You are invited to contribute to the future « Contributing to Free-Libre Open Source Software » MOOC by Télécom Paris and Framasoft

Interested in contributing to the contents production of a MOOC about FLOSS contribution? You already have a contribution experience and think it can be useful to new contributors? Join us!

The French original version of this article has been published on this blog on Feb. 4th, 2021.

Leading Internet users into the world of contribution

Last September we were so delighted to learn that Marc Jeanmougin, a research engineer at Télécom Paris, wanted Framasoft to be associated with his online course projet on FLOSS contributions that had just been funded by the Institut Mines-Télécom.

We have been dreaming about it: a MOOC to learn how to contribute to free-libre software

Developing digital tools that facilitate individuals’ contributions is one of the lines of our Contributopia campaign. On this subject we already have set up Contribateliers (and their online version Confinateliers): workshops to discover how each of us can contribute to free-libre software. Implemented in 2018 in Lyon, those interventions now take place in cities (Lyon, Paris, Toulouse, Grenoble and Nantes) allowing people to contribute to the free-libre software and free culture in a user-friendly way.

This is also the case with the Contribulle project we are hosting: a platform where projects with the same free-libre software values are connected with those without enough skills and contributors who could give them a hand. This nice initiative is slowly taking shape and we think it will be a great success in the coming months.

Finally, the aim with this Contributing to FLOSS MOOC is to allow developers to get both a theoretical (what is it about?) and practical introduction (how to contact somebody? and how to contribute?) to the world of FLOSS contribution.

All these initiatives allow users of free-libre services to learn how to contribute and to stop using a software only as if it were a finished product.

Contributing to develop the Contributing to FLOSS MOOC

After a first day in October, talking about pedagogical sequencing in a small committee, the prefiguration team decided that given the MOOC subject, it would not be totally far-fetched to allow people who want to co-produce contents with us to do so.

That’s why we have created a project on the Gitlab software forge. For now, few contents have been published on this contribution space. But you can still read the general outline of this future course.

The README.md of the GitLab project

We also have created a dedicated Matrix chatroom in order to have a daily and more informal exchange with you. Do not hesitate to join us there to learn more about this project.

We invite you to exchange in video conference on this project on February, 10th at 6:30pm. At the same time we will present you the general organization of the MOOC and the choices we have made both educationally (what angle on FLOSS we will try to take) and technically. We will also discuss how we envisage contributions to contents production.

If after this first exchange you want to help us with contents preparation, you can participate in 6 other online brainstorming sessions, each one dedicated to the contents of one week of the MOOC. They will take place on Mondays and Thursdays between 6:30pm and 8pm from February 11th to March 1st (details of access and contents will be published on the gitlab issues with each session).

GitLab issues with details of access and contents of the 6 meetings we offer.

We hope we will see many of you at those different events. But as we know it’s not always easy to be available on a set time slot, we offer to collect your reactions, feedbacks or comments before each session on our repository. Do not hesitate to write down whatever comes to your mind!




Télécom Paris et Framasoft vous invitent à contribuer au futur MOOC « Contributing to Free-Libre and Open Source Software »

Participer à la production des contenus d’un MOOC dont le sujet est la contribution aux logiciels libres, ça vous tente ? Vous avez déjà contribué à des logiciels libres et vous pensez que votre expérience peut aider des apprenti·es contributeur·ices ? Rejoignez-nous !

Découvrez la version en anglais de cet article réalisée par notre stagiaire Coraline.

Continuer à accompagner les internautes dans l’univers de la contribution

Lorsqu’en septembre dernier, Marc Jeanmougin, ingénieur de recherche à Télécom Paris, nous contactait pour nous informer que son projet de cours en ligne sur la contribution au logiciel libre venait d’obtenir un financement de l’Institut Mines-Télécom et qu’il souhaitait que Framasoft soit associé à ce projet, on a été super emballé·es !

Un MOOC (cours en ligne massivement ouvert) pour apprendre à contribuer au logiciel libre, on en rêvait !

C’est d’ailleurs l’un des axes de notre campagne Contributopia que de concrétiser des outils numériques qui facilitent les contributions de chacun·e. Dans ce domaine, nous avons déjà initié les Contribateliers (et leur version en ligne, les Confinateliers), des ateliers pour découvrir comment chacun·e d’entre nous peut contribuer au logiciel libre. Lancé en 2018 à Lyon, ce dispositif existe désormais dans 5 villes (Lyon, Paris, Toulouse, Grenoble et Nantes) et permet à toutes et tous de contribuer aux logiciels libres et à la culture libre en toute convivialité.

C’est aussi ce que nous faisons en offrant un hébergement au projet Contribulle, une plateforme de mise en relation entre des projets partageant les valeurs du logiciel libre et des communs qui manquent de compétences, et des contributeur·rices qui pourraient leur donner un coup de main. Cette chouette initiative prend doucement forme et on ne doute pas qu’elle rencontrera un fort succès dans les mois à venir.

Enfin, avec ce MOOC Contributing to FLOSS, l’objectif est de permettre à des développeur·euses d’avoir une introduction théorique (de quoi parle-t-on ?) comme pratique (comment entrer en contact, comment contribuer ?) à l’univers de la contribution au libre.

Toutes ces initiatives sont l’occasion pour les utilisateur·ices de services libres d’apprendre à contribuer et d’arrêter de consommer simplement le logiciel comme s’il était un produit fini.

Contribuer à la réalisation du MOOC Contributing to FLOSS

Après une première journée en petit comité en octobre pour échanger sur le séquençage pédagogique, l’équipe de préfiguration s’est dit que vu le sujet du MOOC, ce ne serait pas totalement tiré par les cheveux que de permettre à celles et ceux qui le souhaitent de co-produire avec nous les contenus.

Pour cela, un projet a été créé sur la forge logicielle Gitlab. Pour le moment, peu de contenus ont été publiés sur cet espace de contribution. Mais vous pouvez tout de même prendre connaissance du plan général de ce futur cours.

Le README.md du projet sur GitLab

Nous avons aussi créé un salon Matrix dédié afin de pouvoir échanger de manière plus informelle avec vous au quotidien. N’hésitez pas à nous y rejoindre pour avoir davantage de précisions sur ce projet.

Nous vous invitons à un temps d’échanges autour du projet le mercredi 10 février à 18h30 en visioconférence. Ce sera l’occasion de vous présenter l’organisation générale du MOOC et les choix que nous avons effectués, tant au plan pédagogique (quel angle sur les FLOSS nous essaierons de prendre) qu’au plan technique. Nous échangerons aussi sur la façon dont nous envisageons les contributions à la production des contenus.

Si à la suite de ce premier temps d’échanges, vous êtes partant·es pour nous aider sur la préparation des contenus, on vous propose de participer à 6 autres sessions de brainstorming en ligne, chacune de ces sessions étant dédiée aux contenus d’une semaine du MOOC. Ces sessions se tiendront les lundis et jeudis entre 18h30 et 20h sur la période du 11 février au 1er mars (les détails d’accès et des contenus discutés seront publiés sur les tickets associés à chaque session).

Tickets sur lesquels vous trouverez détails d’accès et contenus des 6 rendez-vous que nous vous proposons.

On vous espère nombreu·ses lors de ces différents rendez-vous. Mais comme nous savons qu’il n’est pas toujours évident de se libérer sur un créneau fixe, nous proposons de recueillir en amont de chaque session vos réactions, notes ou commentaires. N’hésitez donc pas à aller y noter ce qui vous passe par la tête !




Utilisateurs libres ou domestiqués ? WhatsApp et les autres

Le mois dernier, WhatsApp a publié une nouvelle politique de confidentialité avec cette injonction : acceptez ces nouvelles conditions, ou supprimez WhatsApp de votre smartphone. La transmission de données privées à la maison-mère Facebook a suscité pour WhatsApp un retour de bâton retentissant et un nombre significatif d’utilisateurs et utilisatrices a migré vers d’autres applications, en particulier Signal.

Cet épisode parmi d’autres dans la guerre des applications de communication a suscité quelques réflexions plus larges sur la capture des utilisateurs et utilisatrices par des entreprises qui visent selon Rohan Kumar à nous « domestiquer »…

Article original : WhatsApp and the domestication of users, également disponible sur la capsule gemini de l’auteur.

Traduction Framalang : Bromind, chloé, fabrice, françois, goofy, jums, Samailan, tykayn

WhatsApp et la domestication des utilisateurs

 par Rohan Kumar

Je n’ai jamais utilisé WhatsApp et ne l’utiliserai jamais. Et pourtant j’éprouve le besoin d’écrire un article sur WhatsApp car c’est une parfaite étude de cas pour comprendre une certaine catégorie de modèles commerciaux : la « domestication des utilisateurs ».
La domestication des utilisateurs est, selon moi, l’un des principaux problèmes dont souffre l’humanité et il mérite une explication détaillée.
Cette introduction générale étant faite, commençons.

L’ascension de Whatsapp

Pour les personnes qui ne connaissent pas, WhatsApp est un outil très pratique pour Facebook car il lui permet de facilement poursuivre sa mission principale : l’optimisation et la vente du comportement humain (communément appelé « publicité ciblée »). WhatsApp a d’abord persuadé les gens d’y consentir en leur permettant de s’envoyer des textos par Internet, chose qui était déjà possible, en associant une interface simple et un marketing efficace. L’application s’est ensuite développée pour inclure des fonctionnalités comme les appels vocaux et vidéos gratuits. Ces appels gratuits ont fait de WhatsApp une plate-forme de communication de référence dans de nombreux pays.

WhatsApp a construit un effet de réseau grâce à son système propriétaire incompatible avec d’autres clients de messagerie instantanée : les utilisateurs existants sont captifs car quitter WhatsApp signifie perdre la capacité de communiquer avec les utilisateurs de WhatsApp. Les personnes qui veulent changer d’application doivent convaincre tous leurs contacts de changer aussi ; y compris les personnes les moins à l’aise avec la technologie, celles qui avaient déjà eu du mal à apprendre à se servir de WhatsApp.

Dans le monde de WhatsApp, les personnes qui souhaitent rester en contact doivent obéir aux règles suivantes :
• Chacun se doit d’utiliser uniquement le client propriétaire WhatsApp pour envoyer des messages ; développer des clients alternatifs n’est pas possible.
• Le téléphone doit avoir un système d’exploitation utilisé par le client. Les développeurs de WhatsApp ne développant que pour les systèmes d’exploitation les plus populaires, le duopole Android et iOS en sort renforcé.
• Les utilisateurs dépendent entièrement des développeurs de WhatsApp. Si ces derniers décident d’inclure des fonctionnalités hostiles dans l’application, les utilisateurs doivent s’en contenter. Ils ne peuvent pas passer par un autre serveur ou un autre client de messagerie sans quitter WhatsApp et perdre la capacité à communiquer avec leurs contacts WhatsApp.

La domestication des utilisateurs

WhatsApp s’est développé en piégeant dans son enclos des créatures auparavant libres, et en changeant leurs habitudes pour créer une dépendance à leurs maîtres. Avec le temps, il leur est devenu difficile voire impossible de revenir à leur mode de vie précédent. Ce processus devrait vous sembler familier : il est étrangement similaire à la domestication des animaux. J’appelle ce type d’enfermement propriétaire « domestication des utilisateurs » : la suppression de l’autonomie des utilisateurs, pour les piéger et les mettre au service du fournisseur.

J’ai choisi cette métaphore car la domestication animale est un processus graduel qui n’est pas toujours volontaire, qui implique typiquement qu’un groupe devienne dépendant d’un autre. Par exemple, nous savons que la domestication du chien a commencé avec sa sociabilisation, ce qui a conduit à une sélection pas totalement artificielle promouvant des gènes qui favorisent plus l’amitié et la dépendance envers les êtres humains1.

Qu’elle soit délibérée ou non, la domestication des utilisateurs suit presque toujours ces trois mêmes étapes :
1. Un haut niveau de dépendance des utilisateurs envers un fournisseur de logiciel
2. Une incapacité des utilisateurs à contrôler le logiciel, via au moins une des méthodes suivantes :
2.1. Le blocage de la modification du logiciel
2.2. Le blocage de la migration vers une autre plate-forme
3. L’exploitation des utilisateurs désormais captifs et incapables de résister.
L’exécution des deux premières étapes a rendu les utilisateurs de WhatsApp vulnérables à la domestication. Avec ses investisseurs à satisfaire, WhatsApp avait toutes les raisons d’implémenter des fonctionnalités hostiles, sans subir aucune conséquence. Donc, évidemment, il l’a fait.

La chute de WhatsApp

La domestication a un but : elle permet à une espèce maîtresse d’exploiter les espèces domestiquées pour son propre bénéfice. Récemment, WhatsApp a mis à jour sa politique de confidentialité pour permettre le partage de données avec sa maison mère, Facebook. Les personnes qui avaient accepté d’utiliser WhatsApp avec sa précédente politique de confidentialité avaient donc deux options : accepter la nouvelle politique ou perdre l’accès à WhatsApp. La mise à jour de la politique de confidentialité est un leurre classique : WhatsApp a appâté et ferré ses utilisateurs avec une interface élégante et une impression de confidentialité, les a domestiqués pour leur ôter la capacité de migrer, puis est revenu sur sa promesse de confidentialité avec des conséquences minimes. Chaque étape de ce processus a permis la suivante ; sans domestication, il serait aisé pour la plupart des utilisateurs de quitter l’application sans douleur.
Celles et ceux parmi nous qui sonnaient l’alarme depuis des années ont connu un bref moment de félicité sadique quand le cliché à notre égard est passé de « conspirationnistes agaçants et paranoïaques » à simplement « agaçants ».

Une tentative de dérapage contrôlé

L’opération de leurre et de ferrage a occasionné une réaction contraire suffisante pour qu’une minorité significative d’utilisateurs migre ; leur nombre a été légèrement supérieur la quantité négligeable que WhatsApp attendait probablement. En réponse, WhatsApp a repoussé le changement et publié la publicité suivante :

Cette publicité liste différentes données que WhatsApp ne collecte ni ne partage. Dissiper des craintes concernant la collecte de données en listant les données non collectées est trompeur. WhatsApp ne collecte pas d’échantillons de cheveux ou de scans rétiniens ; ne pas collecter ces informations ne signifie pas qu’il respecte la confidentialité parce que cela ne change pas ce que WhatsApp collecte effectivement.

Dans cette publicité WhatsApp nie conserver « l’historique des destinataires des messages envoyés ou des appels passés ». Collecter des données n’est pas la même chose que « conserver l’historique » ; il est possible de fournir les métadonnées à un algorithme avant de les jeter. Un modèle peut alors apprendre que deux utilisateurs s’appellent fréquemment sans conserver l’historique des métadonnées de chaque appel. Le fait que l’entreprise ait spécifiquement choisi de tourner la phrase autour de l’historique implique que WhatsApp soit collecte déjà cette sorte de données soit laisse la porte ouverte afin de les collecter dans le futur.
Une balade à travers la politique de confidentialité réelle de WhatsApp du moment (ici celle du 4 janvier) révèle qu’ils collectent des masses de métadonnées considérables utilisées pour le marketing à travers Facebook.

Liberté logicielle

Face à la domestication des utilisateurs, fournir des logiciels qui aident les utilisateurs est un moyen d’arrêter leur exploitation. L’alternative est simple : que le service aux utilisateurs soit le but en soi.

Pour éviter d’être contrôlés par les logiciels, les utilisateurs doivent être en position de contrôle. Les logiciels qui permettent aux utilisateurs d’être en position de contrôles sont appelés logiciels libres. Le mot « libre » dans ce contexte a trait à la liberté plutôt qu’au prix2. La liberté logicielle est similaire au concept d’open-source, mais ce dernier est focalisé sur les bénéfices pratiques plutôt qu’éthiques. Un terme moins ambigu qui a trait naturellement à la fois à la gratuité et l’open-source est FOSS3.
D’autres ont expliqué les concepts soutenant le logiciel libre mieux que moi, je n’irai pas dans les détails. Cela se décline en quatre libertés essentielles :

  • la liberté d’exécuter le programme comme vous le voulez, quel que soit le but
  • la liberté d’étudier comment le programme fonctionne, et de le modifier à votre souhait
  • la liberté de redistribuer des copies pour aider d’autres personnes
  • la liberté de distribuer des copies de votre version modifiée aux autres

Gagner de l’argent avec des FOSS

L’objection la plus fréquente que j’entends, c’est que gagner de l’argent serait plus difficile avec le logiciel libre qu’avec du logiciel propriétaire.
Pour gagner de l’argent avec les logiciels libres, il s’agit de vendre du logiciel comme un complément à d’autres services plus rentables. Parmi ces services, on peut citer la vente d’assistance, la personnalisation, le conseil, la formation, l’hébergement géré, le matériel et les certifications. De nombreuses entreprises utilisent cette approche au lieu de créer des logiciels propriétaires : Red Hat, Collabora, System76, Purism, Canonical, SUSE, Hashicorp, Databricks et Gradle sont quelques noms qui viennent à l’esprit.
L’hébergement n’est pas un panier dans lequel vous avez intérêt à déposer tous vos œufs, notamment parce que des géants comme Amazon Web Service peuvent produire le même service pour un prix inférieur. Être développeur peut donner un avantage dans des domaines tels que la personnalisation, le support et la formation ; cela n’est pas aussi évident en matière d’hébergement.

Les logiciels libres ne suffisent pas toujours

Le logiciel libre est une condition nécessaire mais parfois insuffisante pour établir une immunité contre la domestication. Deux autres conditions impliquent de la simplicité et des plates-formes ouvertes.

Simplicité

Lorsqu’un logiciel devient trop complexe, il doit être maintenu par une vaste équipe. Les utilisateurs qui ne sont pas d’accord avec un fournisseur ne peuvent pas facilement dupliquer et maintenir une base de code de plusieurs millions de lignes, surtout si le logiciel en question contient potentiellement des vulnérabilités de sécurité. La dépendance à l’égard du fournisseur peut devenir très problématique lorsque la complexité fait exploser les coûts de développement ; le fournisseur peut alors avoir recours à la mise en œuvre de fonctionnalités hostiles aux utilisateurs pour se maintenir à flot.
Un logiciel complexe qui ne peut pas être développé par personne d’autre que le fournisseur crée une dépendance, première étape vers la domestication de l’utilisateur. Cela suffit à ouvrir la porte à des développements problématiques.

Étude de cas : Mozilla et le Web

Mozilla était une lueur d’espoir dans la guerre des navigateurs, un espace dominé par la publicité, la surveillance et le verrouillage par des distributeurs. Malheureusement, le développement d’un moteur de navigation est une tâche monumentale, assez difficile pour qu’Opera et Microsoft abandonnent leur propre moteur et s’équipent de celui de Chromium. Les navigateurs sont devenus bien plus que des lecteurs de documents : ils ont évolué vers des applications dotées de propres technologies avec l’accélération GPU, Bluetooth, droits d’accès, énumération des appareils, codecs de médias groupés, DRM4, API d’extension, outils de développement… la liste est longue. Il faut des milliards de dollars par an pour répondre aux vulnérabilités d’une surface d’attaque aussi massive et suivre des standards qui se développent à un rythme tout aussi inquiétant. Ces milliards doivent bien venir de quelque part.
Mozilla a fini par devoir faire des compromis majeurs pour se maintenir à flot. L’entreprise a passé des contrats de recherche avec des sociétés manifestement hostiles aux utilisateurs et a ajouté au navigateur des publicités (et a fait machine arrière) et des bloatwares, comme Pocket, ce logiciel en tant que service partiellement financé par la publicité. Depuis l’acquisition de Pocket (pour diversifier ses sources de revenus), Mozilla n’a toujours pas tenu ses promesses : mettre le code de Pocket en open-source, bien que les clients soient passés en open-source, le code du serveur reste propriétaire. Rendre ce code open-source, et réécrire certaines parties si nécessaire serait bien sûr une tâche importante en partie à cause de la complexité de Pocket.

Les navigateurs dérivés importants comme Pale Moon sont incapables de suivre la complexité croissante des standards modernes du Web tels que les composants web (Web Components). En fait, Pale Moon a récemment dû migrer son code hors de GitHub depuis que ce dernier a commencé à utiliser des composants Web. Il est pratiquement impossible de commencer un nouveau navigateur à partir de zéro et de rattraper les mastodontes qui ont fonctionné avec des budgets annuels exorbitants pendant des décennies. Les utilisateurs ont le choix entre le moteur de navigation développé par Mozilla, celui d’une entreprise publicitaire (Blink de Google) ou celui d’un fournisseur de solutions monopolistiques (WebKit d’Apple). A priori, WebKit ne semble pas trop mal, mais les utilisateurs seront impuissants si jamais Apple décide de faire marche arrière.
Pour résumer : la complexité du Web a obligé Mozilla, le seul développeur de moteur de navigation qui déclare être « conçu pour les gens, pas pour l’argent », à mettre en place des fonctionnalités hostiles aux utilisateurs dans son navigateur. La complexité du Web a laissé aux utilisateurs un choix limité entre trois grands acteurs en conflit d’intérêts, dont les positions s’enracinent de plus en plus avec le temps.
Attention, je ne pense pas que Mozilla soit une mauvaise organisation ; au contraire, c’est étonnant qu’ils soient capables de faire autant, sans faire davantage de compromis dans un système qui l’exige. Leur produit de base est libre et open-source, et des composants externes très légèrement modifiés suppriment des anti-fonctionnalités.

Plates-formes ouvertes

Pour éviter qu’un effet de réseau ne devienne un verrouillage par les fournisseurs, les logiciels qui encouragent naturellement un effet de réseau doivent faire partie d’une plate-forme ouverte. Dans le cas des logiciels de communication/messagerie, il devrait être possible de créer des clients et des serveurs alternatifs qui soient compatibles entre eux, afin d’éviter les deux premières étapes de la domestication de l’utilisateur.

Étude de cas : Signal

Depuis qu’un certain vendeur de voitures a tweeté « Utilisez Signal », un grand nombre d’utilisateurs ont docilement changé de messagerie instantanée. Au moment où j’écris ces lignes, les clients et les serveurs Signal sont des logiciels libres et open-source, et utilisent certains des meilleurs algorithmes de chiffrement de bout en bout qui existent ; cependant, je ne suis pas fan.

Bien que les clients et les serveurs de Signal soient des logiciels libres et gratuits, Signal reste une plate-forme fermée. Le cofondateur de Signal, Moxie Marlinspike, est très critique à l’égard des plates-formes ouvertes et fédérées. Il décrit dans un article de blog les raisons pour lesquelles Signal reste une plate-forme fermée5. Cela signifie qu’il n’est pas possible de développer un serveur alternatif qui puisse être supporté par les clients Signal, ou un client alternatif qui supporte les serveurs Signal. La première étape de la domestication des utilisateurs est presque achevée.

Outre qu’il n’existe qu’un seul client et qu’un seul serveur, il n’existe qu’un seul fournisseur de serveur Signal : Signal Messenger LLC. La dépendance des utilisateurs vis-à-vis de ce fournisseur de serveur central leur a explosé au visage, lors de la récente croissance de Signal qui a provoqué des indisponibilités de plus d’une journée, mettant les utilisateurs de Signal dans l’incapacité d’envoyer des messages, jusqu’à ce que le fournisseur unique règle le problème.
Certains ont quand même essayé de développer des clients alternatifs : un fork Signal appelé LibreSignal a tenté de faire fonctionner Signal sur des systèmes Android respectueux de la vie privée, sans les services propriétaires Google Play. Ce fork s’est arrêté après que Moxie eut clairement fait savoir qu’il n’était pas d’accord avec une application tierce utilisant les serveurs Signal. La décision de Moxie est compréhensible, mais la situation aurait pu être évitée si Signal n’avait pas eu à dépendre d’un seul fournisseur de serveurs.

Si Signal décide de mettre à jour ses applications pour y inclure une fonction hostile aux utilisateurs, ces derniers seront tout aussi démunis qu’ils le sont actuellement avec WhatsApp. Bien que je ne pense pas que ce soit probable, la plate-forme fermée de Signal laisse les utilisateurs vulnérables à leur domestication.
Même si je n’aime pas Signal, je l’ai tout de même recommandé à mes amis non-techniques, parce que c’était le seul logiciel de messagerie instantanée assez privé pour moi et assez simple pour eux. S’il y avait eu la moindre intégration à faire (création de compte, ajout manuel de contacts, etc.), un de mes amis serait resté avec Discord ou WhatsApp. J’ajouterais bien quelque chose de taquin comme « tu te reconnaîtras » s’il y avait la moindre chance pour qu’il arrive aussi loin dans l’article.

Réflexions

Les deux études de cas précédentes – Mozilla et Signal – sont des exemples d’organisations bien intentionnées qui rendent involontairement les utilisateurs vulnérables à la domestication. La première présente un manque de simplicité mais incarne un modèle de plate-forme ouverte. La seconde est une plate-forme fermée avec un degré de simplicité élevé. L’intention n’entre pas en ligne de compte lorsqu’on examine les trois étapes et les contre-mesures de la domestication des utilisateurs.
@paulsnar@mastodon.technology a souligné un conflit potentiel entre la simplicité et les plates-formes ouvertes :

j’ai l’impression qu’il y a une certaine opposition entre simplicité et plates-formes ouvertes ; par exemple Signal est simple précisément parce que c’est une plate-forme fermée, ou du moins c’est ce qu’explique Moxie. À l’inverse, Matrix est superficiellement simple, mais le protocole est en fait (à mon humble avis) assez complexe, précisément parce que c’est une plate-forme ouverte.

Je n’ai pas de réponse simple à ce dilemme. Il est vrai que Matrix est extrêmement complexe (comparativement à des alternatives comme IRC ou même XMPP), et il est vrai qu’il est plus difficile de construire une plate-forme ouverte. Cela étant dit, il est certainement possible de maîtriser la complexité tout en développant une plate-forme ouverte : Gemini, IRC et le courrier électronique en sont des exemples. Si les normes de courrier électronique ne sont pas aussi simples que Gemini ou IRC, elles évoluent lentement ; cela évite aux implémentations de devoir rattraper le retard, comme c’est le cas pour les navigateurs Web ou les clients/serveurs Matrix.

Tous les logiciels n’ont pas besoin de brasser des milliards. La fédération permet aux services et aux réseaux comme le Fediverse et XMPP de s’étendre à un grand nombre d’utilisateurs sans obliger un seul léviathan du Web à vendre son âme pour payer la facture. Bien que les modèles commerciaux anti-domestication soient moins rentables, ils permettent encore la création des mêmes technologies qui ont été rendues possibles par la domestication des utilisateurs. Tout ce qui manque, c’est un budget publicitaire ; la plus grande publicité que reçoivent certains de ces projets, ce sont de longs billets de blog non rémunérés.
Peut-être n’avons-nous pas besoin de rechercher la croissance à tout prix et d’essayer de « devenir énorme ». Peut-être pouvons-nous nous arrêter, après avoir atteint une durabilité et une sécurité financière, et permettre aux gens de faire plus avec moins.

Notes de clôture

Avant de devenir une sorte de manifeste, ce billet se voulait une version étendue d’un commentaire que j’avais laissé suite à un message de Binyamin Green sur le Fediverse.
J’avais décidé, à l’origine, de le développer sous sa forme actuelle pour des raisons personnelles. De nos jours, les gens exigent une explication approfondie chaque fois que je refuse d’utiliser quelque chose que « tout le monde » utilise (WhatsApp, Microsoft Office, Windows, macOS, Google Docs…).
Puis, ils et elles ignorent généralement l’explication, mais s’attendent quand même à en avoir une. La prochaine fois que je les rencontrerai, ils auront oublié notre conversation précédente et recommenceront le même dialogue. Justifier tous mes choix de vie en envoyant des assertions logiques et correctes dans le vide – en sachant que tout ce que je dis sera ignoré – est un processus émotionnellement épuisant, qui a fait des ravages sur ma santé mentale ces dernières années ; envoyer cet article à mes amis et changer de sujet devrait me permettre d’économiser quelques cheveux gris dans les années à venir.
Cet article s’appuie sur des écrits antérieurs de la Free Software Foundation, du projet GNU et de Richard Stallman. Merci à Barna Zsombor de m’avoir fait de bon retours sur IRC.

Mosaïque romaine, Orphée apprivoisant les animaux, photo par mharrsch, licence CC BY-NC-SA 2.0




Hadopi dans le formol

Gee et la Hadopi, c’est une histoire d’amour vieille comme le Framablog (ou presque…).

Mais comme la haute autorité n’a toujours pas atterri dans la poubelle de l’histoire à laquelle elle est pourtant destinée, et enfonce encore une fois le clou avec une nouvelle campagne de pub, notre dessinateur remet le couvert également…

Hadopi dans le formol

Cela fait déjà 11 ans que la Hadopi suce de la finance publique, avec un budget de plus 82 millions d’euros depuis sa création (pour 87 000 € d’amendes émises).

Un politicien, pas perturbé : « L'important, ce ne sont pas les amendes mais le fait que les comportements aient changé. On pirate beaucoup moins qu'il y a 10 ans. » Gee, blasé : « Oui, et ça n'a bien sûr rien à voir avec l'apparition d'offres légales bien foutues comme Spotify ou Netflix…  Non non, Hadopi a sauvé l'industrie audiovisuelle MONDIALE.  Cacarico. » Le smiley rigole : « L'Hadopi a aussi vachement aidé les entreprises de VPN en leur créant un marché énorme. »

Récemment, la sangsue a publié une nouvelle campagne de communication tonitruante, #TesImpôts, qui reste dans la grande tradition de la haute autorité d’être toujours à côté de la plaque (ou en retard de 15 ans).

Une affiche Hadopi dit : « Devant un film piraté, le pop-corn sera toujours de meilleure qualité que le film. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek commente : « Mais ils sont au courant qu'en général, les films piratés le sont en rippant des Blu-ray, et que c'est souvent très bien fait ?  Enfin j'sais pas, c'est un copain qui m'a dit, j'fais pas ça moi… » La Geekette rigole : « Cette campagne vous est offerte par Jean-Claude Boomer, pour qui le piratage de films, c'est un caméscope dans une salle de ciné et des CD-R gravés… »

Une autre affiche : « À Noël, le Père Noël passe par la cheminée et le cheval de Troie passe par la série piratée. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek rigole : « Ah non pardon, en fait le type va sur des sites de streaming merdissimaux, d'où la qualité et les malwares… » La Geekette répond : « Ouais, pi en termes de sécurité informatique, on pourrait reparler des différents piratages de Netflix, Spotify ou Hulu au cours desquels des milliers d'infos de clientes et clients se sont retrouvées dans la nature… »

Une autre affiche : « Dans un thriller piraté, on ne découvre jamais qui est l'assassin. Parce qu'il manque la moitié du film. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek, souriant, la larme à l'œil, plein de nostalgie : « Aaah ouais, les MP3 coupés avant le dernier refrain parce que le téléchargement avait stoppé avant la fin, quelle époque…  Sacré Napster, j'me souviens… » La Geekette répond : « C'est nostalgique en fait, ces campagnes qui ciblent des problèmes que les ados d'aujourd'hui n'ont même pas connus. »

Une autre affiche : « Dans un blockbuster piraté, le justicier est toujours masqué. Surtout par la publicité intrusive. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek est mort de dire : « Haha, l'hôpital qui se fout de la charité !  C'est bien le même ministère qui voulait faire passer une loi sur la publicité ciblée à la télé ? » La Geekette rigole aussi : « Je sais pas.  La télé, j'ai arrêté depuis l'introduction de la seconde coupure pub pendant les films…  Films coupés parfois au milieu d'un dialogue… » Le Geek renchérit : « Moi j'ai jamais commencé les Blu-ray, les DVD m'avaient déjà dégoûté des bandes-annonces et messages anti-piratage inzappables au début du disque… »

Une autre affiche : « Dans les sous-titres d'une série piratée, “Blue Monday” serait traduit par “Mardi jaune”. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek, assez blasé : « Alors je reconnais que les sous-titres amateurs, y'a à boire et à manger dedans. Mais pardon, les sous-titres régulièrement minables sur Netflix qui sous-traite et sous-paie ses traductions en rémunérant à la minute de film au lieu de la minute de travail…  on en parle ? » La Geekette : « Ouais pi cette accroche moisie quoi… même la plus bourrée des sous-titreuses ne traduira jamais “Blue Monday” par “Mardi jaune”. N'est pas Maurice Chevalier qui veut.  #SousMarinVert » Le smiley commente : « Et se foutre de la gueule des traductions quand on n'est pas foutu d'utiliser des guillemets français… »

Une autre affiche : « À Noël, ce qui est encore plus moche à voir que les pulls moches, ce sont les séries piratées. On a tous de bonnes raisons d'arrêter de pirater. » Le Geek : « On sent quand même l'inspiration qui faiblit, là… » La Geekette : « Ouais, ils avaient hésité avec “ce qui est encore plus moche que les pulls moches, c'est les séries moches”, mais ça faisait 3 fois “moche”.  Cette obstination à vouloir faire “cool” avec des références branchouilles tout en se viandant systématiquement, c'est presque poétique. »

Voilà, Hadopi a 11 ans et comme le dit la chanson, le temps ne fait rien à l’affaire…

Car en matière de nostalgie, je me permets de vous rappeler cette première campagne de pub d’Hadopi, datant de 2011 et présentant Emma Leprince, une chanteuse de grosse soupe insipide « néo-électro » dans le futur…

… mais qui est, en 2011, une gamine qui se prend pour Shakira dans sa chambre.

Le Geek et la Geekette regardent la vidéo sur l'ordinateur. On entend le son : « Mais sans Hadopi, Emma Leprince ne pourra pas sortir ce single dans le futur. La création de demain se défend aujourd'hui.  Adoptez le label PUR. » Le Geek, stupéfait : « Aaaah ouais, le label PUR ! J'me souviens de cette connerie aussi !  C'est devenu quoi, ça, déjà ? » La Geekette : « Enterré en 2013 après avoir labellisé à peu près peau-d'zob. » Le Geek : « Dur. » La Geekette : « Non, PUR. »

Pour finir, notons que dans cette fameuse pub, Emma Leprince est présentée révélation française de l’année…

2022.

Le Geek conclut : « Bon bah on y arrive, à la création de demain. Pas sûr qu'Hadopi ait aidé beaucoup d'Emma Leprince… L'offre légale s'est faite sans elle et les artistes en récoltent, comme d'hab', les miettes.  Tant pis pour la licence globale. » La Geekette, turbo-blasée : « Tu veux dire que la création d'aujourd'hui ne profite pas des gesticulations politiques débiles d'hier ?  Quelle surprise. »

Et puisqu’Emma Leprince n’a pas l’air partie pour être révélation de l’année 2022, je propose qu’on dissolve la Hadopi qui a visiblement failli à sa mission divine.

Bisous, et merci pour que dalle.

Note : BD sous licence CC BY SA (grisebouille.net), dessinée le 26 janvier 2021 par Gee.

Sources :

Crédit : Gee (Creative Commons By-Sa)




Le Fediverse et l’avenir des réseaux décentralisés

Le Fediverse est un réseau social multiforme qui repose sur une fédération de serveurs interconnectés. C’est un phénomène assez jeune encore, mais dont la croissance suscite déjà l’intérêt et des questionnements. Parmi les travaux d’analyse qui s’efforcent de prendre une distance critique, nous vous proposons « Sept thèses sur le Fediverse et le devenir du logiciel libre »

Cette traduction Framalang vous arrive aujourd’hui avec presque un an de retard. Le document était intégralement traduit par l’équipe de Framalang dès le printemps 2020, mais nous avons tergiversé sur sa publication, car nous souhaitions un support différent du blog, où les contributions auraient pu se répondre. Mais entre le premier confinement et d’autres projets qui sont venus s’intercaler…
Cependant le débat reste possible, non seulement les commentaires sont ouverts (et modérés) comme d’habitude, mais nous serions ravis de recueillir d’autres contributions qui voudraient s’emparer du thème du Fediverse pour apporter un nouvel éclairage sur ce phénomène encore jeune et en devenir. N’hésitez pas à publier votre analyse sur un blog personnel ou à défaut, ici même si vous le souhaitez.


Framalang met à votre disposition la traduction de Seven Theses on the Fediverse and the becoming of FLOSS.

Référence : Aymeric Mansoux et Roel Roscam Abbing, « Seven Theses on the Fediverse and the becoming of FLOSS », dans Kristoffer Gansing et Inga Luchs (éds.), The Eternal Network. The Ends and Becomings of Network Culture, Institute of Network Cultures, Amsterdam, 2020, p. 124-140. En ligne.

Traduction Framalang : Claire, dodosan, goofy, jums, Macrico, Mannik, mo, roptat, tykayn, wisi_eu.

Vous pouvez également lire cette traduction hors-connexion en un seul .pdf (21 pages, 179 Ko)

Licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-NoDerivatives 4.0 International.


À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

Sept Thèses sur le Fédiverse et le devenir du logiciel libre

par Aymeric Mansoux et Roel Roscam Abbing

SOMMAIRE

Préambule – À la rencontre du Fédiverse

  1. Le Fédiverse, de la guerre des mèmes à celle des réseaux
  2. Le Fédiverse en tant que critique permanente de l’ouverture
  3. Le Fédiverse comme lieu du pluralisme agoniste en ligne
  4. Le Fédiverse, transition entre une vision technique et une perception sociale de la protection de la vie privée
  5. Le Fédiverse, pour en finir avec la collecte de données et la main-d’œuvre gratuite
  6. Le Fédiverse, avènement d’un nouveau type d’usage
  7. Le Fédiverse : la fin des logiciels libres et open source tels que nous les connaissons

À la rencontre du Fédiverse

Ces dernières années, dans un contexte de critiques constantes et de lassitude généralisée associées aux plates-formes de médias sociaux commerciaux1, le désir de construire des alternatives s’est renforcé. Cela s’est traduit par une grande variété de projets animés par divers objectifs. Les projets en question ont mis en avant leurs différences avec les médias sociaux des grandes plates-formes, que ce soit par leur éthique, leur structure, les technologies qui les sous-tendent, leurs fonctionnalités, l’accès au code source ou encore les communautés construites autour d’intérêts spécifiques qu’ils cherchent à soutenir. Bien que diverses, ces plates-formes tendent vers un objectif commun : remettre clairement en question l’asservissement à une plate-forme unique dans le paysage des médias sociaux dominants. Par conséquent, ces projets nécessitent différents niveaux de décentralisation et d’interopérabilité en termes d’architecture des réseaux et de circulation de données. Ces plates-formes sont regroupées sous le terme de « Fédiverse », un mot-valise composé de « Fédération » et « univers ». La fédération est un concept qui vient de la théorie politique par lequel divers acteurs qui se constituent en réseau décident de coopérer tous ensemble. Les pouvoirs et responsabilités sont distribués à mesure que se forme le réseau. Dans le contexte des médias sociaux, les réseaux fédérés sont portés par diverses communautés sur différents serveurs qui peuvent interagir mutuellement, plutôt qu’à travers un logiciel ou une plate-forme unique. Cette idée n’est pas nouvelle, mais elle a récemment gagné en popularité et a réactivé les efforts visant à construire des médias sociaux alternatifs2.

Les tentatives précédentes de créer des plates-formes de médias sociaux fédérés venaient des communautés FLOSS (Free/Libre and Open Source software, les logiciels libres et open source3) qui avaient traditionnellement intérêt à procurer des alternatives libres aux logiciels propriétaires et privateurs dont les sources sont fermées. En tant que tels, ces projets se présentaient en mettant l’accent sur la similarité de leurs fonctions avec les plates-formes commerciales tout en étant réalisés à partir de FLOSS. Principalement articulées autour de l’ouverture des protocoles et du code source, ces plates-formes logicielles ne répondaient aux besoins que d’une audience modeste d’utilisateurs et de développeurs de logiciels qui étaient en grande partie concernés par les questions typiques de la culture FLOSS.
La portée limitée de ces tentatives a été dépassée en 2016 avec l’apparition de Mastodon, une combinaison de logiciels client et serveur pour les médias sociaux fédérés. Mastodon a été rapidement adopté par une communauté diversifiée d’utilisateurs et d’utilisatrices, dont de nombreuses personnes habituellement sous-représentées dans les FLOSS : les femmes, les personnes de couleur et les personnes s’identifiant comme LGBTQ+. En rejoignant Mastodon, ces communautés moins représentées ont remis en question la dynamique des environnements FLOSS existants ; elles ont également commencé à contribuer autant au code qu’à la contestation du modèle unique dominant des médias sociaux commerciaux dominants. Ce n’est pas une coïncidence si ce changement s’est produit dans le sillage du Gamergate4 en 2014, de la montée de l’alt-right et des élections présidentielles américaines de 2016. Fin 2017, Mastodon a dépassé le million d’utilisateurs qui voulaient essayer le Fédiverse comme une solution alternative aux plates-formes de médias sociaux commerciaux. Ils ont pu y tester par eux-mêmes si une infrastructure différente peut ou non conduire à des discours, des cultures et des espaces sûrs (safe spaces) différents.

Aujourd’hui, le Fédiverse comporte plus de 3,5 millions de comptes répartis sur près de 5 000 serveurs, appelés « instances », qui utilisent des projets logiciels tels que Friendica, Funkwhale, Hubzilla, Mastodon, Misskey, PeerTube, PixelFed et Pleroma, pour n’en citer que quelques-uns5. La plupart de ces instances peuvent être interconnectées et sont souvent focalisées sur une pratique, une idéologie ou une activité professionnelle spécifique. Dans cette optique, le projet Fédiverse démontre qu’il est non seulement techniquement possible de passer de gigantesques réseaux sociaux universels à de petites instances interconnectées, mais qu’il répond également à un besoin concret.

On peut considérer que la popularité actuelle du Fédiverse est due à deux tendances conjointes. Tout d’abord, le désir d’opérer des choix techniques spécifiques pour résoudre les problèmes posés par les protocoles fermés et les plates-formes propriétaires. Deuxièmement, une volonté plus large des utilisateurs de récupérer leur souveraineté sur les infrastructures des médias sociaux. Plus précisément, alors que les plates-formes de médias sociaux commerciaux ont permis à beaucoup de personnes de publier du contenu en ligne, le plus grand impact du Web 2.0 a été le découplage apparent des questions d’infrastructure des questions d’organisation sociale. Le mélange de systèmes d’exploitation et de systèmes sociaux qui a donné naissance à la culture du Net6 a été remplacé par un système de permissions et de privilèges limités pour les utilisateurs. Ceux qui s’engagent dans le Fédiverse travaillent à défaire ce découplage. Ils veulent contribuer à des infrastructures de réseau qui soient plus honnêtes quant à leurs idéologies sous-jacentes.

Ces nouvelles infrastructures ne se cachent pas derrière des manipulations d’idées en trompe-l’œil comme l’ouverture, l’accès universel ou l’ingénierie apolitique. Bien qu’il soit trop tôt aujourd’hui pour dire si le Fédiverse sera à la hauteur des attentes de celles et ceux qui la constituent et quel sera son impact à long terme sur les FLOSS, il est déjà possible de dresser la carte des transformations en cours, ainsi que des défis à relever dans ce dernier épisode de la saga sans fin de la culture du Net et de l’informatique. C’est pourquoi nous présentons sept thèses sur le Fédiverse et le devenir des FLOSS, dans l’espoir d’ouvrir le débat autour de certaines des questions les plus urgentes qu’elles soulèvent.

« interlace » par Joachim Aspenlaub Blattboldt, licence CC BY-NC-ND 2.0

Le Fédiverse, de la guerre des mèmes à celle des réseaux

Nous reconnaissons volontiers que toute réflexion sérieuse sur la culture du Net aujourd’hui doit traiter de la question des mèmes d’une façon ou d’une autre. Mais que peut-on ajouter au débat sur les mèmes en 2020 ? Il semble que tout ait déjà été débattu, combattu et exploité jusqu’à la corde par les universitaires comme par les artistes. Que nous reste-t-il à faire sinon nous tenir régulièrement au courant des derniers mèmes et de leur signification ? On oublie trop souvent que de façon cruciale, les mèmes ne peuvent exister ex nihilo. Il y a des systèmes qui permettent leur circulation et leur amplification : les plateformes de médias sociaux.

Les plateformes de médias sociaux ont démocratisé la production et la circulation des mèmes à un degré jamais vu jusqu’alors. De plus, ces plateformes se sont développées en symbiose avec la culture des mèmes sur Internet. Les plateformes de médias sociaux commerciaux ont été optimisées et conçues pour favoriser les contenus aptes à devenir des mèmes. Ces contenus encouragent les réactions et la rediffusion, ils participent à une stratégie de rétention des utilisateurs et de participation au capitalisme de surveillance. Par conséquent, dans les environnements en usage aujourd’hui pour la majeure partie des communications en ligne, presque tout est devenu un mème, ou doit afficher l’aptitude à en devenir un pour survivre — du moins pour être visible — au sein d’un univers de fils d’actualités gouvernés par des algorithmes et de flux contrôlés par des mesures7.

Comme les médias sociaux sont concentrés sur la communication et les interactions, on a complètement sous-estimé la façon dont les mèmes deviendraient bien plus que des vecteurs stratégiquement conçus pour implanter des idées, ou encore des trucs amusants et viraux à partager avec ses semblables. Ils sont devenus un langage, un argot, une collection de signes et de symboles à travers lesquels l’identité culturelle ou sous-culturelle peut se manifester. La circulation de tels mèmes a en retour renforcé certains discours politiques qui sont devenus une préoccupation croissante pour les plateformes. En effet, pour maximiser l’exploitation de l’activité des utilisateurs, les médias sociaux commerciaux doivent trouver le bon équilibre entre le laissez-faire et la régulation.

Ils tentent de le faire à l’aide d’un filtrage algorithmique, de retours d’utilisateurs et de conditions d’utilisation. Cependant, les plateformes commerciales sont de plus en plus confrontées au fait qu’elles ont créé de véritables boites de Pétri permettant à toutes sortes d’opinions et de croyances de circuler sans aucun contrôle, en dépit de leurs efforts visant à réduire et façonner le contenu discursif de leurs utilisateurs en une inoffensive et banale substance compatible avec leur commerce.

Malgré ce que les plateformes prétendent dans leurs campagnes de relations publiques ou lors des auditions des législateurs, il est clair qu’aucun solutionnisme technologique ni aucun travail externalisé et précarisé réalisé par des modérateurs humains traumatisés8 ne les aidera à reprendre le contrôle. En conséquence de l’augmentation de la surveillance menée par les plateformes de médias sociaux commerciaux, tous ceux qui sont exclus ou blessés dans ces environnements se sont davantage intéressés à l’idée de migrer sur d’autres plateformes qu’ils pourraient maîtriser eux-mêmes.

Les raisons incitant à une migration varient. Des groupes LGBTQ+ cherchent des espaces sûrs pour éviter l’intimidation et le harcèlement. Des suprémacistes blancs recherchent des plateformes au sein desquelles leur interprétation de la liberté d’expression n’est pas contestée. Raddle, un clone radicalisé, s’est développé à la suite de son exclusion du forum Reddit original ; à l’extrême-droite, il y a Voat, un autre clone de Reddit9. Ces deux plateformes ont développé leurs propres FLOSS en réponse à leur exclusion.

Au-delà de l’accès au code source, ce qui vaut aux FLOSS la considération générale, on ignore étonnamment l’un des avantages essentiels et historiques de la pratique des FLOSS : la capacité d’utiliser le travail des autres et de s’appuyer sur cette base. Il semble important aujourd’hui de développer le même logiciel pour un public réduit, et de s’assurer que le code source n’est pas influencé par les contributions d’une autre communauté. C’est une évolution récente dans les communautés FLOSS, qui ont souvent défendu que leur travail est apolitique.

C’est pourquoi, si nous nous mettons à évoquer les mèmes aujourd’hui, nous devons parler de ces plateformes de médias sociaux. Nous devons parler de ces environnements qui permettent, pour le meilleur comme pour le pire, une sédimentation du savoir : en effet, lorsqu’un discours spécifique s’accumule en ligne, il attire et nourrit une communauté, via des boucles de rétroaction qui forment des assemblages mémétiques. Nous devons parler de ce processus qui est permis par les Floss et qui en affecte la perception dans le même temps. Les plateformes de médias sociaux commerciaux ont décidé de censurer tout ce qui pourrait mettre en danger leurs affaires, tout en restant ambivalentes quant à leur prétendue neutralité10.

Mais contrairement à l’exode massif de certaines communautés et à leur repli dans la conception de leur propre logiciel, le Fédiverse offre plutôt un vaste système dans lequel les communautés peuvent être indépendantes tout en étant connectées à d’autres communautés sur d’autres serveurs. Dans une situation où la censure ou l’exil en isolement étaient les seules options, la fédération ouvre une troisième voie. Elle permet à une communauté de participer aux échanges ou d’entrer en conflit avec d’autres plateformes tout en restant fidèle à son cadre, son idéologie et ses intérêts.

Dès lors, deux nouveaux scénarios sont possibles : premièrement, une culture en ligne localisée pourrait être mise en place et adoptée dans le cadre de la circulation des conversations dans un réseau de communication partagé. Deuxièmement, des propos mémétiques extrêmes seraient susceptibles de favoriser l’émergence d’une pensée axée sur la dualité amis/ennemis entre instances, au point que les guerres de mèmes et la propagande simplistes seraient remplacés par des guerres de réseaux.

« Network » par photobunny, licence CC BY-NC-ND 2.0

Le Fédiverse en tant que critique permanente de l’ouverture

Les concepts d’ouverture, d’universalité, et de libre circulation de l’information ont été au cœur des récits pour promouvoir le progrès technologique et la croissance sur Internet et le Web. Bien que ces concepts aient été instrumentalisés pour défendre les logiciels libres et la culture du libre, ils ont aussi été cruciaux dans le développement des médias sociaux, dont le but consistait à créer des réseaux en constante croissance, pour embarquer toujours davantage de personnes communiquant librement les unes avec les autres. En suivant la tradition libérale, cette approche a été considérée comme favorisant les échanges d’opinion fertiles en fournissant un immense espace pour la liberté d’expression, l’accès à davantage d’informations et la possibilité pour n’importe qui de participer.

Cependant, ces systèmes ouverts étaient également ouverts à leur accaparement par le marché et exposés à la culture prédatrice des méga-entreprises. Dans le cas du Web, cela a conduit à des modèles lucratifs qui exploitent à la fois les structures et le contenu circulant11 dans tout le réseau.

Revenons à la situation actuelle : les médias sociaux commerciaux dirigent la surveillance des individus et prédisent leur comportement afin de les convaincre d’acheter des produits et d’adhérer à des idées politiques. Historiquement, des projets de médias sociaux alternatifs tels que GNU Social, et plus précisément Identi.ca/StatusNet, ont cherché à s’extirper de cette situation en créant des plateformes qui contrevenaient à cette forme particulière d’ouverture sur-commercialisée.

Ils ont créé des systèmes interopérables explicitement opposés à la publicité et au pistage par les traqueurs. Ainsi faisant, ils espéraient prouver qu’il est toujours possible de créer un réseau à la croissance indéfinie tout en distribuant la responsabilité de la détention des données et, en théorie, de fournir les moyens à des communautés variées de s’approprier le code source des plateformes ainsi que de contribuer à la conception du protocole.

C’était en somme la conviction partagée sur le Fédiverse vers 2016. Cette croyance n’a pas été remise en question, car le Fédiverse de l’époque n’avait pas beaucoup dévié du projet d’origine d’un logiciel libre de média social fédéré, lancé une décennie plus tôt.

Par conséquent, le Fédiverse était composé d’une foule très homogène, dont les intérêts recoupaient la technologie, les logiciels libres et les idéologies anti-capitalistes. Cependant, alors que la population du Fédiverse s’est diversifiée lorsque Mastodon a attiré des communautés plus hétérogènes, des conflits sont apparus entre ces différentes communautés. Cette fois, il s’agissait de l’idée même d’ouverture du Fédiverse qui était de plus en plus remise en question par les nouveaux venus. Contribuant à la critique, un appel a émergé de la base d’utilisateurs de Mastodon en faveur de la possibilité de bloquer ou « défédérer » d’autres serveurs du Fédiverse.

Bloquer signifie que les utilisateurs ou les administrateurs de serveurs pouvaient empêcher le contenu d’autres serveurs sur le réseau de leur parvenir. « Défédérer », dans ce sens, est devenu une possibilité supplémentaire dans la boîte à outils d’une modération communautaire forte, qui permettait de ne plus être confronté à du contenu indésirable ou dangereux. Au début, l’introduction de la défédération a causé beaucoup de frictions parmi les utilisateurs d’autres logiciels du Fédiverse. Les plaintes fréquentes contre Mastodon qui « cassait la fédération » soulignent à quel point ce changement était vu comme une menace pour le réseau tout entier12. Selon ce point de vue, plus le réseau pouvait grandir et s’interconnecter, plus il aurait de succès en tant qu’alternative aux médias sociaux commerciaux. De la même manière, beaucoup voyaient le blocage comme une contrainte sur les possibilités d’expression personnelle et d’échanges d’idées constructifs, craignant qu’il s’ensuive l’arrivée de bulles de filtres et d’isolement de communautés.

En cherchant la déconnexion sélective et en contestant l’idée même que le débat en ligne est forcément fructueux, les communautés qui se battaient pour la défédération ont aussi remis en cause les présupposés libéraux sur l’ouverture et l’universalité sur lesquels les logiciels précédents du Fédiverse étaient construits. Le fait qu’en parallèle à ces développements, le Fédiverse soit passé de 200 000 à plus de 3,5 millions de comptes au moment d’écrire ces lignes, n’est probablement pas une coïncidence. Plutôt que d’entraver le réseau, la défédération, les communautés auto-gouvernées et le rejet de l’universalité ont permis au Fédiverse d’accueillir encore plus de communautés. La présence de différents serveurs qui représentent des communautés si distinctes qui ont chacune leur propre culture locale et leur capacité d’action sur leur propre partie du réseau, sans être isolée de l’ensemble plus vaste, est l’un des aspects les plus intéressants du Fédiverse. Cependant, presque un million du nombre total de comptes sont le résultat du passage de la plateforme d’extrême-droite Gab aux protocoles du Fédiverse, ce qui montre que le réseau est toujours sujet à la captation et à la domination par une tierce partie unique et puissante13. Dans le même temps, cet événement a immédiatement déclenché divers efforts pour permettre aux serveurs de contrer ce risque de domination.

Par exemple, la possibilité pour certaines implémentations de serveurs de se fédérer sur la base de listes blanches, qui permettent aux serveurs de s’interconnecter au cas par cas, au lieu de se déconnecter au cas par cas. Une autre réponse qui a été proposée consistait à étendre le protocole ActivityPub, l’un des protocoles les plus populaires et discutés du Fédiverse, en ajoutant des méthodes d’autorisation plus fortes à base d’un modèle de sécurité informatique qui repose sur la capacité des objets (Object-capability model). Ce modèle permet à un acteur de retirer, a posteriori, la possibilité à d’autres acteurs de voir ou d’utiliser ses données. Ce qui est unique à propos du Fédiverse c’est cette reconnaissance à la fois culturelle et technique que l’ouverture a ses limites, et qu’elle est elle-même ouverte à des interprétations plus ou moins larges en fonction du contexte, qui n’est pas fixe dans le temps. C’est un nouveau point de départ fondamental pour imaginer de nouveaux médias sociaux.

« interlace » par Interlace Explorer, licence CC BY-NC-SA 2.0

Le Fédiverse comme lieu du pluralisme agoniste en ligne

Comme nous l’avons établi précédemment, une des caractéristiques du Fédiverse tient aux différentes couches logicielles et applications qui la constituent et qui peuvent virtuellement être utilisées par n’importe qui et dans n’importe quel but. Cela signifie qu’il est possible de créer une communauté en ligne qui peut se connecter au reste du Fédiverse mais qui opère selon ses propres règles, sa propre ligne de conduite, son propre mode d’organisation et sa propre idéologie. Dans ce processus, chaque communauté est capable de se définir elle-même non plus uniquement par un langage mémétique, un intérêt, une perspective commune, mais aussi par ses relations aux autres, en se différenciant. Une telle spécificité peut faire ressembler le Fédiverse à un assemblage d’infrastructures qui suivrait les principes du pluralisme agonistique. Le pluralisme agonistique, ou agonisme, a d’abord été conçu par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui l’ont par la suite développé en une théorie politique. Pour Mouffe, à l’intérieur d’un ordre hégémonique unique, le consensus politique est impossible. Une négativité radicale est inévitable dans un système où la diversité se limite à des groupes antagonistes14.

La thèse de Mouffe s’attaque aux systèmes démocratiques où les politiques qui seraient en dehors de ce que le consensus libéral juge acceptable sont systématiquement exclues. Toutefois, ce processus est aussi à l’œuvre sur les plateformes de médias sociaux commerciaux, dans le sens où ces dernières forment et contrôlent le discours pour qu’il reste acceptable par le paradigme libéral, et qu’il s’aligne sur ses propres intérêts commerciaux. Ceci a conduit à une radicalisation de celles et ceux qui en sont exclus.

Le pari fait par l’agonisme est qu’en créant un système dans lequel un pluralisme d’hégémonies est permis, il devienne possible de passer d’une conception de l’autre en tant qu’ennemi à une conception de l’autre en tant qu’adversaire politique. Pour que cela se produise, il faut permettre à différentes idéologies de se matérialiser par le biais de différents canaux et plateformes. Une condition préalable importante est que l’objectif du consensus politique doit être abandonné et remplacé par un consensus conflictuel, dans lequel la reconnaissance de l’autre devient l’élément de base des nouvelles relations, même si cela signifie, par exemple, accepter des points de vue non occidentaux sur la démocratie, la laïcité, les communautés et l’individu.

Pour ce qui est du Fédiverse, il est clair qu’il contient déjà un paysage politique relativement diversifié et que les transitions du consensus politique au consensus conflictuel peuvent être constatées au travers de la manière dont les communautés se comportent les unes envers les autres. À la base de ces échanges conflictuels se trouvent divers points de vue sur la conception et l’utilisation collectives de toutes les couches logicielles et des protocoles sous-jacents qui seraient nécessaires pour permettre une sorte de pluralisme agonistique en ligne.

Cela dit, les discussions autour de l’usage susmentionné du blocage d’instance et de la défédération sont férocement débattues, et, au moment où nous écrivons ces lignes, avec la présence apparemment irréconciliable de factions d’extrême gauche et d’extrême droite dans l’univers de la fédération, les réalités de l’antagonisme seront très difficiles à résoudre. La conception du Fédiverse comme système dans lequel les différentes communautés peuvent trouver leur place parmi les autres a été concrètement mise à l’épreuve en juillet 2019, lorsque la plateforme explicitement d’extrême droite, Gab, a annoncé qu’elle modifierait sa base de code, s’éloignant de son système propriétaire pour s’appuyer plutôt sur le code source de Mastodon.

En tant que projet qui prend explicitement position contre l’idéologie de Gab, Mastodon a été confronté à la neutralité des licences FLOSS. D’autres projets du Fédiverse, tels que les clients de téléphonie mobile FediLab et Tusky, ont également été confrontés au même problème, peut-être même plus, car la motivation directe des développeurs de Gab pour passer aux logiciels du Fédiverse était de contourner leur interdiction des app stores d’Apple et de Google pour violation de leurs conditions de service. En s’appuyant sur les clients génériques de logiciels libres du Fédiverse, Gab pourrait échapper à de telles interdictions à l’avenir, et aussi forger des alliances avec d’autres instances idéologiquement compatibles sur le Fédiverse15.

Dans le cadre d’une stratégie antifasciste plus large visant à dé-plateformer et à bloquer Gab sur le Fédiverse, des appels ont été lancés aux développeurs de logiciels pour qu’ils ajoutent du code qui empêcherait d’utiliser leurs clients pour se connecter aux serveurs Gab. Cela a donné lieu à des débats approfondis sur la nature des logiciels libres et open source, sur l’efficacité de telles mesures quant aux modifications du code source public, étant donné qu’elles peuvent être facilement annulées, et sur le positionnement politique des développeurs et mainteneurs de logiciels.

Au cœur de ce conflit se trouve la question de la neutralité du code, du réseau et des protocoles. Un client doit-il – ou même peut-il – être neutre ? Le fait de redoubler de neutralité signifie-t-il que les mainteneurs tolèrent l’idéologie d’extrême-droite ? Que signifie bloquer ou ne pas bloquer une autre instance ? Cette dernière question a créé un va-et-vient compliqué où certaines instances demanderont à d’autres instances de prendre part explicitement au conflit, en bloquant d’autres instances spécifiques afin d’éviter d’être elles-mêmes bloquées. La neutralité, qu’elle soit motivée par l’ambivalence, le soutien tacite, l’hypocrisie, le désir de troller, le manque d’intérêt, la foi dans une technologie apolitique ou par un désir agonistique de s’engager avec toutes les parties afin de parvenir à un état de consensus conflictuel… la neutralité donc est très difficile à atteindre. Le Fédiverse est l’environnement le plus proche que nous ayons actuellement d’un réseau mondial diversifié de singularités locales. Cependant, sa topologie complexe et sa lutte pour faire face au tristement célèbre paradoxe de la tolérance – que faire de l’idée de liberté d’expression ? – montre la difficulté d’atteindre un état de consensus conflictuel. Elle montre également le défi que représente la traduction d’une théorie de l’agonisme en une stratégie partagée pour la conception de protocoles, de logiciels et de directives communautaires. La tolérance et la liberté d’expression sont devenues des sujets explosifs après près de deux décennies de manipulation politique et de filtrage au sein des médias sociaux des grandes entreprises ; quand on voit que les plateformes et autres forums de discussion populaires n’ont pas réussi à résoudre ces problèmes, on n’est guère enclin à espérer en des expérimentations futures.

Plutôt que d’atteindre un état de pluralisme agonistique, il se pourrait que le Fédiverse crée au mieux une forme d’agonisme bâtard par le biais de la pilarisation. En d’autres termes, nous pourrions assister à une situation dans laquelle des instances ne formeraient de grandes agrégations agonistes-sans-agonisme qu’entre des communautés et des logiciels compatibles tant sur le plan idéologique que technique, seule une minorité d’entre elles étant capable et désireuse de faire le pont avec des systèmes radicalement opposés. Quelle que soit l’issue, cette question de l’agonisme et de la politique en général est cruciale pour la culture du réseau et de l’informatique. Dans le contexte des systèmes post-politiques occidentaux et de la manière dont ils prennent forme sur le net, un sentiment de déclin de l’esprit partisan et de l’action militante politique a donné l’illusion, ou plutôt la désillusion, qu’il n’y a plus de boussole politique. Si le Fédiverse nous apprend quelque chose, c’est que le réseau et les composants de logiciel libres de son infrastructure n’ont jamais été aussi politisés qu’aujourd’hui. Les positions politiques qui sont générées et hébergées sur le Fédiverse ne sont pas insignifiantes, mais sont clairement articulées. De plus, comme le montre la prolifération de célébrités politiques et de politiciens utilisant activement les médias sociaux, une nouvelle forme de démocratie représentative émerge, dans laquelle le langage mémétique des cultures post-numériques se déplace effectivement dans le monde de la politique électorale et inversement16.

« THINK Together » par waynewhuang licence CC BY-NC 2.0

 

Le Fédiverse, transition entre une vision technique et une perception sociale de la protection de la vie privée

Par le passé, les débats sur les risques des médias sociaux commerciaux se sont focalisés sur les questions de vie privée et de surveillance, surtout depuis les révélations de Snowden en 2013. Par conséquent, de nombreuses réponses techniques, en particulier celles issues des communautés FLOSS, se sont concentrées sur la sécurité des traitements des données personnelles. Cela peut être illustré par la multiplication des applications de messagerie et de courrier électronique chiffrées post-Snowden17. La menace perçue par ces communautés est la possibilité de surveillance du réseau, soit par des agences gouvernementales, soit par de grandes entreprises.

Les solutions proposées sont donc des outils qui implémentent un chiffrement fort à la fois dans le contenu et dans la transmission du message en utilisant idéalement des topologies de réseaux de pair à pair qui garantissent l’anonymat. Ces approches, malgré leur rigueur, requièrent des connaissances techniques considérables de la part des utilisateurs.

Le Fédiverse bascule alors d’une conception à dominante technique vers une conception plus sociale de la vie privée, comme l’ont clairement montré les discussions qui ont eu lieu au sein de l’outil de suivi de bug de Mastodon, lors de ces premières étapes de développement. Le modèle de menace qui y est discuté comprend les autres utilisateurs du réseau, les associations accidentelles entre des comptes et les dynamiques des conversations en ligne elles-mêmes. Cela signifie qu’au lieu de se concentrer sur des caractéristiques techniques telles que les réseaux de pair à pair et le chiffrement de bout en bout, le développement a été axé sur la construction d’outils de modération robustes, sur des paramétrages fins de la visibilité des messages et sur la possibilité de bloquer d’autres instances.

Ces fonctionnalités, qui favorisent une approche plus sociale de la protection de la vie privée, ont été développées et défendues par les membres des communautés marginalisées, dont une grande partie se revendique comme queer. Comme le note Sarah Jamie Lewis :

Une grande partie de la rhétorique actuelle autour des […] outils de protection de la vie privée est axée sur la surveillance de l’État. Les communautés LGBTQI+ souhaitent parfois cacher des choses à certains de leurs parents et amis, tout en pouvant partager une partie de leur vie avec d’autres. Se faire des amis, se rencontrer, échapper à des situations violentes, accéder à des services de santé, s’explorer et explorer les autres, trouver un emploi, pratiquer le commerce du sexe en toute sécurité… sont autant d’aspects de la vie de cette communauté qui sont mal pris en compte par ceux qui travaillent aujourd’hui sur la protection de la vie privée18.

Alors que tout le monde a intérêt à prendre en compte les impacts sur la vie privée d’interactions (non sollicitées) entre des comptes d’utilisateurs, par exemple entre un employeur et un employé, les communautés marginalisées sont affectées de manière disproportionnée par ces formes de surveillance et leurs conséquences. Lorsque la conception de nouvelles plateformes sur le Fédiverse comme Mastodon a commencé — avec l’aide de membre de ces communautés — ces enjeux ont trouvé leur place sur les feuilles de route de développement des logiciels. Soudain, les outils de remontée de défauts techniques sont également devenus un lieu de débat de questions sociales, culturelles et politiques. Nous reviendrons sur ce point dans la section six.

Les technologies qui ont finalement été développées comprennent le blocage au niveau d’une instance, des outils de modérations avancés, des avertissements sur la teneur des contenus et une meilleure accessibilité. Cela a permis à des communautés géographiquement, culturellement et idéologiquement disparates de partager le même réseau selon leurs propres conditions. De ce fait, le Fédiverse peut être compris comme un ensemble de communautés qui se rallient autour d’un serveur, ou une instance, afin de créer un environnement où chacun se sent à l’aise. Là encore, cela constitue une troisième voie : ni un modèle dans lequel seuls ceux qui ont des aptitudes techniques maîtrisent pleinement leurs communications, ni un scénario dans lequel la majorité pense n’avoir « rien à cacher » simplement parce qu’elle n’a pas son mot à dire ni le contrôle sur les systèmes dont elle est tributaire. En effet, le changement vers une perception sociale de la vie privée a montré que le Fédiverse est désormais un laboratoire dans lequel on ne peut plus prétendre que les questions d’organisation sociale et de gouvernance sont détachées des logiciels.

Ce qui compte, c’est que le Fédiverse marque une évolution de la définition des questions de surveillance et de protection de la vie privée comme des problématiques techniques vers leur formulation en tant qu’enjeux sociaux. Cependant, l’accent mis sur la dimension sociale de la vie privée s’est jusqu’à présent limité à placer sa confiance dans d’autres serveurs et administrateurs pour qu’ils agissent avec respect.
Cela peut être problématique dans le cas par exemple des messages directs (privés), par leur confidentialité inhérente, qui seraient bien mieux gérés avec des solutions techniques telles que le chiffrement de bout en bout. De plus, de nombreuses solutions recherchées dans le développement des logiciels du Fédiverse semblent être basées sur le collectif plutôt que sur l’individu. Cela ne veut pas dire que les considérations de sécurité technique n’ont aucune importance. Les serveurs du Fédiverse ont tendance à être équipés de paramètres de « confidentialité par défaut », tels que le nécessaire chiffrement de transport et le proxy des requêtes distantes afin de ne pas exposer les utilisateurs individuels.

Néanmoins, cette évolution vers une approche sociale de la vie privée n’en est qu’à ses débuts, et la discussion doit se poursuivre sur de nombreux autres plans.

« Liseron sur ombelles » par philolep, licence CC BY-NC-SA 2.0

Le Fédiverse, pour en finir avec la collecte de données et la main-d’œuvre gratuite

Les grandes plateformes de médias sociaux, qui se concentrent sur l’utilisation de statistiques pour récompenser leur usage et sur la gamification, sont tristement célèbres pour utiliser autant qu’elles le peuvent le travail gratuit. Quelle que soit l’information introduite dans le système, elle sera utilisée pour créer directement ou indirectement des modélisations, des rapports et de nouveaux jeux de données qui possèdent un intérêt économique fondamental pour les propriétaires de ces plateformes : bienvenue dans le monde du capitalisme de surveillance19.

Jusqu’à présent il a été extrêmement difficile de réglementer ces produits et services, en partie à cause du lobbying intense des propriétaires de plateformes et de leurs actionnaires, mais aussi et peut-être de façon plus décisive, à cause de la nature dérivée de la monétisation qui est au cœur des entreprises de médias sociaux. Ce qui est capitalisé par ces plateformes est un sous-produit algorithmique, brut ou non, de l’activité et des données téléchargées par ses utilisateurs et utilisatrices. Cela crée un fossé qui rend toujours plus difficile d’appréhender la relation entre le travail en ligne, le contenu créé par les utilisateurs, le pistage et la monétisation.

Cet éloignement fonctionne en réalité de deux façons. D’abord, il occulte les mécanismes réels qui sont à l’œuvre, ce qui rend plus difficile la régulation de la collecte des données et leur analyse. Il permet de créer des situations dans lesquelles ces plateformes peuvent développer des produits dont elles peuvent tirer profit tout en respectant les lois sur la protection de la vie privée de différentes juridictions, et donc promouvoir leurs services comme respectueux de la vie privée. Cette stratégie est souvent renforcée en donnant à leurs utilisatrices et utilisateurs toutes sortes d’options pour les induire en erreur et leur faire croire qu’ils ont le contrôle de ce dont ils alimentent la machine.

Ensuite, en faisant comme si aucune donnée personnelle identifiable n’était directement utilisée pour être monétisée ; ces plateformes dissimulent leurs transactions financières derrière d’autres sortes de transactions, comme les interactions personnelles entre utilisatrices, les opportunités de carrière, les groupes et discussion gérés par des communautés en ligne, etc. Au bout du compte, les utilisateurs s’avèrent incapables de faire le lien entre leur activité sociale ou professionnelle et son exploitation, parce tout dérive d’autres transactions qui sont devenues essentielles pour nos vies connectées en permanence, en particulier à l’ère de l’« entrepecariat » et de la connectivité quasi obligatoire au réseau.

Nous l’avons vu précédemment : l’approche sociale de la vie privée en ligne a influencé la conception initiale de Mastodon, et le Fédiverse offre une perspective nouvelle sur le problème du capitalisme de surveillance. La question de l’usage des données des utilisateurs et utilisatrices et la façon dont on la traite, au niveau des protocoles et de l’interface utilisateur, sont des points abordés de façon transparente et ouverte. Les discussions se déroulent publiquement à la fois sur le Fédiverse et dans les plateformes de suivi du logiciel. Les utilisateurs expérimentés du Fédiverse ou l’administratrice locale d’un groupe Fédiverse, expliquent systématiquement aux nouveaux utilisateurs la façon dont les données circulent lorsqu’ils rejoignent une instance.

Cet accueil permet généralement d’expliquer comment la fédération fonctionne et ce que cela implique concernant la visibilité et l’accès aux données partagées par ces nouveaux utilisateurs21. Cela fait écho à ce que Robert Gehl désigne comme une des caractéristiques des plateformes de réseaux sociaux alternatifs. Le réseau comme ses coulisses ont une fonction pédagogique. On indique aux nouvelles personnes qui s’inscrivent comment utiliser la plateforme et chacun peut, au-delà des permissions utilisateur limitées, participer à son développement, à son administration et à son organisation22. En ce sens, les utilisateurs et utilisatrices sont incitées par le Fédiverse à participer activement, au-delà de simples publications et « likes » et sont sensibilisés à la façon dont leurs données circulent.

Pourtant, quel que soit le niveau d’organisation, d’autonomie et d’implication d’une communauté dans la maintenance de la plateforme et du réseau (au passage, plonger dans le code est plus facile à dire qu’à faire), rien ne garantit un plus grand contrôle sur les données personnelles. On peut facilement récolter et extraire des données de ces plateformes et cela se fait plus facilement que sur des réseaux sociaux privés. En effet, les services commerciaux des réseaux sociaux privés protègent activement leurs silos de données contre toute exploitation extérieure.

Actuellement, il est très facile d’explorer le Fédiverse et d’analyser les profils de ses utilisatrices et utilisateurs. Bien que la plupart des plateformes du Fédiverse combattent le pistage des utilisateurs et la collecte de leurs données, des tiers peuvent utiliser ces informations. En effet, le Fédiverse fonctionne comme un réseau ouvert, conçu à l’origine pour que les messages soient publics. De plus, étant donné que certains sujets, notamment des discussions politiques, sont hébergées sur des serveurs spécifiques, les communautés de militant⋅e⋅s peuvent être plus facilement exposées à la surveillance. Bien que le Fédiverse aide les utilisateurs à comprendre, ou à se rappeler, que tout ce qui est publié en ligne peut échapper et échappera à leur contrôle, elle ne peut pas empêcher toutes les habitudes et le faux sentiment de sécurité hérités des réseaux sociaux commerciaux de persister, surtout après deux décennies de désinformation au sujet de la vie privée numérique23.

De plus, bien que l’exploitation du travail des utilisateurs et utilisatrices ne soit pas la même que sur les plateformes de médias sociaux commerciaux, il reste sur ce réseau des problèmes autour de la notion de travail. Pour les comprendre, nous devons d’abord admettre les dégâts causés, d’une part, par la merveilleuse utilisation gratuite des réseaux sociaux privés, et d’autre part, par la mécompréhension du fonctionnement des logiciels libres ou open source : à savoir, la manière dont la lutte des travailleurs et la question du travail ont été masquées dans ces processus24.

Cette situation a incité les gens à croire que le développement des logiciels, la maintenance des serveurs et les services en ligne devraient être mis gratuitement à leur disposition. Les plateformes de média sociaux commerciaux sont justement capables de gérer financièrement leurs infrastructures précisément grâce à la monétisation des contenus et des activités de leurs utilisateurs. Dans un système où cette méthode est évitée, impossible ou fermement rejetée, la question du travail et de l’exploitation apparaît au niveau de l’administration des serveurs et du développement des logiciels et concerne tous celles et ceux qui contribuent à la conception, à la gestion et à la maintenance de ces infrastructures.

Pour répondre à ce problème, la tendance sur le Fédiverse consiste à rendre explicites les coûts de fonctionnement d’un serveur communautaire. Tant les utilisatrices que les administrateurs encouragent le financement des différents projets par des donations, reconnaissant ainsi que la création et la maintenance de ces plateformes coûtent de l’argent. Des projets de premier plan comme Mastodon disposent de davantage de fonds et ont mis en place un système permettant aux contributeurs d’être rémunérés pour leur travail25.

Ces tentatives pour compenser le travail des contributeurs sont un pas en avant, cependant étendre et maintenir ces projets sur du long terme demande un soutien plus structurel. Sans financement significatif du développement et de la maintenance, ces projets continueront à dépendre de l’exploitation du travail gratuit effectué par des volontaires bien intentionnés ou des caprices des personnes consacrant leur temps libre au logiciel libre. Dans le même temps, il est de plus en plus admis, et il existe des exemples, que le logiciel libre peut être considéré comme un bien d’utilité publique qui devrait être financé par des ressources publiques26. À une époque où la régulation des médias sociaux commerciaux est débattue en raison de leur rôle dans l’érosion des institutions publiques, le manque de financement public d’alternatives non prédatrices devrait être examiné de manière plus active.

Enfin, dans certains cas, les personnes qui accomplissent des tâches non techniques comme la modération sont rémunérées par les communautés du Fédiverse. On peut se demander pourquoi, lorsqu’il existe une rémunération, certaines formes de travail sont payées et d’autres non. Qu’en est-il par exemple du travail initial et essentiel de prévenance et de critique fourni par les membres des communautés marginalisées qui se sont exprimés sur la façon dont les projets du Fédiverse devraient prendre en compte une interprétation sociale de la protection de la vie privée ? Il ne fait aucun doute que c’est ce travail qui a permis au Fédiverse d’atteindre le nombre d’utilisateurs qu’elle a aujourd’hui.

Du reste comment cette activité peut-elle être évaluée ? Elle se manifeste dans l’ensemble du réseau, dans des fils de méta-discussions ou dans les systèmes de suivi, et n’est donc pas aussi quantifiable ou visible que la contribution au code. Donc, même si des évolutions intéressantes se produisent, il reste à voir si les utilisateurs et les développeuses du Fédiverse peuvent prendre pleinement conscience de ces enjeux et si les modèles économiques placés extérieurs au capitalisme de surveillance peuvent réussir à soutenir une solidarité et une attention sans exploitation sur tous les maillons de la chaîne.

« Liseron sur ombelles » par philolep, licence CC BY-NC-SA 2.0

« basket weaving » par cloudberrynine, licence CC BY-NC-ND 2.0

Le Fédiverse, avènement d’un nouveau type d’usage

On peut envisager le Fédiverse comme un ensemble de pratiques, ou plutôt un ensemble d’attentes et de demandes concernant les logiciels de médias sociaux, dans lesquels les efforts disparates de projets de médias sociaux alternatifs convergent en un réseau partagé avec des objectifs plus ou moins similaires. Les différents modèles d’utilisation, partagés entre les serveurs, vont de plateformes d’extrême-droite financées par le capital-risque à des systèmes de publication d’images japonaises, en passant par des collectifs anarcho-communistes, des groupes politiques, des amateurs d’algorithmes de codage en direct, des « espaces sûrs » pour les travailleur⋅euse⋅s du sexe, des forums de jardinage, des blogs personnels et des coopératives d’auto-hébergement. Ces pratiques se forment parallèlement au problème du partage des données et du travail gratuit, et font partie de la transformation continuelle de ce que cela implique d’être utilisateur ou utilisatrice de logiciel.

Les premiers utilisateurs de logiciels, ou utilisateurs d’appareils de calcul, étaient aussi leurs programmeuses et programmeurs, qui fournissaient ensuite les outils et la documentation pour que d’autres puissent contribuer au développement et à l’utilisation de ces systèmes27.

Ce rôle était si important que les premières communautés d’utilisateurs furent pleinement soutenues et prises en charge par les fabricants de matériel.

Avance rapide de quelques décennies et, avec la croissance de l’industrie informatique, la notion d’ « utilisateur » a complètement changé pour signifier « consommateur apprivoisé » avec des possibilités limitées de contribution ou de modification des systèmes qu’ils utilisent, au-delà de personnalisations triviales ou cosmétiques. C’est cette situation qui a contribué à façonner une grande partie de la popularité croissante des FLOSS dans les années 90, en tant qu’adversaires des systèmes d’exploitation commerciaux propriétaires pour les ordinateurs personnels, renforçant particulièrement les concepts antérieurs de liberté des utilisateurs28. Avec l’avènement du Web 2.0, la situation changea de nouveau. En raison de la dimension communicative et omniprésente des logiciels derrière les plateformes de médias sociaux d’entreprises, les fournisseurs ont commencé à offrir une petite ouverture pour un retour de la part de leurs utilisateurs, afin de rendre leur produit plus attrayant et pertinent au quotidien. Les utilisateurs peuvent généralement signaler facilement les bugs, suggérer de nouvelles fonctionnalités ou contribuer à façonner la culture des plateformes par leurs échanges et le contenu partagés. Twitter en est un exemple bien connu, où des fonctionnalités essentielles, telles que les noms d’utilisateur préfixés par @ et les hashtags par #, ont d’abord été suggérés par les utilisateurs. Les forums comme Reddit permettent également aux utilisateurs de définir et modérer des pages, créant ainsi des communautés distinctes et spécifiques.

Sur les plateformes alternatives de médias sociaux comme le Fédiverse, en particulier à ses débuts, ces formes de participation vont plus loin. Les utilisatrices et utilisateurs ne se contentent pas de signaler des bogues ou d’aider a la création d’une culture des produits, ils s’impliquent également dans le contrôle du code, dans le débat sur ses effets et même dans la contribution au code. À mesure que le Fédiverse prend de l’ampleur et englobe une plus grande diversité de cultures et de logiciels, les comportements par rapport à ses usages deviennent plus étendus. Les gens mettent en place des nœuds supplémentaires dans le réseau, travaillent à l’élaboration de codes de conduite et de conditions de service adaptées, qui contribuent à l’application de lignes directrices communautaires pour ces nœuds. Ils examinent également comment rendre ces efforts durables par un financement via la communauté.

Ceci dit, toutes les demandes de changement, y compris les contributions pleinement fonctionnelles au code, ne sont pas acceptées par les principaux développeurs des plateformes. Cela s’explique en partie par le fait que les plus grandes plateformes du Fédiverse reposent sur des paramètres par défaut, bien réfléchis, qui fonctionnent pour ces majorités diverses, plutôt que l’ancien modèle archétypique de FLOSS, pour permettre une personnalisation poussée et des options qui plaisent aux programmeurs, mais en découragent beaucoup d’autres. Grâce à la disponibilité du code source, un riche écosystème de versions modifiées de projets (des forks) existe néanmoins, qui permet d’étendre ou de limiter certaines fonctionnalités tout en conservant un certain degré de compatibilité avec le réseau plus large.
Les débats sur les mérites des fonctionnalités et des logiciels modifiés qu’elles génèrent nourrissent de plus amples discussions sur l’orientation de ces projets, qui à leur tour conduisent à une attention accrue autour de leur gouvernance.

Il est certain que ces développements ne sont ni nouveaux ni spécifiques au Fédiverse. La manière dont les facilitateurs de services sont soutenus sur le Fédiverse, par exemple, est analogue à la manière dont les créateurs de contenu sur les plateformes de streaming au sein des communautés de jeux sont soutenus par leur public. Des appels à une meilleure gouvernance des projets logiciels sont également en cours dans les communautés FLOSS plus largement. L’élaboration de codes de conduite (un document clé pour les instances de la Fédiverse mis en place pour exposer leur vision de la communauté et de la politique) a été introduit dans diverses communautés FLOSS au début des années 2010, en réponse à la misogynie systématique et à la l’exclusion des minorités des espaces FLOSS à la fois en ligne et hors ligne29. Les codes de conduite répondent également au besoin de formes génératrices de résolution des conflits par-delà les barrières culturelles et linguistiques.

De même, bon nombre des pratiques de modération et de gestion communautaire observées dans le Fédiverse ont hérité des expériences d’autres plateformes, des succès et défaillances d’autres outils et systèmes. La synthèse et la coordination de toutes ces pratiques deviennent de plus en plus visibles dans l’univers fédéré.
En retour, les questions et les approches abordées dans le Fédiverse ont créé un précédent pour d’autres projets des FLOSS, en encourageant des transformations des discussions qui étaient jusqu’alors limitées ou difficiles à engager.

Il n’est pas évident, compte tenu de la diversité des modèles d’utilisation, que l’ensemble du Fédiverse fonctionne suivant cette tendance. Les développements décrits ci-dessus suggèrent cependant que de nombreux modèles d’utilisation restent à découvrir et que le Fédiverse est un environnement favorable pour les tester. La nature évolutive de l’utilisation du Fédiverse montre à quel point l’écart est grand entre les extrêmes stéréotypés du modèle capitaliste de surveillance et du martyre auto-infligé des plateformes de bénévolat. Ce qui a des implications sur le rôle des utilisateurs en relation avec les médias sociaux alternatifs, ainsi que pour le développement de la culture des FLOSS30.

« What a tangled web we weave….. » par Pandiyan, licence CC BY-NC 2.0

Le Fédiverse : la fin des logiciels libres et open source tels que nous les connaissons

Jusqu’à présent, la grande majorité des discussions autour des licences FLOSS sont restées enfermées dans une comparaison cliché entre l’accent mis par le logiciel libre sur l’éthique de l’utilisateur et l’approche de l’open source qui repose sur l’économie31.

Qu’ils soient motivés par l’éthique ou l’économie, les logiciels libres et les logiciels open source partagent l’idéal selon lequel leur position est supérieure à celle des logiciels fermés et aux modes de production propriétaires. Toutefois, dans les deux cas, le moteur libéral à la base de ces perspectives éthiques et économiques est rarement remis en question. Il est profondément enraciné dans un contexte occidental qui, au cours des dernières décennies, a favorisé la liberté comme le conçoivent les libéraux et les libertariens aux dépens de l’égalité et du social.

Remettre en question ce principe est une étape cruciale, car cela ouvrirait des discussions sur d’autres façons d’aborder l’écriture, la diffusion et la disponibilité du code source. Par extension, cela mettrait fin à la prétention selon laquelle ces pratiques seraient soit apolitiques, soit universelles, soit neutres.

Malheureusement, de telles discussions ont été difficiles à faire émerger pour des raisons qui vont au-delà de la nature dogmatique des agendas des logiciels libres et open source. En fait, elles ont été inconcevables car l’un des aspects les plus importants des FLOSS est qu’ils ont été conçus comme étant de nature non discriminatoire. Par « non discriminatoire », nous entendons les licences FLOSS qui permettent à quiconque d’utiliser le code source des FLOSS à n’importe quelle fin.

Certains efforts ont été faits pour tenter de résoudre ce problème, par exemple au niveau de l’octroi de licences discriminatoires pour protéger les productions appartenant aux travailleurs, ou pour exclure l’utilisation par l’armée et les services de renseignement32.

Ces efforts ont été mal accueillis en raison de la base non discriminatoire des FLOSS et de leur discours. Pis, la principale préoccupation du plaidoyer en faveur des FLOSS a toujours été l’adoption généralisée dans l’administration, l’éducation, les environnements professionnels et commerciaux, et la dépolitisation a été considérée comme la clé pour atteindre cet objectif. Cependant, plus récemment, la croyance en une dépolitisation, ou sa stratégie, ont commencé à souffrir de plusieurs manières.

Tout d’abord, l’apparition de ce nouveau type d’usager a entraîné une nouvelle remise en cause des modèles archétypaux de gouvernance des projets de FLOSS, comme celui du « dictateur bienveillant ». En conséquence, plusieurs projets FLOSS de longue date ont été poussés à créer des structures de compte-rendu et à migrer vers des formes de gouvernance orientées vers la communauté, telles que les coopératives ou les associations.
Deuxièmement, les licences tendent maintenant à être combinées avec d’autres documents textuels tels que les accords de transfert de droits d’auteur, les conditions de service et les codes de conduite. Ces documents sont utilisés pour façonner la communauté, rendre leur cohérence idéologique plus claire et tenter d’empêcher manipulations et malentendus autour de notions vagues comme l’ouverture, la transparence et la liberté.

Troisièmement, la forte coloration politique du code source remet en question la conception actuelle des FLOSS. Comme indiqué précédemment, certains de ces efforts sont motivés par le désir d’éviter la censure et le contrôle des plateformes sociales des entreprises, tandis que d’autres cherchent explicitement à développer des logiciels à usage antifasciste. Ces objectifs interrogent non seulement l’universalité et l’utilité globale des grandes plateformes de médias sociaux, ils questionnent également la supposée universalité et la neutralité des logiciels. Cela est particulièrement vrai lorsque les logiciels présentent des conditions, codes et accords complémentaires explicites pour leurs utilisateurs et les développeuses.

Avec sa base relativement diversifiée d’utilisatrices, de développeurs, d’agenda, de logiciels et d’idéologies, le Fédiverse devient progressivement le système le plus pertinent pour l’articulation de nouvelles formes de la critique des FLOSS. Il est devenu un endroit où les notions traditionnelles sur les FLOSS sont confrontées et révisées par des personnes qui comprennent son utilisation dans le cadre d’un ensemble plus large de pratiques qui remettent en cause le statu quo. Cela se produit parfois dans un contexte de réflexion, à travers plusieurs communautés, parfois par la concrétisation d’expériences et des projets qui remettent directement en question les FLOSS tels que nous les connaissons. C’est devenu un lieu aux multiples ramifications où les critiques constructives des FLOSS et l’aspiration à leur réinvention sont très vives. En l’état, la culture FLOSS ressemble à une collection rapiécée de pièces irréconciliables provenant d’un autre temps et il est urgent de réévaluer nombre de ses caractéristiques qui étaient considérées comme acquises.

Si nous pouvons accepter le sacrilège nécessaire de penser au logiciel libre sans le logiciel libre, il reste à voir ce qui pourrait combler le vide laissé par son absence.


  1. Consulter Geert Lovink, Sad by Design: On Platform Nihilism (Triste par essence: Du nihilisme des plates-formes, non traduit en français), London: Pluto Press, 2019.
  2. Dans tout ce document nous utiliserons « médias sociaux commerciaux » et « médias sociaux alternatifs » selon les définitions de Robert W. Gehl dans « The Case for Alternative Social Media » (Pour des médias sociaux alternatifs, non traduit en français), Social Media + Society, juillet-décembre 2015, p. 1-12. En ligne.
  3. Danyl Strype, « A Brief History of the GNU Social Fediverse and ‘The Federation’ » (Une brève histoire de GNU Social, du Fédiverse et de la ‘fédération’, non traduit en français), Disintermedia, 1er Avril 2017. En ligne.
  4. Pour une exploration du #GamerGate et des technocultures toxiques, consulter Adrienne Massanari, « #Gamergate and The Fappening: How Reddit’s Algorithm, Governance, and Culture Support Toxic Technocultures » (#GamerGate et Fappening : comment les algorithmes, la gouvernance et la culture de Reddit soutiennent les technocultures toxiques, non traduit en français), New Media & Society, 19(3), 2016, p. 329-346.
  5. En raison de la nature décentralisée du Fédiverse, il n’est pas facile d’obtenir les chiffres exacts du nombre d’utilisateurs, mais quelques projets tentent de mesurer la taille du réseau: The Federation ; Fediverse Network ; Mastodon Users, Bitcoin Hackers.
  6. Pour un exemple de ce type de mélange, consulter Michael Rossman, « Implications of Community Memory » (Implications du projet Community Memory, non traduit en français) SIGCAS – Computers & Society, 6(4), 1975, p. 7-10.
  7. Aymeric Mansoux, « Surface Web Times » (L’ère du Web de surface, non traduit en français), MCD, 69, 2013, p. 50-53.
  8. Burcu Gültekin Punsmann, « What I learned from three months of Content Moderation for Facebook in Berlin » (Ce que j’ai appris de trois mois de modération de contenu pour Facebook à Berlin, non traduit en français), SZ Magazin, 6 January 2018. En ligne.
  9. Pour consulter le code source, voir Raddle ; Postmill, ‘GitLab’ ; Voat ; Voat, ‘GitLab’.
  10. Gabriella Coleman, « The Political Agnosticism of Free and Open Source Software and the Inadvertent Politics of Contrast » (L’agnosticisme politique des FLOSS et la politique involontaire du contraste, non traduit en français), Anthropological Quarterly, 77(3), 2004, p. 507-519.
  11. Pour une discussion plus approfondie sur les multiples possibilités procurés par l’ouverture mais aussi pour un commentaire sur le librewashing, voyez l’article de Jeffrey Pomerantz and Robin Peek, « Fifty Shades of Open », First Monday, 21(5), 2016. En ligne.
  12. Comme exemple d’arguments contre la défédération, voir le commentaire de Kaiser sous l’article du blog de Robek « rw » World : « Mastodon Socal Is THE Twitter Alternative For… », Robek World, 12 janvier 2017. En ligne.
  13. Au moment où Gab a rejoint le réseau, les statistiques du Fédiverse ont augmenté d’environ un million d’utilisateurs. Ces chiffres, comme tous les chiffres d’utilisation du Fédiverse, sont contestés. Pour le contexte, voir John Dougherty et Michael Edison Hayden, « ‘No Way’ Gab has 800,000 Users, Web Host Says », Southern Poverty Law Center, 14 février 2019. En ligne. Et le message sur Mastodon de emsenn le 10 août 2017, 04:51.
  14. Pour une introduction exhaustive aux écrits de Chantal Mouffe, voir Chantal Mouffe, Agonistique : penser politiquement le monde, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014. On lira aussi avec profit la page Wikipédia consacrée à l’agonisme.
  15. Andrew Torba : « Le passage au protocole ActivityPub pour notre base nous permet d’entrer dans les App Stores mobiles sans même avoir à soumettre ni faire approuver nos propres applications, que cela plaise ou non à Apple et à Google », posté sur Gab, url consultée en mai 2019.
  16. David Garcia, « The Revenge of Folk Politics », transmediale/journal, 1, 2018. En ligne.
  17. hbsc & friends, « Have You Considered the Alternative? », Homebrew Server Club, 9 March 2017. En ligne.
  18. Sarah Jamie Lewis (éd.), Queer Privacy: Essays From The Margin Of Society, Victoria, British Columbia, Lean Pub/Mascherari Press, 2017, p. 2.
  19. Shoshana Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, New York, PublicAffairs, 2019.
  20. Silvio Lorusso, Entreprecariat – Everyone Is an Entrepreneur. Nobody Is Safe, Onomatopee: Eindhoven, 2019.
  21. Pour un exemple d’introduction très souvent citée en lien, rédigée par une utilisatrice, cf. Noëlle Anthony,
    Joyeusenoelle/GuideToMastodon, 2019. En ligne.
  22. Au sein de ce texte, nous utilisons « média social commercial » (corporate social media) et « média social alternatif » (alternative social media) comme définis par Robert W. Gehl, « The Case for Alternative Social Media », op. cit..
  23. Pour un relevé permanent de ces problématiques, cf. Pervasive Labour Union Zine, en ligne.
  24. Bien que formulée dans le contexte de Tumblr, pour une discussion à propos des tensions entre le travail numérique, les communautés post-numériques et l’activisme, voyez Cassius Adair et Lisa Nakamura, « The Digital Afterlives of This Bridge Called My Back: Woman of Color Feminism, Digital Labor, and Networked Pedagogy », American Literature, 89(2), 2017, p. 255-278.
  25. « Mastodon », Open Collective. En ligne.
  26. Pour des éléments de discussion sur le financement public des logiciels libres, ainsi que quelques analyses des premiers jets de lois concernant l’accès au code source des logiciels achetés avec l’argent public, cf. Jesús M. González-Barahona, Joaquín Seoane Pascual et Gregorio Robles, Introduction to Free Software, Barcelone, Universitat Oberta de Catalunya, 2009.
  27. par exemple, consultez Atsushi Akera, « Voluntarism and the Fruits of Collaboration: The IBM UserGroup, Share », Technology and Culture, 42(4), 2001, p. 710-736.
  28. Sam Williams, Free as in Freedom: Richard Stallman’s Crusade for Free Software, Farnham: O’Reilly, 2002.
  29. Femke Snelting, « Codes of Conduct: Transforming Shared Values into Daily Practice », dans Cornelia Sollfrank (éd.), The Beautiful Warriors: Technofeminist Praxis in the 21st Century, Colchester, Minor Compositions, 2019, pp. 57-72.
  30. Dušan Barok, Privatising Privacy: Trojan Horse in Free Open Source Distributed Social Platforms, Thèse de Master, Networked Media, Piet Zwart Institute, Rotterdam/Netherlands, 2011.
  31. Voyez l’échange de correspondance Stallman-Ghosh-Glott sur l’étude du FLOSS, « Two Communities or Two Movements in One Community? », dans Rishab Aiyer Ghosh, Ruediger Glott, Bernhard Krieger and Gregorio Robles, Free/Libre and Open Source Software: Survey and Study, FLOSS final report, International Institute of Infonomics, University of Maastricht, Netherlands, 2002. En ligne.
  32. Consultez par exemple Felix von Leitner, « Mon Jul 6 2015 », Fefes Blog, 6 July 2015, en ligne.

 


Qui sont les auteurs

AYMERIC MANSOUX s’amuse avec les ordinateurs et les réseaux depuis bien trop longtemps. Il a été un membre fondateur du collectif GOTO10 (FLOSS+Art anthology, Puredyne distro, make art festival). Parmi les collaborations récentes, citons : Le Codex SKOR, une archive sur l’impossibilité d’archiver ; What Remains, un jeu vidéo 8 bits sur la manipulation des l’opinion publique et les lanceurs d’alerte pour la console Nintendo de 1985 ; et LURK, une une infrastructure de serveurs pour les discussions sur la liberté culturelle, l’art dans les nouveaux médias et la culture du net. Aymeric a obtenu son doctorat au Centre d’études culturelles, Goldsmiths, Université de Londres en 2017, pour son enquête sur le déclin de la diversité culturelle et des formes techno-légales de l’organisation sociale dans le cadre de pratiques culturelles libres et open-source. Il dirige actuellement le Cours de maîtrise en édition expérimentale (XPUB) à l’Institut Piet Zwart, Rotterdam. https://bleu255.com/~aymeric.

ROEL ROSCAM ABBING est un artiste et chercheur dont les travaux portent sur les questions et les cultures entourant les ordinateurs en réseau. Il s’intéresse à des thèmes tels que le réseau, les infrastructures, la politique de la technologie et les approches DIY (NdT : « Faites-le vous-même »). Il est doctorant dans le domaine du design d’interaction à l’université de Malmö.

 




Détruire le capitalisme de surveillance – 6 et fin

Voici la sixième et dernière partie de notre traduction de l’essai que consacre Cory Doctorow au capitalisme de surveillance pour le déconstruire.

Billet original sur le Medium de OneZero : How To Destroy Surveillance Capitalism

Traduction Framalang pour cette partie : Claire, Fabrice, goofy, Jums, Susyl, anonymes

Vous pouvez également :

 

 

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Les Fake news comme crise épistémologique

La Tech n’est pas la seule industrie qui ait subi une concentration massive depuis l’ère Reagan. Quasiment toutes les grandes industries, depuis le pétrole jusqu’à la presse, en passant par l’emballage, le fret maritime, les lunettes, mais aussi la pornographie en ligne, sont devenues des oligarchies sélectives dominées seulement par une poignée de participants.

Dans le même temps, chaque industrie est devenue, en quelque sorte, une industrie technologique, puisque, d’une part, les ordinateurs polyvalents et les principaux réseaux et d’autre part la promesse d’efficacité à travers de l’analyse des données injectent de la technologie dans chaque appareil, chaque processus et chaque entreprise.

Ce phénomène de concentration industrielle fait partie d’une situation plus large de concentration des richesses en général, étant donné qu’un nombre toujours plus réduit de personnes possède une part croissante de notre monde. Cette concentration des richesses et des industries signifie que nos choix politiques sont de plus en plus tributaires des intérêts des personnes et des entreprises qui possèdent toutes ces richesses.

Cela signifie que lorsqu’un régulateur pose une question à laquelle la réponse est empirique (par exemple : « Les hommes sont-ils responsables du changement climatique ? » ou bien « Devons-nous laisser les entreprises s’adonner à la surveillance commerciale de masse ? » ou encore « La société tire-t-elle des avantages de l’autorisation de violations de la neutralité des réseaux ? »), la réponse qui en découle sera exacte uniquement si elle est conforme à celle proposée par les riches et les industries qui les rendent si riches.

Les riches ont toujours joué un rôle démesuré en politique, d’autant plus depuis la décision depuis l’arrêt Citizens United de la Cour suprême qui supprime des moyens décisifs de contrôle des dépenses électorales. Creuser les inégalités et concentrer les richesses signifie que les plus riches sont maintenant beaucoup plus riches et peuvent se permettre de dépenser beaucoup plus d’argent pour des projets politiques qu’auparavant. Pensez aux frères Koch, à George Soros ou à Bill Gates.

Mais les distorsions politiques des riches sont négligeables en comparaison des distorsions politiques dont les secteurs industriels centralisés sont capables. Les entreprises de ces secteurs industriels hautement centralisées sont beaucoup plus rentables que les entreprises de secteurs concurrentielles : pas de concurrence veut dire pas besoin de casser les prix ou d’améliorer la qualité pour gagner des clients, ce qui leur permet de dépenser leurs excédents de capitaux en lobbying.

Il est aussi plus facile pour les industries centralisées de collaborer sur des objectifs stratégiques plutôt que d’entrer en concurrence directe. Lorsque tous les cadres exécutifs de votre industrie peuvent se réunir autour d’une seule table, ils le font. Et souvent, lorsqu’ils le font, ils peuvent s’accorder sur un consensus autour des régulations.

Grimper les échelons dans une industrie centralisée veut généralement dire travailler pour deux ou trois grandes entreprises. Quand il n’y a qu’un nombre relativement réduit d’entreprises dans un secteur, chaque entreprise a ses échelons exécutifs sclérosés, qui ne laissent aux cadres ambitieux que très peu de possibilités de promotion, à moins d’être recrutés par un concurrent. Il est probable que le gratin des cadres exécutifs d’un secteur centralisé ont tous été collègues à un moment, qu’ils ont évolué dans les mêmes cercles sociaux, qu’ils se sont rencontrés via leurs relations sociales ou, par exemple, en étant administrateur des biens des autres. Ces relations étroites favorisent une attitude collégiale plutôt que concurrentielle.

Les industries hautement concentrées sont également des casse-têtes à réglementer. Dans une industrie dominée par seulement quatre ou cinq sociétés, les seules personnes susceptibles de vraiment en comprendre les pratiques sont les anciens cadres exécutifs de ce secteur. Cela signifie que les hauts dirigeants des services de régulation sont souvent les anciens cadres des entreprises qu’ils sont censés réguler. Cette rotation de la gouvernance est souvent tacitement considérée comme une forme d’absence autorisée, et les anciens employeurs accueillent alors à nouveau volontiers dans leurs rangs leurs anciens chiens de garde lorsque leur mandat se termine.

Tout ça pour dire que les liens sociaux étroits, le petit nombre d’entreprises et la mainmise sur les systèmes de réglementation donnent aux entreprises qui composent ces secteurs centralisés le pouvoir de contrôler beaucoup sinon toutes les régulations qui les limitent.

Et c’est de plus en plus visible. Que ce soient des prêteurs sur gages qui gagnent le droit de pratiquer des prêts agressifs, Apple qui gagne le droit de décider qui peut réparer votre téléphone, Google et Facebook qui gagnent le droit d’accéder à vos données personnelles sans aucune conséquence significative, les victoires des entreprises pétrolières, l’impunité des fabricants d’opioïdes, les subventions fiscales massives pour des entreprises dominantes incroyablement rentables, il est de plus en plus évident qu’un grand nombre de nos procédures officielles, basées sur des faits et à la recherche de la vérité, sont, en réalité des ventes aux enchères au plus offrant.

Il est vraiment impossible de surestimer l’ampleur de cette perspective terrifiante. Nous vivons dans une société incroyablement high-tech et aucun de nous ne pourrait acquérir l’expertise nécessaire pour évaluer chacune des propositions technologiques qui nous séparent de notre horrible disparition finale. Vous pourriez passer une vie entière à acquérir les compétences numériques pour distinguer les publications scientifiques fiables des faux-semblants financés par la corruption, tout comme acquérir les connaissances en microbiologie et épidémiologie pour savoir si les déclarations sur la sûreté des vaccins sont recevables. Mais vous seriez toujours incompétent⋅e pour savoir si le câblage électrique de votre maison pourrait vous électrocuter, ou si le logiciel qui pilote les freins de votre voiture ne risque pas de les lâcher sans prévenir, ou encore si l’hygiène de votre boucher est suffisante pour vous éviter de mourir à la fin de votre repas.

Dans un monde aussi complexe que celui-là, nous devons nous en référer aux autorités, et nous nous assurons qu’ils restent honnêtes en leur faisant rendre des comptes et se soumettre à des règles pour éviter les conflits d’intérêts. Nous ne pouvons pas acquérir l’expertise pour émettre un jugement sur les demandes contradictoires concernant la meilleure façon de rendre le monde sûr et prospère, mais nous pourrions déterminer si le processus d’évaluation lui-même est fiable.

Pour le moment, ce n’est pas du tout le cas.

Durant ces quarante dernières années, l’accroissement des inégalités et de la concentration des industries, conjugué à la diminution de la responsabilité et au manque de transparence des organismes experts, ont renforcé le sentiment d’une catastrophe imminente, ce sentiment qu’il existe de grandes conspirations à l’œuvre qui opèrent avec une approbation officielle tacite, malgré la probabilité qu’elles travaillent à leur propre survie sur les ruines de notre monde.

Par exemple, cela fait des décennies que les scientifiques d’Exxon eux-mêmes ont conclu que leur production rendrait la Terre inhabitable par les humains. Et ces décennies sont désormais bel et bien perdues pour nous, en grande partie à cause du lobbying d’Exxon auprès des gouvernements et de l’instillation de doutes sur la dangerosité de sa production, et ce avec l’appui de beaucoup d’agents de l’État. Lorsque votre survie et celle de votre entourage sont menacées par des conspirations, il n’est pas anormal de commencer à s’interroger sur les choses que vous pensez connaître pour tenter de savoir si elles sont, elles aussi, le résultat d’une autre conspiration.

L’effondrement de la crédibilité de nos systèmes face aux vérités révélées nous a laissé dans un état de chaos épistémologique. Avant, la plupart d’entre nous pensaient que le système fonctionnait et que nos régulations reflétaient le meilleur des vérités empiriques de notre monde, car elles étaient mieux comprises. Désormais, nous devons trouver nos propres experts pour nous aider à trier le vrai du faux.

Si vous êtes comme moi, vous devez probablement croire que les vaccins sont sûrs, mais (comme moi) vous ne pouvez pas expliquer la microbiologie ou les statistiques. Peu d’entre nous possèdent les capacités en mathématiques suffisantes pour pouvoir lire les documents sur la sûreté des vaccins et décrire en quoi leurs statistiques sont valides. De même, peu d’entre nous peuvent examiner la documentation sur la sûreté des opioïdes (désormais discréditée) et expliquer en quoi ces statistiques étaient manipulées. Les vaccins comme les opioïdes ont été acceptés par le corps médical, après tout, et pourtant les uns sont sûrs tandis que les autres pourraient détruire votre vie. Il ne vous reste qu’une myriade de règles au doigt mouillé pour lesquelles vous devez faire confiance aux experts pour vérifier des affirmations controversées et expliquer ensuite en quoi tous ces respectables médecins et leurs recherches évaluées par des pairs sur les opioïdes étaient une aberration, et comment vous savez que la littérature médicale sur la sécurité des vaccins n’est pas, elle aussi, une aberration.

Je suis certain à 100 % que la vaccination est sûre et efficace, mais j’ai aussi un peu de mal à comprendre exactement, précisément, pourquoi j’y crois, étant donné toute la corruption dont j’ai connaissance et les nombreuses fois où on découvre sous le sceau de la vérité un mensonge éhonté pour enrichir toujours plus les ultra-riches.

Les fake news, que ce soit une théorie du complot, une idéologie raciste ou un négationnisme scientifique, ont toujours existé. Ce qui est nouveau aujourd’hui, ce n’est pas le mélange des idées dans le discours public mais la popularité des pires idées dans de ce mélange. La conspiration et le déni ont explosé au même rythme que les inégalités les plus criantes, qui ont elles-mêmes suivi le même chemin que les Géants de la tech, les Géants de l’industrie pharmaceutique, les Géants du catch et les Géants de l’automobile et les Géants du cinéma et les Géants de tout le reste.

Personne ne peut dire avec certitude comment on en est arrivé là, mais les deux camps principaux sont l’idéalisme (la conviction que les personnes qui défendent ces conspirations se sont améliorés à les expliquer, peut-être avec l’aide d’outils d’apprentissage machine) et le matérialisme (les idées sont devenues plus séduisantes en raison des conditions matérielles du monde).

Je suis matérialiste. J’ai été exposé aux arguments des théories conspirationnistes toute ma vie, et je n’ai jamais constaté d’amélioration soudaine de la qualité de ces arguments.

La principale différence réside bien dans le monde, et non dans les arguments. À une époque où les vraies conspirations sont banales, les théories conspirationnistes deviennent de plus en plus vraisemblables.

Nous avons toujours eu des désaccords sur ce qui est vrai, mais aujourd’hui nous avons des désaccords sur la manière dont nous savons si quelque chose est vrai. C’est une crise épistémologique, pas une crise de la croyance. Une crise de la crédibilité de nos exercices de recherche de la vérité, depuis les revues scientifiques (à une époque où les principaux éditeurs ont été pris la main dans le sac en train de publier des revues d’articles payantes avec de la science de pacotille) jusqu’aux instances régulatrices (à une époque où les régulateurs ont pris l’habitude de faire des allers-retours dans le monde des affaires) en passant par l’éducation (à une époque où les universités dépendent de mécénats d’entreprises pour garder la tête hors de l’eau).

Le ciblage – le capitalisme de surveillance – permet de trouver plus facilement des personnes qui subissent cette crise épistémologique, mais ce n’est pas lui qui crée la crise en elle-même. Pour cela, il faut regarder du côté de la corruption.

Et, heureuse coïncidence, c’est la corruption qui permet au capitalisme de surveillance de se développer en démantelant les protections contre les monopoles, en permettant la collecte et la conservation des données personnelles, en autorisant les publicités à être ciblées sans consentement, et en empêchant d’aller ailleurs pour continuer à profiter de vos amis sans vous soumettre à la surveillance commerciale.

La tech, c’est différent

Je refuse les deux variantes de l’exceptionnalisme technologique : d’une part l’idée que la technologie puisse être uniquement exécrable et dirigée par des personnes plus avides ou plus horribles que les dirigeants d’autres secteurs industriels et, d’autre part, l’idée que la technologie est tellement bénéfique, ou qu’elle est si intrinsèquement destinée à la concentration, que personne ne peut lui reprocher son statut monopolistique actuel.

Je pense que la technologie n’est qu’une industrie comme les autres, même si elle a grandi sans véritables contraintes de monopole. Elle a peut-être été la première, mais ce n’est pas la pire et ce ne sera pas la dernière.

Mais il y a un cas de figure où je suis en faveur de l’exception technologique. Je pense que les outils en ligne sont la clé pour surmonter des problèmes bien plus urgents que le monopole de la technologie : le changement climatique, les inégalités, la misogynie et les discriminations fondées sur la race, le genre et d’autres critères. Internet nous permet de recruter des personnes pour mener ces combats et coordonner leurs efforts. La technologie ne remplace pas la responsabilité démocratique, ni l’État de droit, ni l’équité, ni la stabilité, mais elle est un moyen d’atteindre ces objectifs.

Notre espèce a un vrai problème avec la coordination. Tout, du changement climatique au changement social en passant par la gestion d’une entreprise et le fonctionnement d’une famille, peut être considéré comme un problème d’action collective.

Grâce à Internet, il est plus facile que jamais de trouver des personnes qui veulent collaborer à un projet avec vous (d’où le succès des logiciels libres et open source, du financement participatif, des groupes racistes terroristes…) et jamais il n’a été aussi facile de coordonner le travail que vous faites.

Internet et les ordinateurs que nous y connectons possèdent aussi une qualité exceptionnelle : la polyvalence de leur usage. Internet est conçu pour permettre à deux interlocuteurs s’échanger des données, en utilisant n’importe quel protocole, sans l’autorisation d’une personne tierce. La seule contrainte de conception que nous ayons pour produire des ordinateurs, c’est qu’ils doivent être polyvalents. Un ordinateur complet au sens de Turing peut exécuter tous les programmes que nous pouvons exprimer dans une logique symbolique.

Cela signifie que chaque fois qu’une personne avec un besoin particulier de communication investit dans des infrastructures et des moyens techniques pour rendre Internet plus rapide, moins cher et plus robuste, cela bénéficie à tous celles et ceux qui utilisent Internet pour communiquer. Cela signifie également que chaque fois qu’une personne qui a des besoins informatiques particuliers investit pour rendre les ordinateurs plus rapides, moins chers et plus robustes, toutes les autres applications informatiques sont des bénéficiaires potentielles de ce travail.

Pour toutes ces raisons, tous les types de communication sont progressivement absorbés par Internet, et toutes les catégories d’appareils, des avions aux stimulateurs cardiaques, finissent par devenir un ordinateur dans un joli boîtier fantaisie.

Bien que ces considérations n’empêchent pas de réglementer les réseaux et les ordinateurs, elles constituent un appel à la rigueur et à la prudence, car les changements apportés aux cadres réglementaires pourraient avoir des conséquences imprévues dans de très nombreux domaines.

La conséquence de tout cela, c’est que notre meilleure chance de résoudre nos énormes problèmes de coordination – le changement climatique, les inégalités, etc. – réside dans une technologie éthique, libre et ouverte. Et notre meilleure chance de maintenir des technologies libres, ouvertes et éthiques c’est de nous montrer prudents dans la manière de réglementer la technologie et de prêter une attention particulière à la façon dont les interventions pour résoudre un problème peuvent créer de nouveaux problèmes dans d’autres domaines.

La propriété des faits

Les Géants de la tech ont une drôle de relation avec l’information. Lorsque vous générez des informations, qu’il s’agisse de données de localisation diffusées en continu par votre appareil mobile ou des messages privés que vous envoyez à vos amis sur un réseau social, ils revendiquent le droit d’utiliser ces données de manière illimitée.

Mais lorsque vous avez l’audace d’inverser les rôles, en utilisant un outil bloqueur de publicités ou qui récupère vos mises à jour en attente sur un réseau social et les installe dans une autre application qui vous laisse déterminer vos propres priorités et suggestions, ou qui analyse leur système pour vous permettre de créer une entreprise concurrente, alors là, ils prétendent que vous les volez.

En réalité, l’information ne convient à aucun type de régime de propriété privée. Les droits de propriété permettent de créer des marchés qui peuvent conduire au développement d’actifs non exploités. Ces marchés dépendent d’intitulés clairs pour garantir que les choses qui y sont achetées et vendues peuvent réellement être achetées et vendues.
Les informations ont rarement un intitulé aussi clair. Prenez les numéros de téléphone : de toute évidence, il n’est pas normal que Facebook récupère les carnets d’adresses de millions d’utilisateurs et utilise ces numéros de téléphone pour créer des graphes sociaux et renseigner les informations manquantes sur les autres utilisateurs.

Mais les numéros de téléphone que Facebook acquiert sans consentement dans le cadre de cette transaction ne sont pas la « propriété » des utilisateurs auxquels ils sont soustraits, ni celle des personnes dont le téléphone sonne lorsque vous les composez. Ces numéros sont de simples nombres entiers, composés de 10 chiffres aux États-Unis et au Canada, et on les trouve dans des milliards d’endroits, y compris quelque part dans le nombre Pi, ainsi que dans de nombreux autres contextes. Accorder aux gens des titres de propriété sur des nombres entiers est vraiment une très mauvaise idée.

Il en va de même pour les données que Facebook et d’autres acteurs de la surveillance publicitaire acquièrent à notre sujet, comme le fait que nous sommes les enfants de nos parents ou les parents de nos enfants ou que nous avons eu une conversation avec quelqu’un d’autre ou sommes allés dans un lieu public. Ces éléments d’informations ne peuvent pas vous appartenir comme votre maison ou votre chemise vous appartiennent, car leur titre de propriété est vague par nature. Votre mère est-elle propriétaire du fait d’être votre mère ? Et vous ? L’êtes-vous tous les deux ? Et votre père, est-il également propriétaire de ce fait ou doit-il obtenir une licence de votre part (ou de votre mère ou de vous deux) pour pouvoir en faire usage ? Qu’en est-il des centaines ou des milliers d’autres personnes qui disposent de ces données ?

Si vous allez à une manifestation Black Lives Matter, les autres manifestants ont-ils besoin de votre autorisation pour poster leurs photos de l’événement ? Les querelles en ligne sur le moment et la manière de publier des photos de manifestations révèlent un problème subtil et complexe, difficile à régler d’un coup de baguette magique en accordant à certains un droit de propriété que tous les autres doivent respecter.

Le fait que l’information ne fasse pas bon ménage avec la propriété et les marchés ne signifie pas pour autant qu’elle n’a aucune de valeur. Un bébé n’est pas un bien, il n’en reste pas moins qu’il possède une valeur incontestable. En réalité, nous avons un ensemble de règles uniquement dédié aux bébés, et une partie seulement de ces règles s’appliquent aux humains de façon plus générale. Celui qui affirmerait que les bébés n’auront pas véritablement de valeur tant qu’on ne pourra pas les acheter et les vendre comme des petits pains serait immédiatement et à juste titre condamné comme un monstre.

Il est tentant d’attraper le marteau de la propriété quand les Géants de la tech traitent vos informations comme des clous, en particulier parce que les Géants de la tech font un tel abus des marteaux de la propriété quand il s’agit de leurs informations. Mais c’est une erreur. Si nous permettons aux marchés de nous dicter l’usage de nos informations, nous allons devenir des vendeurs sur un marché d’acheteurs. Un marché qui sera monopolisé par les Géants de la tech. Ils attribueront un si bas prix à nos données, qu’il en deviendra insignifiant ou, plus probablement, qu’il sera fixé à un prix proche de zéro sans aucune possibilité de négociation, et ce, grâce à un accord donné d’un simple clic, sans possibilité de le modifier.

D’ici là, établir des droits de propriété sur l’information créera des obstacles insurmontables au traitement indépendant des données. Imaginez que l’on exige de négocier une licence quand un document traduit est comparé à sa version originale, ce qu’a fait Google et qu’il continue à faire des milliards de fois pour entraîner ses outils de traduction automatique. Google peut se le permettre, mais pas les tiers indépendants. Google peut mettre en place un service d’autorisation pour négocier des paiements uniques à des institutions comme l’UE (l’un des principaux dépositaires de documents traduits). Alors que les organismes de surveillance indépendants, qui veulent vérifier que les traductions sont bien préparées ou bien qui veulent éliminer les erreurs de traduction, auront besoin d’un service juridique doté de personnel et de millions pour payer les licences avant même de pouvoir commencer.

Il en va de même pour les index de recherche sur le Web ou les photos des maisons des gens, qui sont devenues controversées avec le projet Street View de Google. Quels que soient les problèmes que pose la photographie de scènes de rue par Google, les résoudre en laissant les gens décider qui peut photographier les façades de leurs maisons depuis une rue publique créera sûrement des problèmes plus graves encore. Pensez à l’importance de la photographie de rue pour la collecte d’informations, y compris la collecte informelle d’informations, comme les photos d’abus d’autorité, et combien il est important de pouvoir documenter l’habitat et la vie dans la rue pour contester un droit de préemption, plaider en faveur de l’aide sociale, signaler les violations de la planification et de zonage, documenter les conditions de vie discriminatoires et inégales, etc.

S’approprier des faits est contraire à un grand nombre de progrès humains. Il est difficile d’imaginer une règle qui limite l’exploitation par les Géants de la tech de notre travail collectif sans empêcher involontairement des personnes de recueillir des données sur le cyber-harcèlement ou de compiler des index de changements de langue, ou encore simplement d’enquêter sur la façon dont les plateformes façonnent notre discours. Tout cela nécessite d’exploiter des données créées par d’autres personnes et de les soumettre à l’examen et à l’analyse.

La persuasion, ça marche… mais lentement

Les plateformes peuvent exagérer leur capacité à persuader les gens, mais il est évident que la persuasion fonctionne parfois. Qu’il s’agisse du domaine privé utilisé par les personnes LGBTQ pour recruter des alliés et faire reconnaître une diversité sexuelle ou du projet mené depuis des décennies pour convaincre les gens que les marchés constituent le seul moyen efficace de résoudre les problèmes complexes d’allocation de ressources, il est clair que nos comportements sociaux peuvent changer.

Modifier les comportements au sein de la société est un projet de longue haleine. Pendant des années, les svengalis ont prétendu pouvoir accélérer ce processus, mais même les formes de propagande les plus brutales ont dû se battre pour susciter des changements permanents. Joseph Goebbels a dû soumettre les Allemands à des heures de radiodiffusion quotidiennes obligatoires pour arrêter les opposants et les assassiner, ainsi que de s’assurer d’un contrôle intégral sur l’éducation des enfants, tout en excluant toute littérature, émission ou film qui ne se conformaient pas à sa vision du monde.

Cependant, après 12 ans de terreur, une fois la guerre terminée, l’idéologie nazie a largement été discréditée en Allemagne de l’Est comme de l’Ouest, et un programme de vérité et de réconciliation nationale a été mis en place. Le racisme et l’autoritarisme n’ont jamais été totalement abolis en Allemagne, mais la majorité des Allemands n’étaient pas non plus définitivement convaincus par le nazisme. La montée de l’autoritarisme raciste en Allemagne aujourd’hui montre que les attitudes libérales qui ont remplacé le nazisme n’étaient pas plus définitives que le nazisme lui-même.

Le racisme et l’autoritarisme ont également toujours été présents chez nous, en Amérique du Nord. Tous ceux qui se sont déjà penchés sur le genre de messages et d’arguments que les racistes avancent aujourd’hui auraient du mal à faire croire qu’ils ont fait des progrès dans la façon de présenter leurs idées. On retrouve aujourd’hui dans le discours des principaux nationalistes blancs la même pseudo-science, les mêmes recours à la peur, le même raisonnement en boucle que ceux présentés par les racistes des années 1980, lorsque la cause de la suprématie blanche était en perte de vitesse.

Si les racistes n’ont pas été plus convaincants au cours de la dernière décennie, comment se fait-il que davantage de personnes aient été convaincues d’être ouvertement racistes ? Il semble que la réponse se trouve dans le monde matériel, pas dans le monde des idées. Non pas qu’elles soient devenues plus convaincantes, mais les gens sont devenus de plus en plus peureux. Ils ont peur de ne plus pouvoir faire confiance à l’État pour agir de façon honnête dans des domaines essentiels, depuis la gestion de l’économie jusqu’à la réglementation des analgésiques ou celle du traitement des données privées.

Les gens ont peur que le monde soit devenu un jeu de chaises musicales dans lequel les chaises sont retirées à un rythme sans précédent. Ils ont peur que la justice soit rendue à leur détriment. Le monopole n’est pas la cause de ces craintes, mais l’inégalité, la misère matérielle et les mauvaises pratiques politiques qu’il engendre y contribue fortement. L’inégalité crée les conditions propices aux conspirations et aux idéologies racistes violentes. Le capitalisme de surveillance permet alors aux opportunistes de cibler les personnes qui ont peur et celles qui sont conspirationnistes.

Payer ne va pas aider à grand-chose

Comme le dit le déjà vieil adage : « si c’est gratuit, c’est toi le produit ».
Aujourd’hui, c’est un lieu commun de croire que le péché originel du capitalisme de surveillance a été l’arrivée des médias gratuits financés par la publicité. Le raisonnement était le suivant : les entreprises qui faisaient payer l’accès ne pouvaient pas « concurrencer les médias gratuits » et elles étaient donc éjectées du marché. Les concurrents soutenus par la publicité, quant à eux, ont déclaré ouverte la saison de la chasse aux données de leurs utilisateurs dans la perspective d’améliorer le ciblage de leurs publicités, gagner plus d’argent et faire appel aux stratégies les plus étonnantes pour générer davantage de clics sur ces publicités. Si seulement nous nous mettions à payer à nouveau, nous aurions un meilleur système d’information, plus responsable, plus sobre et qui serait vertueux pour la démocratie.

Mais la dégradation de la qualité des actualités a précédé de loin l’avènement des informations en ligne financées par la pub. Bien avant l’ère des journaux en ligne, les lois antitrust appliquées de façon laxiste avaient ouvert la porte à des vagues sans précédent de restructuration et de dégraissage dans les salles de rédaction. Des journaux rivaux ont fusionné, des journalistes et des vendeurs d’espace publicitaire ont été virés, des espaces de bureaux ont été vendus ou loués, laissant les entreprises criblées de dettes à cause d’un système de rachat par endettement et de bénéfices distribués aux nouveaux propriétaires. En d’autres termes, ce n’était pas simplement le déclin des petites annonces, longtemps considéré comme responsable du déclin des journaux, qui a rendu ces entreprises de presse incapables de s’adapter à Internet, c’était la monopolisation.

Pendant que les entreprises de presse débarquaient en ligne, les revenus de la publicité se sont mis à décroître, alors même que le nombre d’internautes (et donc un lectorat en ligne potentiel) augmentait. Cette évolution était due à la consolidation du marché des ventes de publicités, Google et Facebook étaient devenus un duopole qui gagnait chaque année davantage d’argent avec la pub, tout en payant de moins en moins les éditeurs dont le travail apparaissait à côté des publicités. Le monopole a créé un marché d’acheteurs pour la diffusion publicitaire et Facebook et Google en étaient les maîtres et les gardiens.

Les services payants continuent d’exister aux côtés des services gratuits – soucieux qu’ils sont d’empêcher les internautes de contourner leur page de paiement ou de partager des médias payants – ils exercent le plus grand contrôle sur leurs clients. iTunes d’Apple et les App stores sont des services payants, mais pour maximiser leur rentabilité, Apple doit verrouiller ses plateformes pour que des tiers ne puissent pas créer de logiciels compatibles sans autorisation. Ces verrous permettent à l’entreprise d’exercer à la fois un contrôle éditorial (qui permet de rejeter des contenus politiques controversés) et technologique, y compris sur la possibilité de réparer le matériel qu’elle fabrique. Si nous redoutons que les produits financés par la pub privent les gens de leur droit à l’autodétermination en utilisant des techniques de persuasion pour orienter leurs décisions d’achat dans une direction ou dans une autre, alors le contrôle quasi total d’une seule entreprise sur la décision de savoir qui va vous vendre le logiciel, les pièces détachées et les services pour votre iPhone devrait sacrément nous inquiéter.

Nous ne devrions pas nous préoccuper uniquement du paiement et du contrôle : l’idée que payer améliore la situation est également fausse et dangereuse. Le faible taux de réussite de la publicité ciblée signifie que les plateformes doivent vous inciter à « vous engager » fortement envers les messages publicitaires pour générer suffisamment de pages vues et préserver ainsi leurs profits. Comme indiqué plus haut, pour accroître l’engagement, les plateformes comme Facebook utilisent l’apprentissage automatique afin de deviner quels messages seront les plus incendiaires et feront tout pour les afficher sous vos yeux dès que vous vous connectez, pour vous faire réagir par la haine et vous disputer avec les gens.

Peut-être que payer réglerait ce problème, selon ce raisonnement. Si les plateformes pouvaient être économiquement viables même si vous arrêtiez de cliquer dessus une fois votre curiosité intellectuelle et sociale assouvie, alors elles n’auraient aucune raison de vous mettre en colère avec leurs algorithmes pour obtenir plus de clics, n’est-ce pas ?

Cet argument est peut-être valable, mais il ne tient toujours pas compte du contexte économique et politique plus large de ces plateformes et du monde qui leur a permis de devenir si dominantes.

Les plateformes sont mondiales parce qu’elles sont des monopoles, et elles sont des monopoles parce que nous avons vidé de leur substance nos règles anti-monopoles les plus importantes et les plus fiables. L’antitrust a été neutralisé car c’était la condition nécessaire pour que le projet de rendre les riches plus riches encore réussisse. La plupart des habitants de la planète ont une valeur nette négative, et même la classe moyenne en recul est dans un état précaire, en manque d’épargne pour la retraite, d’assurances contre les catastrophes sanitaires et de garanties contre les catastrophes climatiques et technologiques.
Dans ce monde féroce et inégalitaire, payer n’améliore pas la situation. Cela ne fait que la rendre hors de prix pour la plupart des gens. Payer pour le produit, c’est super quand vous avez les moyens.

Si vous pensez que les bulles de filtres actuelles constituent un problème pour notre monde, imaginez ce qu’elles seraient si les riches fréquentaient le marché des idées à l’athénienne, où il faudrait payer pour entrer pendant que les autres vivent dans des espaces en ligne subventionnés par des bienfaiteurs aisés et ravis de créer des espaces de discussion dans lesquels le « règlement intérieur » interdit de contester le système. Imaginez si les riches se retiraient de Facebook, et qu’au lieu de diffuser des publicités qui rapportent de l’argent à ses actionnaires, Facebook devienne un projet loufoque de milliardaire, visant aussi à s’assurer que personne ne se demande jamais s’il est juste que seuls les milliardaires aient le droit de se retrouver dans les derniers recoins d’internet.

Derrière l’idée de payer pour avoir accès se cache la conviction que les marchés libres permettront de remédier au dysfonctionnement des Géants de la tech. Après tout, quand les gens ont une opinion sur la surveillance, celle-ci est souvent mauvaise, et plus la surveillance d’une personne est longue et approfondie, moins elle a tendance à plaire. Il en va de même pour le verrouillage : si l’encre Hewlett-Packard ou l’App Store Apple étaient si géniales que ça, les mesures techniques pour empêcher les utilisateurs de choisir un produit concurrent seraient inutiles. Ces parades techniques existent pour la simple et bonne raison que ces entreprises ne croient pas que leurs clients se soumettraient spontanément à leurs conditions, et qu’elles veulent les empêcher d’aller voir ailleurs.

Les défenseurs des marchés louent leur capacité à agréger les connaissances diffusées par les acheteurs et les vendeurs dans la société toute entière, par le biais d’informations sur la demande, sur les prix, etc. L’argument en faveur d’un capitalisme de surveillance « voyou » voudrait que les techniques de persuasion basées sur l’apprentissage automatique faussent les décisions des consommateurs, ce qui conduirait à des informations faussées – les consommateurs n’achètent pas ce qu’ils préfèrent, mais ce qu’ils sont amenés à préférer. Il s’ensuit des pratiques monopolistiques de verrouillage qui relèvent davantage encore d’un « capitalisme voyou » et qui restreignent encore plus la liberté de choix du consommateur.

La rentabilité de n’importe quelle entreprise est limitée par la possibilité que ses clients aillent voir ailleurs. La surveillance et le verrouillage sont tous les deux des anti-fonctionnalités qu’aucun client ne désire. Mais les monopoles peuvent se mettre les régulateurs dans la poche, écraser la concurrence, s’insinuer dans la vie privée de leurs clients et pousser les gens à « choisir » leurs services qu’ils le veuillent ou non. Que c’est bon d’être odieux quand il n’existe pas d’alternative.
Au final, la surveillance et le verrouillage sont simplement des stratégies commerciales que peuvent choisir les monopoles.

Les entreprises de surveillance comme Google sont parfaitement capables de déployer des technologies de verrouillage. Il suffit de regarder les clauses de la coûteuse licence d’Android qui obligent les fabricants d’appareils à les intégrer dans la suite d’applications Google. Et les entreprises de verrouillage comme Apple sont parfaitement capables de soumettre leurs utilisateurs à la surveillance pour satisfaire Pékin et ainsi préserver un accès commercial au marché chinois. Les monopoles sont peut-être composés de personnes éthiques et respectables, mais en tant qu’institutions, ils ne comptent pas parmi vos amis : ils feront tout ce qu’ils peuvent pour maximiser leurs profits, et plus ils auront de monopole, mieux ils tireront leur épingle du jeu.

Une fenêtre de tir « écologique » pour briser les trusts

Si nous voulons briser l’emprise mortelle des Géants du Web sur nos vies numériques, nous allons devoir combattre les monopoles. Cela peut paraître banal et ringard, un truc qui vient de l’ère du New Deal, alors que faire cesser l’utilisation automatique des données comportementales ressemble au scénario d’un roman cyberpunk très cool.
En revanche, il semble que nous ayons oublié comment on brise des monopoles. Il existe un consensus des deux côtés de l’Atlantique pour considérer que le démantèlement des entreprises est au mieux une histoire de fous, susceptible d’embourber les juges fédéraux dans des années de procédure judiciaire, et au pire contre-productif car il grignote les « avantages des consommateurs » dont les économies d’échelle sont colossales.

Mais les briseurs de trusts ont autrefois parcouru le pays dans tous les sens, en brandissant des livres de droit, terrorisant les magnats du vol organisé et réduisant en pièces l’illusion de l’emprise toute-puissante des monopoles sur notre société. L’ère de la lutte antitrust ne pouvait pas commencer sans la volonté politique pour le faire, avant que le peuple réussisse à convaincre les politiciens qu’ils les soutiendraient dans leur affrontement contre les hommes les plus riches et les plus puissants du monde.

Pouvons-nous retrouver cette volonté politique ?
James Boyle, un universitaire spécialisé dans le copyright, a analysé comment le terme « écologie » a marqué un tournant dans le militantisme pour l’environnement. Avant l’adoption de ce terme, les personnes qui voulaient protéger les populations de baleines ne se considéraient pas forcément comme combattant pour la même cause que celles qui voulaient protéger la couche d’ozone ou lutter contre la pollution de l’eau ou les pluies acides.

Mais le terme « écologie » a regroupé ces différentes causes en un seul mouvement, dont les membres se sont montrés solidaires les uns des autres. Ceux qui se souciaient de la pollution de l’eau ont signé les pétitions diffusées par ceux qui voulaient mettre fin à la chasse à la baleine, et ceux qui s’opposaient à la chasse à la baleine ont défilé aux côtés de ceux qui réclamaient des mesures contre les pluies acides. Cette union en faveur d’une cause commune a radicalement changé la dynamique de l’environnementalisme et ouvert la voie à l’activisme climatique actuel et au sentiment que la préservation de l’habitabilité de la planète Terre relève d’un devoir commun.

Je crois que nous sommes à l’aube d’un nouveau moment « écologique » consacré à la lutte contre les monopoles. Après tout, la technologie n’est pas la seule industrie concentrée, ni même la plus concentrée.
On trouve des partisans du démantèlement des trusts dans tous les secteurs de l’économie. On trouve partout des personnes abusées par des monopolistes qui ont ruiné leurs finances, leur santé, leur vie privée, leur parcours et la vie de leurs proches. Ces personnes partagent la même cause que ceux qui veulent démanteler les Géants de la tech et ont les mêmes ennemis. Lorsque les richesses sont concentrées entre les mains d’un petit nombre, presque toutes les grandes entreprises ont des actionnaires en commun.

La bonne nouvelle, c’est qu’avec un peu de travail et de coordination, nous disposons d’une volonté politique largement suffisante pour démanteler les Géants de la tech et tous les secteurs qui y sont concentrés. Commençons par Facebook, puis nous nous attaquerons à AT&T/WarnerMedia [groupes étatsuniens, comparable à Orange et Vivendi respectivement].
La mauvaise nouvelle, c’est que la majeure partie de ce que nous entreprenons aujourd’hui pour dompter les Géants de la tech plutôt que de démanteler les grandes entreprises, nous empêchera de les démanteler demain.

Actuellement, la concentration des Géants de la tech signifie que leur inaction en matière de harcèlement, par exemple, place leurs utilisateurs devant un choix impossible : s’absenter du débat public en quittant Twitter, par exemple, ou subir des agressions ignobles en permanence. La collecte et la conservation excessives de données par les Géants de la tech se traduisent par un odieux vol d’identité. Et leur inaction face au recrutement d’extrémistes signifie que les partisans de la suprématie blanche qui diffusent leurs fusillades en direct peuvent toucher un public de plusieurs milliards de personnes. La concentration des technologies et celle des médias implique une diminution des revenus des artistes, alors que les revenus générés par les créations de ces derniers augmentent.

Pourtant, les gouvernements confrontés à ces problèmes aboutissent tous inévitablement à la même solution : confier aux Géants de la tech le soin de contrôler leurs utilisateurs et de les rendre responsables de leurs mauvais comportements. Vouloir obliger les Géants de la tech à utiliser des filtres automatisés pour tout bloquer, de la violation des droits d’auteur au trafic sexuel, en passant par l’extrémisme violent, implique que les entreprises technologiques devront consacrer des millions pour faire fonctionner des systèmes conformes.

Ces règles, comme la nouvelle directive européenne sur les droits d’auteur, la nouvelle réglementation australienne sur le terrorisme, la loi américaine FOSTA/SESTA sur le trafic sexuel et d’autres encore, signent l’arrêt de mort des petits concurrents émergents qui pourraient contester la domination des Géants de la tech, mais n’ont pas les moyens financiers des opérateurs historiques pour acquérir tous ces systèmes automatisés. Plus grave, elles fixent un plancher en deçà de ce que nous pouvons espérer imposer aux Géants de la tech.

C’est parce que toute initiative visant à démanteler les Géants de la tech et à réduire leur taille se heurte à une limite, celle qui consiste à ne pas la réduire trop sous peine de les empêcher de financer leurs activités, car investir dans ces filtres automatisés et sous-traiter la modération de contenu coûte cher. Il va déjà être difficile de séparer ces monstres chimériques fortement concentrés qui ont été assemblés les uns aux autres pour obtenir des bénéfices de monopoles. Il sera encore plus difficile de le faire tout en trouvant un moyen de combler le vide réglementaire créé si ces auto-régulateurs étaient soudain contraints de se retirer.

Laisser les plateformes atteindre leur taille actuelle leur a conféré une position dominante quasi irréversible. Les charger de missions publiques pour remédier aux pathologies créées par leur taille rend presque impossible la réduction de cette taille. Je répète, encore et encore, si les plateformes ne deviennent pas plus petites, elles deviendront plus grandes, et à mesure qu’elles grandiront, elles engendreront davantage de problèmes, ce qui entraînera une augmentation de leurs missions publiques et leur permettra de devenir plus grandes encore.

Nous pouvons essayer de réparer Internet en démantelant les Géants de la tech et en les privant des bénéfices de monopole, ou bien nous pouvons essayer de réparer les Géants de la tech en les obligeant à consacrer leurs bénéfices de monopole à la gouvernance. Mais nous ne pouvons pas faire les deux. Nous devons choisir entre un Internet dynamique et ouvert ou un Internet dominé et monopolisé, dirigé par les Géants de la tech contre lesquels nous nous battons en permanence pour les obliger à bien se comporter.

Make Big Tech small again

Briser les monopoles est difficile. Démanteler les grandes entreprises est coûteux et prend du temps. Tellement de temps que lorsque vous y êtes enfin parvenu, le monde a évolué et a rendu inutiles des années de contentieux. De 1969 à 1982, le gouvernement américain a engagé une procédure antitrust contre IBM en raison de sa position dominante sur le marché des ordinateurs centraux, mais elle a capoté en 1982 parce que les ordinateurs centraux étaient de plus en plus remplacés par des PC.

Il est beaucoup plus facile d’empêcher la concentration que de la corriger, et le rétablissement des contours traditionnels de la loi antitrust américaine empêchera, à tout le moins, toute nouvelle concentration. Cela signifie l’interdiction des fusions entre grandes entreprises, l’interdiction pour les grandes entreprises d’acquérir des concurrents émergents, et l’interdiction pour les plates-formes de concurrencer directement les entreprises qui dépendent de ces plates-formes.

Ces pouvoirs sont tous rédigés dans le langage clair et simple des lois antitrust américaines donc, en théorie, un futur président américain pourrait simplement ordonner à son procureur général de faire appliquer la loi telle qu’elle a été rédigée. Mais après des décennies d’« éducation » judiciaire qui vantait les bénéfices des monopoles, après que de nombreux gouvernements eurent rempli les tribunaux fédéraux de supporters des monopoles rémunérés à vie, pas sûr qu’une simple intervention administrative suffise.

Si les tribunaux contrarient le ministère de la Justice et le président, la prochaine étape serait le Congrès, qui pourrait éliminer les doutes sur la façon dont la loi antitrust devrait être appliquée aux États-Unis en adoptant de nouvelles lois qui reviennent à dire « Arrêtez ça. Nous savons tous ce que prévoit la loi Sherman. Robert Bork était un hurluberlu déjanté. Que les choses soient claires, on l’emmerde ». En d’autres termes, le problème des monopoles, c’est le monopole – la concentration du pouvoir entre les mains de quelques-uns, qui rogne notre droit à l’autodétermination. S’il y a un monopole, la loi veut qu’il disparaisse, point. Bien sûr, il faut se débarrasser des monopoles qui créent un « préjudice pour le consommateur » en augmentant les prix, mais il faut aussi se débarrasser des autres monopoles.

Mais cela ne fait qu’empêcher les choses d’empirer. Pour contribuer à les améliorer, nous allons devoir former des alliances avec d’autres militants du mouvement écologiste anti-monopole – ce serait un mouvement de pluralisme ou d’autodétermination – et prendre pour cibles les monopoles existants de chaque industrie avec des règles de démantèlement et de séparation structurelle qui empêcheraient par exemple la domination sans partage du géant Luxottica sur tout ce qui est optique et lunetterie, tant dans la vente que la fabrication. De façon significative, peu importe dans quel secteur industriel commencent les ruptures. Une fois qu’elles auront commencé, les actionnaires de tous les secteurs se mettront à regarder avec scepticisme leurs investissements dans les monopoles.

Lorsque que les briseurs de trusts feront leur entrée sur scène et commenceront à mener la vie dure aux monopolistes, le débat au sein des conseils d’administration des entreprises évoluera. Les personnes qui se seront toujours senties mal à l’aise face au monopole auront un nouvel argument puissant pour contrer leurs adversaires redoutables dans la hiérarchie de l’entreprise : « Si nous utilisons mes méthodes, nous gagnerons moins d’argent, si nous utilisons les vôtres, un juge nous infligera des amendes de plusieurs milliards et nous exposera aux moqueries et à la désapprobation générale. Donc, même si je reconnais qu’il serait vraiment génial de réaliser cette fusion, de verrouiller la concurrence, ou de racheter cette petite entreprise et de la faire disparaître avant qu’elle ne constitue une menace, nous ne devrions vraiment pas le faire – sauf à vouloir se livrer pieds et poings liés au département de la Justice et être trimballés sur la route des briseurs de trusts pendant les dix prochaines années ».

20 GOTO 10

Régler le problème de Géants de la tech va nécessiter de nombreuses itérations. Comme l’a écrit le cyber juriste Lawrence Lessig dans son ouvrage Code and Other Laws of Cyberspace (1999) [NdT : ouvrage non traduit en français], nos vies sont régies par quatre forces : la loi (ce qui est légal), le code (ce qui est technologiquement possible), les normes (ce qui est socialement acceptable) et les marchés (ce qui est rentable).

Si vous pouviez d’un coup de baguette magique obtenir du Congrès qu’il adopte demain une loi qui modifie la loi Sherman, vous pourriez utiliser les démantèlements à venir pour convaincre les investisseurs en capital-risque de financer les concurrents de Facebook, Google, Twitter et Apple qui attendent en coulisses après avoir subi une réduction de leur taille.

Mais pour amener le Congrès à agir, il faudra un virage normatif à 90 degrés, un mouvement de masse de personnes préoccupées par les monopoles et qui souhaitent les faire sauter.

Pour que les gens s’intéressent aux monopoles, il faudra des innovations technologiques qui leur permettent de voir à quoi pourrait ressembler un monde sans les Géants de la tech. Imaginez que quelqu’un crée un client tiers très apprécié (mais non autorisé) sur Facebook ou Twitter, qui freine le flux algorithmique anxiogène tout en vous permettant de parler à vos amis sans être espionné, quelque chose qui rendrait les médias sociaux plus sociables et moins toxiques. Imaginez maintenant que ce client soit fermé au cours d’une violente bataille juridique. Il est toujours plus facile de convaincre les gens qu’il faut agir pour sauver une chose qu’ils aiment que de les faire s’enthousiasmer à propos de quelque chose qui n’existe même pas encore.

Ni la technologie, ni la loi, ni le code, ni les marchés ne sont suffisants pour réformer les Géants de la tech. Mais l’un des concurrents rentables de ces derniers pourrait financer un mouvement législatif. Une réforme juridique peut encourager un fabricant à concevoir un meilleur outil. L’outil peut créer des clients pour une entreprise potentielle qui apprécie les avantages d’Internet mais qui veut obtenir ces outils sans passer par les Géants de la tech. Et cette entreprise peut obtenir un financement et consacrer une partie de ses bénéfices à la réforme juridique. 20 GOTO 10 (ou répétez l’opération autant de fois que nécessaire). Répétez l’opération, mais cette fois, allez plus loin ! Après tout, cette fois, vous commencez avec des adversaires des Géants de la tech plus faibles, un électorat qui comprend que les choses peuvent être améliorées, des concurrents des Géants de la tech qui contribueront à assurer leur propre avenir en finançant la réforme, et du code sur lequel d’autres programmeurs peuvent s’appuyer pour affaiblir encore plus les Géants de la tech.

L’hypothèse du capitalisme de surveillance, selon laquelle les produits des Géants de la tech fonctionnent vraiment aussi bien qu’ils le disent, et ça explique pourquoi c’est le bin’s partout, est trop simpliste sur la surveillance et encore plus sur le capitalisme. Les entreprises espionnent parce qu’elles croient à leurs propres baratin, elles le font aussi parce que les gouvernements les laissent faire, et parce que les avantages qu’elles tirent de l’espionnage sont tellement éphémères et minimes qu’elles doivent espionner toujours plus pour maintenir leur activité.
Et qu’est-ce qui fait que c’est le bin’s ? Le capitalisme.

Plus précisément, le monopole qui crée l’inégalité et l’inégalité qui crée le monopole. C’est une forme de capitalisme qui récompense les sociopathes qui détruisent l’économie réelle pour gonfler leurs résultats. Ils s’en sortent pour la même raison que les entreprises s’en sortent en espionnant : parce que nos gouvernements sont sous l’emprise à la fois d’une idéologie selon laquelle les monopoles sont tout à fait valables et aussi sous l’emprise de l’idée que dans un monde monopolistique, mieux vaut ne pas contrarier les monopoles.

La surveillance n’engendre pas un capitalisme dévoyé. Mais le capitalisme sans contrôle engendre la surveillance. La surveillance n’est pas malsaine parce qu’elle permet à certain de nous manipuler, elle est malsaine parce qu’elle réduit à néant notre capacité à être nous-mêmes, et parce qu’elle permet aux riches et aux puissants de découvrir qui réfléchit à la construction de guillotines et quelles crasses utiliser pour discréditer ces apprentis constructeurs avant même qu’ils n’arrivent à la scierie.

En profondeur

Avec tous les problèmes que posent les Géants de la tech, on pourrait être tenté de vouloir revenir à un monde dépourvu de technologie. Ne succombez pas à cette tentation.

La seule façon de résoudre notre problème avec les Géants de la tech est de le traiter en profondeur. Si notre avenir ne repose pas sur la haute technologie, ce sera parce que la civilisation s’est effondrée. Les Géants de la tech ont connecté un système nerveux planétaire pour l’ensemble de notre espèce, qui, avec les réformes et les changements de cap appropriés, peut nous aider à surmonter les défis existentiels auxquels sont confrontées notre espèce et notre planète. Il ne tient qu’à nous désormais de nous emparer des outils informatiques, en soumettant ce système nerveux électronique à un contrôle démocratique et transparent.

Je suis, au fond de moi et malgré ce que j’ai indiqué plus haut, un fervent partisan de la technologie. Pas dans le sens où il faudrait lui laisser le champ libre pour exercer son monopole sous prétexte qu’elle permet des « économies d’échelle » ou autre obscure particularité. Je suis partisan de la technologie parce que je crois qu’il est important de bien l’utiliser et que mal le faire serait une catastrophe absolue – et bien l’utiliser peut nous permettre de travailler tous ensemble pour sauver notre civilisation, notre espèce et notre planète.

 




PeerTube v3 : it’s a live, a liiiiive !

Today we are releasing a major new version of PeerTube, our alternative to centralized video platforms like YouTube.

Please note:

Wait… What is PeerTube?

PeerTube is not a platform, it is a software.

Hosters can install this software on their servers and create a « PeerTube website » (an instance) where users can view and upload videos as an alternative to YouTube.

Unlike YouTube, PeerTube instances are :

  • Free: everyone has the right to use PeerTube software, you can look « under the hood » to see if the code is clean, you can even tweak it to your liking and share it!
  • Federated: each PeerTube site can synchronize with another to show their videos without hosting them on the server’s hard drive.
  • Decentralized: the videos use peer-to-peer streaming (from PeerTube to the internet user, but also from internet users to other internet users), to improve fluidity.
You are new to PeerTube and want to know more?
🔗 Joinpeertube.org

 

A v3 funded by your solidarity

In June 2020, we announced the steps of our roadmap for the next 6 months, up to PeerTube v3.

On this occasion, we launched a fundraising campaign, with the aim of financing the €60,000 that this development would cost us. Your have been very generous, as more than €68,000 have been raised.

A successful fundraising campaign, thanks to you!

We would like to thank you for this generosity especially in a difficult time for everyone. Thanks also to the sponsors of this v3, Octopuce (which proposes hosting and managed services of free-libre softwares, including PeerTube) and Code Lutin (development company specialising in free-libre software). But also the Debian project (one of the best known and most used free-libre GNU-Linux distributions) which, by their donation and their press release, gave PeerTube an international recognition.

Research, moderation, facilitation: key steps

The transition from v2.2 (June 2020 version) to v3 of PeerTube has been done in steps, with many minor improvements and at least one major development each time.

The global search of version 2.3, released during the summer, allows you to find videos in the whole federation (and not just in the federation-bubble of the PeerTube instance you are visiting).

The version 2.4 of September has improved the moderation tools, the display of playlists on external sites and the plugin system.

Illustration: David Revoy (CC-By)

At the end of September, we unveiled SepiaSearch, the PeerTube videos and channels search engine based on the global search feature. That feature was not intended to be a separate search engine, with its web interface and indexed PeerTube instance list. The constraint was to make it free and affordable, so that others could host their own PeerTube search engine, with their own rules. Your feedback helped us understand that this was expected and necessary, so we added this step to our roadmap.

click on the image to go to SepiaSearch, our PeerTube video and channel search engine.

From October onwards, development focused on live and peer-to-peer video streaming. It was a big undertaking. The fact that it happened in a difficult 2020 year (for everyone) didn’t help, but we managed to complete the challenge with almost no delay! (or very little? :p)

A minimalist and efficient peer-to-peer live stream

The great feature of this v3 is live streaming, and we are proud to say that it works very well! 🎉🎉🎉

Here is a link to the release, we hope that PeerTube Instances admin will apply the update soon!

We have detailed how it all works in the announcement of the publication of version 3 RC (for « release candidate ») which has been tested in the last few weeks.

Thank you to the Canard Réfractaire for their tests and feedback.

The main points to remember :

  • The lag (between video maker and audience) varies between 30 seconds and 1mn, as expected ;
  • Depending on the power of the server and its load (number of simultaneous live shows, transcoding, etc.), PeerTube can provide hundreds of simultaneous views (but we’re not sure that it will scale to thousands… at least not yet!);
  • Administration options are included for people hosting the instance;
  • The features are minimalist by design, and we have documented our recommendations for creating a live ;
  • The live can be done with most video streaming tool (we recommend the free-libre software OBS), with two options:
    • An « short-lived » live, with a unique identifier, will offer the possibility to save the video and display a replay on the same link;
    • A « permanent » live stream, which will work more like a Twitch channel, but without the replay option.

Illustration: David Revoy – License: CC-By 4.0

There is more than live in life

This v3 comes with many changes and improvements, thanks to the UX design work we did with Marie Cécile Godwin Paccard. Menus, notifications, administration and moderation tools have been redesigned.

Before menu redesign

After, with improved menus

This work on the menus is just one of the most visible examples of the many improvements that have been made to PeerTube to make its use more enjoyable. We are very pleased with the initial results and we are looking forward to continue this work.

« PeerTube, Backstage »

During the fundraising for this v3, a certain TomToom offered us an original contribution. Video director for Kintésens prod, he wanted to offer us a short behind-the-scenes movie about PeerTube. The challenge? To show the reality lived by our very small team, with our artisanal methods (we proudly claim the term), while respecting the will of Chocobozzz (the only paid developer on the project) not to show up on the screen and to devote his time to develop this v3.

The result? Here it is.

PeerTube’s Behind the Scenes, on Framatube
You can help us translate the French subtitles of this video by going on our translation tool.

PeerTube’s future

The next step? Getting some rest! In the meantime, don’t hesitate to give us as much feedback as possible on these new features, specifically on the live. It’s by reading your contributions on our forum that we can understand what is expected, what we need to prioritize, what needs to be corrected or improved.

We do not foresee any crowdfunding in 2021, nor to finance the future v4 of PeerTube. These fundraising put us in a paradoxical situation: we want to raise awareness about the software to raise funds, so people are interested in it, so they want to contribute, but we have little time to welcome them, because our very small team has to work hard to develop the features promised in the fundraising.

So we haven’t drawn up a strict roadmap for 2021, in order to keep ourselves available and react to the needs we perceive. We just know that the main theme of PeerTube v4 will be customization.

Centralized platforms give little power over the display of videos (newest, most viewed, just that category, etc.), the look of their platform, or even customization of the channels. Giving these capabilities back to the people seems to us to be an interesting and fun way to go.

If you wish to help us in this approach, do not hesitate to promote PeerTube around you (with the JoinPeertube website) or to financially support our not-for-profit.

Visit JoinPeertube.org Support Framasoft

 

Illustration: David Revoy – License: CC-By 4.0




PeerTube v3 : ça part en live

Nous publions aujourd’hui une nouvelle version majeure de PeerTube, notre alternative aux plateformes de vidéos centralisatrices à la YouTube.

À noter :

Mais… C’est quoi PeerTube ?

PeerTube n’est pas une plateforme, c’est un logiciel.

Ce logiciel, des hébergeurs peuvent l’installer sur leur serveur, et créer un « site web PeerTube » (on parle d’une instance) où des internautes peuvent voir et uploader des vidéos, comme une alternative à YouTube.

A la différence de YouTube, PeerTube permet de créer des instances :

  • Libres : tout le monde à le droit d’utiliser le logiciel PeerTube, on peut regarder « sous le capot » voir si le code est clean, on a même le droit de le bidouiller à sa sauce et de partager tout ça !
  • Fédérées : chacun des sites PeerTube peut se synchroniser avec les autres pour montrer les vidéos des copains sans les héberger sur le disque dur de leur serveur.
  • Décentralisées : les vidéos sont diffusées en pair-à-pair (de PeerTube vers l’internaute, mais aussi des internautes vers les autres internautes), pour une meilleure fluidité.
Vous découvrez PeerTube et voulez en savoir plus ?
🔗 Joinpeertube.org

Une v3 financée par votre solidarité

En juin 2020, nous avons annoncé les étapes de développement prévues sur les 6 prochains mois, jusqu’à la v3 de PeerTube.

À cette occasion, nous avons lancée une collecte, avec pour objectif de financer les 60 000 € qu’allait nous coûter ce développement. Votre générosité a été au rendez-vous puisque plus de 68 000 € ont été récoltés.

sur fond d'iamge de sepia, la mascotte de peertube, 2 textes invitant à soutenir par des dons le développement de peertube vers la version 3
Une collecte réussie, grâce à vous !

Nous tenons à vous remercier de cette générosité tout particulièrement en une période difficile pour tout le monde. Merci aussi aux mécènes de cette v3, Octopuce (spécialisé dans l’infogérance d’outils libres, dont du PeerTube) et Code Lutin (entreprise de développement spécialisée dans le logiciel libre). Mais aussi le projet Debian (qui travaille autour d’une des distributions Libres les plus connues et utilisées) qui, par leur don et leur communiqué, offre ainsi à PeerTube une reconnaissance internationale.

Recherche, modération, facilitation : des étapes clés

Le passage de la v2.2 (version de juin 2020) à la v3 de PeerTube s’est fait par étapes, avec de nombreuses améliorations mineures et, à chaque fois, au moins un développement majeur.

La recherche globale de la version 2.3, sortie durant l’été, permet de trouver des vidéos dans l’ensemble de la fédération (et pas juste dans la bulle de l’instance PeerTube que l’on visite).

La version 2.4 de septembre a permis d’améliorer les outils de modération, l’affichage des playlists sur les sites externes et le système de plugin.

dessin représentant Sepia, la mascotte de peertube, propulsée dans l'espace par des mini-réacteurs dans le dos, la créature souriante tient dans un tentacule une boîte à outils.
Illustration : David Revoy (CC-By)

Fin septembre, nous avons dévoilé SepiaSearch, le moteur de recherche des vidéos et chaînes PeerTube basé sur la fonctionnalité de recherche globale. Ce n’était pas prévu de faire un moteur de recherche à part, avec son interface web et sa liste d’instances PeerTube indexées. La contrainte était de la faire libre et abordable, pour que d’autres puissent héberger leur moteur de recherche PeerTube, avec leurs règles. Vos nombreux retours nous ont fait comprendre que c’était attendu et nécessaire, alors nous avons rajouté cette étape à notre feuille de route.

copie d'écran pour promouvoir le moteur de recherche pour peertube intitulé Sepia Search. Le champ de saisie des requêtes est surmonté par la mascotte armée d'une loupe.
cliquez sur l’image pour aller sur SepiaSearch, notre moteur de recherche de vidéos et chaînes PeerTube.

C’est à partir d’octobre que le développement s’est focalisé sur la diffusion de vidéos en direct et en pair-à-pair. C’était un gros morceau, comme on dit, et le fait de vivre une année 2020 difficile (pour tout le monde) n’a pas aidé, mais on a réussi à relever le pari avec quasiment pas de retard ! (ou très peu ? :p)

Un direct en pair-à-pair minimaliste et efficace

La grande fonctionnalité de cette v3 sera la diffusion en direct, et nous sommes fier·es de pouvoir dire que ça marche très bien ! 🎉🎉🎉

Voici un lien vers la release officielle. Nous espérons que les personnes qui administrent des instances PeerTube appliqueront rapidement la mise à jour !

Le fonctionnement a été détaillé dans l’annonce de la publication de la version 3 RC (pour « release candidate ») qui a été testée ces dernières semaines.

Merci aux équipes du Canard réfractaire pour leurs tests et retours.

Les principaux points à retenir :

  • Le décalage (entre vidéaste et audience) varie entre 30 secondes et 1mn, comme prévu ;
  • Suivant la puissance du serveur et sa charge (nombre de directs simultanés, transcoding, etc.), PeerTube peut assurer des centaines de vues en simultané (mais on n’assure pas si c’est des milliers… ou du moins pas encore !) ;
  • Des options d’administration sont incluses pour les personnes qui hébergent l’instance ;
  • Le fonctionnement est volontairement, minimaliste, et nous avons documenté nos recommandations pour créer un live ;
  • Le direct se fait avec un outil de flux vidéo (nous recommandons le logiciel libre OBS), avec deux options :
    • Un direct « éphémère », avec un identifiant unique, qui offrira la possibilité de sauvegarder la vidéo pour créer un replay sur le même lien ;
    • Un direct « permanent », dont le fonctionnement ressemblera plus à celui d’une chaîne Twitch, mais sans le replay.

sur ciel bleu et au-dessus d'une mer de nuages roses s'élève le dirigeable de peertube. Les vballons adoptent la forme d'un grand V3 par référence à la troisième version du logiciel. dans la nacelle, Sepia la mascotte agite doucement un tentacule comme pour nous faire bonjour
Illustration : David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Il n’y a pas que le live dans la vie

Cette v3 est livrée avec de nombreux changements et améliorations, grâce au travail de design UX que nous avons fait avec Marie Cécile Godwin Paccard. Les menus, les notifications, et les outils d’administration et de modération ont été refondus.

Avant, des menus un peu confus

Après, des menus plus compréhensibles et moins fournis

Ce travail sur les menus n’est qu’un des exemples les plus visibles des nombreuses améliorations apportées à PeerTube pour rendre son utilisation plus agréable. Nous sommes ravi·es de ces premiers résultats et comptons poursuivre dans cette voie.

Les coulisses de PeerTube

À l’occasion de la collecte pour financer cette v3, un certain TomToom nous a proposé une contribution originale. Réalisateur de vidéos pour Kintésens prod., il a voulu nous offrir un reportage sur les coulisses de PeerTube. Le défi ? Montrer la réalité de notre toute petite équipe, aux méthodes artisanales (nous revendiquons le terme avec fierté), tout en respectant la volonté de Chocobozzz (l’unique développeur salarié sur le projet) de ne pas se montrer à l’écran et de consacrer son temps à développer cette v3.

Le résultat ? le voici :

Les Coulisses de PeerTube, sur Framatube
Et vous pouvez nous aider à traduire les sous-titres de cette vidéo vers d’autres langues en allant sur notre plateforme de traduction.

L’avenir de PeerTube

La prochaine étape ? Se reposer ! Pendant ce temps, n’hésitez pas à nous faire un maximum de retours sur ces nouvelles fonctionnalités, spécifiquement sur le live. C’est en lisant vos contributions sur notre forum que l’on peut comprendre ce qui est attendu, ce que l’on doit prioriser, ce qu’il faut corriger ou améliorer.

Nous ne prévoyons pas de crowdfunding en 2021, pour financer la future v4 de PeerTube. Ces collectes nous mettent dans une situation de paradoxe : on veut faire parler du logiciel pour récolter des financements, alors des personnes s’y intéressent, alors elles veulent contribuer, mais on a peu de temps pour les accueillir, car notre toute petite équipe doit travailler à développer les fonctionnalités promises dans la collecte…

Nous n’avons donc pas dressé une feuille de route stricte pour 2021, afin de garder de la disponibilité pour réagir aux besoins que nous percevrons. Nous savons juste que le thème principal de la v4 de PeerTube sera la personnalisation.

Les plateformes centralisatrices donnent peu de pouvoir sur l’affichage des vidéos (les plus récentes, les plus vues, juste cette catégorie, etc.), sur le look de leur plateforme, ou même sur la personnalisation pour les vidéastes. Redonner ces capacités aux personnes concernées nous semble une piste intéressante et amusante.

Si vous souhaitez nous accompagner dans cette démarche, n’hésitez pas à promouvoir PeerTube autour de vous (avec le site JoinPeertube) ou à soutenir financièrement notre association.

Visiter JoinPeertube.org Soutenir Framasoft

sur ciel bleu et au-dessus d'une mer de nuages roses s'élève le dirigeable de peertube. Les vballons adoptent la forme d'un grand V3 par référence à la troisième version du logiciel. dans la nacelle, Sepia la mascotte agite doucement un tentacule comme pour nous faire bonjour
Illustration : David Revoy – Licence : CC-By 4.0