Lâchons prise en débranchant la prise

Batintherain - CC by-saOn parle beaucoup de libération sur ce blog. Mais l’acte de libération ultime n’est-il pas devenu celui de se couper momentanément ou plus durablement de l’Internet ?

Au diable la rédaction frénétique de mon blog pour être parmi les premiers à annoncer ce que des centaines d’autres annonceront. Au diable la consultation des commentaires et statistiques de ce même blog.

Les mails, tweets et fils RSS peuvent s’accumuler, mes amis Facebook gesticuler et me stimuler… Je n’en ai cure. Ils vivront très bien sans moi. Je ne suis pas inspensable à l’Internet. Mais l’Internet ne m’est pas inspensable non plus[1].

Je ne dois plus être esclave de ma propre vanité.

Tel un joueur invétéré qui demande de lui-même au patron de son casino préféré de ne plus le faire entrer, je me choisis un proche et lui confie la mission de changer tous mes mots de passe avec ceux de son choix qu’il gardera pour lui, même si je l’en supplie plus tard de me les dévoiler.

Je n’ai plus la tête dans le flux. Ouf ! Je respire !

PS : Ce court billet « à contre-courant » fait écho à notre célèbre et bien plus dense traduction du même auteur : Est-ce que Google nous rend idiot ?

Exode

Exodus

Nicholas Carr – 8 avril 2010 – Blog de l’auteur
(Traduction Framalang : Joan Charmant)

Cela a-t-il commencé ?

James Sturm, le dessinateur, n’en peut plus d’Internet :

Ces dernières années, Internet est passé d’une simple distraction à quelque chose qui semble plus sinistre. Même quand je ne suis pas à mon ordinateur, je suis conscient que JE NE SUIS PAS À MON ORDINATEUR et je fais des plans pour pouvoir RETOURNER À MON ORDINATEUR. J’ai tenté diverses stratégies pour limiter le temps que je passe en ligne : laisser mon portable au bureau quand je rentre à la maison, le laisser à la maison quand je vais au bureau, un moratoire sur l’utilisation les samedis. Mais rien n’a fonctionné très longtemps. De plus en plus d’heures de ma vie s’évaporent sur YouTube… La communication de base a laissé la place à des heures de vérification compulsive de mes mails et de surf sur le web. L’Internet m’a rendu esclave de ma vanité : je contrôle le positionnement de mes livres sur Amazon toutes les heures, je suis constamment en train de chercher les commentaires et discussions sur mes travaux.

Il n’est pas tout à fait prêt pour divorcer d’avec le Web. Mais il a décidé de tenter une séparation de quatre mois. Comme Edan Lepucki, il a demandé à quelqu’un de lui changer les mots de passe de tous ses comptes, juste pour être sûr.

Je sais qu’on ne reviendra jamais à l’ère pré-Internet, mais je voudrais juste progresser un peu plus lentement.

La déconnexion est la nouvelle contre-culture.

Notes

[1] Crédit photo : Batintherain (Creative Commons By-Sa)




La vidéo qui donnait envie de connaître et comprendre le logiciel libre

Collègues, amis, membres de la famille… il n’est pas toujours facile de faire partager son intérêt, voire même son éventuelle passion, pour le logiciel libre et sa culture à un public qui nous est proche mais qui ne s’intéresse pas à « l’informatique ».

Or, pour l’avoir faite suivre à de nombreuses reprises, j’ai constaté qu’une vidéo particulière possédait, si ce n’est des vertus miracles, tout du moins l’inédite capacité d’interpeller un large auditoire qui, rendu curieux, se retourne alors vers vous pour vous poser moult questions.

L’élan a changé de sens. Ce n’est plus vous qui venez faire votre petit topo à des gens qui ne vous ont souvent rien demandé. Ce sont eux qui, la puce à l’oreille après la projection, souhaitent spontanément que vous leur apportiez quelques précisions. Pédagogiquement parlant ce mouvement inversé a bien plus de chances de porter ses fruits.

Quelle est donc cette vidéo qui murmure le Libre (et non « l’open source ») à l’oreille du profane ? Il s’agit de la chronique d’Emmanuelle Talon sur « notre » biographie de Richard Stallman, proposée le 22 janvier 2010 dans le cadre de La Matinale de Canal+ (reproduite et transcrite ci-dessous).

Nous en avions déjà parlé sur le Framablog. Mais le nez dans le guidon de la sortie du livre, nous avions surtout fièrement souligné qu’un grand média évoquait le projet, sans prendre véritablement conscience des qualités intrinsèques de la vidéo. Avec le recul, on s’aperçoit en fait que le livre est ici secondaire. C’est un pretexte pour parler de Richard Stallman et par extension pour parler du Libre.

En quoi cette ressource apporte-elle de l’eau à notre moulin de la sensibilisation en captant favorablement le temps de cerveau disponible de celui qui l’a sous les yeux ?

Il y a d’abord le facteur « vu à la télé ». Internautes assidus que nous sommes, c’est quelque chose que nous avons appris à désacraliser. Mais pour bon nombre de nos compatriotes (dont les quelques 40% encore non connectés) le passage par le petit écran continue de faire son petit effet.

Il y a la durée. L’attention est maintenue par cette chronique qui ne dépasse pas les cinq minutes.

C’est beaucoup plus subjectif – et me vaudra quelques virulents commentaires – mais je crois que l’attention est également maintenue par le facteur « dialogue entre deux femmes avenantes », les femmes appréciant que ce soit des femmes et les hommes qu’elles soient avenantes (sic).

Il y a la posture prise par la journaliste. D’ordinaire c’est l’objectivité et la neutralité qui priment. Or ici, au diable la mise à distance, débordée par son enthousiasme communicatif, elle semble prendre fait et cause pour le sujet traité.

Au delà de la forme, il y a aussi et surtout le fond, c’est-à-dire tout ce qui est évoqué dans ce très court laps de temps : définition du logiciel libre qui s’oppose au logiciel privateur, code source, contre-exemple Microsoft, alternatives OpenOffice.org et Firefox, libre ne veut pas dire gratuit, Hadopi… et même Sarkozy !

Mais, d’expérience, ce qui fait surtout mouche ce sont les formules originales permettant de sortir du cadre et d’élargir le débat. Elle sont vos précieuses alliées parce qu’elles intriguent et appellent à des compléments d’information :

  • « Il ne s’agit pas vraiment d’informatique, il s’agit en fait de philosophie. Richard Stallman c’est vraiment un grand philosophe, c’est un vrai penseur. »
  • « Pourquoi au fond il s’est lancé dans cette aventure ? Il s’est lancé dans cette aventure tout simplement pour améliorer le monde, pour encourager le partage et la fraternité. »
  • « C’est une forme de nouveau socialisme, de socialisme logiciel. Et à l’heure où l’on pleure sur la fin des grandes ideologies, on peut se réjouir de voir qu’il y a encore des gens qui essayent de changer le monde. »
  • « En fait la compétition, elle se fait vraiment dans nos têtes. »
  • « Stallman c’est un peu le Luke Skywalker de l’informatique, il faut qu’on se libère des machines et c’est ce jour-là que le Libre pourra gagner. »

Cette vidéo n’est pas parfaite (et prend même quelques libertés avec le droit d’auteur). Mais ces propos étonnent et surprennent. Ils modifient chez l’autre non seulement la perception du logiciel libre mais également la perception de celui qui s’intéresse au logiciel libre (vous en l’occurrence). Ne dites pas à ma mère que je participe à changer le monde, elle croit que je fais bien sagement de l’informatique dans ma chambre !

À vous ensuite d’enchaîner avec brio et éloquence. Mais la stimulation est là, votre interlocuteur veut en savoir davantage et, ça tombe plutôt bien, vous êtes à ses côtés et tout disposé à satisfaire cette soudaine soif de connaissance.

Merci Emmanuelle !

—> La vidéo au format webm

Transcript

Maïtena Biraben : Le logiciel libre, c’est l’une des très grandes révolutions du siècle passé et aujourd’hui on en sait un peu plus sur le créateur du logiciel libre.

Emmanuelle Talon : Oui, Richard Stallman il a aujourd’hui 56 ans, il n’est pas très connu du grand public mais c’est un dieu vivant pour les informaticiens, parce que c’est un des pères du logiciel libre, le père du logiciel libre.

Alors pourquoi on en parle aujourd’hui ? Parce qu’il y a sa biographie qui vient de paraître en français aux éditions Eyrolles « Richard Stallman et la révolution du logiciel libre ». Alors au début des années 80…

Maïtena Biraben : C’est un bouquin de geek ?

Emmanuelle Talon : Non, justement pas. C’est ça qui est bien, parce que ça n’est pas un bouquin de geek, et même si on ne s’y connaît pas trop, on peut vraiment vraiment comprendre, j’insiste.

Et donc Stallman, au début des années 80 a créé la Fondation pour le Logiciel Libre. Il est à l’origine du projet GNU.

Et juste un petit rappel : qu’est-ce qu’un logiciel libre ? Quand même, voilà c’est important. C’est un logiciel que n’importe qui peut utiliser, copier ou même modifier, pour l’améliorer en quelque sorte, en accédant au code source.

Et le logiciel libre, ça s’oppose à ce que Stallman appelle les logiciels privateurs. Ce sont des logiciels qui nous privent de notre liberté. On ne peut pas modifier le code source, c’est pour cela que Windows est la propriété de Microsoft. Si Windows ne vous convient pas, vous ne pouvez pas l’améliorer. Tandis que l’on peut améliorer par exemple la suite bureautique OpenOffice ou le navigateur Firefox.

Maïtena Biraben : Si on y arrive !

Emmanuelle Talon : Si on arrive, bien sûr, mais vous avez cette liberté.

On l’impression que c’est un peu complexe mais en fait pas tellement parce que cette histoire de logiciel libre… Il ne s’agit pas vraiment d’informatique, il s’agit en fait de philosophie. Richard Stallman c’est vraiment un grand philosophe, c’est un vrai penseur. Et avec cette histoire de logiciel libre… Pourquoi au fond il s’est lancé dans cette aventure ? Il s’est lancé dans cette aventure tout simplement pour améliorer le monde, pour encourager le partage et la fraternité.

Donc c’est une forme de nouveau socialisme, de socialisme logiciel. Et à l’heure où l’on pleure sur la fin des grandes ideologies, on peut se réjouir de voir qu’il y a encore des gens qui essayent de changer le monde. Et aujourd’hui ces gens-là ce sont des informaticiens, et c’est Richard Stallman. C’est pour ça que c’est important de le connaître.

Maïtena Biraben : On a vu son playmobil…

Emmanuelle Talon : Oui on a vu son playmobil, mais en fait c’est un personnage assez amusant, qui a beauocup d’humour, qui a une bonne tête…

Maïtena Biraben : Est-ce que le logiciel libre a des chances de gagner face au logiciel non libre, donc commercialisé, que l’on ne peut plus toucher ?

Emmanuelle Talon : Alors, le logiciel libre il progresse beaucoup en France. Il y a quelques années la Gendarmerie nationale est passée… elle a adopté un logicie libre. Mais, si vous voulez, la compétition elle ne se fait pas vraiment sur cette question-là, sur cette question technique, parce qu’un logiciel libre, on peut considérer que ça vaut au niveau technique un logiciel privateur. En fait la compétition, elle se fait vraiment dans nos têtes.

Le Libre il pourra gagner le jour où, d’après Stallman, on aura, nous, envie de nous libérer et puis de ne pas être soumis à la machine. Parce qu’il explique que quand on utilise un logiciel comme Windows, on ne peut pas le modifier si on n’y va pas, et donc on est esclave de la machine. Stallman c’est un peu le Luke Skywalker de l’informatique, il faut qu’on se libère des machines et c’est ce jour-là que le Libre pourra gagner.

Maïtena Biraben : Est-ce que libre ça veut dire gratuit Emmanuelle ?

Emmanuelle Talon : Alors non, libre ne veut pas forcément dire gratuit. Il y a des logiciels libres qui ne sont pas gratuits, donc il faut faire attention à cette confusion. C’est vrai que quand on est juste un utilisateur, on peut estimer que la gratuité c’est le principal avantage, mais libre ne veut pas dire gratuit.

Maïtena Biraben : Si on ramène cette idée de logiciel libre à la France, la prochaine bataille c’est Hadopi.

Emmanuelle Talon : C’est Hadopi et Stallman est mobilisé sur cette question. Il estime que c’est une loi tyrannique. Il dit que Nicolas Sarkozy est un ennemi de la démocratie et des Droits de l’Homme. Et pour lui empêcher le téléchargement de musique pour sauver l’industrie du disque, c’est tout simplement comme empêcher les gens de faire la cuisine pour sauver les emplois dans la restauration !

Voilà, juste pour finir, le livre, vous pouvez l’acheter, il coûte 22 euros et c’est bien d’avoir un livre papier. Mais vous allez voir la cohérence de la démarche, en fait le livre est en téléchargement, gratuit, sur le site www.framasoft.net. Vous pouvez modifer le texte du livre, et si vous voulez le traduire, et bien vous pouvez tout à fait le traduire librement dans la langue que vous souhaitez, en ourdou par exemple, je pense que ça n’est pas encore fait.

PS : Pour l’anecdote lorsque avons signalé la vidéo à Richard Stallman, il nous a répondu texto : « C’est très bon (malgré des petites erreurs), mais c’est quoi un playmobil ? ».




Socrate et les hackers – Une conférence de Bernard Stiegler

À peine avions-nous mis en ligne le billet Quand Socrate nous aide à mieux comprendre le logiciel libre qu’un commentaire nous signalait une récente conférence de Bernard Stiegler, dont le titre, séduisant et enigmatique, faisait lui aussi référence au célèbre philosophe grec : « Socrate et les hackers ».

Elle a été donnée le 13 avril dernier à la Maison des Arts de Malakoff.

On y retrouve les thèmes chers à Bernard Stiegler : perte du savoir dans un processus de prolétarisation généralisée lié au marketing et espoir mis dans la figure de « l’amateur ».

Je ne suis pas un hacker mais je pense bien faire parti de ces amateurs. Et, du coup, j’aime bien écouter Bernard Stiegler parce qu’il me donne l’impression que je participe à sauver le monde du marasme dans lequel il se trouve 😉

Tout ceci m’a fait repenser à un très lointain article de Libération (25 mai 2001). Une interview de Pekka Himanen[1] par Florent Latrive.

À la question : quel est votre hacker préféré ? Voici ce que le philosophe finlandais avait alors répondu :

« Socrate. Toute son attitude, cette relation passionnée et modeste au savoir, son ouverture d’esprit, sa quête de directions intellectuelles non prévues: l’attitude des Grecs anciens est très similaire à celle des hackers d’aujourd’hui. Platon, son disciple, a fondé la première académie du monde occidental, et c’est le modèle de la recherche scientifique aujourd’hui. C’est aussi celui des hackers passionnés d’ordinateurs… ».

Bernard Stiegler – Socrate et les hackers

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] À ce propos, c’est vraiment une anomalie de ne plus trouver la moindre trace papier ou numérique de la traduction française de l’Ethique Hacker de Pekka Himanen, alors même que c’est clairement l’un des ouvrages les plus importants de la culture libre. Il y a une note de lecture sur Freescape et puis c’est à peu près tout (si ce n’est une indisponibilité récurrente sur Amazon). L’explication vient du fait qu’Exils, l’éditeur de la traduction n’existe plus, mais c’est bien dommage que personne n’ait pris le relai (et les éventuels droits). Si quelqu’un est assez motivé pour contacter Pekka Himanen et voir avec lui comment on pourrait rééditer son livre en français, qu’il sache que Framasoft et son projet Framabook sont de tout cœur derrière lui.




Geektionnerd : INPI…toyable

En référence directe à la triste affaire de la semaine : l’INPI censure le Libre d’une exposition qui se révèle alors propagande.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Scandaleux : l’INPI censure le Libre d’une exposition qui se révèle alors propagande !

Lucas Jans - CC by-saC’est une mésaventure ô combien révélatrice de notre époque trouble et troublée qui est arrivée à Isabelle Vodjdani.

Aujourd’hui s’est en effet ouverte l’exposition « Contrefaçon, la vraie expo qui parle du faux », à la Cité des sciences et de l’industrie à La Villette (Paris).

Le Libre devait y être très modestement présent par un simple article rédigé par Isabelle Vodjdani.

Il n’en sera rien car à quatre jours de l’inauguration on lui a fait savoir que l’Institut national de la propriété industrielle (INPI), co-organisatrice de l’évènement, refusait son texte. L’explication a le mérite de la clarté : « L’INPI est farouchement opposé à ce que l’exposition donne la parole aux défenseurs du "libre" ».

« D’entrée de jeu, le visiteur est poussé à s’interroger : à qui profite le faux ? Qui est lésé, qui est abusé ? Sommes-nous victimes ou complices ? », nous dit la dépêche AFP dédiée à la manifestation « citoyenne », qui n’évoque évidemment pas l’épisode.

Mais au delà de l’INPI, à qui profite une telle censure ? Qui a intérêt à ce que le grand public ignore que l’on puisse s’adresser à lui autrement qu’en consommateur stimulé par le markting ,en s’extirpant de la dichotomie artificiellement entrenue « monde marchand / contrefaçon de ce même monde marchand » ? Qui a intérêt à taire que d’autres mondes soient possibles ?[1]

Il ne faut pas se méprendre, en censurant ainsi le Libre, l’exposition prend une tournure politique et se fait propagande.

Les masquent tombent et on ne lit alors qu’une seule chose sur les visages : la peur.

PS : Pourquoi ne pas se mobiliser et organiser une petite manifestation de protestation devant l’entrée de l’exposition, avec distribution de tracts et de contenus sous licence libre ?

"Contrefaçon" : La Cité des Sciences censure le Libre à la demande de l’INPI

URL d’origine du document

Isabelle Vodjdani – 20 avril 2010 – Transactive.exe

"La vraie expo qui parle du faux" se soucie peu de parler vrai.

Résumé : Une exposition aux intentions pédagogiques sur la Propriété Intellectuelle, décrit toutes les formes de contrefaçon mais censure les informations se rapportant aux pratiques licites du Libre et de l’Open-Source. Si on avait voulu faire l’apologie des pratiques illicites on ne s’y serait pas mieux pris !

Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, j’ai la fausse joie de vous annoncer l’ouverture d’une exposition aux prétentions pédagogiques sur la Propriété Intellectuelle dont le seul volet consacré à la présentation du Libre, un texte concis enregistré par votre serviteur, a été censuré à la demande de l’INPI, principal partenaire de l’exposition.

« CONTREFAÇON, la vraie expo qui parle du faux » commence le 20 avril à la Cité des Sciences et de l’Industrie de la Villette et court jusqu’en février 2011[2]. Comme son sous titre accrocheur l’indique, vous y verrez fausse monnaie, fausses marques, faux médicaments, fausses montres,… et dans la foulée, le faux nez de la vraie musique téléchargée illégalement par quelques adolescents dont on se propose de corriger l’égarement à coup de questionnaires faussement ludiques et de sorties scolaires faussement récréatives[3]. Copier c’est mal, voilà tout le message de ce déballage qui décrit les multiples formes de la contrefaçon avec la verve qu’en d’autres temps, des enlumineurs auraient employée pour dépeindre les sept péchés capitaux en motifs grotesques.

Hélas, à côté de ce tableau des pratiques illicites, il ne faut pas s’attendre à trouver beaucoup de nuances dans la définition de ce qui est au contraire licite en matière de propriété intellectuelle. En effet, le domaine du Libre est totalement exclu du corpus de l’exposition. Et quand je dis exclu, il ne s’agit pas d’omission ou d’ignorance, mais bien de censure.

Initialement, les commissaires de l’exposition avaient prévu de consacrer un modeste volet à la présentation du Libre ; cela leur paraissait incontournable et c’est bien la moindre des choses. Dans cette optique, j’avais été contactée en septembre 2009 par une des commissaires adjointes qui me demandait de rédiger un texte concis définissant le Libre, ses enjeux et ses perspectives. Le texte devait être diffusé dans une petite zone de l’exposition équipée de bornes audio avec la version écrite affichée à proximité.

Mais le 16 avril 2010, quatre jours avant l’ouverture de l’exposition, j’ai reçu un mail de la commissaire en chef m’informant que mon texte ne pourra pas être diffusé : « notre partenaire principal, l’INPI, est farouchement opposé à ce que l’exposition donne la parole aux défenseurs du "libre". Nous avons essayé de discuter et d’argumenter avec eux mais l’INPI reste intransigeant sur sa position. Nous sommes donc obligés, avec grand regret, de ne pas présenter votre parole que vous aviez, aimablement, accepté de rédiger et d’enregistrer. ». Quelques minutes plus tard, je recevais un mail d’excuses de la commissaire adjointe, sincèrement désolée. En pièce jointe, elle me restituait mon texte, enrichi des traductions réalisées par son équipe. Je l’en remercie, car ces traductions sont bien le seul avantage que j’aurai tiré de cette affaire.

Qu’un établissement public cède aux desiderata de ses partenaires financiers et renonce à sa liberté de parole est en soi scandaleux[4]. Mais prétendre informer le public sur la question de la Propriété Intellectuelle sans jamais évoquer le modèle du Libre, pourtant en plein développement, est tout simplement malhonnête et relève d’une entreprise de désinformation. Comment peut-on faire semblant de ne pas voir la montagne Wikipedia et l’Himalaya des logiciels libres qui font désormais partie de notre environnement de travail quotidien parmi tant d’autres bourgeons du Libre ? Ne sont-ils pas des exemples éclatants de la réussite d’un régime de propriété intellectuelle qui garantit la liberté de copier, de modifier et de diffuser des œuvres selon un cadre contractuel parfaitement légal ?

Pour moi, ce petit texte est un élément de vulgarisation parmi d’autres et je n’en aurais sans doute pas fait état sans cet acte de censure. Il est d’ailleurs fort probable qu’il serait passé quasiment inaperçu si les choses s’étaient passées comme prévu par les commissaires de l’exposition : qui donc, au détour du fastidieux parcours énumérant les cas de contrefaçon dûment constatés, chiffrés et illustrés, aurait encore le courage de se planter devant une borne audio pour entendre une autre voix ? L’intransigeance de l’INPI qui prive les commissaires de la satisfaction, même illusoire, d’avoir honnêtement couvert le sujet en réservant une portion congrue à la présentation du Libre, est tout à fait étonnant. Pourquoi l’INPI a pris le risque de se ridiculiser en censurant un texte promis aux oubliettes ? Il faut croire que cette voix, aussi discrète soit-elle, dérange encore trop. Elle dérange parce qu’elle n’appartient pas au monde binaire que tentent de nous décrire les lobbys des ayant droit. Cette voix parle à la grande catégorie des amateurs et bricoleurs qui ne se reconnaissent ni dans la figure du faussaire ni dans le masque de l’Auteur floué derrière lequel se cachent les ayant droit[5]. Pour le coup, ce texte que je trouvais quelque peu effacé à cause de l’exercice de concision auquel j’étais astreinte, prend de l’importance. Aussi, je le publie ci-après, et vous invite à copier, diffuser, commenter ou augmenter tout ou partie de cet article en faisant bon usage des dispositions de la Licence Art Libre.

Le libre, un phénomène en expansion

Dans le cadre du droit d’auteur qui protège les créations littéraires et artistiques, un nombre croissant d’auteurs choisissent de mettre leurs œuvres à la disposition du public avec un type de contrats bien spécifiques qu’on appelle des licences libres. Ces licences autorisent quiconque à diffuser des copies de l’œuvre. Elles l’autorisent également à publier sous sa propre responsabilité d’auteur des versions modifiées de l’œuvre. Ces autorisations sont assorties de deux conditions :

  • Premièrement, il faut mentionner l’auteur de l’œuvre initiale et donner accès à ses sources
  • Deuxièmement, les copies ou versions modifiées de l’œuvre doivent être publiées avec les mêmes autorisations.

Les œuvres libres sont nécessairement divulguées avec une licence qui garantit ces conditions. Parmi ces licences, on peut citer la GNU GPL, pour les logiciels, et la Licence Art Libre, pour les œuvres culturelles. Le domaine des œuvres libres n’est donc ni une zone de non droit ni assimilable au gratuit. D’ailleurs les anglo-saxons associent le mot français « libre » au mot « free » pour écarter toute confusion, car il y a des œuvres gratuites qui ne sont pas du tout libres, et il y a des œuvres libres payantes.

On parle aussi du « monde du libre » pour désigner l’ensemble des acteurs qui participent à la promotion et au développement du domaine du libre. Ce mouvement s’inspire des usages qui régissent la circulation des connaissances dans les milieux académiques. Mais depuis 1983, ce sont les développeurs de logiciels qui sont à l’avant-garde de ce mouvement et de sa formalisation juridique, car dans ce secteur d’activité la nécessité d’innovation est constante et les utilisateurs ont tout intérêt à mettre la main à l’ouvrage pour améliorer les défauts d’un logiciel ou l’adapter à leurs besoins. Ainsi, ils deviennent à leur tour auteurs.

Ce modèle de développement correspond aux aspirations d’une société démocratique composée de citoyens qui apportent une contribution constructive à la vie publique et ne se contentent pas d’être seulement gouvernés. L’intérêt que suscite le Libre est donc d’abord d’ordre politique. Cet intérêt est exacerbé par le fait que les législations de plus en plus restrictives sur le droit d’auteur évoluent à contresens de l’intérêt du public et deviennent des freins pour la création. Dans ce contexte, les licences libres apparaissent comme une issue légale et pragmatique pour constituer un domaine dans lequel les obstacles à la diffusion et à la réutilisation créative des œuvres sont levés.

Dans le domaine de la création artistique et de la publication scientifique, le modèle du libre correspond aussi à une réalité sociale. C’est l’émergence d’une société d’amateurs qui, à la faveur d’un meilleur accès à l’éducation, au temps libre, aux moyens de production et de communication, s’invitent sur la scène en bousculant parfois les positions établies. Ces amateurs sont les vecteurs, les acteurs et les transformateurs de la culture, ils en sont le corps vivant ; sans eux les œuvres resteraient « lettre morte ».

Depuis le 19ème siècle, avec la création des musées et la naissance du droit d’auteur, notre culture a privilégié les moyens de la conservation pour assurer la pérennité des œuvres. Aujourd’hui, les supports numériques et internet sont en train de devenir les principaux moyens de diffusion des œuvres. Certes, internet est un puissant moyen de communication, mais il n’a pas encore fait ses preuves en tant que moyen de conservation. Ce qui se profile avec le modèle du libre, c’est que parallèlement aux efforts de conservation dont le principe n’est pas remis en cause, une autre forme de pérennisation retrouve sa place dans notre culture ; il s’agit de la transmission, qui fonde aussi la tradition. Or, l’acte de transmission passe par un processus d’appropriation (on ne peut transmettre que ce qu’on a déjà acquis ou assimilé), et cela implique des transformations qui font évoluer les œuvres. C’est la condition d’une culture vivante, une culture portée par des acteurs plutôt que supportée par des sujets.

Copyleft : Isabelle Vodjdani, 20 avril 2010, ce texte est libre, vous pouvez le copier, le diffuser et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org.

Notes

[1] Crédit photo : Lucas Jans (Creative Commons By-Sa)

[2] « CONTREFAÇON, la vraie expo qui parle du faux », Cité des Sciences et de l’Industrie, Parc de la Villette, Paris, du 20 avril 2010 au 13 février 2011.

[3] Depuis plusieurs années des études sur l’impact du piratage sur le marché de la musique apportent régulièrement un démenti aux affirmations des lobbys de la répression du téléchargement. Dans la dernière en date, Le GAO affirme que les chiffres du piratage sont contrefaits (ReadWriteWeb, 19 avril 2010)

[4] Précisons que L’INPI est également un établissement public, mais autofinancé et relevant de la tutelle du ministère de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi, tandis que la Cité des Sciences et de l’Industrie est sous la tutelle du ministère de la Culture.

[5] Comme on le sait, la figure de l’auteur floué par les petits "pirates" est le masque dont se parent les ayants doits qui, pour rester dans l’ordre des métaphores de la marine, se comportent en véritables "requins". Pour ne citer qu’un seul exemple, voir l’article du Point en date du 10 avril 2010 : Comment la Sacem se goinfre….




Paul Ariès et le logiciel libre ont-ils des choses à se dire ?

Un internaute a eu l’idée de compiler les interventions de Paul Ariès (et uniquement celles-ci), lors de l’émission Ce soir ou jamais du 1er avril dernier consacrée à l’actualité économique : bouclier fiscal, taxe carbone. situation de la Grèce, etc. Vous trouverez cette vidéo à la fin du billet.

Montage oblige, il n’y a plus ni dialogue ni débat, et on mouche ainsi facilement l’autre invité qu’était Alain Madelin (ce qui, je le confesse, ne m’a pas dérangé). Mais j’ai néanmoins trouvé cela fort intéressant et parfois très proche de certains articles parus dans la rubrique « Hors-sujet ou presque » du Framablog, où il s’agit souvent, avec moult précautions, de voir un peu si le logiciel libre et sa culture sont solubles dans le politique, l’économique, l’écologique ou le social.

Paul Ariès était ainsi présenté sur le site de l’émission :

Paul Ariès est politologue, directeur du journal Le Sarkophage qui se veut un journal d’analyse critique de la politique de Nicolas Sarkozy, rédacteur au mensuel La Décroissance, collaborateur à Politis et organisateur du « Contre-Grenelle de l’Environnement ». Paul Ariès est considéré par ses adversaires comme par ses défenseurs comme « l’intellectuel de référence » du courant de la décroissance. Auteur d’une trentaine d’essais, il vient de publier « La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance » (La Découverte), et un pamphlet intitulé « Cohn Bendit, l’imposture » (Max Milo).

Extrait (autour de la 13e minute) :

On peut reprocher tout ce que l’on veut au système capitaliste et à cette société d’hyper-consommation, mais il faut reconnaître que c’est une société diablement efficace. Pourquoi ? Parce qu’elle sait susciter le désir et le rabattre ensuite sur la consommation de biens marchands. Or, comme le désir est illimité, on va désirer toujours plus de consommation.

Donc, si on veut être a la hauteur il ne s’agit pas de vouloir faire la même chose mais en moins. Il faut avoir un principe aussi fort à opposer. Et à mes yeux la seule chose aussi forte que l’on peut opposer au toujours plus, c’est la gratuité. Parce que la gratuité, on l’a chevillée au corps. C’est le souvenir du paradis perdu, c’est le sein maternel, c’est les relations amoureuses, amicales, associatives, c’est les services publics, c’est le bien commun.

Le bon combat pour les XXIe siècle, ce n’est pas de manifester pour l’augmentation du pouvoir d’achat, c’est de manifester pour la défense et l’extension de la sphère de la gratuité.

Sémantiquement parlant, on se méfie beaucoup sur ce blog et ailleurs de cette notion de « gratuité ». Alors j’ai eu envie d’en savoir plus et je suis tombé sur ce tout aussi intéressant article (issu du site du NPA) : La révolution par la gratuité de Paul Ariès.

Extrait :

Il ne peut y avoir de société de la gratuité sans culture de la gratuité, comme il n’existe pas de société marchande sans culture marchande. Les adversaires de la gratuité le disent beaucoup mieux que nous. John H. Exclusive est devenu aux Etats-Unis un des gourous de la pensée « anti-gratuité » en publiant Fuck them, they’re pirates (« Qu’ils aillent se faire foutre, ce sont des pirates »). Il y explique que le piratage existe parce que les enfants sont habitués à l’école à recopier des citations d’auteurs, à se prêter des disques, à regarder des vidéos ensemble, à emprunter gratuitement des livres dans les bibliothèques, etc. L’école (même américaine) ferait donc l’éducation à la gratuité.

Les milieux néoconservateurs proposent donc de développer une politique dite de la «gratuité-zéro» qui serait la réponse du pouvoir aux difficultés des industries « culturelles » confrontées au développement des échanges gratuits, via les systèmes « peer-to-peer ». La politique à promouvoir sera totalement à l’opposé et passera par la généralisation d’une culture de la (quasi)gratuité. Nous aurons besoin pour cela de nouvelles valeurs, de nouveaux rites, de nouveaux symboles, de nouvelles communications et technologies, etc. Puisque les objets sont ce qui médiatisent le rapport des humains à la nature quels devront être le nouveau type d’objets de la gratuité ?

L’invention d’une culture de la gratuité est donc un chantier considérable pour lequel nous avons besoin d’expérimenter des formules différentes mais on peut penser que l’école sera un relais essentiel pour développer une culture de la gratuité et apprendre le métier d’humain, et non plus celui de bon producteur et consommateur. Parions que la gratuité ayant des racines collectives et individuelles beaucoup plus profondes que la vénalité en cours, il ne faudrait pas très longtemps pour que raison et passion suivent…

Je ne sais pas ce que vous en penserez mais j’ai comme eu l’impression que l’auteur ignorait tout simplement l’existence du logiciel libre, qui n’est pas cité une seule fois dans ce long article.

Est-ce que la « gratuité » de Paul Ariès ne ressemble pas finalement à la « liberté » du logiciel libre (dont la gratuité n’est qu’une éventuelle conséquence) ? Cette liberté du logiciel libre n’est-elle pas plus forte, subversive, et au final plus pertinente et efficace pour étayer les arguments de Paul Ariès ?

Voici quelques unes des questions qui me sont donc venues en tête à la lecture du passage vidéo ci-dessous[1] :

—> La vidéo au format webm

Une vidéo qui fait écho, plus ou moins directement, aux billets suivants du Framablog :

Notes

[1] Merci à Dd pour la conversion de la vidéo au format Ogg sur Blip.tv.




CoursdeProfs.fr : une affligeante initiative aveuglément relayée par la grande presse

Silviadinatale - CC byLorsque j’ai découvert il y a peu CoursDeProfs.fr j’en suis resté bouche bée. Et j’ai encore du mal à croire qu’on ait pu oser un tel projet, l’un des pires qui ait été lancé dans l’éducation depuis des années. La seule et unique consolation c’est qu’il n’émane pas de l’institution mais du secteur privé.

De quoi s’agit-il exactement ? D’un site qui propose aux enseignants de déposer leurs cours et aux visiteurs de les consulter. « Venez échanger et partager votre savoir », peut-on lire en accueil. Le slogan est au diapason : « Partageons ! »

Sympa, non ? Jusqu’ici tout va bien. Et, sourire aux lèvres, on pense alors naïvement être en présence d’une sorte de forge communautaire de contenus éducatifs, interopérables et sous licences libres. Quelque chose qui ressemblerait à une Académie en ligne qui aurait gommé tous ses défauts, ou plus sûrement à un Sésamath étendu cette fois-ci à toutes les disciplines et à tous les niveaux.

Grossière erreur, car l’état d’esprit qui anime le projet se trouve précisément aux antipodes de ce modèle. Pour tous ceux qui comme nous participent à diffuser le logiciel libre et sa culture au sein de l’Éducation nationale, c’est plus qu’une déception, c’est une véritable provocation.

Prenez le meilleur de Sésamath et Wikipédia en essayant de faire exactement le contraire, et vous obtiendrez CoursDeProfs.fr !

Que ce site rencontre le succès, que les profs embarquent nombreux consciemment ou non dans cette supercherie[1], et je serais obligé de « faire mon Jospin 2002 », c’est-à-dire en prendre acte et quitter séance tenante aussi bien Framasoft que mon métier d’enseignant pour m’en aller cultiver des tomates bios en Ardèche.

Or l’hypothèse n’est pas à exclure quand on voit avec quelle coupable complaisance l’initiative est unanimement relayée et saluée par nos grands médias, illustrant par là-même leur désolante méconnaissance du sujet.

J’ai vainement cherché le moindre début de critique constructive non seulement sur ces mainstream médias mais également dans la blogosphère et je n’ai strictement rien trouvé. C’est ce qui m’a poussé à rédiger ce billet, histoire d’apporter un peu la contradiction (quitte aussi à prendre le risque de leur faire ainsi une injuste publicité).

Ceci étant dit, CoursDeProfs apporte une très mauvaise réponse à d’excellentes questions. Les enseignants souhaitent-ils se regrouper pour créer et échanger ensemble ? Les élèves et leurs parents souhaitent-ils avoir facilement et librement à disposition des ressources éducatives de qualité sur Internet ?

Des médias complices et ignorants

Je tire mon chapeau au service marketing de CoursdeProfs.fr. Non seulement ils ont eu une prestigieuse couverture médiatique mais en plus les articles sont dithyrambiques.

Jugez plutôt :

Le Nouvel Obs : Une plate-forme collaborative pour les profs

Le site CoursDeProfs.fr s’est ouvert officiellement ce lundi 15 mars, pour le plus grand bonheur des enseignants. Concrètement, le site propose aux profs de mettre en commun leurs cours et devoirs avec un seul mot d’ordre : « Partagez vos expériences et vos savoirs ».

Libération : Des cours Net et sans bavures

Vous êtes prof de maths et vous avez déjà fait faire vingt fois les mêmes exercices sur le tracé des triangles aux différentes classes que vous avez eues. Le problème, c’est que vous êtes à court d’idées… Ou alors prof débutant de physique-chimie, vous vous demandez comment organiser la séance de travaux pratiques sur l’utilisation de l’oscilloscope transparent, d’autant que votre classe de terminale S est plutôt dissipée. Rassurez-vous : le site CoursDeProfs.fr, lancé avant-hier, est censé vous aider. Il se présente comme la première plateforme d’échanges de cours entre professeurs. Le but : favoriser « le partage de savoirs et d’expériences » et faire ainsi mentir le cliché selon lequel chaque prof travaille dans son coin sans se soucier de ce que font les autres.

Le Parisien : Des cours gratuits en ligne

Une salle des profs virtuelle, géante et ouverte à tous : où les enseignants peuvent se retrouver et s’échanger leurs cours, où les parents peuvent aussi « débouler » pour retrouver la leçon de maths du fiston absent la semaine dernière, et les élèves venir vérifier qu’ils ont bien noté le cours, voire compléter la leçon… Ce lieu de rêve, c’est l’objectif de Coursdeprof.fr, qui a inauguré hier la première plate-forme communautaire du genre, qui puisse rassembler tous les profs de France autour de leur métier : leur permettre de transmettre leurs connaissances, la somme de tous les cours préparés dans la solitude de leurs bureaux, où ils échouent à nouveau après avoir été dispensés en classe.

L’Entreprise.com (L’Express) : Les profs parlent aux profs

C’est sans doute le premier réseau social fait par des enseignants pour des enseignants. A l’origine de CoursDeProfs.fr. quatre associés : Nicolas Duflos, ingénieur en informatique et télécommunications, inspirateur du projet ; Gabriel Tabart, prof d’EPS, Xavière Tallent, conseil en marketing et communication et Christophe Claudel fondateur de la SII Itelios[2].

Elle : Rattraper les cours manqués sur CoursDeProfs.fr

Un excellent complément pour les profs qui peuvent ainsi « confronter leurs idées et leurs façons de faire » (…) Preuve de son succès, à l’heure où nous écrivons, le site est surbooké et nous invite à nous reconnecter ultérieurement.

La Tribune : Le partage d’expérience fait son chemin chez les enseignants

Les concepteurs espèrent obtenir le label de ressource « reconnue d’intérêt pédagogique » (RIP). Ils déposeront un dossier en ce sens auprès du ministère de l’Education nationale avant l’été[3].

J’ai également noté un passage télé (France 2 – Télématin – 16 mars) et un passage radio (France Culture – Rue des écoles – 17 mars), deux fleurons de notre service… public !

Donc si je résume, « le partage d’expérience fait son chemin chez les enseignants » (La Tribune), un « grand bonheur » (Nouvel Obs), un « lieu de rêve » (Le Parisien) que CourdDeProfs.fr, ce « premier réseau social fait par des enseignants pour des enseignants » (L’Express), cette « première plate-forme d’échanges de cours entre professeurs » (Libération).

Or à y regarder de plus près, le rêve cache peut-être un cauchemar. Et désolé si ce qui va suivre est susceptible de venir un peu gâcher la fête.

Des cours aux multiples verrous artificiels

On sait comment cela se passe. La boîte balance son communiqué de presse et les rédactions choisissent ou non de s’en saisir. Mais lorsqu’elles s’en saisissent, on est en droit d’attendre d’elles un minimum d’investigation, de mise à distance et de contextualisation, en bref faire son boulot de journaliste et non du publireportage.

Et c’est d’autant plus coupable que lorsqu’une startup s’insère dans l’éducation « pour le bien de tous », la vigilance devrait être naturellement de mise (cf les beaux discours de Microsoft à l’école souvent évoqués sur ce blog).

Nos grands médias sont-ils vraiment allés sur CoursDeProfs.fr voir un peu comment cela se déroulait concrètement ? Permettez-moi d’en douter, parce que dans le détail, la plate-forme possède de nombreux et criants défauts.

CoursDeProfs - Copie d'écranAfin d’illustrer mon propos par l’exemple, j’ai choisi au hasard un document du site dans ma discipline, à savoir les mathématiques.

Nous sommes en Sixième pour un Cours sur les fractions (cf copie d’écran ci-contre).

Première remarque : ce cours est d’un classicisme absolu. Ouvrez n’importe quel manuel scolaire de ce niveau et ce sera identique mais plus riche et mieux mis en forme et en page. Ici, la valeur pédagogique ajoutée est pour ainsi dire nulle. Cela n’augure rien de bon quant au reste du contenu du site.

Mais regardons surtout comment se présente le document « mis en ligne » afin de mieux comprendre ce qu’on entend par echange, partage et collaboration chez CoursdeProfs.fr.

  • Le cours ne possède aucune licence. Par défaut il est donc placé sous le régime du droit d’auteur le plus classique et donc le plus restrictif, c’est-à-dire qu’il est propriété exclusive de son auteur et que vous ne pouvez rien faire avec tant que vous ne lui avez pas demandé l’autorisation. Les licences de type Creative Commons sont ignorées par les créateurs du site alors qu’elles ont justement été conçues pour favoriser le partage.
  • Le cours est dans une cage. Il est en effet totalement encapsulé au format propriétaire Flash. On peut certes le voir (en un unique endroit) mais pas le « toucher » puisque, conséquence directe du (mauvais) choix du format, on ne peut ni imprimer le document ni l’enregistrer. Quant à vouloir faire du copier/coller (comme l’autoriserait n’importe quelle page Web rédigée au format standard et ouvert HTML), ce n’est même pas la peine d’y penser.
  • Il y a un lien « Version gratuite » en haut à droite. Cliquez dessus et vous obtiendrez un fichier PDF du cours aux caractéristiques un peu particulières puisque entièrement zébré d’un horrible marqueur CoursDeProfs.fr qui recouvre tout le document (cf image ci-dessous) et toujours interdit au copier/coller (alors que tout fichier PDF non vérouillé permet normalement l’opération).
  • Il y a également un gros lien « Télécharger » en haut à droite. Cliquez dessus et l’on vous proposera de télécharger le cours aux formats suivants : PDF (enfin modifiable et permettant le copier/coller), DOC, DOCX, ODT et RTF. Sauf qu’il vous en coûtera 1,20 €, (45% pour l’auteur, le reste pour CoursDeProfs.fr). Comme il n’y a que les enseignants qui éprouvent ce besoin de pouvoir modifier et personnaliser le document, on se retrouve à devoir payer un collègue pour jouir pleinement de son cours ! De plus ceci ne vous donne alors qu’un « droit d’usage et de modification du document à des fins personnelles ». En aucun cas vous ne pouvez le copier, l’éditer et le donner à un tiers ou renvoyer la version modifiée sur le site (toujours à cause de l’absence de licence). Cela s’apparente au modèle fermé de l’iTunes d’Apple (DRM inclus). L’amélioration collective des documents est volontairement rendue impossible dans cet écosystème.

Pour rappel les créateurs du site affirment haut et fort dans tous les coins du site que leur projet n’est là que pour favoriser l’échange, le partage et la collaboration !

Mais de qui se moque-t-on ?

Si l’existence même de CoursDeProfs.fr est révélatrice d’une triste situation française, sa médiatisation béate l’est tout autant. Ce n’est pas ici que l’on trouvera des arguments pour nuancer la « crise de la presse ».

Libre comparaison

CoursDeProfs - Exemple de PDF tatouéOn ne le répètera jamais assez (surtout que les médias ne l’entendent visiblement toujours pas) : il n’est aujourd’hui pas responsable de développer du contenu collaboratif numérique à l’école sans s’inspirer du logiciel libre et prendre en compte sa culture et ses modes opératoires.

Qu’est-ce qu’un logiciel libre ? C’est un logiciel qui possède les quatre libertés fondamentales suivantes : la liberté d’exécuter le programme, la liberté d’étudier le fonctionnement du programme, la liberté de redistribuer des copies, et la liberté d’améliorer le programme et de publier les améliorations. Ce sont des libertés qui sont tournées vers les utilisateurs. La liberté d’étude et d’amélioration nécessite d’avoir accès au code source du programme, c’est-à-dire à son secret de fabrication.

Essayons de transposer cela à la situation en reprenant notre Cours sur les fractions et en l’imaginant donc sous licence libre (par exemple la Creative Commons By dont on a déjà dit le plus grand bien lorsqu’il s’agit d’éducation).

La liberté d’exécuter le programme c’est la liberté de pouvoir lire le cours n’importe où, n’importe quand et sur n’importe quel ordinateur (et non sur un seul site Web). La liberté d’étude correspond à l’accès sans la moindre entrave à la source du document (dans un format ouvert, par exemple ODT, et non sur un PDF bridé), la liberté de copie signifie que vous pouvez copier et distribuer le cours autant de fois que vous le souhaitez à qui vous voulez, enfin la liberté d’amélioration vous autorise à modifier le cours comme bon vous semble et là encore à copier et distribuer cette version modifiée autant de fois que vous le souhaitez à qui vous voulez.

Bien sûr, tout dépend de votre objectif, mais si il s’agit réellement de partager et transmettre du savoir (certains appellent cela l’éducation) alors c’est bien ce dernier modèle qui est le plus pertinent parce qu’il favorise par essence la circulation et la bonification du cours.

Cela figure d’ailleurs noir sur blanc dans la première des douze propositions formulées par l’AFUL (et ignorées par les médias) suite à la publication du rapport Fourgous : « Les logiciels et les ressources numériques acquises, développées ou produites avec participation de fonds publics doivent être placées sous licence libre et disponibles dans un format ouvert afin de permettre leur libre partage : les utiliser, étudier, modifier, redistribuer librement. ».

J’ajoute qu’un tel modèle est centré sur la ressource (qui a un ou plusieurs auteurs) et non sur les auteurs (qui a une ou plusieurs ressources).

On mesure alors l’écart abyssal qui nous sépare de CoursDeProfs.fr puisque, comme nous l’avons vu plus haut, ce dernier ne respecte aucune des quatre libertés.

Ce modèle théorique que nous appelons de nos vœux est-il massivement déployée à l’Éducation nationale ? Non, car nous sommes encore minoritaires. Non car les grands médias nous ignorent encore trop souvent. Mais on y travaille et le temps joue clairement en notre faveur.

Lorsque nous dénonçons les errances de l’Académie en ligne ou les délires juridiques de l’usage des « œuvres protégées » en classe, c’est parce que nous estimons nous en écarter. Lorsque nous mettons en avant des initiatives comme Weblettres ou Sésamath (dont le projet Kidimath s’adresse lui directement et réellement aux élèves soit dit en passant), c’est parce qu’il nous semble nous en approcher.

0/20

En plus d’ignorer superbement la culture libre, la contradiction fondamentale d’un projet comme CoursDeProfs.fr c’est que, ne provenant pas de l’institution mais d’une entreprise privée, il doit nécessairement penser dès le départ son modèle économique. Il y a eu une idée (plutôt bonne du reste), il y a eu dépenses pour la concrétiser et il faut qu’il y ait à plus ou moins court terme retour sur investissement.

Outre le fait que le site affiche déjà de la publicité (Google) et dispose d’un espace annonceurs, ce qui n’est jamais bon lorsque l’on s’adresse à un public scolaire, les créateurs du projet ont imaginé le système complexe et artificiel décrit ci-dessus pour pouvoir tirer quelques subsides de l’aventure.

Un système pervers où les enseignants sont invités à se vendre et s’acheter leurs cours, à faire circuler l’argent entre eux, tout en étant fortement taxés au passage par CoursDeProfs.fr.

C’est indéniable, les enseignant se sont précarisés ces dernières années et les débuts de carrière sont de plus en plus difficiles. Et nombreux sont désormais ceux qui se jettent dans la gueule d’Acadomia et consors pour arrondir les fins de mois. Mais de là à imaginer qu’ils vont se mettre à monnayer leurs cours aux collègues pour que ces derniers puissent les adapter à leurs besoins… Ils ne l’ont jamais fait en salle des profs (qui n’est pas une salle de marché), ils ne vont pas commencer maintenant !

Il faut bien que quelqu’un le dise : CoursDeProfs.fr devrait transformer son projet en, disons, un site de poker en ligne et oublier ses velléités éducatives. J’invite tous les collègues à ne surtout pas y aller. Ce n’est pas à une petite startup de porter sur ses épaules un tel projet qui doit naître et vivre à l’intérieur même du service public qu’est l’Éducation nationale.

Au fait, l’Ardèche, c’est un terreau fertile pour les tomates bios ?

Notes

[1] Crédit photo : Silviadinatale (Creative Commons By)

[2] 1 prof sur 4 parmi les créateurs suffit à leur faire dire que c’est « fait par des enseignants pour des enseignants » !

[3] On saura ainsi si ce label RIP vaut encore quelque chose.




La liberté contre les traces dans le nuage – Une interview d’Eben Moglen

SheevaPlugIl y a un peu plus d’une semaine Tristan Nitot évoquait sur son blog une « magnifique interview » du juriste Eben Moglen par le journaliste Glyn Moody (que nous connaissons bien sûr le Framablog, preuve en est qu’ils ont l’honneur de tags dédiés : Moglen et Moody).

C’est la traduction de l’intégralité de cette interview que nous vous proposons ci-dessous.

Pourquoi Nitot était-il si enthousiaste ? Parce qu’il est légitime de s’inquiéter chaque jour davantage du devenir de nos données personnelles captées par des Facebook et des Google. Mais la critique récurrente sans possibilités d’alternatives pousse au découragement.

Or, poursuit-il, cette interview propose « une ébauche de solution technique qui pourrait bien signer la fin du Minitel 2.0 ». Eben Moglen y explique « comment des petits ordinateurs comme le Sheevaplug (cf photo ci-contre) ou le Linutop 2 pourraient bien changer la donne en permettant la construction d’un réseau social distribué (ou a-centré) dont chacun pourrait contrôler un bout et surtout contrôler son niveau de participation ».

Et Tristan de conclure de manière cinglante : « l’identité en ligne, la liste de nos relations, les archives de nos messages échangés sont bien trop précieuses pour être confiées à quelconque organisation privée, quelle qu’elle soit ».

La décennie « Microsoft » qui s’achève nous aura vu essayer, avec plus ou moins de succès, d’empêcher le contrôle de nos ordinateurs personnels, en y substituant du logiciel propriétaire par du logiciel libre.

La décennie « Google » qui s’annonce risque fort d’être celle des tentatives pour empêcher le contrôle d’Internet, en ne laissant plus nos données personnelles sur des serveurs privés mais sur nos propres serveurs personnels.

Remarque : à propos d’Eben Moglen, nous vous rappelons l’existence d’une conférence que nous considérons parmi les plus importantes jamais présentées par la communauté du Libre.

Une interview d’Eben Moglen – La liberté contre les données dans le nuage

Interview: Eben Moglen – Freedom vs. The Cloud Log

Eben Moglen interviewé par Glyn Moody – 17 mars 2010 – The H
(Traduction Framalang : Goofy, Simon Descarpentries et Barbidule)

Le logiciel libre a gagné : presque tous les poids lourds du Web les plus en vue comme Google, Facebook et Twitter, fonctionnent grâce à lui. Mais celui-ci risque aussi de perdre la partie, car ces mêmes services représentent aujourd’hui une sérieuse menace pour notre liberté, en raison de l’énorme masse d’informations qu’ils détiennent sur nous, et de la surveillance approfondie que cela implique.

Eben Moglen est sûrement mieux placé que quiconque pour savoir quels sont les enjeux. Il a été le principal conseiller juridique de la Free Software Foundation pendant 13 ans, et il a contribué à plusieurs versions préparatoires de la licence GNU GPL. Tout en étant professeur de droit à l’école de droit de Columbia, il a été le directeur fondateur du Software Freedom Law Center (Centre Juridique du Logiciel Libre). Le voici aujourd’hui avec un projet ambitieux pour nous préserver des entreprises de services en ligne qui, bien que séduisantes, menacent nos libertés. Il a expliqué ce problème à Glyn Moody, et comment nous pouvons y remédier.

Glyn Moody : Quelle est donc cette menace à laquelle vous faites face ?

Eben Moglen : Nous sommes face à une sorte de dilemme social qui vient d’une dérive dans la conception de fond. Nous avions un Internet conçu autour de la notion de parité – des machines sans relation hiérarchique entre elles, et sans garanties quant à leur architectures internes et leur comportements, mises en communication par une série de règles qui permettaient à des réseaux hétérogènes d’être interconnectés sur le principe admis de l’égalité de tous.

Sur le Web, les problèmes de société engendrés par le modèle client-serveur viennent de ce que les serveurs conservent dans leur journaux de connexion (logs) les traces de toute activité humaine sur le Web, et que ces journaux peuvent être centralisés sur des serveurs sous contrôle hiérarchisé. Ces traces deviennent le pouvoir. À l’exception des moteurs de recherche, que personne ne sait encore décentraliser efficacement, quasiment aucun autre service ne repose vraiment sur un modèle hiérarchisé. Ils reposent en fait sur le Web – c’est-à-dire le modèle de pair-à-pair non hiérarchisé créé par Tim Berners-Lee, et qui est aujourd’hui la structure de données dominante dans notre monde.

Les services sont centralisés dans un but commercial. Le pouvoir des traces est monnayable, parce qu’elles fournissent un moyen de surveillance qui est intéressant autant pour le commerce que pour le contrôle social exercé par les gouvernements. Si bien que le Web, avec des services fournis suivant une architecture de base client-serveur, devient un outil de surveillance autant qu’un prestataire de services supplémentaires. Et la surveillance devient le service masqué, caché au cœur de tous les services gratuits.

Le nuage est le nom vernaculaire que nous donnons à une amélioration importante du Web côté serveur – le serveur, décentralisé. Au lieu d’être une petite boîte d’acier, c’est un périphérique digital qui peut être en train de fonctionner n’importe où. Ce qui signifie que dans tous les cas, les serveurs cessent d’être soumis à un contrôle légal significatif. Ils n’opèrent plus d’une manière politiquement orientée, car ils ne sont plus en métal, sujets aux orientations localisées des lois. Dans un monde de prestation de services virtuels, le serveur qui assure le service, et donc le journal qui provient du service de surveillance induit, peut être transporté sur n’importe quel domaine à n’importe quel moment, et débarrassé de toute obligation légale presque aussi librement.

C’est la pire des conséquences.

GM : Est-ce qu’un autre facteur déclenchant de ce phénomène n’a pas été la monétisation d’Internet, qui a transféré le pouvoir à une entreprise fournissant des services aux consommateurs ?

EM : C’est tout à fait exact. Le capitalisme a aussi son plan d’architecte, qu’il rechigne à abandonner. En fait, ce que le réseau impose surtout au capitalisme, c’est de l’obliger à reconsidérer son architecture par un processus social que nous baptisons bien maladroitement dés-intermédiation. Ce qui correspond vraiment à la description d’un réseau qui contraint le capitalisme à changer son mode de fonctionnement. Mais les résistances à ce mouvement sont nombreuses, et ce qui nous intéresse tous énormément, je suppose, quand nous voyons l’ascension de Google vers une position prééminente, c’est la façon dont Google se comporte ou non (les deux à la fois d’ailleurs) à la manière de Microsoft dans sa phase de croissance. Ce sont ces sortes de tentations qui s’imposent à vous lorsque vous croissez au point de devenir le plus grand organisme d’un écosystème.

GM : Pensez-vous que le logiciel libre a réagi un peu lentement face au problème que vous soulevez ?

EM : Oui, je crois que c’est vrai. Je pense que c’est difficile conceptuellement, et dans une large mesure cette difficulté vient de ce que nous vivons un changement de génération. À la suite d’une conférence que j’ai donnée récemment, une jeune femme s’est approchée et m’a dit : « j’ai 23 ans, et aucun de mes amis ne s’inquiète de la protection de sa vie privée ». Eh bien voilà un autre paramètre important, n’est-ce pas ? – parce que nous faisons des logiciels aujourd’hui en utilisant toute l’énergie et les neurones de gens qui ont grandi dans un monde qui a déjà été touché par tout cela. Richard et moi pouvons avoir l’air un peu vieux jeu.

GM : Et donc quelle est la solution que vous proposez ?

EM : Si nous avions une classification des services qui soit véritablement défendable intellectuellement, nous nous rendrions compte qu’un grand nombre d’entre eux qui sont aujourd’hui hautement centralisés, et qui représentent une part importante de la surveillance contenue dans la société vers laquelle nous nous dirigeons, sont en fait des services qui n’exigent pas une centralisation pour être technologiquement viables. En réalité ils proposent juste le Web dans un nouvel emballage.

Les applications de réseaux sociaux en sont l’exemple le plus flagrant. Elles s’appuient, dans leurs métaphores élémentaires de fonctionnement, sur une relation bilatérale appelée amitié, et sur ses conséquences multilatérales. Et elles sont complètement façonnées autour de structures du Web déjà existantes. Facebook c’est un hébergement Web gratuit avec des gadgets en php et des APIs, et un espionnage permanent – pas vraiment une offre imbattable.

Voici donc ce que je propose : si nous pouvions désagréger les journaux de connexion, tout en procurant aux gens les mêmes fonctionnalités, nous atteindrions une situation Pareto-supérieure. Tout le monde – sauf M. Zuckerberg peut-être – s’en porterait mieux, et personne n’en serait victime. Et nous pouvons le faire en utilisant ce qui existe déjà.

Le meilleur matériel est la SheevaPlug, un serveur ultra-léger, à base de processeur ARM (basse consommation), à brancher sur une prise murale. Un appareil qui peut être vendu à tous, une fois pour toutes et pour un prix modique ; les gens le ramènent à la maison, le branchent sur une prise électrique, puis sur une prise réseau, et c’est parti. Il s’installe, se configure via votre navigateur Web, ou n’importe quelle machine disponible au logis, et puis il va chercher toutes les données de vos réseaux sociaux en ligne, et peut fermer vos comptes. Il fait de lui-même une sauvegarde chiffrée vers les prises de vos amis, si bien que chacun est sécurisé de façon optimale, disposant d’une version protégée de ses données chez ses amis.

Et il se met à faire toutes les opérations que nous estimons nécessaires avec une application de réseau social. Il lit les flux, il s’occupe du mur sur lequel écrivent vos amis – il rend toutes les fonctionnalités compatibles avec ce dont vous avez l’habitude.

Mais le journal de connexion est chez vous, et dans la société à laquelle j’appartiens au moins, nous avons encore quelques vestiges de règles qui encadrent l’accès au domicile privé : si des gens veulent accéder au journal de connexion ils doivent avoir une commission rogatoire. En fait, dans chaque société, le domicile privé de quelqu’un est presque aussi sacré qu’il peut l’être.

Et donc, ce que je propose basiquement, c’est que nous construisions un environnement de réseau social reposant sur les logiciels libres dont nous disposons, qui sont d’ailleurs déjà les logiciels utilisés dans la partie serveur des réseaux sociaux; et que nous nous équipions d’un appareil qui inclura une distribution libre dont chacun pourra faire tout ce qu’il veut, et du matériel bon marché qui conquerra le monde entier que nous l’utilisions pour ça ou non, parce qu’il a un aspect et des fonctions tout à fait séduisantes pour son prix.

Nous prenons ces deux éléments, nous les associons, et nous offrons aussi un certain nombre d’autres choses qui sont bonnes pour le monde entier. Par exemple, pouvoir relier automatiquement chaque petit réseau personnel par VPN depuis mon portable où que je sois, ce qui me procurera des proxies chiffrés avec lesquels mes recherches sur le Web ne pourront pas être espionnées. Cela signifie que nous aurons des masses d’ordinateurs disponibles pour ceux qui vivent en Chine ou dans d’autres endroits du monde qui subissent de mauvaises pratiques. Ainsi nous pourrons augmenter massivement l’accès à la navigation libre pour tous les autres dans le monde. Si nous voulons offrir aux gens la possibilité de profiter d’une navigation anonymisée par un routage en oignon, c’est avec ce dispositif que nous le ferons, de telle sorte qu’il y ait une possibilité crédible d’avoir de bonnes performances dans le domaine.

Bien entendu, nous fournirons également aux gens un service de courriels chiffrés – permettant de ne pas mettre leur courrier sur une machine de Google, mais dans leur propre maison, où il sera chiffré, sauvegardé chez tous les amis et ainsi de suite. D’ailleurs à très long terme nous pourrons commencer à ramener les courriels vers une situation où, sans être un moyen de communication privée, ils cesseront d’être des cartes postales quotidiennes aux services secrets.

Nous voudrions donc aussi frapper un grand coup pour faire avancer de façon significative les libertés fondamentales numériques, ce qui ne se fera pas sans un minimum de technicité.

GM : Comment allez-vous organiser et financer un tel projet, et qui va s’en occuper ?

EM : Avons-nous besoin d’argent ? Bien sûr, mais de petites sommes. Avons-nous besoin d’organisation ? Bien sûr, mais il est possible de s’auto-organiser. Vais-je aborder ce sujet au DEF CON cet été, à l’Université de Columbia ? Oui. Est-ce que M. Shuttleworth pourrait le faire s’il le voulait ? Oui encore. Ça ne va pas se faire d’un coup de baguette magique, ça se fera de la manière habituelle : quelqu’un va commencer à triturer une Debian ou une Ubuntu ou une autre distribution, et va écrire du code pour configurer tout ça, y mettre un peu de colle et deux doigts de Python pour que ça tienne ensemble. D’un point de vue quasi capitaliste, je ne pense pas que ce soit un produit invendable. En fait, c’est un produit phare, et nous devrions en tout et pour tout y consacrer juste un peu de temps pour la bonne cause jusqu’à ce que soit au point.

GM : Comment allez-vous surmonter les problèmes de masse critique qui font qu’on a du mal à convaincre les gens d’adopter un nouveau service ?

EM : C’est pour cela que la volonté constante de fournir des services de réseaux sociaux interopérables est fondamentale.

Pour le moment, j’ai l’impression que pendant que nous avancerons sur ce projet, il restera obscur un bon moment. Les gens découvriront ensuite qu’on leur propose la portabilité de leur réseau social. Les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux laissent en friche les possibilités de leurs propres réseaux parce que tout le monde veut passer devant M. Zuckerberg avant qu’il fasse son introduction en bourse. Et c’est ainsi qu’ils nous rendront service, parce qu’ils rendront de plus en plus facile de réaliser ce que notre boîte devra faire, c’est-à-dire se connecter pour vous, rapatrier toutes vos données personnelles, conserver votre réseau d’amis, et offrir tout ce que les services existants devraient faire.

C’est comme cela en partie que nous inciterons les gens à l’utiliser et que nous approcherons la masse critique. D’abord, c’est cool. Ensuite, il y a des gens qui ne veulent pas qu’on espionne leur vie privée. Et puis il y a ceux qui veulent faire quelque chose à propos de la grande e-muraille de Chine, et qui ne savent pas comment faire. En d’autres termes, je pense qu’il trouvera sa place dans un marché de niches, comme beaucoup d’autres produits.

GM : Alors que le marché des mobiles est en train de décoller dans les pays émergents, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux demander aux téléphones portables de fournir ces services ?

EM : Sur le long terme, il existe deux endroits où vous pouvez raisonnablement penser stocker votre identité numérique : l’un est l’endroit où vous vivez, l’autre est dans votre poche. Et un service qui ne serait pas disponible pour ces deux endroits à la fois n’est probablement pas un dispositif adapté.

A la question « pourquoi ne pas mettre notre serveur d’identité sur notre téléphone mobile ? », ce que je voudrais répondre c’est que nos mobiles sont très vulnérables. Dans la plupart des pays du monde, vous interpellez un type dans la rue, vous le mettez en état d’arrestation pour un motif quelconque, vous le conduisez au poste, vous copiez les données de son téléphone portable, vous lui rendez l’appareil, et vous l’avez eu.

Quand nous aurons pleinement domestiqué cette technologie pour appareils nomades, alors nous pourrons commencer à faire l’inverse de ce que font les opérateurs de réseaux. Leur activité sur la planète consiste à dévorer de d’Internet, et à excréter du réseau propriétaire. Ils devront faire l’inverse si la technologie de la téléphonie devient libre. Nous pourrons dévorer les réseaux propriétaires et essaimer l’Internet public. Et si nous y parvenons, la lutte d’influence va devenir bien plus intéressante.