Journal de confinement d’un directeur d’école

C’est au tour de Cyrille de prendre la plume pour nous raconter son confinement. Directeur d’une école, il a dû très vite s’adapter à la suite de l’annonce rapide de la fermeture des établissements. En tant que membre de Framasoft, il avait quelques atouts numériques dans sa manche.

Jeudi 12 mars : la surprise

Soyons honnête, je m’attendais au confinement, mais pas dès ce lundi. Ce matin, notre ministre annonçait qu’ « il n’y aura pas de fermeture généralisée des écoles en France comme on a pu le voir dans d’autres pays d’Europe ».
Pourtant, ce soir, le président prononce ces mots.
« Dès lundi et jusqu’à nouvel ordre, les crèches, les écoles, les collèges, les lycées et les universités seront fermés pour une raison simple : nos enfants et nos plus jeunes, selon les scientifiques toujours, sont celles et ceux qui propagent, semble-t-il, le plus rapidement le virus, même si, pour les enfants, ils n’ont parfois pas de symptômes et, heureusement, ne semblent pas aujourd’hui souffrir de formes aiguës de la maladie. C’est à la fois pour les protéger et pour réduire la dissémination du virus à travers notre territoire. »
Dès lors, le premier réflexe, utiliser la liste de diffusion SMS du PPMS (Plan Particulier de Mise en Sûreté) pour informer les collègues (atsems, enseignants, avs…) qui n’auraient pas l’information et de proposer un conseil des maîtres le lendemain midi pour se coordonner, s’organiser, s’entre-aider.
Repas terminé, enfants couchés, ma priorité est de régler le plus de détails possible pour être au maximum disponible demain, car le vendredi, comme le jeudi, j’ai les élèves.
Donc, création d’affichages, d’un mot pour les cahiers, sur le site de l’école, préparation du travail pour les CE2 et les CM2 pour la semaine suivante, vérification de la validité des différents comptes des enseignants sur le site de l’école…

Vendredi 13 mars : le marathon

Arrivée un peu plus tôt que d’habitude, j’accroche les affichages, duplique les mots, les devoirs de mes élèves. Discussion, échanges avec les collègues. Ouverture des portes, rassurer parents et enfants…
Explication du fonctionnement à mes élèves. Et puis on travaille, presque comme d’habitude.
Le midi, transmission de quelques consignes générales données aux collègues :
  •     les élèves partent avec leurs affaires : manuels, ardoises…
  •     demander d’utiliser autant que possible son adresse mail professionnelle.
  •     communiquer des premières informations générales et notamment que le site de l’école sera la porte d’entrée pour le suivi du travail…
Puis, je reste disponible pour un libre service de conseil sur comment se connecter, publier sur le site (j’axe sur ajouter du texte, du texte, un PDF).
Dans la journée, il faut également essayer de savoir ce que vont devoir faire les différents personnels non enseignants : atsems, avs, services civiques durant la fermeture de l’école.
16h30 : Les élèves partent. C’est un sentiment un peu étrange, nous ne savons pas quand nous les reverrons. Des parents de ceux absents viennent chercher le travail.
18 heures : Après avoir récupéré mes enfants, je reçois un nouveau mail de l’inspection concernant l’accueil d’enfants de soignants dès lundi. Appel aux services scolaires de la mairie qui m’annoncent que la cantine a été pour le moment totalement annulée. On s’organise provisoirement : accueil dans chaque établissement, les familles devront apporter leur pique-nique et on fera le point le lundi.
Dans la soirée, changement de la page d’accueil du site pour orienter plus facilement les élèves et leurs parents vers la partie qui concerne leur classe.

Nouvelle page d’accueil du site (en vrai, les noms des classes sont centrés, pour l’article, j’ai effacé les noms des enseignants 😉 )

Samedi 14 mars et dimanche 15 mars

Le samedi soir le Premier ministre annonce un confinement de toute la population à partir de mardi. Changement de programme : les réunions entre enseignants (conseils de cycles) avec les familles (équipes éducatives) qui devaient être maintenues, sont donc de facto annulées, en tout cas en présentiel. 
Objectif global du week-end : informer, accompagner, outiller les enseignants en essayant de ne pas les noyer sous les informations.
Leur fournir un premier fichier extrait de Onde (le logiciel de l’éducation nationale pour gérer les inscriptions des élèves), leur demander de vérifier avec leurs fiches de renseignements. Au besoin, j’envoie un SMS avec le portable de l’école (content alors de l’avoir demandé pendant plusieurs années et que la mairie ait accepté) pour obtenir des adresses mails manquantes.
Dimanche, 12h, suite aux déclarations du directeur général de la santé, je fais le choix de demander aux enseignants de rester chez eux à partir du lundi,  je serai présent à l’école le lundi matin pour accueillir les potentiels enfants de soignants. J’informe mon IEN (Inspectrice de l’Éducation Nationale) de cette décision.
Affichage devant l’école et sur le site pour informer les potentiels enfants de soignants de l’organisation retenue.
Envoi d’un message de soutien aux amis salariés de Framasoft, car je sais qu’avec l’annonce du confinement et du télétravail dans l’éducation nationale et pour une très grande majorité des travailleurs, ils vont en prendre plein la tronche.

Lundi 16 mars

Arrivée à l’école vide. Aucun enfant de soignants n’est présent sur notre école. 
Avant de partir, je récupère du matériel : caméra Hue, casque micro, un tableau blanc, certains spécimens de manuels…
Milieu de matinée, appel de la mairie qui me demande mon avis pour l’accueil de ces enfants. Il n’y en avait qu’un seul sur une des écoles de la commune. Je lui propose alors de regrouper tous les futurs présents sur cette école. 
12h : mail de l’IEN qui confirme que cette organisation est retenue. Mail aux enseignants pour savoir qui est volontaire en précisant bien que ceux qui ont des fragilités ou des personnes fragiles dans leur environnement proche ne sont pas concernés. Affichage devant l’école et sur le site du changement de dispositif.
Dans la journée, très fier de constater que l’équipe pédagogique s’est mobilisée en masse. Sur l’école : 6 enseignants pour le temps scolaire, 2 animatrices et 2 atsems pour les temps périscolaires sont volontaires

Mardi 17 mars

Avec ma collègue directrice d’une des autres écoles, nous accueillons l’enfant présente et organisons les services des bénévoles. Nous réussissons à ne mobiliser les enseignants qu’une à deux demi-journées par semaine.
Finalement, la mairie décide de remettre en route le service de restauration (chez nous les repas sont encore faits sur place sur une cuisine centrale). Dès le jeudi, nous changerons d’école pour être près de cette cuisine.
En parallèle, appui aux collègues de l’école pour les aider à publier leurs articles.
Réalisation d’un conseil de cycle virtuel pour confirmer les propositions de passage.

Mercredi 18 mars

Je continue l’accompagnement des collègues sur des problèmes qu’ils rencontrent sur la publication, le manque de coordonnées de certaines familles… En parallèle, je modère les messages des parents sur le site, leur réponds, fais le lien avec les enseignants concernés.

Jeudi 19 mars

Réception d’un mail de l’inspectrice « Lettre aux enseignants » à transmettre aux collègues. Un courrier plein d’humanité qui fait beaucoup de bien après ces premiers jours de classe à distance. On est loin de ce que peuvent faire remonter certains enseignants d’autres circonscriptions. La qualité de ce premier échelon hiérarchique est vraiment essentielle.

Vendredi 20 mars

Je propose aux élèves qui le peuvent de découvrir le fonctionnement d’un pad et ainsi tout simplement de prendre des nouvelles, échanger entre eux.
Première semaine écoulée. J’ai pu voir que les différents ENT, services… ont eu beaucoup de mal à encaisser cette charge. Et c’est bien normal. De notre côté, avec notre site internet indépendant, on s’en sort sans douleur au niveau technique. Toute cette première semaine, j’ai vérifié chaque publication des collègues afin de corriger certains petits détails et les aider. 

Samedi 21 mars et dimanche 22 mars

Je continue à essayer d’outiller les collègues. Il faut leur faire des tutoriels qui utilisent précisément le site de l’école. Les tutos existants sur le net ne permettent pas à tous de s’y retrouver. Dès le vendredi, je m’y attèle et c’est une fournée de 8 tutos que je leur fournis.

Les mini-tutos pour les collègues

C’est clairement perfectible, mais dans l’urgence, cela sera déjà une bonne aide.
Dans cette période où chacun est isolé chez soi, je propose aux atsems d’avoir un accès au site de l’école pour y publier ce qu’elles souhaitent afin de garder un lien avec les familles.

Semaine du 23 au 27 mars

Je poursuis les permanences pour les enfants de soignants. On tourne entre 4 et 12 élèves.
J’adapte le planning en fonction des nouvelles contraintes des personnes volontaires.
Le mardi, superbe surprise, nos atsems lancent sur le site de l’école un projet de bricolages avec des matériaux de récupération pour la « fête de la liberté ». Elles n’ont eu aucune formation spécifique, ne sont pas des « digital natives », elles ont juste suivi les mini-tutos.
Ce même jour, première réunion de directeurs avec l’inspectrice en visioconférence.
Au niveau de la direction, le gros dossier de cette semaine est l’envoi individualisé des propositions de passage et du premier volet du dossier de passage en 6e. Évidemment, dans Onde, rien n’est prévu pour faire un envoi par mail en un clic depuis leur site. Il faut télécharger les fiches individuelles générées par classe, les découper en fichier individuel et envoyer à chaque famille par mail. Ensuite, suivre le retour…
Pour la classe, préparation des deux journées à distance, puis en fin de semaine, mise en ligne de la correction. Il faut essayer de trouver le juste dosage pour la quantité de travail. Je propose un nouveau temps d’échange en utilisant un pad, mais ce coup-ci avec un petit objectif d’écriture.

Petit travail d’écriture à distance en mode collaboratif

Au passage, petit coup de main à une de personne de la circonscription pour créer des PDF modifiables avec LibreOffice.
Le week-end, je débute l’impression de visières de protection pour les enfants et les adultes du service d’accueil en reprenant le modèle proposé par la youtubeuse Heliox.

Vidéo d’Heliox pour la fabrication de visières avec une imprimante 3D.

Semaine du 30 mars au 3 avril

Distribution des visières qui remportent un franc succès : prévues initialement pour les enfants et les adultes encadrant, les cuisinières et d’autres agents municipaux s’en emparent également.

Enfant de soignants équipée d’une visière qui grâce au flou artistique complètement volontaire du photographe peut rester anonyme.

Mardi, visioconférence avec les enseignants de l’école à la fois pour donner quelques informations, leur faire découvrir l’outil du CNED et avoir le plaisir de se donner des nouvelles.
Jeudi, appel des différentes familles de la classe et nouvelle réunion de directeurs avec l’inspectrice en visioconférence.
Comme la semaine précédente, préparation des jours de classe et de la correction.
Envoi du 2e volet du dossier 6e pour les élèves de CM2. 
Préparation du planning de présence des enfants de soignants pendant les vacances scolaires. Même si c’est encadré par des agents municipaux, je continue l’organisation du service d’accueil afin que les familles n’aient pas une multiplicité d’interlocuteurs.
Préparation également du planning des enseignants volontaires pour les deux semaines qui suivent la rentrée, le ministre ayant annoncé un arrêt des cours au moins jusqu’au 4 mai.
Deux familles se sont manifestées, car leur matériel informatique est devenu défaillant. En concertation avec la mairie, l’école prête deux portables.

Du 4 au 19 avril : les vacances

La zone C, nous sommes en vacances. La pression retombe. Honnêtement, cela faisait un bon moment que je n’avais pas senti une telle fatigue liée au boulot. Un mot sur la page d’accueil de l’école pour indiquer qu’enfants comme enseignants sont en vacances. Pour une fois, je suis bien content d’être la première zone en vacances.
Afin que les élèves puissent garder un contact entre eux, je mets en place une sorte de mini-chat sur le site de l’école, avec accès réservé aux élèves de la classe. Ravi de voir qu’aucun débordement n’a lieu.

Un chat pour les vacances

Toutefois, même si le rythme est plus tranquille, je me prépare au scénario du pire et commence à planifier toutes les notions essentielles à voir d’ici la fin de l’année. J’enregistre toutes les dictées jusqu’à la fin de l’année, prépare des mini-leçons pour les leçons des premières semaines. J’en profite pour les mettre sur le Peertube temporaire de l’académie qui vient juste d’ouvrir.

Mes vidéos sur le Peertube temporaire de mon académie

Mon objectif : ne quasiment plus avoir de préparation pour la classe à faire pour les 3 prochaines semaines afin de me concentrer sur la direction de l’école avec de grosses échéances à venir (admission des nouveaux élèves, constitution des classes, commandes…) qu’il faudra adapter selon les conditions sanitaires.
Week-end de Pâques, je sers de cobaye à 3 collègues qui se lancent dans le stage de soutien pendant la 2e semaine des vacances. Avec la plateforme de visioconférence du CNED, nous voyons quelles fonctionnalités sont pertinentes pour une utilisation avec un petit groupe d’élèves.
Lundi 13, alors que les potentielles « fuites » laissaient entendre à une reprise en septembre, le président annonce une poursuite du confinement et une réouverture progressive des établissements à partir du 11 mai. Plusieurs questions. Sans les conséquences économiques d’un confinement, aurait-il annoncé une reprise le 11 mai ? Qu’entend-il par « progressive » ? Ne serait-ce pas nous les directeurs qui allons une fois de plus endosser cette responsabilité (« L’ensemble des locaux scolaires est confié au directeur, responsable de la sécurité des personnes et des biens » Circulaire no91-124 du 06 juin 1991 modifiée par les circulaires nos 92-216 du 20 juillet 1992 et 94-190 du 29 juin 1994 art.4-1) ?
D’un point de vue personnel, la réunion familiale pour Pâques est quelque chose de très important pour mes parents. Nous leur avons donc fait vivre la chasse aux œufs et playmobil dans le jardin en visioconférence (merci Jitsi !).
Avant de reprendre, préparation d’une enveloppe pour chaque élève avec un roman, quelques photocopies, un courrier leur indiquant vers où on va pendant les prochaines semaines. Notre mairie procède encore aux envois postaux pour les écoles (j’ai déjà dit combien j’avais de la chance). Toutefois, la majorité des élèves habitant à moins d’un kilomètre de chez moi, j’ai fait une petite distribution dans les boites aux lettres le jeudi.
Avant de reprendre, nouveau prêt d’un ordinateur de l’école à une famille qui n’a pas d’enfant chez nous, que des collégiens. Mais bon, le collège leur ayant dit qu’il n’avait pas de possibilité de prêter du matériel avec la mairie nous nous sommes dit qu’on ne pouvait pas laisser un collégien sans PC pendant les 3 prochaines semaines. Surtout que c’est une mère infirmière, qui se bat tous les jours à l’hôpital voisin pour sauver des vies, cela aurait été indécent de ne pas les aider à notre manière.

Point d’étape

On ne peut pas vraiment parler de bilan, car on n’est pas au bout du confinement, voici donc un point d’étape avant de reprendre pour une session d’au moins 3 semaines de classe à distance.

Point de vue personnel

Le confinement et l’isolement ne sont pas, en soi, un problème pour moi. J’ai un caractère ours très développé et je crois avoir des projets pour les deux décennies à venir. Le risque d’ennui est donc très limité. En plus, j’ai la chance d’avoir un jardin qui est un véritable atout. Je me sens vraiment privilégié.
J’ai été content de voir que des ressources réalisées auparavant comme le site de littérature de jeunesse libre semblent utiles. D’ailleurs, cela a fait exploser mes statistiques de visites ! Euh, en réalité je n’en sais rien et je m’en moque, je ne sais même pas si j’ai des stats quelque part sur mon hébergement. J’ai toujours l’habitude de fonctionner de manière assez égoïste pour la création de tel ou tel projets. Je le fais si cela me fait plaisir, si j’en ai envie. Ces projets servent à d’autres, tant mieux, sinon, eh bien, je me serai amusé à les réaliser.
Au niveau familial, pendant la partie scolaire, je n’ai pas été très disponible les matins et heureusement c’est ma femme qui a géré toute la partie du suivi des devoirs des enfants.

Installation le long de l’escalier pour que #4ans place les nombres dans le bon ordre.

Point de vue de la classe

Je crois qu’avec ma collègue avec qui je partage la classe, nous avons réussi à trouver un juste équilibre afin de permettre la fois aux élèves de poursuivre les apprentissages sans submerger les familles. Il a fallu à la fois proposer des activités ne nécessitant pas ou peu d’impressions et des travaux ne demandant pas une connexion Internet ou un ordinateur en permanence (entre les parents en télétravail, les frères et sœurs, le tout sur un seul appareil parfois).
Les différentes familles que j’ai eues au téléphone se retrouvent bien dans le fonctionnement que nous avons proposé avec ma collègue. 

Point de vue des membres de l’équipe pédagogique

Je suis juste fier de ce qu’ils ont fait jusqu’ici au niveau du lien avec les enfants et les familles. Chacun avec ses moyens a essayé. Certains ont publié leurs premiers articles sur le site à cette occasion et ont publié tous les jours depuis. D’autres, un peu plus expérimentés ont testé la création de petites vidéos par exemple. Au niveau du numérique, je crois pouvoir dire qu’ils vont tous avoir progressé.
Fier aussi de leur investissement dans le service d’accueil des enfants de soignants.
Fier également de leur bienveillance réciproque, à chercher à prendre des nouvelles de chacun.
Au niveau médical, trois membres de l’équipe ont chopé le covid19, pour le moment sans gravité.

Point de vue de l’école

En 1 mois la communication électronique a explosé. Sur la messagerie de l’école : 700 mails envoyés et 995 mails reçus (dont 209 de parents d’élèves, 122 de l’inspection, 50 liés au service d’accueil des soignants, 20 de l’inspection académique, 30 des syndicats, 30 mairie, 284 mails de différents expéditeurs, 250 mails inutiles et donc supprimés)
Et je ne compte pas les messages envoyés depuis la messagerie professionnelle personnelle.
Le contexte local et des choix faits ces dernières années au sein de l’école ont permis une gestion pas trop douloureuse :
  • un lien avec la mairie sans faille. Nous travaillons ensemble, dans la même direction avec le même objectif pour les enfants de la commune.
  • une relation hiérarchique de confiance. J’ai la chance de pouvoir compter sur une équipe de circonscription qui a su être présente sans nous mettre de pression inutile.
  • des choix techniques respectueux des données des familles et des enfants. Depuis plus de 10 ans, nous avons notre propre site d’école, maintenant sous WordPress avec notre propre nom de domaine. Il est un véritable repère pour les enfants, familles et enseignants. Aucun problème de saturation du site. L’habitude d’utilisation du mail professionnel par les enseignants a aussi été un atout.
  • des choix d’organisation interne. Depuis des années nous travaillons avec des cahiers qui suivent les élèves sur plusieurs années, ce qui nous permet d’avoir des marges budgétaires pour disposer de séries de manuels et de livres de littérature de jeunesse. Ces supports papier ont été très utiles et complémentaires du site Internet.
On a beaucoup entendu ces derniers jours qu’une reprise se justifiait pour les enfants les plus fragiles. Mais ces enfants les plus fragiles, cela fait déjà des années que pas grandchose n’est fait pour qu’ils s’en sortent. Leurs problématiques sont trop souvent extérieures à l’école. La suppression des RASED, le manque de places dans les services adaptés, les délais d’attente pour les prises en charge médicales, la surcharge des services sociaux… c’est tout cela qui empêche ces enfants en grande difficulté de s’en sortir. L’école ne peut malheureusement pas combler ces carences.

Point de vue du libre, du respect des données

Pendant « le grand confinement » de nombreuses offres gratuites, temporaires, d’accès à des ressources sont apparues. La grande majorité, j’ose le croire, avec une volonté de proposer une aide pendant cette période, d’autres, il ne faut pas se leurrer, avec l’espoir de récupérer des parts de marché tel un dealer offrant sa première dose à un futur toxico.
Les enseignants, ne leur jetons surtout pas la pierre, ont pour certains utilisé des applications, services clairement irrespectueux des données personnelles de leurs utilisateurs. Et les utilisateurs, ici, ce sont des enfants. Il faut dire qu’à différents niveaux hiérarchiques, même le plus haut, l’exemple n’est pas forcément le bon et qu’une certaine pression peut parfois être exercée pour que la classe continue comme normalement.
Au niveau éducatif, le monde du libre a su répondre. Même si dans un premier temps, à Framasoft, nous avons dû, à contrecœur,  « refuser » les enseignants, nous avons finalement réussi à garantir un service fiable en augmentant notre puissance de feu (allégorie guerrière pour être dans la thématique étatique) et grâce au soutien du collectif CHATONS. Nos salariés sont vraiment extraordinaires !
La deuxième bonne nouvelle au niveau du libre est la mise en place de services à base de logiciel libre pour chaque académie : vidéo (peertube), écriture collaborative (etherpad), blogs, webconférence (jistsi), partage de documents (nextcloud), forums (discourse). Ce travail est le fruit d’un groupe à la DNE. Cette plateforme est pour le moment temporaire le temps du confinement. Espérons qu’elle perdure !

Les services libres temporaires proposés par un groupe de la DNE.

Et alors, on était prêt ?

C’est un mantra entendu à de multiples reprises : « nous sommes préparés en cas d’épidémie ». Alors je crois que personne ne peut affirmer honnêtement que oui. Peut-être que vu le contexte local, sur notre école nous l’étions un peu moins mal que d’autres. Il sera temps, un peu plus tard, de tirer le bilan des dysfonctionnements, des améliorations à apporter… en attendant, profitons de l’école en fleurs.

Les élèves ne peuvent pour le moment pas en profiter…




StopCovid une application qui vous veut du bien ?

On continue notre dossier StopCovid, avec cette fois la (re)publication d’un billet de Loïc Gervais, médiateur numérique, formateur et citoyen engagé. Il partage ici son ressenti en tant que professionnel de la médiation numérique sur l’application StopCovid.

[Article paru originellement sur http://mediateurnumerique.org/, sous licence Creative Commons By]

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid


Dans son adresse aux Français du 13 avril, le Président de la République Emmanuel Macron a fait mention de l’application StopCovid sans la nommer.

Plusieurs innovations font l’objet de travaux avec certains de nos partenaires européens, comme une application numérique dédiée qui, sur la base du volontariat et de l’anonymat, permettra de savoir si, oui ou non, on s’est trouvé en contact avec une personne contaminée. Vous en avez sûrement entendu parler.

Une chose est certaine, nous entendons beaucoup parler de cette application. Mais qu’en savons-nous vraiment ? Le rôle du médiateur numérique est d’accompagner le citoyen dans les enjeux liés au numérique. Autrement dit de lui donner les éléments essentiels de culture numérique pour qu’il puisse se forger une opinion sur cette application et ainsi participer au débat. Voyons donc à travers ce billet son principe de fonctionnement dans un premier temps. Vous avez été nombreux à me questionner aussi sur les risques de sécurité informatique ainsi que sur les risques liés à nos données personnelles.

 

Le laboratoire de Mr Q

Dans les films de James Bond, le professeur Q est celui qui fournit à 007 les innovations technologiques pour accomplir au mieux sa mission. Pour autant la réussite du plus célèbre des agents secrets ne repose que très partiellement à son recours à l’aide technologique. À tel point que les inventions du Professeur Q sont pour nous autres de simples gadgets.

Quel que soit le problème, il y aura toujours une main qui se lèvera pour proposer une solution technologique. En fait il y aura plusieurs mains qui se lèveront. Et dans la plupart des cas, les solutions proposées ne fonctionneront pas comme espéré. Les inventeurs réclameront davantage de crédit ou une meilleure implication du public cible. Rarement le principe d’avoir recours à la technologie sera remis en cause en tant que tel. C’est pourtant la première question à laquelle nous devons répondre. Avons-nous besoin de nouveaux outils technologiques pour gérer la situation actuelle ? Qu’est-ce que le corps médical attend comme fonctionnalités de ces nouveaux outils ? En la matière dans son communiqué daté du 2 avril le Conseil Scientifique préconisait  « de nouveaux outils numériques permettant de renforcer l’efficacité du contrôle sanitaire de l’épidémie »

Principe de fonctionnement.

Le gouvernement s’est donc lancé dans le développement de l’application StopCovid. Le but de cette application est de  limiter les contaminations en identifiant des chaînes de transmission. Il est important d’insister sur ce point. Le but de StopCovid est de limiter la propagation du virus. L’application n’a pas pour objectif de soigner ou d’éradiquer le Coronavirus, uniquement de limiter sa propagation.

Je télécharge l’application (si je le souhaite) et si j’entre en contact avec une personne (qui possède l’application) et qui a développé le virus alors je reçois une notification. En aucun cas cela ne veut dire que je suis moi-même contaminé⋅e. Cela m’invite à passer un test, s’il y a quelques jours j’ai croisé quelqu’un positif.

Autrement dit l’application repose sur le principe que tout le monde joue le jeu. En effet 70 % des Français possèdent un smartphone (62 % des 60-69 ans et 44 % des 70 ans et plus). Selon une étude de l’université britannique d’Oxford publiée dans la revue « Science », un tel dispositif prouverait son efficacité si au moins 60 à 70% de la population l’utilise.

Des questions restent en suspens. Si je suis positif est-ce que c’est moi qui le notifie à mon application ? Et si je suis notifié comment garantir que je vais bien aller faire mon test de dépistage ? L’application repose sur une grand part de civisme des utilisateurs. Et bien sûr il faut que la technologie utilisée soit en elle-même fiable.

Sécurité.

En amont de la rédaction de ce billet les questions ont tourné sur le degré de précision de l’application, la sécurité et la confidentialité. Reprenons ces questions. « Le bluetooth est il aussi précis que le GPS ? » me demande Matthieu.

A priori le choix du Gouvernement s’oriente vers une technologie Bluetooth. Celle-ci a le mérite de fonctionner dans plus d’endroits (par exemple dans le métro). Le Bluetooth a un degré de précision de l’ordre de 10 mètres et est plus respectueuse de ma vie privée. Le Bluetooth localise mon téléphone, mais pas son propriétaire. Ainsi si j’ai été en contact avec quelqu’un de positif, je recevrais une notification sans que personne puisse identifier la source. De la même manière personne ne saura que j’ai reçu cette notification. On saura juste que les appareils ont été en contact. Ces appareils seront identifiés par des références anonymes qui changeront toutes les X minutes. A 15h00 mon téléphone s’appellera YT59 à 15hX il s’appellera RD26. Je recommande de prendre 10 minutes pour écouter mon camarade Matti Schneider à ce sujet.

Cliquez sur l’image pour la visionner sur invidio.us

 

Le Bluetooth ravive de mauvais souvenirs chez certains. Julien me demande ainsi si le fait d’activer le BlueTooth en permanence ne constitue pas un risque en matière de vol de données du téléphone. Il est vrai que dans son guide du nomadisme numérique, l’Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d’Information « recommande de désactiver les services qui sont potentiellement sources de menaces, comme  le Bluetooth » . j’ai interrogé l’ANSSI à ce sujet. Je n’ai pas eu de retour à ce jour.

Liberté.

« Cette application respecte toutes nos lois et toutes nos valeurs en termes de libertés publiques et de protection de la vie privée. Il n’y a aucune donnée qui est accessible, ni pour l’État, ni pour qui que ce soit. »

 

Cédric Ô, France Info 17 avril 2020.

Marie-Laure DENIS, Présidente de la Commission Nationale Informatique et Libertés a été auditionnée par la commission des lois de l’Assemblée nationale le 8 avril 2020 a précisé les choses en la matière de son point de vue :

« Si un suivi individualisé des personnes était mis en œuvre, il faudrait d’abord, à droit constant, qu’il soit basé sur le volontariat, avec un consentement réellement libre et éclairé – et le fait de refuser l’application n’aurait aucune conséquence préjudiciable. Ensuite, la CNIL veillerait notamment à ce que ce dispositif soit mis en place pour une durée limitée. » (Source).

En tout état de cause, la solution retenue  ne peut constituer qu’un des éléments d’une réponse sanitaire plus globale. D’un point de vue technologique, l’application peut très bien être dans les clous.

C’est sur le terrain social que nos libertés pourraient être mises à rude épreuve. Pour que l’application soit efficace, il faut un grand nombre d’utilisateurs. Il faut s’attendre donc à de grandes campagnes de communication du Gouvernement en ce sens. Vos collègues de boulot vous demanderont si vous l’avez téléchargé. On ne peut pas exclure non plus que l’employeur l’installe par défaut sur les téléphones professionnels. Le risque est que l’on s’habitue à ce type de solutions et qu’on en redemande sans même savoir si c’est efficace. En la matière, les caméras de vidéo-protection (ou vidéo-surveillance) constituent un exemple. Malgré leur coût faramineux et leur impact limité nous nous sommes habitués à être filmés partout. Tant et si bien que nous en demandons plus, en dépit de toute objectivité.(Voir par ailleurs)

Image tirée de l’article de La Quadrature Du Net

L’indispensable médiation.

Le Secrétaire d’État au Numérique a saisi le Conseil National du Numérique sur StopCovid. Dans sa lettre adressée à la Présidente du CNNUM, Salwa TOKO, Cédric O demande des « recommandations sur les conditions qui pourraient permettre l’adoption [de StopCovid] par le plus grand nombre et notamment sur la question essentielle de l’inclusion ». Le ministre invite le Conseil National du Numérique à rencontrer les acteurs de la société civile. Aussi, je prends les devants et  expose le point de vue d’un médiateur numérique.

Il y a quelques années, je participais avec les membres d’alors à la rédaction du rapport inclusion numérique de votre institution. Je me permets de reformuler ici la deuxième des sept propositions : « faire de la littératie pour tous le socle d’uns société inclusive ».

Je participe actuellement à la plateforme Solidarité-Numérique. Nous avons reçu des milliers appels. Cette semaine nous devrions traiter beaucoup de demandes liées aux déclarations d’impôts. Je doute très sincèrement que nos appelants soient en mesure de donner un consentement réellement libre et éclairé concernant StopCovid.

L’une des actions qui pourrait permettre l’adoption de  StopCovid est de développer davantage les actions de littératie numérique. La crise que nous traversons montre à quel point nous sommes tous collectivement en déficit numérique. On parle souvent de 13 millions de Français éloignés du numérique. Cette crise nous montre que ce chiffre est sous-évalué, largement.

Nous n’aurons pas les moyens dans les semaines qui suivent de faire monter en compétence autant de personnes. Nous n’aurons pas les moyens de donner à chaque citoyen les éléments de littératie numérique pour comprendre les tenants et les aboutissants de cette application. Je ne suis pas certain d’ailleurs que beaucoup de médiateurs numériques aient eux-mêmes ces éléments.

Pour une société numérique inclusive.

Cette crise extraordinaire questionne de fond en comble nos rapports au numérique. Elle met en relief le besoin indispensable de médiation pour permettre au citoyen de prendre part au débat. Beaucoup d’informaticiens, de juristes, d’élus ont exprimé leur réserve, voire leur opposition à ce projet. Beaucoup de citoyens vont se retourner vers un médiateur numérique pour avoir un avis sur cette application.

  • La pertinence de cette application repose sur un fort taux d’utilisation (minimum 60%) qui ne peut être atteint de manière volontaire.
  • Des incertitudes subsistent sur le traitement des données.
  • Le solutionnisme technologique n’est pas une solution. L’application SAIP développée pour prévenir en cas de risques a été abandonnée peu de temps après son lancement.
  • Personne à ce jour n’est capable de prouver qu’une application de contact tracking fonctionne, bien au contraire.
  • Le téléchargement d’une application et l’activation de la fonctionnalité Bluetooth ne sont pas maîtrisés par une partie des publics les plus éloignés du numérique.
  • Les publics les plus éloignés du numérique n’ont pas les moyens de donner un consentement réellement libre et éclairé.

A titre personnel, je ne peux conseiller à quiconque d’avoir recours à cette application tant qu’elle n’apporte aucune garantie suffisante. Pour autant les questions abordées à travers ce projet nous interrogent sur notre vision du vivre ensemble d’une part et sur l’impérieuse nécessité d’accompagnement aux usages numériques d’autre part. Comme je l’ai indiqué dans un précédent article, de nouveaux équilibres sont à trouver pour la médiation numérique.

 

 




La réponse de l’hébergeur à la bergère

…ou considérations pratiques à l’attention des hébergeurs qui reçoivent une demande de retrait de contenu

L’association Scenari dont je suis membre a reçu un mail de la directrice juridique d’un important éditeur de manuels scolaires (que j’appellerai Éditions X), intitulé « contenus non autorisés ». Ce mail nous informait qu’avaient été découverts « des contenus non autorisés sur votre site et notamment « ​​Relation Client à Distance et Digitalisation »​ » et nous demandait « de supprimer tous les contenus non autorisés par nos maisons d’édition ».

On pourrait s’étonner que certains éditeurs de manuels scolaires jugent opportun en ce moment de chasser les copies illicites sur le Web. On pourrait préférer qu’ils concentrent l’ensemble de leurs forces pour chercher comment mettre à disposition leurs ressources au plus grand nombre. Mais ce n’est pas le sujet de cet article.

On pourrait aussi avoir envie de rappeler que les contenus pédagogiques devraient être sous licences libres, a fortiori quand ils ont été largement financés par l’argent public. Cela permettrait aux enseignants de se les réapproprier plutôt que de recréer des ressources à côté. Cela permettrait de favoriser des processus contributifs. Cela permettrait leur capacitation numérique, cela améliorerait leur autonomie quand il s’agit de mettre à disposition du contenu en ligne. Mais ce n’est toujours pas le sujet de cet article.

 

À la réception de cette demande, nous avons réagi promptement (on verra que c’est le terme employé dans la loi), mais avec un peu de recul, je me dis que nous avons réagi trop promptement. Le sujet de cet article est d’étudier comment un petit hébergeur associatif doit réagir en face d’une telle demande.

Rappel du contexte

L’association Scenari est hébergeur de contenus créés avec MyScenari, un logiciel libre combiné à un hébergement offert à ses membres, qui permet notamment de créer des sites et de les mettre en ligne. Pendant la crise Covid-19 l’association a lancé une « Action solidaire Scenari » permettant à tout enseignant non membre de l’association de bénéficier de cet hébergement (scenari.org).

C’était la première fois que nous recevions une demande de retrait de contenus.

Des contenus non autorisés… par quelle autorité ?

Nous avons donc réagi promptement, c’est à dire que nous avons immédiatement répondu au mail reçu que nous allions « éliminer les contenus non autorisés » et nous avons presque aussi rapidement signifié à l’auteur que nous avions reçu cette demande. Celui-ci a retiré ses contenus aussitôt le message reçu, reconnaissant que c’était « borderline », mais regrettant que l’éditeur n’ait pas été « un peu plus compréhensif » dans le contexte actuel où il lui faut bien chercher des solutions pour maintenir la fameuse « continuité pédagogique », et s’étonnant que les Éditions X avec qui il est en contact ne l’aient pas interpellé directement.

Donc les contenus ont été éliminés. Grâce à nous.

Grâce à nous un éditeur a pu faire valoir son bon droit. Grâce à nous le travail d’un enseignant et de ses étudiants a été compliqué. Le travail d’un enseignant qui avait fait l’effort de chercher des solutions, par lui-même, d’en trouver, de les mettre en œuvre. Pas pour spolier des ayants droit, mais pour inventer des solutions à ces problèmes. Il a créé du contenu, nous l’avons détruit.

Pourquoi diable avons-nous fait cela ?

Parce que nous avons réagi, presque mécaniquement, à un argument d’autorité. Un argument d’autorité c’est un argument qui « consiste à faire appel à une autorité plutôt qu’à la raison », nous dit Arthur Schopenhauer dans L’Art d’avoir toujours raison (ouvrage que je recommande par ailleurs). Donc, la Directrice juridique (avec une majuscule) des Éditions X nous remercie de. Notez qu’il n’y a pas d’accent à Édition dans le mail reçu, qu’un éditeur devrait pourtant savoir que les majuscules s’accentuent, et qu’en faisant remarquer cela j’use également d’un stratagème rhétorique, l’attaque personnelle (argumentum ad personam) qui permet d’attaquer la personne plutôt que le discours. Je me dispense habituellement de le faire lorsque je m’en rends compte, c’est un des avantages de s’intéresser à la rhétorique. Disons que j’ai laissé celui-ci pour illustration de mon propos, et montrer que la rhétorique est une arme à double tranchant.
dessin humoristique fabriqué avec le générateur de geektionnerd. Titre : Soyons procéduriers avec Édith Sillon. à gauche une silhouette féminine mains sur les hanches déclare "Nous vous demandons donc de supprimer les contenus non autorisés, car nous défendons les intérêts des ayant-droits (ortho fautives avec trait d’union inutile et pluriel au mot "droit"). En face d’elle, une autre silhouette féminine, bras croisés , répond : Pas question parce que le pluriel c’est ayants droit (S à ayant, pas de trait d’union). Elle ajoute plus bas "et toc";
Argument d’autorité donc. Je vois pourtant au moins trois bonnes raisons de faire fonctionner sa raison, justement, et de ne pas répondre à une telle demande à moins, soit d’y être obligé légalement, soit de s’être construit son propre avis sur la question.

En répondant positivement à la demande sans y être légalement obligé, on fait le choix de léser celui qui est ciblé par la demande. Or nous n’avons pas forcément les éléments pour savoir qui est dans son droit de l’un ou de l’autre. D’une part au sens légal, qu’est-ce qui me prouve que ?… On verra que la loi actuelle va en ce sens et que la preuve est à la charge du demandeur. D’autre part au sens éthique : les ayants droit ont-ils vraiment raison d’interdire coûte que coûte l’accès à leurs contenus, en toutes circonstances ? Aaron Swartz est mort d’avoir refusé une réponse simpliste à cette question. On ne nous en demande pas tant, mais on peut au moins s’arrêter un peu et réfléchir.

En répondant positivement à la demande sans y avoir mûrement réfléchi, nous agissons comme les robots qui suppriment des contenus, parfois de façon tout à fait stupide et injustifiée. Or la majorité des hébergeurs, a fortiori petits, a fortiori libristes, sont contre les systèmes de filtrage automatisés et ont combattu leur systématisation prévue par la proposition de directive européenne sur le droit d’auteur.

En répondant positivement à la demande sans y être obligé, nous consommons de l’énergie qui n’est pas investie ailleurs. Les hébergeurs associatifs, sans orientation commerciale, ont mieux à faire que de s’occuper des intérêts des détenteurs de droits patrimoniaux. Faire tourner les services, les sécuriser, les faire connaître, les documenter, répondre aux utilisateurs, modérer les propos inappropriés, haineux ou discriminatoires… À tout cela on s’est engagé. Mais supprimer des corrigés d’exercices pour un BTS ? Vraiment ? Est-ce que les éditeurs ne peuvent pas se débrouiller pour cela ? (on verra que c’est également à peu près ce que dit la loi, pour le moment).

La loi qui s’applique actuellement est la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dites LCEN.

L’article qui nous intéresse est en particulier l’article 6.

En voici quelques points saillants :

Les hébergeurs sont désignés par la périphrase : « Les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne », je garderai le terme hébergeur pour mon exégèse (Section I-1).

Les hébergeurs doivent être en mesure de prévenir le « téléchargement et la mise à disposition illicite d’œuvres et d’objets protégés par un droit d’auteur ou un droit voisin » (Section I-1 et référence à l’article L. 336-3 du CPI).

Les hébergeurs ne peuvent pas voir leur responsabilité engagée s’ils « n’avaient pas effectivement connaissance » du caractère illicite des données stockées ou s’ils « « ont agi promptement pour retirer ces données ou en rendre l’accès impossible » » (Section I-2 et I.3).

Les hébergeurs ne sont pas obligés de « surveiller les informations qu'[ils] transmettent ou stockent », ni de « rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites » » (sauf « « surveillance ciblée et temporaire demandée par l’autorité judiciaire ») (Section I-7).

Les hébergeurs ont l’obligation de « mettre en place un dispositif facilement accessible et visible permettant à toute personne de porter à leur connaissance » des données permettant « la répression de l’apologie des crimes contre l’humanité, de la provocation à la commission d’actes de terrorisme et de leur apologie, de l’incitation à la haine raciale, à la haine à l’égard de personnes à raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap ainsi que de la pornographie enfantine, de l’incitation à la violence, notamment l’incitation aux violences sexuelles et sexistes, ainsi que des atteintes à la dignité humaine », « des activités illégales de jeux d’argent », des opérations liées au « tabac manufacturé dans le cadre d’une vente à distance » (l’atteinte au droit d’auteur n’est, logiquement, pas mentionné dans cette liste) (Section I-7).

Et la section I.5 nous précise que la connaissance des faits litigieux est présumée acquise lorsqu’il leur est notifié (je reproduis intégralement cette partie) :

  • la date de la notification ;
  • si le notifiant est une personne physique : ses nom, prénoms, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance ; si le requérant est une personne morale : sa forme, sa dénomination, son siège social et l’organe qui la représente légalement ;
  • les nom et domicile du destinataire ou, s’il s’agit d’une personne morale, sa dénomination et son siège social ;
  • la description des faits litigieux et leur localisation précise ;
  • les motifs pour lesquels le contenu doit être retiré, comprenant la mention des dispositions légales et des justifications de faits ;
  • la copie de la correspondance adressée à l’auteur ou à l’éditeur des informations ou activités litigieuses demandant leur interruption, leur retrait ou leur modification, ou la justification de ce que l’auteur ou l’éditeur n’a pu être contacté.

On comprend donc que celui ou celle qui veut faire retirer du contenu par un hébergeur doit :

  • au moins avoir essayé de contacter directement l’auteur de l’infraction qu’elle pointe, avant de s’adresser à l’hébergeur,
  • fournir une motivation qui prouve les faits, ce n’est pas à l’hébergeur de mener l’enquête.

Évolutions attendues à moyen terme (directive européenne)

La directive européenne 2019/790 sur le « droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » a été adoptée le 17 avril 2019. Il s’agit d’une directive, c’est donc un texte qui ne s’applique pas encore mais qui doit être transposé dans la loi française.

L’article 13 du projet de directive, devenu l’article 17 de la directive adoptée, a été combattu, notamment par les hébergeurs et les défenseurs des libertés individuelles, parce qu’il renverse la charge des ayants droit vers les hébergeurs :

« Si aucune autorisation n’est accordée, les fournisseurs de services de partage de contenus en ligne sont responsables des actes non autorisés de communication au public, y compris la mise à la disposition du public, d’œuvres protégées par le droit d’auteur et d’autres objets protégés, à moins qu’ils ne démontrent que […] ».

L’hébergeur qui n’aura pas d’accord avec les ayants droit et/ou qui ne sera pas en mesure de filtrer a priori les contenus sera responsable. Ce qui implique la nécessité pour les hébergeurs de passer de tels contrats et de mettre en place des dispositifs automatisés de filtrage.

Je ne m’étends pas sur cette évolution à venir, pour le moment, le régime qui s’applique est celui décrit précédemment.

« La directive passe par deux étapes avant de produire ses effets : une fois votée par les institutions européennes, elle doit ensuite être transposée par les États membres dans leur droit national, à la différence du règlement, qui s’applique directement. »

Guide dont vous êtes le héros à l’usage des petits hébergeurs

1

Vérifiez que le sujet de la demande n’est relatif qu’au droit d’auteur.

Si on est bien uniquement dans le cas du droit d’auteur, allez en 2.
Si on est dans le cas d’un autre signalement portant sur une répression d’intérêt général tel que mentionné par la loi (crimes, haine, terrorisme, discrimination… cf. supra), allez directement en 6.

2

Vérifiez que la demande reçue est conforme à la forme prescrite par la LCEN, article 6, section I.5 (cf. supra).

Si oui, il faut la considérer, allez en 6.
Sinon, allez en 3.

3

La demande reçue n’est pas complète :

S’il y a des menaces associées à une demande incomplète, allez en 4.
Si la demande est presque complète, il ne manque qu’une information par exemple, allez en 5.
Sinon, allez en 9.

4

Vous avez été menacé alors que la demande de signalement n’est pas conforme à la loi :

  • signalez à votre tour la menace reçue au procureur de la république avec un mot pour lui expliquer la situation et mettre en évidence votre statut de petit hébergeur (ce sera utile notamment si le demandeur est un habitué des démarches cavalières) ;
  • si vous pouvez joindre l’auteur mis en cause, transmettez-lui la demande pour information, informez-le de votre démarche.

5

La demande est presque dans les formes, mais qu’il manque au moins une information :

  • accusez réception de la demande en répondant que vous êtes un prestataire technique dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne tel que défini par la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique ;
  • n’entreprenez aucune autre démarche (au demandeur de rendre conforme sa demande s’il le souhaite) ;
  • si vous pouvez joindre l’auteur mis en cause, transmettez-lui la demande pour information, informez-le de votre démarche.

6

Vous avez reçu une demande conforme à la LCEN, vous êtes tenu d’y répondre, vérifiez les informations transmises.

Si vous êtes convaincu que les informations sont fausses, allez en 7.
Si vous avez un doute sur la véracité des informations, allez en 8.
Si les informations vous semblent vraies, allez en 10.

7

Vous avez reçu une demande conforme à la LCEN, mais vous êtes convaincu qu’elle est abusive :

  • accusez réception et informez le demandeur que vous pensez les informations transmises fausses et signalez-lui que l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, prévoit que le fait de demander sciemment un retrait sur des bases inexactes est puni d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15 000 Euros d’amende ;
  • si vous pouvez joindre l’auteur mis en cause, transmettez-lui la demande pour information, informez-le de votre démarche.

8

Vous avez reçu une demande conforme à la LCEN, mais avez un doute sur la véracité des informations :

  • ​accusez réception et demandez un complément d’information au demandeur ;​
  • si vous pouvez joindre l’auteur mis en cause, transmettez-lui la demande pour information, informez-le de votre démarche, demandez-lui éventuellement son avis ;
  • une fois recueillies les informations complémentaires, décidez de vous rendre en 7 ou en 10.

9

La demande est incomplète, sans menace :

Ignorez la demande et ignorez les relances si elles ne sont pas plus circonstanciées (ou menaçantes).

10

Vous avez reçu une demande conforme à la LCEN et les informations vous semblent vraies :

  • procédez au retrait immédiat des données ou rendez-les inaccessibles (en cas de manipulation informatique présentant un risque de perte de données, procéder à une copie préalable) ;
  • si vous pouvez joindre l’auteur mis en cause, transmettez-lui la demande et informez-le de votre décision.

logigramme parodique avec des symboles de jeu dans les symboles et des phrases idiotes
Le trajet idéal vous est fourni dans une représentation simplifiée grâce à ce logigramme. On est comme ça chez Framasoft.

La responsabilité de l’hébergeur

Je précise que ce guide est juste un guide, chaque hébergeur est invité à l’adapter selon son éthique et les situations rencontrées. En particulier, la jurisprudence a déjà considéré que la responsabilité de l’hébergeur pouvait être engagée même si la demande était incomplète dès lors que la description des faits était suffisamment précise pour permettre le retrait. Donc, suivre ce guide comporte une part de risque, notamment si vous ne répondez pas ou peu (points 5 et 9 du guide).

Mais d’un autre côté le législateur a confié de facto à l’hébergeur la responsabilité de garantir l’équilibre entre liberté d’expression d’une part et le préjudice aux tiers d’autre part. Si l’hébergeur ne tient pas son rôle, en arbitrant systématiquement en faveur des retraits, de peur d’un jugement défavorable, y compris lorsque les faits ne sont pas avérés ou que les procédures ne sont pas respectées, alors il œuvre de fait contre la liberté d’expression. Le statut juridique de l’hébergeur ne lui permet pas d’être neutre, il doit prendre ses responsabilités.

Note concernant l’identité de l’éditeur

L’association Scenari a préféré ne pas divulguer le nom de l’éditeur, j’ai respecté ce choix, le propos de l’article étant moins de porter l’attention sur l’attitude de celui-ci que de proposer une réflexion pratique.

Note concernant le mail reçu

Ressentant peut-être une légère honte à faire cette demande en plein confinement, la directrice juridique a assorti sa demande du commentaire suivant : « En effet, nous nous opposons à la mise en ligne de corrigés de nos ouvrages et la majorité des enseignants nous demande de lutter contre ces pratiques qui perturbent leur enseignement. ».

J’ai choisi de ne pas considérer cet angle car :

  • Sa demande portait bien sur « tous les contenus non autorisés par nos maisons d’édition » et non pas sur tel ou tel corrigé.
  • Je souhaiterais une preuve que la préoccupation de la majorité des enseignants soient en ce moment de lutter contre ces pratiques et pas plutôt de lutter pour trouver des solutions.
  • Une recherche web circonstanciée ne faisait pas ressortir ces contenus, donc seuls les étudiants ayant déjà l’adresse fournie par l’enseignant pouvait en pratique accéder au contenu.

Remerciements

Merci aux membres de l’association Scenari, de Framasoft et du CHATONS de m’avoir aidé dans cette recherche, et en particulier à Denis Dordoigne à qui j’ai emprunté une part significative du guide proposé, à Stéphane Poinsart de m’avoir pointé la référence du JournalDuNet concernant la jurisprudence, à Christelle pour ses précieux compléments, à Benjamin pour m’avoir relu et rappelé que les hébergeurs avaient leur rôle à jouer, à tous les autres qui ont contribué anonymement.

 




Une appli de traçage du COVID 19 qui échappe à Big Brother ?

Ou plutôt pas de traçage du tout ? Oui bien sûr, ce serait sans doute la meilleure solution compte tenu des inévitables « glissements » que redoute comme nous Hubert Guillaud dans cet article.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

 

Mais à l’heure même où se profile l’appli gouvernementale, véritable agneau innocent qui sera inévitablement converti un jour prochain en outil d’espionnage pur et simple, voici une proposition alternative de protocole qui permettrait de freiner la diffusion de la pandémie et d’échapper à la surveillance invasive.

Voici pour comprendre le principe de cette application une bande dessinée, qui est l’œuvre de Nicky Case (son siteson patreon), elle est destinée à expliquer le fonctionnement du protocole DP-3T à un public plus large. Elle n’est pas une représentation exacte du protocole, comme elle le précise :

Cette BD présente des aspects qui vont au-delà des spécifications de notre protocole, tels qu’un score de risque lié à une instruction de rester à la maison, un exemple ludique de ce à quoi pourrait ressembler un algorithme de calcul de risque local.

Bien que notre protocole soit conçu pour protéger la vie privée et pour contribuer à protéger un large éventail de libertés contre les détournements de fonction, il nécessite un déploiement réfléchi dans un environnement avec des politiques informées et protectrices des droits de l’homme afin de fonctionner pour tous les membres de nos communautés.

La bande dessinée ne doit donc pas être lue comme fournissant des suggestions de politiques au-delà du protocole de l’équipe DP-3T.

Pour celles et ceux qui veulent aller plus loin, beaucoup de précisions sur son fonctionnement, ses limites et ses conditions sont dans cette étude proposée par un pool de scientifiques dont la lecture demande un certain bagage technique.

La présente publication ne signifie pas que Framasoft promeut une quelconque application ni ne la présente comme une solution miracle. Il s’agit seulement d’éclairer le fonctionnement d’un protocole.

Bande dessinée originale en anglais : https://ncase.me/contact-tracing/

La traduction française que vous pouvez parcourir ci-dessous est due aux efforts conjugués et patients de Michel « Meï » Mancier, et de Samuel Hackwill. Qu’ils en soient vivement remerciés !




StopCovid : le double risque de la “signose” et du “glissement”

Nous sommes aujourd’hui très honoré⋅e⋅s de pouvoir publier cet article d’Hubert Guillaud. Depuis de nombreuses années, Hubert Guillaud publie des analyses précieuses autour du numérique sur le site InternetActu.net dont il est le rédacteur en chef (nous vous invitons vivement à découvrir ce site si vous ne le connaissiez pas, et pas seulement parce qu’il est soutenu par nos ami⋅e⋅s de la Fing).

Nous republions ici avec son accord un article initialement publié sur Medium, qui interroge les risques autour de l’application StopCovid.

C’est donc le troisième article que le Framablog publie aujourd’hui sur cette application. Le premier, traduit par le (fabuleux) groupe de traduction Framalang, reprenait les arguments en une dizaine de points de l’organisation AlgorithmWatch. Le second, rédigé par Christophe Masutti, administrateur de Framasoft et auteur de « Affaires Privées, au sources du capitalisme de surveillance », faisait le lien entre (dé)pistage et capitalisme de surveillance.

Pourquoi un troisième article, alors ? D’abord, parce qu’Hubert Guillaud prend le problème de StopCovid sous un autre angle, celui du risque de « faire de la médecine un travail de police », comme le dit l’écrivain Alain Damasio. Mais aussi parce qu’il pose clairement la problématique de notre acceptation de « solutions techniques », en tant qu’individu comme en tant que société. Cette acceptation est d’ores et déjà facilitée (préparée ?) par de nombreux médias grands publics qui présentent StopCovid comme une solution pour sortir plus vite du confinement, à grands coups de sondages auprès d’une population sur-angoissée et mal-informée. « Les algorithmes ne sont pas l’ennemi. Le vrai problème réside dans notre paresse à nous gouverner », nous dit la chercheuse Antoinette Rouvroy, citée dans cet article. Assurons nous de faire l’effort de ne pas être paresseux.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

 



L’application StopCovid sera donc basée sur le volontariat et le respect des données personnelles, comme l’expliquaient le ministre de la Santé, Olivier Véran, et le secrétaire d’État au numérique, Cédric O, au Monde. Très bien ! C’est la loi !, a rappelé la CNIL. L’application de pistage massif des Français sera chiffrée et les données complètement anonymisées complète Mediapart. Elle sera une “brique” de déconfinement parmi d’autres (qui n’ont pas été annoncées). On nous l’assure !

Soit ! Mais pour combien de temps ? Quelle sera la durée de cette assurance ? Que dirons-nous quand mi-mai, fin mai, mi-juin, nous n’aurons toujours ni masques ni tests en quantité suffisante (les autres “briques”, je suppose ?) ?

Le risque face à une absence de masques et de tests qui est là pour durer est que cette brique logicielle devienne un peu le seul outil à notre disposition pour “déconfiner”. Que StopCovid, de “brique incertaine” devienne le seul outil prêt à être utilisé, tout comme aujourd’hui l’attestation dérogatoire de déplacement est devenue le seul outil de maîtrise du confinement qu’on renforce d’arrêtés municipaux ou nationaux (quand ce n’est pas d’appréciations liberticides des agents) sans réelle motivation sanitaire (comme l’interdiction de courir ou de faire du vélo ou la fermeture des parcs ou pire encore des marchés : alors qu’on peut organiser des marchés voir des commerces non essentiels comme des accès aux espaces verts avec des règles de distanciations sociales). Et donc que tout le monde souhaite le renforcer : en le rendant peut-être obligatoire et pire peut-être en le rendant accessible au contrôle policier ! Et dans l’urgence et le dénuement, pour sortir d’une crise qui se révèle chaque jour plus dramatique, nul doute que nombreux seront prêt à s’y précipiter !

Le problème principal de StopCovid, c’est de ne reposer sur aucune science ! La seule étude disponible sur le sujet dans Science estime que ce type d’application doit accueillir 60% de la population pour être efficace et être associée à une politique de dépistage — dont nous ne disposons pas !

À Singapour, l’application TraceTogether, qui rassemblait 15% de a population, pourtant couplée au dépistage n’a pas suffi, comme le rappelle Olivier Tesquet pour Télérama ou Margot Clément depuis Hong Kong pour Mediapart : c’est certainement le signe (pas assez fort pourtant) que ce n’est pas une solution.

L’entrepreneur et spécialiste de l’intelligence artificielle Rand Hindi a très clairement exposé le fonctionnement d’une application de ce type, dans un thread sur Twitter !

Il semble y avoir beaucoup de confusion au sujet de l’efficacité et confidentialité de l’app #StopCovid. Je vais ici tenter d’expliquer la techno DP3T sous jacente et pourquoi dépendre du volontariat n’apportera pas les résultats espérés. #privacy #covid19 @cedric_o @olivierveran

— Rand Hindi (@randhindi) April 9, 2020

À lire ce thread (lisez-le !), chacun comprendra que la confidentialité des données ne devrait pas être le problème de cette application si elle respecte les développements prévus ! On semble plutôt là devant une technologie “privacy by design”, conçue pour préserver la vie privée ! Et le déploiement d’un outil aussi respectueux des individus devrait être salué ! Mais les bons points en matière technique ne suffiront pas à pallier les deux risques d’usages que masque StopCovid.

Le risque de la “signose” : “prendre le signal pour la chose” !

Comme s’en désespère la philosophe du droit Antoinette Rouvroy, le coeur du problème de nos outils d’analyse de données, c’est de relever bien plus d’une “signose” plutôt que d’une diagnose. Une signose consiste à “prendre le signal pour la chose”. C’est-à-dire transformer le signe (la barbe) en signal (la radicalisation) ! Souvenez-vous ! C’est le problème fondamental qui se cache dans les outils d’analyse automatisés et que dénoncent sans relâche nombre de spécialistes du sujet, comme la mathématicienne Cathy O’Neil ou Kate Crawford par exemple.

StopCovid transforme la proximité avec un malade (le signe) en signal (vous avez été infecté) pour déclencher une alerte nécessitant un traitement (confinement, test).

Image : illustration schématique du fonctionnement de StopCovid par LeMonde.fr.

Son inverse, la “diagnose”, elle transforme des symptômes (fièvre, test) en diagnostic (positif ou négatif) pour déclencher un traitement (confinement, prescription médicale, soins…).

Le problème de StopCovid comme d’autres solutions de backtracking proposées, c’est de transformer une notion de proximité en alerte. Or, être à proximité d’un malade ne signifie pas le devenir automatiquement ! La médecine a besoin de suivre et confiner les malades, ceux qu’ils contaminent et ceux qui les ont contaminés. Mais cela ne peut pas se faire sur la base de conjoncture, de corrélation, d’approximation, de proximité et de localisation.

Très souvent, le coeur des problèmes des systèmes réside dans les données utilisées et dans les décisions très concrètes qui sont prises pour décider ! Ici, tout le problème de cette proximité réside dans sa définition, sa qualification. Comment est définie la proximité par l’application ? Quelle durée ? Quelle distance ? Quelles conditions ? Quel contexte est pris en compte ? Et pour chacun de ces critères avec quelle précision et quelle fiabilité ? Pour reprendre les termes de Rand Hindi, le fait que Bob ait été à proximité d’Alice ne signifie pas qu’il ait été contaminé ! Si on ne peut pas apprécier les conditions de cette proximité, celle-ci risque d’être peu pertinente ou de déclencher beaucoup de faux positifs. Ou de refléter bien autre chose que l’exposition virus : des conditions sociales inégalitaires : une caissière de supermarché aura bien plus de chance de croiser un malade qu’un cadre qui va pouvoir continuer à limiter ses interactions sociales et ses déplacements. Pourtant, celle-ci est peut-être protégée par un plexiglas, des gants, des masques… des mesures de distanciation pris par son employeur : elle aura croisé des malades sans qu’ils la contaminent, quand le cadre aura pu croiser l’enfant d’un ami (sans téléphone) qui lui aura toussé dessus. Bref, StopCovid risque surtout de sonner bien plus pour certains que pour d’autres ! Toujours les mêmes !

En réduisant le contexte à une distance, à une proximité, StopCovid risque surtout d’être un outil approximatif, qui risque de renvoyer la plupart d’entre nous, non pas à notre responsabilité, mais à des injonctions sans sens. À nouveau, proximité n’est pas contamination : je peux avoir été dans la file d’attente d’un magasin à côté d’un malade ou avoir parlé à un ami malade en gardant les gestes barrières et sans avoir été infecté !

Le risque bien sûr, vous l’aurez compris, est que StopCovid produise énormément de “faux positifs” : c’est-à-dire des signalements anxiogènes et non motivés ! Dont il ne nous présentera aucun contexte : on ne saura pas ni qui, ni quand nous avons été à proximité d’un malade, donc incapable d’apprécier la situation, de lui rendre son contexte pour l’apprécier. Nous serons renvoyés à l’injonction du signal ! Sans être capable de prendre une décision informée (dois-je me confiner ? me faire tester — pour autant que ce soit possible !?).

En fait, quand on regarde un questionnaire d’enquête épidémiologique — par exemple, dans une forme très simple, prenons celui-ci proposé pour des cas de co-exposition au virus, on se rend compte que la proximité n’est pas le seul critère évalué. Les dates, les symptômes, l’état de santé de l’exposé, le degré de relation et sa description sont essentiels. Ils permettent notamment d’évaluer très vite un niveau de risque : faible, modéré ou élevé. Une enquête épidémiologique consiste à répondre à des questions sur ses relations, les lieux qu’on a fréquentés, les gens qu’on côtoie plus que ceux que l’on croise, ceux dont on est proche : qu’on touche et embrasse… L’important n’est pas que le questionnaire comme vous diront tous ceux qui mènent des enquêtes, c’est également la relation, la compréhension d’un mode de vie, d’un niveau de risque (respectez-vous les gestes barrières : assidûment ou pas du tout ?). Bref, l’important, c’est aussi d’introduire du rapport humain dans le suivi épidémique. Ce qu’une appli ne peut pas faire sauf, comme vous le diront leurs promoteurs, en collectant toujours plus de données, en étant toujours plus liberticides, pour qualifier toujours mieux le signe en signal !

Le risque des “glissements liberticides et discriminatoires” : de la contrainte à l’obligation !

Le risque c’est qu’en l’absence de tests, de masques (et cette absence va durer !), StopCovid devienne le seul recours d’une politique sanitaire de catastrophe. Le risque est — comme toujours — de “glisser” d’une signose à une politique. Ce que j’appelle “le glissement”, c’est le changement de finalité et l’évolution des autorisations d’accès. C’est le moteur de l’innovation technologique (une manière de pivoter dirait-on dans le monde entrepreneurial, c’est-à-dire de changer la finalité d’un produit et de le vendre pour d’autres clients que son marché originel). Mais le glissement est aussi le moteur de la surveillance, qui consiste bien souvent à transformer des fonctions simples en fonctions de surveillance : comme quand accéder à vos outils de télétravail permet de vous surveiller. Le risque du glissement consiste à faire évoluer dans l’urgence les finalités de l’application StopCovid, qu’elles soient logicielles ou d’usage. C’est ce dont s’inquiète (.pdf) très justement le comité consultatif national d’éthique en prévenant du risque de l’utilisation de l’application pour du contrôle policier ou du contrôle par l’employeur. Même inquiétude pour La Quadrature du Net et l’Observatoire des libertés numériques : le risque c’est qu’une “telle application finisse par être imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics”.

Or, il n’existe aucune garantie contre ces “glissements”… d’autant plus quand la colère et la crainte, la crise économique, le manque de tests et de masques, la durée du confinement, vont rendre le déconfinement encore plus pressant et l’exaspération encore plus réactive. Le risque le plus évident bien sûr est que votre employeur demande à voir votre application sur votre smartphone chaque matin ! Les commerçants, les bars, les policiers, les voisins… Que StopCovid devienne le “certificat d’immunité”, qu’évoquait dans son plan de déconfinement — tout à fait scandaleusement il me semble — la maire de Paris, Anne Hidalgo (sans compter qu’elle l’évoque comme un moyen de contrôle par l’employeur qu’elle représente, la Ville de Paris !). Le “glissement” le plus insidieux c’est que StopCovid devienne une application non pas obligatoire, mais injonctive. Que la santé de chacun soit à la vue de tous : employeurs, voisins, police ! Que nous devenions tous des auxiliaires de police plutôt que des auxiliaires de santé !

L’autre risque du certificat d’immunité, comme le souligne Bloomberg, c’est de faire exploser nos systèmes de santé par un déconfinement total, massif, calculé, où le seul sésame pour participer au monde de demain serait d’avoir survécu au virus ! Un calcul bien présomptueux à ce stade : Pourquoi ? Parce que pour l’instant, on évalue le nombre de Français immunisés par le virus à 10–15% pour les évaluations les plus optimistes, d’autres à 1,5 million soit seulement 2% de la population (et encore bien moins si on rapporte le taux de létalité de 0,37% au nombre de morts). Arriver à 60% d’immunité n’est pas le meilleur pari à prendre à court ou moyen terme !

Dans sa note (.pdf) (complète et intéressante) recensant les différentes techniques de pistage existantes, l’inénarrable Mounir Mahjoubi, ex-Secrétaire d’État au numérique, concédait un autre glissement : celui de l’obligation à utiliser une application comme StopCovid. Pour atteindre le taux d’usage de 60% de la population, Mahjoubi soulignait que “les autorités pourraient être ainsi être tentées de recourir à des mesures coercitives pour motiver l’installation”. Dans son analyse l’entrepreneur Rand Hindi arrivait à la même conclusion, en pire : rendre l’application obligatoire et faire que les autorités puissent accéder aux personnes qui reçoivent une alerte pour leur “appliquer” un confinement strict ! C’est-à-dire lever la confidentialité de l’état de santé, rien de moins.

L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore déployée que déjà on nous prépare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sûr est de passer d’un contrôle des attestations à un contrôle de l’application ! Un élargissement continu de la pratique du contrôle par la police qui a tendance à élargir les dérives… Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la médecine un travail de police”.

Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !

Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !

Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?

Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !

Faire de la science !

Face à cette crise, face aux défauts de l’industrie et de la mondialisation qu’elle a révélée tout cru, face à des flux trop tendus, à une compétition encore plus acharnée que jamais, et en attendant que l’industrie parvienne à nouveau à répondre à nos besoins mondiaux, notre seul recours reste la débrouille et la science ! La débrouille, car il risque de falloir faire longtemps avec ce qu’on a. Ou plutôt ce qu’on n’a pas : ni masques, ni tests, ni vaccins !

L’application ne soignera pas. Il va falloir retourner au contact ! Trouver les malades. Les diagnostiquer. Les traiter, enquêter pour remonter les contaminations. “Je ne sais pas faire porter un masque à un point” dit très justement l’épidémiologue Renaux Piarroux. Le confinement va nous donner un répit. Il va nous permettre de faire ce que nous aurions dû faire depuis le début : diagnostiquer et traiter, surveiller et isoler, enquêter pour trouver les personnes en contact… Pour cela, nous ne partirons pas de rien : nous avons Covidom et les techniques de l’enquête épidémiologique. Faire un lent et patient travail que le numérique ne peut pas faire. Modestement. Courageusement. Patiemment.

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Le numérique ne peut pas tout ! Alors qu’on y a recours comme jamais depuis le confinement, cette crise nous montre que le numérique ne livre pas les produits des Drive, ni n’assure la continuité pédagogique. Il ne repère pas non plus les malades ni ne le soigne. Pour cela aussi, nous avons encore besoin des hommes, des femmes, des premiers de cordée, ceux qui sont aux avant-postes, ceux qui sont essentiels, les irremplaçables («la responsabilité suppose une exigence d’irremplaçabilité”, disait la philosophe Cynthia Fleury).

La fin du confinement est l’occasion d’un recommencement stratégique. Recommençons convenablement : suivons les cas, isolons-les, enquêtons sur leurs relations. Trouvons-les asymptotiques. Surveillons les températures. Testons si c’est possible ! Revenons-en à la science, c’est la seule qui ait fait ses preuves ! Faisons confiance à la débrouille et accueillons là au mieux.

Ce que nous devons garantir en tant que société : c’est que les informations de santé demeurent des informations de santé. Que l’état de chacun face au Covid n’a pas à être communiqué : ni aux entreprises, ni à la police, ni aux employeurs, ni aux voisins ! La santé doit rester à la médecine et la médecine ne doit pas devenir la police. Devant un homme malade, on ne doit pas mettre une application, mais bien un soignant.

Il va nous falloir accepter que tous nos remèdes contre le virus soient imparfaits, qu’aucun ne soit radical. Il va nous falloir apprendre à vivre avec les mauvaises herbes des coronavirus. Il va nous falloir faire avec, car nous n’aurons pas de solutions magiques et immédiates : ni tests à foison, ni masques, ni application magique !

Nous avons besoin de science, d’intelligence, de coopération et de réassurance. Il faut arrêter de terroriser les gens par des discours changeants, mais les aider à grandir et comprendre, comme le souligne, énervé, François Sureau. Ni les injonctions, ni la peur, ni le moralisme ne nous y aideront.

Une chose me marque beaucoup depuis le début de cette pandémie, c’est la colère et l’angoisse des gens, non seulement face à un confinement inédit, face à l’inquiétude d’une crise sans précédent qui s’annonce, mais surtout terrifié par la crainte de chopper ce terrible virus dont on leur parle en continu. Une inquiétude qui n’a cessé d’être aggravée par les injonctions contradictoires des autorités, par les changements de stratégies, les annonces démenties, les promesses non tenues, les retards dans les prises de décision… et plus encore les décisions infantilisantes, sans explications, voire prises en dépit du bon sens épidémique. Une population inquiète parce ce que nous savons que cette crise va durer longtemps et que nous n’avons aucune solution facile et immédiate à disposition. Une population angoissée par la perspective que la pandémie puisse faire 20 millions de morts sur la planète, 230 000 personnes en France (selon le taux de létalité de 0,37% : 230 000 morts, c’est ⅓ de la mortalité annuelle du pays — 600 000 morts par an). Une population rongée à l’idée de se retrouver seule et démunie à l’image de nos aînés, dont les derniers moments nous sont cachés, confisqués à leurs proches, d’une manière foncièrement inhumaine.

Nous avons besoin de décisions claires et sincères, d’explications qui aident à grandir et à comprendre. Nous en sommes loin ! Beaucoup trop loin ! Et j’avoue que de semaine en semaine, c’est ce qui m’inquiète le plus !

Hubert Guillaud




Prophètes et technologistes à l’ère de la suspicion généralisée

Aujourd’hui, Framatophe développe son analyse sur l’impasse technologique des solutions de pistage d’une population, et sur l’opportunité pour les gouvernements d’implanter une acceptation de la surveillance généralisée dans notre culture.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

 

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

 

Ha ! Le sacro-saint « révélateur ». À écouter et lire les médias, la pandémie Covid-19 que nous traversons aujourd’hui est censée « révéler » quelque chose, un message, un état d’esprit, l’avènement d’une prophétie. Et on voit proliférer les experts toutologues, devins des temps modernes, avatars des prédicateurs de l’An Mille, les charlatans de fin du monde. Loin des révélations, notre membre de la célèbre #teamchauve de Framasoft nous partage quelques réflexions autour des discours ambiants au sujet de la surveillance.

Les prophètes

Faire une révélation, nous dit le dictionnaire, c’est porter à la connaissance quelque chose qui était auparavant caché, inconnu. Et le pas est vite franchi : pour nos prêtres médiatiques, il est très commode de parler de révélation parce que si le divin à travers eux manifeste ce qu’eux seuls peuvent dévoiler au public (eux seuls connaissent les voies divines), il leur reste le pouvoir de décider soit de ce qui était auparavant caché et doit être dévoilé, soit de ce qui était caché et n’est pas censé être dévoilé. Bref, on refait l’histoire au fil des événements présents : la sous-dotation financière des hôpitaux et les logiques de coupes budgétaires au nom de la rigueur ? voilà ce que révèle le Covid-19, enfin la vérité éclate ! Comment, tout le monde le savait ? Impossible, car nous avions tous bien affirmé que la rigueur budgétaire était nécessaire à la compétitivité du pays et maintenant il faut se tourner vers l’avenir avec ce nouveau paramètre selon lequel la rigueur doit prendre en compte le risque pandémique. Et là le prêtre devient le prophète de jours meilleurs ou de l’apocalypse qui vient.

Pourquoi je raconte tout cela ? Je travaille dans un CHU, les politiques de santé publiques me sont quotidiennes ainsi que la manière dont elles sont décidées et appliquées. Mais vous le savez, ce n’est pas le sujet de mes études. Je m’intéresse à la surveillance. Et encore, d’un point de vue historique et un peu philosophique, pour faire large. Je m’intéresse au capitalisme de surveillance et j’essaie de trouver les concepts qui permettent de le penser, si possible au regard de notre rapport à l’économie et au politique.

C. Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, C&F éditions, mars 2020.

J’ai appris très tôt à me méfier des discours à tendance technologiste, et cela me vient surtout de ma formation initiale en philosophie, vous savez ce genre de sujet de dissertation où l’on planche sur le rapport technologie / politique / morale. Et à propos, sans pour autant faire de la philo, je ne saurais que conseiller d’aller lire le livre de Fred Turner qui, déjà en 2006 (la traduction est tardive), grattait assez profondément le vernis de la cyberculture californienne. Mais au fil des années de mon implication dans le logiciel libre et la culture libre, j’ai développé une autre sorte de sensibilité : lorsque les libertés numériques sont brandies par trop de prophètes d’un coup, c’est qu’il faut aller chercher encore ailleurs le discours qui nous est servi.

Pour exemple de l’effet rhétorique de la révélation, on peut lire cet article du géographe Boris Beaude, paru le 07 avril 2020 dans Libération, intitulé « Avec votre consentement ». L’auteur passe un long moment à faire remarquer au lecteur à quel point nous sommes vendus corps et âmes aux GAFAM et que la pandémie ne fait que révéler notre vulnérabilité :

Lorsque nous acceptons que de telles entreprises collectent les moindres détails de nos existences pour le compte de leurs clients et que nous doutons conjointement des régimes politiques qui nous gouvernent, nous réalisons que les effets de la propagation du Sars-Cov-2 ne sont qu’un révélateur de l’ampleur de notre vulnérabilité.

Il est important de comprendre la logique de ce discours : d’un côté on pose un diagnostic que seul un sage est capable de révéler et de l’autre on élève la pandémie et ses effet délétères au rang des sept plaies d’Égypte, qui sert de porte à une nouvelle perception des choses, en l’occurrence notre vulnérabilité face aux pratiques d’invasion de la vie privée par les GAFAM, et par extension, les pratiques des États qui se dotent des moyens technologiques pour surveiller et contrôler la population. Évidemment, entre la population assujettie et l’État-GAFAM, il y a la posture du prophète, par définition enviable puisqu’il fait partie d’une poignée d’élus livrant un testament aux pauvres pêcheurs que nous sommes. Reste plus qu’à ouvrir la Mer Rouge…

Arrêtons là si vous le voulez bien la comparaison avec la religion. Je l’affirme : non la crise COVID-19 ne révèle rien à propos du capitalisme de surveillance. Elle ne révèle rien en soi et encore moins à travers les prophètes auto-proclamés. Et la première des raisons est que ces derniers arrivent bien tard dans une bataille qui les dépasse.

Pendant la crise sanitaire que nous traversons il ne faut pas se demander ce qu’elle peut révéler mais interroger les discours qui se servent de cette crise pour justifier et mettre en œuvre des pratiques de surveillance et limiter encore davantage nos libertés. Penser les choses en termes de révélation n’a pour autre effet que de limiter toujours plus notre pouvoir d’action : que peut-on à l’encontre d’une révélation ?

D’ailleurs, c’est le moment où jamais de vous intéresser, de partager et de soutenir le travail de nos ami·es de La Quadrature du Net.

Les amis de la Quadrature du Net (comme beaucoup d’autres, heureusement) préfèrent une approche bien plus structurée. Ils affirment par exemple dans un récent communiqué que, au regard de la surveillance, la crise sanitaire Covid-19 est un évènement dont l’ampleur sert d’argument pour une stratégie de surveillance de masse, au même titre que les attentats terroristes. Ceci n’est pas une révélation, ni même une mise en garde. C’est l’exposé des faits, ni plus ni moins. Tout comme dire que notre ministre de l’intérieur C. Castaner a d’abord affirmé que l’État Français n’avait pas pour intention de copier la Corée du Sud et la Chine en matière de traçage de téléphones portables, avant de revenir sur ses propos et affirmer que les services gouvernementaux planchent sur une application censée tracer les chaînes de transmission. Qui s’est offusqué de ce mensonge d’État ? C’est devenu tellement banal. Pire, une telle application permettrait d’informer les utilisateurs s’ils ont « été dans les jours précédents en contact avec quelqu’un identifié positif au SARS-CoV-2 », comme l’affirment les deux ministres Castaner et Véran dans un entretien au Monde. C’est parfait comme technique de surveillance : la Stasi pratiquait déjà ce genre de chose en organisant une surveillance de masse basée sur la suspicion au quotidien.

Le smartphone n’est qu’un support moderne pour de vieilles recettes. Le Covid-19 est devenu un prétexte, tout comme les attentats terroristes, pour adopter ou faire adopter une représentation d’un État puissant (ce qu’il n’est pas) et faire accepter un État autoritaire (ce qu’il est). Cette représentation passe par un solutionnisme technologique, celui prôné par la doctrine de la « start-up nation » chère à notre président Macron, c’est-à-dire chercher à traduire l’absence d’alternative politique, et donc l’immobilisme politique (celui de la rigueur budgétaire prôné depuis 2008 et même avant) en automatisant la décision et la sanction grâce à l’adoption de recettes technologiques dont l’efficacité réside dans le discours et non dans les faits.

Techno-flop

Le solutionnisme technologique, ainsi que le fait remarquer E. Morozov, est une idéologie qui justifie des pratiques de surveillance et d’immenses gains. Non seulement ces pratiques ne réussissent presque jamais à réaliser ce pourquoi elles sont prétendues servir, mais elles sont le support d’une économie d’État qui non seulement dévoie les technologies afin de maîtriser les alternatives sociales, voire la contestation, mais entre aussi dans le jeu financier qui limite volontairement l’appropriation sociale des technologies. Ainsi, par exemple, l’illectronisme des enfants et de leurs enseignants livrés à une Éducation Nationale numériquement sous-dotée, est le fruit d’une volonté politique. Comment pourrait-il en être autrement ? Afin d’assurer la « continuité pédagogique » imposée par leur ministre, les enseignants n’ont eu d’autres choix que de se jeter littéralement sur des services privateurs. Cette débandade est le produit mécanique d’une politique de limitation volontaire de toute initiative libriste au sein de l’Éducation Nationale et qui serait menée par des enseignants pour des enseignants. Car de telles initiatives remettraient immanquablement en question la structure hiérarchique de diffusion et de valorisation des connaissances. Un tel gouvernement ne saurait supporter quelque forme de subsidiarité que ce soit.

La centralisation de la décision et donc de l’information… et donc des procédés de surveillance est un rêve de technocrates et ce rêve est bien vieux. Déjà il fut décrié dès les années 1970 en France (voir la première partie de mon livre, Affaires Privées) où la « dérive française » en matière de « grands fichiers informatisés » fut largement critiquée pour son inefficacité coûteuse. Qu’importe, puisque l’important n’est pas de faire mais de montrer qu’on fait. Ainsi l’application pour smartphone Stop Covid (ou n’importe quel nom qu’on pourra lui donner) peut d’ores et déjà figurer au rang des grands flops informatiques pour ce qui concerne son efficacité dans les objectifs annoncés. Il suffit de lire pour cela le récent cahier blanc de l’ACLU (Union Américaine pour les libertés civiles), une institution fondée en 1920 et qu’on ne saurait taxer de repère de dangereux gauchistes.

Clique sur l’image pour soutenir le travail d’Allan Barte sur son tipeee.

Dans ce livre blanc tout est dit, ou presque sur les attentes d’une application de tracing dont l’objectif, tel qu’il est annoncé par nos ministres (et tel qu’il est mentionné par les pays qui ont déjà mis en œuvre de telles applications comme la Chine ou Israël), serait de déterminer si telle personne a été exposée au virus en fréquentant une autre personne définie comme contagieuse. C’est simple :

  1. Il faut avoir un smartphone avec soi et cette application en fonction : cela paraît basique, mais d’une part tout le monde n’a pas de smartphone, et d’autre part tout le monde n’est pas censé l’avoir sur soi en permanence, surtout si on se contente de se rendre au bureau de tabac ou chez le boulanger…
  2. aucune technologie n’est à ce jour assez fiable pour le faire. Il est impossible de déterminer précisément (c’est-à-dire à moins de deux mètres) si deux personnes sont assez proches pour se contaminer que ce soit avec les données de localisation des tours de téléphonie (triangulation), le GPS (5 à 20 mètres) ou les données Wifi (même croisées avec GPS on n’a guère que les informations sur la localisation de l’émetteur Wifi). Même avec le bluetooth (technologie plébiscitée par le gouvernement Français aux dernières nouvelles) on voit mal comment on pourrait assurer un suivi complet. Ce qui est visé c’est en fait le signalement mutuel. Cependant, insister sur le bluetooth n’est pas innocent. Améliorer le tracing dans cette voie implique un changement dans nos relations sociales : nous ne sommes plus des individus mais des machines qui s’approchent ou s’éloignent mutuellement en fonction d’un système d’alerte et d’un historique. Qui pourra avoir accès à cet historique ? Pourra-t-on être condamné plus tard pour avoir contaminé d’autres personnes ? Nos assurances santé autoriseront-elles la prise en charge des soins s’il est démontré que nous avons fréquenté un groupe à risque ? Un projet européen existe déjà (PEPP-PT), impliquant entre autres l’INRIA, et il serait important de surveiller de très près ce qui sera fait dans ce projet (idem pour ce projet de l’École Polytechnique de Lausanne).
  3. Ajoutons les contraintes environnementales : vous saluez une personne depuis le second étage de votre immeuble et les données de localisation ne prennent pas forcément en compte l’altitude, vous longez un mur, une vitrine, une plaque de plexiglas…

Bref l’UCLA montre aimablement que la tentation solutionniste fait perdre tout bon sens et rappelle un principe simple :

Des projets ambitieux d’enregistrement et d’analyse automatisés de la vie humaine existent partout de nos jours, mais de ces efforts, peu sont fiables car la vie humaine est désordonnée, complexe et pleine d’anomalies.

Les auteurs du rapport écrivent aussi :

Un système de suivi de localisation dans le temps peut être suffisamment précis pour placer une personne à proximité d’une banque, d’un bar, d’une mosquée, d’une clinique ou de tout autre lieu sensible à la protection de la vie privée. Mais le fait est que les bases de données de localisation commerciales sont compilées à des fins publicitaires et autres et ne sont tout simplement pas assez précises pour déterminer de manière fiable qui était en contact étroit avec qui.

En somme tout cela n’est pas sans rappeler un ouvrage dont je conseille la lecture attentive, celui de Cathy O’Neil, Algorithmes: la bombe à retardement (2018). Cet ouvrage montre à quel point la croyance en la toute puissance des algorithmes et autres traitements automatisés d’informations dans le cadre de processus décisionnels et de politiques publiques est la porte ouverte à tous les biais (racisme, inégalités, tri social, etc.). Il n’en faudrait pas beaucoup plus si l’on se souvient des débuts de la crise Covid-19 et la suspicion dans nos rues où les personnes présentant des caractères asiatiques étaient stigmatisées, insultées, voire violentées…

Ajoutons à cela les effets d’annonce des GAFAM et des fournisseurs d’accès (Orange, SFR…) qui communiquaient il y a peu, les uns après les autres, au sujet de la mise à disposition de leurs données de localisation auprès des gouvernements. Une manière de justifier leur utilité sociale. Aucun d’entre eux n’a de données de localisations sur l’ensemble de leurs utilisateurs. Et heureusement. En réalité, les GAFAM tout comme les entreprises moins connues de courtage de données (comme Acxiom), paient pour cela. Elles paient des entreprises, souvent douteuses, pour créer des applications qui implémentent un pompage systématique de données. L’ensemble de ces pratiques crée des jeux de données vendues, traitées, passées à la moulinette. Et si quiconque souhaite obtenir des données fiables permettant de tracer effectivement une proportion acceptable de la population, il lui faut accéder à ces jeux… et c’est une denrée farouchement protégée par leurs détenteurs puisque c’est un gagne-pain.

De la méthode

À l’heure où les efforts devraient se concentrer essentiellement sur les moyens médicaux, les analyses biologiques, les techniques éprouvées en santé publique en épidémiologie (ce qui est fait, heureusement), nous voilà en train de gloser sur la couleur de l’abri à vélo. C’est parce que le solutionnisme est une idéologie confortable qui permet d’évacuer la complexité au profit d’une vision du monde simpliste et inefficace pour laquelle on imagine des technologies extrêmement complexes pour résoudre « les grands problèmes ». Ce n’est pas une révélation, simplement le symptôme de l’impuissance à décider correctement. Surtout cela fait oublier l’impréparation des décideurs, les stratégies budgétaires néfastes, pour livrer une mythologie technologiste à grand renfort de communication officielle.

Et l’arme ultime sera le sondage. Déjà victorieux, nos ministères brandissent une enquête d’opinion du département d’économie de l’Université d’Oxford, menée dans plusieurs pays et qui montre pour la France comme pour les autres pays, une large acceptation quant à l’installation d’une application permettant le tracing, que cette installation soit volontaire ou qu’elle soit imposée[màj. : lisez cette note]. Est-ce étonnant ? Oui, effectivement, alors même que nous traversons une évidente crise de confiance envers le gouvernement, la population est prête à jouer le jeu dangereux d’une surveillance intrusive dont tout laisse supposer que cette surveillance se perpétuera dans le temps, virus ou pas virus. Mais cela ne signifie pas pour autant que la confiance envers les dirigeants soit rétablie. En effet le même sondage signale que les retombées politiques en cas d’imposition d’un tel système sont incertaines. Pour autant, c’est aussi un signal envoyé aux politiques qui vont alors se lancer dans une quête frénétique du consentement, quitte à exagérer l’assentiment pressenti lors de cette enquête. C’est déjà en cours.

Le choix n’équivaut pas à la liberté. Les personnes qui formulent les questions influencent les réponses.

À mon avis, il faut rapprocher le résultat de cette enquête d’une autre enquête récente portant le plébiscite de l’autoritarisme en France. C’est une enquête du CEVIPOF parue en mars 2020 qui montre « l’emprise du libéralisme autoritaire en France », c’est-à-dire que le manque de confiance dans l’efficacité du gouvernement ne cherche pas son remède dans une éventuelle augmentation des initiatives démocratiques, voire alternativistes, mais dans le refuge vers des valeurs de droite et d’extrême droite sacrifiant la démocratie à l’efficacité. Et ce qui est intéressant, c’est que ceux qui se vantaient d’apporter plus de société civile à la République sont aussi ceux qui sont prêts à dévoyer la démocratie. Mais qu’on y prenne garde, ce n’est pas vraiment une affaire de classe sociale, puisque cette orientation autoritaire est aussi valable dans les tranches basses et moyennes. On rejoint un peu les propos d’Emmanuel Todd dans la première partie de son ouvrage Les Luttes de classes en France au XXIe siècle, données sérieuses à l’appui (y compris celles de l’Insee).

Alors quoi ? les Français sont-ils définitivement des veaux heureux d’aller à l’abattoir ? Honnêtement, parfois on peut le penser. Mais pas là. Non. L’enquête d’opinion d’Oxford a été menée dans un climat général extrêmement angoissant, et inédit. Pour retrouver un tel degré de panique dans la population, il faudrait par exemple se souvenir de la crise des missiles cubains et de la manière dont elle a été mise en scène dans les médias américains. Même l’épisode Tchernobyl en France n’a pas eu cet impact (ok, on a largement minimisé le problème). Et là dedans, avec un gouvernement à la fois empêtré et sidéré (avec la chargée de comm’ S. Ndiaye alignant ad nauseam sottises et âneries), on fait un sondage dont les tenants et aboutissants techniques sont loin d’être évidents et qui pose la question : êtes-vous prêt à installer une application de tracing sur votre mobile qui permettrait de lutter contre l’épidémie ? Sérieux, on attend quoi comme réponse ? Sur plusieurs pays qui ont connu les mêmes valses-hésitations politiques, le fait que les réponses soient à peu près les mêmes devrait mettre la puce à l’oreille, non ? Bien sûr, allez demandez ce qu’elles pensent de la vidéosurveillance à des personnes qui se sont fait agresser dans la rue, pensez-vous que nous aurions les mêmes réponses si le panel était plus large ? Ce que je veux dire, c’est que le panel des 1.000 personnes interrogées en pleine crise sanitaire n’est représentatif que de la population touchée par la crise sanitaire, c’est-à-dire un panel absolument homogène. Évidemment que les tendances politiques ne viennent donc qu’en second plan et ne jouent qu’un rôle négligeable dans les réponses données.

Je ne suis pas statisticien, je ne peux donner mon sentiment qu’avec mes mots à moi. Mais, n’est-ce pas, nous sommes déjà habitués au techniques d’extorsion (fabrique ?) de consentement. À celui-ci s’ajoute une certaine pauvreté dans la manière d’appréhender cette fuite en avant vers la surveillance. Avec l’expression « Big Brother », on a l’impression d’avoir tout dit. Mais c’est faux. On ne passe pas si facilement d’un libéralisme autoritaire à une dystopie orwellienne, il y a des étapes, et à chaque étape nous prenons une direction. Scander « Big Brother » (comme la récente Une de l’Obs le 02 avril 2020 « Big Brother peut-il nous sauver ? »), c’est un peu comme si on cherchait à donner une théorie sans d’abord la démontrer. « Big Brother » impose une grille de lecture des événements tout en prédisant déjà la fin. Ce n’est pas une bonne méthode.

Y-a-t’il une bonne méthode ? Étudier la surveillance, c’est d’abord faire appel à un ensemble de concepts que l’on met à l’épreuve. Il faut signaler sur ce point l’excellent édito de Martin French et Torin Monahan dans le dernier numéro de la revue canadienne Surveillance & Society, intitulé « Dis-ease Surveillance: How Might Surveillance Studies Address COVID-19? ». C’est tout un programme de recherche qui est développé ici, à titre prospectif. La première chose que s’empressent de signaler les auteurs, c’est que surveiller le Covid-19, ce n’est pas surveiller la population. Ce sont deux choses bien différentes que les politiques feraient mieux de ne pas perdre de vue. Surveiller le Covid-19 c’est faire de l’épidémiologie, et identifier des cas (suspects, déclarés, etc.). Et là où on peut s’interroger, c’est sur la complexité des situations qu’une approche scientifique réduit à des éléments plus simples et pertinents. Si, pour les besoins d’une étude, il faut faire un tri social, il importe de savoir ce que l’étude révélera finalement : y-a-t’il plus de patients Covid-19 dans les couches pauvres de la population ? Comment l’information sur la surveillance circule et est reçue par les populations ? Et plus généralement qu’est-ce que la surveillance des populations en situation de pandémie, quelles sont les contraintes éthiques, comment les respecter ?

Ensuite vient tout un ensemble de concepts et notions qu’il faut interroger au regard des comportements, des groupes de pression, des classes sociales et tous autres facteurs sociaux. Par exemple la vigilance : est-elle encouragée au risque de la délation, est-elle définie par les autorités comme une vigilance face à la maladie et donc une forme d’auto-surveillance ? Il en est de même au sujet de l’anticipation, la stigmatisation, la marginalisation, la prévention, la victimisation, l’exclusion, la confiance, autant d’idées qui permettent de définir ce qu’est la surveillance en situation de pandémie.

Puis vient la question des conséquences de la surveillance en situation de pandémie. Là on peut se référer à la littérature existante à propos d’autres pandémies. Je ne résiste pas à citer les auteurs :

L’écologie informationnelle contemporaine se caractérise par une forme de postmodernisme populiste où la confiance dans les institutions est érodée, ne laissant aucun mécanisme convenu pour statuer sur les demandes de vérité. Dans un tel espace, la peur et la xénophobie remplissent facilement le vide laissé par l’autorité institutionnelle. En attendant, si les gens ont perdu confiance dans l’autorité institutionnelle, cela ne les protégera pas de la colère des institutions si l’on pense qu’ils ont négligemment contribué à la propagation de COVID-19. Déjà, des poursuites pénales sont en cours contre la secte chrétienne qui a contribué à l’épidémie en Corée du Sud, et les autorités canadiennes affirment qu’elles n’excluent pas des sanctions pénales pour « propagation délibérée de COVID-19 ». Comme nous l’avons vu en ce qui concerne le VIH, la réponse de la justice pénale a connu un regain d’intérêt au cours de la dernière décennie, ce qui laisse entrevoir la montée d’une approche de plus en plus punitive des maladies infectieuses. Dans le cas du VIH, cette évolution s’est produite sans qu’il soit prouvé qu’une réponse de la justice pénale contribue à la prévention du VIH. À la lumière de ces développements, les chercheurs devraient s’attendre — et s’interroger sur les implications des flux de données sanitaires dans les systèmes de justice pénale.

Effectivement, dans un monde où le droit a perdu sa fonction anthropologique et où l’automatisation de la justice répond à l’automatisation de nos vies (leur gafamisation et leur réduction à des données numériques absconses) on peut se demander si l’autoritarisme libéral ne cherchera pas à passer justement par le droit, la sanction (la punition) pour affirmer son efficacité, c’est-à-dire se concentrer sur les effets au détriment de la cause. Qu’importe si l’application pour smartphone Covid-19 dit le vrai ou pas, elle ne saurait être remise en cause parce que, de manière statistique, elle donne une représentation de la réalité que l’on doit accepter comme fidèle. Ce serait sans doute l’une des plus grandes leçons de cette épidémie : la consécration du capitalisme de surveillance comme la seule voie possible. Cela, ce n’est pas une prophétie, ce n’est pas une révélation, c’est le modèle dans lequel nous vivons et contre lequel nous ne cessons de résister (même inconsciemment).


Crédit image d’en-tête : Le Triomphe de la Mort, Pieter Brueghel l’Ancien (1562) — Wikipédia.


  • Màj. 13/04/2020 — en fait on dit tracing.
  • Màj. 13/04/2020 — Un sondage réalisé à une semaine d’intervalle dément complètement les résultats de celui de l’université d’Oxford. Il a été réalisé sur la population française par l’IFOP suite à une demande de la Fondation Jean-Jaurès. Il apparaît qu’une majorité de français est en fait opposée à une application de type Stop-Covid. Voir Maxime des Gayets, « Tracking et Covid : extension du domaine de l’absurde », Fondation Jean-Jaurès, 12/04/2020 [retour]



Technologies de crise, mais avec la démocratie

Le scénario d’une accentuation dramatique de la surveillance de masse est déjà sur la table, il suffit de jeter un œil à l’actualité planétaire de la pandémie pour s’en rendre compte.

Accéder aux articles déjà publiés dans notre dossier StopCovid

Pistage des déplacements géolocalisés, reconnaissance faciale, restriction des droits individuels les plus élémentaires, la technopolice qui partout se déploie est d’autant plus inquiétante qu’elle se légitime par la nécessité d’une lutte contre la crise sanitaire. Dès qu’il s’agit de sauver des vies (et la nôtre en particulier) il semble que tout passe au second plan. Après la pédopornographie, le cyberharcèlement, le terrorisme, c’est aujourd’hui la crise sanitaire qui est le cheval de Troie de la surveillance.

Pourtant, comme le montre la prise de position de l’association sans but lucratif Algorithmwatch que nous avons traduite ci-dessous, la démocratie et le respect de la vie privée ne sont nullement incompatibles avec le déploiement de technologies dédiées à la lutte contre la crise sanitaire. Cela nécessite cependant une résistance citoyenne coordonnée…

Article original : Automated decision-making systems and the fight against COVID-19 – our position

Traduction Framalang : CLC, goofy, jums, Barbidule

Les systèmes automatisés de prise de décision et la lutte contre le COVID-19 : notre position

par AlgorithmWatch

Alors que la pandémie de COVID-19 fait rage partout dans le monde, nombreux sont ceux qui se demandent s’il faut mettre en œuvre des systèmes automatisés de prise de décision (N.D.T. : en français, on parle de SIAD) pour y mettre un frein et, si oui, selon quelles modalités.
Différentes solutions sont proposées et mises en œuvre, qui vont des mesures autoritaires de contrôle de la population prises par la Chine jusqu’à des solutions décentralisées, orientées vie privée, comme l’application Safe Path du MIT.
Ci-après nous présentons un ensemble de principes possibles et de réflexions pouvant servir de base à une réflexion utile, démocratique et bien informée sur l’utilisation de systèmes SIAD dans le cadre de l’actuelle pandémie.

silhouettes de continents avec des zones ciblées en cercles concentriques rouges et vert suggérant l’étendue de la pandémie selon les zones géographiques

1. Le COVID-19 n’est pas un problème technologique. L’étude des réponses concrètes à la pandémie montre que les interventions efficaces prennent toujours racine dans des politiques de santé publique globales. Singapour, la Corée du Sud et Taïwan, fréquemment cités en exemple pour leur gestion de l’épidémie, avaient chacun un plan d’action en place, souvent conçu après l’épidémie de SRAS de 2003. Être prêt à affronter une épidémie va bien au-delà des seules solutions techniques : cela suppose des ressources, des compétences, de la planification, ainsi que la volonté politique et la légitimité pour les déployer lorsque c’est nécessaire.

2. Il n’y a pas de solution toute faite pour répondre à l’épidémie de COVID-19. Pour gagner le combat contre le virus, il faut combiner tests, traçage des contacts et confinement. Cependant, chaque contexte est unique. Un pays dans lequel le virus a circulé pendant des mois sans être détecté (comme l’Italie) n’est pas dans la même situation qu’un pays qui a identifié très tôt les porteurs du virus (comme la Corée du Sud). Les différences sociales, politiques et culturelles jouent également un rôle important lorsqu’on cherche à faire appliquer des politiques de santé publique. Cela signifie que la même solution peut aboutir à des résultats très différents selon les contextes.

3. Par conséquent, il n’y a aucune urgence à mettre en place une surveillance numérique de masse pour lutter contre le COVID-19. Il ne s’agit pas que d’une question de vie privée – quoique la vie privée soit un droit fondamental qui mérite d’être protégé. Avant même d’envisager les conséquences des applications de traçage numérique des contacts, par exemple en termes de protection des données personnelles, nous devrions nous demander : est-ce que cela fonctionne ? Or les résultats tirés de la littérature scientifique sur les épidémies antérieures sont mitigés, et dépendent éminemment du contexte. La protection des droits doit être mise en regard des bénéfices attendus (sauver des vies). Mais sacrifier nos libertés fondamentales est inutile si l’on n’en retire aucun bénéfice.

4. Les mesures de confinement devront prendre fin à un moment ou à un autre. Nous devons essayer d’imaginer comment revenir à la « normale ». La plupart des scénarios impliquent une sorte de surveillance numérique qui paraît indispensable si l’on prend en considération les aspects spécifiques du COVID-19 : existence de patients asymptomatiques pouvant être contagieux, période d’incubation de 14 jours, absence de tout remède ou vaccin à l’heure actuelle. Les acteurs de la société civile doivent être prêts à participer à la discussion sur les solutions de surveillance envisagées, afin de favoriser l’émergence d’approches appropriées.

5. La protection contre le COVID-19 et la protection de la vie privée ne s’excluent pas l’une l’autre. Les solutions comme celle que le MIT a développée (les Safe Paths) ou la plate-forme baptisée PEPP-PT (Pan-European Privacy Preserving Proximity Tracing) permettront un « contact tracing » numérique dans le cadre d’une approche ouverte et décentralisée, plus respectueuse des droits des personnes. C’est la solution que certains pays comme Singapour ont retenue pour traiter la question (via l’appli “TraceTogether”) contrairement à l’approche qui a été choisie par la Corée du Sud et Israël.

6. Toute solution doit être mise en œuvre d’une manière respectueuse de la démocratie. La démocratie n’est pas un obstacle à la lutte contre la pandémie : c’est au contraire le seul espoir que nous ayons de prendre des mesures rationnelles et qui respectent les droits de chacun. La plus haute transparence est nécessaire en ce qui concerne 1) les solutions technologiques à l’étude, 2) les équipes d’experts ou les institutions ad hoc créées pour les étudier, 3) les preuves qui justifient leur mise en œuvre, 4) les acteurs chargés de les implémenter et les déployer, en particulier si ce sont des acteurs privés. Seule une parfaite transparence pourra garantir que la société civile et les parlementaires sont en mesure de contrôler l’exécutif.

7. L’usage massif des données qui résulte du développement de systèmes automatisés d’aide à la décision dans le cadre de la lutte contre le virus va conduire à discriminer de nouvelles catégories sociales. Les pouvoirs publics doivent empêcher toute stigmatisation des personnes qui seraient classées dans les mauvaises catégories et veiller au respect des droits de ceux qui n’obtiennent pas de scores suffisamment élevés sur les échelles qui sont utilisées, notamment pour ce qui est du tri dans le système de santé.

8. Même si les systèmes de surveillance numérique prouvent leur utilité, ils doivent être mis en œuvre dans le strict respect des principes de protection des données : comme le Comité européen de la protection des données l’a précisé récemment, il convient de respecter les principes de nécessité, de proportionnalité, de pertinence et du droit en général même en cas d’urgence de santé publique. Tout citoyen doit être en mesure de faire appel d’une décision prise par un système automatique concernant le COVID-19 (en particulier les applications qui déterminent si une personne a été en contact avec une personne contaminée et si celle-ci doit être mise en quarantaine). Les gouvernements et les entreprises qui contractualisent avec eux doivent respecter le RGPD.

9. Les systèmes automatisés d’aide à la décision qui existent déjà ne devraient pas être adaptés pour être mis en œuvre dans le cadre de la pandémie actuelle. En effet, ces systèmes, qui reposent sur des données d’apprentissage anciennes, ne peuvent pas, de ce fait, supporter un changement soudain des conditions dans lesquelles ils sont déployés. La police prédictive, l’aide automatisée aux juges, l’évaluation de la solvabilité et les évaluations issues d’autres SIAD pourraient produire des résultats beaucoup éloignés des intervalles habituels (par exemple en raison des taux d’erreur). Il faudrait de toute urgence les vérifier, voire en suspendre l’utilisation.

10. Par définition, une pandémie touche la planète entière. Il est nécessaire d’y répondre à l’aide d’un ensemble de réponses globales, diverses et coordonnées. Ces réponses devraient être surveillées par un réseau mondial d’organisations de la société civile travaillant main dans la main. Les précédentes crises ont montré que les situations d’urgence fournissent à certains leaders politiques peu scrupuleux une excuse pour légitimer la mise en place d’infrastructures de surveillance de masse qui violent, inutilement et indéfiniment, les droits des citoyens. La résistance (partiellement) victorieuse n’a été possible que lorsque celle-ci a été globale, coordonnée et bien construite, avec des précisions et des preuves solides de notre côté.

11. Et enfin, nous devons nous assurer que ce débat sur la surveillance pendant le COVID-19 ne se déroule pas dans le vide. Certains SIAD, en particulier la reconnaissance faciale, ont déjà prouvé qu’ils étaient problématiques. L’état d’urgence sanitaire actuel ne peut pas être invoqué pour justifier leur déploiement : bien au contraire, tous les problèmes signalés « en temps ordinaire » – le manque de précision, les biais systématiques dans leur mise en œuvre, des préoccupations plus larges concernant les abus possibles de données biométriques, etc. – deviennent encore plus aigus lors de moments exceptionnels, quand la santé et la sécurité de chacun sont en jeu. Nous devons non seulement veiller à ce que ce débat crucial ne soit pas confisqué par les technologues ou les technologies, mais aussi nous assurer que les technologies concernées aient prouvé qu’elles profitent à la société. La mise entre parenthèses des communications en chair et en os donne une occasion de procurer en ligne encore plus de services sociaux et autres services de base, là où les SIAD remplacent souvent les travailleurs sociaux. Cela pourrait avoir des conséquences catastrophiques pour les citoyens qui n’ont pas d’accès aux outils numériques ou aucun moyen de les comprendre avec un recul critique. Nous devons nous assurer que cela n’arrivera pas.

 

Auteur principal : Fabio Chiusi, avec la collaboration de Nicolas Kayser-Bril




Il n’y a pas de solution, il n’y a que nous

Pouhiou nous partage ici une expérience toute personnelle qui nous fait voir le solutionnisme technologique et les applications de pistage volontaire comme autant de poudres de perlimpinpin.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

J’ai un aveu à faire

J’ai été magicien. Pas un illusionniste, hein : j’ai été sorcier, un vrai.

J’ai passé quelques années de ma vie dans une troupe de théâtre aux pratiques sectaires où nous avons spiralé dans une illusion de groupe : encens, cristaux, tarots, rituels, animaux totems, esprits-compagnons et âmes en peine à « faire monter », bougies protectrices, anges, énergies… Ça parait choupi-new-age comme ça, mais c’était psychologiquement et émotionnellement intense.

C’est pas facile, pour moi, de ressortir ces vieux souvenirs du placard. Si je le fais aujourd’hui, c’est pour dire à quel point je suis capable de comprendre une personne qui veut croire à la solution magique. L’abracadabra : le pouvoir de créer d’après ses paroles. Cette notion très Disneyienne que « si j’y crois trrrrrrrrès fort, avec toute la fôrce de mon cœur, ça arrivera. »

Pochette de la bande originale du dessin animé Tarzan de Disney
« Tu as le courage d’être fort / Et la sagesse d’être sage. »
Best. Paroles de Disney. Ever

Je connais intimement cette envie impérieuse, en moi, de trouver une solution magique, un deus ex machina, une intervention miraculeuse qui fait que le monde ne sera plus une bataille permanente. Je la connais tellement que je la reconnais dès que je la vois apparaître dans mes communautés et mes écrans.

L’état de guerre dans nos têtes

Pourtant je suis quelqu’un d’intelligent : je le sais, j’ai même des papiers qui le prouvent :p !

Justement, avoir un cerveau qui turbine comme le mien, c’est la garantie d’être encore plus sensible aux manipulations, de foncer encore plus vite dans le mur. La première étape pour retourner mon intelligence contre moi-même est de mettre mon cerveau sur la défensive.

Par exemple, dans ma troupe de théâtre, la croyance que nous étions constamment en état de siège ou de guerre face à une attaque magico-énergétique d’un groupe extérieur (il y avait toujours les « méchants du moment » désignés par ma prof’ de théâtre) faisait que j’ai eu le bide tordu d’angoisse, que j’ai vécu des années avec un cierge allumé en permanence dans mon studio estudiantin, ou que j’ai loupé des cours en fac le matin car je passais une partie de la nuit à faire des rituels magiques.

Extrait du générique d'une série TV, The Magicians, les magiciens
En fiction, c’est génial : vas-y, bingewatche.
À vivre, je recommande pas. Nul. Caca. Zéro étoiles.

Avec le recul, tout cela n’était « que du vrai dans la tête » : cela m’a prouvé que le vrai-dans-la-tête a des conséquences bien vraies-dans-la-vie. Mon esprit en état de guerre et d’auto-défense, persuadé de l’utilité de rituels et autres croyances magiques, a eu une influence tout à fait matérielle sur mon corps, sur mon comportement, sur mes actions et mes relations.

Pas de guerre = pas d’armes de guerre

Cela m’a surpris de voir ces souvenirs enfouis ressortir du placard de ma mémoire. Voir le président de ma république nous répéter que « nous sommes en guerre » comme une incantation, pour implanter ce vrai dans nos têtes, cela m’a fait penser aux manipulations que j’ai subies à cette époque.

Détournement d'une allocution du président remplacé par Miaousse, un Pokémon
Dites-le avec des pokémon.
(détournement trouvé sur le twitter de @franckb22)

Les flics qui contrôlent nos intimités, les drones de surveillance bien en vue dans les JT, la tentation du tracking sur les smartphones des infecté·es… Cela ne m’évoque rien d’autre que les encens, bougies et prières auxquelles nous nous accrochions comme seule solution à cet état de guerre, qui n’existait que dans nos têtes, mais qui existait bel et bien dans nos têtes.

Si nous n’étions pas en guerre, alors nous aurions dû affronter que la vie est injuste, qu’on y tombe malade, qu’on y vieillit, qu’on y meurt #FuckingConditionHumaine. Qu’on hérite d’une éducation, d’une histoire, d’une culture, de structures qui nous dépassent #FuckingConditionSociale. Et que pour se démerder face à tout cela, il n’y a pas de baguette magique, pas de solution miracle. #Fuck

Chercher un raccourci clavier, un cheat code

Je la connais bien, cette envie en moi d’être celui qui a trouvé la warp zone. D’être le petit malin qui a trouvé le passage secret, l’astuce magique, le truc qui évite tellement d’efforts que c’est triché, que « LeS SCieNTiFiQueS Le DéTeSTeNT !!!! ». Cette envie, c’est la faille de mon esprit où peuvent s’engouffrer toutes les arnaques.

La solution miracle, la formule magique, le cheat code, c’est mon dernier rempart avant l’inéluctable : la destruction du monde. Enfin, avant la destruction de mon monde, du monde tel que je le vois, tel que je voudrais qu’il soit.

Car le monde m’emmerde… Il est comme il est, un point c’est tout : c’est rageant !

Or les accidents de la vie (genre : une pandémie) viennent remettre en question l’image que je me fais du monde. Ils me collent le nez dans le caca de mes illusions, et ne me laissent que deux choix : soit accepter de composer avec le monde tel qu’il est, soit inventer une solution magique pour préserver mes illusions.

Animation : une personne fait un geste magique et des paillettes jaillissent entre ses doigts
Pouhiou, 20 ans (allégorie)

La technologie n’est pas la solution

Je ne suis pas le seul. Nous voulons croire aux régimes miracles et crèmes amaigrissantes car autrement il faudrait étudier comment fonctionnent nos corps, et accepter l’effort d’en prendre soin comme ils sont, pas comme on voudrait qu’ils soient. Nous voulons croire au pouvoir de la prière ou de la positivité car autrement il faudrait prendre soin des autres, faire l’effort de les écouter comme iels sont.

Nous voulons croire aux drones-espions-délateurs pilotés par les gendarmes. Car autrement, il faudrait considérer que #LesGens sont des êtres complexes et intelligents qui ne se laissent pas manipuler bien longtemps par la peur et la menace. Il faudrait faire l’effort d’une police de proximité, par exemple, et donc détruire cette vision du monde où la convivialité, où éduquer au civisme, « ce n’est pas le rôle de la police [YouTube] ».

Nous voulons croire aux applications de tracking pistage volontaire. Car autrement, il faudrait faire l’effort de cesser toute activité non essentielle le temps que les dépistages, équipements de protection puis vaccins soient disponibles. Mais pour cela, il faudrait à la fois faire le deuil d’un capitalisme qui a besoin que certains hamsters fassent tourner la roue, ainsi que faire le deuil d’un gouvernement efficace, qui aurait anticipé et qui serait organisé.

Couverture d'une pièce de Théâtre, « Tocante, un cadeau empoisonné », une comédie de Pouhiou
Je me permets de vous recommander la lecture de cette comédie sur le deuil, la mort et le suicide d’un auteur comique que j’aime beaucoup.

Le logiciel libre n’est pas la solution

Faire le deuil de ses illusions, c’est pas facile. Il faut passer l’état de choc et les moments de déni (non mais c’est rien qu’une grippette). Souvent ensuite vient la colère (À QUI C’EST LA PUTAIN DE FAUTE ???), et comme le dit Mémé Ciredutemps : « La colère est une chose précieuse : il faut la mettre en bouteille, pour la ressortir dans les grandes occasions. »

C’est alors qu’arrive le temps des marchandages, le moment où on crie au monde : non mais si j’ai une solution magique, est-ce que je peux pas garder mes illusions ? Juste encore un peu ?

Si on utilise pas Google Classrooms, mais rien que des logiciels libres, on peut faire cours comme si personne n’était traumatisé la continuité pédagogique ?

J’aimerais pouvoir dire que la solution, c’est le logiciel libre. Qu’une application de pistage ne nous fera pas entrer dans la servitude volontaire et la panoptique si elle est sous licence libre. Que des drones libres empêcheraient magiquement les abus de pouvoir et violences policières. Que les communautés du logiciel libre peuvent miraculeusement accueillir les besoins numériques du service public de l’Éducation Nationale.

Mais ce serait du bullshit, de la poudre de perlimpinpin. Ce serait odieusement profiter d’une crise pour imposer mes idées, mes idéaux.

Des personnes en costume de soirée à un cocktail s'esclaffent : « Et ils ont cru qu'un virus allait détruire le capitalisme ! »

À qui profite la solution

Derrière l’élixir magique qui fait repousser les cheveux de la #TeamChauves, il y a le charlatan. Si la plupart de nos mairies ont dilapidé nos impôts dans des caméras de vidéosurveillance dont l’inefficacité a été montrée, c’est parce qu’il y a des entreprises qui font croire à cette solution magique pour vampiriser de juteux marchés publics.

Je laisse les personnes que ça excite le soin d’aller fouiller les papiers et nous dire quels sont les charlatans qui profitent le plus des solutions miracles de la crise actuelle (du « remède magique » à « l’appli de tracking si cool et citoyenne » en passant par les « drones conviviaux des gentils gendarmes »), je ne vais pas pointer des doigts ici.

Dessin satirique d'une personne tenue en laisse par un œil et qui s'écrie « Enfin libre ! » width=

Ce que je pointe du doigt, c’est la faille dans nos esprits. Car cette faille risque de se faire exploiter. Ceux qui ont trouvé la solution magique, celles qui ont la certitude d’avoir LA réponse, ces personnes sont dangereuses car (sciemment ou non) elles exploitent une faille dans nos esprits.

Dans le milieu logiciel, après avoir signalé une faille, il faut trouver un patch, un correctif pour la colmater. Je ne suis pas sûr de moi, mais je crois qu’il faut observer nos envies de croire en une solution magique, et ce qu’elles cachent. Regardons en face ce à quoi il faudra renoncer, les efforts qu’il faudra faire, le soin qu’il faudra prendre, les changements qu’il faudra accepter.

Dessin d'un goéland attaquant un drone — lien vers la Quadrature du Net
D’ailleurs, c’est le moment où jamais de vous intéresser, de partager et de soutenir le travail de nos ami·es de La Quadrature du Net.

Il n’y a pas de solution

Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on fait ?

J’ai beau être un sorcier repenti, je suis aussi perdu que quiconque face à cette question (ou alors, si je concluais sur une solution miracle, je ferais la une de Tartuffe Magazine !). Je vais donc me concentrer sur un domaine qui occupe mon plein temps depuis des années : le numérique.

Sérieusement : je me fous que le logiciel soit libre si la société ne l’est pas.

Or, d’après mon expérience, créer des outils numériques conviviaux, émancipateurs… bref éthiques, c’est pas « juste coller une licence libre sur du code ». La licence libre est une condition essentielle ET insuffisante.

Il faut aussi faire l’effort de penser aux personnes dans leur diversité (inclusion), leur intimité (protection), leurs caractéristiques (accessibilité), leurs usages (ergonomie), leur poésie (présentation), leurs pratiques (accompagnement)…

Dessin de gens qui s'entraident — lien vers Contributopia
Toute ressemblance avec notre feuille de route Contributopia est parfaitement volontaire.
Illustration de David Revoy – Licence : CC-By 4.0

C’est là qu’on voit que, comme toute création de l’esprit, le code n’est qu’un prétexte. Ce qui compte, c’est l’humain. Il faut faire l’effort d’apprendre et d’écouter des humain·es, et de s’écouter soi (humain·e) pour pouvoir se remettre en question, et avancer pas à pas.

La loi des poules sans tête

Je me suis extrait, progressivement, du monde des fariboles magiques. Le plus gros deuil que j’ai dû faire en perdant ces illusions, ça a été celui des « Non mais ça, les responsables s’en occupent. », « Non mais les haut-placés font de leur mieux. », « Non mais les gouvernantes veulent notre bien. ». Toutes ces croyances me confortaient, me réconfortaient. RIP ma tranquillité d’esprit, j’ai dû faire face à cette vérité qui pour l’instant ne s’est pas démentie :

Personne ne sait ce qu’il faut faire, tout le monde improvise, nous courons dans la vie comme des poules décapitées.

La loi des poules sans têtes ne s’est pour l’instant pas démentie, dans mon vécu. La bonne nouvelle, c’est qu’elle implique des corollaires assez enthousiasmants, qui ont changé ma vie :

  • Si j’arrête de croire qu’une autre personne s’en chargera, je peux influer sur le petit bout de monde qui se trouve devant moi ;
  • Si je prends la charge d’un sujet, je sais combien c’est énergivore, et j’ai plus de compassion avec les personnes qui ont pris à leur charge d’autres sujets, même quand elles font pas comme je voudrais ;
  • Si je trouve les personnes avec qui je suis à l’aise pour faire des trucs, on peut agrandir l’horizon du bout de monde qu’on est capable de changer ;
  • Si on veut pas de hiérarchie, il faut trouver comment s’écouter les unes les uns les autres, afin de mieux s’entendre ;
  • S’il n’y a pas de personne au-dessus, tout le monde peut résoudre les problèmes que nous vivons ;
  • Si on écoute les vécus, expériences, connaissances et pratiques qui sont partagées autour de nous, on peut expérimenter et faire mûrir des solutions qui font du bien.

Extrait du film « Chicken Run » où des poules organisent une évasion
Quand les poules ont la tête sur les épaules…

Plot twist : la magie était dans nos mains depuis le début

Le plus gros secret que j’ai appris en cessant d’être sorcier, c’est que la magie existe. Annoncer ce que l’on souhaite faire, comment on veut le faire, et l’aide dont on a besoin pour y arriver nous a plutôt bien aidé à concrétiser nos actions, chez Framasoft. Le fait de transformer les paroles en actions concrètes est possible : j’appelle ça de la communication.

En vrai, il s’agit d’abord d’écouter soi, son groupe, son entourage, son monde… puis d’exprimer le chemin qu’on aimerait y tracer, ce que l’on souhaite y faire. Écouter puis exprimer. Dans l’incertitude et la remise en question. La partie magique, c’est que les gens sont gentils. Si tu leur donnes des raisons de te connaître, de te faire confiance, iels vont t’apporter l’aide dont tu as besoin pour tes actions, et parfois plus.

Les gens sont gentils, et les connards en abusent. L’avantage de m’être déjà fait manipuler par des gourous, c’est que je repère les pseudo mages noirs de pacotille à des kilomètres. Celles qui s’expriment et n’écoutent rien ni personne, même pas la énième consultation publique mise en place. Ceux qui sont obligés de rajouter des paillettes à leurs effets, qui font clignoter de la tracking, parce qu’il leur manque un ingrédient essentiel à la magie : notre confiance.

Photo de Pyg qui présente la « disruption » en plagiant la communication d'entreprise
Une description du collectif CHATONS en bullshit langage : nous aussi on pourrait. C’est juste qu’on veut pas.

Il n’y a pas de solution, il n’y a que nous

Si j’applique mon expérience à un « où on va » plus général, mon intuition me dit que la direction à prendre est, en gros, celle où on se fait chier.

Celle où on se bouge le derche pour combattre, éduquer ou faire malgré ces poules sans tête qui se prennent pour des coqs.

Celle où on se casse le cul à écouter le monde autour de nous et celui à l’intérieur de nous pour trouver ce que nous pouvons prendre à notre charge, ici et maintenant.

Celle où on s’emmerde à essayer de faire attention à tous les détails, à toutes les personnes, tout en sachant très bien qu’on n’y arrivera pas, pas parfaitement.

Celle où il n’y a pas de raccourci, pas de solution magique, juste nos petits culs, fiers et plein d’entrain.

À mes yeux la route à choisir est celle qui parait la plus longue et complexe, parce que c’est la voie la plus humaine. C’est pas une solution, hein : c’est une route. On va trébucher, on va se paumer et on va fatiguer. Mais avec un peu de jugeote, on peut cheminer en bonne compagnie, réaliser bien plus et aller un peu plus loin que les ignares qui se prennent pour des puissants.

On se retrouve sur le sentier ?

Promis : la voie est Libre !

Pour Esméralda Ciredutemps
– prends bien soin de toi.