La Freedom Box ou la petite boîte qui voulait que l’Internet restât libre

Thierry Ehrmann - CC byParadoxes apparents. Peut-on simultanément souhaiter la fermeture des données et l’ouverture d’Internet ? Peut-on se féliciter du rôle joué par Facebook et Twitter en Tunisie ou en Égypte tout en affirmant que ces sites sont à très court terme dangereux pour ceux qui les utilisent ?

C’est cette double problématique qui est au cœur de la FreedomBox Foundation, le nouveau projet du brillant juriste de la FSF Eben Moglen qui fait régulièrement l’objet de billets sur ce blog. Et la solution qu’il nous propose est aussi simple que de brancher son chargeur de téléphone, à ceci près que c’est alors un mini serveur que nous mettons dans la prise (sous OS libre évidemment)[1].

Il est ici question de nos données personnelles, de notre vie en ligne, de notre manière de communiquer et d’interagir avec les autres. Et il s’agit bien moins de se cacher que de pouvoir choisir et définir à notre guise les conditions du partage de ces données, dans un Internet menacé aujourd’hui dans ses fondements mêmes par la censure, le filtrage ou le non respect de sa neutralité originelle.

Personne ne nous a obligés. Mais puisque c’était gratuit, c’était pratique, nous avons mis nos infos et nos amis sur Facebook et Twitter, nos messages dans Gmail, nos photos sur Flickr, nos vidéos sur YouTube, nos documents dans Google Docs… Au final nous avons participé ensemble à un formidable mouvement de centralisation du Net, où un nombre très restreint de sites hébergent une quantité phénoménale de données personnelles.

Que se passe-t-il le jour où ces quelques sites sont rendus volontairement ou non inaccessibles ?[2] Et que font ou feront exactement ces sites, tous commerciaux (et tous américains), avec nos données ?

C’est avant tout cela aujourd’hui le cloud computing que des marketeux de génie osent encore nous présenter comme de « l’informatique dans les nuages ». Des nuages, il y en a de moins en moins en fait mais ils sont de plus en plus gros et annoncent à n’en pas douter de futures tempêtes si nous n’y faisons rien.

Agir, c’est en l’occurrence faire revenir nos données chez nous, à la maison, dans le mini serveur branché sur la prise. Cela peut paraitre totalement irréaliste vu l’état de la situation actuelle, mais les acteurs du Libre n’en sont plus à un projet fou près.

Ils nous auront prévenus en tout cas…

Moglen, la Freedom Box et la liberté du Net

Moglen on Freedom Box and making a free net

Jonathan Corbet – 8 février 2011 – LWN.net
(Traduction Framalang : Jean, Gilles, Antistress, Yonnel et Goofy)

Eben Moglen est d’habitude un orateur enthousiasmant et sa conférence au FOSDEM 2011 a tenu toutes ses promesses. Le logiciel libre demeure, comme toujours, à la base de son discours, mais il a adopté une perspective plus politique et il pense que la communauté devrait en faire autant. Notre liberté, a-t-il dit, dépend d’une conception revisitée du réseau afin de remplacer des services vulnérables et centralisés par des alternatives qui résisteraient au contrôle des gouvernements.

La publication du livre Code de Larry Lessig, dit Eben, a attiré notre attention sur le fait que, dans le monde dans lequel nous vivons, le code fonctionne de plus en plus comme la loi. Le code fait le travail que lui demande l’Ètat, mais il peut aussi servir la révolution contre l’état. Nous sommes aujourd’hui témoins de la démonstration magistrale du pouvoir du code, dit-il. Dans le même temps, il faut accorder beaucoup d’intérêt à la publication de The Net Desilusion d’Evgeny Morozov qui proclame qu’Internet a été choisi pour contrôler les libertés dans le monde entier. Le livre est conçu comme un cri d’alarme contre les techno-optimistes. Eben est, selon lui, un de ces optimistes. La leçon qu’il a tiré des événements actuels est que le bon réseau apporte la liberté, mais le mauvais réseau apporte la tyrannie.

Nous avons passé beaucoup de temps à élaborer des logiciels libres. Et ce faisant, nous avons joint nos forces à celles d’autres acteurs de la culture libre. Des personnes comme Jimmy Wales, mais aussi d’autres comme Julian Assange. Wikipédia et Wikileaks, dit-il, sont deux faces d’une même pièce. Au FOSDEM, il a déclaré qu’on peut voir une « troisième face » de cette pièce. Nous faisons tous partie de ceux qui se sont mis en ordre de bataille pour changer le monde sans créer de nouvelles hiérarchies dans l’opération. À la fin de l’année 2010, Wikileaks était perçue comme une opération criminelle. Les événements en Tunisie ont changé cette perception. Wikileaks s’est révélé être une tentative pour aider les gens à y voir plus clair sur leur propre monde. Wikileaks, a-t-il dit, n’est pas la destruction, c’est la liberté.

Mais maintenant il y a beaucoup d’Égyptiens dont la liberté dépend de la capacité à communiquer à travers des canaux commerciaux qui répondront à la pression du gouvernement. Nous voyons maintenant en temps réel les points faibles qui viennent de la mauvaise conception du système actuel (NdT : Cet article a été rédigé le 8 février dernier, alors que Moubarak étant encore en place et le Net censuré).

Les réseaux sociaux, a-t-il déclaré, ont modifié l’équilibre du pouvoir au détriment de l’État et au bénéfice du peuple. Les évènements dans des pays comme l’Iran, la Tunisie, et l’Égypte démontrent leur importance. Mais les formes de communication sociale actuelles sont « extrêmement dangereuses » à utiliser. Elles sont aussi centralisées et vulnérables au contrôle de l’État. Leur conception est dirigée par le profit, pas par la liberté. Donc les mouvements politiques se basent sur des fondations fragiles : le courage de M. Zuckerberg ou Google à résister à l’État – le même État qui peut facilement les faire fermer.

De la même manière, l’information en temps réel pour les personnes essayant de construire leur liberté dépend d’un seul service de micro-blogging basé en Californie et qui doit faire du profit. Cette organisation est capable de décider, seule, de donner tout son historique à la bibliothèque du Congrès Américain. Qui sait le genre de dons elle a pu faire ailleurs ?

Nous devons résoudre cette situation, et rapidement. Nous sommes « derrière la vague » des mouvements de libération qui dépendent essentiellement du code. Plus nous attendons, plus nous faisons partie du système. Et ça amènera rapidement des tragédies. Ce qui s’est déroulé en Égypte est riche d’enseignements, mais les choses auraient pu se passer de manière bien pire encore. L’État a été long à contrôler Internet et ne s’est pas montré aussi dur qu’il le pouvait. Selon Eben, ce n’est pas difficile de décapiter une révolution quand tout le monde est dans la base de données de M. Zuckerberg.

Il est temps de penser aux conséquences de ce que nous avons construit et de ce que nous n’avons pas encore construit. Nous avons parlé pendant des années de remplacer les services centralisés par des services fédérés ; la centralisation excessive est une vulnérabilité critique qui peut entraîner arrestations, torture, et meurtres. Les gens dépendent de la technologie qui est construite pour les vendre au plus offrant. Si nous nous soucions véritablement de la liberté, nous devons traiter ce problème. Parce que le temps presse et les gens sont dans une situation dangereuse. Eben ne veut pas que les gens qui prennent des risques pour la liberté utilisent un iPhone.

Ce que nous a montré l’Egypte, comme l’avait fait l’Iran, est qu’un réseau fermé est dangereux et que les « interrupteurs qui coupent le réseau » mettent en danger les gens épris de liberté. Que pouvons-nous faire quand un gouvernement verrouille les infrastructures du réseau ? Nous devons revenir à l’idée de réseaux en maille, conçus à partir des équipements existants, qui peuvent résister au contrôle gouvernemental. Et nous devons revenir à des communications sécurisées à chaque extrémité du réseau. Pouvons-nous le faire ? a-t-il demandé.

Bien sûr que nous pouvons mais le ferons-nous ? Si nous ne bougeons pas, la promesse du mouvement du logiciel libre commencera à ne plus être tenue. C’est la répression qui l’emportera en apportant la preuve que le réseau en tant que tel n’est en rien une garantie contre les régimes autoritaires.

L’Amérique du Nord, selon Eben, devient le cœur d’une industrie de data mining mondialisé. Quand le Président américain Dwight Eisenhower a quitté le pouvoir, il nous a mis en garde contre la montée en puissance du complexe militaro-industriel. En dépit de cet avertissement, les États-Unis ont, depuis, investi dans leur armée plus que tous les autres pays réunis. Depuis les évènements du 11 Septembre 2001, un nouveau pas dans l’industrie de la surveillance a été franchi. Eben a fortement recommandé de lire les article du dossier « Top Secret America » publiés par le Washington Post. Ils nous permettent d’ouvrir les yeux sur un certain nombre d’opérations à-la-Google, toutes sous le contrôle du gouvernement. La protection des données en Europe a tellement bien fonctionné qu’elle a causé la migration de toutes ces données en Amérique du Nord, où leur usage n’est pas contrôlé. Le data mining, comme toutes les industries, a tendance à se déplacer dans les endroits où il y a le moins de contrôle. En aucun cas le gouvernement américain ne va changer cette situation, il en dépend bien trop fortement. Pendant la campagne présidentielle, Barack Obama excluait de donner l’immunité à l’industrie des télécommunications pour son rôle dans l’espionnage des Américains. Cette position n’a même pas duré le temps de l’élection. La politique actuelle d’Obama n’est pas très différente de celle de ses prédécesseurs, excepté dans les domaines où elle est moins agressive.

L’industrie privée ne changera pas les choses non plus, l’appât du gain n’entraînera ni le respect de la vie privée ni la défense des gens dans la rue. Les sociétés qui essaient de faire du profit n’y parviennent pas sans l’aval des gouvernements. Donc nous devons construire le Net en partant du principe que le réseau n’est pas intrinsèquement digne de confiance, et que les services centralisés peuvent aller jusqu’à tuer des gens. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être nonchalants et indifférents avec ça, nous devons remplacer tous ces points faibles.

Or nous savons comment nous sortir de cette situation. Nous devons créer des serveurs-prises qui sont bon marché et nécessitent peu de courant, et nous devons les remplir de « logiciels libres sympas ». Nous devons concevoir des réseaux maillés, élaborer des plateformes de téléphonie auto-construits avec des outils comme OpenBTS ou Asterisk, des réseaux sociaux fédérés, et des plateformes de publication anonymes. Nous devons conserver nos données dans nos maisons où elles sont protégées par des lois contre la recherche physique. Nous devons toujours chiffrer nos emails. Ces systèmes peuvent aussi être utilisés défensivement et servir de serveur proxy pour contourner les pare-feux nationaux. Nous pouvons faire tout cela a déclaré Eben, c’est tout à fait réalisable vu ce que nous avons déjà sous la main.


Eben a conclu en annonçant la création de la Freedom Box Foundation, qui a vocation à rendre tout cela disponible et « moins cher que des chargeurs de téléphone portable ». Il y a une génération, nous avons pris le chemin de la liberté, et nous y sommes encore. Mais nous devons passer à la vitesse supérieure, et donner à nos outils un objectif plus politique. Nos amis sont dans la rue ; si nous ne les aidons pas, ils seront en danger. La bonne nouvelle est que nous avons déjà presque tout ce dont nous avons besoin, et qu’il n’y a plus qu’à se retrousser les manches.

Notes

[1] Pour avoir plus de détails sur les caractéristiques techniques des serveurs-prises, nous vous invitons à lire le billet de Philippe Scoffoni : FreedomBox Foundation, une initiative pour communiquer en sécurité sur internet.

[2] Crédit photo : Thierry Ehrmann (Creative Commons By)




Framasoft en visite chez Microsoft ou le rendez-vous en terre inconnue

TechFlash Todd - CC byMais que diable va-t-il donc faire dans cette galère ?

De passage à Paris, je me rendrai au siège de Microsoft France à Issy-les-Moulineaux, le 4 mars prochain, sur invitation de Thierry de Vulpillieres, directeur des partenariats éducation.

L’invitation avait été lancée il y a bien longtemps déjà, dans ces mêmes colonnes, à l’occasion d’une série de billets qui posaient la question du rôle exact de Microsoft dans les activités et projets de l’association Projetice et du Café pédagogique, avec toutes les conséquences négatives que cela pouvait impliquer pour le logiciel libre à l’école.

Thierry de Vulpillieres était alors intervenu en personne dans les commentaires :

« Bon et puis : « un costard-cravate de Microsoft » ? plutôt pas beaucoup chez Microsoft… je vous invite quand vous le souhaitez pour vérifier dans nos bureaux et prolonger cet échange… Je reste disponible pour débattre et avancer avec l’anonyme aKa, et même pour organiser une rencontre-débat si vous le souhaitez sur ces questions légitimes à propos desquelles on doit pouvoir faire mieux que des colonnes de commentaires anonymes sur des blogs… non ?  »

En répondant à son commentaire, j’avais alors accepté l’invitation, en m’excusant du reste pour l’expression « costard-cravate de Microsoft » un brin méprisante.

La voici donc qui se concrétise, quelques trois ans plus tard.

Dans l’intervalle Microsoft s’est dotée d’un nouveau siège flambant neuf[1]. Ils appellent cela le Campus Microsoft et à en croire cette brochure ou cette vidéo, c’est un endroit où il fait bon vivre ! C’est tellement beau, écolo et moderne que même le Premier ministre choisit d’y faire ses annonces (en n’oubliant pas de dire tout le bien qu’il pense de Microsoft).

Dans l’intervalle aussi, les nouvelles technologies ont poursuivi leur évolution en se déplaçant clairement du système d’exploitation vers Internet, de l’ordinateur de bureau à la téléphonie mobile. Microsoft demeure un acteur dominant du secteur mais doit désormais partager son leadership dans de nombreux domaines avec d’autres multinationales comme par exemple Apple, Google ou encore Facebook.

Du coup les partisans du logiciel libre ont également diversifié leurs attaques, leurs défenses et leurs propositions d’alternative. Et réciproquement, il est possible que la position de Microsoft vis-à-vis du logiciel libre ne soit plus la même que par le passé. Si l’on reprend la célèbre citation de Gandhi « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils vous raillent, puis ils vous combattent et enfin, vous gagnez », nous en sommes à la phase trois du processus, où le concurrent logiciel libre est enfin évalué sérieusement.

À l’heure qu’il est je ne connais pas le programme des festivités et ne sais qui je vais rencontrer exactement en plus de Thierry de Vulpillieres avec qui, de toutes les façons, nous aurons des choses à nous dire concernant la situation de l’éducation en France et la stratégie de Microsoft à ce sujet.

J’en appelle aux lecteurs du blog pour préparer au mieux ce rendez-vous en terre inconnue (et ne pas me faire naïvement récupérer !). Si vous vous retrouviez à ma place, quelle attitude adopteriez-vous, et quelles questions (pertinentes et impertinentes) poseriez-vous à Monsieur Microsoft ?

Parce que, voyez-vous, j’hésite entre déclencher la ceinture d’explosifs dans le hall en chantant The Free Software Song et accepter obséquieusement la Kinect Xbox qu’une charmante hôtesse ne manquera pas de m’offrir en guise de cadeau de bienvenue 😉

Notes

[1] Crédit photo : TechFlash Todd (Creative Commons By)




Open Source Ecology ou la communauté Amish 2.0

Ca y est, le mouvement est définitivement lancé. Pas un jour sans que l’expression « Open Source » (ou plus simplement « Open ») se décline en ceci ou en cela.

Voici par exemple ce que j’ai rapidement trouvé sur la Wikipédia anglophone (prendre un grande respiration) : Open Source Hardware, Open Format, Open Standard, Open Data, Open Access, Open Content, Open Education, Open Educational Resources, Open Textbooks, Open Source Governance, Open Source Political Campaign, Open Design, Open Source Car, un très étonnant Open Source Religion, Open Cola et, le meilleur pour la fin, Open Source Beer !

Avec plus ou moins de bonheur du reste, car à l’échelle de tout ce qui est et sera possible de faire nous n’en sommes souvent qu’au stade de la genèse (ou en version 0.1 si vous préférez), car le logiciel libre a ses spécificités qui n’en font pas nécessairement un modèle transposable ailleurs. Mais le simple fait que des initiatives pullulent un peu partout est déjà signicatif en soi.

Il faut dire que si j’avais 20 ans aujourd’hui et que je prenais le temps d’observer la société qu’on me propose, j’aurais bigrement envie moi aussi d’explorer toutes ces tentatives d’alternatives à une déprimante réalité. En prenant appui sur les nouvelles technologies et en s’inspirant de ce qu’a déjà fait le logiciel libre, on peut effectivement contribuer à construire un autre monde possible. On vous regardera comme un doux rêveur au début, mais tenez bon, Wikipédia ne s’est pas construite en un jour 🙂

Dans la famille Open Source je demande donc aujourd’hui la carte écologie, avec un site Web découvert hier soir grâce à la fée Sérendipité.

Le projet s’appelle Open Source Ecology. C’est un titre vaste et ambitieux qui, pour le moment, se concrétise avant tout par le fascinant « Global Village Construction Set » dont la courte vidéo sous-titrée ci-contre vous donnera de suite un bref aperçu.

—> La vidéo au format webm
—> Le fichier de sous-titres

Voici une description plus générale telle qu’on la trouve sur la page francophone du projet :

Open Source Ecology est un mouvement dédié à l’élaboration conjointe de technologies reproductibles, open source et modernes pour des communautés villageoises résilientes. En utilisant tout à la fois la permaculture et les ateliers de conception numérique pour la satisfaction des besoins de base, selon une méthodologie open source favorisant la reproduction à bas coût de l’ensemble des opérations, nous souhaitons aider chaque personne qui le souhaite à dépasser le stade de la survie et à évoluer vers la liberté.

Dans notre analyse, la plupart des technologies nécessaires à un mode de vie durable et plaisant peuvent se réduire au coût de la ferraille et du travail. Il y a un potentiel immense de transformation sociale dès lors que ces technologies seront pleinement développées de manière à construire des communautés auto-suffisantes reliées entre elles. Nous serons alors libérés des contraintes matérielles et aptes à nous réaliser nous-mêmes.

Bien sûr, il s’agit d’une tâche ambitieuse, mais nous avons déjà accompli beaucoup et nos progrès sont rapides. Nous mettons la théorie en œuvre à Factor e Farm, notre installation à la campagne. Nos moyens d’atteindre ces objectifs sont minutieusement détaillés dans le Global Village Construction Set ainsi que dans nos Propositions pour une écologie open source.

L’ensemble du site et donc, j’imagine, du projet est sous double licence GNU FDL et Creative Commons By-Sa. Et les machines dont il est question semblent déjà bien documentées si j’en juge par l’exemple du tracteur LifeTrac.

On dirait un peu des Amish qui ne refuseraient plus la modernité pour au contraire en tirer le meilleur profit, des « Amish 2.0 » en quelque sorte.

Vous en avez assez des vicissitudes de la ville et son stressant et démotivant métro, boulot, dodo ? Alors partez dans la Creuse avec vos amis Facebook fonder une communauté écologique et open source !

Visitez le site du projet (entrée en français)…




Google Art Project : Une petite note discordante dans un concert de louanges

Antonio Pollaiuolo - Public DomainGoogle vient de sortir un énième nouveau projet : Google Art Project.

Il est ainsi décrit dans cette dépêche AFP : « Google a lancé une plate-forme permettant aux amateurs d’art de se promener virtuellement dans 17 des plus grands musées du monde, dont le MoMA de New York et le Château de Versailles, grâce à sa technologie Street View, familier des utilisateurs du site de cartes Google Maps ».

La présentation vidéo de Google est spectaculaire et la visite virtuelle l’est tout autant. Ce qui m’a le plus impressionné c’est le fait que chaque musée offre l’une de ses œuvres à une précision numérique hors du commun (7 milliards de pixels !). Regardez un peu ce que cela donne dans le détail pour La Naissance de Vénus de Boticceli.

Faites un zoom sur son visage et vous serez peut-être comme moi saisi par une certaine émotion. Et si j’ai pris cet exemple ce que j’étais encore récemment devant le vrai tableau à Florence. L’émotion est tout autre, sans commune mesure, elle est bien plus intense évidemment, mais pouvoir regarder à la loupe un tel chef-d’œuvre n’est pas sans intérêt[1].

On a alors vu toute la presse, petit et grande, s’enthousiasmer sur ce nouveau service gratuit (cela allait sans dire avec Google). J’ai ainsi pu comptabiliser plus d’une centaine d’articles dans… Google Actualités (sic, on n’en sort pas !), et jamais je n’y ai lu la moindre critique.

La seule question que l’on se pose éventuellement est de se demander furtivement si un tel projet peut se substituer à la visite réelle. Et la réponse, aussi bien du côté Google que du côté musées, est au contraire que cela stimule la curiosité et amplifie le désir de venir. Un peu comme la vitrine d’un magasin vous donne envie de rentrer en somme. Et puis pour ceux qui ne peuvent vraiment pas y aller comme les enfants d’Afrique ou d’Amérique Latine, c’est toujours bien mieux que rien.

Personne n’est donc venu apporter un seul bémol. On aurait pu souligner que c’est encore et toujours du Google, qui de projets sympas en projets sympas, commence à atteindre une taille intrinsèquement monstrueuse. On aurait pu regretter que pour pouvoir bénéficier d’un parcours individualisé et former ses propres collections il faille évidemment un compte Google (c’est gratuit mais c’est bien là le prix à payer à Google). Plus subtil mais pas moins important, on aurait pu se demander quelles étaient exactement les conditions juridiques des accords entre Google et les musées, notamment pour ce qui concerne l’épineuse question de la reproduction d’œuvres dans le domaine public (d’ailleurs on voit déjà fleurir dans Wikimedia Commons des reproductions d’œuvres directement issues des reproductions de Google Art Project !).

Personne, sauf peut-être Adrienne Alix, présidente de Wikimedia France, qui a publié sur son blog personnel sa « vision critique » du projet, dans un billet que nous avons reproduit ci-dessous parce que nous partageons sa perplexité.

« Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose (…) Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule. »

Vous trouverez par ailleurs en annexe, un petit clip vidéo montrant un photographe wikipédien à l’œuvre. Quand Google nous propose une visite virtuelle clinquante mais balisée et pour tout dire un brin étouffante, Wikipédia donne envie d’arpenter le vaste monde et d’en garder traces au bénéfice de tous.

Google Art Project : vision critique

URL d’origine du document

Adrienne Alix – 3 février 2011 – Compteurdedit
Licence Creative Commons By-Sa

Depuis deux jours, le web (et notamment le web « culturel », mais pas seulement) s’enthousiasme pour le dernier-né des projets développés par Google, Google Art Project.

Le principe est compréhensible facilement : Google Art Project, sur le modèle de Google Street View, permet de visiter virtuellement des musées en offrant aux visiteurs une vue à 360°, un déplacement dans les salles. On peut aussi zoomer sur quelques œuvres photographiées avec une très haute résolution et pouvoir en apprécier tous les détails, certainement mieux que ce qu’on pourrait faire en visitant réellement le musée.

Et donc, tout le monde s’extasie devant ce nouveau projet, qui permet de se promener au musée Van Gogh d’Amsterdam, au château de Versailles, à l’Hermitage, à la National Gallery de Londres, etc. En effet c’est surprenant, intéressant, on peut s’amuser à se promener dans les musées.

En revanche, au-delà de l’aspect anecdotique et de l’enthousiasme à présent de rigueur à chaque sortie de projet Google, j’aimerais pointer quelques petits points, qui peuvent paraître pinailleurs, mais qui me semblent importants.

1- d’une part, la qualité n’est pas toujours là. Vous pouvez en effet vous promener dans le musée, mais ne comptez pas forcément pouvoir regarder chaque œuvre en détail. On est dans de la visite « lointaine », un zoom sur une œuvre donnera quelque chose de totalement flou. Les deux captures d’écran ci-dessous sont, je pense, éloquentes.

2- Google rajoute une jolie couche de droits sur les œuvres qui sont intégrées dans ces visites virtuelles. Une part énorme de ces œuvres est dans le domaine public. Pourtant, les conditions générales du site Google Art Project sont très claires : cliquez sur le « Learn more » sur la page d’accueil. Vous verrez deux vidéos expliquant le fonctionnement du service, puis en descendant, une FAQ. Et cette FAQ est très claire :

Are the images on the Art Project site copyright protected?

Yes. The high resolution imagery of artworks featured on the art project site are owned by the museums, and these images are protected by copyright laws around the world. The Street View imagery is owned by Google. All of the imagery on this site is provided for the sole purpose of enabling you to use and enjoy the benefit of the art project site, in the manner permitted by Google’s Terms of Service.

The normal Google Terms of Service apply to your use of the entire site.

On y lit que les photos en haute résolution des œuvres d’art sont la propriété des musées et qu’elles sont protégées par le « copyright » partout dans le monde. Les images prises avec la technologie « street view » sont la propriété de Google. Les images sont fournies dans le seul but de nous faire profiter du Google Art Projetc. Et on nous renvoie vers les conditions générales de Google.

En gros, vous ne pouvez rien faire de ce service. Vous pouvez regarder, mais pas toucher.

3 – D’ailleurs vous ne pouvez techniquement pas faire grand chose de ces vues. Y compris les vues en très haute définition. Effectivement le niveau de détail est impressionnant, c’est vraiment une manière incroyable de regarder une œuvre. Mais après ? Vous pouvez créer une collection. Soit, je décide de créer une collection. Pour cela il faut que je m’identifie avec mon compte google (donc si vous n’avez pas de compte google, c’est dommage pour vous, et si vous vous identifiez, cela fait encore une donnée sur vous, votre personnalité, que vous fournissez à Google. Une de plus). Je peux annoter l’œuvre (mettre un petit texte à côté, sauvegarder un zoom, etc). Que puis-je faire ensuite ? Et bien, pas grand chose. Je peux partager sur Facebook, sur Twitter, sur Google Buzz ou par mail.
Mais en fait, je ne partage pas réellement l’œuvre, je partage un lien vers ma « collection ». C’est à dire que jamais, jamais je ne peux réutiliser cette œuvre en dehors du site.

Donc si par exemple je suis professeur d’histoire ou d’histoire de l’art, je suis obligée de faire entrer mes élèves sur ce site pour leur montrer l’œuvre, je ne peux pas la réutiliser à l’intérieur de mon propre cours, en l’intégrant totalement. Ni pour un exposé. Je ne peux pas télécharger l’œuvre. Qui pourtant est, dans l’immense majorité des cas, dans le domaine public. Il faut donc croire que la photographie en très haute résolution rajoute une couche de droits sur cette photo, ce qui pourrait se défendre, pourquoi pas, mais aujourd’hui ça n’est pas quelque chose d’évident juridiquement.


Vous me direz qu’après tout, cela résulte de partenariats entre des musées et Google, ils prennent les conditions qu’ils veulent, c’est leur problème, on a déjà de la chance de voir tout cela. Ok. Mais ce n’est pas la conception de partage de la culture que je défends.

Je me permettrai de rappeler que, en tant que wikimédienne, et défendant la diffusion libre de la culture, je suis attachée à la notion de « domaine public ». Au fait que, passé 70 ans après la mort d’un auteur, en France et dans une très grande partie du monde, une œuvre est réputée être dans le domaine public. Et donc sa diffusion peut être totalement libre. Sa réutilisation aussi, son partage, etc.

Les wikimédiens passent énormément de temps à prendre de belles photographies de ces œuvres pour les mettre librement à disposition sur Wikimedia Commons et permettre à tous de les réutiliser. Il est souvent difficile de faire admettre aux musées qu’il est bon de permettre cette très large diffusion de la culture. Les choses changent peu à peu, le dialogue s’engage ces derniers temps, et c’est une très bonne chose. Nos points d’achoppement avec les musées tiennent souvent à la crainte de « mauvaise utilisation » des œuvres, le domaine public leur fait peur parce qu’ils perdent totalement le contrôle sur ces œuvres (notamment la réutilisation commerciale). Ils discutent cependant avec nous parce qu’ils ont conscience qu’il est impensable aujourd’hui de ne pas diffuser ses œuvres sur internet, et Wikipédia est tout de même une voie royale de diffusion, par le trafic énorme drainé dans le monde entier (pour rappel, plus de 16 millions de visiteurs unique par mois en France, soit le 6e site fréquenté).

Quelle est ma crainte ? Que ces musées qui commencent timidement à ouvrir leurs portes et se lancent avec nous en faisant confiance, en prenant le pari de la diffusion libre de contenus dans le domaine public, se replient sur une solution verrouillée comme celle proposée par Google Art Project, où l’internaute ne peut absolument pas réutiliser les œuvres ainsi montrées. On visite, on ne touche pas. On ne s’approprie pas. On est spectateur, et c’est tout. Je crains que par envie de contrôle de l’utilisation des reproductions d’œuvres conservées dans les musées, la notion de domaine public recule.

Alors certes, la technologie est intéressante, le buzz est légitime, l’expérience de visite est plaisante. Mais au-delà de cela, est-ce vraiment une vision moderne et « 2.0 » du patrimoine qui est donnée ici ? Je ne le pense pas. J’ai même une furieuse impression de me retrouver dans un CD-ROM d’il y a 10 ans, ou dans le musée de grand-papa.

Pour terminer, je vous invite à aller vous promener sur Wikimedia Commons, dans les catégories concernant ces mêmes musées. C’est moins glamour, pas toujours en très haute résolution, mais vous pouvez télécharger, réutiliser, diffuser comme vous voulez, vous êtes libres…

Au cas où il serait nécessaire de le préciser : je m’exprime ici en mon nom personnel, et uniquement en mon nom personnel. Les opinions que je peux exprimer n’engagent en rien l’association Wikimédia France, qui dispose de ses propres canaux de communication.

Annexe : Vidéo promotionnelle pour Wiki loves monuments

Réalisée par Fanny Schertzer et Ludovic Péron (que l’on a déjà pu voir par ailleurs dans cet excellent reportage).

—> La vidéo au format webm

URL d’origine du document

Notes

[1] Illustration : Portrait de jeune femme, Antonio Polaiolo, fin XVe siècle, MoMatélécharger librement…)




À quoi ça sert de s’activer sur Internet ? Doctorow répond à Morozov

Anonymous9000 - CC byCory Doctorow est souvent traduit sur ce blog car c’est l’une des rares personnalités qui pense l’Internet et agit en conséquence pour qu’il conserve ses promesses initiales d’ouverture et de partage.

Il a rédigé un long mais passionnant article dans The Guardian qui prend appui sur un lecture (très) critique du récent mais déjà fort commenté livre The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom de Evgeny Morozov.

Chercheur biélorusse à l’université de Georgetown et chroniqueur dans plusieurs journaux, Morozov remet radicalement en question, dans son ouvrage, le pouvoir libérateur d’Internet.

On peut le voir exposer son point de vue dans cette courte conférence au format TED : Comment Internet aide les dictatures, qui constitue un excellent préambule à ce qui va suivre.

Morozov y dénonce la « cyberutopie » qui draperait la technologie de vertus émancipatrices intrinsèques, comme celle d’être nécessairement vecteur de démocratie pourvu que l’information circule sans entrave (source Rue89). Une « cyberutopie » issue de l’ignorance ou de la paresse intellectuelle de nos contemporains, qui se laissent aller au « web-centrisme » en imaginant que toutes les questions qui se posent dans nos sociétés peuvent être résolues par le prisme d’Internet (source Webdorado). Cliquer sur « J’aime » ou rejoindre une cause sur Facebook, relayer frénétiquement une information non vérifiée sur Twitter, n’ont jamais révolutionné la société,

On comprendra dès lors aisément que le « net-activiste » Cory Doctorow ait pris sa plume pour répondre dans le détail à l’argumentaire de Morozov.

Internet n’est certainement pas synonyme de libération. Mais ce réseau possède des caractéristiques particulières qui font qu’il ne ressemble à rien de ce que l’on a connu auparavant. Raison de plus pour se battre afin de conserver son principe de neutralité et faire en sorte qu’il échappe au contrôle des États et aux logiques mercantiles des entreprises privées.

Wikileaks et ses anonymous[1], hier la Tunisie, l’Égypte aujourd’hui… L’actualité récente n’est pas évoquée, mais il semblerait qu’elle penche plutôt du côté de Doctorow que de celui de Morozov.

Nous avons besoin d’une critique sérieuse de l’activisme sur le Net

We need a serious critique of net activism

Cory Doctorow – 25 janvier 2011 – The Guardian
(Traduction Framalang : Penguin, Barbidule, Gilles, Siltaar, e_Jim, Goofy et Don Rico)

« Net Delusion » (NdT : que l’on pourrait traduire par « Les mirages du Net » ou « Internet, la désillusion ») avance la thèse que la technologie ne profite pas nécessairement à la liberté, mais par quel autre moyen les opprimés se feront-ils entendre ?

Net Delusion est le premier livre de l’écrivain et blogueur d’origine biélorusse Evgeny Morozov, dont le thème de prédilection est la politique étrangère. Morozov s’est bâti une réputation de critique pointu, et parfois mordant, d’Internet et du « cyber-utopisme », et ” Net Delusion ” développe les arguments qu’il a déjà présentés ailleurs. J’ai lu avec intérêt l’exemplaire que j’ai reçu en service de presse. J’apprécie Evgeny, lors de nos rencontres et de nos échanges de courriers, il m’a donné l’impression d’être intelligent et engagé.

Au cœur du livre, on trouve des remarques extrêmement judicieuses. Morozov a tout à fait raison lorsqu’il souligne que la technologie n’est pas intrinsèquement bonne pour la liberté, qu’on peut l’utiliser pour entraver, surveiller et punir, aussi facilement que pour contourner, libérer et partager.

Hélas, ce message est noyé au milieu d’une série d’attaques confuses et faiblement argumentées contre un mouvement « cyber-utopique » nébuleux, dont les points de vue sont évoqués en termes très généraux, souvent sous la forme de citations de CNN et d’autres agences de presse censées résumer un hypothétique consensus cyber-utopique. Dans son zèle à discréditer cette thèse, Morozov utilise tous les arguments qu’il peut trouver, quelle que soit leur faiblesse ou leur inanité, contre quiconque fait mine de soutenir que la technologie est libératrice.

Le rôle de Twitter

Morozov tente d’abord de remettre les pendules à l’heure sur le rôle qu’a joué Twitter lors des dernières élections iraniennes. On a présenté partout le réseau de microblogage comme un outil fondamental pour les initiatives de l’opposition sur le terrain, mais par la suite, il est apparu clairement que les Iraniens d’Iran n’avaient été présents que marginalement sur Twitter, bien qu’ils aient utilisé beaucoup d’autres outils de diffusion et que ceux-ci aient été en effet essentiels dans la réaction à l’élection iranienne.

Morozov décrit minutieusement le fait que beaucoup des trois millions d’Iraniens expatriés sont en effet actifs sur Twitter, et que c’est ce trafic, ainsi que les messages de sympathie d’utilisateurs non-iraniens, qui ont fait de l’élection iranienne et de ses conséquences un évènement majeur sur Twitter.

Il décrit également les liens étroits que ces expatriés ont avec leur famille en Iran, grâce à d’autres outils tels que Facebook. Mais il manque d’en conclure que les informations issues de Twitter ont trouvé écho sur Facebook (et vice-versa) via les Iraniens de l’étranger. Il préfère considérer que les millions d’expatriés Iraniens publiant des messages sur Twitter sont tellement isolés de leur proches relations sur Facebook que ces messages n’ont eu presque aucun impact.

Presque aucun, mais un impact quand même. Morozov poursuit en citant Golnaz Esfandiari, une correspondante de Radio Free Europe en Iran, « déplorant la complicité pernicieuse de Twitter qui a permis aux rumeurs de se propager » en Iran pendant la crise. J’ai été choqué de lire cela dans l’ouvrage de Morozov : comment Twitter pourrait-il être « complice » de la propagation de rumeurs ; Esfandiari or Morozov attendaient-ils des fournisseurs de services sur Internet qu’ils censurent de façon pro-active les contributions des utilisateurs avant de les laisser se diffuser librement sur ur leurs réseaux ? Et si c’était le cas, Morozov pensait-il vraiment que Twitter deviendrait un meilleur soutien de la liberté sur Internet en s’auto-proclamant censeur ?

Cela m’a tellement stupéfait que j’ai envoyé un e-mail à Morozov pour lui demander ce que le lecteur était censé y comprendre au juste. Morozov m’a répondu que d’après lui Esfandiari ne s’était pas exprimée clairement ; elle voulait dire que c’étaient les utilisateurs de Twitter qui étaient « complices » de la propagation des rumeurs. C’est sans doute mieux, mais sans preuves que Twitter n’est fait que pour propager de fausses rumeurs, cela ne suffit pas pour inculper Twitter. Pourquoi alors ce passage figure-t-il dans le livre – sachant que Morozov n’a cessé d’affirmer dans les pages précédentes qu’aucune information postée sur Twitter n’avait atteint l’Iran – si ce n’est comme un pan de la stratégie qui consiste à discréditer les « cyber-utopistes » en balançant tous les arguments possibles en espérant que certains tiennent debout ? Et je pense que c’est le cas : par la suite, Morozov reproche à la « culture Internet » la « persistance de nombreuses légendes urbaines », une idée fort singulière puisque des chercheurs spécialisés en légendes urbaines, tels que Jan Brunvand, ont montré que de nombreuses légendes urbaines contemporaines proviennent du Moyen-Âge et ont prospéré sans avoir besoin d’Internet comme moyen de reproduction.

Technologie et révolution

Morozov est sceptique quant à la capacité de la technologie à déclencher des révolutions et étendre la démocratie. Pour renverser un régime corrompu, dit-il, avoir librement accès à l’information n’est ni nécessaire, ni même important – c’est une antienne des Reaganistes avec leur vision romantique de Samizdat, Radio Free Europe et autres efforts d’information remontant à la guerre froide. L’Union soviétique ne s’est pas effondrée à cause d’un mouvement politique, de courageux dissidents ou de tracts photocopiés – elle s’est écroulée parce qu’elle était devenue un cauchemar mal géré qui a chancelé de crise en crise jusqu’à l’implosion finale.

En effet, le libre accès aux médias étrangers (comme en bénéficiaient les citoyens de RDA qui pouvaient capter les programmes d’Allemagne de l’Ouest) a souvent contribué à désamorcer le sentiment anti-autoritaire, anesthésiant les Allemands de l’Est avec tant d’efficacité que même la Stasi avait fini par chanter les louanges de la décadente télévision occidentale.

L’ironie, c’est que Morozov – involontairement, mais avec vigueur – rejoint sur ce point ses adversaires idéologiques, comme Clay Shirky, le professeur de l’université de New York que Morozov critique lourdement par ailleurs. Les travaux de Shirky – notamment le dernier en date, The Cognitive Surplus – parviennent exactement aux mêmes conclusions au sujet des médias occidentaux traditionnels, et en particulier de la télévision. Shirky soutient que la télé a principalement servi à atténuer le poids de l’ennui né de l’accroissement du temps de loisirs aux premiers jours de l’ère de l’information. Pour Shirky, Internet est palpitant parce qu’il constitue justement l’antidote à cette attitude de spectateur passif, et qu’il constitue un mécanisme incitant les gens à la participation au travers d’une succession d’engagements toujours plus importants.

Régulation et contrôle

Morozov ne discute cependant pas cette position en profondeur. En fait, quand il examine enfin Internet en tant que tel, indépendamment des réseaux téléphoniques, des programmes télé et des autres médias, il se contente de tourner en ridicule les « gourous de la technologie », qui « révèlent leur méconnaissance de l’histoire » lorsqu’ils se lancent dans des « tirades quasi-religieuses à propos de la puissance d’internet ». Il illustre cette caricature par un florilège de citations stupides, soigneusement choisies parmi deux décennies de discours sur Internet, mais il laisse soigneusement de côté tout le travail sérieux sur l’histoire du Net en tant que média pleinement original – et notamment, il oublie de mentionner ou de réfuter la critique posée par Timothy Wu dans l’excellent livre The Master Switch, paru l’an dernier.

Wu, professeur de droit des télécommunications, retrace avec mordant l’histoire de la régulation des médias en réponse à la possible décentralisation des monopoles et oligopoles dans les télécommunications. Replacé dans ce contexte, Internet apparaît véritablement comme un phénomène original. Morozov sait bien sûr qu’Internet est différent, il le reconnaît lui-même lorsqu’il parle de la manière dont le Net peut imiter et supplanter d’autres médias, et des problèmes que cela engendre.

C’est là que réside la plus sérieuse faiblesse de Net Delusion : dans ce refus de se confronter aux meilleurs textes sur le thème d’Internet et de sa capacité extraordinaire à connecter et émanciper. Quand Morozov parle des menaces pour la sécurité des dissidents lorsqu’ils utilisent Facebook – ce qui revient à faire de jolies listes de dissidents prêtes à être utilisées par les polices secrètes des États oppresseurs – il le fait sans jamais mentionner le fait que, de longue date, des avertissements pressants sur ce sujet ont été lancés par l’avant-garde des « cyber-utopistes », incarnée par des groupes comme l’Electronic Frontier Foundation, NetzPolitik, Knowledge Ecology International, Bits of Freedom, Public Knowledge, et des dizaines d’autres groupes de pression, d’organisations d’activistes et de projets techniques dans le monde entier.

Bien évidemment, presqu’aucune mention n’est faite des principaux défenseurs de la liberté du Net, tel que le vénérable mouvement des cypherpunks, qui ont passé des décennies à concevoir, diffuser et soutenir l’utilisation d’outils cryptographiques spécialement conçus pour échapper au genre de surveillance et d’analyse du réseau qu’il identifie (à juste titre) comme étant implicite dans l’utilisation de Facebook, Google, et autres outils privés et centralisés, pour organiser des mouvements politiques. Bien que Morozov identifie correctement les risques que les dissidents prennent pour leur sécurité en utilisant Internet, son analyse technique présente des failles sérieuses. Lorsqu’il avance, par exemple, qu’aucune technologie n’est neutre, Morozov néglige une des caractéristiques essentielles des systèmes cryptographiques : il est infiniment plus facile de brouiller un message que de casser le brouillage et de retrouver le message original sans avoir la clé.

Battre la police secrète à son propre jeu

En pratique, cela signifie que des individus disposant de peu de ressources et des groupes dotés de vieux ordinateurs bon marché sont capables de tellement bien chiffrer leurs messages que toutes les polices secrètes du monde, même si elles utilisaient tous les ordinateurs jamais fabriqués au sein d’un gigantesque projet s’étalant sur plusieurs décennies, ne pourraient jamais déchiffrer le message intercepté. De ce point de vue au moins, le jeu est faussé en faveur des dissidents – qui jouissent pour la première fois du pouvoir de cacher leur communication hors d’atteinte de la police secrète – au détriment de l’État, qui a toujours joui du pouvoir de garder ses secrets ignorés du peuple.

La façon dont Morozov traite de la sécurité souffre d’autres défauts. C’est une évidence pour tous les cryptologues que n’importe qui peut concevoir un système si sécurisé que lui-même ne peut pas trouver de moyen de le casser (ceci est parfois appelé la « Loi de Schneier », d’après le cryptologue Bruce Schneier). C’est la raison pour laquelle les systèmes de sécurité qui touchent à des informations critiques nécessitent toujours une publication très large et un examen des systèmes de sécurité par les pairs. Cette approche est largement acceptée comme la plus sûre, et la plus efficace, pour identifier et corriger les défauts des technologies de sécurité.

Pourtant, lorsque Morozov nous relate l’histoire de Haystack, un outil de communication à la mode censé être sécurisé, soutenu par le ministère américain des Affaires étrangères, et qui s’est révélé par la suite totalement non-sécurisé, il prend pour argent comptant les déclarations du créateur de Haystack affirmant que son outil devait rester secret car il ne voulait pas que les autorités iraniennes fassent de la rétro-ingénierie sur son fonctionnement (les vrais outils de sécurité fonctionnent même lorsqu’ils ont fait l’objet d’une rétro-ingénierie).


Au lieu de cela, Morozov concentre ses critiques sur l’approche « publier tôt, publier souvent » (NdT : Release early, release often) des logiciels libres et open source, et se moque de l’aphorisme « avec suffisamment de paires d’yeux, les bugs disparaissent » (NdT appelé aussi Loi de Linus). Pourtant, si cela avait été appliqué à Haystack, cela aurait permis de révéler ses défauts bien avant qu’il n’arrive entre les mains des activistes iraniens. En l’occurrence, Morozov se trompe complètement : si l’on veut développer des outils sécurisés pour permettre à des dissidents de communiquer sous le nez de régimes oppressifs, il faut largement rendre public le fonctionnement de ces outils, et les mettre à jour régulièrement au fur et à mesure que des pairs découvrent de nouvelles vulnérabilités.

Morozov aurait bien fait de se familiariser avec la littérature et les arguments des technologues qui s’intéressent à ces questions et y ont réfléchi (les rares fois où il leur accorde son attention c’est pour se moquer des fondateurs de l’EFF : Mitch Kapor pour avoir comparé Internet à un discours de Jefferson, et John Perry Barlow pour avoir écrit une Déclaration d’indépendance du cyberespace). Certains des experts les plus intelligemment paranoïaques au monde ont passé plus de vingt ans à imaginer les pires scénarios catastrophes technologiquement plausibles, tous plus effrayants que les spéculations de Morozv – comme son hypothèse farfelue selon laquelle la police secrète pourrait un jour prochain avoir la technologie pour isoler des voix individuelles dans un enregistrement de milliers de manifestants scandant des slogans, pour les confronter à une base de données d’identités.

Surveiller les surveillants

Le tableau que dépeint Morozov de la sécurité des informations est trompeusement statique. Notant que le web a permis un degré de surveillance alarmant par des acteurs commerciaux tels les réseaux de publicité, Morozov en tire la conclusion que cette sorte de traçage sera adoptée par les gouvernements adeptes de censure et d’espionnage. Mais les internautes sensibles à la menace des publicitaires peuvent sans difficulté limiter cet espionnage à l’aide de bloqueurs de pub ou de solutions équivalentes. Il est déplorable qu’assez peu de personnes tirent avantage de ces contre-mesures, mais de là à supposer que les dissidents sous des régimes répressifs auront la même confiance naïve dans leur gouvernement que le client moyen envers les cookies de traçage de Google, il y a un pas énorme à franchir. Dans l’analyse de Morozov, votre vulnérabilité sur le web reste la même, que vous ayez un a priori bienveillant ou hostile à l’égard du site que vous visitez ou du mouchard qui vous préoccupe.

Morozov est également prêt à faire preuve d’une improbable crédulité lorsque cela apporte de l’eau à son moulin – par exemple, il s’inquiète du fait que le gouvernement chinois ait imposé d’installer un programme de censure obligatoire, appelé « barrage vert », sur tous les PC, même si cette manœuvre a été tournée en ridicule par les experts en sécurité du monde entier, qui ont prédit, à raison, que cela serait un échec lamentable (si un programme de censure n’est pas capable d’empêcher votre enfant de 12 ans de regarder du porno, il n’empêchera pas des internautes chinois éduqués de trouver des informations sur Falun Gong). Dans le même temps, Morozov oublie complètement d’évoquer les projets de l’industrie du divertissement consistant à exploiter l’« informatique de confiance » dans le but de contrôler l’utilisation de votre PC et de votre connexion à Internet, ce qui constitue une menace plus crédible et plus insidieuse pour la liberté du Net.

Morozov n’est pas le seul à avoir cette vision erronée de la sécurité sur Internet. Comme il le fait remarquer, l’appareil diplomatique occidental regorge d’imbéciles heureux prenant leurs désirs pour la réalité en matière de technologie. L’experte de la Chine Rebecca MacKinnon, que l’auteur cite tout au long de Net Delusion, raille l’obstination aveugle des ingénieurs et des diplomates à percer les pare-feux de la censure (comme la « grande e-muraille de Chine »), alors même qu’ils négligent d’autres risques beaucoup plus importants et pernicieux que le politburo de Pékin fait peser sur la liberté. Si Net Delusion a pour but d’amener le corps diplomatique à écouter d’autres groupes d’experts, ou d’inciter la presse généraliste à mieux rendre compte des possibilités de la technologie, je suppose que c’est admirable. Mais je crois que Morozov espère toucher des personnes au-delà de la Maison Blanche, Bruxelles, ou Washington ; j’ai l’impression qu’il espère que le monde entier va cesser d’attendre de la technologie qu’elle soit une force libératrice, pour plutôt faire confiance à… à quoi donc ?

Je n’en suis pas sûr. Morozov voudrait semble-t-il voir le chaos des mouvements populaires remplacé par une espèce d’activisme bien ordonné et impulsé depuis le sommet, mené par des intellectuels dont les réflexions ne peuvent pas s’exprimer de manière concise dans des tweets de 140 caractères. Morozov se voit-il lui-même comme l’un de ces intellectuels ? Voilà un point qui n’est jamais exprimé clairement.

Il est important de se poser la question de la place des discours sérieux à l’ère d’Internet, et Morozov essaie ici d’étayer ses arguments techniques avec des arguments idéologiques. De son point de vue, Internet n’est que le dernier avatar d’une série de technologies de communication qui ne propagent que futilités, rumeurs et inepties, évinçant ainsi les pensées et les réflexions sérieuses. Il n’est pas le premier à remarquer que des médias qui livrent des informations à un rythme effréné conduisent à réfléchir de manière rapide et papillonnante ; Morozov cite le livre de Neil Postman publié en 1985, « Amusing Ourselves to Death » (NdT : « Se distraire à en mourir »), mais il aurait tout aussi bien pu citer Walden ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau : « Nous sommes prêts à creuser un tunnel sous l’Atlantique pour rapprocher de quelques semaines l’Ancien monde du Nouveau ; mais la première nouvelle qui passera jusqu’aux oreilles américaines sera sans doute que la princesse Adélaïde a la coqueluche. »

« Internet nous rendra stupide »

En d’autres termes, les intellectuels se sont de tout temps lamentés sur la futilisation inhérente aux médias de masse – je ne vois pas de grande différence entre les arguments de l’Église contre Martin Luther (permettre aux laïcs de lire la Bible va futiliser la théologie) et ceux de Thoreau, Postman et Morozov qui prétendent qu’Internet nous rend stupides car il nous expose à trop de « LOLCats ».

Mais comme le fait remarquer Clay Shirky, il existe une différence fondamentale entre entendre parler de la santé de la princesse Adélaïde grâce au télégraphe ou suivre les rebondissements de Dallas à la télévision, et faire des « LOLCats » sur le Net : créer un « LOLCat » et le diffuser dans le monde entier est à la portée de tous. Autrement dit, Internet offre la possibilité de participer, d’une manière que les autres médias n’avaient même jamais effleurés : quiconque a écrit un manifeste ou une enquête peut les mettre largement à disposition. Dans un monde où chacun est en mesure de publier, il devient plus difficile, c’est vrai, de savoir à quoi il faut prêter attention, mais affirmer que la liberté serait mieux servie en imposant le silence à 90% de la population afin que les intellectuels aient le champ libre pour éduquer les masses est complètement stupide.

Pourtant, Morozov présente comme un inconvénient la facilité à publier en ligne. D’abord parce que d’après lui les futilités finissent par submerger les sujets sérieux, ensuite parce que des cinglés nationalistes anti-démocratie peuvent utiliser le Net pour attiser la haine et l’intolérance, et enfin parce que les difficultés que l’on rencontrait autrefois pour s’organiser politiquement constituaient un moyen en soi de forger son engagement, les risques et les privations associés à la dissidence renforçant la résolution des opposants.

Il est vrai qu’Internet a mis à portée de clic plus de futilités que jamais auparavant, mais c’est seulement parce qu’il a mis à portée de clic davantage de tout. Il n’a jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de publier, lire et participer à des discussions sérieuses et argumentées. Et même s’il existe une centaine (ou un millier) de Twitteurs futiles pour chaque blog sérieux et pertinent, du genre de Crooked Timber, il existe davantage de points d’entrée pour des discussions sérieuses – que ce soit sur des blogs, des forums, des services de vidéo, ou même sur Twitter – qu’il n’y en a jamais eu auparavant dans toute l’histoire de l’humanité.

Il est tentant d’observer toute cette diversité et d’y voir une caisse de résonance dans laquelle les personnes ayant les mêmes points de vue étriqués se rassemblent et sont toutes d’accord entre elles, mais un coup d’œil rapide sur les débats enflammés qui sont la marque de fabrique du style rhétorique d’Internet suffit pour nous en dissuader. En outre, si nous étions tous enfermés dans une caisse de résonance se limitant à une mince tranche de la vie publique, comment se fait-il que toutes ces futilités – vidéos marrantes de Youtube, coupures de presse people fascinantes et liens vers l’étrange et le saugrenu – continuent à parvenir jusqu’à nos écrans ? (Morozov essaie ici d’avoir le beurre et l’argent du beurre, en nous prévenant que nous sommes à la fois en danger de nous noyer dans des futilités, et que l’effet de caisse de résonance va tuer la sérendipité).

Je suis moins inquiet que Morozov sur le fait que le Net fournisse un refuge aux fous littéraires à tendance paranoïaque, aux racistes hyper-nationalistes et aux hordes de tarés violents. Les gens qui croient en la liberté d’expression ne doivent pas s’affliger du fait que d’autres utilisent cette liberté pour tenir des propos mauvais, méchants ou stupides ; comme le dit le mantra de la libre expression : « La réponse à de mauvaises paroles est davantage de paroles ».

Pour la liberté

Sur ce point également Internet n’est pas neutre, et penche plutôt en faveur des défenseurs de la liberté. Les gouvernements puissants ont toujours eu la possibilité de contrôler la parole publique par le biais de la censure, des médias officiels, de la tromperie, des agents provocateurs et de bien d’autres moyens visibles ou invisibles. Mais ce qui est original, c’est que les oligarques russes utilisant Internet pour faire de la propagande sont désormais obligés de le faire en utilisant un média que leurs opposants idéologiques peuvent également exploiter. A l’époque soviétique, les dissidents se limitaient d’eux-mêmes à des chuchottements et des samizdat copiés à la main ; de nos jours, leurs héritiers peuvent lutter à armes égales avec les propagandistes de l’Etat sur le même Internet, un lien plus loin. Bien sûr, c’est risqué, mais le risque n’est pas nouveau (et la création et l’amélioration d’outils permettant l’anonymat, ouverts et validés par des pairs, ouvre de nouvelles perspectives en terme de limitation des risques) ; ce qui est nouveau c’est le remplacement de canaux de propagande unidirectionnels, comme la télévision (qu’elle diffuse des contenus de l’Est ou de l’Ouest) par un nouveau média qui permet de placer n’importe quel message à côté de n’importe quel autre grâce à des concepts puissants comme les hyperliens.

Je partage avec Morozov l’ironie de la situation lorsque les radicaux islamistes utilisent Internet pour honnir la liberté, mais alors que Morozov trouve ironique que les outils de la liberté puissent être utilisés pour embrasser la censure, je trouve ironique que pour se faire entendre, des apprentis-censeurs s’appuient sur le caractère universellement accessible d’un des médias les plus difficiles à censurer jamais conçus.

Sur le fait que la privation est fondamentale pour renforcer l’engagement des activistes, je suis confiant dans le fait que pour chaque tâche automatisée par Internet, de nouvelles tâches, difficiles à simplifier, vont apparaître et prendre leur place. En tant qu’activiste politique durant toute ma vie, je me souviens des milliers d’heures de travail que nous avions l’habitude de consacrer à l’affichage sauvage, au remplissage d’enveloppes ou aux chaînes téléphoniques simplement dans le but de mobiliser les gens pour une manifestation, une pétition ou une réunion publique (Morozov minimise la difficulté de tout cela, lorsqu’il suppose, par exemple, que les Iraniens apprendraient par le bouche à oreille qu’une manifestation va avoir lieu, quels que soient les outils disponibles, ce qui m’amène à croire qu’il n’a jamais essayé d’organiser une manifestation à l’époque où Internet n’existait pas). Je suis convaincu que si nous avions eu la possibilité d’informer des milliers de gens d’un simple clic de souris, nous ne serions pas ensuite rentrés tranquillement chez nous ; ce travail besogneux engloutissait la majeure partie de notre temps et de notre capacité à imaginer de nouvelles façons de changer les choses.

En outre, Morozov ne peut pas gagner sur les deux tableaux : d’un côté, il tire le signal d’alarme à propos des groupes extrémistes et nationalistes qui sont constitués et motivés par le biais d’Internet en vue de réaliser leurs opérations terrifiantes ; et quelques pages plus loin, il nous dit qu’Internet facilite tellement les choses que plus personne ne sera suffisamment motivé pour sortir de chez lui pour faire quoi que ce soit de concret.

Morozov observe les centaines de milliers voire les millions de personnes qui sont motivées pour faire quelques minuscules pas pour le soutien d’une cause, comme par exemple changer son avatar sur Twitter ou signer une pétition en ligne, et il en conclut que la facilité de participer de façon minime a dilué leur énergie d’activiste. J’observe le même phénomène, je le compare au monde de l’activisme tel que je l’ai connu avant Internet, dans lequel les gens que l’on pouvait convaincre de participer à des causes politiques se chiffraient plutôt en centaines ou en milliers, et je constate que tous les vétérans de l’activisme que je connais ont commencé en effectuant un geste simple, de peu d’envergure, puis ont progressivement évolué vers un engagement toujours plus fort et plus profond ; j’en arrive donc à la conclusion que le Net aide des millions de personnes à se rendre compte qu’ils peuvent faire quelque chose pour les causes qui leur tiennent à cœur, et qu’une partie de ces personnes va continuer et en faire toujours plus, petit à petit.

Le pouvoir libérateur de la technologie

La plus étrange des thèses soutenues dans Net Delusion est que la confiance que place l’Occident dans le pouvoir libérateur de la technologie a mis la puce à l’oreille des dictateurs – qui n’étaient auparavant pas intéressés par le contrôle du Net – et a rendu Internet plus difficilement utilisable dans un but de propagation de la liberté. Morozov cite en exemple la réponse des autorités Iraniennes aux affirmations outrancières qu’a tenu le Département d’État américain sur le rôle qu’aurait joué Twitter dans les manifestations post-électorales. Selon Morozov, les hommes politiques au pouvoir en Iran étaient en grande partie indifférents au Net, jusqu’à ce que les Américains leur annoncent que celui-ci allait causer leur perte, suite à quoi ils prirent sur eux de transformer Internet en un outil d’espionnage et de propagande à l’encontre de leurs citoyens.

Morozov fait ensuite état de divers dirigeants, comme Hugo Chávez, qui ont utilisé la rhétorique des USA pour appuyer leurs propres projets concernant Internet.

Il accuse également Andrew Mc Laughlin, conseiller technique adjoint du gouvernement des États-Unis, d’avoir fourni des munitions aux dictateurs du monde entier en déclarant publiquement que les compagnies de télécommunications américaines censurent en secret leurs réseaux, car cela a permis aux dictateurs de justifier leurs propres politiques.

C’est peut-être le passage le plus bizarre de Net Delusion, car il revient à dénoncer le fait qu’un homme politique américain combatte la censure sur le territoire national, au prétexte que les dictateurs étrangers seront réconfortés d’apprendre qu’ils ne sont pas les seuls à pratiquer la censure. Il me semble peu vraisemblable que Morozov veuille véritablement que les hommes politiques occidentaux ferment les yeux sur la censure opérée dans leurs pays de peur que l’écho des imperfections de l’Occident ne parvienne à des oreilles hostiles.

Dans la foulée, Morozov nous prévient que les dictateurs ne sont ni des imbéciles ni des fous, mais plutôt des politiciens extrêmement retors, et techniquement très éclairés. Je pense qu’il a raison : la caricature occidentale dépeignant les dictatures comme des idiocraties criminelles vacillantes ne coïncide tout simplement pas avec les réalisations techniques et sociales de ces États – et c’est justement pourquoi je pense qu’il a tort sur les relations entre les dictatures et Internet. Le pouvoir découle directement de mécanismes de communication et d’organisation, et Internet est là depuis suffisamment longtemps pour que tout autocrate accompli en ait pris note. L’idée que l’élite gouvernante de l’Iran n’ait pris conscience du pouvoir d’Internet que lorsque le ministère des affaires étrangères des États-Unis ont publiquement demandé à Twitter de modifier son planning de maintenance (afin de ne pas interférer avec les tweets liés aux élections en Iran) me paraît aussi ridicule que la surestimation, par ce même ministère des affaires étrangères, de l’influence que peut avoir Twitter sur la politique étrangère. Les activistes qui ont fait attention à la manière dont les États autoritaires interfèrent dans l’utilisation d’Internet par leurs citoyens, savent que la méfiance – et la convoitise – à l’égard du pouvoir d’Internet s’est développée dans les dictatures du monde entier depuis le moment où l’opinion publique s’est intéressée à Internet.

Le véritable problème dans la présentation que Morozov fait des « net-utopistes » est qu’ils n’ont rien en commun avec le mouvement que je connais intimement et dont je fais partie depuis une décennie. Là où Morozov décrit des personnes qui voient Internet comme une « force uni-directionnelle et déterministe allant soit vers une émancipation globale, soit vers une oppression globale » ou « qui refusent de reconnaître que le Web peut tout autant renforcer les régimes autoritaires que les affaiblir », je ne vois que des arguments spécieux, des caricatures inspirées des gros titres de CNN, des extraits sonores de porte-paroles de l’administration américaine, et des réparties de conférence de presse.

Tous ceux que je connais dans ce mouvement – des donateurs aux concepteurs d’outils, en passant par les traducteurs, des activistes de choc aux mordus de l’ONU – savent qu’Internet représente un risque tout autant qu’une opportunité. Mais contrairement à Morozov, ces personnes ont un plan pour minimiser les risques émanant de l’utilisation d’Internet (ceci explique pourquoi il y a tant de campagnes autour de la vie privée et des problèmes de censure provenant des logiciels propriétaires, des services de réseaux sociaux et des systèmes centralisés de collecte de données comme Google) et pour maximiser son efficacité en tant qu’outil d’émancipation. Ce plan implique le développement de logiciels libres et la diffusion de pratiques qui garantissent un meilleur anonymat, des communications plus sécurisées, et même des outils abstraits comme des protocoles réseau à divulgation nulle de connaissance qui permettent une large propagation des informations à travers de vastes groupes de personnes sans révéler leurs identités.

Morozov a raison d’affirmer que les hommes politiques occidentaux ont une vue simpliste du lien entre Internet et la politique étrangère, mais ce n’est pas simplement un problème de politique étrangère, ces mêmes hommes politiques ont incroyablement échoué à percevoir les conséquences d’Internet sur le droit d’auteur, la liberté d’expression, l’éducation, l’emploi et tous les autres sujets d’importance. Morozov a raison de dire que les métaphores dignes de la Guerre Froide comme « Grande muraille électronique » occultent autant qu’elles dévoilent (Net Delusion vaut son prix ne serait-ce que pour sa brillante démonstration que les dictatures utilisent autant les « champs » que les « murs » dans leurs stratégies Internet, et que ceux-ci demandent à être « irrigués » plutôt que « renforcés » ou « démolis »).

Mais dans son zèle à éveiller les décideurs politiques aux nuances et aux aspects non-techniques de la politique étrangère, il est approximatif et paresseux. Il affirme que ce qui différencie Internet d’un fax de l’époque des samizdat, c’est qu’Internet est utile tout autant aux oppresseurs qu’aux opprimés – mais je n’ai jamais rencontré de bureaucrate qui n’aimait pas son fax.

Et bien que Morozov tienne à nous montrer que « ce ne sont pas les tweets qui font tomber les gouvernements, c’est le peuple », il déclare ensuite allègrement que le bloc soviétique s’est désagrégé de lui-même, et pas à cause du peuple, qui n’a eu aucun rôle dans cet inévitable coup de balai de l’Histoire. Morozov croit peut-être que c’est exact dans le cas de l’URSS, mais étant donné qu’une large part du reste du livre est consacrée à la situation difficile des dissidents sur le terrain, je pense que l’on peut affirmer que même Morozov serait d’accord avec lui-même pour dire que, parfois, le peuple joue un rôle dans le renversement des régimes autoritaires.

Pour parvenir à ce but, les dissidents ont besoin de systèmes pour communiquer et s’organiser. Toute entreprise humaine qui nécessite le travail de plusieurs personnes doit consacrer une certaine partie de ses ressources au problème de la coordination : Internet a simplifié grandement ce problème (rappelez-vous les heures consacrées par les activistes au simple envoi de cartes postales contenant les informations au sujet d’une prochaine manifestation). En cela, Internet a donné un avantage substantiel aux dissidents et aux outsiders (qui ont, par définition, moins de ressources de départ) par rapport aux personnes détenant le pouvoir (qui, par définition, ont amassé suffisamment de ressources pour en engloutir une partie dans la coordination et en conserver encore suffisamment pour gouverner).

Internet permet à d’avantage de personnes de s’exprimer et de participer, ce qui signifie inévitablement que les mouvements de protestation vont avoir un ensemble d’objectifs plus diffus qu’à l’époque des révolutions autoritaires orchestrées par le haut. Mais Morozov idéalise le consensus des révolutions passées – que ce soit en 1776, 1914 ou 1989, chaque révolution réussie est une fragile coalition d’intérêts et de points de vue antagonistes, rassemblés par le désir commun d’abolir l’ancien système, même s’il n’y a pas de consensus sur ce qui doit le remplacer.

Désormais, Internet est devenu tellement intégré au fonctionnement des États du monde entier qu’il semble difficile d’accorder crédit à la crainte de Morozov selon laquelle, en cas de menace révolutionnaire sérieuse, les gouvernements débrancheraient simplement la prise. Comme Morozov lui-même le fait remarquer, la junte brutale de Birmanie a laissé fonctionner Internet en permanence pendant les violentes répressions des émeutes politiques, en dépit de la désapprobation mondiale qu’elle a subie du fait des compte-rendus diffusés sur Internet; la Chine dépend tellement du Net pour son fonctionnement interne qu’il est impossible d’envisager une coupure du Net à l’échelle nationale (et les coupures régionales, comme celle de la province du Xinjiang pendant les émeutes des Ouïghours, sont justement remarquables par leur caractère exceptionnel).

Le monde a besoin de plus de personnes œuvrant à l’amélioration du sort des activistes qui utilisent Internet (c’est-à-dire de tous les activistes). Nous avons besoin d’un débat sérieux au sujet des tactiques comme les DDoS (distributed denial-of-service attack ou attaques distribuées par déni de service) – qui inondent les ordinateurs avec de fausses requêtes pour les rendre inaccessibles – que certains ont comparés à des sit-in. En tant que personne arrêtée lors de sit-ins, je pense que cette comparaison est fausse. Un sit-in ne tire pas uniquement son efficacité du blocage des portes de tel endroit blâmable, mais de la volonté affichée de se tenir devant ses voisins et d’assumer le risque d’une arrestation ou de blessures au bénéfice d’une cause juste, ce qui confère une légitimité éthique à la démarche et facilite l’adhésion. En tant que tactique, les DDoS s’apparentent plus à de la super glu dans les serrures d’une entreprise ou au sabotage des lignes de téléphone – risqué, c’est certain, mais plus proche du vandalisme et donc moins susceptible de rallier vos voisins à votre cause.

Nous devons réparer l’Internet mobile, qui – reposant sur des réseaux et des appareils fermés – est plus propice à la surveillance et au contrôle que l’Internet filaire. Nous devons nous battre contre les manœuvres– menées par les entreprises du divertissement et les géants de l’informatique comme Apple et Microsoft – consistant à concevoir des machines dont le fonctionnement est secret et échappe au consentement de leur propriétaire, au prétexte de protéger le copyright.

Nous devons prêter attention à Jonathan Zittrain (un autre universitaire que Morozov tout à la fois rejette puis rejoint sans même s’en rendre compte), dont « Le Futur d’Internet » met en garde sur le fait que l’augmentation des crimes, escroqueries et autres fraudes sur le Net fatigue l’utilisateur et rend les gens plus enclins à accepter d’utiliser des appareils et des réseaux verrouillés, pouvant être utilisés aussi bien pour les contrôler que pour les protéger.

Nous avons besoin de tout cela, et surtout d’une critique sérieuse et d’une feuille de route pour l’avenir de l’activisme sur le Net, car les régimes répressifs du monde entier (y compris les soit-disant gouvernements libres de notre Occident) usent pleinement des nouvelles technologies à leur avantage, et le seul moyen pour l’activisme d’être efficace dans cet environnement est d’utiliser les mêmes outils.

Notes

[1] Crédit photo : Anonymous9000 (Creative Commons By)




Quand Wikpédia rime avec le meilleur des USA

Stig Nygaard - CC byNous avons déjà publié des articles sur Wikipédia à l’occasion de son dixième anniversaire, mais aucun qui n’avait cette « saveur si américaine », et c’est justement ce qui nous a intéressé ici.

L’auteur se livre ici à une description pertinente mais classique de l’encyclopédie libre, à ceci près qu’il y fait souvent mention des États-Unis[1].

Si le récent massacre de Tucson symbolise le pire des USA, alors Wikipédia est son meilleur. Et merci au passage à la liberté d’expression toute particulière qui règne dans ce pays.

En lecture rapide, on aurait vite fait de croire que l’encyclopédie est américaine en fait !

Or le contenu du Wikipédia n’appartient à personne puisqu’il appartient à tout le monde grâce aux licences libres attachées à ses ressources. Mais que le créateur, les serveurs (et donc la juridiction qui en découle), le siège et la majorité des membres de cette Fondation, aient tous la même origine n’est ni neutre ni anodin.

On a vu le venin de l’Amérique – Saluons désormais Wikipédia, pionnier made in US du savoir-vivre mondial.

We’ve seen America’s vitriol. Now let’s salute Wikipedia, a US pioneer of global civility

Timothy Garton Ash – 12 janvier 2011 – Guardian.co.uk
(Traduction Framalang : DaphneK)

Malgré tous ses défauts Wikipédia, qui vient de fêter ses dix ans, est le meilleur exemple d’idéalisme à but non-lucratif qu’on puisse trouver sur Internet.

Wikipédia a eu dix ans samedi dernier. C’est le cinquième site Web le plus visité au monde. Environ 400 million de gens l’utilisent chaque mois. Et je pense que les lecteurs de cet article en font certainement partie. Pour vérifier une information, il suffit désormais de la « googliser » puis, la plupart du temps, on choisit le lien vers Wikipedia comme meilleure entrée.

Ce que cette encyclopédie libre et gratuite – qui contient désormais plus de 17 millions d’articles dans plus de 270 langues – a d’extraordinaire, c’est qu’elle est presque entièrement écrite, publiée et auto-régulée par des volontaires bénévoles. Tous les autres sites les plus visités sont des sociétés commerciales générant plusieurs milliards de dollars. Facebook, avec juste 100 millions de visiteurs en plus, est aujourd’hui évalué à 50 milliards de dollars.

Google à Silicon Valley est un énorme complexe fait de bureaux et de bâtiments modernes, comme une capitale surpuissante. On peut certes trouver des pièces de Lego en libre accès dans le foyer, mais il faut signer un pacte de confidentialité avant même de passer la porte du premier bureau. Quant au langage des cadres de Google, il oscille curieusement entre celui d’un secrétaire de l’ONU et celui d’un vendeur de voitures. On peut ainsi facilement passer du respect des Droits de l’Homme au « lancement d’un nouveau produit ».

Wikipédia, par contraste, est géré par une association à but non-lucratif. La Fondation Wikimedia occupe un étage d’un bâtiment de bureau anonyme situé au centre de San Francisco et il faut frapper fort à la porte pour pouvoir entrer. (On parle d’acheter une sonnette pour fêter les dix ans.) A l’intérieur, la fondation ressemble à ce qu’elle est : une modeste ONG internationale.

Si Jimmy Wales, l’architecte principal de Wikipedia, avait choisi de commercialiser l’entreprise, il serait sans doute milliardaire à l’heure actuelle, comme le fondateur de Facebook Mark Zuckerberg. Selon Wales lui-même, placer le site sous licence libre était à la fois la décision la plus idiote et la plus intelligente qu’il ait jamais prise. Plus que n’importe quel autre site international, Wikipedia fleure encore bon l’idéalisme utopique de ses débuts. Les Wikipédiens, comme ils aiment se définir eux-mêmes sont des hommes et des femmes chargés d’une mission. Cette mission qu’ils endossent fièrement, pourrait se résumer par cette phrase presque Lennonienne (de John, pas Vladimir) prononcée par celui que tout le monde ici appelle Jimmy : « Imaginez un monde dans lequel chacun puisse avoir partout sur la planète libre accès à la somme de toutes les connaissances humaines ».

Insinuer que ce but utopique pouvait être atteint par un réseau d’internautes volontaires – travaillant pour rien, publiant tout et n’importe quoi, sachant que leurs mots sont immédiatement visibles et lisibles par le monde entier – était, bien entendu, une idée totalement folle. Pourtant, cette armée de fous a parcouru un chemin remarquablement long en dix ans à peine.

Wikipédia a toujours de très gros défauts. Ses articles varient généralement d’un sujet ou d’une langue à l’autre en termes de qualité. En outre, beaucoup d’articles sur des personnalités sont inégaux et mal équilibrés. Ce déséquilibre dépend en grande partie du nombre de Wikipédiens qui maîtrisent réellement une langue ou un sujet particulier. Ils peuvent être incroyablement précis sur d’obscurs détails de la culture populaire et étonnement faibles sur des sujets jugés plus importants. Sur les versions les plus anciennes du site, les communautés de rédacteurs volontaires, épaulées par la minuscule équipe de la Fondation, ont fait beaucoup d’efforts afin d’améliorer les critères de fiabilité et de vérifiabilité, insistant particulièrement sur les notes et les liens renvoyant aux sources.

Pour ma part, je pense qu’il faut toujours vérifier plusieurs fois avant de citer une information puisée sur le site. Un article sur Wikipédia paru dans le New Yorker notait à ce propos la fascinante distinction entre une information utile et une information fiable. Dans les années à venir, l’un des plus grands défis de l’encyclopédie sera de réduire l’écart qui pouvant exister entre ces deux notions.

Un autre grand défi sera d’étendre le site au-delà des frontières de l’Occident, où il est né et se sent le plus à l’aise. Un expert affirme qu’environ 80% des textes proviennent du monde de l’OCDE. La fondation vise 680 millions d’utilisateurs en 2015 et espère que cette croissance sera principalement issue de régions comme l’Inde, le Brésil et le Moyen-Orient.

Pour percer le mystère Wikipédia, il ne s’agit pas de pointer ses défauts évidents, mais de comprendre pourquoi le site fonctionne si bien. Les Wikipédiens offrent plusieurs explications : Wikipédia est né assez tôt, alors qu’il n’existait pas encore autant de sites dédiés aux internautes novices, une encyclopédie traite (principalement) de faits vérifiables plutôt que de simples opinions (ce qui est monnaie courante mais aussi un des fléaux de la blogosphère), mais c’est surtout avec sa communauté de rédacteurs-contributeurs que Wikipedia a trouvé la poule aux oeufs d’or.

Par rapport à l’échelle du phénomène, la masse des rédacteurs réguliers est incroyablement faible. Environ 100 000 personnes rédigent plus de cinq textes par mois mais les versions les plus anciennes comme l’anglais, l’allemand, le français ou le polonais sont alimentés par un petit groupe de peut-être 15 000 personnes, chacune effectuant plus de 100 contributions par mois. Il s’agit en grande majorité d’hommes jeunes, célibataires, qui ont fait des études. Sue Gardner, Directrice Executive de la Fondation Wikimedia, affirme qu’elle peut repérer un Wikipédien-type à cent mètres à la ronde. Ce sont les accros du cyberespace.

Comme la plupart des sites internationaux très connus, Wikipédia tire avantage de sa position privilégiée au sein de ce que Mike Godwin, Conseiller Général chez Wikipédia jusqu’au mois d’octobre dernier, décrit comme « un havre de liberté d’expression appelé les États-Unis » Quel que soit le pays d’origine du rédacteur, les encyclopédies de toutes les langues différentes sont physiquement hébergées par les serveurs de la Fondation situé aux États-Unis. Ils jouissent des protections légales de la grande tradition américaine qu’est la liberté d’expression.

Wikipédia a cependant été remarquablement épargnée par la spirale infernale particulièrement bien résumée par la Loi de Godwin (que l’on doit au même Mike Godwin). Cette règle affirme en effet que « lorsqu’une discussion en ligne prend de l’ampleur, la probabilité d’une comparaison faisant référence au Nazis ou à Hitler est environ égale à 1 ». Ceci est en parti dû au fait qu’une encyclopédie traite de faits, mais aussi parce que des Wikipédiens motivés passent énormément de temps à défendre leurs critères de « savoir-vivre » contre les nombreuses tentatives de vandalisme.

Ce savoir-vivre – traduction française du « civilty » anglais – est l’un des cinq piliers de Wikipédia. Depuis le début, Wales soutient qu’il est possible de réunir honnêteté et politesse. Toute une éthique en ligne, une nétiquette – pardons, une wikiquette – s’est développée et mise en place autour de cette notion, donnant naissance à des abréviations telles que AGF (Assume Good Faith) qu’on pourrait traduire par « Supposez ma Bonne Foi ». Les personnes manquant de savoir-vivre sont courtoisement interpelées puis mises en garde, avant d’être exclues si elles persistent. Mais je ne suis pas en position de juger si tout ceci se vérifie dans les versions sorabe, gagaouze et samoanes du site. Wikipédia a peut-être sa part de propos déplacés, mais si une communauté a tendance à dégénérer, la Fondation a au final le pouvoir d’ôter les tirades incriminées du serveur. (Wikipédia est une marque protégée par la loi, alors que Wiki-autre-chose ne l’est pas ; D’ailleurs Wikileaks n’a rien à voir avec Wikipedia et n’est même pas un « wiki » au sens collaboratif du terme.)

Nous ne sommes toujours pas en mesure de savoir si la fusillade de Tucson, en Arizona, est le produit direct du détestable climat qui règne actuellement sur le discours politique américain, tel qu’on a pu l’entendre sur des émissions de radio et de télévisions comme Fox news. Un fou est peut-être tout simplement fou. Mais le venin servi chaque jour par la politique américaine est un fait indéniable. Pour lutter contre ce climat déprimant, il est bon de pouvoir célébrer une invention américaine qui, malgré ses défauts, tente de propager dans le monde entier une combinaison d’idéalisme bénévole, de connaissance et de savoir-vivre acharné.

Notes

[1] Crédit photo : Stig Nygaard (Creative Commons By-Sa)




Les partisans de l’ouverture participent-ils d’un maoïsme numérique ?

Luca Vanzella - CC by-saOpen, open, open ! les partisans de l’ouverture n’auraient, d’après Jason Lanier[1], que ce mot à la bouche, qu’ils s’appellent WikiLeaks, hackers, logiciels libres ou Wikipédia.

En plus, vous savez quoi ? Cette ouverture signifie la mort de la vie privée, la qualité nivelée par les masses, l’innovation en hibernation et une économie confisquée par une minorité. Ce que Jason Lanier résume par l’expression pas forcément très heureuse de « maoïsme numérique ».

Il n’en fallait pas plus que pour notre ami Glyn Moody, souvent traduit ici, ne réagisse !

La parole est à la défense des hackers et de l’Open Source

Glyn Moody – 18 janvier 2011 – The H Open Source
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler)

In defence of hackers and open source

À mes yeux, l’avènement de WikiLeaks est un évènement marquant car il apporte un nouvel éclairage sur de nombreux domaines, pas forcément ceux auxquels on pense, parmi ceux-ci : l’éthique des hackers et le monde de l’Open Source.

Jaron Lanier s’y est intéressé récemment dans un article amusant, mais il reste dubitatif. Si vous ne connaissez pas ses hauts faits d’armes, voilà ce que l’autre Wiki, Wikipédia, dit de lui :

Jaron Zepel Lanier (né le 3 mai 1960) est un informaticien américain, compositeur, artiste graphique et essayiste. Il est l’auteur d’un film expérimental, mais ne se considère pas comme un producteur. Au début des années 80, il est l’un des pionniers de ce qu’il contribuera à faire connaître sous le terme de « Réalité Virtuelle ». Il fonda à l’époque la société VPL Research, la première entreprise à commercialiser des produits de réalité virtuelle. Actuellement, il est entre autres, professeur honoraire à l’université de Berkeley, Californie. Il figure dans la liste des 100 personnes les plus influentes du magazine Time de 2010.

Le titre de son essai est « Les dangers de la suprématie des nerds : Le cas de WikiLeaks » (NdT : nerd, qu’on aurait pu traduire par polard ou intello), ce qui vous donne une idée de son point de vue sur les hackers et l’Open Source. Je pense qu’il se trompe dans son argumentaire contre WikiLeaks, comme je l’ai déjà évoqué, mais je me concentrerai ici sur les prises de position contre les hackers et l’ouverture qu’il distille au passage.

Point de départ de sa critique : une rencontre de la plus haute importance qui aurait, selon ses dires, mené à la création de WikiLeaks.

Le nid qui vit éclore WikiLeaks est un forum organisé par John Gilmore, l’un des fondateurs de l’Electronic Frontier Foundation. J’aurais d’ailleurs pu moi-même devenir l’un des fondateurs de l’EFF. J’étais présent quand tout a commencé, lors d’un repas à San Francisco, dans le quartier de Mission, avec John, John Perry Barlow et Mitch Kapor. C’est un pressentiment qui m’a empêché de suivre les autres dans la création de l’EFF, le pressentiment que quelque chose clochait.

Il poursuit :

Le chiffrement les obsédait, le Graal qui rendrait les hackers aussi puissants que les gouvernements, et ça me posait un problème. Les têtes enflaient : Nous, hackers, pouvions changer le cours de l’Histoire. Mais si l’Histoire nous a appris quelque chose, c’est bien que la quête du pouvoir ne change pas le monde. Vous devez vous changer vous-même en même temps que vous changez le monde. La désobéissance civile est avant tout une question de discipline spirituelle.

Mais c’est là, je pense, que son argumentation est fausse : les hackers ne sont pas en « quête de pouvoir ». Les actions qu’ils entreprennent leur confèrent peut-être un certain pouvoir, mais ce n’est qu’un effet secondaire. Par définition, les hackers hackent car ils aiment hacker : c’est l’équivalent au XXIe siècle de « l’art pour l’art ». Je concède que Richard Stallman et ses sympathisants ajoutent une dimension hautement morale au hack : apporter la liberté aux peuples. Mais, je le répète, ils ne sont pas en « quête de pouvoir » : ils veulent le donner, pas le prendre.

Vers la fin de son article, Lanier écrit :

J’ai toujours pensé qu’un monde ouvert favoriserait l’honnête et le juste et dé-crédibiliserait le magouilleur et l’arnaqueur. Appliquée avec modération, cette idée est attrayante, mais si le concept de vie privée venait à disparaître, les gens deviendraient d’abord sans intérêt, puis incompétents et ils finiraient eux-mêmes par disparaître. Derrière cette idée d’ouverture radicale se cache une allégeance de l’Homme aux machines.

Là encore il nous sert une hypothèse sans fondement : « si le concept de vie privée venait à disparaître ». Il ne me semble pas que beaucoup de hackers aient appelé à la «disparition du concept de vie privée » (aucun nom ne me vient à l’esprit d’ailleurs). Il y a confusion entre « ouverture » et « absence de vie privée » alors que ce sont deux choses bien distinctes (bien que l’ouverture ait certainement des implications sur la vie privée, mais de là à définir le premier par l’absence du second, il y a un grand pas).

Cette tendance à créer des épouvantails et à passer allégrement dans le hors-sujet est récurrente chez Lanier. Sa précédente diatribe sur tout ce qui est ouvert, « Maoïsme numérique » en est un bon exemple. Voilà le passage consacré à l’Open Source :

Il faut que je m’accorde une parenthèse sur Linux et les projets similaires. Qu’ils soient « libres » ou « Open Source », ces logiciels ne sont pas, à bien des égards, comme Wikipédia, à vouloir agréger tous les contenus. Les programmeurs de Linux ne sont pas anonymes, au contraire, la reconnaissance personnelle fait partie de leurs motivations, c’est ce qui fait avancer de tels projets. Mais des points communs existent, comme l’absence d’opinion représentative ou de sens du design (au sens esthétique du terme), ce sont des défauts que partagent les logiciels Open Source et Wikipédia.

Ces mouvements excellent dans la création de tout ce qui est infrastructure cachée, comme les serveurs Web. Mais ils sont incapables de créer des interfaces utilisateurs léchées ou d’améliorer l’expérience utilisateur. Si le code de l’interface utilisateur de Wikipédia était aussi ouvert que ses articles, vous pouvez être sûr que ça deviendrait rapidement un bourbier inextricable. L’intelligence collective parvient avec brio à résoudre des problèmes qui peuvent être évalués sur des critères objectifs, mais elle n’est pas adaptée ici lorsque les goûts et les couleurs comptent.

Il a raison, c’est simplement une question de critères. Pour le code source, de nombreux critères objectifs existent, vitesse, poids, portabilité, etc. Mais pour ce qui est d’imaginer une interface, tout est très subjectif, difficile donc de s’assurer que les choses évoluent dans le bon sens à chaque transformation. Mais ce n’est pas l’« ouverture » ou le « collectif » qui posent problème ici : les projets extrêmement centralisés rencontrent les mêmes difficultés pour mesurer les « progrès » dans les domaines très subjectifs, alors que pour eux aussi, les questions plus objectives sont plus simples à résoudre.

Il semblerait que Lanier s’en prend une nouvelle fois à l’« ouverture » dans son dernier livre You Are Not a Gadget (NdT : Vous n’êtes pas un gadget). Je dis « il semblerait », car je ne l’ai pas lu : il y a bien d’autres livres que j’aimerais commencer avant, surtout si je me fie à ce résumé (et d’après ses autres écrits, je peux) :

Dans son ouvrage paru en 2010 (You Are Not A Gadget), Lanier critique l’« esprit de ruche » et compare l’Open Source et l’expropriation de la production intellectuelle orchestrée par les contenus ouverts à une forme de maoïsme numérique. Il trouve qu’ils ont ralenti le développement de l’informatique et l’innovation musicale. Il s’en prend à quelques icônes sacrées telles que Wikipédia et Linux dans son manifeste, Wikipédia pour la toute-puissance des auteurs et éditeurs anonymes qui font régner leur loi, pour la faiblesse de son contenu non-scientifique et pour l’accueil brutal réservé aux personnes qui ont effectivement une expertise dans leur domaine. Il affirme également que certains aspects de l’« Open Source » et de l’« Open Content » possèdent leurs limitations et qu’au fond ils ne créent rien de vraiment neuf ou innovant. Il poursuit en disant que ces approches ont retiré aux classes moyennes des opportunités de financer la création et ont concentré la richesse dans les mains de ceux qu’il nomme les « dieux dans les nuages » : ceux qui, plutôt que d’innover deviennent des intermédiaires, des concentrateurs de contenus, présents au bon endroit au bon moment, dans les « nuages ».

Le fait qu’il ressorte ce bon vieux troll montre que ses arguments sont usés jusqu’à la corde, a-t-il seulement entendu parler de ce truc qu’on appelle Internet, dont la création repose entièrement sur des protocoles et du code ouvert ?

De même, l’idée que le financement de la création de contenu par la classe moyenne est moins probable nie le fait que les gens créent plus de contenu que jamais, gratuitement, pour l’amour de la création, vous voyez on retrouve « l’art pour l’art ». Je vous accorde que ce ne sont pas que des chefs-d’œuvre, mais bon, cela a toujours été le cas, non ? La grande majorité des créations ont toujours été médiocres. Par contre, maintenant on s’en rend mieux compte car nous jouissons d’un accès sans précédent à la création. C’est cette richesse, cette variété dans l’abondance que Lanier semble ne pas apprécier lorsqu’il écrit :

L’idéologie qui pousse une bonne partie du monde connecté, pas seulement WikiLeaks, mais aussi des sites très visités comme Facebook par exemple, est que l’information en suffisamment grande quantité devient automatiquement une Vérité. Cela implique pour les extrémistes qu’Internet est en train de devenir une nouvelle forme de vie, singulière, mondiale, supérieure, post-humaine. Pour les sympathisants plus modérés, si l’information est vérité et que la vérité vous rend libre, alors enrichir l’Internet de plus d’informations rend automatiquement les gens plus libres et le monde meilleur.

Pour les hackers, ce n’est pas tant la quantité qui compte, mais plutôt la qualité, c’est ce qui fait la force des logiciels libres. L’ouverture a simplement pour but d’encourager les gens à s’appuyer sur l’existant pour améliorer les choses, pas juste pour amasser des lignes de code. De plus, la culture hacker valorise fortement les échanges interpersonnels. Le don et la collaboration sont des éléments clés de la méthodologie Open Source. Ça fonctionne car l’un des piliers de la culture hacker est l’attribution : ne pas indiquer que l’on s’appuie sur le travail d’autres personnes est une bévue monumentale. C’est une bonne protection contre les personnes mal intentionnées qui voudraient siphonner la bonne volonté de la communauté.

Au fond, Lanier devrait plutôt louer les hackers et l’Open Source, puisqu’ils partagent son désire d’allégeance aux Hommes plutôt qu’aux machines. Quel dommage qu’une personne de sa qualité ne s’en rende pas compte.

Notes

[1] Crédit photo : Luca Vanzella (Creative Commons By-Sa)




Internet favorise l’anglicisation, la robotisation et la globalisation du monde ?

Pink Sherbet Photography - CC byUne courte traduction à la sauce « Café Philo » qui n’est là que pour engager un petit débat avec vous dans les commentaires si vous le jugez opportun.

Anglicisation, machinisation et mondialisation sont ici trois arguments qui font dire à l’auteur qu’Internet est loin d’être neutre et nous oblige implicitement ou explicitement à adopter certaines valeurs, avec toutes les conséquences que cela implique[1].

Peut-être ne serez-vous pas d’accord ? Peut-être estimerez-vous que l’on enfonce des portes ouvertes ? Peut-être ajouterez-vous d’autres éléments à la liste ?

Les commentaires vous attendent, même si il est vrai que le débat s’est lui aussi déplacé, des forums et des blogs vers les Facebook et Twitter (et en se déplaçant il a changé de nature également).

Un billet à rapprocher par exemple des articles suivant du Framablog : Code is Law – Traduction française du célèbre article de Lawrence Lessig, Internet et Google vont-ils finir par nous abrutir ?, Quand Internet croit faire de la politique ou encore notre Tag sur Bernard Stiegler.

Utiliser Internet nous force-t-il à adhérer automatiquement à certaines valeurs ?

Does the use of the internet automatically force us to accept certain values?

Michel Bauwens – 19 janvier 2011 – P2P Foundation
(Traduction Framalang : Martin et Goofy)


Ci-dessous une intervention de Roberto Verzola, extraite de la liste de diffusion « p2p-foundation » :

« Je suis assez d’accord avec Doug Engelbart, l’inventeur de la souris, quand il dit que nous façonnons nos outils, et que nos outils nous façonnent à leur tour. Il parle d’une co-évolution de l’homme et de ses outils. Nous devrions peut-être appeler cela « un déterminisme réciproque ». Quand il dit « nous façonne », je suppose que le « nous » désigne aussi les relations sociales.

E.F. Schumacher (Small is Beautiful) va plus loin encore et je suis aussi entièrement d’accord avec lui. Il écrit (dans Work) que dès lors que nous adoptons une technologie (conçue par quelqu’un d’autre probablement), nous absorbons l’idéologie (une manière de voir les choses, un système de valeurs) qui va avec. Schumacher pensait que beaucoup de technologies venaient imprégnées d’idéologies, et que ceux qui pensaient pourvoir en importer une en refoulant l’idéologie qui va avec se trompent. Cette vision met sûrement plus l’accent sur le « déterminisme technologique » que celle de Engelbart, mais je pense tout de même que E.F. Schumacher a raison, du moins pour certaines technologies.

En fait, j’ai analysé Internet avec la perspective de Schumacher, et j’y ai trouvé quelques états d’esprit et systèmes de valeurs que ses utilisateurs sont obligés d’absorber, souvent sans en prendre conscience (pour avoir la liste entière suivre ce lien). Il me suffira d’en mentionner trois :

1. L’usage généralisé de l’anglais dans les technologies liées à Internet, jusqu’aux micro-codes des microprocesseurs, nous force à apprendre l’anglais. Et si vous apprenez la langue anglo-saxonne, vous allez sûrement acquérir certains goûts anglo-saxons. Apprendre la langue, c’est choisir la culture.

2. L’esprit de robotisation : remplacer les hommes par des machines. Cela prend du sens dans un pays riche en capital (même si ça se discute), mais beaucoup moins dans un pays où le travail prévaut. Quand nous remplaçons la force musculaire par celle des machines, nous sommes en moins bonne santé. Mais que va-t-il se passer si l’on substitue des machines au travail mental ?

3. Le parti pris implicite (en fait, une subvention) en faveur des acteurs globaux, et pour la mondialisation. C’est flagrant si l’on considère la struture des coûts sur Internet : un prix indépendant des distances. Un fichier de 1 Mo envoyé à un collègue utilisant le même fournisseur d’accès à Internet coûte le même prix qu’un fichier de taille équivalente envoyé à l’autre bout du globe. Pourtant le deuxième utilise bien plus de ressources réseau (serveurs, routeurs, bande passante, etc.) que le premier. Ainsi les utilisateurs locaux paient plus par unité de consommation de ressources que les utilisateurs globaux, ce qui est une subvention déguisée à la mondialisation intégrée à Internet tel qu’il est aujourd’hui.

Devons-nous pour autant rejeter cette technologie ? La réponse de Schumacher dans les années 1970 était une technologie intermédiaire/appropriée. Aujourd’hui, Schumacher reste pertinent, seul le vocabulaire a peut-être changé. J’ajouterais que nous devons aussi être impliqués dans la re-conception de la technologie. C’est pourquoi parler d’un Internet alternatif sur cette liste m’intéresse beaucoup.

Je ne voudrais pas m’attacher à priori à une conception figée, que ce soit celle des « choses » qui déterminent les relations sociales, ou celle des relations sociales qui déterminent les « choses ». Je voudrais explorer ces perspectives au cas par cas, et utiliser toute suggestion nouvelle et utile qui pourrait se présenter, qu’elle puisse venir de l’une ou de l’autre (ou des deux). »

Notes

[1] Crédit photo : Pink Sherbet Photography (Creative Commons By)