Librologie 5 : Troll en libertés

Chers lecteurs et lectrices,

Après une parenthèse recueillie la semaine dernière, la chronique Librologique que je vous propose aujourd’hui reprend le cheminement que nous avions entamé, et s’aventure dans le domaine, trollophile s’il en est, des soi-disant libertés numériques[1].

(Cet épisode trahit aussi une de mes habitudes irrépressibles : j’adore me faire des amis un peu partout.)

Bonne lecture, et à la semaine prochaine…
V. Villenave.

Internet Troll - Wikimedia Commons - Art Libre

Librologie 5 : Troll en libertés

Pas de mythologie digne de ce nom sans troll… en tout cas dans le domaine des communautés d’internautes. Le troll est un rôle traditionnel de toute communication de groupe, amplement favorisé par le confort (anonymat relatif, éloignement,…) des échanges sur Internet : plus ou moins sciemment, un ou plusieurs participants à la discussion mettent en avant une opinion dont la nature ou la formulation bloque le débat à tous les niveaux, le plus souvent sous forme d’une polémique fallacieuse (sur le même sujet, voir également cet article d’un mien collègue). Que l’on puisse les mettre au compte de l’ignorance, d’une pulsion narcissique, d’une volonté de nuire ou du pur opportunisme politique, les comportements de troll nous intéresseront ici moins par leur origine que de par ce qu’ils révèlent de présupposés et, lorsqu’ils fonctionnent à grande échelle, d’imaginaire collectif : ainsi de cette tendance documentée de toute discussion houleuse et trolloïde à dériver vers les figures contemporaines du Mal : Hitler, Staline ou Ben Laden.

Le troll est une composante historique du mouvement du logiciel Libre, où presque chaque programme se définissait par opposition avec un autre, le plus souvent propriétaire (emacs contre vi, Linux contre Minix, GNOME contre KDE/Qt) mais pas toujours (GNU emacs contre Xemacs, Guile contre Tcl, OpenBSD contre, hum, le reste du monde, etc.). De nos jours encore, tout Libriste qui se respecte peut posséder une opinion bien tranchée en faveur de tel logiciel plutôt que tel autre, et se répandre en commentaires acerbes : Linus Torvalds n’est pas le dernier à en donner l’exemple.

Est-ce à dire que, de même qu’on a pu parler du christianisme comme d’une « secte qui a réussi », Richard Stallman ne serait qu’un trolleur qui a réussi ? C’est certainement une possibilité à laquelle se prêterait la personnalité volontiers facétieuse de l’intéressé — et de nombreux commentateurs ne se privent pas de le dénoncer comme tel. Et pourtant, débusquer, ou croire débusquer, un troll, ne doit pas servir à éluder de véritables divergences idéologiques : nous avons vu que la rigueur intellectuelle de Richard Stallman, toute folklorique qu’elle se présente, repose sur une pensée précise et méthodique. Comme dans le cas de rms, la mythologie du troll présente ainsi le danger de faire oublier, sous l’aspect rituel du débat, les présupposés idéologiques qui le sous-tendent : ainsi la dispute terminologique entre open-source et logiciel Libre n’est-elle pas une dissension entre, d’un côté les idéologues, de l’autre les pragmatistes, mais bel et bien entre deux idéologies dont seulement l’une se pense et se revendique comme telle… tandis que l’autre, proche des milieux entrepreneuriaux ou capitalistes, épouse peu ou prou le discours dominant du libéralisme économique.

Dans un même ordre d’idées, un sujet de dissension classique (et donc à fort potentiel trollogène) est l’affrontement entre différentes licences plus ou moins Libres — voire, comme nous l’a montré le trolleur renommé qu’est Linus Torvalds, entre deux versions de la même licence ! Là encore, il est souvent possible de distinguer un affrontement idéologique sous les points d’apparence purement technique — nous y reviendrons prochainement, avec l’application des licences Libres au domaine culturel. En effet, si la substance du troll équivaut en général à un antagonisme de personnes, son essence est d’ordre idéologique : dire « je ne t’aime pas » ne suffit pas, il faut ajouter « je ne t’aime pas car je n’aime pas les apprentis-Staline » pour déplacer le débat sur un champ idéologique.

Cela n’est, cependant, que la première étape de la constitution du troll : la suivante incombe à son public lui-même, lorsque celui-ci entre dans la danse et qu’une polémique se crée — le succès du troll se mesurant au temps et à l’énergie qu’il consomme, directement ou indirectement. D’où la maxime Don’t feed the troll, « prière de ne pas donner de nourriture aux trolls ». L’usage même de cette maxime, au demeurant, pose question : si c’est véritablement d’un troll qu’il s’agit, alors il devrait être suffisamment outrancier pour être aisément désamorcé : dans notre cas la personne à qui l’on s’adresse n’a que très peu de points communs avec un dictateur soviétique, et sera trivial de le démontrer et mettre ainsi fin à la discussion. Cependant cela demande de part et d’autre — outre un minimum de bonne foi — une rigueur conceptuelle, une finesse d’analyse et de compréhension, et une culture politique qui souvent fait, hélas, défaut. C’est donc sur cette faille que s’édifie le troll ; y compris dans le milieu dit de « défense des libertés numériques », sur lequel nous nous arrêterons plus longuement ci-dessous.

La « communauté » des internautes, au sens large, est habituée à recevoir des attaques émanant des classes politiques, médiatiques et, de façon générale, traditionnellement légitimées qui, telles un M. Jourdain se retrouvant sur AOL, « trollent sans le savoir » (certains gouvernants français s’en sont même fait une spécialité) : en général la thématique mise à contribution est celle qui consiste à faire du réseau Internet le repaire des Ennemis de la société : le terroriste, le pédophile, le « pirate », l’islamiste, le nazi, et plus généralement, le jeune (adepte de jeux vidéos violents ou décérébrants, du « tout-gratuit » que j’ai déjà abordé ailleurs…). Ne disposant pas du bagage culturel, juridique et technique qui caractérise la plupart des internautes proches du mouvement Libre, de tels trolleurs-malgré-eux (pour rester chez Molière) n’hésitent pas à s’en prendre à des principes qui, pour le reste des citoyens, relèvent de l’évidence : interopérabilité, neutralité du réseau, liberté de choisir des licences alternatives… Pour officielles qu’elles soient, ces techniques de trollage n’en sont pas moins, parfois, d’une efficacité redoutable : au moment où je rédige ces lignes, les communautés de citoyens, consommateurs, artistes et Libristes de notre pays ont consacré la quasi-totalité de leur énergie et de leur attention, pendant quatre ans, au plus gros Troll administratif de la décennie : j’ai nommé la loi dite « Hadopi », sous ses différents avatars.

On aurait pu penser que des internautes habitués aux dissensions et discussions enflammées sauraient reconnaître, et échapper à, toute manœuvre de troll de la part du gouvernement — technique d’ailleurs bien connue de tous les politiciens, que celle qui consiste à lancer quelques propositions bien choquantes pour faire passer, sous les espèces du compromis, d’autres mesures plus pernicieuses. Mais comme dans tout contexte de lutte, la « communauté » se définit davantage par ce à quoi elle s’oppose ou ce qu’elle moque, que par des valeurs communes (même si elle s’en défend, nous y reviendrons précisément ci-dessous). De là vient qu’elle puisse quelquefois, à ses contempteurs, présenter l’illusion d’un front uni ; il n’en est pourtant rien, et les trolls abondent au sein du mouvement Libre et des « libertés numériques » comme de toute communauté sur Internet — peut-être même davantage, tant les sujets de dissension y sont nombreux et les individualités, disons, peu accommodantes.

Si j’emploie cette expression de « libertés numériques », ce n’est qu’avec la plus grande suspicion. On l’a vue, certes, consciencieusement brandie (et brandée) par le gratin des activistes et entrepreneurs, jusqu’à servir d’unique justification à des groupuscules ou coups publicitaires aux implications politiques parfois fumeuses. Mais que dit-on vraiment lorsque l’on parle « libertés numériques » ? Le mot Liberté est évidemment déjà éminemment chargé d’idéologie, plus encore lorsqu’il est au pluriel : la liberté ne serait donc pas un absolu ? (Un autre collègue me rappelle ici judicieusement qu’il en va de même pour le mot Laïcité, auquel d’aucuns gouvernants réactionnaires ont jugé bon d’adjoindre des adjectifs pour mieux le vider de son sens.)

De quelles libertés parle-t-on alors ? Libertés civiques ? Collectives ? Individuelles ? Rien de tout cela en fait : puisqu’on vous dit qu’il s’agit simplement de libertés « numériques ». Ce qui permet finalement à chacun de regrouper sous un même parapluie ses propres présupposés idéologiques, parfois antinomiques — par exemple entre ceux pour qui la Liberté passe par un État garant de la cohésion sociale à ceux pour qui, au contraire, l’État est une entrave à l’aspiration de liberté individuelle totale. Comme si le domaine numérique n’était pas un moyen (de communication et d’expression, qui ouvre certes des espaces publics ou privés où la Liberté doit certainement être défendue comme partout ailleurs), mais un enjeu en lui-même : politique, commercial, consumériste… peu importe en fait : seul reste le slogan. « Libertés numériques ! »

Un slogan qui, en dernière analyse, ne séduit ni ne convainc… À tel point que je ne puis que me demander si ce n’est vraiment que par effet de mode qu’on l’emploie à l’envi. Le plus intéressant ne serait-il pas ici ce que l’on ne dit pas ? Parler de « libertés numériques », c’est éviter de se référer aux valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité (pourtant chères à Richard Stallman), ou encore aux Droits de l’Homme et du Citoyen ? (Cela expliquerait la présence, inexplicable autrement, parmi les défenseurs des « libertés numériques », de sympathisants de formations politiques ou de polémistes réactionnaires qui se plaisent à brocarder ceux qu’ils appellent les « droitsdelhommistes ».) Processus familier, somme toute : les « libertés numériques » sont finalement aux Droits de l’Homme ce que l’open-source est au mouvement Libre.

Pour maladroit ou imprécis qu’il puisse être, le paysage associatif français autour de ces prétendues « libertés numériques » n’en est pas moins un milieu attachant et nécessaire : dans leur grande majorité, ces associations sont mues par des personnes de bonne volonté dont l’éthos et le dévouement vont largement au-delà du troll-de-base. Ce milieu, je le fréquente moi-même depuis de nombreuses années et il m’a été donné d’y contribuer personnellement, en tant que sympathisant de nombreuses associations et, last but not least, spectateur puis animateur de l’un des nids à trolls les plus prometteurs de ces dernières années — et dont nous serons amenés à reparler dans ces chroniques.

Les querelles de chapelles sont monnaie courante dans un tel environnement, qui nous donne chaque semaine de nouveaux exemples de groupes (ou groupuscules) dont la principale raison d’être semble se résumer à taper sur des collectifs ou projets existants. Ces divisions (au sens biologique du terme) peuvent être mises en rapport avec la culture du fork dans le Logiciel Libre, qui permet à n’importe quel développeur de reprendre le code d’un programme pour le faire évoluer dans une direction différente. Si le phénomène n’est pas simple dans le monde informatique (le succès d’un fork dépend de sa qualité, du charisme de son initiateur, de l’éventuel mécontentement des utilisateurs vis-à-vis du projet d’origine…), dans le domaine des idées il touche à l’ésotérisme : entre 2006 et 2010, il m’a été donné de dénombrer pas moins de sept forks différents du Parti Pirate, rien qu’en France !

Dans ce milieu où les discussions s’enflamment vite, le troll n’est donc jamais loin, non seulement d’un groupe à l’autre (nous le voyions à l’instant) mais au sein même du groupe. C’est que la nature des thématiques abordées prête souvent aux confrontations politiques et au trollage idéologique ; à cela s’ajoute ce que je nommerais le « troll structurel », qui me semble ontologiquement propre à ce milieu. En effet, le mode de fonctionnement des communautés en ligne (particulièrement dans le mouvement Libre), que l’on a pu (trop facilement, à mon sens) décrire comme « horizontal », « anarchique » ou « méritocratique », repose sur des règles non-écrites, diffuses, changeantes, et des valeurs inquantifiables telles que la confiance mutuelle, la sympathie ou le degré de conviction qu’inspire chaque membre. À l’inverse, toute association républicaine se doit structurellement de présenter un édifice « vertical », « représentatif » ou « démocratique » : des élections, des assemblées, une hiérarchie de commandement et de responsabilités… Je n’irai pas jusqu’à dire que concilier ces deux modèles est impossible ; je n’hésiterai pas à dire, en revanche, qu’à l’heure actuelle personne, à ma connaissance, n’y est parvenu. L’attitude adoptée par la plupart des responsables associatifs consiste à simplement ignorer le problème, en laissant se développer une « communauté » plus ou moins appariée avec l’association, et qui peut constituer un vivier de ressources bénévoles — à moins que ce ne soit l’association qui se donne pour mission d’« animer » la communauté. Une telle ambigüité ne peut que profiter à l’émergence des trolls, particulièrement dès que croissent le nombre d’adhérents ou les ressources financières. L’embauche d’un salarié permanent constitue, à ce titre, un cap révélateur : dans beaucoup de cas l’association le recrutera parmi ses propres fondateurs, comme en gage d’ancienneté et de reconnaissance, dans d’autres cas l’on recrutera un jeune « battant » issu de Sciences-Po ou d’une école de commerce ; c’est seulement dans le plus rare des cas que l’on recrute parmi la « communauté », au moyen de critères qui ne peuvent que faire question : de quelque façon qu’elle s’y prenne, l’association qui franchit se cap trahit de ce fait son aspiration de légitimitation sociale, et par là les habitus de ses membres même.

Je ne saurais trop souligner la grande diversité de toutes ces structures, qui peuvent aller du groupuscule informel à de véritables institutions, et qu’il serait pour le moins hasardeux de prétendre décrire en quelques phrases. Cependant, quelle que soit leur taille, il me semble pouvoir distinguer quelques traits récurrents : le plus frappant et le plus répandu étant sans doute, leur étrange pudeur sur le plan politique, que l’on peut voir, soit comme un simple manque de courage (j’y reviens dans un instant) soit comme un idéologème caché : nous avons vu combien la parole « dépolitisée » que dénonce Barthes peut masquer une démarche activement réactionnaire (au sens contre-révolutionnaire du terme), et il n’est plus à démontrer qu’apolitique veut dire « de droite ».

Ainsi de cette insistance répétée, largement répandue et, en fin de compte, presque suspecte, qu’a le milieu du logiciel Libre et des « libertés numériques » à… ne pas faire de politique. Dans un exemple frappant, l’Aful, pour critiquer l’April, nous explique-telle doctement qu’elle ne se place pas « sur le plan des principes »… avant, dans la phrase suivante, de faire sienne la notion de « concurrence libre et non faussée », qui a depuis longtemps cessé d’être neutre politiquement ! D’autres associations, si elles se défendent également de faire de la politique, ont des liens plus ou moins ténus avec certaines formations politiques existantes, des sponsors inattendus, une organisation souvent opaque, ou des motivations quelquefois peu claires — au point que l’on soit parfois amené à se demander si dans certains cas, le travail des bénévoles et les (nombreuses et insistantes) campagnes d’appel au don, toujours au nom de l’Intérêt Général, n’ont pas pour finalité véritable de financer les émoluments et ambitions politiques ou entrepreneuriales de quelques individus.

Ambitions qui, je m’empresse de le dire, ne sont pas nécessairement antinomiques d’un engagement par ailleurs sincère et d’un travail de qualité. D’un point de vue intellectuel, l’ambition personnelle ou même le simple besoin de devoir faire bouillir ses spaghettis ne me paraissent pas moins dignes de respect que la défense du Bien Commun — tant que l’on n’invoque pas celui-ci pour masquer celui-là.

Troll nicht fuettern - Wikimedia Commons - CC by-sa

Quelle que puisse être la part de calcul, de romantisme ou d’idéalisme de leurs figures de proue, l’effervescence des associations et communautés de l’Internet Libriste ou « citoyen » d’aujourd’hui ne doit pas faire oublier la relative pauvreté de leur réflexion politique et de leur culture idéologique. J’en veux pour illustration la danse du ventre des courants politiques traditionnels qui se pressent devant l’électorat geek : aux partis traditionnels il faut ajouter les formations écologistes, centristes, ultra-libérales, nationalistes… pour ne citer que celles qui se sont acheté une image « libertés numériques-friendly » en s’opposant (au moins en apparence) à ce troll dit « Hadopi » que j’évoquais plus haut. Et le mythe est ici d’autant plus aisé, d’autant plus séduisant, que l’éthos de son « cœur de cible » geek reste mal défini, et sa terminologie, mal conceptualisée.

Ainsi pourrait s’expliquer, également, le succès de certaines personnalités politiques « traditionnelles », qui font à l’occasion l’objet d’un engouement soudain et inattendu auprès des geeks et internautes, quasi indépendamment de leurs valeurs : François Bayrou lors de la fondation du bien-nommé MoDem, Nathalie Kosciusko-Morizet sur Twitter, Michel Rocard sur le logiciel Libre, ou bien sûr l’accession au pouvoir du candidat Obama. Venant d’une communauté habituellement si critique et moqueuse, la chose a de quoi surprendre : j’y verrai même des exemples de trolls positifs.

Ici se trouve sans doute une justification de cette posture « apolitique » que je critiquais plus haut… et qui explique d’ailleurs peut-être le succès de certains discours « ni de gauche, ni de droite » (bien au contraire) tels que celui de François Bayrou en 2007 ou d’Europe-Écologie en 2009 auprès des geeks français) : de même que la grande majorité des Libristes (à l’exception de rms, nous l’avons vu) et, plus encore, des partisans de l’open-source fuit explicitement toute ambition philosophique ou idéologique, beaucoup de groupements de citoyens sur Internet se détournent avec dégoût ou terreur de la politique en tant que telle. Certes, cela n’est ni nouveau, ni inhérent aux communautés en ligne : les associations traditionnelles (y compris, d’ailleurs, au sein des formations politiques ou syndicales) ne sont pas, pour la plupart, des clubs de réflexion ni des regroupements d’idéologues ou d’intellectuels — nulle raison pour qu’il en soit autrement sur Internet.

Attitude compréhensible, quoiqu’un tantinet hypocrite : comment en effet promouvoir des modèles inédits de diffusion culturelle, de lien social et d’équilibre économique, sans en tirer les conclusions politiques et institutionnelles inévitables ? En évitant, sinon les trolls (nous avons vu que c’est peu ou prou impossible), du moins les « sujets qui fâchent », ne risque-t-on pas d’abdiquer certaines convictions, et de se contenter (comme nous le voyions plus haut) de remâcher en fait le discours idéologique dominant, fût-ce sous une forme dégradée ?

Cette stratégie d’évitement (qu’elle soit assumée ou non) en laquelle je vois une certaine hypocrisie, me frappe d’autant plus qu’elle vient (majoritairement) de classes sociales qui ont pourtant accès à la connaissance (notamment historique), à des sources d’information multiples et à des modes de pensée favorisant l’esprit critique — non seulement vis-à-vis du Système politico-médiatique traditionnel (ce point semble acquis), mais également au sein même de ce nouveau mainstream qu’elles créent, comme nous le mentionnions en préambule de ces chroniques. On a pu souligner l’importance humanitaire de l’éducation dans les pays soumis aux guerres, famines, épidémies ; faudrait-il, dans nos contrées virtuelles ravagées par les trolls — fléau certes autrement moins grave — envisager comme prérequis à l’émergence d’une représentation politique efficace de leurs modèles de société, la nécessité pour les internautes Libristes d’une culture politique et d’une certaine rigueur intellectuelle ?

La chasse au troll n’est donc pas plus neutre idéologiquement que le troll lui-même : tous deux participent d’une même ritualisation des débats d’idées, qui les vide peu à peu de tout contenu politique et de toute aptitude à influer sur l’évolution des choses. Si le troll a un effet parasite et immobilisant, sa répression laisse quant à elle entendre qu’aucune divergence idéologique de fond n’est efficace, justifiée ou même envisageable. La possibilité même d’un débat rigoureux et approfondi, s’étiole : c’est de cet étiolement que le troll est indice.

Notes

[1] Crédit illustrations sur Wikimedia Commons : Internet Troll (licence Art Libre) et Troll nicht fuettern (Creative Commons By-Sa)




Dans les ateliers libres du futur tout objet produit est en bêta

Il y a de l’espoir. Qu’on les appelle fab lab ou, comme ici, open source workshops, il se passe véritablement quelque chose dans le monde matériel actuellement. Quelque chose qui localement nous donne envie de nous retrouver pour créer ensemble et donner du sens à cette production[1].

Dans ce monde en gestation, certains mots comme compétition, délocalisation, marketing, argent, banque, normalisation… s’estompent pour laisser place à un vivre ensemble potentiel qui sonne moins creux que dans la bouche des politiciens.

Il en aura fallu passer par internet, et par l’expérience virtuelle probante de projets collaboratifs comme le logiciel libre ou Wikipédia, pour en arriver là. Là c’est-à-dire en des lieux où il ne tient qu’à nous de faire pousser nos propres ateliers libres, tel l’Open Design City de Berlin dont nous vous racontons l’histoire ci-dessous.

Comme le dit Stallman lorsqu’il nous salue : « Happy Hacking! »

Un aperçu du futur du « Do It Yourself » : les ateliers libres – Tout produit est en bêta !

A Peek at the Future of DIY: Open-source Workshops – Every product is beta!

Jude Stewart – 4 octobre 2010 – Fast Co Design
(Traduction Framalang : Lolo le 13, Goofy, Julien, Mammig et Martin)

Le « faites-le vous-même » (NdT : Traduction littérale et non satisfaisante du DIY pour Do It Yourself) règne en maître dans le monde virtuel. Nous pouvons en effet aujourd’hui construire librement et sans trop de frais nos propres blogs, e-books et magazines Web. Par contre fabriquer des choses réelles, palpables et tangibles semble être le domaine réservé de ceux qui savent s’y prendre avec un marteau et des clous.

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Ce n’est pourtant plus le cas désormais. La révolution open source est en train de mettre la conception des produits entre les mains de tout un chacun. Prenez l’Open Design City (ODC) basé à Berlin. C’est un atelier dans lequel n’importe qui peut apprendre à faire à peu près n’importe quoi, du portefeuille en bioplastique à la lampe à pull-overs (cf ci-dessous). La recette est simple comme un sourire : rassemblez des personnes qui veulent partager des idées et collaborer, apprennez-leur à utiliser quelques machines-outils, puis faites des choses sympas ensemble.

C’est un mouvement qui peut potentiellement se substituer à la manière traditionnelle de concevoir et fabriquer industriellement des objets, voire même changer notre mode de consommation. « Je crois fortement que nous verrons émerger de plus en plus d’espaces comme celui-ci » dit Christoph Fahle d’Open Design City. « Nous ne sommes pas à proprement parler dans du développement scientifique, parce que pour que cela marche, il n’y a pas besoin d’expert en balistique. Il s’agit plutôt de favoriser les interactions sociales permettant de créer de nouvelles choses. Si vous regardez Facebook, ce bien moins sa technologie qui a influencé les usages que l’idée du réseau social

Les ateliers ouverts sont une conséquence et un prolongement de la fièvre que connaît actuellement le Do It Yourself. Il y a beaucoup de ressources et d’énergie sur des sites comme MAKE, Instructables.com et IKEAhacker ou de réseaux de vente comme Etsy et Supermarket. Aujourd’hui les gens peuvent acheter leurs propres imprimantes 3D pour moins de 1 000 $.

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Le co-fondateur Jay Cousins est arrivé dans Open Design City par une voie détournée. Il était un concepteur de produits haut de gamme spécialisé dans ce qu’il appelle la vaisselle et il fut déçu de cette expérience. « Ce travail s’est transformé en piège, tout devenait management au lieu d’être créativité » se souvient-il. « C’est ce qui m’a fait penser en un lieu où les concepteurs et les inventeurs se retrouvent ensemble pour participer à la production. » À la recherche d’une nouvelle inspiration, Jay Cousins a déménagé à Berlin en 2009 et a attéri à Palomar 5, un espace innovant sponsorisé par Deutsche Telecom (malgré son nom qui sonne très hippie). À Palomar 5, « nous avons beaucoup observé comment nous nous collaborions » dit Jay Cousins. « Vous entrez dans un intense conscience de ce qui vous soutient dans votre énergie créative et de ce qui vous bloque ». Là-bas, il rencontra Christopher Doering, un concepteur produit qui est passé par la Bauhaus University de Weimar.

Après ces six semaines à Palomar 5, tout deux eurent envie de créer leur propre atelier ouvert. La fortune souriant aux audacieux, l’occasion de présenta et, au cours du printemps dernier, Jay Cousins et Christopher Doering mirent sur pied un atelier DoIt Yourself à Betahaus, un nouvel espace de travail collaboratif dans le quartier Kreuzberg de Berlin, Open Design CIty était né.

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À Open Design City les travailleurs du premier étage peuvent déambuler au rez-de chaussée et louer des outils à l’heure ou au jour. Ils peuvent participer à un atelier ouvert dans lequel un responsable enseigne au groupe une technique particulière puis ouvre l’étage aux expérimentations.

L’équipement mis à leur disposition des participants est vaste. Ils peuvent ainsi faire joujou avec des outils (scies, scies sauteuses, marteaux…), un sérigraphe pour les textiles, du matériel photographique, des plaques électriques et un évier, de la laine, du savon et du papier-bulle pour faire du feutre, un stock généreux de fécule, de vinaigre et de glycérine qui une fois mélangés avec de l’eau et chauffés font un bioplastique modelable et modulable.

Peu d’outils sont véritablement high-tech mis à part une imprimante 3D qui imprime en pressant de fines couches de certains matériaux et qui est capable de produire une forme en utilisant les données en trois dimensions que l’utilisateur lui donne. Une telle machine ressemble à un four : une fine couche de nylon est chauffée jusqu’à ce qu’elle s’amolisse puis est injectée dans un moule dans lequel elle se durcit à nouveau. Open Design City n’a pas de découpage laser ou d’autres outils similaires permettant de le qualifier pleinement de « fablab ».

La grosse partie de l’équipement provient des dons. « Un type a un jour acheté une tonne de briques Légo blanches en choisissant d’en offrir quelques uns à l’atelier » dit Fahle.

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Apprendre à utiliser l’équipement est d’ordinaire la partie la plus difficile.

Doering se souvient d’un membre de l’ODC, une responsable de communication née en Iran qui travailait au betahaus. Elle voulait faire des énormes lettres en polystyrène expansé pour écrire des slogans lors d’un événement de soutien à la résistance iranienne (cf ci-dessous). Après avoir fait faire des devis « incroyablement cher » dans un atelier de prototypage traditionnel, elle est venue à l’ODC pensant qu’elle pourrait expliquer son projet et ensuite le laisser entre des mains plus expertes. Eh bien non. « Nous avons fait un marché : qu’elle nous aide à acheter une machine pour couper le polystyrène et on lui enseignera alors (à elle et à ses amis) comment l’utiliser » explique Doering. « Au début, elle ne cessa de répéter : Ce n’est pas possible ! Comment pourrai-je faire ça ? Mais une fois que nous avions passé 15 minutes ensemble, elle a vu comment c’est vraiment amusant et facile à faire. Elle et ses amis se sont totalement éclatés à faire ça. Ils ont passé une semaine à couper comme des dingues, monter une fausse prison en briques et inventer une méthode pour joindre les lettres. Tout ce dont il y avait besoin était ce petit coup de pouce de départ. »

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Open Design City enourage une méthode parallèle de travail qui compose avec les égos et promeut le sens du jeu. Cousins explique : « Si je crois qu’un projet doit être réalisé d’une certaine manière et Chris a une idée différente, au lieu de nous disputer pour savoir laquelle est la meilleure, nous essayons les deux méthodes en même temps et partageons ce que nous apprenons au fur et à mesure. »

Est-ce que le talent ou l’expérience importe dans ce meilleur des mondes ? Oui et non.

Doering aime la façon dont les ateliers ouverts comme Open Design City remettent en question l’idée même de qualité (d’autant que c’est le sujet de sa thèse au Bauhaus). « La qualité doit toujours répondre à certains critères objectifs, bien sûr », explique-t-il, « la culture industrielle dit : voici un produit pour une certaine utilisation et qui a une certaine valeur. Mais les objets aiment à s’échapper des carcans. Il est totalement limitant de dire : c’est une lampe, son but est de remplir l’espace avec de la lumière. Parce que c’est aussi un cadeau de votre grand-mère, c’est une touche personnelle dans votre living-room, etc. et il faut conserver cette flexibilité-là. »

Il a pris une feuille de plastique d’amidon sur l’établi et il l’a brandie. « C’est un biopolymère. Ce n’est pas résistant à l’eau et je ne sais pas combien de temps cela peut tenir en état, un an, peut-être. Voilà au contraire ce qui se passe avec les plastiques à base de pétrole : ils durent éternellement et ce n’est pas une bonne façon de penser. Nous n’aimons pas nos produits aussi longtemps ».

La valorisation des déchets (NdT : upcycling), qui récupère de vieux produits pour les recombiner dans de nouveaux objets désirables, est au programme de futurs événements de l’ODC.

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Tout cela résonne furieusement anti-industriel — et d’un certain côté c’est bien le cas.

Mais en tant que concepteur produit et pionnier du mouvement Open Design, Ronen Kadushin nous rappelle que renverser la structure du pouvoir dans l’entreprise n’est pas le but. « Vous connaissez le vieux proverbe romain à propos de la hache de votre grand-père ? » dit-il. « Mon père a changé son manche et j’ai changé la lame. Rien de ce que j’ai dans la main ne vient de mon grand-père, mais c’est toujours la sienne. C’est une tradition de valeur. Nous n’avons désormais plus d’objets qui remplissent ce besoin ; nous n’avons pas de hache. La meilleure façon de rester attaché à un produit ou un objet est de le faire soi-même. »

Vers quel avenir pourrait nous mener la fabrication libre de tels produits ?

Vers un Moyen Âge dopé au silicium, répondent Doering, Fahle et Cousins, dans lequel des artisans seraient connectés « localement » avec toute la planète grâce à internet. « Une telle perspective est un peu régressive, en fait » admet Cousins. « Elle nous ramène à l’ère du boulanger, du fabricant de meubles, du spécialiste en électronique, de votre homme à tout faire — un système distribué dans lequel nous reconnaissons mutuellement nos compétences, et les valorisons. Nous ne pouvons plus nous permettre de prendre un objet et de déclarer : « il est 100% éthique, personne n’a été blessé, aucune communauté n’a été décimée au cours de sa fabrication » parce que c’est trop complexe à gérer et non satisfaisant puisque nous demeurons passifs. Diffuser et partager la connaissance de la fabrication d’objets au sein de la communauté ODC nous apporte de la résilience tout en nous permettant de mieux nous débrouiller seuls ».

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« Mais ce n’est pas seulement une question de survie », poursuit Cousins, « Nous luttons pour nous reconnecter à une communauté et une culture de la participation. C’est un lien très puissant qui s’est progressivement étiolé au cours de ces cent dernières années ». Le paradoxe n’est qu’apparent : les déchets de la révolution industrielle devenant le matériau brut pour des ateliers de type médiéval, un mouvement rendu possible par un Internet massivement collaboratif, une population lassée de vivre virtuellement, et des machines dont le prix s’est démocratisé grâce à une base de consommateurs désireuses d’acheter de nouveaux moyens de production. Ce qui est vieux redevient alors réellement nouveau.

Notes

[1] Crédit photos : Betahaus




Et si l’on créait ensemble une forge libre pour les métiers de l’édition ?

Forgeron - Nadège DauvergneVoilà, on y est. Après la musique, c’est désormais la sphère du livre qui est pleinement impactée, voire bousculée, pour l’arrivée inopinée et intempestive du numérique.

Le second connaîtra-t-il les mêmes difficultés et résistances que le premier ?

On en prend le chemin… Sauf si l’on décide de s’inspirer fortement de la culture et des outils du logiciel libre.

Le samedi 24 septembre prochain, dans le cadre du BookCamp Paris 4e édition, Chloé Girard animera avec François Elie un atelier intitulé « Fabrication mutualisée d’outils libres pour les métiers de l’édition ».

Il s’agira de réflechir ensemble à comment « soutenir et coordonner l’action des professionnels du livre pour promouvoir, développer, mutualiser et maintenir un patrimoine commun de logiciels libres métiers » en développant notamment un forge dédiée destinée à « l’ensemble des acteurs de l’édition (éditeurs, distributeurs, diffuseurs, privés, publics, académiques…) »

L’expérience et l’expertise du duo sont complémentaires. François Elie, que les lecteurs du Framablog connaissent bien, sera en effet ici Monsieur Forge (en théorie dans son livre Économie du logiciel libre et en pratique depuis de nombreuses années au sein de la forge pour les collectivités territoriales ADULLACT). Chloé Girard, partenaire de Framasoft dans le cadre du projet Framabook, fera quant à elle office de Madame Métiers de l’édition.

C’est un entretien avec cette dernière que nous vous proposons ci-dessous.

C’est évidemment l’occasion de mieux connaître l’ambition et l’objectif de cette forge potentielle, en profitant de la tribune pour lancer un appel à compétences. Mais nous avons également eu envie d’en savoir davatange sur la situation générale et spécifique de l’édition d’aujourd’hui et de demain, sans taire les questions qui fâchent comme celle concernant par exemple Google Books 🙂

Remarque : Même si le site est encore en construction, nous vous signalons que les avancées du projet pourront être suivies sur EditionForge.org.

Edit : Finalement François Elie ne sera pas disponible pour l’atelier. Mais il reste bien entendu partie prenante du projet.

Une forge Métiers de l’édition – Entretien avec Chloé Girard

Chloé Girard bonjour, peux-tu te présenter succinctement à nos lecteurs ?

Chloé GirardJe travaille depuis quatre ans avec David Dauvergne au développement d’un logiciel libre pour les éditeurs, La Poule ou l’Oeuf. C’est une chaîne éditoriale destinée à une édition mixte, papier et électronique.

Nous avons parallèlement créé une entreprise de service en informatique libre pour l’édition et travaillons avec plusieurs éditeurs et prestataires de services aux éditeurs pour de la production, parfois industrielle, de livres numériques. Nous travaillons également à la mise en place d’un processus interne de fabrication électronique lié au traditionnel processus papier.

Je suis également responsable de fabrication papier et électronique pour l’éditeur suisse d’érudition La Librairie Droz, et aborde le problème depuis le point de vue de l’éditeur, aspect financier compris.

Je suis donc au croisement entre l’édition associative, l’intégration et le service en logiciel libre métier et la fabrication de livres, papier et numérique chez un acteur traditionnel de la profession. Ces différentes expériences m’ont naturellement portées à me poser certaines questions qui sont à l’origine de mon intérêt pour cette notion de forge. Questions que nous ne sommes d’ailleurs pas les seuls à nous poser. Les différents BookCamp, salons du livre, commissions du CNL (Centre national du livre), associations professionnelles et éditeurs s’interrogent eux aussi sur les besoins, les outils, les limites, les possibles interactions, les manques, les évolutions, les formes, ou encore les formats dans la fabrication et l’exploitation des livres dans leur(s) version(s) numérique(s).

Comment vois-tu l’évolution actuelle du monde de l’édition, fortement impacté si ce n’est secoué, par les nouvelles technologies ?

Chez les petits éditeurs rien n’a changé. Les processus de fabrication sont toujours les mêmes, les livres sont conçus pour sortir en version papier, les processus de fabrication électronique, quand il y en a, sont externalisés et fortement subventionnés. Car peu d’éditeurs ont les ressources techniques, humaines et financières pour mettre au point de nouveaux mode de production en interne. Et leurs partenaires traditionnels n’en savent souvent pas plus qu’eux, d’autant que la question se pose encore de ce qu’il faut faire, de la pérénité des sources électroniques produites aujourd’hui, de ce qu’il faudra re-produire demain. Le marché s’amorce grace aux subventions à la production électronique. Elles se tariront forcément une fois le marché établi.

Pour autant il faudra bien le suivre ! Or les acteurs en bout de chaîne sont difficilement contrôlables. Par exemple les exigences de validité des fichiers ePUB par Apple sur le eBook Store changent régulièrement et renvoient des messages d’erreur que seuls des développeurs peuvent comprendre, et encore. Bref, beaucoup reste à faire. Une chose a changé au cours des trois dernières années c’est que les éditeurs ont compris qu’ils n’ont plus d’autre que d’y aller.

Je pense qu’il faut donner les moyens à tous les éditeurs de prendre les rênes de ces nouvelles technologies pour maintenir dans l’offre électronique une diversité de contenus et de formes que eux seuls, avec leurs auteurs, peuvent imaginer.

Une « forge Métiers de l’édition », mais quel est donc cet ambitieux nouveau projet ?

Une forge est une forme de département de recherche et développement (R&D) externalisé et, surtout, mutualisé. L’idée est de donner aux professionnels de l’édition les moyens de faire développer et évoluer ensemble les logiciels dont ils ont besoin pour leur métier.

Cela consiste en deux choses : d’une part réunir en un même lieu, atelier et magasin, les outils et compétences informatiques qui peuvent travailler ensemble, si nécessaire. Et, d’autre part, encadrer les éditeurs, imprimeurs, distributeurs, dans la rédaction des cahiers des charges de ces nouveaux outils (bureau d’étude).

Évidemment il est plus que souhaitable que ces outils soient libres, pour des questions d’interopérabilité, d’extensibilité, de transfert de compétences… mais aussi d’économies. Le code étant libre il est payé une fois pour son développement puis disponible pour tous. Disponible pour utilisation mais aussi pour le faire évoluer en fonction de nouveaux besoins, de nouveaux outils, de nouveaux support…

Tu évoques aussi « une place de marché entre clients métier, entrepreneurs et communauté du logiciel libre ». Peux-tu nous en dire plus et nous donner quelques exemples réels ou fictifs de situations où la forge est potentiellement un avantage ?

Les forges logicielles, horizontales, réunissent les acteurs du développement d’une application. Ici nous avons une forge cliente mise en place par les utilisateurs (professionnels de l’édition) qui y rencontrent les développeurs (représentés par les forges logicielles) aussi bien que les sociétés leur permettant de créer et de mettre en production ces outils. Les professionnels de l’édition peuvent donc lancer des appels d’offre auprès de prestataires qui peuvent y répondre ensemble ou séparément. Nous avons donc une réelle place de marché métier avec des clients et des vendeurs.

L’intérêt, par rapport à un système d’achat/vente classique de service informatique, c’est la mutualisation des expertises, du code et des services. Les éditeurs aujourd’hui rencontrent de nouveaux besoins, très techniques. Juger de la façon d’y répondre demande une expertise rare et coûte cher (voire très cher). Très peu d’éditeurs savent et peuvent assumer cela seuls et risquent d’y perdre beaucoup.

Imaginons qu’un éditeur convertisse aujourd’hui son catalogue d’ouvrages dans un format donné de livres électroniques. Que fera-t-il, ou plutôt comment fera-t-il si les supports de lecture de livre de demain, ebooks, tablettes ou PC, lisent un autre format que celui-là ou une version plus récente ? Nous sommes ici dans une situation parfaitement concrète et déjà réelle.

Sachant que la conversion d’un ouvrage papier en ePUB aujourd’hui coûte au minimum 1€ la page, qu’environ 60 000 ouvrages sont publiés par an en France et que le patrimoine à convertir regroupe des centaines de milliers d’ouvrages on peut imaginer les conséquences s’il faut re-produire ces fichiers.

Aujourd’hui cette conversion est largement subventionnée. Mais lorsque le marché du livre électronique sera suffisamment amorcé, ces subventions baisseront ou disparaîtront. Il faudra alors que les éditeurs assument seuls l’évolution de leur catalogue électronique. Et qu’ils en assurent l’évolution régulière. Une forge leur permettrait par exemple, si le format de départ est ouvert, de faire développer collectivement un outil de mise à jour automatisée du catalogue. Et de faire évoluer cet outil, avec une réactivité bien plus importante que s’il fallait attendre d’un éditeur de logiciel propriétaire qu’il décide lui-même de la sortie de la mise à jour nécessaire.

Les éditeurs y gagnent en matière d’autonomie, de réactivité sur leur marché et de capacité d’innovation. D’autant que les acteurs logiciels de la forge peuvent y déposer des « appels de demandes » c’est-à-dire des propositions d’innovation ou de développements auxquels les clients n’auraient pas forcément pensé. On a donc un lieu de propositions techniques en même temps que de marché, dans un cadre d’expertise partagée.

L’exemple simple d’évolutivité des formats est un problème que les éditeurs connaissent déjà bien ou qui les retient de se lancer dans l’édition numérique. Mais ils sont confrontés à bien d’autres problèmes : la réunion des processus papier et électronique (PDF imprimeur/ePUB, XML InDesign/XML divers…), l’exploitation des contenus en réseau (schémas de métadonnées, protocoles de communication entre catalogues et serveurs, schémas XML de description de contenus), le chiffrement des fichiers électroniques garantissant l’intégrité d’un document, l’enrichissement d’un ouvrage avec des contenus dynamiques ou multimédia, le lien livres et réseaux sociaux, l’offre de sorties s’adaptant à des écrans divers (graphisme), à des lecteurs divers (niveau de lecture, multilinguisme), sans perdre la notion de référence intellectuelle commune, les livres-applications, la gestion documentaire, les liens éditeurs/distributeurs/diffuseurs, la gestion des droits d’auteur, le lien entre l’exploitation du catalogue et les outils internes de gestion, de facturation, etc. Et encore, ces exemples ne sont qu’un petit apperçu des besoins et questions. Sachant que les réponses vont devoir évoluer au même rythme que les supports de lecture et les systèmes d’exploitation. Et que les problématiques ne sont pas les mêmes selon que l’on édite des romans, des thèses, des livres d’art, des manuels scolaires de la documentation technique ou des revues scientifiques.

Évidemment, chaque éditeur peut faire développer ses propres outils ou payer des licences pour chaque logiciel nécessaire. Mais gérer l’interopérabilité entre ces applications et un système un peu intégré deviendra impossible ou extrêmement onéreux. J’en suis témoin au quotidien. Les professionnels de l’édition ne pourront suivre l’évolution de leur métier, et la maîtriser, que collectivement.

Sauf s’ils décident de tout confier à Google Books !

Il faut considérer Google comme un prestataire comme les autres. Sauf que, étant donné la puissance du prestataire il vaut mieux être théoriquement et technologiquement averti et exigeant ! D’où la nécessité d’avoir ses propres outils pour ne pas être trop vulnérable.

En ce qui concerne leurs livres épuisés Google offre aux éditeurs une solution de facilité pour remettre sur le marché des livres qui n’y sont plus et n’y seront plus sans cela, étant donné le coût que cela représente. Pourquoi pas. La difficulté est alors de rester maître du cahier des charges et il vaut sans doute mieux posséder ses propres sources à négocier auprès de Google Books que de laisser Google convertir puis discuter des conditions.

Dans le passé beaucoup d’éditeurs ont confié la mise en page et l’impression de leurs ouvrages à des prestataires extérieurs, plus petits, plus locaux que Google, sans jamais réclamer en retour ni leurs fichiers natifs ni même les PDF imprimeurs ! Ils sont ainsi aujourd’hui dans certains cas obligés de racheter leurs propres fichiers à ces prestataires ou repartent du papier pour reconstituer leurs sources ! À eux de voir si ils veulent renouveler l’expérience.

Avoir des outils disponibles pour produire leurs sources efficacement et les faire évoluer, leur permettrait de négocier différemment avec Google aujourd’hui mais aussi demain. Parce que demain Google va offrir de nouveaux services sur ces sources. S’il est encore le seul à pouvoir, techniquement, les offrir, il sera à nouveau en position de force. Or ces épuisés constitueront sans doute une part non négligeable des ventes. Il vaut donc mieux se préparer à récupérer ces sources et à les exploiter intelligemment soi-même. Face aux équipes de développement de Google un éditeur seul, ou n’importe lequel de ses prestataires en édition numérique, à intérêt à avoir de sacrés moyens pour offrir des solutions concurrentes.

Pour les publications récentes et nouvelles la question se pose différemment. La question n’est pas seulement de mettre en ligne, de mettre à disposition pour achat, mais bien aussi de créer des versions numériques qui apportent quelque chose de plus par rapport au papier : pour le lecteur, pour l’exploitation des savoirs, pour la conservation du patrimoine. C’est un acte éditorial, ce n’est donc pas Google qui peut s’en charger.

Après, si Google offre des solutions libres assurant l’interopérabilité avec les outils internes de fabrication et de gestion des éditeurs, distributeurs, imprimeurs, etc. Si Google produit des sources ouvertes que les éditeurs peuvent récupérer, retirer, si l’on peut interfacer des outils libres de gestion de droits avec Google Books, si… alors bienvenue à Google au sein de la forge « métiers de l’édition » ! À voir…

Face à Google comme face à n’importe quel prestataire et plateforme d’exploitation il faut que les éditeurs travaillent ensemble, et avec leurs distributeurs, diffuseurs, etc, à des solutions qui leurs permettent de maîtriser leurs oeuvres et leur métier.

Après Google, en quoi cette forge se distingue-t-elle des API censés « ouvrir le contenu aux développeurs » telles que proposées par Amazon ou tout récemment par Pearson ?

L’initiative de Pearson est géniale ! « L’idée est de regarder si la créativité des développeurs permet d’amener l’exploitation de ces contenus dans des directions que les éditeurs n’avaient pas explorées jusqu’alors ». Mais ce qui est intéressant dans l’article de Guillaud c’est aussi sa dernière phrase : « Assurément, Pearson lance un mouvement que les plus gros ne devraient pas tarder de prolonger… »

Que vont faire les petits et moyens éditeurs pendant ce temps-là ? Et les diffuseurs, les libraires ? Je crois que la forge, la mutualisation, un patrimoine d’outils communs, leur permettront justement d’accéder à ce type de moyens d’exploitation, de plateformes éditoriales ouvertes aux codeurs, aux innovations. Demandez aux éditeurs, au hasard, si ils savent ce qu’est une API ! Il faut une sacrée expertise pour mettre en oeuvre ce type d’accès et les faire évoluer, sur les plans technique mais aussi juridique d’ailleurs. Même les gros éditeurs ont besoin, pour la plupart, de mutualiser, au moins en partie, les frais de R&D pour développer et innover dans de tels services. Or c’est ce que tous cherchent à faire. Mais je ne suis pas sûre que Pearson va leur donner ses trucs demain !

Est-ce une application directe et concrète des propositions de François Elie dans son livre Économie du logiciel libre ?

Oui, absolument. Et François Élie nous accompagne dans la réflexion et la présentation du projet, fort de son expérience de l’Adullact (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales) et de son verbe coloré. La killer application openCimetiere fait toujours son petit effet !

« On ne peut utiliser que des logiciels qui existent » et « un logiciel libre est gratuit une fois qu’il a été payé ». Ces deux phrases extraites de son livre résument bien l’intérêt que peuvent trouver clients et développeurs libres au sein d’une telle forge : 1) coté client : maîtriser ses outils métier, gagner en réactivité, faire, éventuellement, des économies 2) coté développeurs : financer en amont le développement libre, intégrer une place de marché active réunissant des compétences multiples pour ne pas réinventer la roue.

Quels sont les principaux freins que vous risquez de rencontrer et qu’il faudra dépasser d’après toi ? Le poids des habitudes ? L’absence d’une réelle culture de la mutualisation ? La concurrence non libre ?

La forge Adullact, comme son nom l’indique, s’adresse à des clients et des fonds publics. L’idée de dépenser des fonds publics une seule fois pour tous est (semble !) naturelle. Dans le cas d’une forge métiers de l’édition nous nous adressons en grande partie à des acteurs privés. Et le premier frein que nous avons rencontré est bien celui de la mutalisation des fonds : « pourquoi est-ce que je paierais pour des logiciels dont tous bénéficieront, y compris ceux qui n’auraient pas participé ? » Le problème n’est pas seulement celui du partage mais de la perte d’un avantage concurenciel.

En ce qui concerne le partage ce n’est pas très difficile à argumenter : ceux qui en profiteront ne tarderont pas à participer, à hauteur de leurs moyens et de leurs besoins. D’autre part plus un logiciel sera utilisé plus il sera pérenne.

Pour la question de la concurrence c’est plus délicat puisque le service autour des livres électroniques devient un enjeu économique. Il ne s’agit plus seulement de vendre des exemplaires mais aussi des services sur les contenus. Or les outils de fabrication ont un impact sur les possibilités de services commerciaux en aval. Imaginons par exemple un outil offrant de fabriquer des livres avec plusieurs niveaux de contenus auxquels les lecteurs auraient accès ou non selon qu’ils sont acheteur unique, abonnés ou abonnés premium.

Mais les éditeurs sont libres de faire développer certains outils, qui leurs semblent moins concurrenciels dans cette logique de mutualisation, et de faire développer chacun pour soi des extensions ou des modules d’exploitation qui leurs seraient propres. Une forge n’implique pas d’y faire produire tous ses projets. Quitte à se rendre compte finalement qu’il est plus intéressant de les y verser pour les faire maintenir et évoluer collectivement.

Cette logique de mutualisation dans une économie privée et auprès d’acteurs dont les finances sont souvent fragiles n’est pas gagné. Pourtant nous travaillons avec plusieurs éditeurs qui en rêvent. Ils n’ont ni les compétences ni les moyens de faire développer seuls les outils qu’il leur faut et que personne ne leur propose aujourd’hui.

Un autre obstacle est l’absence de culture du logiciel libre dans l’édition : elle était celle que l’on peut imaginer dans un milieu très peu technophile et surtout préoccupé de ne pas avoir à mettre les mains dans le cambouis, l’image du logiciel libre étant celle de la ligne de code dans un terminal. D’autant que les besoins étaient en (très) gros jusqu’ici celui d’un seul outil, de mise en page, propriétaire, cher, produisant un PDF, unique besoin des imprimeurs.

Depuis quelques années la notion de format ouvert fait cependant son chemin, notamment avec le format ePUB et le XML. Mais on est encore dans la logique du bon format, plutôt que dans celle du format ouvert.

J’ai quand même entendu il y a un an et demi un responsable de l’édition électronique chez un éditeur important affirmer qu’il n’utiliserait plus en fabrication que des logiciels libres. Pour des questions de pérénité et de maîtrise de son catalogue.

Mais pour répondre à cela il faut des acteurs et des outils libres qui répondent aux besoins de marchés importants, de volumes importants et d’éditeurs pressés. Il faut des partenaires libres solides, aisément identifiables, dans un écosystème libre métier qui permet de répondre rapidement aux évolutions des besoins.

C’est ce à quoi nous appelons aujourd’hui. Nous devons présenter dès l’origine de cette forge les acteurs du logiciel libre, éditeurs de logiciels, communautés, intégrateurs, pertinents, compétents et innovants pour répondre aux besoins de ces métiers. Nous connaissons un certains nombre de ces ressources et acteurs, mais pas tous. D’autant que certaines des compétences dont ont besoin les éditeurs aujourd’hui étaient jusque-là exploitées dans d’autres domaines métiers, telles que la gestion documentaire.

Nous avons besoin de constituer un catalogue de ressources libres à présenter aux éditeurs pour amorcer cette forge.

Ensuite se posera la question de sa gouvernance puisque, comme pour l’Adullact, la forge est un outil monté par les clients pour les clients, donc par les éditeurs pour les éditeurs. Je pense qu’une association professionnelle métier devrait prendre en charge ce projet comme une forme de nouveau service offert à ces membres.

Deux réunions sont prévues pour envisager concrêtement les actions à mettre en oeuvre pour que cette forge soit effective : le 24 septembre au BookCamp Paris 4 qui se tiendra au Labo de l’Édition (atelier 13) et début octobre dans une réunion organisée par le MOTif, organisme de politique du livre de la Région Île de France.




Librologie 4 : Plain

Bonjour amis lecteurs et lectrices,

Un chapitre un peu exceptionnel pour la Librologie de cette semaine, dans de bien tristes circonstances. Je vous propose donc de réfléchir aujourd’hui au projet Gutenberg, à son fondateur Michael Hart… et à un objet mythique par excellence du monde geek : le plain-texte.

Bonne lecture à tous et à toutes ![1]

Librologie 4 : Plain

Michael HartJe précipite la publication de cette chronique (prévue pour le trimestre prochain) en apprenant à l’instant le décès de Michael Stern Hart, fondateur du Projet Gutenberg qui est la première (et sans doute la plus attachante) des bibliothèques Libres en ligne.

Au moment où j’écris ces lignes, le Projet Gutenberg s’apprête à fêter ses 40 ans — c’est-à-dire que sa naissance précède même celle du réseau Internet ! C’est le 1er décembre 1971 que tout commence, soit une bonne décennie avant l’apparition du mouvement Libre. Nous sommes à l’université d’Illinois, dont l’ordinateur central vient d’être mis en réseau avec une poignée d’autres, y compris (et c’est une grande première) au-delà du contient américain, pour former le réseau ARPANET.

Xerox-SDS Sigma 5 - Laughing Squid - CC by-ncCe jour-là le jeune Michael Hart, âgé de 24 ans, va se retrouver devant ce joyau de technologie (un Xerox-SDS Sigma V, réparti dans quatre grandes armoires, doté de 64 Ko de mémoire et de 2 Mo de stockage sur bande), pleinement conscient de l’immense faveur qui lui est accordée (le temps d’ordinateur est précieusement minuté, la moindre minute ayant un coût exorbitant). Comment être à la hauteur de cet honneur historique ? C’est en chemin que l’idée lui vient, ayant récupéré à l’épicerie du coin un prospectus où est reproduite la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique (lesquels États-Unis s’apprêtent alors à fêter leur bicentenaire) : il va frapper un grand coup, et partager avec le monde entier un patrimoine culturel qui lui survivra et traversera les siècles.

Le projet Gutenberg prend donc vie avec ce premier texte, qui sera alors consulté par un total de… six arpanautes. Cependant Hart voit loin (l’intitulé « Gutenberg » en témoigne), et se fixe pour objectif de mettre en ligne avant la fin du siècle, les 10 000 ouvrages les plus lus au monde. Si les débuts sont laborieux (isolé et privé de toute reconnaissance académique, Hart mettra vingt ans à atteindre seulement le chiffre de 100 livres), l’objectif sera non seulement atteint mais pulvérisé à partir des années 1990, avec l’avènement du Web et de la numérisation automatisée d’ouvrages imprimés. À l’heure où j’écris ces lignes, le projet Gutenberg approche les 40 000 opus (dont certains comptent plusieurs milliers de pages) ; cependant il a été rejoint par d’innombrables initiatives similaires ou concurrentes : de Wikisource à Google Books® en passant par Internet Archive, Gallica ou Européana, l’on ne compte plus aujourd’hui les bibliothèques en ligne dont le fonds est (plus ou moins) librement accessible au public. Le réseau Internet tout entier s’est massivement transformé en vecteur de diffusion et de consommation culturelle ; P2P, MP3, streaming, podcasts, multimédia en tout genre, culte de l’image (particulièrement de l’image animée). Les livres eux-même se sont faits e-books, terme dont j’attends encore que l’on m’explique ce qu’il peut bien signifier et pourquoi on a cru bon de l’inventer — si ce n’est pour vendre, à l’occasion, des attrape-gogos numériques.

Naturellement, le projet Gutenberg n’a pas été insensible à cette évolution (qu’il a largement contribué à susciter). L’on trouvera ainsi sur la page d’un livre au hasard, la mention « eBook » largement mise en avant, ainsi que les liens suivants : Bibrec (métadonnées bibliographiques), QR Code (« Flashcode » bi-dimensionnel pour téléphone mobile), Facebook, Twitter (sans commentaire), HTML, EPUB, Kindle, Plucker, QiOO Mobile… L’on trouvera aussi, à l’occasion, des versions audio des livres en question, dans des formats Libres (Ogg Vorbis, Speex) et non-libres (MP3, Apple iTunes). On le voit, la priorité du projet Gutenberg est d’être visible et accessible (commodément) au plus grand nombre, même au prix de quelques « fautes de goût » Libristes.

Hart assume pleinement cette diversité :

Le projet Gutenberg est animé par des idées, des idéaux et un idéalisme.
Le projet Gutenberg n’est pas animé par un pouvoir financier ou politique.
De ce fait le projet Gutenberg est entièrement animé par des bénévoles.
Étant entièrement animés par des bénévoles, nous sommes réticents à toute forme d’autorité sur nos bénévoles, pour leur dire ce qu’ils doivent faire ou comment ils doivent le faire.

Nous offrons autant de libertés que possible à nos bénévoles, dans le choix des livres à partager, des formats dans lesquels les partager, ou toute autre idée qu’ils pourraient avoir quant à « la création et diffusion d’eBooks ».

Le projet Gutenberg n’a que faire d’établir des standards. Si c’était notre rôle, nous aurions accepté avec joie la proposition qui nous a été faite de convertir nos eBooks en HTML lorsque le Web était une idée toute nouvelle en 1993 ; nous nous satisfaisons d’apporter des eBooks à nos lecteurs dans tous les formats que nos bénévoles souhaitent produire.

(…) Nous encourageons les gens à nous faire parvenir des eBooks dans n’importe quel format, puis nous cherchons des bénévoles pour les convertir dans d’autres formats, et corriger peu à peu les erreurs d’édition.
(…) Nous voulons présenter au monde autant d’eBooks, dans autant de formats et en autant de langues, que possible.

Quelques formats exotiques ou propriétaires qu’il puisse proposer, rien ne me semble mieux illustrer la démarche d’accessibilité et d’universalité du projet Gutenberg que son choix, encore réaffirmé aujourd’hui, de proposer tous ses ouvrages sous forme de simples fichiers texte : dépourvus de mise en forme, d’illustrations ou de toute fioriture, ces fichiers symbolisent toute une mythologie Libriste remontant aux débuts de l’informatique, et qui est celle du plain-texte.

Plain text - oxygen-icons.org - LGPLL’expression « plain text » est de celles que l’on comprend aisément sans toutefois parvenir à la traduire de façon entièrement satisfaisante. Le projet Gutenberg propose « texte brut » ; Mozilla Thunderbird, sous la plume de Cédric Corazza, y ajoute « texte normal », plusieurs éditeurs en ligne proposent « texte pur », l’interface de Google Mail® indique « texte seul ». Wikipédia est tout aussi désemparé, juxtaposant allègrement, inspirez profondément, « fichier texte ou fichier texte brut ou fichier texte simple ou fichier ASCII »… et encore, ce n’est qu’après avoir rejeté la traduction littérale « plein texte », qui n’était pourtant pas la pire : le mot anglais plain (lui-même dérivé du vieux français) se situe en quelque sorte à mi-chemin de nos adjectifs « plan » et « plein ». Aucune de ces traductions, hélas, ne rend l’idée de dépouillement, de linéarité et (par association d’idées) de plénitude exprimée par le vieux mot français plain, qui me semblerait pourtant avoir là une magnifique occasion d’être remis en usage : ne pourrait-on pas parler de plain-texte comme l’on parle de plain-chant ?

Le plain-texte est, donc, le premier apport historique de l’informatique : pendant plusieurs décennies, les ordinateurs n’ont permis de n’échanger que cela. C’est aussi le plus fondamental — comme l’avait bien compris Michael Hart — et le plus irremplaçable : encore aujourd’hui, l’essentiel des communications numériques entre humains se fait sous forme textuelle. Courrier électronique, messagerie instantanée, commentaires sur le Web… Le plain-texte connait même, ces dernières années, un surprenant regain d’intérêt sous une forme minimale, avec la mode des micro-blogs dont nous serons amenés à reparler ici.

Il est également l’élément immatériel le plus versatile et le plus plastique : il peut servir à écrire des textes, des livres, des programmes ou des fichiers de configuration, à éditer des documents scientifiques ou des partitions musicales, voire à décrire des graphismes, des objets en trois dimensions, ou encore… à peu près tout ce que l’on veut.

Le plus robuste aussi, sans nul doute : un fichier texte corrompu ou tronqué a de meilleures chances d’être reconstitué qu’un fichier binaire. À l’utilisateur humain, le plain-texte demeure accessible et intelligible ; rassurant, somme toute. Le programmeur Douglas McIlroy, parrain de la philosophie Unix il y a un demi-siècle, ne disait pas autre chose : « n’écrivez que des programmes dont le format d’entrée est du texte pur, car c’est là une interface universelle. » Universalité certes très relative à l’époque, puisque le codage utilisé ne permet alors l’utilisation que d’un nombre restreint de caractères ; il faudra attendre les décennies suivantes pour conquérir le bas-de-casse (comme nous l’évoquions dans notre chronique sur rms), puis les caractères accentués et l’Unicode (d’ailleurs encore chaotique aujourd’hui)…

It ain’t what it used to be - revdode - CC by-nc-saLe plain-texte est, enfin, l’âme de l’informatique : binaire et code machine étant réservés aux tréfonds du bas-niveau des calculateurs, c’est sous forme de langages de programmation textuels, toujours plus naturels, que les programmeurs s’adressent et commandent à l’ordinateur… et même les simples utilisateurs qui, aujourd’hui encore, ont la patience d’apprendre à se servir d’interface textuelles, voient leur approche de l’informatique changée à jamais : dialoguer avec l’ordinateur en ligne de commande, c’est comprendre sa logique ; c’est intervenir directement dans son fonctionnement, sans la médiation factice et opaque d’une interface conçue par des humains pour un utilisateur déshumanisé, théorique et paresseux.

En un mot, le plain-texte est Libérateur : de fait, le mouvement du logiciel Libre ne milite pas pour autre chose, depuis trente ans, que d’avoir le droit d’accéder au code source, c’est-à-dire aux programmes sous une forme de plain-texte lisible et intelligible, modifiable et aisément partageable. La parenté avec la démarche du projet Gutenberg n’en est que plus frappante.

Libérateur, accessible,… mais également respectueux : un document en plain-texte ne s’impose pas à son lecteur, n’exige pas telle ou telle manière d’être lu. Il permet (dans un environnement graphique ou même en mode console) de choisir sa propre taille de texte, sa propre police (l’on préfèrera en général une fonte à espacement fixe, comme pour une machine à écrire). À l’époque où se développent les premières interactions sociales en ligne (e-mail dans les années 1970, Usenet dans les années 1980), la question ne se pose pas en ces termes : les limitations techniques (protocoles limités à l’ASCII, lenteur et coût des communications) imposent d’aller au plus court. C’est l’hégémonie, dans les années 1990, non seulement de l’HTML mais de l’informatique grand-public dite « personnelle » et des interfaces propriétaires qui remettra en cause, ô combien, ce modèle : advient le règne de la vulgarité, dont le parangon sera le mail en HTML, abomination que nous subissons encore aujourd’hui.

L’attitude, intègre et exigeante, qui consiste à préférer le plain-texte aux merveilles bling du texte soi-disant « riche », est souvent qualifiée d’élitiste ou de puriste (comme en témoigne l’expression « texte pur ») par ses détracteurs. Il ne s’agit pourtant aucunement de remettre en cause l’appropriation des outils informatiques par le plus grand nombre, ce dont on ne peut que se réjouir. Il s’agit d’une simple question de culture : de même que l’on attend de tout citoyen qu’il possède quelques références culturelles (à commencer par un minimum de grammaire écrite, ou une connaissance de base du code vestimentaire occidental), il est légitime de rappeler que notre culture d’internautes contemporains (faite de smileys, de memes, de flood, de flamewars et de troll) est le fruit de plusieurs générations de geeks qui l’ont construite sous forme purement textuelle. (Je m’empresse de préciser ici que je n’appartiens pas moi-même à cette génération, n’ayant pas eu l’usage d’un ordinateur avant le XXIe siècle.)

ASCII ArtRappeler également, car on l’oublie trop souvent, la puissance expressive du plain-texte. Je ne reviendrai pas ici sur l’ASCII Art, même si c’est un exemple frappant. Je suis davantage intéressé par la minutie avec laquelle les codeurs (programmeurs ou non) rédigent leur code source, développant de véritables traditions (coding styles) à la fois pratiques et esthétiques dans lesquelles il me semble voir une forme de langage expressif, métalinguistique et poétique — sur laquelle je ne m’attarderai pas davantage ici. Comme toute forme de communication, le plain-texte a subi au fil des décennies une exigence d’expressivité, et certaines traces en sont particulièrement visibles d’un point de vue formel : écrire en capitales signifie que l’on crie, insérer un smiley en fin de phrase dénote un ton ironique, et ainsi de suite.

Cette exigence d’expressivité influe même sur la structure du langage, qui se surcharge de signes. Un bon exemple en est la longueur des phrases, qui à l’oral importe bien moins que le ton et le propos : dans un message électronique en plain-texte au contraire, rien n’est plus cassant qu’une phrase courte et lapidaire, et l’on se surprendra fréquemment à rallonger artificiellement ses phrases pour ne point froisser son interlocuteur. Les effets de juxtaposition, également, sont frappants — particulièrement dans un courriel auquel l’on répond de façon entrelacée avec le message d’origine. Autre effet de juxtaposition — dont j’use abondamment dans ces chroniques sous forme d’hyperliens —, l’insertion d’URLs dans le discours. Enfin les retours à la ligne et effets typographiques, pour rudimentaires qu’ils soient, permettent une certaine dramatisation (au sens de dramaturgie) du discours ; je pourrais en donner un exemple.

Ici même.

Mais à quoi bon ?

***hausse les épaules***

Enfin bref.

Il ne serait donc pas totalement honnête de théoriser, comme je l’avais moi-même fait dans une première version de cet article, que le plain-texte permet d’ignorer la forme pour se concentrer sur le contenu. La forme est toujours présente, si discrète soit-elle ; la différence est qu’elle ne fait pas nécessairement sens par elle-même, et demande un minimum d’attention, autant à l’émetteur qu’au récepteur, pour lire, littéralement, entre les lignes de plain-texte.

Michael Hart et Gregory Newby - Marcello - GFDLL’illustration idéale de ce propos m’est, à nouveau, fournie par Michael Hart, virtuose du plain-texte s’il en fut — et Libriste engagé. Sur sa très modeste page web, il évoque quelques-uns des (trop prévisibles) ennuis juridiques qu’a pu subir le projet Gutenberg dans la dernière décennie, certains éditeurs traditionnels s’étant manifestement lancés dans une croisade contre le domaine public et l’intérêt général. Il faut lire les réponses rédigées — toutes en plain-texte, évidemment — par Hart et son bras droit Gregory Newby aux mises en demeure d’éditeurs outragés : à la fois polies, implacables… et d’une ironie mordante : un exemple à suivre. La réponse de Hart concernant le livre Anthem, en particulier, est à lire à tout prix : outre son flegme et son exactitude juridique, chaque ligne fait exactement le même nombre de caractères, le tour de force par excellence de tout geek qui se respecte…

Telle est la leçon, et le souvenir, que nous laisse Michael Hart : celui d’une époque, d’un esprit où la rigueur se mêle à l’ambition et la fantaisie, où l’économie de moyens n’empêche point l’élégance et l’humour, et où, enfin, l’attrait de la nouveauté ne laisse pas s’estomper l’Histoire et le genre humain dans son ensemble.

To Michael S. Hart, a plain human being.




Librologie 2 : Linus a gagné

Bonjour à tous et à toutes, ami(e)s du Framablog !

Par un heureux hasard du calendrier, la publication de cette nouvelle chronique Librologique coïncide avec le vingtième anniversaire du noyau Linux. Après nous être intéressés à Richard Stallman, c’est donc le moment idéal pour nous pencher sur une autre personnalité marquante du logiciel Libre… Quant à moi, je vous retrouve la semaine prochaine… et d’ici là, dans les commentaires !

V. Villenave.

Librologie 2 : Linus a gagné

Martin Streicher_- CC by-sa - Wikimedia CommonsIl y a tout juste vingt ans, un jeune étudiant en informatique finlandais, Linus Torvalds[1], publie un bout de programme qui deviendra plus tard le noyau du système d’exploitation le plus répandu au monde.

Plus ou moins fortuite, cette édification se fera par tâtonnements mais Linus sait ce qu’il veut et ne se prive pas de le faire savoir : au fil des ans, il se fera remarquer par un nombre impressionnant de citations toujours abruptes, souvent désopilantes, qui en sont venues à constituer sa marque de fabrique, voire sa persona : lire un message de Linus sans pique ni acidité, est toujours décevant.

Parmi ses souffre-douleurs de prédilection, on trouve des programmes (Emacs, GNOME), des techniques de programmation (le langage C++, les micronoyaux, le système de fichiers HFS+), et des entreprises (SCO, Oracle, Microsoft). Il est particulièrement réjouissant pour tout Libriste de voir Torvalds s’en prendre à l’empire de Microsoft, dont la domination hégémonique sur les systèmes d’exploitation remonte aux origines de l’informatique personnelle (et dont la haine des principes Libres n’est plus à démontrer) :

Je vous assure que mon but n’est pas de détruire Microsoft. Ce sera un effet collatéral tout à fait involontaire.

Ou, dans un même ordre d’idées :

Le jour où Microsoft développera des applications pour Linux, cela voudra dire que j’aurai gagné.

Le noyau Linux a donc été fondé il y a plus de vingt ans, et vient d’atteindre sa troisième version majeure. Se combinant avec d’autres programmes du projet GNU, il forme le système d’exploitation GNU/Linux qui s’est répandu dans le monde, particulièrement dans les domaines des serveurs et des supercalculateurs, qu’il domine très largement. Sous une forme plus réduite, le noyau Linux est également embarqué dans la grande majorité des équipements informatiques domestiques et professionnels : télévisions, box Internet, ordinateurs de bord… Enfin il s’est aussi emparé des téléphones mobiles, en particulier avec le système Android développé par l’entreprise Google.

Ce dernier point est d’une actualité brûlante, puisqu’Android est en pleine ascension et dépasse à la fois les mobiles proposés par Microsoft et les iPhone® d’Apple. Les applications Android se multiplient et sont devenues un format de distribution incontournable… y compris pour les concurrents de Google… ce qui inclut Microsoft.

Ce qui nous renvoie, comme l’ont remarqué de nombreux commentateurs ces derniers jours, à la citation que nous évoquions à l’instant :

Android Market - Microsoft

Le paysage a changé. Les marchés à conquérir ne se situent plus sur le bureau des utilisateurs, mais dans les téléphones portables et le « nuage » des services Internet. Microsoft n’a plus, aujourd’hui, d’autre choix que de présenter des applications pour Android, et même de contribuer au code de Linux. Il tire davantage de profit des ventes d’Android que de son propre système d’exploitation mobile.

En d’autres termes, nous y sommes : Linus a gagné.

Ce qui explique l’enthousiasme des Libristes et inconditionnels de l’open source. Le projet Linux, rappelons-le, est développé par une communauté d’informaticiens du monde entier, dont beaucoup sont financés par de grandes entreprises (voir plus bas), mais dont une proportion conséquente est faite de bénévoles qui gagnent leur vie dans des domaines parfois étrangers à l’informatique. De là à voir en la personne de Linus Torvalds un hérault du pro-am il n’y a qu’un pas : la victoire de Linus sur Microsoft serait ainsi une revanche de l’illégitimité.

Joie et liesse : Linus a gagné.

Certes, mais à quel prix ?

D’un point de vue technique, le système Android est certes construit sur le noyau Linux, mais il y apporte une surcouche sous une licence différente, qui ne garantit pas la réciprocité du logiciel Libre digne de ce nom. Des commentateurs ont d’ailleurs fait remarquer combien le développement d’Android diffère de celui de Linux en particulier, et des logiciels Libres en général.

D’un point de vue éthique, le noyau Linux est resté sous la version 2 de la licence GPL, ce qui autorise bien des abus d’un point de vue Libriste : des versions modifiées peuvent en être distribuées sans nécessairement rendre publiques lesdites modifications, les serveurs sous GNU/Linux servent à des sites qui privatisent les données, et assujettissent leurs utilisateurs. Linux a sans doute « gagné », mais certainement pas les libertés civiques — même si le PDG de la Linux Foundation s’en défend.

Linux Mask - Linus TorvaldsCe qui nous invite à nous interroger sur les modalités d’expression de la persona publique de Linus Torvalds. D’une génération (et d’une culture politique) différente de celle de Richard Stallman, il s’oppose volontiers à ce dernier, notamment sur le plan terminologique (dont nous avons vu combien il importe à rms). Parangon du mouvement open source, il se construit une persona inversée (et donc symétrique) de celle de Stallman, et se décrit complaisamment comme non-idéologue et « pragmatiste » — qualificatif que Stallman lui-même, paradoxalement, revendique également — nous y reviendrons.

Attardons-nous un instant sur cette posture à travers trois fragments relativement longs du discours de Torvalds, dont nous allons voir qu’il va bien au-delà des citations-choc.

Je ne crois pas qu’il y ait d’idéologie (dans le projet Linux), et je ne crois pas qu’il *devrait* y avoir d’idéologie. Et ce qui compte ici, c’est le singulier — je pense qu’il peut exister *beaucoup* d’idéologies. Je le fais pour mes propres raisons, d’autres gens le font pour les leurs. Je pense que le monde est un endroit compliqué, et que les gens sont des animaux intéressants et compliqués qui entreprennent des choses pour des raisons complexes. Et c’est pour cela que je ne crois pas qu’il devrait y avoir *une* idéologie. Je pense qu’il est très rafraîchissant de voir des gens travailler sur Linux parce qu’ils peuvent rendre le monde meilleur en propageant la technologie et en la rendant accessible à plus de monde — et ils pensent que l’open source est un bon moyen d’accomplir cela. C’est _une_ idéologie. Et une excellente, pour moi. Ce n’est pas vraiment pour cette raison que j’ai entrepris Linux moi-même, mais cela me réchauffe le cœur de le voir utilisé en ce sens. Mais je pense _aussi_ qu’il est génial de voir toutes ces entreprises commerciales utiliser de l’open source tout simplement parce que c’est bon pour les affaires. C’est une idéologie entièrement différente, et je pense qu’elle est, elle aussi, parfaitement acceptable. Le monde serait _nettement_ pire si l’on n’avait pas d’entreprises réalisant des choses pour de l’argent. Aussi, la seule idéologie qui m’inspire vraiment du mépris et de l’aversion est celle qui consiste à exclure toutes les autres. Je méprise les gens dont l’idéologie est « la seule véritable », et pour qui s’éloigner de ces règles morales en particulier est « mal » ou « malfaisant ». Pour moi, c’est juste mesquin et stupide. Donc, le plus important dans l’open source, n’est pas l’idéologie — il s’agit simplement que tout le monde puisse l’utiliser pour ses propres besoins et ses propres raisons. La licence de copyright sert à maintenir en vie cette notion d’ouverture, et à s’assurer que le projet ne se fragmente pas au fil des gens qui garderaient cachées leur améliorations, et donc doivent ré-inventer ce qu’ont fait les autres. Mais la licence n’est pas là pour imposer telle ou telle idéologie.

Ces propos de Torvalds méritent d’être ici reproduits in extenso. Tout d’abord parce qu’ils suffisent à mettre en mouvement notre détecteur de mythes : on y retrouve une vision prétendument « naturelle » des choses, ainsi qu’une propension à s’abstraire de toute implication ou responsabilité éthique : « le mythe, écrit Roland Barthes, est une parole dépolitisée ». Et de fait, il n’est pas rare qu’un discours qui rejette toute idéologie ait pour fonction de masquer une idéologie sous-jacente, le plus souvent contre-révolutionnaire : nous y reviendrons prochainement.

Est-ce le cas ici ? Linus Torvalds prête certainement le flanc à de telles accusations, en particulier dans ses rapports vis-à-vis des grandes entreprises (le développement de Linux, et le salaire de Linus lui-même, a fait l’objet de nombreux financements d’entreprises, en particulier IBM).

Cependant son point de vue ne me semble pas dépourvu d’ambiguïtés : ainsi, loin de les rejeter, il prend acte des motivations « idéologiques » de certains contributeurs et utilisateurs, et s’en déclare même proche.

Autre ambiguïté primordiale : Torvalds est, et demeure, cet informaticien brillant qui prit un jour la décision, là où rien ne l’y obligeait, de publier son travail sous une licence Libre (la GPL), dans le but explicite d’ouvrir au monde entier, sans distinction de provenance ni de capital, des outils techniques (et par extension, une forme de connaissance, comme nous allons également le voir) :

À l’origine, explique-t-il en 1997, j’avais publié Linux et son code source complet sous un copyright qui était en fait bien plus contraignant que la GPL : il n’autorisait aucun échange d’argent quel qu’il soit (c’est-à-dire que non seulement je ne voulais pas essayer d’en tirer profit moi-même, mais j’interdisais à quiconque de le faire).

(…)

Je voulais que Linux soit aisément disponible sur ftp, et je voulais qu’il ne soit onéreux pour _personne_. (…) Je ne me sentais pas rassuré vis-à-vis de la GPL au début, mais je voulais témoigner ma reconnaissance pour le compilateur GCC (du projet GNU) dont Linux dépendait, et qui était bien sûr GPL.

Rendre Linux GPL est sans aucun doute la meilleure chose que j’aie jamais faite.

Les paradoxes ne manquent pas ici, à commencer par cette reconnaissance qu’exprime spontanément Linux Torvalds envers le projet GNU, lui qui se refusera pourtant toujours à dire « GNU/Linux » plutôt que seulement « Linux » pour désigner le système d’exploitation Libre… Autre paradoxe intéressant au plus haut point : nous voyons ici que c’est la licence GNU GPL qui est venue libérer Linus lui-même de ses craintes, en particulier vis-à-vis de l’exploitation commerciale de son travail.

Le dernier fragment sur lequel je voudrais m’arrêter ici est une interview recueillie dix ans plus tard, sur laquelle Torvalds revient sur sa (non-) « idéologie » personnelle :

Je pense que l’open source est la bonne voie à suivre, de la même façon que je préfère la science à l’alchimie : tout comme la science, l’open source permet aux gens d’ajouter leur pierre à l’édifice solide de la connaissance pré-existante, plutôt que de se cacher de manière ridicule.

Cependant je ne crois pas qu’il faille considérer l’alchimie comme « malfaisante ». Elle est juste hors de propos : on ne pourra évidemment jamais réussir aussi bien barricadé chez soi qu’au grand jour avec des méthodes scientifiques.

C’est pourquoi la FSF (de Richard Stallman) et moi divergeons sur des notions fondamentales. J’adore absolument la GPL version 2 — qui incarne ce modèle de « développer au grand jour ». Avec la GPL v.2, nous tenions quelque chose où tout le monde pouvait se retrouver et partager selon ce modèle.

Mais la FSF semble vouloir changer ce modèle, et les ébauches de la GPL version 3 ne servent plus à développer du code au grand jour mais à déterminer ce que l’on peut faire de ce code. Pour reprendre l’exemple de la science, cela reviendrait à dire que non seulement la science doit être ouverte et validée par des pairs, mais qu’en plus on vous interdit de vous en servir pour fabriquer une bombe.

Et ce dernier exemple de « fabriquer des bombes » donne lieu, à son tour, à un nouveau paradoxe : les arguments soulevés ici par le créateur du noyau Linux trouvent un écho frappant dans certaines prises de position de… Richard Stallman. J’en veux pour illustration la critique toute pragmatique que fait la FSF d’une licence « Hacktiviste », la HESSLA, dont le propos est précisément d’interdire tout usage des logiciels qui ne serait pas conforme aux droits de l’Homme (dans un même ordre d’idées, on lira avec intérêt la licence CrimethInc. N© !, que je découvre à l’instant et qui vaut également son pesant de cacahuètes). Un autre exemple du pragmatisme de Stallman est à trouver dans la migration de Wikipédia vers les licences Creative Commons en 2008.

Le pragmatisme n’est donc pas nécessairement une posture de mercenaire, et le discours de Linus Torvalds (particulièrement si on le considère sur les deux décennies écoulées) me semble plus ambigu que celui d’un programmeur sans éthique ou d’un entrepreneur sans foi ni loi. Certes, Torvalds n’est ni un intellectuel ni un philosophe, et sa culture politique semble celle d’un simple spectateur. Cependant son propos apparaît comme pleinement politique, même lorsqu’il s’agit d’affirmer la neutralité idéologique du code qu’il écrit :

Je n’aime pas les DRM moi-même, mais en fin de compte je me vois comme un « Oppenheimer ». Je refuse que Linux soit un enjeu politique, et je pense que les gens peuvent utiliser Linux pour tout ce qu’ils veulent — ce qui inclut certainement des choses que je n’approuve pas personnellement.

La GPL exige qu’on publie les sources du noyau, mais ne limite pas ce qu’on peut faire avec le noyau. Dans l’ensemble, ceci est un exemple de plus de ce pourquoi rms me traite de « seulement un ingénieur », et pense que je n’ai pas d’idéaux.

(En ce qui me concerne, ce serait plutôt une vertu : essayer d’améliorer le monde un tant soit peu sans essayer d’imposer ses propres valeurs morales aux autres. Vous pouvez faire ce qui vous chante, je m’en fous, je suis seulement un ingénieur qui veut faire le meilleur système d’exploitation possible.)

Cette position me renvoie à la phrase faussement attribuée à Voltaire sur la liberté d’expression (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »), et qui est en fait d’origine anglo-saxonne. L’on sait combien cet esprit post-Lumières (d’ailleurs plus ou moins bien compris), qui défend la liberté comme un absolu, est important aux États-Unis : peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est dans ce pays qu’est né le mouvement Libre… Et si c’est de ce même pays que Torvalds a récemment acquis la nationalité.

Alors, Linus a-t-il gagné ? Pour un personnage aussi marquant et aussi vocal, il est étrange qu’on ne l’ait que très peu entendu s’exprimer sur l’avènement d’Android. La sortie du noyau Linux version 3, coincidant avec le 20e anniversaire du projet, s’est faite dans le calme et avec une humilité remarquable, et j’avoue n’avoir vu passer aucun message de Linus Torvalds revendiquant sa « victoire » — laquelle est pourtant acquise et incontestable, pour douce-amère qu’elle puisse être par ailleurs.

Linux a gagné, mais seulement en se rendant acceptable par les entreprises : c’est-à-dire sous une forme dégradée, aseptisée, dépolitisée dirait Barthes, débarrassée du « bazar » idéologique que représente le mouvement Libre, et que d’aucuns (à commencer par Richard Stallman) voient comme essentiel. Essentiel d’un point de vue intellectuel, puisque le mouvement Libre se pense originellement comme un mouvement social ; primordial également d’un point de vue affectif, le logiciel et la culture Libre reposant souvent sur des communautés de bénévoles dont la motivation n’est jamais tout à fait exempte de composantes idéalistes ou romantiques — et auxquelles Linus lui-même, nous l’avons vu, n’a pas toujours été étranger.

Ce sont ces valeurs et cet esprit que voile, sous l’aspect d’une victoire technique, l’avènement du noyau Linux sous ses avatars et déclinaisons plus ou moins lointaines. Et la victoire que promettait le jeune Linus d’il y a vingt ans, semble aujourd’hui faire tristement défaut au triomphe d’un Torvalds quadragénaire.

Notes

[1] Crédit photo : Martin Streicher (Creative Commons By-Sa)




Aurions-nous un train d’avance sur l’organisation du monde de demain ?

Victor Bezrukov - CC byIl est désormais acquis qu’une expérience de contributeurs dans une ou plusieurs communautés du logiciel libre est un atout dans le secteur professionnel informatique. Mais, dans ce monde qui bouge et qui commence à mettre de l’« open » à toutes les sauces, elle pourrait l’être également bien au-delà.

C’est pourquoi il est bon d’encourager les jeunes à se lancer et participer. C’est pourquoi aussi il est proprement scandaleux que les instances éducatives françaises continuent superbement d’ignorer le logiciel libre et sa culture.

PS : Oui, je sais, ni le titre, ni mon intro, ni la photo[1] ne collent parfaitement avec la traduction qui va suivre, mais bon un peu quand même ! Et puis le titre est joli non ? Vous auriez préféré « Les winners de demain sont dans le logiciel libre » ? Non quand même pas !

Sur un difficile marché du travail, votre expérience dans le monde de l’open source pourrait être un atout à plus d’un titre

In a tough job market, your open source experience may be an asset in more ways than one

Chris Grams – 16 août 2011 – OpenSource.com
(Traduction Framalang : Poupoul2 et Marting)

Cela vous ressemble-t-il ?

Depuis longtemps, vous utilisez des logiciels open source ou contribuez à des projets open source. Vous utilisez peut-être régulièrement des outils open source dans votre activité professionnelle, ou encore préférez-vous seulement vous amuser avec, pour le plaisir ou pour maitriser de nouvelles compétences.

Vous êtes connus pour raconter des histoires (peut-être véridiques) qui montrent que vous appartenez au monde de l’open source depuis longtemps (de « Je me souviens avoir téléchargé la première version de Fedora » à « Je me trouvais dans la pièce où le terme open source a été inventé »). Mais plus important encore, vous vous considérez comme un membre actif d’une ou plusieurs communautés open source.

Pensez-vous que le temps passé à contribuer à ces communautés open source pourrait être plus qu’une bonne expérience technologique ? Qu’il pourrait vous préparer à des emplois qui n’ont aucun rapport avec l’usage ou la fabrication du logiciel ?

J’ai étudié l’histoire et les sciences politiques à l’université. Non parce que je voulais devenir politologue ou historien, mais parce que, enfin… en fait je ne le sais pas vraiment. Mais au final, je suis réellement heureux d’avoir étudié ces matières.

Pourquoi ? Elles m’ont apporté des tonnes d’expérience lorsque je faisais de la recherche ou que j’écrivais, elles m’ont appris à organiser efficacement mes idées et mes pensées. Bien que je ne me rappelle pas comment Alexandre le Grand a battu les Perses à la bataille d’Issos et que je ne sois plus capable de réellement comparer les points de vue de Rousseau et Locke, j’utilise de nombreuses compétences acquises lorsque j’étudiais quotidiennement ces sujets.

Au risque d’avoir l’air de faire de la publicité pour une éducation aux arts libéraux, permettez-moi d’aller plus loin.

Pendant que vous avez joyeusement participé à des communautés open source parce que vous aviez besoin d’un morceau de logiciel ou que vous souhaitiez le rendre meilleur, il se pourrait que vous bénéficiez d’un effet secondaire important. Vous pourriez avoir acquis une expérience de la gouvernance des organisations du futur.

Au cours des quelques années passées, j’ai eu la possibilité de travailler avec des organisations de différentes industries, dont la finance, l’éducation, les services, l’hôtellerie, et même dans des environnements gouvernementaux ou non gouvernementaux. Nombre d’entre-elles sont occupées à explorer comment elles peuvent être plus compétitives, grâce à l’utisation de techniques que nous, dans le monde de l’open source, avons déjà mises en œuvre avec succès.

Par exemple, certaines souhaitent tester des projets collaboratifs à grande échelle, impliquant des participants qui ne sont pas membres de leurs organisations. D’autres veulent savoir comment créer des méritocraties internes où les gens se sentent investis et où les meilleures idées peuvent venir de n’importe où. D’autres encore souhaitent démarrer des relations plus riches avec la communauté de ceux qui se soucient de leurs organisations. Si vous êtes un lecteur d’opensource.com, vous nous avez vu mettre en valeur de nombreux exemples dans les affaires, les gouvernements, l’éducation, la santé ou autres.

Ces organisations ont beaucoup à apprendre de ceux d’entre vous qui ont déjà une expérience pratique réelle dans de véritables communautés.

Dans son libre Outliers, Malcolm Gladwell a introduit l’idée que ceux qui sont devenus des sommités mondiales dans leur art (il cite comme exemples Mozart, Steve Jobs et les Beatles) y sont parvenus en partie parce qu’ils ont été capables de le pratiquer de manière démesurée avant les autres dans leur domaine. Selon les recherches que Gladwell cite dans son livre, une personne a besoin de 10000 heures de pratique pour atteindre la maîtrise.

À combien êtes-vous de ces 10000 heures de participation dans le monde de l’open source ? Si vous avez passé 40 heures par semaine dans des communautés open source pendant 5 ans, vous avez peut-être déjà acquis vos 10000 heures.

Mais même si vous n’avez pas encore vos 10000 heures, je crois que vous en savez déjà beaucoup sur les modes de fonctionnement des communautés open source.

Ainsi, si vous croyez que les organisations du futur pourraient être gouvernées grâce aux principes actuellement utilisés avec succès dans les communautés open source, et que vous y avez une copieuse expérience de contribution, pourriez-vous avantager une organisation qui recherche des moyens plus efficaces, pour être plus compétitive ? Et pourriez-vous être un atout pas uniquement par vos compétences technologiques open source, mais également grâce à votre état d’esprit open source ?

Un exemple : Mes amis Dave Mason et Jonathan Opp, qui totalisent chacun bien plus que 10000 heures d’expérience dans le monde de l’open source, ont récemment fait leur entrée dans le concours Harvard Business Review / McKinsey M-Prize dans la catégorie Management innovant avec un hack profondément inspirée par leur expérience dans l’open source.

Leur idée ? Prendre le principe du « fork » tel que pratiqué dans les projets de développement open source et l’appliquer au management des organisations (tous les détails de leur idée sont ici). Leur bidouille « Prête à forker » a récemment été sélectionnée dans une liste de 150 propositions soumises par des gens du monde entier comme l’une des 20 finalistes du M-Prize. Plutôt impressionnant.

Alors pensez-y : au-delà de votre expérience technologique, qu’avez vous appris d’autre en contribuant à des communautés open source, qui pourrait avoir de la valeur pour un employeur potentiel ? Y a-t-il des compétences et des manières de penser que l’open source vous a enseignées qu’il serait bon de valoriser dans un entretien d’embauche, ou comme argument pour une promotion ou un nouveau poste ? Commencez à voir votre expérience open source comme un nouvel ensemble de compétences en matières de pensée et de travail, qui pourraient être très demandées par les organisations qui voudront rester compétitives dans le futur.

En agissant ainsi, vous pourriez vous ouvrir des opportunités intéressantes que vous n’auriez pas envisagées auparavant.

Notes

[1] Crédit photo : Victor Bezrukov (Creative Commons By)




Librologie 1 : Les mots interdits de Richard Stallman

Je vous ai présenté il y a peu ces Librologies, la nouvelle chronique que aKa m’a invité à tenir ici-même. Dans ce premier épisode je vous propose de nous intéresser au premier des Libristes : l’informaticien américain Richard Stallman, fondateur du mouvement Libre. Valentin Villenave[1].

Librologie 1 : Les mots interdits de rms

Qui de plus approprié pour cette première chronique Librologique, que Richard Stallman ? Né en 1953 — l’année même où paraissaient les premières Mythologies de Roland Barthes, auxquelles nous rendons ici hommage —, il est tout à la fois le premier auteur de logiciels tels qu’Emacs ou GCC, le fondateur du projet GNU, le co-auteur de la licence GPL et FDL, et par là l’instigateur du mouvement du logiciel Libre. Cependant, son apport a très tôt dépassé les frontières de l’informatique : on lui doit notamment la première ébauche de l’encyclopédie Libre Wikipédia, et sa page personnelle témoigne de la diversité de ses préoccupations : droits de l’Homme, libertés civiques, nouveautés scientifiques et patrimoine culturel…

Conférence Stallman - Affiche Utopia (Toulibre)Au confluent de nombreux phénomènes communautaires (qu’il a d’ailleurs lui-même suscités), la personne de Richard Matthew Stallman, communément désigné par ses initiales rms (en minuscules, ainsi qu’il sied aux informaticiens des années 1970 pour qui l’avènement du bas de casse sur les écrans informatiques représenta une vraie conquête), fait l’objet de ce que nous pourrions appeler un culte — terme sur lequel il convient de s’arrêter un instant.

Le culte est une expression-clé d’un certain parler-jeune, dans lequel le terme s’emploie indifféremment sous forme substantive ou adjectivale : ainsi, l’on parlera d’un « film culte » pour souligner à la fois le nombre et l’enthousiasme des fans, ainsi que pour conjurer un aspect historique ou anecdotique. Le culte est ainsi devenu un argument publicitaire usé jusqu’à la corde, et qui relève de l’auto-suggestion : l’engouement pour ce produit n’est pas un effet de mode : c’est un culte (qui se voit donc conférer une légitimité immémorielle, comparable aux millénaires qui ont façonné les grandes religions). On voit ici à l’œuvre le mécanisme exact de la « privation d’Histoire » que Roland Barthes observait dans ses Mythologies il y a plus d’un demi-siècle : le « culte » est un mythe.

Ce terme me semble directement emprunté à l’anglais, où il se confond avec l’idée de secte : particulièrement aux États-Unis, où n’importe quelle association cultuelle peut bâtir « sa » religion. Cette liberté religieuse (qui peut parfois prêter à confusion) a notamment été mise à profit dans la seconde moitié du XXe siècle par une certaine jeunesse contestataire ou iconoclaste : dès les années 1960 l’on comptera ainsi, entre autres, l’Église du SubGénie, le Discordianisme, ou le Pastafarianisme, l’église athée de la Licorne Rose Invisible (à laquelle votre serviteur se flatte d’appartenir)… ou plus récemment des cults directement inspirés par des films, tels que le Jediisme ou le Matrixisme — pour ne rien dire du Dudeisme !

Martin Bekkelund - CC by-saCertainement influencé par ces courants en son temps, et lui-même athée revendiqué, Richard Stallman s’est employé à subvertir à sa façon les codes des rituels religieux : ainsi de sa brillante idée de célèbrer, tous les 25 décembre,… l’anniversaire d’Isaac Newton. Il ne dédaigne pas non plus, à l’occasion, créer sa propre église autour de l’éditeur Emacs et de Saint-iGNUcius.

Subvertir une codification revient à la perpétuer : à ce titre, le culte de rms donne lieu à sa propre iconographie — laquelle n’a rien à envier à celle que Barthes observait autour de l’Abbé Pierre en 1953 (il y aurait beaucoup à dire, par exemple, sur la coiffure et la barbe de Stallman, mi-négligées mi-visionnaires). Cependant dans ce cas précis, le culte cède le pas au folklore : si de nombreux Libristes témoignent encore un grand respect à Richard Stallman, pour la plupart (et en particulier les générations ultérieures, celles de Linus Torvalds et de l’open-source sur lesquelles nous reviendrons prochainement) il n’est guère plus qu’un personnage haut-en-couleurs, une sorte de vieil oncle bougon et un peu radoteur que l’on tolère au repas de famille sans vraiment lui prêter attention.

Le site gnu.org est à ce titre riche d’enseignements. Longtemps maintenu dans un style extrêmement dépouillé (tout comme la page personnelle de Stallman que je mentionnais plus haut), il persiste à mettre l’accent sur le contenu plus que sur la forme, et contient notamment un grand nombre d’articles parfois arides, souvent rédigés par rms lui-même, dans une rubrique intitulée « philosophie ».

D'Arcy Norman - CC byUne des constantes du folklore stallmanien, qui marque (et amuse) toujours quiconque assiste à une des nombreuses conférences que rms donne chaque année, et ce quelle que soit la langue dans laquelle il s’exprime (anglais, français ou espagnol), est son souci maniaque de la terminologie employée. Non content de veiller à ne jamais utiliser certaines expressions (« open source », « propriété intellectuelle »), il en déconseille également l’usage à tout interlocuteur, spectateur lui adressant une question. Cette opposition se manifeste parfois avec véhémence, et dans une mise en scène largement ritualisée, à tel point qu’il n’est pas exclu que d’aucuns se fassent un malin plaisir de lui faire entonner sa routine : « non, n’employez pas ce mot, il ne faut pas, c’est incorrect ! » et ainsi de suite : le « culte » se fait alors apophatique.

En programmeur de talent, rms a donc pris soin de documenter ses propres choix terminologiques sur le site du projet GNU, dans un article intitulé Words To Avoid, traduit en français non par « mots à éviter » mais de façon plus adoucie (et verbeuse), par Mots et phrases prêtant à confusion, que vous devriez éviter (ou utiliser avec précaution).

  • On y trouve, bien évidemment, ses chevaux de bataille les plus courants (« open source », « propriété intellectuelle »), ainsi que d’autres termes assez évidents : l’emploi prédicatif du terme Photoshop®, le MP3.
  • D’autres termes sont liés à la définition de ce qu’est et n’est pas un logiciel Libre : gratuité, commercial, marché
  • Certains termes de propagande sont également démontés, qu’il s’agisse de slogans positifs (DRM, Trusted Computing, Cloud Computing) ou négatifs (vol, piratage).

Enfin, une certaine catégorie de termes me semble tout à fait remarquable : il s’agit de mots d’apparence inoffensive, naturelle pourrait-on dire, et couramment employés par les Libristes eux-même, mais derrière lesquels Richard Stallman débusque un empilement de présupposés qui, de fait, les orientent et en font des termes de propagande.

Ainsi, parler d’écosystème des logiciels Libres (ou de toute communauté humaine) révèle une attitude tout à fait comparable à la Norme bourgeoise que critiquait Barthes en son temps : c’est s’abstraire, sous l’apparence d’un regard scientifique extérieur porté sur un phénomène naturel, de toute responsabilité et de tout aspect éthique. C’est se mettre en retrait de la communauté humaine, et rester impassible alors que des prédateurs exterminent leurs congénères, que disparaissent « les droits de l’Homme, la démocratie, la paix, la santé publique, l’air et l’eau purs, les espèces en danger, les patrimoines traditionnels »… on le voit, le propos va ici bien au-delà de l’informatique.

Dans un autre ordre d’idées, parler de n’importe quel auteur comme d’un créateur n’est pas un choix anodin (particulièrement dans l’éthos anglo-saxon protestant) : c’est assimiler les auteurs ou artistes à des divinités — non pas pour leur attribuer une toute-puissance, mais pour les brandir comme prétexte afin d’exiger la soumission des citoyens (nous aurons l’occasion de revenir sur ce statut des auteurs dans la société bourgeoise, que Roland Barthes démonte savoureusement dans son texte L’Écrivain en vacances). rms recommande aussi, depuis peu, de ne pas parler de rémunération des artistes : ce serait sous-entendre, selon lui, que de l’argent leur est systématiquement et moralement dû, de même que la divinité appelle l’offrande.

Avec cette même optique, Stallman critique enfin (comme d’autres après lui) un autre travers contemporain qui consiste à désigner les œuvres de l’esprit sous le terme de contenu. Ce terme peut s’employer, semble-t-il, indifféremment au singulier ou au pluriel — un peu comme, dans les entreprises, le terme « personnel », autre parangon méprisant du parler moche. Ce qui m’intéresse ici est bien sûr l’idéologème qu’il recouvre, et qui constituera l’une des thématiques récurrentes de ces Librologies ; avec le « contenu », l’essence des objets disparaît au profit de leur quantité. « Téléchargez des contenus », vous dira-t-on — sont-ce des morceaux de musique ? des films ? des essais ? des fictions ? Peu importe. Sont-ils originaux ? expressifs ? troublants ? Nous n’en saurons rien. C’est que nous ne sommes plus dans un ethos civique ou artistique, mais marchand : dans ce milieu où l’on ne parlera plus Libre, mais libre de droits — je n’en donnerai qu’un exemple, mais il est parlant.

Nous avons vu combien Roland Barthes brocarde à l’envi ce désir « d’immanence » de la bourgeoisie de son temps : « tout phénomène », écrit-il dans un de ses textes sur Poujade, « qui a son propre terme en lui-même par un simple mécanisme de retour, c’est-à-dire, à la lettre, tout phénomène payé, lui est agréable » — la « rémunération » des artistes, que nous évoquions à l’instant, n’est pas autre chose. Le « contenu », par définition, est quelque chose d’indéterminé mais qui se définit par sa seule quantifiabilité, équationnelle et rassurante pour le « bon sens » de nos bourgeois d’aujourd’hui. Appliqué à l’art, le terme est, littéralement, lourd de sens.

Comment, dès lors, réfléchir et argumenter sainement lorsque l’on raisonne avec des termes aussi peu précis ou orientés ? Nul doute que nombre de Libristes veuillent, de tout cœur et en toute sincérité, défendre par exemple « l’écosystème des créateurs de contenu »… et pourtant, le simple fait de poser le problème en ces termes oriente déjà le discours et biaise la réflexion.

Ce questionnement se situe d’ailleurs sur toutes sortes de terrains : juridique, médiatique, technique, ontologique ; il est exprimé, à l’occasion, de façon assez rugueuse : il est à ce titre intéressant de voir combien les versions successives de la page Words To Avoid (et plus encore, ses traductions) tentent d’adoucir son propos, d’en lisser les formulations.

Comme l’avaient remarqué Barthes, mais également Bourdieu ou Orwell en leur temps, contrôler le langage revient à contrôler la pensée : imposer sa propre terminologie, c’est façonner le raisonnement du public et couper court à toute opposition argumentée. En cela, Richard M. Stallman est probablement l’un des penseurs les plus fins du mouvement Libre, ayant très tôt perçu qu’avant même de commencer à raisonner il est indispensable de questionner le langage même que l’on utilise.

Devons-nous pour autant nommer rms un philosophe ? D’aucuns ont franchi le pas, et l’on lira à ce titre avec intérêt la préface rédigée par Lawrence Lessig, fondateur des licences Creative Commons :

Chaque génération a son philosophe, un écrivain ou un artiste qui capte l’air du temps. Quelquefois, ces philosophes sont reconnus comme tels ; souvent cela prend des générations avant qu’ils soient reconnus. Mais reconnus ou pas, un temps reste marqué par les gens qui parlent de leurs idéaux, dans le murmure d’un poème, ou l’explosion d’un mouvement politique.

Notre génération a un philosophe. Il n’est ni artiste, ni écrivain professionnel. Il est programmeur.

Me trouvant en contact régulier avec l’intéressé, j’ai récemment eu l’occasion de lui demander son point de vue sur la question : « Je suis content, m’a-t-il répondu, que les gens me considèrent comme un philosophe, car cela montre qu’ils ont compris que le mouvement des logiciels Libres n’est pas un mouvement purement informatique, mais un mouvement culturel, social et philosophique ». Réponse pragmatique : le « positionnement » de Richard Stallman ne peut s’analyser autrement que par le public auquel il s’adresse.

Jared and Corin - CC by-saC’est en ce sens que doivent être lues, je pense, les pages « philosophie » du projet GNU : il ne s’agit bien évidemment pas d’ouvrages philosophiques au sens où l’entendent, par exemple, les universitaires et chercheurs en philosophie. Richard Stallman ne propose pas de redéfinir notre vision du monde, et son « apport » à la philosophie, si tant est même qu’il existe, se limite à rappeler des notions simples de droits de l’Homme, de partage et d’entraide, sur lesquelles se fondent le mouvement Libre. Et pourtant, il ouvre ainsi l’accès à une réflexion d’une finesse et d’une exigence nettement différente des préoccupations ordinaires des informaticiens et autres geeks.

Pour amener un tel public à un véritable questionnement éthique qui ne se contente point des évidences d’un discours médiatique prémâché, rms a manifestement choisi de se présenter comme philosophe, et de tirer ainsi partie de l’iconographie et du culte qui l’entoure : plus qu’un philosophe, il est un personnage de philosophe.

Notes

[1] Crédits photos : Affiche Utopia Toulouse, Martin Bekkelund, D’Arcy Norman et Jared and Corin (Creative Commons By et By-Sa)




Librologies : une nouvelle chronique hebdomadaire sur le Framablog

Valentin VillenaveBonjour à tous, amis lecteurs du Framablog !

À l’invitation d’aKa (qu’il en soit remercié jusqu’à la septième génération — je vous rappelle que Framasoft accepte aussi les dons), je me permets de vous proposer aujourd’hui, et pour les semaines à venir, une chronique hautement bavarde et intellectuelle (voire #lmi), en forme d’auto-critique du mouvement Libre et de ses alentours. C’est une démarche nécessairement subjective, mais j’espère pouvoir aller au-delà de mon point de vue personnel pour pouvoir isoler, analyser et conceptualiser nos petites manies d’internautes et de Libristes.

Ces chroniques se réfèrent abondamment aux Mythologies[1] que publiait Roland Barthes voilà presque 60 ans, à la frontière entre sémiologie, idéologie et politique : bref, c’est ici qu’on déballe les grands mots ! Je ne parle ici qu’en mon seul nom de Libriste de base, musicien, contributeur GNU, sympathisant de plusieurs associations et chercheur-de-petite-bête spécialisé ; cependant je suis extrêmement flatté que cette idée ait pu intéresser le Framablog, dont j’admire depuis longtemps la qualité et la sincérité. Framasoft m’a permis de découvrir le logiciel Libre et sa philosophie depuis près de 10 ans, autant dire que c’est pour moi tout un symbole — ou peut-être un mythe ? À suivre…

Une dernière chose : les commentaires sont là pour troller engager des débats intéressants et rigoureux ; je serai ravi d’y prolonger ces chroniques si nous veillons, par exemple, à choisir et définir soigneusement les termes que nous employons. N’hésitez pas, par ailleurs, à signaler des sèmes ou des motifs qui vous paraitraient dignes d’intérêt ; enfin (je dis ça je dis rien) un formulaire de contact plus confidentiel est disponible sur mon site personnel. Ensemble, traquons le détail qui tue !

Valentin Villenave

Librologie 0 : mythologie des Mythologies

Certains collectionnent les timbres, d’autres codent en Python ; pour ma part, mon loisir préféré se nomme sémiologie. Souvenir de mes études littéraires, signe de mon goût pour le découpage-de-cheveux en quatre, ou simple jeu d’esprit ; ou encore, plus probablement, l’espoir d’apprendre à enfin raisonner correctement.

Nous vivons, de fait, dans un monde où le pouvoir s’exerce principalement par la communication ; l’information n’est pas inaccessible, mais au contraire, multiple et orientée ; les messages innombrables que nous rencontrons chaque jour peuvent s’articuler ensemble pour fabriquer notre consentement.

Au cœur de ce processus, dont il est à la fois le moteur et l’enjeu, se trouve le langage — qu’il soit verbal, visuel ou autre : des mots sont vidés de leur sens, des images nous convainquent ou nous séduisent, des idées nous sont présentées comme des évidences… Or l’appauvrissement d’un langage ne peut aboutir qu’à un épuisement de la pensée : comment prendre le temps de réfléchir, s’interroger ou critiquer lorsque tout invite à se satisfaire d’une pensée toute-prête ?

Ces remarques n’ont rien de nouveau, je m’empresse de l’admettre. La rhétorique et la sophistique existent depuis des millénaires, l’imprimerie depuis six siècles, les médias de masse depuis deux siècles, et leur étude critique s’est considérablement affinée au XXe siècle avec les travaux d’intellectuels tels que George Orwell, Pierre Bourdieu ou Noam Chomsky ; elle continue aujourd’hui avec des publications comme Acrimed ou le Monde diplomatique, et plus généralement, toute une frange de la gauche occidentale éduquée, et dont l’identité s’est précisément construite par une critique des classes dominantes (ce qui n’empêche pas d’en faire partie, comme en témoigne le phénomène dit bourgeois-bohème).

JohnRobertShepherd - CC byL’un des textes fondateurs de cette étude critique de la culture dite « de masse », est aussi l’un des plus accessibles : il s’agit des Mythologies de Roland Barthes, rédigées au cours des années 1950 sous forme de chronique presque anecdotique. Outre l’avènement de cette analyse critique et raisonnée, on peut y lire l’émergence non seulement de Barthes lui-même, qui restera l’un des linguistes les plus importants du siècle, mais aussi de la sémiologie (discipline alors toute récente), de la pensée structuraliste (terme que Barthes récusera volontiers par la suite), et de la sociologie en tant que « sport de combat », pour reprendre l’expression de Pierre Bourdieu.

L’attrait (et l’immense succès) de Mythologies, je le disais à l’instant, semble anecdotique : à travers une cinquantaine de textes courts, l’auteur examine des objets de la vie courante (la dernière Citroën, le steak-frites, le Tour de France,…) avec un regard analytique nouveau (surtout pour l’époque), inhabituel, en un mot : exotique. On conçoit dès lors, de surcroît à l’aune de la célébrité ultérieure de Roland Barthes, auteur `culte´ du monde intellectuel parisien, combien ses Mythologies sont devenues à leur tour… un objet mythologique. Tentons donc ici de dépasser cet aspect « carte postale sémiotique », si charmant soit-il, pas davantage que nous ne nous arrêterons sur ce qu’il révèle de la société d’avant 1968.

Dès son avant-propos, Barthes présente sa démarche comme « une critique idéologique portant sur le langage de la culture dite de masse, et un démontage sémiologique de ce langage », née d’« un sentiment d’impatience devant le `naturel´ dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». La nature contre l’Histoire, tel sera l’un des axes principaux qui se dégageront peu à peu au fil des Mythologies (publiées dans leur ordre d’écriture). Barthes le résumera ainsi quelques années plus tard dans Le Mythe aujourd’hui : « la fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde » sous le poids des évidences « naturelles », des tautologies ou des fausses concessions ; immobiliser le monde et désamorcer toute dissension, comme si les choses avaient toujours été telles qu’elles sont, et ne pourraient être autrement.

Le mythe est donc message de résignation et de dé-responsabilisation. Il se distingue également par sa capacité d’absorption, de récupération et d’identification : « un trait constant de toute mythologie petit-bourgeoise est l’impuissance à imaginer l’Autre. L’altérité est le concept le plus antipathique au `bon sens´ ». Autre point récurrent, la propension à réduire le monde à des données quantifiables (et sur lesquelles on peut donc mettre un prix) : « nous savons maintenant ce qu’est le réel petit-bourgeois : ce n’est même pas ce qui se voit, c’est ce qui se compte ».

Le « mythologue » est notamment amené à considérer la place de la culture dans une telle société : elle y est vivement appréciée… tant qu’elle sait rester à sa place et ne pas s’encombrer d’un discours politique. « La culture est un bien noble, universel, situé hors des partis-pris sociaux : la culture ne pèse pas. Les idéologies, elles sont des inventions partisanes : donc (…) on les renvoie dos-à-dos, sous l’œil sévère de la culture (sans s’imaginer que la culture est tout de même, en fin de compte, une idéologie). »

Pour intellectuelle qu’il soit, l’analyse de Roland Barthes n’est pas purement abstraite, mais pleinement politique : « statistiquement, écrit-il, le mythe est à droite. Là, il est essentiel : bien nourri, luisant, expansif, bavard. » (Le mythe existe également « à gauche » (c’est-à-dire dans la gauche non-révolutionnaire), mais il y est « inessentiel ».) Non point que le mythe soit ouvertement politique, propagandiste ou idéologiquement orienté, bien au contraire : « le mythe est une parole dépolitisée, nous dit Barthes, il abolit la complexité des actes humains, (…) il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l’air de signifier toutes seules. »

Naturellement, ce terme de « bourgeois » qui apparaît peu à peu dans Mythologies et contamine bientôt son analyse tout entière, doit aujourd’hui être questionné d’un point de vue historique. La pensée de Barthes, comme sa terminologie, suit l’histoire de la gauche française : marquée par le Parti Communiste à la Libération, par les révoltes étudiantes en 1968, et ainsi de suite. Ainsi, les « petit-bourgeois » de Barthes sont les mêmes que ceux de Brecht, à qui l’auteur de Mythologies se réfère d’ailleurs plus d’une fois ; autre exemple, dans l’introduction ajoutée en 1970, nous le voyions plus haut, le lexique se fait guerrier et la Norme bourgeoise devient « ennemi capital ».

Si le mot de « bourgeois » est aujourd’hui passé de mode — dans notre société où la notion même de « classe sociale » semble un concept poussiéreux et folklorique — il est particulièrement intéressant de voir que Roland Barthes lui-même, avait prévu dès les années 1950 sa future disparition « la bourgeoisie, écrit-il dans Le Mythe aujourd’hui, se définit comme la classe sociale qui ne veut pas être nommée » (c’est lui qui souligne).

Et de fait, quel que soit le nom qu’on leur donne, les mécanismes rhétoriques et médiatiques démontés par Roland Barthes semblent toujours d’actualité. La pauvreté intellectuelle et le parti-pris idéologique du discours médiatique dominant n’ont jamais plus été dénoncés qu’aujourd’hui, nous l’évoquions plus haut ; les mots creux, les formules spécieuses et les détournements linguistiques (même officiellement sanctionnés) ne cessent de contaminer le langage et parasiter les raisonnements.

Le procédé rhétorique du « constat », que décrivait Barthes en son temps, ne s’est jamais mieux porté en ces temps de décapillotade du système financier, où, d’austérité « inévitable » en rigueur « nécessaire », la quasi-totalité des gouvernements fait sien le There Is No Alternative du Thatchérisme. En France, dans les grands partis de gauche et (plus encore) de droite, l’on se doit désormais d’être réactionnaire décomplexé — j’entends moins par là les saillies racistes, sexistes ou homophobes quasi-permanentes, que la résurgence ahurissante d’un fonds idéologique qui est celui de la Restauration — tout y est : populisme, sécuritarisme, divisions du corps social, retour du catholicisme d’État, et jusqu’aux mots d’ordre tels que « enrichissez-vous » ou « le travail rend libre » ! Quant à la « privation d’Histoire » que dénonçait Barthes voilà plus de cinquante ans, les gouvernements de la dernière décennie nous en donnent une illustration criante par leurs atteintes répétées portées à l’Histoire et son enseignement, notamment concernant l’époque coloniale et la seconde guerre mondiale.

J’évoquais plus haut l’affaiblissement et la « folklorisation » des Mythologies de Barthes, y compris — et surtout — auprès d’un certain public plus ou moins intellectuel. C’est que les sciences humaines sont elles-même devenues l’enjeu d’un processus de récupération : les sciences humaines un tant soit peu subversives, dans les sphères académiques, se voient peu à peu déshéritées au profit de l’enseignement de l’économie, exclusivement sous sa forme la plus orthodoxe ; la sociologie elle-même, sous une forme travestie et dégradée, est devenue marketing ; signe s’il en est, le terme même de « concept » se confond aujourd’hui peu ou prou avec un gizmo publicitaire.

Dans un tel contexte, la situation actuelle des citoyens les plus actifs sur Internet (milieux communautaires, activistes, artistiques, coopératifs, illégitimes,…) pose plus d’un problème épistémologique. À commencer par leur volonté d’échapper à la confidentialité de leur audience, à l’effet d’entonnoir produit par tout message un tant soit peu idéologique : comment, par exemple, s’adresser à des non-initiés lorsque l’on est soi-même geek ? De telles questions sont particulièrement récurrentes dans le mouvement Libre, dont une finalité fondamentale est justement d’atteindre à un degré d’intelligibilité, d’accessibilité et de lien social universel. Et là encore, le langage est à la fois un enjeu et un outil primordial : accéder à une discussion et une réflexion de qualité, encore aujourd’hui, requiert au préalable d’en maîtriser les outils (techniques), les modalités (conceptuelles),… voire de posséder un capital social ou symbolique suffisant pour avoir voix au chapitre.

Autre point qui mérite d’être mis en question, l’attitude volontiers critique des citoyens-internautes, Libristes ou non, vis-à-vis du mainstream — ou du moins de ce qu’ils considèrent comme tel, et qui se résume en général aux médias « traditionnels » et à la classe politique. Cette posture se nourrit, sous une forme plus ou moins dégradée, de la critique des médias de ces soixante dernières années, que nous évoquions plus haut — éventuellement sous-tendue, soit d’une culture politique qui peut aller de la gauche radicale à l’anarchisme ou au libertarianisme, soit d’un esprit « potache » (memes, lulz) issu d’un sentiment d’illégitimité.

Quels que soient ses présupposés, cette forme de critique (qui peut aller du simple mouvement d’humeur à une analyse fine et remarquablement étayée) comporte parfois des « taches aveugles » pas toujours assumées ni cohérentes : telle grande entreprise, tel gouvernant, bénéficiera de l’ignorance, l’indulgence ou même la sympathie d’un public pourtant exigeant — particulièrement dans le milieu lié aux licences Libres. Retournement plus intéressant : à partir d’un certain stade, cette attitude originellement critique donne à son tour naissance à une nouvelle culture, de nouvelles chapelles, une nouvelle doxa et les mêmes risques qui l’accompagnent. Dépolitisation du discours, appauvrissement de la réfléxion, recherche du consensus : en fin de compte, le geek n’est que le mainstream de demain.

Signe (et acteur) de ce glissement, l’avénement d’une génération de commerciaux qui investit les lieux de débat public et de coopération communautaire. Marketing dit « viral », chasse au « buzz », data-harvesting, profiling, j’en passe : les échanges sociaux sont contaminés par une démarche de séduction et de vente — d’autant que, nous l’avons vu, les sciences humaines sont passées par là et le publicitaire moderne se doit de faire appel à la connivence du chaland. Il faut être « open », être « in », être « cool », être « pro », être « fun » : les échanges humains semblent tendre vers une moyenne de trois lettres. Dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler la conquête des radios commerciales sur la bande FM dans les années 1980 (laquelle s’auto-célébrait alors, non moins que le Web d’aujourd’hui, comme royaume de la diversité et du choix), l’attention des geeks est polarisée autour de quelques sites à la mode et d’une poignée d’« entreprenautes pognophiles » dont il conviendrait d’examiner attentivement les idéologèmes — ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils ne sont pas simplement les faux-nez branchés d’une industrie médiatique toute traditionnelle.

De tout cela, je retire à mon tour un « sentiment d’impatience » et l’envie de prendre le temps d’examiner ce monde dont je fais moi-même partie, ce langage dans lequel je baigne, et mes propres manies d’internaute Libriste. Une lecture de Barthes aujourd’hui, n’invite pas à autre chose : questionner nos propres certitudes, notre propre langage, nos propres préconceptions — ou pour paraphraser Descartes, notre propre « bon sens ». Et c’est ce que je voudrais dresser ici : l’ébauche d’une critique idéologique des avant-gardes de la citoyenneté sur Internet, et notamment du milieu des logiciels et pratiques culturelles Libres dont je suis proche. Mes prétentions ne sont pas scientifiques (d’autres l’ont déjà tenté avec perspicacité), mais reposent sur le rapprochement empirique de quelques images, figures, réseaux de signes qui façonnent ce milieu, en dessinent les tensions et les lignes de force, les fragilités et les incohérences, les motivations et les grandeurs.

En d’autres termes plus geek : time to go meta!

Notes

[1] Crédit photo : JohnRobertShepherd (Creative Commons By)