamais ? Votre appareil Nexus est-il à l’abri ? Quid de votre alarme incendie ou de votre détecteur de fumée Nest ? Quid de votre Dropcam ? Et votre appareil Chromecast ? Google/Nest ne risque-t-il pas un jour de mettre votre famille en danger ?

Dans tous ces appareils, les aspects logiciels et matériels sont inextricablement liés. En vertu de quoi l’expiration d’une garantie donnerait-elle le droit de désactiver le fonctionnement d’un appareil ?

Arlo Gilbert/Medium, The time that Tony Fadell sold me a container of hummus.




Il a choisi Linux et s’en félicite

Dan Gillmor, qui avait l’an dernier expliqué pourquoi il disait au revoir à google, Microsoft et Apple dans un article que nous avons publié, fait aujourd’hui le point sur ses choix et constate qu’il ne regrette rien. D’autres bonnes raisons de migrer sont apparues, comme l’accélération de la re-centralisation du Web, l’hégémonie croissante des grands acteurs et bien sûr la surveillance généralisée.

Dan Gillmor évoque avec précision les matériels et logiciels qu’il a adoptés progressivement, fait état également sans à priori des avancées et des faiblesses des produits open source. Il reconnaît la difficulté relative du passage au Libre intégral (il peine encore à se dégoogliser 😉 ) mais les valeurs qu’il défend sont celles de l’indépendance, du choix libre pour l’utilisateur de ses usages et de ses produits…

Je suis passé à Linux et c’est encore mieux que ce que j’espérais

Dire adieu à Microsoft et Apple n’a jamais été aussi facile, ni aussi satisfaisant

par Dan Gillmor

Article original sur Medium : I Moved to Linux and It’s Even Better Than I Expected
Traduction Framalang : line, goofy, Sphinx, r0u, david_m, Manegiste, sebastien, teromene, galadas, roptat, Omegax, didimo

danGillmorUn beau jour du printemps 2012, j’ai refermé mon MacBookAir pour la dernière fois. À partir de ce moment, mon environnement informatique (en tout cas, en ce qui concerne mon portable) était GNU/Linux. J’ai abandonné, autant que possible, les environnements propriétaires et obsédés du contrôle qu’Apple et Microsoft ont de plus en plus imposés aux utilisateurs d’ordinateurs personnels.

Presque quatre ans plus tard, me voici, et j’écris cet article sur un portable qui tourne sous le système d’exploitation Linux, avec LibreOffice Writer, et non sur une machine Mac ou Windows avec Microsoft Word. Tout va bien.

Non, c’est même mieux que ça, tout est sensationnel.

Je recommanderais ce changement à beaucoup de personnes (pas à tout le monde, ni à n’importe quel prix, mais à quiconque n’est pas effrayé à l’idée de poser une question à l’occasion, et plus particulièrement quiconque réfléchit à la trajectoire prise par la technologie et la communication au 21ème siècle). Plus que tout, aux gens qui se soucient de leur liberté.

Ils nous ont donné plus de confort, et nous avons dit collectivement : « Génial ! »

L’informatique personnelle remonte à la fin des années 1970. Elle a défini une ère de la technologie où les utilisateurs pouvaient adapter ce qu’ils achetaient de toutes sortes de manières. Lorsque l’informatique mobile est arrivée sous la forme de smartphones, la tendance s’est inversée. Les constructeurs, en particulier Apple, ont gardé bien plus de contrôle. Ils nous ont donné plus de confort, et nous avons dit collectivement : « Génial ! ».

Il y a quelques mois, lorsque Apple a annoncé son iPad Pro, une grande tablette avec un clavier, son président Tim Cook l’a appelée « la plus claire expression de notre vision pour le futur de l’informatique personnelle ». « Ouh là, ça craint » me suis-je dit à ce moment-là. Entre autres, dans l’écosystème iOS, les utilisateurs ne peuvent obtenir leurs logiciels que sur l’Apple store, et les développeurs sont obligés de les vendre au même endroit seulement. C’est peut-être la définition de l’informatique personnelle pour Apple, mais pas pour moi.

Pendant ce temps-là, Windows 10 de Microsoft (sur presque tous les points, une grande avancée en termes de facilité d’utilisation par rapport à Windows 8) ressemble de plus en plus à un logiciel espion déguisé en système d’exploitation (une appellation qui pourrait être injuste, mais pas de beaucoup). Oui, la mise à jour depuis les versions précédentes, extrêmement répandues, est gratuite, mais elle prend des libertés extraordinaires avec les données des utilisateurs et le contrôle de ceux-ci, d’après ceux qui en ont analysé le fonctionnement interne.

Ce n’est pas exactement un duopole commercial. Le système d’exploitation Chrome OS de Google fait tourner un nouvel arrivant : le Chromebook, vendu par différents constructeurs. Mais il comporte plus de limites et oblige ses utilisateurs à être totalement à l’aise (je ne le suis pas) sous l’emprise d’une entreprise qui repose sur la surveillance pour soutenir son modèle économique basé sur la publicité.

Ainsi, pour ceux qui ont le moindre intérêt à garder une indépendance substantielle dans l’informatique mobile ou de bureau, Linux semble être le dernier refuge. Sur toute une gamme de machines, des super-ordinateurs aux serveurs, en passant par les téléphones portables et les systèmes embarqués, Linux est déjà incontournable. Je suis content d’avoir franchi le pas.

Avant d’expliquer le comment, il est vital de comprendre le contexte de ma petite rébellion. La re-centralisation est la nouvelle norme dans les technologies et les communications, une tendance qui m’a préoccupé il y a quelque temps sur ce site, quand je décrivais de manière plus générale mes efforts pour me sevrer des produits et services d’entreprises fournis par Apple (c’est fait), Microsoft (fait en grande partie) et Google (encore difficile). Le gain en confort, comme je le disais à l’époque, ne vaut pas les compromis que nous concédons.

Un duopole mobile ?

Comme j’en discuterai plus bas, je dois me demander à quel point il est pertinent de déclarer son indépendance sur son ordinateur personnel, puisque l’informatique évolue de plus en plus vers les appareils mobiles. Qu’on le veuille ou non, Apple et Google en ont plus ou moins pris le contrôle avec iOS et Android. Apple, comme je l’ai dit, est un maniaque obsédé du contrôle. Même si Google distribue gratuitement une version ouverte d’Android, de plus en plus de pièces essentielles de ce système d’exploitation sont intégrées en un amas logiciel terriblement verrouillé qui emprisonne les utilisateurs dans le monde de Google contrôlé par la publicité. Peut-on parler de « duopole » mobile ?

La re-centralisation est particulièrement terrifiante au vu du pouvoir croissant de l’industrie des télécommunications, qui se bat bec et ongles pour contrôler ce que vous et moi faisons des connexions que nous payons, malgré le jugement bienvenu de la FCC (commission fédérale des communications aux États-Unis) en faveur de la « neutralité du net » en 2015. Comcast détient le monopole du véritable haut débit sur la vaste majorité de son territoire, même si l’on distingue quelques concurrents ici et là. Les fournisseurs d’accès par câble avancent rapidement pour imposer des limites d’utilisation qui n’ont rien à voir avec la capacité disponible et tout à voir avec l’extension de leur pouvoir et de leurs profits, comme l’expliquait en détail Susan Crawford. Et les fournisseurs de téléphonie mobile piétinent allègrement la neutralité du net avec leurs services « zero-rated » (où l’accès à certains services spécifiques n’est pas décompté du volume de données du forfait), que la FCC considère de manière incompréhensible comme innovants.

Pendant ce temps, pour la simple et bonne raison que les utilisateurs préfèrent souvent le confort et la simplicité apparente d’un outil à la garantie de leurs libertés, des acteurs centralisés comme Facebook se constituent des monopoles sans précédents. Comme pour Google et son outil de recherche, ils recueillent les bénéfices grandissants des effets du réseau, que des concurrents vont trouver difficile sinon impossible à défier.

Goulets d’étranglement

N’oublions pas le gouvernement, qui a horreur de la décentralisation. Les services centralisés créent des goulots d’étranglement et rendent le travail facile aux services de police, espions, contrôleurs et service des impôts. L’état de surveillance raffole de la collecte de données sur ces goulots d’étranglement, ce qui met finalement en danger les communications et libertés de tous.

Les goulots d’étranglement permettent aussi de soutenir des modèles économiques qui génèrent beaucoup d’argent pour les campagnes politiques. Hollywood en est un excellent exemple ; la quasi prise de contrôle du Congrès par les lobbies du copyright a conduit à l’adoption de lois profondément restrictives comme dans le système du copyright en vigueur.

Les droits d’auteur sont la clé de ce que mon ami Cory Doctorow appelle « la prochaine guerre civile dans l’informatique générique », une campagne, parfois agressive, pour empêcher les gens qui achètent du matériel (vous et moi, de manière individuelle et dans nos écoles, entreprises et autres organisations) de réellement en être propriétaires. Les lois sur le droit d’auteur sont l’arme des maniaques du contrôle, puisqu’elles les autorisent à nous empêcher par des moyens légaux de bricoler (ils diraient trafiquer) les produits qu’ils vendent.

Les perspectives ne sont pas toutes aussi sombres. Le mouvement des makers ces dernières années est l’un des antidotes à cette maladie du contrôle total. Il en est de même avec les composantes-clés de la plupart des projets de makers : les projets de logiciel libre et open source dont les utilisateurs sont explicitement encouragés à modifier et copier le code.

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Image par Ian Burt via Flickr | CC BY 2.0

C’est là que Linux entre en scène. Même si nous nous servons davantage de nos appareils mobiles, des centaines de millions d’entre nous travaillent encore beaucoup avec leurs ordinateurs mobiles et de bureau. Linux et les autres logiciels développés par la communauté ne représentent peut-être qu’une solution partielle, mais clairement utile. Il vaut mieux commencer avec quelque chose et l’améliorer, que d’abandonner directement.

J’ai installé Linux un bon nombre de fois au cours des dernières années, depuis qu’il est devenu un véritable système d’exploitation. Mais je suis toujours retourné sous Windows ou Mac, en fonction de mon système principal de l’époque. Pourquoi ? Il restait encore trop d’aspérités et, pendant longtemps, Linux n’avait pas assez d’applications pour réaliser ce dont j’avais besoin. Les inconvénients étaient trop importants pour ma patience limitée, en utilisation quotidienne.

Mais cela s’est progressivement amélioré et, en 2012, j’ai décidé qu’il était temps. J’ai demandé à Cory Doctorow quelle version de Linux il utilisait. C’était une question fondamentale, car Linux se décline en de nombreuses variantes. Les développeurs ont pris le noyau essentiel du code et ont créé différentes versions, adaptées aux divers besoins, goûts et genres d’informatique. Bien que tous utilisent les composants essentiels, sur le modèle du logiciel libre, certains ajoutent du code propriétaire, comme Flash, pour mieux s’adapter aux pratiques informatiques des utilisateurs. Le matériel représentait également une question cruciale, car les ordinateurs ne sont pas tous gérés de manière fiable par Linux, à cause des incompatibilités matérielles.

Cory m’a dit qu’il utilisait Ubuntu sur un Lenovo ThinkPad. J’étais déjà convaincu par les ThinkPads, grâce à la fiabilité du matériel et le bon service après-vente du constructeur, sans oublier la possibilité de mettre à jour les composants matériels internes. Comme j’ai tendance à acheter des modèles récents, je rencontre parfois des problèmes de compatibilité avec le matériel Lenovo le plus récent. J’ai bricolé mon modèle actuel, un T450s, par tous les moyens, en remplaçant le disque dur mécanique par un disque SSD rapide et en ajoutant autant de mémoire vive (RAM) que j’ai pu.

Je penchais également pour Ubuntu, une version de Linux créée par une entreprise appelée Canonical, avec à sa tête un ancien entrepreneur informatique du nom de Mark Shuttleworth, que je connais aussi depuis longtemps. Ubuntu est connu pour son excellente gestion des ThinkPads, surtout s’ils ne sont pas flambants neufs. J’ai utilisé Ubuntu sur quatre ThinkPads différents depuis ma conversion. On apprécie Ubuntu à l’usage parce que Canonical a une vision bien définie de la façon dont les choses doivent fonctionner.

Libre à vous de tester une autre « distribution » Linux, comme on appelle les différentes versions. Il y en a trop pour les nommer toutes, ce qui est à la fois le meilleur et le pire atout de l’écosystème Linux. Les nouveaux utilisateurs devraient presque toujours essayer une des distributions les plus populaires, qui aura été testée de manière plus poussée et offrira la meilleure assistance de la part de la communauté ou de l’entreprise qui l’a créée.

linuxMint

L’une de ces distributions est Linux Mint. Elle est basée sur Ubuntu (qui est elle-même basée sur Debian, une version encore plus proche de la version de base de Linux). Mint m’est apparue comme à beaucoup d’autres personnes comme probablement la meilleure distribution Linux pour ceux qui ont utilisé des systèmes propriétaires et souhaitent la transition la plus simple possible. Je suis parfois tenté de changer moi-même, mais je vais garder Ubuntu, à moins que Canonical ne le foire complètement, ce que je n’espère pas.

Avant de faire le grand saut, j’ai demandé à bon nombre de personnes des conseils sur la façon migrer au mieux mes usages informatiques depuis des programmes propriétaires vers des programmes open source. Plusieurs m’ont suggéré ce qui s’est avéré être un bon conseil : j’ai cessé d’utiliser l’application Mail d’Apple et j’ai installé Thunderbird de Mozilla sur mon Mac, et après un mois, je me suis tellement habitué à cette manière différente (pas si différente non plus) de gérer mon courrier électronique (non, je n’utilise pas Gmail, sauf pour un compte de secours). J’ai aussi installé LibreOffice, une sorte de clone open source de Microsoft Office, qui est moins courant mais adéquat pour arriver à ses fins dans la plupart des cas.

Comme la plupart des gens qui utilisent un ordinateur personnel, je passe mon temps presque exclusivement sur tout petit nombre d’applications : navigateur internet, client courriel, traitement de texte. Sous Linux, j’ai installé Firefox et Chromium, une variante open source du Chrome de Google. Comme déjà mentionné, Thunderbird faisait bien son job pour gérer mes courriels, et LibreOffice était satisfaisant en tant que logiciel de traitement de texte.

Mais j’avais encore besoin d’utiliser Windows pour certaines choses. En particulier, le logiciel de cours en ligne que j’utilisais à mon université refusait de fonctionner sous Linux, quel que soit le navigateur utilisé. J’ai donc installé Windows dans une machine virtuelle, afin de faire tourner Windows et ses programmes à l’intérieur de Linux. J’ai aussi installé Windows sur une partition séparée de mon disque dur pour les occasions encore plus rares où j’aurais besoin d’utiliser un Windows natif, contrairement à un Windows virtuel ce qui réduit les performances.

Aujourd’hui je n’ai presque plus jamais besoin de Windows. LibreOffice s’est énormément amélioré. Pour l’édition collaborative, Google Docs (hum… j’ai déjà dit que se passer de Google est difficile, hein ?) est difficile à battre, mais LibreOffice progresse. Le logiciel utilisé dans mon université pour les cours en ligne fonctionne maintenant avec Linux. Le seul programme pour lequel j’ai encore besoin de Windows est Camtasia, pour le « screencasting » – enregistrer (et diffuser) ce qu’affiche l’écran, ainsi que le son. Plusieurs programmes de screencasting existent sous Linux, mais ils sont limités. Et parfois, je suis obligé d’utiliser MS PowerPoint pour lire les rares diaporamas qui hoquètent avec le logiciel de présentations de LibreOffice (Impress).

Étrangement, le plus compliqué, dans cette transition, fut de m’adapter aux différentes conventions utilisées pour les claviers : désapprendre le style Apple et réapprendre les combinaisons Windows, équivalentes pour la plupart à celles utilisées par Linux. Au bout de quelques mois, tout était rentré dans l’ordre.

La fréquence de mise à jour des logiciels est un des aspects que je préfère avec Linux. Ubuntu et de nombreuses autres versions proposent régulièrement des mises à jour même si je préfère choisir les versions qui disposent d’un support étendu (aussi appelées versions « LTS » soit Long Term Support en anglais). Ils corrigent rapidement les failles de sécurité qui sont trouvées et il se passe souvent moins d’une semaine entre deux mises à jour, un rythme beaucoup plus élevé que celui auquel j’étais habitué avec Apple.

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Ce que j’aime le moins avec Linux, c’est qu’il faut parfois faire quelque chose qui pourrait paraître intimidant pour un nouvel utilisateur. Personne ne devrait avoir à ouvrir une interface en ligne de commande pour saisir sudo apt-get update ou autre. Personne ne devrait avoir à faire face à un avertissement indiquant que l’espace disque est insuffisant pour que la mise à jour du système puisse être appliquée (ce qui nécessitera alors de retirer les composants obsolètes du système d’exploitation, une opération qui n’est pas à la portée de tout le monde). Personne ne devrait découvrir, après une mise à jour, qu’un composant matériel a cessé de fonctionner, ce qui m’est arrivé avec mon trackpad, inutilisable jusqu’à ce que je trouve une solution grâce à un forum (oui, cela peut arriver avec Windows mais les fabricants testent beaucoup plus le fonctionnement de leur matériel avec les logiciels Microsoft. Quant à Apple, ça arrive également, mais il a l’avantage de produire du matériel et des logiciels qui sont associés de façon harmonieuse).

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Le bureau de Dan Gillmor sous Ubuntu

Lorsqu’il y a un problème, les communautés apparues autour du logiciel libre et open source s’avèrent incroyablement utiles. Poussant toujours un peu les limites pour adopter ce système, je demande souvent de l’aide. Je reçois toujours des réponses. Certains experts super pointus de ces forums peuvent être condescendants voire irrespectueux si on ose poser une question qui leur semblera simplissime ou qui a déjà reçu une réponse par ailleurs. On trouve également cette aide précieuse (et cette éventuelle intempérance) pour Windows, Mac et les autres systèmes mobiles (certains fanatiques d’Apple sont parfois étonnamment violents avec les hérétiques) mais il existe une atmosphère unique lorsqu’il s’agit de personnes œuvrant sur des technologies ouvertes, pour tous.

Si vous souhaitez essayer Linux sur votre ordinateur, c’est plutôt simple. Ubuntu, ainsi que d’autres distributions, vous permettent de créer un DVD ou une clé USB contenant le système d’exploitation et de nombreuses applications et vous pouvez démarrer votre ordinateur en utilisant ce support de test. C’est une bonne technique pour savoir si le matériel que vous avez à votre disposition fonctionnera avec. Ce sera vraisemblablement le cas si vous n’utilisez pas un ordinateur flambant neuf. Linux brille particulièrement par son support des ordinateurs déjà anciens.

Pour éviter les soucis d’installation de Linux, on peut acheter un ordinateur avec le système d’exploitation pré-installé et obtenir des mises à jour régulières, adaptées au matériel. J’ai réfléchi à différents modèles fabriqués par des entreprises comme Dell, System76, ZaReason entre autres. Je viens de visiter une entreprise appelée Purism, qui vend des ordinateurs portables construits uniquement avec du matériel et du logiciel non-propriétaire, du moins autant qu’il est possible à l’heure actuelle. Le modèle Librem 13 est impressionnant, Purism a adapté Linux pour ce matériel ergonomique et j’ai hâte de l’essayer.

Je voyage beaucoup et penche plutôt en faveur d’une entreprise qui dispose de point de dépôt dans différents pays et qui (avec le coût que ça implique) pourra dépêcher un technicien chez moi, à mon bureau ou à mon hôtel si ma machine tombe en panne. Si je dois abandonner Lenovo (et les dernières affaires à leur sujet me font douter), je me dirigerai probablement vers les machines Dell fournies avec Linux.

Vous avez pu remarquer que je n’ai presque pas abordé la question du coût. Pour le système d’exploitation, ce n’est plus nécessaire car Microsoft et Apple ont fait fondre le prix apparent de leur système d’exploitation et il apparaît comme nul. Bien entendu, vous le payez toujours quand vous achetez un ordinateur. Cela dit, même les mises à jour importantes sont devenues gratuites, un changement fondamental si on regarde en arrière. Cependant, en ce qui concerne Microsoft, la « gratuité » semble exister au détriment de la collecte intrusive des données.

En revanche, pour les applications, c’est une autre histoire. Vous pouvez économiser beaucoup d’argent en utilisant des logiciels libres et open source. Comparé à LibreOffice, Microsoft Office reste cher même si les versions de base « Famille et Étudiant » sont abordables et que beaucoup de personnes utilisent MS Office grâce à la version fournie par leur école ou leur entreprise.

Mais voilà, j’apprécie de payer pour certains logiciels, car je veux être sûr, autant que possible, que j’aurai de l’aide si besoin et que les développeurs auront une source de motivation pour continuer à corriger et à améliorer le logiciel. Je serais heureux de pouvoir payer pour des versions de Camtasia et Scrivener sur Linux (ce dernier possède une version communautaire pour Linux). En attendant, je fais des dons à différents projets dont j’utilise les logiciels régulièrement, qu’ils soient créés par des entreprises ou intégralement développés par des bénévoles. Ubuntu a beau être une entreprise qui gagne de l’argent en fournissant des services (une approche populaire et éprouvée dans le monde du logiciel libre et open source), je continue d’y donner. Avec moi, LibreOffice a gagné un utilisateur, mais aussi un donateur. Il en va de même pour d’autres projets.

Linux reste en arrière, enfin « officiellement », quand il s’agit de lire des DVD. Il faut installer certains logiciels jugés illégaux par le cartel du divertissement afin de pouvoir lire les disques que vous avez achetés (Apple a l’air d’un parangon de liberté par rapport à Hollywood). L’utilisation de services de streaming comme Netflix ou Amazon peut également être source d’ennuis. Enfin ça devient plus simple grâce à… humpf l’ajout de verrous numériques (NdT : DRM ou Digital Rights Management) dans certains navigateurs.

Est-ce que tous ces ajustements en valent la peine ? Je dirais que oui. Tout ce qui améliore ou préserve notre capacité à utiliser les technologies comme nous l’entendons en vaut la chandelle par rapport aux voies imposées par des pouvoirs centralisés. Et si nous ne sommes pas plus nombreux à essayer, ces monstres du contrôle verront leur victoire assurée.

Il est probablement presque trop tard pour que Linux devienne un système d’exploitation extrêmement populaire, dans les pays développés tout au moins. Mais il n’est pas trop tard pour que suffisamment d’entre nous l’utilisent afin de garantir des libertés informatiques pour ceux qui les veulent.

Que pouvons-nous faire à propos des écosystèmes mobiles, si nous ne voulons pas leur laisser l’hégémonie sur toute l’informatique personnelle, voilà bien le problème. Des versions tierces d’Android ont émergé au travers de communautés dynamiques telles que XDA Developers, qui veulent plus de liberté. Ubuntu travaille sur un système d’exploitation mobile parmi d’autres nombreux acteurs de la communauté open source ; des années ont été dédiées à tendre vers un système d’exploitation qui puisse fonctionner sur tous les appareils. Mais la domination d’Apple et Google sur le monde mobile en intimide plus d’un.

nous avons vraiment le choix

J’essaie en ce moment beaucoup d’options parmi les appareils possibles dans l’espoir que j’en trouverai un qui soit suffisamment bon pour une utilisation au quotidien, même s’il devait ne pas être aussi pratique que les propriétés privées bien gardées des géants de l’internet (un de mes téléphones est actuellement sous un système d’exploitation appelé Cyanogenmod). Bientôt, je vous en dirai plus sur la façon dont ça se passe.

En attendant, souvenez-vous : nous avons vraiment le choix – nous pouvons faire des choix qui repoussent les limites des libertés technologiques. Récemment, mon choix a consisté à me détacher libérer de l’emprise de ceux qui veulent tout contrôler. J’espère vous donner à réfléchir pour faire de même. En fonction de ce que nous choisissons, nous avons beaucoup à gagner, et à perdre.

(1) Même si cela va vexer certaines personnes, j’ai fait référence à GNU/Linux par son nom de loin le plus couramment utilisé – Linux, tout simplement – après la première occurrence. Pour en savoir plus à ce propos, les Wikipédiens ont rassemblé tout un tas de sources pertinentes.

Merci à Evan Hansen et Steven Levy.

Biographie et plus d’informations : http://dangillmor.com/about (Photo par Joi Ito)




Framasoft fait son « Ray’s day » avec 8 nouvelles Libres

Depuis sa création, Framasoft s’est donné pour mission de diffuser la culture libre et d’en emprunter la voie — libre elle aussi. Aujourd’hui, c’est le « Ray’s day », l’occasion de fêter l’acte de lecture en célébrant l’anniversaire de feu Ray Bradbury.

L’événement, initié l’année dernière par l’auteur Neil Jomunsi se veut « comme une grande fête d’anniversaire dans le jardin avec ballons et tartes aux myrtilles ». Pas une fête pour « vendre de la culture », juste une grande envie de partager nos lectures.

8 nouvelles Libres

Alors, à Framasoft, comme on aime beaucoup les tartes aux myrtilles, on s’est dit qu’on allait participer. Le temps de cette belle journée, différents membres de l’association ont donc pris la casquette d’écrivain pour vous présenter un livre électronique inédit contenant 8 histoires différentes :

  • Apocalypse de Pouhiou ;
  • Caméléon et Daimôn : la colère de Frédéric ;
  • Celui pour qui sonnent les cloches de Marien ;
  • Steve et Mars bipolaire de Gee ;
  • La revanche du lobby pâtissier de Greg (invité par Framasoft à l’occasion) ;
  • Ils sont fait de viande, une traduction de Terri Bisson par Luc.

Cliquez sur l'image pour télécharger le livre numérique.
Cliquez sur l’image pour télécharger le livre numérique.

Cet ebook, au format .epub (le format ouvert du livre numérique) est téléchargeable à cette adresse et est bien évidemment libre.

Lisez, partagez, adaptez ou modifiez-les, ces histoires vous appartiennent désormais ! Et si l’envie vous en prend, diffusez le mot sur les réseaux sociaux avec le hashtag #RaysDay… l’occasion aussi de découvrir d’autres initiatives à travers la toile.

Mais ce n’est pas tout…

En effet, suite à un harcèlement textuel et potache sur les réseaux sociaux, Gee et Pouhiou ont repris leur casquettes de Connards Professionnels pour un nouvel épisode de « Bastards, inc. – Le Guide du Connard Professionnel ». L’occasion de relire et/ou télécharger les épisodes précédents, et de lire cet épisode inédit en attendant qu’ils reprennent (dès le 2 septembre) leur rythme de croisière de ce roman/BD/MOOC de connardise.

Cliquez sur l'image pour aller lire ce nouvel épisode
Cliquez sur l’image pour aller lire ce nouvel épisode

Enfin, le groupe Framalang vient d’achever la traduction d’une nouvelle futuriste sur le copyright et ses dérives : Stop the Music de Charles Duan (initialement publiée sur BoingBoing, un site tenu, entre autres, par Cory Doctorow). La traduction n’a pu être prête à temps pour rejoindre l’epub de cet article, c’est pour cela que vous en retrouverez la première partie dès aujourd’hui ici sur le Framablog !

Partagez vos lectures !

On vous souhaite donc à tous un bon Ray’s day 2015 et une bonne journée de lecture. N’oubliez pas d’aller voir sur le site officiel du Ray’s Day toutes les initiatives de partage qui sont proposées aujourd’hui, ainsi que de télécharger les ebooks sur leur bibliothèque en ligne / catalogue OPDS !

En espérant vous retrouver l’année prochaine,

L’équipe de Framasoft.




#FixCopyright : deux visions d’une journée au Parlement Européen

Nous poursuivons notre série d’articles sur le rapport Reda avec le récit de la journée « Meet the New Authors » par deux créateurs de contenu différents. Cette journée, organisée par l’eurodéputée Julia Reda et son cabinet, avait pour but de montrer la création qui se fait par et pour internet, et de donner voix à ces artistes qui ne veulent pas que l’on emprisonne des pirates et entérine une guerre au partage « en leur nom ».

Étrangement, voici deux créateurs qui ne se connaissent pas, qui ont vécu une expérience différente de cette journée, et qui pourtant en repartent avec la même réserve…

Auteur et éditeur (au sein de la maison d’édition numérique Walrus ebooks qui offre de belles nuits blanches à bien des membres de l’asso), Neil Jomunsi expérimente régulièrement autour de l’écriture numérique et incite fortement les auteurs à publier sous licence Creative Commons. Le bilan qui suit est donc CC-BY-SA Neil Jomunsi et a été originellement publié sur son blog « Page 42. »

Neil et Pouhiou, des auteurs très à l'aise avec les selfies.
Neil et Pouhiou, des auteurs très à l’aise avec les selfies.

Meet the New Authors : petit bilan

Le lundi 20 avril dernier a eu lieu au Parlement européen de Bruxelles un évènement organisé par l’eurodéputée Julia Reda et son équipe. Intitulée « Meet the New Authors », la journée donnait la parole aux artistes, journalistes, philosophes qui mettent le Web au centre de leur processus de création et qui, pour la plupart, voient dans les propositions du rapport Reda une manière d’engager un dialogue nécessaire sur l’évolution du droit d’auteur au regard des défis qui s’offrent à nous — qu’il s’agisse de la baisse de revenu des artistes, du piratage, des nouveaux moyens de financement et de diffusion, des restrictions territoriales ou de l’essor d’une culture indépendante et diversifiée. J’avais la chance d’être invité à m’exprimer aux côtés de l’écrivain Cory Doctorow, de la réalisatrice Lexi Alexander, du youtubeur et écrivain Pouhiou, du cyberphilosophe Alexander Bard, de Brit Stakston et de Martin Shibbye du projet journalistique Blank Spot, du photographe Jonathan Worth et du réalisateur Nicolas Alcala — autant de créateurs et d’innovateurs aux parcours très instructifs. Autant dire que la journée a été pour moi très inspirante.

À notre arrivée, un déjeuner avait été préparé dans un salon du Parlement. Autour de la table, Julia Reda, son équipe et les invités, mais aussi quelques eurodéputés — certains acquis aux idées du rapport, d’autres plus sceptiques — invités à partager un moment de discussion informelle. Cory Doctorow engage une conversation animée avec la députée assise à côté de moi. Il parle vite, et même si je considère avoir un niveau d’anglais assez correct, certaines phrases m’échappent. Je participe à l’échange, qui devient vite une tentative de convaincre la députée du bien-fondé de certaines idées. Elle est ouverte à la discussion, écoute nos arguments, semble en prendre note. À ma droite, Brit Stakston et Martin Shibbye m’expliquent comment ils ont sorti un journal de ses ennuis financiers grâce au crowdfunding. Un peu plus tard, dans le panel dans lequel elle s’exprime, Brit Stakston expliquera, entre autres choses passionnantes, qu’il faut toujours si possible faire coïncider la fin d’un crowdfunding avec une fin de mois — le moment où les internautes reçoivent leur salaire, et où ils sont donc plus enclins à la générosité. Pas bête. Un peu plus loin, Pouhiou est en grande discussion avec l’excentrique cyberphilosophe, qui lors du tour de présentation a affirmé être plus riche que nous ne pourrions jamais en rêver. Je ne comprends pas le thème de leur discussion, mais je crois entendre que ça parle de sexe et que c’est très animé. D’une manière générale, quand il s’empare d’un sujet, ça s’énerve assez vite. Le cinquantenaire — crâne rasé, barbe de hipster et short d’écolier — aime catalyser l’attention.

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Avant le dessert, nous partons avec Cory Doctorow et Lexi Alexander pour une conférence de presse. La salle n’est pas bondée, mais les journalistes attentifs. Face à mon hésitation entre utiliser Julien Simon et mon nom d’auteur, Lexi Alexander me suggère de toujours me présenter en tant que Neil Jomunsi — question d’image et de marketing. Je sais qu’elle a raison, mais autant je n’ai aucun mal à utiliser mon nom de plume par écrit, j’ai encore un peu de mal à l’employer à l’oral. Va pour Neil, donc. Après une introduction de Julia Reda, nous expliquons en deux mots la raison de notre présence et notre vision du problème face aux journalistes. Cory Doctorow et Lexi Alexander sont beaucoup plus rompus que moi à l’exercice — d’ailleurs, je ne savais même pas qu’on m’inviterait à la conférence de presse et je n’avais rien préparé. Heureusement, il y a des traducteurs : je peux m’exprimer en français. J’improvise. Première vraie conférence de presse pour moi, ça se passe mieux que je le pensais, mais c’est impressionnant. La session est chronométrée, nous devons partir à 14h pour les panels.

Le grand amphithéâtre est plutôt bien rempli quand nous arrivons. Je m’installe sur la scène à côté de Pouhiou, déjà assis, de la modératrice Jennifer Baker, du cyber-philosophe Alexander Bard et de la réalisatrice Lexi Alexander. Nous expliquons pourquoi nous sommes favorables à telle réforme ou à tel point du rapport, expliquons les problèmes que nous rencontrons et les solutions que nous aimerions voir mises en place. Le ton monte vite, s’accélère, s’envenime même un peu. Je ne suis pas très à l’aise quand il s’agit de hausser la voix, je préfère des discussions posées, pas facile de trouver le rythme. La salle, remplie en partie de membres du Parti Pirate, est acquise à la cause et applaudit sitôt qu’une pique est adressée à l’industrie culturelle. Quand le président d’une société d’auteurs prend la parole lors des questions du public, les pannelistes le rembarrent. D’une manière générale, j’ai l’impression que le débat autour du droit d’auteur manque de nuances : soit on est pour une réforme, soit on est contre. Quand on est pour, c’est qu’on veut « supprimer le droit d’auteur » selon ceux qui s’opposent à toute réforme. Quand on ne veut rien changer, c’est qu’on est un « vieux con passéiste qui n’a rien compris à internet » selon les partisans de la réforme. Il n’y a pas d’entre-deux et je trouve ça assez dommage, ça me fait penser à ces discussions sur l’allaitement où chacun campe sur ses positions. À la fin du panel, j’ai l’impression que tout le monde a dit ce qu’il avait à dire, mais que le débat n’a pas vraiment avancé. C’est une des choses que je retiendrai de cette journée : il faut de la nuance, tout le temps et le plus possible. Discuter avec tout le monde. Nous avons à apprendre des deux côtés. D’ailleurs, à la fin de la session, je vais discuter avec le représentant de la société d’auteurs. Le dialogue est franc, plutôt cordial une fois qu’il constate que je n’ai rien d’un ayatollah. On s’accorde à dire qu’il faudrait davantage de discussions posées entre les différents « camps », peut-être loin du public et des caméras qui ne font qu’exacerber les tensions.

J’écoute le second panel, celui auquel participe Cory Doctorow, avec grande attention. Le ton est plus posé, moins revendicatif, moins énervé aussi, du coup je le trouve beaucoup plus intéressant. Cory Doctorow a l’habitude de participer à de tels évènements : on sent qu’il a de l’expérience. Chaque phrase qu’il prononce donne l’impression d’être tirée d’un puits de bon sens, une punchline toutes les minutes, la salle écoute, oreilles grandes ouvertes. Ce type est passionnant. Quand je lui demande plus tard quel est son secret, il m’explique qu’il suffit de participer à ce genre de conférence des dizaines de fois par an et que l’habitude fait le reste. C’est un auteur très accessible, un « pro », qui fait le boulot et reste d’égale humeur tout du long. Les anglo-saxons savent faire ressentir une certaine proximité là où beaucoup d’auteurs européens que j’ai rencontrés n’y arrivent pas. C’est un truc que j’aimerais bien apprendre — surmonter ma timidité surtout, qui peut vu de l’extérieur ressembler à une certaine froideur. Doctorow a sorti un livre l’année dernière « Information doesn’t want to be free », que j’avais dévoré en numérique à sa sortie. Il nous en explique quelques axes forts. Les crowfunders suédois poursuivent la discussion, suivis du photographe Jonathan Worth qui publie une partie de ses images sous licence Creative Commons et de Nicolas Alcala, auteur du projet transmedia et sous Commons « Le Cosmonaute ». Ce dernier semble assez désabusé, presque déçu, de son expérience. Mais il nous expliquera au dîner que même si cela avait été dur, il a encore beaucoup de projets à venir.

Nous terminons la journée par une présentation plus complète du livre de Cory Doctorow par l’auteur lui-même, qui se termine en séance de dédicace. L’équipe — qui a fait du super boulot tout au long de la journée — a prévu des dizaines d’exemplaires gratuits à distribuer, que l’écrivain dédicace à tours de bras au terme des questions-réponses. On prend quelques photos, puis nous terminons la soirée dans un bar-restaurant près du Parlement. Nous sommes une bonne cinquantaine et l’atmosphère bruyante n’est pas forcément propice à la réflexion : pas grave, nous en profitons pour causer et rire autour d’une bière — il faut dire que la pression retombe. Des mails sont échangés, des pseudos Twitter aussi, et tout le monde se quitte sur les coups de 23h-minuit. Bruxelles bruisse de politique en permanence, mais elle semble plutôt calme une fois la nuit tombée.

J’ai trouvé cette journée vraiment enrichissante, et elle m’a beaucoup inspiré pour les semaines et les mois à venir. Je remercie Julia Reda et son équipe de m’y avoir convié, et j’aurai l’occasion d’expliquer plus en détails les conséquences directes des réflexions dans lesquelles elle m’a plongé. En attendant, je ne peux que vous conseiller de lire (ou de relire, ce que je suis en train de faire) le livre de Cory Doctorow. Cet ouvrage est un phare dans la brume des questions nébuleuses qui se posent à nous autour d’une éventuelle réforme positive du droit d’auteur et j’invite chacun à en prendre  connaissance.

Neil Jomunsi

NotaBene : le bilan en vidéo

Benjamin Brillaud est le créateur de NotaBene, une chaîne YouTube sur la thématique de l’Histoire. Il est aussi à l’origine du collectif des Vidéastes d’Alexandrie (des vidéos à thématique culturelle sur YouTube). Il a surtout été très enthousiaste dès que l’idée a circulé sur les réseaux de faire une vidéo soutenant le rapport REDA, et c’est lui qui s’est chargé de monter/réaliser cette vidéo « Nos Créations sont Hors la Loi » (en travaillant au passage à rassembler les troupes et les énergies).

Tous les vidéastes ont été invités à assister à cette journée Meet The New Authors. Finalement, seuls Fujixguru (le papa de l’internet), lui et moi avons pu nous y rendre. Il tire de cette journée un reportage vidéo (attention c’est sur YouTube et non-libre ^^) très intéressant ainsi qu’une conclusion en demi-teinte…


Vidéo « Nota Bene - bilan de la journée au parlement européen » sur Youtube

 




La surveillance, vigile de la paix sociale au service des plus riches ?

Cory Doctorow, auteur de science-fiction canadien et américain, cofondateur du site boing-boing, est l’un de ces monstres sacrés du monde du logiciel libre, du partage de la connaissance, bref, de l’époque qu’Internet profile à l’horizon des historiens du futur. Dans le dernier numéro de LocusMag, journal de science-fiction en langue anglaise, il évoque avec son habituelle précision deux sujets qui me sont chers : la stabilité de nos sociétés et la surveillance des populations. Sur l’instabilité de nos sociétés, j’évoque souvent la complexité croissante du droit, Cory va ici beaucoup plus loin. Sur la surveillance de masse, on compare souvent à tort la NSA et la Stasi d’ex-RDA, à nouveau Doctorow enfonce le clou et nous pousse dans nos derniers retranchements, invitant à mots couverts à une révolution du partage et de l’égalité.
Espérant que vous aurez autant de plaisir à le lire que nous avons eu à le traduire, et remerciant Cory d’avoir accepté la traduction en français de cet article, nous vous invitons au débat…

Benjamin Sonntag

Co-fondateur de la Quadrature du Net

Stabilité et surveillance

doctorowAtDeskpar Cory Doctorow

article original publié initialement dans le numéro de mars 2015 du magazine Locus

Traduction collaborative : Benjamin, catalaburro, bruno, Monsieur Tino, goofy, TeSla, Jerry + anonymes

 

Dans le best-seller économique de Thomas Piketty, paru en 2014, Le capital au XXIe siècle, l’économiste documente avec soin l’augmentation des inégalités dans le monde, phénomène qui a inspiré le printemps arabe, le mouvement Occupy, le Pape François, et de nombreux militants politiques sur toute la planète. Certains critiques de Piketty ont commencé par remettre ses calculs en question, mais sur ce point Piketty semble crédible. L’ensemble de données sur lesquelles il s’est fondé représente un travail de titan, et les données brutes sont en ligne, chacun peut les télécharger, ainsi que les nombreuses notes sur les suppositions et normalisations de données disparates que Piketty a effectuées afin d’obtenir une histoire cohérente. Piketty est l’analyste des analystes, un homme aux chiffres totalement crédibles.

Ensuite vient l’autre critique adressée à Piketty : le « et alors ? ». Les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres ? Et alors ? Comme le raille Boris Johnson, le maire de Londres issu d’Eton : « Plus vous secouez le paquet, plus il sera facile à certains cornflakes de remonter à la surface. » En d’autres termes, si le capitalisme rend les riches plus riches, c’est parce qu’ils le méritent, un fait démontré par l’ampleur de leur richesse. Si vous êtes une miette au fond de la boite, vous devez sûrement être nul quelque part.

Piketty ne répond pas à cette critique de manière directe, mais par des références à « l’instabilité sociale ». Il compare fréquemment les inégalités contemporaines avec celles de la veille de la première guerre mondiale (présentée comme une sorte de guerre commerciale entre les super-riches pour savoir qui empochera les richesse des colonies, dès lors qu’il n’y avait plus de nouveau territoire à conquérir) ; il les compare également à celles qui ont précédé la Révolution Française, une comparaison qui va faire hurler les citoyens français, mais paraîtra plus lointaine au lectorat anglais de ce livre.

Voici ce qu’il dit, lorsqu’on lit entre les lignes : quand le fossé entre riches et pauvres devient trop important, les pauvres se mettent à construire des guillotines. Il revient probablement moins cher de redistribuer une partie de votre fortune, méritée ou non, que de payer tous les gardes qui pourraient s’avérer nécessaires pour éviter de vous faire couper la tête.

En d’autres mots, un grand fossé entre riches et pauvres déstabilise les sociétés, et il est compliqué d’être vraiment riche dans une société en proie au chaos. À moins que la population n’adhère au système qui vous a rendu riche, le peuple ne sera pas gêné par le spectacle du pillage de vos biens, et pourrait même y contribuer.

Historiquement ont existé deux modèles de société très stables : celles qui sont fortement redistributives, tels les pays scandinaves (où l’écart entre les plus riches et les plus pauvres est comblé par les impôts, les lois protectrices des employés et des locataires et des politiques sociales étendues) ; et d’autre part les sociétés totalitaires, comme l’Irak de Saddam Hussein ou la Lybie de Muhammar Kadhafi où, au lieu de redistribuer leurs richesses au reste de la population, les élites dirigeantes dépensent au fond moins d’argent pour s’offrir un vaste dispositif répressif composé de soldats, d’espions, d’officiers de police, de mouchards, de propagande et de surveillance. Tout cela est utilisé pour identifier les protestataires qui réclament des changements politiques, puis pour les neutraliser : emprisonnement, diffamation, mise à l’écart du marché du travail, exil, chantage, torture et enfin assassinat.

Samuel Bowles, un économiste du Santa Fe Institute, utilise le terme « travail de protection » [NDT : proposition de traduction pour guard labor, voir cet article] pour décrire toutes les activités destinées à contraindre à la paix sociale les personnes émettant des réserves sur la légitimité d’une société. Faute d’un cadre éthique proclamant que la pauvreté et les souffrances qu’elle provoque doivent être combattues, une élite éclairée devrait chercher à utiliser une combinaison de la redistribution des richesses et du travail de protection pour assurer la stabilité sociale. Si une infime minorité de la société est assez riche, et que tout le reste est assez pauvre, il sera plus coûteux pour la riche minorité d’engager des gardes pour maintenir les masses affamées à l’écart de leurs palais que de nourrir et d’éduquer une partie de la masse, ce qui crée une classe moyenne, une certaine mobilité sociale, ainsi que le sentiment que les riches sont riches parce qu’ils l’ont mérité. Et si vous jouez le jeu, vous pourriez bien en être.

Il en existe des quantités d’exemples, mais mon préféré reste Joseph Williamson, qui a payé pour le creusement de tunnels sous Liverpool après la Première Guerre Mondiale. Williamson était un magnat local qui avait compris que le retour des Tommies traumatisés par l’enfer des tranchées, dans une ville où aucun travail ne les attendait, était probablement une mauvaise nouvelle pour la stabilité de la cité. Williamson utilisa donc une part de sa colossale fortune pour engager les vétérans pour trouer le sol sous Liverpool tel un gruyère, avec des kilomètres et des kilomètres de tunnels ne débouchant sur rien. Le raisonnement — probablement sensé — de Williamson était qu’il était moins coûteux de donner à ces vétérans un salaire et la dignité de travailler plutôt que d’engager des gardes pour se défendre de ces soldats démobilisés qui se sentaient abandonnés par leur patrie.

Tous les emplois de protection ne sont pas forcément coercitifs. Certains jouent sur la persuasion. L’accroissement soudain de la disparité des richesses de l’ère post-Reagan a aussi coïncidé avec la dérégulation des médias de masse, à la fois en termes de renforcement de la propriété et pour l’étendue et la nature des obligations qui incombent aux services publics de programmes, associées à leur licence de diffusion. Il en a résulté une gigantesque révolution économique et technologique dans le monde des médias, qui s’est achevée par la création de cinq énormes empires médiatiques qui détiennent virtuellement à l’échelle du globe toutes les musiques, les films, la diffusion des nouvelles, la presse écrite, l’édition, les câbles et les satellites, et même, dans de nombreux cas, ces entreprises possèdent aussi les tuyaux – ceux du téléphone et du câble.

Cette révolution a rendu plus facile que jamais la diffusion de messages socialement apaisants. De très nombreuses études, l’une après l’autre, ont montré que la presse était favorable au mythe des riches méritants, assimilait les impôts à du vol et se montrait hostile au travail et à la règlementation. L’ascension de Fox News et de son équivalent planétaire Sky News, comme l’effondrement de l’industrie de la presse écrite tombée aux mains de quelques entreprises largement sous la coupe de fonds de pension et de milliardaires, nous a poussés dans une situation où les thèses qui remettent en question la légitimité des grandes fortunes ont une bien faible visibilité.

À la fin du XXe siècle, la révolution des télécoms et des médias a abaissé le coût du travail de protection, modifiant l’équilibre entre la redistribution et le maintien de la stabilité sociale. Quand il devient moins coûteux de protéger votre fortune, vous pouvez vous permettre d’envoyer paître davantage de gens en devenant de plus en plus riche au lieu de partager avec eux.

Le XXIe siècle a été très bienveillant pour le travail de protection. En plus d’avoir permis aux polices locales l’obtention d’armes militaires, le XXIe siècle a vu l’émergence d’Internet et, grâce au manque de régulation, l’émergence d’un petit nombre de géants d’Internet qui savent presque tout ce que fait chacune des 7 milliards de personnes sur terre.

La surveillance massive d’Internet révélée par le lanceur d’alerte Edward Snowden montre que les gouvernements — et les riches qui dominent les cercles politiques en proportion directe du volume de richesse nationale dont ils disposent — ont remarqué que la seule chose dont ils aient besoin pour mettre la terre entière sous surveillance est de corrompre ces géants de l’Internet, que ce soit ouvertement (comme quand l’agence d’espionnage britannique GCHQ paye British Telecom pour pouvoir mettre sur écoute les fibres optiques qui sont sur le territoire britannique) ou secrètement (comme quand la NSA a secrètement mis sur écoute les fibres optiques entre les centres de données informatique utilisés par Google, Yahoo et Facebook).

Il est difficile d’exagérer l’efficacité de la surveillance au XXIe siècle. Les opposants à la surveillance de masse d’Internet aiment comparer la NSA et ses alliés à la Stasi, la police secrète de l’ex-RDA, connue pour son omniprésence dans le quotidien des gens et la surveillance totale dont elle étouffait le pays. Mais la Stasi opérait dans une surveillance pré-Internet, et selon les critères d’aujourd’hui, leur travail de surveillance était extrêmement coûteux.
En 1989, qui fut la dernière année d’activité de la Stasi, il y avait 16 111 000 habitants en Allemagne de l’Est, et 264 096 opérateurs qui d’une manière ou d’une autre étaient rémunérés par la Stasi, dont 173 000 « informateurs officieux » (des mouchards). Ce qui faisait une proportion d’un espion pour 60 personnes.

Il est difficile de savoir avec précision combien de personnes travaillent pour la NSA — une majeure partie de son budget est inconnue, et de nombreuses opérations sont menées par des partenaires privés comme Booz Allen, l’ancien employeur d’Edward Snowden. Mais nous savons combien d’Américains ont une habilitation de sécurité (4,9 millions), et combien sont habilités « Top Secret » (1,4 millions), ce qui fait que nous pouvons être sûrs que moins de 1,4 millions de personnes travaillent sur ces sujets (parce que ces personnes, avec des habilitations « Top Secret », se trouvent réparties entre la CIA, le FBI, la défense fédérale, etc.). De plus, la surveillance menée par la NSA est épaulée par des espions étrangers, en particulier ceux des pays dits des «five eyes » (Canada, Royaume-Uni, Australie et Nouvelle-Zélande [NdT, en plus des États-Unis]), mais ils ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan comparée au dispositif de surveillance américain — les États-Unis représentent à eux seuls un tiers des dépenses mondiales dans le domaine militaire, quand seulement deux autres pays des five eyes (le Royaume-Uni et l’Australie) apparaissent dans les 15 pays aux plus fortes dépenses militaires.

En prenant une estimation large, nous pouvons dire qu’il y a 1,4 millon d’espions travaillant pour la NSA et ses associés, five eyes compris. 1,4 millions de personnes pour surveiller sept milliards d’humains.
Ceci nous donne un ratio espion/sujet d’environ 1/5000, deux ordres de grandeurs de plus qu’à l’époque de l’activité de la Stasi. Celle-ci utilisait une armée pour surveiller un pays ; la NSA utilise un bataillon pour surveiller la planète. Par rapport à la NSA, la Stasi fait figure de bricoleurs du dimanche.
Bien qu’il soit admis que l’arsenal de surveillance américain s’est beaucoup étoffé depuis la présidence Reagan — certaines agences ont vu leurs budgets multipliés par quatre depuis la chute du Mur de Berlin — il n’a certainement pas été centuplé. Même en ne disposant que de budgets obscurs et mensongers, il est évident que l’augmentation géométrique du volume d’espionnage ne s’est accompagné que d’une augmentation linéaire des coûts associés.

En d’autres termes, le coût des éléments clés du travail de protection est en chute libre depuis l’avènement d’Internet.
Nous voici revenus à Piketty et à la stabilité sociale. Les riches ont besoin de stabilité, du moins suffisamment pour que leurs banques et leur business continuent de tourner rond.

Les écarts de richesse déstabilisent la société ; pour retrouver retrouver la stabilité il faut faire un choix : ou bien on paie le prix pour faire sortir les gens de la pauvreté, ou bien on s’assure qu’on a une longueur d’avance sur eux avant qu’ils ne ressortent les guillotines (ou qu’ils abattent le Mur de Berlin). Lorsque le coût du travail de protection diminue, le fossé acceptable entre les riches et les pauvres s’élargit. Une baisse de deux ordres de grandeur du coût nécessaire pour maintenir séparés les loups et les moutons chez les pauvres est un puissant argument contre les programmes sociaux, ou les lois sur le travail, ou les droits des locataires. Bien entendu, la privation rend les populations agitées, mais il est possible, avec une fiabilité incroyable et pour seulement quelques sous, d’identifier les personnes à arrêter, discréditer, faire chanter, ou neutraliser : « Qu’ils consomment des réseaux sociaux ! »

Ce sont de mauvaises nouvelles, car la grande disparité des richesses ne déstabilise pas la société uniquement à cause de la pauvreté, cela la déstabilise aussi à cause de la corruption. Dans une société où les juristes doivent lever des dizaines de millions de dollars pour s’installer et exercer, l’influence des riches grandit. Les régimes autocratiques en sont un bon exemple : vous pouvez aller en prison en Thaïlande pour avoir critiqué le Roi, et dénoncer les conditions de travail esclavagistes au Qatar est un délit.

Mais c’est aussi vrai aux États-Unis. En avril 2014, des universitaires de Princeton et Northwerstern ont publié Test des théories des politiques américains : élites, groupes d’intérêts, et citoyens de base (1), dans la revue Perspectives and Politics. Il s’agissait d’une étude massive de plus de 20 années de combats politiques au sein du Congrès américain et de l’administration, et sa conclusion était que l’issue de ces combats politiques était immanquablement favorable aux 10% des Américains les plus riches. Les décisions politiques favorables aux classes moyennes étaient si rares qu’elle ne dépassaient même pas le niveau de bruit statistique.

L’augmentation de la surveillance implique que les mécanismes de combat contre les inégalités, déjà insuffisants, ont été détournés au profit d’une oligarchie.

Dans une société extrêmement inégalitaire, les seuls projets qui peuvent se développer doivent avoir un vrai modèle économique. Ils doivent rendre riche une personne extérieure au Parlement, pour qu’elle utilise cet argent à influencer les hommes politiques qui vont maintenir et propager ce projet politique.

Il est possible que certaines mesures prises par les États génèrent un surplus de capital pour un nombre restreint de personnes mais demeurent bénéfiques à la société, cependant il y a d’autres domaines où ce n’est sûrement pas le cas. L’éducation, par exemple : vous pouvez tout à fait diriger une école comme une entreprise, ne jurer que par sa « rentabilité », avec des tests standardisés et une surveillance des taux d’absentéisme, plutôt que par le jugement des enseignants, ou les résultats effectifs des apprentissages.

En utilisant cette méthodologie, vous pouvez assurer de confortables profits aux entreprises qui ont compris comment améliorer artificiellement les résultats des tests standardisés, et comment réduire l’absentéisme. Par exemple, en bourrant le crâne des étudiants avec des tests, au lieu de leur enseigner les arts ou le sport, et en mettant à la porte les étudiants qui ont des problèmes avec ces méthodes, ou ceux dont des problèmes personnels leur font manquer de nombreux cours. Cela augmentera encore vos résultats trimestriels d’une façon qui réchaufferait le cœur d’un analyste de Wall Street, mais bonne chance pour trouver quelqu’un avec une certaine crédibilité pédagogique qui pourra prétendre que ces enfants « apprennent ».

socialControl

Je réagis comme vous : ça me fait flipper. L’augmentation de la surveillance implique que les mécanismes de combat contre les inégalités, déjà insuffisants, ont été détournés au profit d’une oligarchie. C’est une bonne raison pour inciter vos amis à utiliser des outils de chiffrement, particulièrement ceux qui sont disponibles en logiciel libre et open source. À l’heure où j’écris ces lignes, en janvier 2015, Obama, l’Avocat général de New York et le patron du FBI ont appelé à l’interdiction de la cryptographie pour le grand public, avec le soutien du Premier Ministre britannique David Cameron. Interdire la cryptographie est un projet ambitieux qui ne risque pas de se concrétiser (il combine les aspects les plus idiots de la guerre contre certaines drogues et ceux de la guerre contre le partage de fichiers), mais cela ne veut pas dire que cette volonté de nous rendre tous vulnérables à la surveillance ne fera pas de mal.

Le temps passe. Il est bientôt minuit. Avez-vous chiffré votre disque dur ?

 

Note

(1) Lien direct vers le PDF en anglais : Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens

 

Crédit photo

* Cory Doctorow par Joi Ito (CC BY 2.0)