Les 5 règles d’or du cinéaste Jim Jarmusch

Ari Moore - CC by-nc-saStranger Than Paradise, Down by Law… quel choc narratif et esthétique que les premiers films de Jim Jarmusch[1] ! Toute ma jeunesse en somme…

Ses cinq règles d’or du réalisateur ont été proposées en 2004 au magazine MovieMaker.

Ne trouvez-vous pas qu’elles prennent une résonance toute particulière en ces « troubles temps d’Hadopi », et qu’elles pourraient s’étendre, par extrapolation, à toute la création d’aujourd’hui ?

« L’authenticité est inestimable, l’originalité n’existe pas. »

Les règles d’or de Jim Jarmusch

Jim Jarmusch’s Golden Rules

Jim Jarmusch – 22 janvier 2004 – MovieMaker
(Traduction Framalang / Twitter : Aude, Erdrokan, Yoha, Idoric, Erwan et DonRico)

Règle 1 : Il n’y a pas de règle

Il y a autant de manières de faire un film qu’il y a d’auteurs potentiels. C’est un exercice libre. Je ne me sentirais jamais le droit de dicter à quelqu’un ce qu’il doit faire ou comment s’y prendre. Pour moi, ce serait comme imposer à quelqu’un ses croyances personnelles. C’est du n’importe quoi. C’est à l’opposé de ma philosophie – cela tient plus du code que d’un ensemble de « règles ». Donc, ne respectez pas religieusement les « règles » que vous êtes en train de lire, considérez-les plutôt comme des notes personnelles. Chacun devrait se faire ses propres « notes », puisqu’il n’y a pas qu’une seule et unique manière de procéder. Si certains prétendent qu’il n’existe qu’une manière de faire, la leur, éloignez-vous-en autant que possible, physiquement et philosophiquement.

Règle 2 : Ne vous laissez pas emmerder

Les emmerdeurs peuvent vous aider ou bien vous freiner, mais pas vous arrêter. Ceux qui financent, distribuent, promeuvent et projettent les films ne sont pas cinéastes. De même qu’ils ne sont pas prêts à laisser les réalisateurs définir et réglementer leur travail, les réalisateurs ne devraient pas les laisser édicter la manière de faire un film. Si nécessaire, armez-vous.

Dans le même ordre d’idée, évitez à tout prix les flatteurs. Il s’agit toujours de personnes qui vous tournent autour pour devenir riches, célèbres, ou coucher. De manière générale, ils s’y connaissent autant en réalisation de film que George W. Bush en combat à mains nues.

Règle 3 : L’équipe de production est au service du film

Le film n’est pas au service de l’équipe de production. Hélas, dans le monde de la réalisation, c’est presque toujours le cas. La fonction d’un film n’est pas de tenir les budgets, les délais, ou d’enrichir les CV des participants. On devrait pendre par les chevilles les réalisateurs qui ne comprennent pas cela et leur demander à eux pourquoi le monde est sens dessus dessous.

Règle 4 : La réalisation d’un film est un processus collectif

Vous avez la chance de travailler avec des gens dont la réflexion et les idées peuvent être plus brillantes que les vôtres. Assurez-vous qu’ils se concentrent sur leur fonction et ne prennent pas la place de quelqu’un d’autre, ou vous serez confrontés à un beau bordel. Considérez tous vos collaborateurs comme des égaux et respectez leur travail. Un assistant de production qui arrête les voitures afin que l’équipe puisse faire une prise n’est pas moins important que les acteurs, le directeur de la photographie, le directeur artistique ou le réalisateur.

L’organisation hiérarchique n’est bonne que pour les egos surdimensionnés ou incontrôlables, et les militaires. Si vous choisissez bien vos collaborateurs, ceux-ci peuvent améliorer la qualité et le contenu de votre film bien plus que ne l’aurait fait n’importe quel esprit solitaire. Si vous ne voulez pas travailler avec d’autres, choisissez plutôt la peinture ou l’écriture. (Et si votre truc c’est d’être un dictateur, par les temps qui courent, il vous suffit de vous lancer en politique…)

Règle 5 : Rien n’est nouveau

Piquez des idées n’importe où, du moment que cela vous inspire, nourrit votre imagination. Dévorez les films anciens et récents, gavez-vous de musique, de livres, de peintures, de photographies, de poésie, de rêves, nourrissez-vous de conversations à bâtons rompus, d’architecture, des ponts, des panneaux d’indication, des arbres, des nuages, des cours d’eau, de la lumière et des ombres. Ne volez que ce qui parle directement à votre âme. De cette manière, vos travaux (et vos emprunts) seront authentiques. L’authenticité est inestimable, l’originalité n’existe pas.

Et n’essayez pas de dissimuler votre forfait – vous pouvez même vous en vanter, si vous voulez. Dans tous les cas, rappelez-vous les mots de Jean-Luc Godard : « Ce qui compte, ce n’est pas d’où viennent vos idées, mais ce que vous en faites. »

Notes

[1] Crédit photo : Ari Moore (Creative Commons By-Nc-Sa)




Don’t panic, un indie capitalisme à visage humain est en train de voir le jour !

Paul Stein - CC by-saAttention billet miné et sujet à polémiques !

Il constate, avec optimisme, qu’un nouveau capitalisme se met lentement mais sûrement en place, en prenant appui sur des exemples qui font le lien entre les fab labs et les indignés. Il stipule donc aussi tacitement au passage que ce n’est pas le capitalisme qui est un problème en soi mais ses dérives actuelles[1].

Il l’appelle « indie capitalism », un peu comme la musique indépendante coexiste avec celle des Majors.

Il s’agit d’une traduction d’un article de Bruce Nussbaum et c’est évidemment très américain dans le fond comme dans la forme. D’après lui, « ce nouveau système n’est pas fait que de start-ups et de capital-risqueurs, il est construit sur une communauté de créateurs ».

Désolé mais pour les partisans des lendemains qui chantent mais ce sera une réforme et non une révolution 😉

4 raisons pour lesquelles le futur du capitalisme sera fait maison, à petite échelle et indépendant.

4 Reasons Why The Future Of Capitalism Is Homegrown, Small Scale, And Independent

Bruce Nussbaum – 6 décembre 2011 – FatCoDesign.com
(Traduction Framalang / Twitter : JoKoT3, Kull, Lolo le 13, Ambidoxe et DonRico)

Ce nouveau système, d’après Bruce Nussbaum, n’est pas fait que de start-ups et de capital-risqueurs. Il est construit sur une communauté de créateurs.

On ne vous apprendra rien à ce sujet dans les écoles de commerce, on ne vous en parlera pas à Wall Street, vous ne verrez rien de semblable à Palo Alto (Ndt : Palo Alto est considérée comme le berceau de la Silicon Valley). Mais si vous passez du temps à Bushwick, à Brooklyn, ou dans Rivington Street à Manhattan, il est possible que vous distinguiez les contours d’un indie capitalism (NdT: capitalisme indé) émergeant. Dans cette nouvelle forme de capitalisme, il n’est pas seulement question de start-ups, de technologie et de capital-risqueurs. Si l’on assemble toutes les tendances de fond qui apparaissent en ce moment, je pense que l’on entrevoit le début d’un phénomène original, et potentiellement formidable. Il se pourrait bien que l’on tienne là l’antidote économique et social au capitalisme financier qui a échoué et au capitalisme népotique qui ne dégage désormais plus de valeur économique en terme d’emploi, de salaire et d’impôts pour les Américains.

L‘indie capitalism est local, pas mondial, il se préoccupe de la communauté et des emplois, et annonce la couleur dès le départ. Des personnes visibles, que l’on peut rencontrer, fabriquent localement des produits de qualité. L’accent mis sur le local fait de l‘indie capitalism un mode de production intrinsèquement durable – si l’énergie est économisée, c’est le résultat d’un mode de vie, pas le fruit d’un effort pour atteindre un but précis et difficile.

L‘indie capitalism n’est pas transactionnel, mais social. Social au sens plus personnel que l’internet social et les amis par milliers. Prenons l’exemple de Kickstarter, où les internautes subventionnent de la musique, des livres et des produits dont ils peuvent suivre le développement. Dans ce modèle, consommateur, investisseur, public, fan, contributeur et producteur se confondent. Ils se procurent et préparent leur nourriture de la même manière qu’ils se procurent et préparent leur musique. Ensuite, ils partagent le tout.

Avant de chercher à vendre, les gens créent. L‘indie capitalism est d’abord un système économique de fabricants établi sur la création de valeur, et non sur l’échange d’une valeur existante. Il englobe toutes les composantes de la culture de la fabrication personnelle – nourriture, musique indé, fabrication maison, artisanat, fabrication numérique 3D, bio-hacking, conception d’applications, modélisation assistée par ordinateur, robotique, bricolage. La fabrication personnelle n’est pas une représentation exceptionnelle jouée par quelques-uns, mais un numéro répétitif auquel tout un chacun contribue. La création et l’utilisation d’outils participent d’une existence pleine de sens. Les outils passent alors d’une présence rituelle à une utilité quotidienne. Avoir de bons outils et créer de grandes choses commencent à remplacer la consommation comme une fin en soi. Wieden + Kennedy (NdT : agence de publicité américaine) a compris cela avec sa publicité pour Chrysler. « Imported from Detroit » (NdT : Importé de Detroit) marque un changement de sensibilité vers le « local ». Le slogan « The Things We Make, Make Us » (NdT : Ce que nous créons nous définit) de Jeep s’accorde à la nouvelle culture créative. « Depuis toujours, nous sommes une nation de bâtisseurs. D’artisans, hommes et femmes, pour qui les coutures droites et les soudures propres sont source de fierté personnelle… Ceci, notre dernière progéniture, a été imaginée, dessinée, sculptée, estampée, taillée et forgée ici en Amérique ».

Dan Provost, qui avec Tom Gerhardt a lancé son projet Glif (un pied d’appareil-photo pour iPhone) sur Kickstarter, résume parfaitement cette nouvelle perspective : « Ce qui nous a énormément plus à Tom et moi à propos du succès de ce projet, c’est sa simplicité inhérente : nous sommes juste deux amis qui avons créé un produit que les gens veulent acheter, et nous le leur vendons. Pas d’intermédiaire, pas de grosses sociétés, pas de capital-risque, pas d’investissements. Je pense qu’au dela de Glif, les gens aiment connaître la provenance de ce qu’ils achètent, et l’histoire qui se cache derrière la fabrication. »

Autre caractéristique de l‘indie capitalism : accorder un sens plus important aux matériaux et aux produits. Il est important de fabriquer moins, mais de meilleure qualité et plus utile. On valorise la réutilisation et le partage de produits de qualité. La sensation que procurent les objets, qu’il s’agisse des produits Apple, des jeans Levi’s vintage, ou des robes de belle facture (mais non griffées), est importante. La notion de marque tout entière est renversée dans l‘indie capitalism, remplacée par l’environnement communautaire de création d’un produit ou d’un service. Dans bien des cas, c’est l’authenticité qui devient la « marque ».

Il y a quelque temps, le visionnaire Paulo Saffo prédisait une nouvelle « économie des créateurs » qui remplacerait les économies industrielles et consuméristes. Ce terme me plaît, mais préfère celui d‘indie capitalism, parce qu’il définit mieux le contexte social et les valeurs de cette nouvelle économie. Je pense qu’il est suffisamment différent de la culture start-up, entrepreneuriale, de Standford et de la Silicon Valley, pour avoir droit à son propre terme. Celui-ci sonne plus 21e siècle, alors que start-up rappelle le 20e siècle. Il est plus social que technologique, plus centré sur l’artiste/le concepteur que sur l’ingénierie. J’aime particulièrement le mot indie car la scène musicale indépendante reflète de nombreuses structures sociales et distributives de cette forme émergente de capitalisme. Ce n’est pas par hasard que Portland et New York accueillent une scène musicale indé très dynamique et soient aussi les centres de l’émergence d’un nouvel indie capitalism.

Occupy Wall Street est le mouvement le plus puissant de ces dernières décennies, et sa remise en question des fondations du capitalisme mondial des grosses multinationales arrive au moment où les commentateurs traditionnels mettent en doute l’efficacité et la légitimité de notre système économique. La Harvard Business Review publie une série d’articles qui critique le capitalisme financier. Foreign Affairs dénonce le paradoxe entre les énormes bénéfices des entreprises et la destruction d’emplois dont souffrent les États-Unis. Même les journalistes financiers des chaînes de télévision évoquent publiquement l’échec de Wall Street à s’acquitter de la tâche qui lui incombe traditionnellement, à savoir financer la création d’entreprise. Et que l’on soit adepte du Tea Party ou partisan du mouvement Occupy, on entend les pleurs du capitalisme népotique.

Qu’en pensez-vous ?

Notes

[1] Crédit photo : Paul Stein (Creative Commons By-Sa)




Le code deviendra-t-il le latin du XXIe siècle ?

I Write CodeOutre sa dimension historique, culturelle et civilisationnelle, apprendre le latin c’est aussi mieux connaître les bases de notre langue française pour mieux la maîtriser.

Et si, pour mieux comprendre et avoir la capacité de créer (et non subir), la programmation informatique prenait peu ou prou la même place que le latin dans la nouvelle ère qui s’annonce ?

Même si c’est avec un léger train de retard, c’est la question que l’on se pose actuellement en France, mais aussi comme ci-dessous dans une Grande-Bretagne passablement secouée par le récent sermon de Monsieur Google.

« Bien informés, les hommes sont des citoyens ; mal informés ils deviennent des sujets. »
Alfred Sauvy

La programmation – le nouveau latin

Coding – the new Latin

Rory Cellan-Jones – 28 novembre 2011 – BBC
(Traduction Framalang : Goofy, Pandark, Penguin, e-Jim et Marting)

La campagne de promotion de l’apprentissage de l’informatique à l’école — en particulier la programmation — rassemble ses forces.

Aujourd’hui, Google, Microsoft et les autres grands noms du domaine technologique vont prêter leur soutien au dossier soumis au gouvernement plus tôt cette année dans un rapport appelé Next Gen. Il soutient notamment que le Royaume-Uni pourrait être un centre mondial pour l’industrie des jeux vidéos et des effets spéciaux — mais seulement si le système éducatif s’y emploie.

Les statistiques sur le nombre d’étudiants allant à l’université pour étudier l’informatique donnent à réfléchir. En 2003, environ 16 500 étudiants postulaient à l’UCAS (NdT : Universities and Colleges Admissions Service, service gérant les admissions à l’Université au Royaum-Uni) pour des places en cours d’informatique.

En 2007, ce nombre était tombé à 10 600, bien qu’il soit un peu remonté depuis, 13 600 l’année dernière, à cause de la hausse globale des demandes à l’université. Le pourcentage d’étudiants cherchant à étudier le sujet est donc descendu de 5% à 3%. Plus encore, la réputation de l’informatique comme domaine réservé aux hommes geeks a été renforcée, avec un pourcentage de candidats masculins en hausse de 84% à 87%.

Mais le problème, d’après les promoteurs du changement, commence dès l’école avec les ICT (NdT : Technologies de l’Information et de la Communication, TIC ou TICE chez nous), une matière vu par ses détracteurs comme l’enseignement de simples compétences techniques (NdT : Savoir mettre en gras dans un traitement de texte par exemple) plutôt que de la réelle compréhension de l’informatique.

Et il semble bien que les enfants reçoivent le même message car ils sont de moins en moins à étudier cette matière. La réponse, d’après les entreprises et associations qui appellent au changement, est de mettre des cours d’informatique appropriés au programme, sous forme d’apprentissage à la programmation.

Et il semblerait bien qu’ils aient trouvé ce qui pourrait être un bon slogan pour leur campagne. « Coder, c’est le nouveau latin », dit Alex Hope, co-auteur du rapport de Next Gen qui a donné le signal de départ à tout cela. « Nous devons donner aux enfants une compréhension correcte des ordinateurs si nous voulons qu’ils puissent comprendre et s’adapter à toutes sortes de futurs métiers. ».

M. Hope croit fermement que l’association des nouvelles technologies et de l’industrie culturelle est le meilleur espoir de la Grande Bretagne — et il est bien placé pour le savoir.

Son entreprise d’effets spéciaux Double Negative est une belle réussite, avec des apparitions aux génériques de Films comme Harry Potter, Batman ou Inception, pour lequel elle a gagné un Oscar. Il emploie désormais plus d’un millier de personnes depuis ses débuts éblouissants en 1998.

Alex Hope dit que sa société a besoin d’un riche mélange de talents : « nous cherchons des génies universels — des gens avec des connaissances en informatique, mathématiques, physique, ou arts plastiques qui peuvent toutes s’épanouir et se développer ». Il explique comment le travail pour donner une apparence réelle à la Tamise en image de synthèse dans Harry Potter implique des mathématiques et de la physique complexe.

Mais il trouve difficile de recruter des personnes avec une expérience en sciences dites dures. « Nous ne produisons tout simplement pas assez de diplomés avec des compétences en informatique ou en mathématiques ».

Comme bien d’autres tirant la sonnette d’alarme pour une éducation différente, Alex Hope en revient à 1980 lorsqu’il apprenait à programmer en utilisant un BBC Micro. Aujourd’hui, il va être rejoint par le principal ingénieur de Google au Royaume-Uni et le dirigeant de Microsoft éducation au Royaume-Uni pour proposer une nouvelle approche. Ils disent rien de moins que c’est le potentiel de croissance et d’emplois qui est en jeu pour une partie vitale de l’économie.

« Le gouvernement cherche des opportunités de croissance » dit Alex Hope. « Pour cela, ils y a nécessité à former les programmeurs dont les entreprises créatives et de hautes technologies ont et auront besoin pour monter leurs affaires ».

Et il semble que le gouvernement soit réceptif à ce message. Il y a deux semaines, j’ai posé des questions au premier ministre concernant le problème de l’éducation à l’informatique. David Cameron a admis que « nous ne faisons pas assez pour former la prochaine génération de programmeurs », et déclaré que des actions seraient menées à ce sujet.

Nous découvrirons bientôt de quels types d’actions il s’agit, lorsque le gouvernement publiera ses réponses au rapport de Next Gen écrit par Alex Hope et Ian Livingstone. On attend une réponse largement positive, bien qu’un engagement définitif de mettre tout de suite l’informatique au programme soit peu probable.

Mais ce qui pourrait être plus important, ce serait de changer l’image de cette matière. Et alors que « coder est le nouveau latin » est peut-être un bon message à envoyer aux parents et aux politiciens, quelque chose de plus sexy sera nécessaire pour convaincre les écoliers que l’informatique est quelque chose de cool.




L’Islande, la crise, la révolution et moi

Laurent Gauthier - CC byL’article que nous vous proposons traduit aujourd’hui est hors-sujet par rapport à ce que nous publions habituellement. Il est de plus sujet à caution car certainement un peu simpliste voire angélique dans son propos et ses arguments.

Il n’empêche qu’il a été aussitôt retweeté cet été par Naomi Klein : « #Iceland is proving that it is possible to resist the Shock Doctrine, and refuse to pay for the bankers crisis ».

Il n’empêche surtout qu’il s’est passé des choses intéressantes en Islande depuis la crise monétaire de 2008. Et il est étonnant de constater le peu d’entrain de nos grands médias pour en parler, alors que c’est nous que la crise frappe désormais de plein fouet.

En agissant en conséquence, peut-on dire symboliquement « non à la Banque, oui à la Démocratie ! » comme on dirait « non au Logiciel Propriétaire, oui au Logiciel Libre ! » ou encore « non à l’Hadopi, oui au Partage ! » ?

Il fallait oser cette dernière phrase ! J’ai osé, en cherchant (désespérément) le lien avec la ligne éditoriale du Framablog 🙂

Une oppression, suivie de tentatives de libération témoignant qu’il est possible de s’engager dans une autre direction. Ce que nous dit l’Islande[1] ici c’est qu’il n’y a pas forcément une fatalité à subir les logique de la finance mondiale et qu’on peut rebondir en impliquant les citoyens.

Ou alors continuons à laisser les experts travailler, ces gens sérieux qui eux seuls savent ce qui est bon pour nous…

Pour en savoir plus (rapidement) sur ce projet de nouvelle « Constitution collaborative », on pourra voir ce reportage glané sur YouTube et parcourir ce récent billet beaucoup plus pragmatique que romantique d’Owni. N’oublions pas non plus que l’Islande se trouve à la pointe des expérimentation sur la liberté d’expression à l’ère d’Internet.

Et pour une critique directe de l’article ci-dessous, on pourra lire A Deconstruction of “Iceland’s On-going Revolution”.

La révolution en marche de l’Islande

Iceland’s On-going Revolution

Deena Stryker – 1 août 2011 – Daily Kos
(Traduction Framalang : Lolo le 13, Goofy, Pandark et Yonnel)

Un reportage à la radio italienne à propos de la révolution en cours en Islande est un exemple frappant du peu d’intérêt de nos médias pour le reste du monde. Les Américains se rappeleront peut-être qu’au début de la crise financière de 2008, l’Islande a littéralement fait banqueroute. Les raisons ont été indiquées seulement en passant, et depuis, ce membre peu connu de l’Espace économique européen est retourné aux oubliettes de l’info.

Alors même que l’un après l’autre chaque pays européen tombe ou risque de tomber, mettant en péril l’euro, avec des répercussions dans le monde entier, la dernière chose que les puissants souhaitent est que l’Islande devienne un exemple. Voici pourquoi.

Cinq ans de régime néo-libéral strict avaient fait de l’Islande (dont la population compte 320 000 habitants, et qui n’a pas d’armée) un des pays les plus riches au monde. En 2003 toutes les banques du pays furent privatisées, et dans un effort pour attirer les investisseurs étrangers, elles ont proposé des services en ligne dont le faible coût permettait d’offrir des taux de rendement relativement élevés. Les comptes titres, appelés IceSave, attiraient énormément de petits épargnants anglais et néerlandais. mais à mesure que les investissements croissaient, la dette extérieure des banques augmentait aussi. En 2003 la dette de l’Islande équivalait à 200 fois son PNB, et en 2007, elle était de 900%. La crise financière mondiale de 2008 fut le coup de grâce. Les trois principales banques islandaises, Landbanki, Kapthing and Glitnir, se retrouvèrent sur la paille et furent nationalisées, pendant que la couronne islandaise perdait 85% de sa valeur par rapport à l’euro. À la fin de l’année l’Islande se déclara en banqueroute.

Contrairement à ce qu’on pouvait imaginer, la crise finit par permettre aux Islandais de retrouver leurs droits souverains, grâce à un processus de démocratie participative directe qui aboutit à une nouvelle constitution. Mais ce ne fut pas sans mal.

Geir Haarde, le premier ministre de la coalition gouvernementale social-démocrate, négocia un prêt de deux millions cent mille dollars, auquel les pays scandinaves ajoutèrent deux autres millions et demi. Mais les marchés financiers firent pression sur l’Islande pour lui imposer des mesures drastiques. Le FMI et l’Union européenne voulaient récupérer sa dette, prétendant que c’était la seule façon pour le pays de rembourser les Pays-Bas et la Grande-Bretagne, qui avaient promis de rembourser leurs citoyens.

Les manifestations et les émeutes continuèrent, et finirent par contraindre le gouvernement à démissionner. Des élections anticipées eurent lieu en avril 2009, portant au pouvoir une coalition de gauche qui condamnait le système économique néolibéral, mais qui posa comme exigence immédiate que l’Islande devrait rembourser un montant de trois millions et demi d’euros. Ce qui revenait à demander à chaque citoyen islandais la somme de 100 euros par mois pendant quinze ans, à un taux de 5,5%, pour rembourser une dette contractée par des sociétés privées auprès d’autres acteurs privés. C’était la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Ce qui s’ensuivit fut extraordinaire. On croyait que les citoyens devaient payer pour les erreurs des monopoles financiers, et qu’une nation tout entière devait subir des impôts pour rembourser des dettes privées, mais ce mythe vola en éclats. Cela changea complètement la relation entre les citoyens et leurs institutions politiques et en définitive les dirigeants islandais se retrouvèrent du côté de leurs électeurs. Le chef d’État, Olafur Ragnar Grimsson, refusa de ratifier le décret qui aurait rendu les citoyens islandais responsables des dettes des banques, et il accepta de recourir à un référendum.

Bien sûr, la communauté internationale ne fit qu’augmenter la pression sur l’Islande. La Grande-Bretagne et la Hollande la menacèrent d’affreuses représailles qui isoleraient le pays. Alors que les Islandais allaient voter, les banquiers étrangers menacèrent de bloquer toute aide du FMI. Le gouvernement britannique menaça de geler l’épargne et les comptes courants islandais. Comme l’a dit Grimsson : « On nous avait dit que si nous refusions les conditions de la communauté internationale, nous deviendrions le Cuba du Nord. Mais si nous avions accepté, nous serions devenu le Haïti du Nord » (combien de fois ai-je écrit que les Cubains se considèrent chanceux en voyant l’état de leur voisin Haïti).

Au référendum de mars 2010, il y eut 93% des votes contre le remboursement de la dette. Le FMI gela immédiatement son prêt. Mais la révolution (bien que non télévisée aux États-Unis) ne saurait être intimidée. Avec le soutien des citoyens furieux, le gouvernement lança une procédure civile et pénale contre les responsables de la crise financière. Interpol lança un mandat d’arrêt international contre l’ex-président de Kaupthing, Sigurdur Einarsson, alors que les autres banquiers impliqués dans le krach fuyaient le pays.

Mais les Islandais ne s’arrêtèrent pas là : ils décidèrent de jeter les bases d’une nouvelle constitution qui libèrerait le pays du pouvoir outrancier de la finance internationale et de l’argent virtuel (la constitution en vigueur datait de l’époque où l’Islande avait acquis son indépendance vis-à-vis du Danemark, en 1918, et la seule différence avec la constitution danoise était que le mot « président » remplaçait le mot « roi »).

Pour écrire la nouvelle constitution, les Islandais élirent 25 citoyens parmi 522 adultes qui n’appartenaient à aucun parti mais étaient recommandés par au moins 30 citoyens. Ce document n’était pas le travail d’une poignée de politiciens, mais fut écrit sur Internet. Les réunions de la constituante sont diffusées en streaming et des citoyens peuvent envoyer leurs commentaires et suggestions, assistant à l’élaboration du document pas à pas. La constitution qui émergera finalement de ce procédé démocratique participatif sera soumise à l’approbation du parlement après les prochaines éléctions.

Certains lecteurs se souviendront que l’effondrement de l’économie agraire de l’Islande au neuvième siècle était détaillée dans le livre de Jared Diamond du même nom. Aujourd’hui, ce pays se relève de son effondrement financier par des moyens diamétralement opposés à ceux que l’on considère généralement inévitables, comme l’a confirmé hier la nouvelle présidente du FMI Christine Lagarde à Fareed Zakaria. On a dit au peuple grec que la privatisation de son secteur public était la seule solution. Et les peuples d’Italie, d’Espagne et du Portugal doivent faire face à la même menace.

Ils devraient jeter un coup d’œil du côté de l’Islande. En refusant de courber l’échine face aux intérêts étrangers, ce petit pays a fait savoir haut et fort que ce sont les peuples qui commandent.

Voilà pourquoi on n’en entend plus parler aux infos.

Notes

[1] Crédit photo : Laurent Gauthier (Creative Commons By)




Une communauté de pratique se cache-t-elle derrière votre site web ?

Felix E. Guerrero - CC by-saFramasoft se présente volontiers comme un réseau de sites web visant à faire connaître et diffuser le logiciel libre. Sauf qu’en s’arrêtant là rien ne le distingue à priori des autres sites web comme celui du télé-achat de TF1 par exemple.

En bout de chaîne tous ces sites proposent un service au visiteur mais il est intéressant de s’interroger sur la finalité de ce service et surtout la manière dont il a été motivé, imaginé et réalisé[1].

Seul dans son coin ou partie prenante d’une communauté de pratique ?

Telle est la petite réflexion-traduction du jour…

Une communauté de pratique est plus qu’un site web

A community of practice is more than a website

Steve Radick – 10 novembre 2011 – OpenSource.com
(Traduction Framalang : Lolo le 13, Julien et Pandark)

Une communauté de pratique (CoP, pour community of practice) est, d’après les anthropologues cognitifs Jean Lave et Etienne Wenger, un groupe de personnes qui partagent un intérêt, une compétence, et/ou une profession.

Au cours des dernières années, le terme de « communauté de pratique » est entré dans le lexique des mots à la mode des réseaux sociaux avec la collaboration virtuelle, l‘engagement, les plateformes, et l‘Entreprise 2.0. Les grands entrepreneurs veulent les implémenter, on demande aux nouveaux employés de les rejoindre, et on dit aux managers expérimentés de les soutenir, mais que sont-elles exactement ?

À aucun endroit dans la définition ci-dessus ne sont mentionnés les mots site web, wiki, blog, ou réseau social. Nulle part il n’est dit que cela doit être virtuel ou physique, ni même uniquement l’un des deux. Il n’y a pas de références aux outils qui sont utilisés pour faciliter la communication et la collaboration, et pas plus de définition d’un ensemble de caractéristique qui déterminerait comment une communauté de pratique fonctionne ou sur quels sujets portent les discussions.

Un groupe de gens qui partagent un intérêt, une compétence et/ou une profession. Ça semble assez simple, pas vrai ? Si on le présente ainsi, chacun pourrait dire qu’il est déjà membre d’une douzaine de communautés de pratique — au travail, à l’église, à l’école, etc. C’est simplement un groupe de gens qui communiquent et collaborent ouvertement autour d’un sujet qui leur tient à coeur. L’existence des CoPs est aussi ancienne que le désir des gens de faire et d’apprendre les uns des autres.

Ce n’est pas parce que toutes leurs communications et collaborations n’apparaissent pas sur votre site que les gens ne sont pas déjà en train de communiquer et collaborer dans les coulisses à propos de ce centre d’intérêt partagé. Les communautés de pratique sont vivantes et s’épanouissent dans la plupart des organisations.

Créez-vous une communauté de pratique ou allez-vous uniquement ajouter un site web de plus ? Comment votre CoP est-elle en phase avec certaines de ces hypothèses ci-dessous ?

  • Les gens passent du temps bénévole à aider les autres au sein d’une communauté de pratique. Les gens visitent un site pour télécharger ce dont ils ont besoin
  • Les CoPs se concentrent sur l’ajout de valeur pour leurs membres. Les sites se concentrent sur le fait d’avoir de nouveaux utilisateurs.
  • Le succès d’une CoP est mesurée avec des anecdotes vécues ensemble, des projets collectifs et la satisfactions de ses membres. Le succès d’un site est mesuré avec des hits, des visites et des références venant d’autres sites.
  • Le membre d’une CoP partage son expertise pour créer de nouvelles fonctionnalités. Un site rémunère des gens pour ajouter de nouvelles fonctionnalités.
  • Une CoP est construite autour des conversations. Un site est construit autour du contenu.

Des communautés de pratique nous ont entourés depuis des décennies et le feront encore pour des décennies, elles ont aidé d’innombrables organisations à faire des changements majeurs, à accroître leur efficacité, à supprimer les doublons et à rendre le travail plus agréable. Dans bien des cas, l’utilisation des réseaux sociaux a amélioré ces CoPs en leur donnant plus d’outils et de possibilités d’interconnecter les gens ensemble. Malheureusement, les réseaux sociaux participent également à séparer les gens en produisant du contenu singulier qui flatte avant tout leur ego.

Et vous que construisez-vous ?

Pour plus d’information à propos des communautés de pratique, voir « Culivating Communities of Practice : A Guide to Managing Knowledge », édité par Harvard Business School Press en 2002 par Étienne Wenger, Richard McDermott et William M. Snyder.

Notes

[1] Crédit photo : Felix E. Guerrero (Creative Commons By-Sa)




Le 11-11-11 ou le début du Siècle du Logiciel Libre

Chris McClanahan - CC by-saLe 11 novembre nous est une date bien connue parce qu’elle marque la fin de la Première Guerre mondiale.

Mais cette année, dans un format de date à 6 chiffres, elle s’écrira… 11-11-11, à savoir une magnifique et parfaite date binaire[1] !

Sans avoir beaucoup plus d’informations sur l’initiative, des internautes hispanophones libristes se proposent malicieusement de marquer le coup comme il se doit (à 11h11 si possible).

Nous leur avons emboîté le pas en traduisant l’appel glané sur le Web grâce à notre petite mais active section espagnole de Framalang (merci à Thibz et TV).

« Un autre logiciel est possible et il se trouve être Libre »

À propos du 11-11-11

Sobre el 11-11-11

Bonjour à toutes et à tous de la communauté du Logiciel Libre.

Un groupe de personnes et d’organisations de différents pays est en train de se former pour organiser une célébration le vendredi 11 novembre 2011.

En effet la date de ce jour (11/11/11) sera la dernière date binaire qu’il y aura avant longtemps, la prochaine date du même genre sera le 01/01/00 (ou 010100) en 2100.

Pour faire honneur à cette date clin d’œil du calendrier, nous avons décidé de nous réunir ce jour-là, non pas pour célébrer cette « dernière » date binaire, mais bien au contraire pour profiter de cette excuse numérique afin de célébrer « le début du siècle du Logiciel Libre ».

S’il s’agit bien d’une célébration symbolique, nous ne pouvons manquer cette occasion de partager ce moment sans doute unique dans nos vies. Un moment que l’on pourrait mettre à profit pour dynamiser le mouvement du Libre et chercher des points communs et d’appui entre les différentes communautés pour stimuler et développer les initiatives, diffuser les progrès et joindre nos efforts autour du Logiciel Libre, expression d’une culture solidaire, libératrice et engagée dans la défense des valeurs éthiques et des libertés fondamentales de la technologie, comme par exemple le droit pour toutes et tous à l’accès au savoir, la solidarité sociale et le principe fondamental de pouvoir partager.

Ce jour-là nous nous réunirons en groupes de personnes de différentes communautés dans différentes parties du monde pour célébrer le début du siècle du Logiciel Libre. Aujourd’hui (et depuis un certain temps déjà) on peut utiliser des distributions GNU/Linux sans composants privatifs pour nos tâches informatiques quotidiennes (à quelques exceptions près). Et avec l’aide de toutes et tous nous arriverons un jour à éliminer de notre société les systèmes de dépendance et de domination dont elle n’a pas besoin, et à créer des modèles novateurs de développement, de créativité et des opportunités pour stimuler les talents aux quatre coins de la planète.

Ce jour sera également l’occasion de persuader et convaincre beaucoup plus de personnes et de gouvernements de s’engager à adopter les technologies de l’information libres, et à offrir un plus grand soutien aux activistes, aux développeurs, aux associations, aux organisations et aux communautés du Logiciel Libre dans le monde, parce que « un autre logiciel est possible et il se trouve être Libre ».

Il y a plusieurs collectifs qui œuvrent pour le 11-11-11. Nous espérons être nombreux à accompagner cette célébration de forme libre et créative dans les réseaux sociaux, canaux IRC, listes de diffusion, radios et moyens alternatifs et communautaires, blogs et toute forme de communication.

Le 111111, vive la liberté d’être, de créer, connaître et partager… Ne manquez pas le rendez-vous… On vous attend !

Notes

[1] Crédit photo : Chris McClanahan (Creative Commons By-Sa)




Le logiciel libre et son état d’esprit inspirent déjà l’éducation de demain

Salim Fadhley - CC by-saCoup sur coup cet été à La Réunion et à Strasbourg, j’ai utilisé le logiciel Scratch pour illustrer mes conférences.

Je racontais alors l’expérience de mon élève Lucas, étiquetté « en difficulté scolaire » et qui s’était tout d’un coup totalement réveillé lorsque j’avais présenté le logiciel à la classe (jusqu’à m’envoyer le soir même dans ma boîte mail une première version d’un jeu original créé en quelques heures dans la foulée du retour chez lui)[1].

Un jour, peut-être, je trouverai le temps de relater plus en détails cette belle histoire dans un billet dédié à cet extraordinaire logiciel qu’est Scratch. Mais en attendant d’autres le font tout aussi bien que moi, en apportant en prime une réflexion globale sur les atouts et les avantages de ce type de logiciel dans le processus d’apprentissage et de sociabilisation.

Ici non seulement les enfants sont créatifs, mais créatifs à coté des autres et souvent même créatifs ensemble. Et c’est alors bien moins le fait d’utiliser des logiciels libres qui est important ici que celui d’adopter son modèle et son état d’esprit dans le processus de création,

Un cas d’école tout au long de la vie

A Case for Lifelong Kindergarten

Tina Barseghian – 26 septembre 2011 – MindShift
(Traduction Framalang : Goofy, Poupoul2, Mammig, Duthils, Sysy, Julien)

Est-ce que le meilleur environnement d’apprentissage ne serait pas le jardin d’enfants ?

Voilà une proposition surprenante qui fait partie de celles qu’envisagent des gens comme Mitch Resnick au MIT. Il s’agit du créateur de Scratch, un logiciel bien connu d’initiation à l’informatique pour débutants.

Resnick a exprimé cette idée la semaine dernière au sommet l’École de Demain soutenu par le New York Times, et y a proclamé que « les écoles devraient ressembler au chaos », un commentaire qui a enflammé la Twittosphère.

Resnick est l’un des trois lauréats du Prix McGraw de l’éducation, avec le professeur de physique Robert Beichner et Julie Young, présidente de l’École Virtuelle de Floride. Ils ont tous les trois co-écrit un article qui illustre pourquoi et comment la technologie devrait s’intégrer harmonieusement dans le processus d’apprentissage tout au long de la vie.

Voici la partie de l’article écrite par Resnick, qui cite lui-même plusieurs extraits de A New Culture of Learning: Cultivating the Imagination for a World of Constant Change de Doug Thomas et Johne Selly Brown.

Mitch Resnick

Notre objectif, au Media Lab du Massachussets Institute of Technology, est de créer des technologies qui donnent la possibilité à tout un chacun d’explorer, d’expérimenter et de s’exprimer différemment. Le groupe La Maternelle tout au long de la vie (NdT : Lifelong Kindergarten group), dont je fais partie, développe des outils pour faire vivre des expériences d’apprentissage créatif, tout en mettant l’accent sur des activités collaboratives et motivantes telles que traditionnellement utilisées dans les écoles maternelles.

Nous nous inspirons de la façon dont les élèves du jardin d’enfants apprennent en spirale : ils imaginent ce qu’ils veulent réaliser, créent un projet basé sur leurs idées, jouent individuellement avec leur création, puis partagent leurs idées et conceptions les uns avec les autres et réfléchissent alors à leur retour d’expérience. Tout ceci les conduit à concevoir de nouvelles idées et de nouveaux projets. Ce processus récursif d’apprentissage est une préparation idéale à la société très évolutive d’aujourd’hui, dans laquelle les gens doivent constamment élaborer de nouvelles solutions face aux situations inattendues qu’ils ne manqueront pas de rencontrer dans leur vie.

Nous travaillons à développer de nouvelles technologies qui, comme les cubes et la peinture au doigt de la maternelle, élargissent l’étendue de ce que les gens peuvent concevoir, créer et apprendre — et ainsi semer les graines d’une société de demain plus créative. Notre but est d’apprendre aux enfants à penser créativement, à travailler collaborativement, et à apprendre constamment — des compétences essentielles pour réussir au XXIe siècle. Nous développons une nouvelle génération de technologies qui non seulement permettent aux enfant de s’accrocher à de nouveaux concepts et à de nouvelles idées mais aussi de communiquer avec d’autres personnes, en offrant de nouvelles voies au partage, à la collaboration et à l’empathie envers tout un chacun.

Voici deux exemples, parmi mes projets, qui illustrent ce point : Scratch et le Club informatique.

Scratch est un environnement graphique de programmation destiné aux enfants de huit ans et plus. Il leur facilite la création de leurs propres histoires interactives, jeux, dessins animés et simulations — ils peuvent ensuite partager en ligne leurs créations. Environ 1 000 000 d’enfants ont rejoint la communauté en ligne de Scratch et ils y partagent plus de 2 000 projets Scratch tous les jours.

L’entrain avec lequel les enfants utilisent cette communauté en ligne démontre à quel point les relations sociales peuvent être encouragées par de nouveaux outils numériques. Les membres de la communauté Scratch sont alternativement élèves et enseignants, résolvent des problèmes et perfectionnent les programmes tous ensemble. L’extrait suivant de A New Culture of Learning: Cultivating the Imagination for a World of Constant Change, un livre récemment publié par Doug Thoas et John Seely Brown, décrit l’aventure d’un enfant de neuf ans, Sam, qui utilise Scratch pour créer ses propres jeux animations.

Scratch a quelque chose en plus qui conduit l’expérience à un niveau différent : la collectivité, une communauté d’individus avec des idées semblables qui aide Sam à apprendre et répond vraiment à ses besoins. Quand Sam publie son jeu en ligne dans cet environnement, il devient accessible à des centaines d’autres enfants qui travaillent également avec Scratch, et c’est de cette façon que les choses intéressantes commencent. Les autres joueurs ne font pas que jouer avec le jeu de Sam, car d’un simple clic sur un bouton, ils peuvent le charger dans leur propre interface de Scratch, voir le code source, et le modifier s’ils le souhaitent.

L’une des fonctions les plus importantes du site réside dans le fait que les utilisateurs ont la possibilité de commenter un projet qu’ils aiment en cliquant sur un bouton « Tu aimes ça ? » (NdT : Love it?). Ce dont Sam s’est aperçu en rejoignant les autres en ligne c’est qu’il ne créait pas uniquement des animations ou des jeux ; il faisait partie d’une communauté.

Il a bien évidemment été très enthousiaste de recevoir son premier commentaire. Mais quand nous avons demandé à Sam ce que signifiait pour lui faire partie de la communauté de Scratch, nous avons été surpris de sa réponse qui n’avait rien à voir avec la conception de jeux ou la diffusion d’animations. Sam nous a simplement dit que la chose la plus importante est de ne pas être méchant dans ses propos et de laisser des commentaires positifs quand on croise quelque chose de bien. Le jeu ne sert pas uniquement à apprendre à programmer ; il cultive aussi la citoyenneté.

Sam nous a peut-être fait le commentaire le plus révélateur de cette nouvelle culture de l’apprentissage. Quand nous lui avons demandé ce qu’il recherchait dans les programmes des autres. Il nous a dit : « quelque chose de très cool que je n’aurais jamais pu faire et connaître seul. » En jouant avec Scratch, Sam a appris beaucoup sur la programmation et sur la participation aux communautés en ligne. Mais ce qu’il a avant tout retenu c’est comment apprendre des autres.

L’exemple suivant illustre comment une fille agée de 13 ans, identifiée par le pseudo BalaBethany, a appris à programmer en interagissant en ligne avec ses pairs :

BalaBethany adore dessiner des personnages de dessins animés. Quand elle a commencé à utiliser Scratch, elle a tout naturellement programmé des histoires animées mettant en scène ses personnages. Elle a commencé à partager son projet sur le site Web de Scratch, et d’autres membres ont répondu positivement, en rédigeant des commentaires élogieux sur son projet (« Super ! », « Bon sang, j’adore !!! »…), tout en lui posant des questions concrètes et pragmatiques sur la manière dont elle avait réalisé certains effets (« Comment as-tu fait pour que le lutin devienne transparent ? »…). Encouragée, BalaBethany a alors créé et partagé régulièrement sur Scratch de nouveaux projets, tel celui ambitieux d’une simulation d’une série télé.

Régulièrement elle ajoutait un nouveau personnage à sa série et elle s’est un jour demandée si elle n’impliquerait pas toute la communauté Scratch dans le processus. Elle a alors créé et déposé un nouveau projet sur Scratch qui annoncait un « concours », demandant aux autres membres de la communauté de dessiner la sœur de l’un des personnages. Le projet listait des éléments qui devaient faire partie du nouveau personnage, comme Doit avoir des cheveux rouges ou bleus, merci de choisir et Doit avoir soit un chat ou une corne de bélier, ou un mélange des deux.

Le projet a reçu plus de 100 commentaires. L’un d’eux venait d’une membre de la communauté qui voulait bien participer au concours mais qui disait qu’elle ne savait pas dessiner des personnages de dessins animés. BalaBethany a alors pris le temps de produire un autre projet, un tutoriel pas à pas montrant en 13 étapes comment dessiner et colorier un personnage animé.

En une année, BalaBethany a programmé et partagé plus de 200 projets Scratch dans divers domaines (histoires, concours, tutoriaux, et bien d’autres). Aussi bien ses talents de programmatrice que ses talents artistiques se sont développés, et ses projets ont été très bien accueillis par la communauté Scratch, puisqu’elle a reçu pas moins de 12 000 commentaires.

L’un des groupes du MIT a également fondé le projet Club d’informatique, un réseau international d’une centaine de centres aérés où des enfants défavorisés âgés de 10 à 18 ans peuvent exprimer leur créativité en utilisant les nouvelles technologies. Avec l’aide d’un animateur, les participants créent des histoires interactives, des clips, et construisent des robots. L’extrait suivant souligne comment la technologie peut aider les enfants à forger leur identité et à s’imposer comme membres à part entière d’un groupe :

Observons Mike Lee, qui a passé du temps au club informatique de Huston. Mike a commencé à venir au club après avoir quitté le lycée. Il était passionné par le dessin. Il remplissait des carnets les uns après les autres avec des personnages de dessin animé. Au club, Mike a développé une nouvelle méthode pour ses dessins. Pour commencer, il dessinait des croquis à la main en noir et blanc. Puis, il a scanné ses croquis et les a colorié à l’ordinateur.

Avec le temps, Mike a appris à utiliser des techniques informatiques plus complexes pour ses dessins. Les créations de Mike impressionnaient tout le monde au club, puis d’autres jeunes ont commencé à venir le voir pour avoir des conseils. Certains membres se sont ouvertement inspirés du style artistique de Mike. Bientôt, une collection de dessins « à la manière de Mike Lee » est paru dans le journal du club. « C’était assez flatteur », disait Mike.

Pour la première fois de sa vie, d’autres personnes faisaient attention à Mike. Il a commencé à ressentir un sentiment nouveau de responsabilité. Il a décidé de ne plus utiliser d’armes à feu dans ses dessins, pensant que cela pouvait avoir une mauvaise influence sur les plus jeunes membres du club. Mike explique : « Mon travail personnel concerne souvent la violence urbaine. Un de mes amis s’est fait tirer dessus et est décédé. Mais je ne veux pas amener ça ici. Les enfants ne comprennent pas forcément bien les armes ; ils pensent que c’est cool. Ils voient un combat, c’est naturel qu’ils veuillent aller voir. Ils ne comprennent pas. Ce sont juste des enfants. »

Mike s’est mis ensuite à travailler avec d’autres clubs sur des projects collaboratifs. Ensemble, ils ont créé une galerie d’art virtuelle sur le Web. Une fois par semaine, ils ont rencontré un artiste local qui a bien voulu encadrer le projet. Au bout d’un an, leur galerie virtuelle fut acceptée comme exposition au Siggraph, la première conférence mondiale des arts graphiques numériques. Cette expérience l’a porté vers de nouvelles techniques artistiques. Il a ajouté de plus en plus d’effets informatiques, et a entamé un travail sur des collages numériques combinant des photographies et du dessin, tout en conservant son style particulier. Avec le temps, Mike a exploré comment il pouvait utiliser son ses talents pour en faire une sorte de commentaire social et d’expression politique.

Pendant qu’il venait au club, Mike Lee a clairement appris beaucoup de choses dans le domaine de l’informatique et l’infographie. Mais il a également commencé à développer sa propre idée de l’enseignement et de l’apprentissage. « Au club, j’étais libre de faire ce que je voulais, d’apprendre ce que je voulais », disait Mike. « Si j’avais suivi des cours d’informatique dans une école, il y aurait eu trop de contraintes. Ici je pouvais créer en totale liberté.» Mike se rappelle — et apprécie — la manière dont les animateurs du club l’on accueilli quand il est arrivé au club. Ils lui ont demandé de dessiner un logo pour l’entrée du club. Ils n’ont jamais pensé à lui comme un « exclu du lycée » mais comme un créateur potentiel.

Après plusieurs années en tant que bénévole au club, Mike a obtenu une équivalence du Bac, puis a obtenu un emploi d’infographiste dans une entreprise de haute technologie près de Boston, concevant graphiquement les pages web, les catalogues et les brochures de la société.

L’expérience de Mike au club informatique illustre la puissance de l’interaction entre les gens ainsi que l’utilisation du numérique en apprentissage pour aider et encourager un débutant qui se sentait mal à l’aise dans son environnement scolaire traditionnel. Avec l’accès à la technologie et au réseau social du club informatique, Mike a appris à développer ses dons artistiques, à partager son savoir et son talent avec d’autres et à devenir un membre actif et créatif de la communauté.

Notes

[1] Crédit photo : Salim Fadhley (Creative Commons By-Sa)




Librologie 9 : Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Un grand bonjour à vous, en cette belle journée d’automne sur le Framablog !

Voici, avec un peu de retard, une nouvelle Librologie en écho au précédent portrait, et dans laquelle il sera question de rêves et de visions, de copyleft, de frames HTML, de Marx, de nettoyage industriel, de coiffure pour hommes, d’experts-miami et même de comic sans ms… Ah, et puis de Antoine Moreau, aussi.

Après l’épisode d’aujourd’hui, les Librologies prendront une pause de mi-saison et vous retrouveront en février 2012, même endroit, même jour de la semaine. D’ici là je reste à votre disposition dans les commentaires… et sur mon site personnel.

Bonne lecture, et que cette fin d’année vous soit propice !

Valentin Villenave.

Les aphorismes de l’Oncle Antoine

Antoine Moreau est artiste peut-être.

Ainsi se présente-t-il, d’une façon, nous le verrons, presque obsessionnelle. « Artiste peut-être », le mot peut amuser ou déconcerter, mais intéressera tout particulièrement le Librologue assidu qui ne manque pas, nous l’avons vu, de raisons pour critiquer le mot artiste, si souvent employé pour (dé)limiter et désamorcer une certaine catérorie sociale. Antoine Moreau, qui aime à parler par citations, se réfère d’ailleurs à cette apostrophe de Gombrowicz : « Rejetez une fois pour toute le mot `art’ et le mot `artiste’, [qui] vous culculise et vous cause tant de soucis. Ne peut-on pas penser que chacun est plus ou moins artiste ? »

Symptôme autant que pétition de principe, cette citation n’est pourtant qu’un reflet infidèle de la démarche de Moreau : s’il est attentif au langage et à la terminologie employée (particulièrement à l’étymologie des mots, comme nous le verrons), pour lui les mots sont « légers » plutôt que lourds de sens. Ainsi se refuse-t-il à exclure certains mots de son vocabulaire, comme le fait Richard Stallman. S’interdire des mots, ce serait s’interdire la poésie ; ce serait succomber à une croyance (« croire en le langage qu’on parle, alors qu’on est parlé par le langage ») ; ce serait se soumettre, enfin, à une passion de pouvoir, violente et totalitaire. Partant, Moreau décrit le Libre non comme un discours ou une idéologie, mais comme une réalité profonde des « rêves et des visions ».

Cette « réalité », donc, c’est celle de l’art Libre et du mouvement Copyleft Attitude dont Antoine Moreau est l’initiateur et le commissaire informel, et autour duquel une poignée de personnes se réunit chaque mois auprès d’une table de bistrot à Paris. Cette démarche artistique a été formalisée à travers la Licence Art Libre, rédigée en 2000 et qui prédate donc les célèbres licences Creative Commons. Il s’agit là d’un mouvement dont je me sens moi-même proche, et qu’il m’arrive de fréquenter ; il m’est donc d’autant moins facile de porter un regard critique sur Antoine Moreau, envers qui je dois reconnaître un lien d’estime et d’affection.

Rappelons ici, à toutes fins utiles, le principe du copyleft (jeu de mot avec copyright, et improprement traduit par « gauche d’auteur »). Le droit d’auteur traditionnel, celui qui s’applique par défaut, dispose que sur toute œuvre de l’esprit rien n’est autorisé, sauf exception : on ne peut ni la voir, ni la reproduire, ni s’en inspirer pour réaliser une autre œuvre. Le copyleft, au contraire, est un moyen pour l’auteur d’accorder d’office ces autorisations à tout un chacun… à la condition que toute copie de l’œuvre, ou toute œuvre dérivée, soit à son tour placée sous « copyleft » et bénéficie ainsi des mêmes permissions. Si le copyleft est donc, à l’origine, de nature purement juridique, l’on comprend bien que ce choix n’est pas anodin : c’est sans doute ce que veut ici souligner le terme d’« attitude » — même s’il sonne comme un gimmick malheureux. Publier une œuvre Libre serait donc davantage qu’une simple modalité : ce serait un choix pleinement intégré à la démarche artistique, que celle-ci soit de création, de re-création ou même… de décréation, terme que Moreau emprunte fréquemment à Simone Weil.

Antoine Moreau est dé-créateur, peut-être.

Et son parcours, « peut-être » artistique, se joue depuis une trentaine d’années — soit bien avant la formalisation du copyleft — le long de cette incertitude, oscillant entre création et invention (au sens latin de « découverte »), questionnant la figure traditionnelle de l’auteur et son autorité — là encore, au sens latin : « ce qui fait que l’auteur est auteur ». Il théorisera très tôt cette insatisfaction, comme en témoigne cet entretien de 1987 : « J’essayais de peindre. Cela ne me satisfaisait pas. Plus j’allais, plus j’allais vers la destruction de la toile et des moyens de peindre. Je ne voulais cependant pas non plus nier ni la peinture ni l’image. […] Il est très important pour moi d’éviter le nihilisme avant-gardiste. […] Je n’ai nullement l’intention d’assumer les positions de l’artiste romantique. Il ne s’agit en effet pour moi ni d’exprimer mon `moi’ profond ni de délivrer je ne sais quel message. Le message passe à travers moi. »

Antoine Moreau en 1986
© 1986, Benoît Delhomme.

Dès 1981, cette idée se concrétisera avec ses Vitagraphies, qui consistent à déposer une toile blanche sur le sol, en un lieu public, pour y recueillir la trace des passants :

Tout comme photographie signifie « trace de lumière », Vitagraphie veut dire « trace de vie ». C’est une image acheiropoïète, c’est-à-dire non faite de main d’homme, qui recueille ce qui se passe dans le temps et lieu de sa pose, avec le vivant qui déambule à la surface. Parmi les images non faites de main d’homme, la plus connue est sûrement le Suaire de Turin. […]

Concrètement, une vitagraphie est une toile spécialement préparée que je pose sur le sol d’un lieu, pendant une durée déterminée de 1 jour, 3 jours, 3 semaines ou 9 semaines, suivant la nature du lieu. Le passage des gens sur la toile fait apparaître le graphisme du sol, grâce à la matière poussière. C’est une trace du vivant pendant un temps et dans un espace donné.

Une fois le temps de pose réalisé, la vitagraphie est vernie, tendue sur châssis comme peinture. C’est une image qui se situe dans la tradition des Beaux-Arts, mais c’est une peinture sans peinture. Sans doute, une peinture d’après sa fin, une fin sans fin y compris sans peinture.

Vitagraphie in-situ
réalisée à Madrid. © A. Moreau, 1989.

« Vitagraphie » est une marque déposée [à l’INPI en 1983, 1993 et 2010]. Il s’agissait, dans le cadre d’une exploitation commerciale, d’utiliser la vitagraphie comme « test de détection de la saleté » à l’usage de sociétés de nettoyage. Un article paru dans « Service 2000, le magazine du nettoyage industriel » en mars 1984 fait état de l’initiative prise en ce sens. […] L’intention était d’articuler l’art avec une fonction annexe utile et inversement, poser une fonction utilitaire et un art en conséquence.

Le terme vitagraphie avait déjà été employé pour désigner le cinéma lorsqu’il fut inventé, et a été également utilisé dans d’autres contextes, parfois similaires. Ce qui n’empêche pas Moreau de le reprendre à son compte et d’en faire, dans tous les sens du terme, une marque déposée — astuce lexicologique qu’il semble toutefois avoir cessé de mettre en avant ces dernières années : peut-être depuis que quelqu’un lui a joué un tour en déposant le mot copyleft ?

Du nettoyage industriel en tant que démarche artistique : ainsi retrouvons-nous cette question de l’utilité que nous avions déjà évoquée, et à laquelle Moreau propose ici une réponse inattendue. Certes, l’aspect final d’une Vitagraphie est, en général (c’est-à-dire à moins d’un accident providentiel), prévisible quoique non dénué d’élégance : une empreinte du sol, de couleur grisâtre. Mais l’essentiel, et nous verrons que c’est une constante dans l’œuvre de Moreau, réside probablement moins dans son incarnation effective que dans l’idée qui y a présidé : en l’occurrence, celle qui, renversant les rôles, fait du passant un peintre, et du peintre le simple « révélateur » du piétinement passager, soudain devenu geste artistique. L’idée prime sur la réalisation : même s’il ne se décrit pas ainsi, Antoine Moreau est un artiste conceptuel.

Enfin, peut-être.

Antoine Moreau en 1991
image extraite du reportage « Une journée au Louvre » © Label Video, 1991.

De ces Vitagraphies, il dira également (dans cet entretien de 1987 déjà cité) : « C’est toujours comme un miracle. Je crois qu’il me serait impossible de ne pas réussir une toile. Plus elle est piétinée, plus elle est saccagée, plus elle sera réussie. » Ce mot de saccage, Moreau ne l’emploiera plus guère, et pourtant j’imagine qu’il ne lui déplairait pas, comme à son habitude, d’en distinguer deux sens possibles : celui de « bouleversement et dégradation », mais aussi de « pillage des richesses créées par autrui ». C’est en effet une constante chez Antoine Moreau que de chercher à révéler (comme l’on révèle une photographie) l’œuvre d’autrui — de préférence le premier venu. Ainsi, une de ses activités consiste à parcourir les brocantes pour y collecter, selon ses dires, des « croûtes » (de vieux tableaux pompiers sans intérêt historique ou artistique), puis à les « saccager » méthodiquement, leur donner par exemple les séquelles du temps, et constater combien ils en gagnent de force et de beauté. « C’est parce que je les ruine, dit-il, que je les sauve de la ruine. »

Plus radicales et surprenantes encore, ses Peintures recouvertes, telle cette toile qu’il recouvre entièrement, 365 fois par an. Ou encore « sa » Peinture de peintres : à partir de 1985, Moreau invite plusieurs artistes-peintres successifs (une trentaine au dernier recensement, dont certains ont pignon sur rue) à peindre une nouvelle œuvre, successivement, toujours sur une même toile. Seule une photographie témoignera de cette œuvre, avant qu’elle soit recouverte par la suivante.

Au contraire de la figure traditionnelle de l’Artiste, la démarche d’Antoine Moreau est donc d’attirer l’attention sur la valeur — potentiellement — artistique de (tout ?) ce qui n’est pas produit par lui. Un autre projet, initié en 1982, en témoigne : les « feuilles à dessiner » que Moreau distribue à tout un chacun, en proposant d’y dessiner ou d’y inscrire ce que l’on voudra — quand il ne les abandonne pas, simplement, dans un lieu quelconque. C’est l’aboutissement de ce renouveau de la pensée de l’art qu’évoquait plus haut Gombrowicz, dans une société où, de fait, tout le monde est artiste — au moins « peut-être ». Cette initiative se prolongera à la fin des années 1990 avec ses Expositions Mode d’Emploi, puis prendra un nouvel essor au XXIe siècle, lorsque ces feuilles à dessiner distribuées par Moreau deviendront également autant d’invitations à penser et concrétiser la notion de copyleft.

Dès le début des années 1980, Moreau a donc posé clairement les thématiques et concepts autour desquels se construira son œuvre, dans une filiation que l’on pourrait faire remonter aux prémisses de l’art dit « contemporain » et par exemple à Marcel Duchamp. Au motif du « saccage » que nous évoquions plus haut, s’ajoute celui de l’abandon (Moreau ne manquerait pas de remarquer que, par coïncidence, dans « abandonner » il y a « donner ») : selon ses dires, Moreau se plait à cacher des peintures un peu partout, en pleine nature ou chez des connaissances ; il se raconte même — je ne saurais en attester — qu’il aurait jeté quelques œuvres à la Seine, le jour même de leur vernissage… À partir de 1993, alors que le mot interactivité ne fait pas encore fureur, qu’Antoine Moreau entreprend ses premières sculptures confiées. « Je confie une sculpture à quelqu’un en lui demandant de la confier également à quelqu’un d’autre, qui la confiera aussi etc. Je demande aussi à ce qu’on m’écrive pour recueillir les informations concernant la circulation de l’objet. »

Dans ce contexte de libre circulation et de transfert, pourrait-on dire, de pair à pair, l’émergence du Web et du courrier électronique viendra à point nommé. C’est en 1995 que Moreau plonge dans le réseau Internet ; il ouvrira bientôt son site personnel, intitulé d’abord
',',',',',',',Antoine Moreau peut-être un artiste,',',',',',',',',',
puis, plus tard, simplement « Antoine Moreau peut-être ». De 1996 à 1998, y tient « à brûle-pourpoint » un journal d’humeur, blog avant la lettre qui ressemble peu à ce que l’on connaît aujourd’hui de lui :

Le jeudi 16 Novembre 1998
Les projets artistiques comme les projets politiques sont voués à l’échec. Il n’y a pas de politique de l’art qui vaille. La politique tout court déjà ne vaut pas grand chose dans ses desseins. Son trait est lourd et sanglant. L’art n’est pas un projet, c’est un fait accompli et qui s’épanouit sans perspective. Son trait est léger et amoureux
Aujourd’hui, ce qui fait monde, c’est l’organique du monde, une seconde nature.

Le dimanche 08 Novembre 1998
Après l’illusion de la perspective, nous nous laissons séduire par l’ilusion [sic] sans aucune perspective que celle de notre propre illusion, notre propre captation dans un cul de sac qui nous met la tête dans le cul, dans le guidon, dans le sac à puces.
Nous allons vivre dans cette représentation de nos rêves d’ailleurs et ce sera un cauchemard [sic] d’ici bas, une réalité tronquée, un réel enfermement.
L’Internet est en train de devenir une vaste prison animée par des matons marchands qui font le marché mondial et la marche forcée vers la techno-surveillance punitive, la techno-performance dopée, la techno des crétins fachos, toujours ce même mouvement de masse hystérique, ce même coup de massue dans le visage.

Le samedi 07 Novembre 1998
Quand on fait la promotion d’un produit c’est qu’il est déjà vendu, dévalorisé, corrompu par sa publicité, son spectacle. Sur le trottoir qu’il est, à côté, juste à côté de la poubelle.

Il y convie aussi son public à le contacter, par exemple pour l’informer du devenir de ses « sculptures confiées », lui commander des sculptures ou même remplir l’équivalent virtuel de ses « feuilles à dessiner » — on n’ose imaginer ce qu’il aurait pensé, à l’époque, en découvrant ceci, ceci ou ceci (pour ne rien dire de nombreux autres… et qui sait ce que nous réserve l’avenir). De plus, Moreau ne tardera pas à s’emparer du HTML comme outil créatif, et se livrera à de nombreuses expériences artistiques ou facétieuses — quoique parfois, hélas, très datées : texte noir sur fond noir ou à double lecture, jeux de survol, littérature potentielle, et autres curiosités telles cet alphabet défilant ou encore ce Labywikirinthe… Un exemple de cette démarche est On se comprend, réalisée en 1996 (à l’invitation du Centre International de Création Vidéo) et faite de huit frames (compatible Netscape® 2.0), qui donnera lieu à quelques gloses ou paralégomènes et œuvres dérivées.

Antoine Moreau en 2000
© Thierry Théolier, 2000.

Cette appétence pour les techniques modernes ne se démentira pas par la suite : on trouvera ainsi dans l’œuvre de Moreau, au début des années 2000, cet autre wiki, ce carré magique, ce prisme multicolore ou ce dialogue interactif, puis plus tard, des code-barres en deux dimensions, et de nombreuses vidéos sur dailymotion ou vimeo (reposant souvent sur des procédés de juxtaposition ou dérivation). À l’intitulé « Antoine Moreau peut-être », son site actuel a substitué le doux nom de Nagbvar Zbernh crhg-êger ; Moreau y exprime, de façon répétée, son goût pour l’indéchiffrable, ainsi que sur son microblog où il poste, de loin en loin, des messages cryptiques toujours inattendus. Existe-t-il autant de messages cachés derrière ces cryptolectes ? Je ne saurais le dire ; mon instinct serait plutôt d’y voir une mystification dans la veine du Manuscrit de Voynich, une supercherie facétieuse qui témoigne aussi du regard que porte Moreau sur l’Internet : là où beaucoup ont voulu y voir un espoir de facilitation d’accès à l’information, de clarification du monde connu, Antoine Moreau semble insister — non sans justesse — sur le regain de bruit et de flou qui s’est ouvert en ce nouvel espace, qu’il prend tout entier, nous le verrons, comme terrain pour un jeu de piste imaginaire. Au « gazouillis » (tweet) ininterrompu du Net, Moreau oppose une éructation compulsive et absconse. Nagbvar Zbernh crhg-êger !

C’est au-delà de son site Web, cependant, que se jouera la réalisation primordiale des « rêves et visions » d’Antoine Moreau : plus spécifiquement, sur Usenet où se crée en 1996 le groupe fr.rec.arts.plastiques, qui s’accompagnera d’une flopée de listes de discussion. Les frapistes, ainsi qu’il convient de les appeler, sont alors à la pointe de la réflexion en matière de progrès informatique, de nouveauté artistique… et d’éthique du droit d’auteur : on mentionnera notamment Le Lièvre de Mars, dont l’œuvre polygraphe est variée, abondante et souvent même plus intéressante, à mon sens, que les travaux de Moreau dont je regrette parfois la démarche systématique et conceptuelle, l’aspect froid et le manque de souffle lyrique — mais sans doute touché-je ici à mes propres limites bourgeoises. (Pour ne rien dire d’autres critiques dans le milieu de l’art contemporain légitimé, qui voient depuis trente ans Moreau comme un imposteur-agitateur dont la démarche se résume à une pure provocation sans profondeur ni sincérité. À toutes ces personnes, je recommande de lire la thèse d’Antoine, dont nous reparlerons plus bas.)

Cette période est également celle où éclosent en France de nombreux mouvements embryonnaires autour du logiciel Libre et de la citoyenneté sur Internet : April, Parinux, BabelWeb, Freescape… Effervescence dont Antoine Moreau fréquente précisément, à l’université de Saint-Denis, un des épicentres, et dont il se liera bientôt avec quelques acteurs majeurs (Frédéric Couchet, Charlie Nestel, Tanguy Morlier ou Jérémie Zimmermann pour ne citer qu’eux), avant de découvrir Richard Stallman lui-même lors d’une conférence en 1999. La convergence entre le logiciel Libre et la « quête d’auteurs » d’Antoine Moreau est presque une évidence, comme il le montrera à cette époque en traduisant le célèbre texte de Eric S. Raymond How To Become A Hacker, devenu pour l’occasion Comment devenir artiste. C’est également de cette convergence que naîtra, fin 1999, la liste Copyleft Attitude, très tôt hébergée par April, et où se joueront les travaux de formalisation aboutissant rapidement à la Licence Art Libre que nous évoquions ci-dessus. Cette liste est encore aujourd’hui — le groupe frap ayant perdu de sa vivacité — le principal lieu d’existence de ce que l’on pourrait appeler la « communauté Art Libre ».

Autant le dire : la Licence Art Libre est sans aucun doute l’une des plus grandes réussites du mouvement Libre à ce jour. Aisément applicable à toutes sortes d’œuvres de l’esprit et dans tous pays, elle fait intervenir quelques trouvailles originales : ainsi, seules les copies de l’œuvre sont licenciées, ce qui peut surprendre dans un contexte purement immatériel mais non dans le domaine des arts graphiques physiques. Concise, claire, cohérente, élégante, elle a tous les avantages qui manqueront cruellement aux licences Creative Commons rédigées peu de temps après aux États-Unis, dans un hasardeux mélange de Libre et non-libre, copyleft et non-copyleft, d’ambigüités juridiques et de mauvais goût intellectuel. Ce sont pourtant ces dernières qui se feront connaître, venant à point nommé dans un contexte mondial largement américano-centré, et disposant d’une infrastructure centralisée jusqu’à l’impérialisme (la Creative Commons Foundation, dont le budget annuel se chiffre en dizaines de millions de dollars), avec l’appui de grandes entreprises et un sens évident du marketing. La Licence Art Libre, toutefois, a très tôt acquis une intégrité et une légitimité indiscutables : elle est même recommandée par le projet GNU.

À partir de 1999, l’activité d’Antoine Moreau prend donc la forme d’une « défense et illustration » du copyleft. Ses écrits en témoignent, à commencer par ses contributions aux listes de discussion : après des débuts modestes, il ne tarde pas à trouver un ton — beaucoup plus lisse que dans ses « brûle-pourpoints » cités plus haut, et sur lequel nous allons revenir — et une place à part entière, trolls compris. Sur son site, il théorise également — non sans humour — l’avènement d’un art virtuel et de son commerce. À ces premières ébauches s’ajouteront vite d’autres textes plus sérieux, souvent rédigés pour des colloques ou revues, et dont nous ne citerons ici que quelques titres :

  • De la distinction entre l’objet d’art et l’objet de l’art, du net-art et de l’art du net. (Pour une pratique du réseau en intelligence avec ses acteurs. Rien n’a lieu que le lieu et je est un autre.)
  • Copyleft Attitude : une communauté inavouable ?
  • La création artistique ne vaut rien.
  • La mise en place d’une mythologie de l’immatériel ou l’art de fictionner.
  • L’activité opératoire, du Livre à l’internet. Une livraison.
  • Il n’y a que faille qui vaille.
  • L’art de rien mine de tout.
  • Le copyleft, la topie tournante de l’auteur.
  • L’autre de l’auteur.
  • Rendu à discrétion. Ce que fait le copyleft à l’autorité tonitruante de l’auteur.

Antoine Moreau en 2002
© Timothée Rolin, 2002.

À ce stade, le lecteur attentif (en espérant qu’il le soit encore) commencera peut-être à percevoir une constante stylistique et esthétique chez Antoine Moreau : sa jonglerie incessante et vertigineuse avec les mots. Des mots dont nous avons vu que Moreau revendique la légèreté, comme une impérieuse nécessité de trouver de la poésie en toute chose, en toute phrase — phrase qui, justement, devient dans le discours d’Antoine Moreau l’unité structurelle, non pas de sens, mais d’accomplissement formel. Le mot se fait jeu, la phrase se fait formule : Antoine Moreau parle par aphorismes.

« Le poétique et le politique sont les deux jambes d’un même corps. »

« Il faut dévoiler le Rien du Tout. »

« Une œuvre est œuvre parce qu’elle est à l’œuvre. »

« L’art Libre est d’abord libre de sa preuve. »

« De même que le silence est d’or, il se peut que le public soit d’art. »

« Il faut entendre le possible comme l’Un-possible, l’impossible unique possible. »

« L’art Libre est une opération d’hacker ouvert. »

« L’art est ce qui n’en a pas l’air. »

« Parlant, nous sommes parlés. Croyant faire, nous sommes faits. »

« Le copyleft n’est par pur  ; le copyleft est pour. »

« Libre n’est pas gratuit : Libre est gracieux. »

Ces deux derniers exemples, en particulier, mettent en évidence une construction classique mais efficace : exposer d’abord un terme, puis lui substituer un autre en fin de phrase, créant ainsi le jeu de mot ou plus exactement la chute. On est alors moins dans la phrase déclarative que dans le slogan, et il n’est peut-être pas anodin de noter que le gagne-pain d’Antoine Moreau a souvent été de travailler dans les milieux publicitaires.

Ce type d’aphorisme court et percutant est ce que l’on nomme, en anglais, un one-liner ; très apprécié des scénaristes hollywoodiens, le procédé est entré au panthéon des memes au début du XXIe siècle… panthéon où je ne peux que souhaiter à Moreau de recevoir un jour la place qui lui revient de droit.

 

Certes, Antoine Moreau n’est pas le premier (ni le dernier) à se livrer à ce type d’exercice (je note ainsi, dans une conférence de l’excellent Bernard Stiegler : « une vie sans savoir… [mettez vos ray-ban] … c’est une vie sans saveur » — yeeaaaaah). Cependant je suis toujours frappé de voir combien chez Moreau le goût de la formule en vient à contaminer la totalité du discours, transformant le raisonnement même en un tourbillon verbal étourdissant, envoûtant… ou incroyablement frustrant. Ses écrits, ainsi imbibés de ce style très particulier, sont des objets déroutants, souvent poétiques, parfois beaux et attachants, et quelquefois, avouons-le, assez hermétiques. Son mémoire de DEA, daté de 2005, en est peut-être l’exemple le plus parlant : près de 200 pages de formules, d’astuces verbales et de citations souvent fort longues, dont l’intérêt n’est parfois guère qu’anecdotique.

Antoine Moreau en 2003 – © Isabelle Vodjdani, 2003. LAL

On ne saurait, fort heureusement, en dire autant de sa thèse de doctorat récemment parue, et qui lui a valu en juin 2011 une mention très honorable et les félicitations du jury, toutes deux largement méritées. Objet certes déroutant, qui évolue — de façon peu clairement définie, à tel point qu’elle a probablement nécessité une souplesse peu commune de la part des instances universitaires — entre la philosophie de l’art et la « science informatique », cette somme de 800 pages (prochainement disponible chez Framabook) restera très certainement comme un ouvrage de référence. Pour le dire plus clairement : il faut lire la thèse d’Antoine Moreau ; c’est un ouvrage remarquablement complet et approfondi, parfaitement lisible et intelligible, exigeant et intelligent, d’une élégance certaine et d’une intégrité intellectuelle sans faille.

Non pas que je partage en tout point les analyses et rapprochements présentés dans cet ouvrage. À commencer par son érudition même, à laquelle je ne saurais prétendre et qui le conduit parfois à des juxtapositions inattendues quoique rarement contestables. La divergence la plus profonde, peut-être, concerne ce que je qualifierai d’idéologie de la transcendance ou du « transpercement », terme plus fréquemment employé. Cette thématique sous-tend le raisonnement de Moreau — j’irai même jusque à dire, sa foi : s’il se décrit comme « incroyant », il se réfère fréquemment à une mythologie chrétienne (la légende de Sainte-Véronique que nous citions plus haut) et surtout à des auteurs déistes, anciens (Denys l’Aréopagite, La Boétie, Pascal) ou modernes (Simone Weil, Michel Henry, Michel de Certeau) ; de là à décrire le Libre comme religion, il n’y a qu’un pas que, pour ma part, je me refuse à franchir.

Autre dissension de fond, la critique que Moreau fait de Stallman (que nous évoquions en début d’article) et en particulier de sa volonté de régir le langage, que Moreau juge « totalitaire ». Il pourrait bien ne s’agir ici que d’une question de forme : comme je l’ai expliqué, l’intransigeance de rms sur les questions terminologiques est autant à mettre au compte de la rugosité de son caractère que de l’inculture notoire et navrante d’une large part de son public ; si Stallman savait pouvoir compter sur l’intelligence des geeks Libristes pour utiliser les mots avec discernement, je doute qu’il persisterait à vouloir les bannir. Cependant cette divergence est aussi l’indice d’un désaccord de fond, puisque Moreau se refuse à considérer le mouvement Libre comme une idéologie — concept qu’il juge « mortifère », préférant voir dans le copyleft une « réalité » profonde qui transcende, nous y revoilà, les personnes et les époques.

Cette position donne lieu chez lui à un refus jésuitique de la confrontation idéologique, voire de l’affrontement quel qu’il soit ; bien plus, Moreau peut faire montre d’une propension exaspérante à désamorcer les positions idéologiques du mouvement Libre, par exemple en matière d’anti-capitalisme (il s’emploie ainsi à réhabiliter des mots tels que « commerce » ou « consommateur »). Cette posture de neutralité bienveillante sera d’autant plus agaçante pour le militant Libriste que le copyleft dont se revendique Moreau a, dès son origine, été pensé comme une arme dans un contexte de lutte pour la liberté des citoyens, utilisateurs et développeurs. Au-delà du mouvement Libre, et comme l’a justement remarqué rms, les champs de combat pour les droits de l’Homme ou les valeurs citoyennes ne manquent pas autour de nous — rédigeant cet article tout juste cinquante ans après un massacre raciste perpétré au nom de l’État français, je ne peux m’empêcher de me sentir mal à l’aise lorsqu’il est question de jeter quoi que ce soit dans la Seine… Étant artiste peut-être, mais surtout détenteur d’une parole publique, il me semble impossible (ou en tout cas malvenu) de se dérober à cette responsabilité partagée à laquelle l’on est, pour reprendre le mot de Sartre, condamné. Ainsi, je ne saurais être plus en désaccord avec Moreau que lorsqu’il m’explique que « [sa] pratique de l’art [lui] interdit de tenir un discours politique : ce ne serait qu’obéir à la pression sociale »… et je ne peux qu’avouer mon incompréhension lorsqu’il exprime sa confiance (sa foi ?) en l’art : « Il faut affirmer le fait d’art, et son incidence sur la société. L’art est la politique de la politique. »

La lecture qu’il fait de Marx, à ce titre, est profondément différente de tous les courants « marxistes », « marxiens » ou « post-marxistes », dont on connaît pourtant la grande diversité (sinon parfois l’incohérence). Il rejette notamment Guy Debord, mais aussi Pierre Bourdieu qu’il voit comme… un « dévoiement » de la pensée de Marx ! S’inspirant de Michel Henry mais également de Max Stirner et Louis Althusser, il considère que « la révolution de Marx n’a pas été accomplie par Lénine ; elle l’a été par Duchamp. Le grand échec des révolutions `marxistes’ , a été de manquer d’art. » Pour lui, la seule révolution digne de ce nom ne peut donc venir que par l’art, aujourd’hui soutenu par le dispositif symbolique alliant l’Internet au copyleft. Ce qui le conduit à de longs développements, parfois assez datés, sur le P2P, à l’encontre des lois « dadvsi » ou « hadopi » — posture dont nous avons vu qu’elle est en quelque sorte le degré zéro de la culture politique chez les geeks — et en faveur de modèles tels que le « mécénat global » ou le « revenu d’existence », objets éminemment mythologiques sur lesquels nous reviendrons dans un prochain épisode. Cet ersatz de discours politique a de quoi surprendre : Moreau aurait-il, à son tour, senti le poids de la « pression sociale » ?

Que l’on partage ou non ces points de vue, il faut bien reconnaître à Antoine Moreau une culture et une qualité de réflexion indéniables, que je ne puis prétendre atteindre moi-même. Sa pensée semble d’une cohérence presque hiératique et marmoréenne… et il n’en est que plus amusant de noter qu’il est néanmoins capable d’une certaine hargne, pas toujours justifiée : par exemple envers le nihilisme post-moderne, les situationnistes… ou encore les partisans des licences Creative Commons — alors même que, dans ce dernier cas, la Creative Commons Foundation semble aujourd’hui œuvrer pour une meilleure reconnaissance de l’éthique Libre. À ces fixations « en négatif » de Moreau, il convient toutefois d’en ajouter d’autres en positif : « pour moi, me disait-il récemment, la Vérité existe. » — c’est-à-dire en tant que valeur absolue et universelle, là où tant de discours actuels veulent y voir un concept très relatif et personnel. De même sur le langage : même s’il revendique de ne s’interdire aucun mot, je relève dans sa thèse une critique lucide et saine de mots tels que « artiste », « création », « contenu », « technologie », « culture »… Enfin, sa prétendue absence de discours politique revendiqué comme tel ne l’empêche pas, à l’occasion, de dénoncer la « volonté de détruire la Loi [sous couvert de `modernité’], volonté entreprise, notamment par le matérialisme historique en ses révolutions, mais aussi par les dictatures de toutes sortes via la tabula rasa ou, plus insidieusement, par l’hégémonie mondiale culturo-industrielle du capitalisme libéral-libertaire. » On ne saurait mieux dire.

On remarquera la longueur de la phrase que je viens de citer : nous sommes ici loin du one-liner, sur lequel il me semble intéressant de revenir à ce stade. C’est que le « mot d’esprit », comme l’étudie Freud, fait l’objet d’une véritable économie : mettre en balance ce que l’on dit, ce que l’on veut signifier, et peser soigneusement chaque mot. Pour séduisants qu’ils soient, les aphorismes d’Antoine Moreau sont intéressants pour ce qu’ils lui évitent de dire — rappelons que le terme séduire signifie à l’origine détourner, en l’occurrence détourner l’attention.

Antoine Moreau en 2010 © Renata Sapey, 2010

J’ai souvent constaté qu’Antoine Moreau a tendance a redoubler de jeux de mots lorsqu’il est mis en difficulté ou en accusation. Sans aller jusqu’à citer une correspondance privée, je me souviens d’un message où, étant convenus de nous rencontrer à trois avec une personne contre qui j’étais en désaccord, je lui reprochais de s’être arrangé avec ladite personne pour que le rendez-vous ait lieu précisément le jour de la semaine où il savait que j’étais indisponible ; mes termes exacts étaient « si j’entends bien votre pas de deux, notre débat à trois n’aura pas lieu puisque vous vous orientez vers un jeudi ». La réponse d’Antoine fut… un modèle de noyage de poisson, à base de « jeudi je dis mais je est un autre (tu dis ?) » et de « pas de pas de deux pas deux deux pas de pas de pas de deux — donc quatre fois deux = huit, le grand huit ! pffuit ! »… Euh… Comment dire…

Parfois, Antoine Moreau est pénible. Peut-être.

Autre exemple, ce long commentaire sur le site Framasoft, où, à des commentateurs qui lui reprochent notamment l’hermétisme d’un de ses textes, Moreau commence par répondre :

Je suis heureux (mais oui !) des problèmes que pose mon texte et qu’il résiste à la lecture au pied de la lettre. Je suis heureux de la lecture inter-dite (ah ah ! jeu de mot, jeu de rot, jeu de mot-rot) qui est faite par ceux qui le comprennent « entre les dits ». Qui en saisissent finalement l’essentiel, ce qui n’est pas même écrit.

Mon sentiment (peut-être infondé) est que les mots d’Antoine Moreau lui servent à se dissimuler. Nous retrouverions ainsi le motif de la dissimulation déjà évoqué plus haut, mais sous une autre forme : si autrefois l’espace géographique urbain lui servait à cacher des peintures, si ses sculptures renfermaient toutes à l’origine une feuille de papier supposée contenir un message secret, et si son site et son microblog actuels fourmillent de cryptogrammes, il ne s’agit plus ici de cacher des « messages » (à l’existence même incertaine) mais de se cacher.

En effet, de la vie d’Antoine Moreau, remarquablement peu de détails sont accessibles en ligne, et lui-même en parle peu. Ses billets d’humeur ont depuis longtemps disparu de son site, ainsi que ses quelques bannières, du reste assez consensuelles ; on trouvera à peine quelques traces de son activité artistique à Pantin (93). Sa notice Wikipédia, d’une brièveté étique, a fini par renoncer (euh, allô ?) à indiquer ses lieu et date de naissance (la date du 1er avril 1970, que lui-même propose sur son site, me semble hautement suspecte). Ce n’est qu’à travers quelques bribes que je situe sa naissance à Angers, où il passera son enfance et son adolescence dans les années 1970 (amateur de rock-punk, il côtoiera notamment le futur groupe des Thugs originaire de son lycée) ; et ce n’est que par une indiscrétion que j’apprends de qui il est le petit-fils. Moreau lui-même s’est ingénié à se rendre le plus introuvable possible — il est d’ailleurs l’un des premiers artisans du contre-googleage au début des années 2000 —, notamment en jouant sur ses nombreux homonymes. Sur son ancien site Web, une rubrique entière est ainsi consacrée à la biographie… d’Antoine Moreau, jeune ingénieur physicien, amateur de jeux de rôle, cultivé et sympathique.

Antoine Moreau est Antoine Moreau peut-être.

Peut-être devrions-nous y voir une invitation à postuler que la seule façon possible d’appréhender ce « peut-être artiste », serait d’ordre socratique : connaître Antoine Moreau, c’est se rendre compte qu’on le connaît, finalement, bien peu. Ou bien, n’y voir qu’un jeu de plus : jeu de piste, jeu de mots. Ou plutôt jeu de masques : ce jeu est un autre.

En ce sens, le présent article, fruit de plusieurs semaines de recherches, de réflexion et d’efforts, n’est-il peut-être, somme toute, qu’une œuvre d’Antoine Moreau, de ces œuvres que la Licence Art Libre nomme « conséquentes ».

Et j’ai bien dit : peut-être.