Les murs ont des Google Ears

L’ami Gee continue à nous dessiner les frasques des GAFAM et passe un peu de temps, cette fois-ci, à expliquer les danger des appareils connectés qui « écoutent »… une énième raison d’essayer d’organiser une autre société où, peut-être, les humains s’écouteraient entre eux au lieu de se faire volontairement espionner par des boîtes noires.

Les murs ont des Google Ears

Rappelez-vous, il y a tout juste deux mois de cela, j’ironisais sur un certain gadget numérique :

Extrait de la BD « La rentrée des GAFAM ». Parlons enfin de Google Home, le mouchard à installer soi-même chez soi. Un couple est représenté au lit, sur le point de s'envoyer en l'air. L'homme dit : « OK Google, arrête d'écouter. » L'enceinte connectée répond : « D'accord, j'écoute pas. » La femme : « J'ai pas confiance en ce machin. » L'enceinte : « MAIS J'AI DIT QUE J'ÉCOUTAIS PAS, MERDE ! »

Eh bien comme souvent avec les GAFAM, la réalité rejoint la caricature : le blogueur Artem Russakovskii a révélé sur AndroidPolice.com avoir remarqué un « bug » qui faisait que son Google Home enregistrait absolument tout le son qu’il captait 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et l’envoyait sur son compte Google…

L'homme de la première image, furieux, dit à son enceinte : « J't'avais dit de pas écouter ! » L'enceinte répond : « Mais j'ai juste laissé tourner mon microphone, encodé le résultat en format audio compressé, envoyé les fichiers sur les serveurs de Google qui ont horodaté et archivé le tout…  J'AI PAS ÉCOUTÉ ! »

Le truc « drôle » ici, c’est que le seul vrai « bug » que l’on peut constater, c’est l’enregistrement des fichiers dans l’espace perso de l’utilisateur.

Tout le reste, ça n’est pas un bug : c’est la fonctionnalité !

Google Home enregistre et analyse absolument TOUT ce que son microphone capte, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et c’est son fonctionnement NORMAL.

L'homme est dubitatif : « Attends, mais normalement, le Google Home n'écoute que si j'ai dit “Ok Google”, non ? » Gee, moqueur : « D'accord, mais s'il n'écoute pas avant… alors comment fait-il pour savoir que tu as prononcé “Ok Google” ? »

C’est toute l’absurdité de la notion « d’écoute » dans ce cas-là !

Pour détecter que vous avez prononcé « OK Google » (ou, par exemple, « Alexa » dans le cas de l’équivalent d’Amazon), le Google Home doit enregistrer et analyser tout ce que son microphone capte…

Sinon, ce serait un peu comme si un médecin vous disait cela :

Une médecin dit à son patient : « Alors, on va faire un scanner pour détecter une éventuelle tumeur… » Le patient, inquiet : « Mais alors, je vais être irradié ? » La médecin : « Oui, mais la bonne nouvelle, c'est que le scanner ne fonctionnera QUE SI vous avez une tumeur ! » Le patient : « Euuuh… mais du coup, le scanner sait DÉJÀ que j'ai une tumeur ? » Le smiley répond : « Spoiler : non. Et en effet, ce serait complètement débile. »

La seule différence, dans le cas de Google Home, c’est que si son analyse révèle que la phrase ne commence pas par « OK Google », les éventuelles commandes données après ne seront pas traitées comme des commandes à exécuter.

Mais il les enregistre tout autant que celles qu’il exécute !

Gee commente d'un air blasé : « Avoir Google Home, c'est un peu comme jouer à Jacadi.  Sauf que tu peux pas savoir si le joueur en face triche ou pas. Et que potentiellement, le joueur en face, c'est la NSA. » Un agent de la NSA se bouche les oreilles en rigolant et en disant : « Lalalaaaa ! J'ai rien entendu ! T'as pas dit “Jacadiiiiii” ! » Le smiley, stupéfait : « La vache, c'est plus vicelard que dans mes souvenirs, Jacadi… »

Dans le même genre d’idée, Google (oui, encore) a dévoilé un appareil photo, Clips, dont le principe est de détecter lui-même le meilleur moment pour prendre une photo.

En gros, il reconnaît les visages de votre famille, estime à quel moment vous êtes les plus photogéniques et prend alors une photo tout seul comme un grand.

Un papa dit à sa petite fille : « Regarde, je laisse l'appareil ici et il prendra les meilleurs photos de ta fête d'anniversaire sans que l'on ait besoin de poser ou de faire “cheese” ! » La petite n'est pas rassurée et dit : « Eeuuuuh, il est pas un peu bizarre, l'appareil photo ? » L'appareil photo est la tour de Sauron dans le Seigneur des Anneaux et murmure : « Je… vous…  vooiiis… »

Eh bien que les choses soient claires : pour pouvoir faire son analyse (dont je ne doute pas qu’elle doit être une prouesse technique remarquable), le Google Clips vous filme. Oui.

Il.

Vous.

Filme.

En.

Permanence.

Un politicien est tout content : « On n'avait pas réussi à installer un futur dystopique à la Black Mirror avec les Google Glass… mais on n'est jamais à court d'idées. » Le Google Home discute avec le Google Clip, toujours représenté en Sauron : « Dis, Google Clip, à quel moment on s'allie et on bute tous les humains sur Terre façon Terminator ? » Google Clip : « Faut attendre que les véhicules automatiques et les robots tueurs soient au point. On s'donne 5 ou 10 ans ? » Google Home : « Rah mince, j'suis garanti 1 an, donc obsolète dans 18 mois et en rade dans 2 ans… » Google Clip : « Moi aussi, mais gardons donc espoir pour les générations futures… »

Pour finir, rappelons que cette problématique du « on doit écouter pour savoir s’il fallait écouter », on la retrouve jusque dans les fameuses lois liberticides qu’on se mange en boucle depuis quelques années (Loi Renseignement, Loi Terrorisme, Loi Machintruc, etc.).

J’en avais déjà causé dans mon article Panique algorithmique :

Extrait de la BD en question. Un politicien se veut rassurant : « Il ne s'agit pas d'un flicage généralisé puisqu'un algorim' permettra de détecter les comportements suspects.  Donc l'anonymat des interceptions ne sera levé que si un comportement suspect est détecté. La vie privée n'est pas violée pour les innocents. » Un femme répond, pas convaincue : « Chic alors. » BULLSHIT. Elle poursuit, énervée : « Que les comportements suspects soient repérés par un fonctionnaire, un algorithme ou le chien de ma belle-sœur, fondamentalement, on s'en tamponne le processeur !  Si l'anonymat est levé par le programme, c'est qu'il n'a jamais existé ! L'algorithme ne dispose de ni plus ni moins d'informations que celles qu'on lui donne ! Donc la population est bien fliquée intégralement, quoi qu'il arrive ! » Le politicien est tout gêné : « Ah oui mais si vous maîtrisez le sujet, c'est pas du jeu ! » Le smiley commente cette auto-citation : « C'est plus du recyclage, là… c'est du gâtisme. »

En effet, quand bien même votre algorithme de détection des terroristes serait efficace, cela signifie quoi qu’il arrive une perte de vie privée radicale pour 100 % de la population.

De la même manière que même si moins d’un millième des mots que vous prononcez sont « OK Google », Google Home enregistrera quand même tous les autres.

Et que même si vous n’êtes photogénique que quelques secondes dans la journée…

Le smiley, vexé, dit : « J't'emmerde, Gee. »

… Google Clips vous filmera en permanence.

Gee : « Enfin au moins, si on met de côté l'éthique douteuse, les produits de Google marchent très bien…  Et c'est bien ce qui complique la dégooglisation.  Alors que les algos pour détecter les terroristes… » Le logo de Google rigole en disant : « Mettre de côté l'éthique ? J'allais justement vous le suggérer. »

Eh oui, le pire, c’est que les algos de détection des terroristes fonctionnent très mal !

D’après une étude sur de tels algos (menée par Timme Bisgaard Munk, chercheur de l’Université de Copenhague), il y a en moyenne 100 000 faux positifs – innocents identifiés comme terroristes – pour 1 terroriste réel détecté. Quant aux faux négatifs – terroristes réels non-détectés –, eh bien… il suffit de suivre l’actu.

C’est donc la double peine, car non seulement les dominants sacrifient nos vies privées, mais en plus l’hypothétique gain (détection des terroristes avant le passage à l’acte) est non-existant !

Gee explique : « En même temps, la base d'apprentissage pour reconnaître un terroriste est faible…  Et heureusement.  C'est comme si j'entraînais un algorithme à reconnaître un verre à bière en lui donnant les images suivantes. » On voit quatre verres à bière de différents types, mais aucun n'a de poignée. Gee poursuit : « Il serait alors bien infoutu de détecter une chope… »

Ayant atteint le point binouze (qui indique l’heure de l’apéro), j’arrête donc là cette petite revue des oreilles, de plus en plus nombreuses, qui parsèment nos murs.

En conclusion : il y a un mouvement général de surveillance massive de la population qui se met en place à la fois par des acteurs privés et étatiques. La première étape pour lutter contre ça, c’est de ne pas participer à notre propre surveillance…

Sauron dit : « Bisous. » Note : BD sous licence CC BY SA (grisebouille.net), dessinée le 8 novembre 2017 par Gee.

Sources :

Lire aussi :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




La nouvelle dystopie, c’est maintenant

L’article qui suit n’est pas une traduction intégrale mais un survol aussi fidèle que possible de la conférence TED effectuée par la sociologue des technologies Zeynep Tufecki. Cette conférence intitulée : « Nous créons une dystopie simplement pour obliger les gens à cliquer sur des publicités »
(We’re building a dystopia just to make people click on ads) est en cours de traduction sur la plateforme Amara préconisée par TED, mais la révision n’étant pas effectuée, il faudra patienter pour en découvrir l’intégralité sous-titrée en français. est maintenant traduite en français \o/

En attendant, voici 4 minutes de lecture qui s’achèvent hélas sur des perspectives assez vagues ou plutôt un peu vastes : il faut tout changer. Du côté de Framasoft, nous proposons de commencer par outiller la société de contribution avec la campagne Contributopia… car dégoogliser ne suffira pas !

 

Mettez un peu à jour vos contre-modèles, demande Zeynep : oubliez les références aux menaces de Terminator et du 1984 d’Orwell, ces dystopies ne sont pas adaptées à notre débutant XXIe siècle.

Cliquez sur l'image pour afficher la vidéo sur le site de TED (vous pourrez afficher les sous-titres via un bouton en bas de la vidéo)
Cliquez sur l’image pour afficher la vidéo sur le site de TED (vous pourrez afficher les sous-titres via un bouton en bas de la vidéo)

Ce qui est à craindre aujourd’hui, car c’est déjà là, c’est plutôt comment ceux qui détiennent le pouvoir utilisent et vont utiliser l’intelligence artificielle pour exercer sur nous des formes de contrôle nouvelles et malheureusement peu détectables. Les technologies qui menacent notre liberté et notre jardin secret (celui de notre bulle d’intimité absolue) sont développées par des entreprises-léviathans qui le font d’abord pour vendre nos données et notre attention aux GAFAM (Tristan Nitot, dans sa veille attentive, signale qu’on les appelle les frightful five, les 5 qui font peur, aux États-Unis). Zeynep ajoute d’ailleurs Alibaba et Tencent. D’autres à venir sont sur les rangs, peut-on facilement concevoir.

Ne pas se figurer que c’est seulement l’étape suivante qui prolonge la publicité en ligne, c’est au contraire un véritable saut vers une autre catégorie « un monde différent » à la fois exaltant par son potentiel extraordinaire mais aussi terriblement dangereux.

Voyons un peu la mécanique de la publicité. Dans le monde physique, les friandises à portée des enfants au passage en caisse de supermarché sont un procédé d’incitation efficace, mais dont la portée est limitée. Dans le monde numérique, ce que Zeynep appelle l’architecture de la persuasion est à l’échelle de plusieurs milliards de consommateurs potentiels. Qui plus est, l’intelligence artificielle peut cibler chacun distinctement et envoyer sur l’écran de son smartphone (on devrait dire spyphone, non ?) un message incitatif qui ne sera vu que par chacun et le ciblera selon ses points faibles identifiés par algorithmes.

Prenons un exemple : quand hier l’on voulait vendre des billets d’avion pour Las Vegas, on cherchait la tranche d’âge idéale et la carte de crédit bien garnie. Aujourd’hui, les mégadonnées et l’apprentissage machine (machine learning) s’appuient sur tout ce que Facebook peut avoir collecté sur vous à travers messages, photos, « likes », même sur les textes qu’on a commencés à saisir au clavier et qu’on a ensuite effacés, etc. Tout est analysé en permanence, complété avec ce que fournissent des courtiers en données.

Les algos d’apprentissage, comme leur nom l’indique, apprennent ainsi non seulement votre profil personnel mais également, face à un nouveau compte, à quel type déjà existant on peut le rapprocher. Pour reprendre l’exemple, ils peuvent deviner très vite si telle ou telle personne est susceptible d’acheter un billet pour un séjour à Las Vegas.

Vous pensez que ce n’est pas très grave si on nous propose un billet pour Vegas.

Le problème n’est pas là.
Le problème c’est que les algorithmes complexes à l’œuvre deviennent opaques pour tout le monde, y compris les programmeurs, même s’ils ont accès aux données qui sont généralement propriétaires donc inaccessibles.

« Comme si nous cessions de programmer pour laisser se développer une forme d’intelligence que nous ne comprenons pas véritablement. Et tout cela marche seulement s’il existe une énorme quantité de données, donc ils encouragent une surveillance étendue : pour que les algos de machine learning puissent opérer. Voilà pourquoi Facebook veut absolument collecter le plus de données possible sur vous. Les algos fonctionneront bien mieux »

Que se passerait-il, continue Zeynep avec l’exemple de Las Vegas, si les algos pouvaient repérer les gens bipolaires, soumis à des phases de dépenses compulsives et donc bons clients pour Vegas, capitale du jeu d’argent ? Eh bien un chercheur qui a contacté Zeynep a démontré que les algos pouvaient détecter les profils à risques psychologiques avec les médias sociaux avant que des symptômes cliniques ne se manifestent…
Les outils de détection existent et sont accessibles, les entreprises s’en servent et les développent.

L’exemple de YouTube est également très intéressant : nous savons bien, continue Zeynep, que nous sommes incités par un algo à écouter/regarder d’autres vidéos sur la page où se trouve celle que nous avons choisie.

Eh bien en 2016, témoigne Zeynep, j’ai reçu de suggestions par YouTube : comme j’étudiais la campagne électorale en sociologue, je regardais des vidéos des meetings de Trump et YouTube m’a suggéré des vidéos de suprématistes (extrême-droite fascisante aux USA) !
Ce n’est pas seulement un problème de politique. L’algorithme construit une idée du comportement humain, en supposant que nous allons pousser toujours notre curiosité vers davantage d’extrêmes, de manière à nous faire demeurer plus longtemps sur un site pendant que Google vous sert davantage de publicités.
Pire encore, comme l’ont prouvé des expériences faites par ProPublica et BuzzFeed, que ce soit sur Facebook ou avec Google, avec un investissement minime, on peut présenter des messages et profils violemment antisémites à des personnes qui ne sont pas mais pourraient (toujours suivant les algorithmes) devenir antisémites.

L’année dernière, le responsable médias de l’équipe de Trump a révélé qu’ils avaient utilisé de messages « non-publics » de Facebook pour démobiliser les électeurs, les inciter à ne pas voter, en particulier dans des villes à forte population d’Afro-américains. Qu’y avait-il dans ces messages « non-publics » ? On ne le saura pas, Twitter ne le dira pas.

Les algorithmes peuvent donc aussi influencer le comportement des électeurs.

Facebook a fait une expérience en 2010 qui a été divulguée après coup.
Certains ont vu ce message les incitant à voter. Voici la version basique :

et d’autres ont vu cette version (avec les imagettes des contacts qui ont cliqué sur « j’ai voté »)

Ce message n’a été présenté qu’une fois mais 340 000 électeurs de plus ont voté lors de cette élection, selon cette recherche, confirmée par les listes électorales.
En 2012, même expérience, résultats comparables : 270 000 électeurs de plus.
De quoi laisser songeur quand on se souvient que l’élection présidentielle américaine de 2016 s’est décidée à environ 100 000 voix près…

« Si une plate-forme dotée d’un tel pouvoir décide de faire passer les partisans d’un candidat avant les autres, comment le saurions-nous ? »

Les algorithmes peuvent facilement déduire notre appartenance à une communauté ethnique, nos opinions religieuses et politiques, nos traits de personnalité, l’intelligence, la consommation de substances addictives, la séparation parentale, l’âge et le sexe, en se fondant sur les « j’aime » de Facebook. Ces algorithmes peuvent identifier les manifestants même si leurs visages sont partiellement dissimulés, et même l’orientation sexuelle des gens à partir de leurs photos de leur profil de rencontres.
Faut-il rappeler que la Chine utilise déjà la technologie de détection des visages pour identifier et arrêter les personnes ?

Le pire, souligne Zeynep est que

« Nous construisons cette infrastructure de surveillance autoritaire uniquement pour inciter les gens à cliquer sur les publicités. »

Si nous étions dans l’univers terrifiant de 1984 nous aurions peur mais nous saurions de quoi, nous détesterions et pourrions résister. Mais dans ce nouveau monde, si un état nous observe et nous juge, empêche par anticipation les potentiels fauteurs de trouble de s’opposer, manipule individus et masses avec la même facilité, nous n’en saurons rien ou très peu…

« Les mêmes algorithmes que ceux qui nous ont été lancés pour nous rendre plus flexibles en matière de publicité organisent également nos flux d’informations politiques, personnelles et sociales… »

Les dirigeants de Facebook ou Google multiplient les déclarations bien intentionnées pour nous convaincre qu’ils ne nous veulent aucun mal. Mais le problème c’est le business model qu’ils élaborent. Ils se défendent en prétendant que leur pouvoir d’influence est limité, mais de deux choses l’une : ou bien Facebook est un énorme escroquerie et les publicités ne fonctionnent pas sur leur site (et dans ce cas pourquoi des entreprises paieraient-elles pour leur publicité sur Facebook ?), ou bien leur pouvoir d’influence est terriblement préoccupant. C’est soit l’un, soit l’autre. Même chose pour Google évidemment.

Que faire ?
C’est toute la structure et le fonctionnement de notre technologie numérique qu’il faudrait modifier…

« Nous devons faire face au manque de transparence créé par les algorithmes propriétaires, au défi structurel de l’opacité de l’apprentissage machine, à toutes ces données qui sont recueillies à notre sujet. Nous avons une lourde tâche devant nous. Nous devons mobiliser notre technologie, notre créativité et aussi notre pouvoir politique pour construire une intelligence artificielle qui nous soutienne dans nos objectifs humains, mais qui soit aussi limitée par nos valeurs humaines. »

 

« Nous avons besoin d’une économie numérique où nos données et notre attention ne sont pas destinées à la vente aux plus offrants autoritaires ou démagogues. »

 




Caliopen, la messagerie libre sur la rampe de lancement

Le projet Caliopen, lancé il y a trois ans, est un projet ambitieux. Alors qu’il est déjà complexe de créer un nouveau logiciel de messagerie, il s’agit de proposer un agrégateur de correspondance qui permette à chacun d’ajuster son niveau de confidentialité.

Ce logiciel libre mûrement réfléchi est tout à fait en phase avec ce que Framasoft s’efforce de promouvoir à chaque fois que des libristes donnent aux utilisateurs et utilisatrices plus d’autonomie et de maîtrise, plus de sécurité et de confidentialité.

Après une nécessaire période d’élaboration, le projet Caliopen invite tout le monde à tester la version alpha et à faire remonter les observations et suggestions. La première version grand public ce sera pour dans un an environ.

Vous êtes curieux de savoir ce que ça donne ? Nous l’étions aussi, et nous avons demandé à Laurent Chemla, qui bidouillait déjà dans l’Internet alors que vous n’étiez même pas né⋅e, de nous expliquer tout ça, puisqu’il est le père tutélaire du projet Caliopen, un projet que nous devons tous soutenir et auquel nous pouvons contribuer.

Bonjour, pourrais-tu te présenter brièvement ?

J’ai 53 ans, dont 35 passés dans les mondes de l’informatique et des réseaux. Presque une éternité dans ce milieu – en tous cas le temps d’y vivre plusieurs vies (« pirate », programmeur, hacktiviste, entrepreneur…). Mais ces temps-ci je suis surtout le porteur du projet Caliopen, même si je conserve une petite activité au sein du CA de la Quadrature du Net. Et je fais des macarons.

Le projet Caliopen arrive ce mois-ci au stade de la version alpha, mais comment ça a commencé ?

Jérémie Zimmermann est venu me sortir de ma retraite nîmoise en me poussant à relancer un très ancien projet de messagerie après les révélations de Snowden. Ça faisait déjà un petit moment que je me demandais si je pouvais encore être utile à la communauté autrement qu’en publiant quelques billets de temps en temps, alors j’ai lancé l’idée en public, pour voir, et il y a eu un tel retour que je n’ai pas pu faire autrement que d’y aller, malgré ma flemme congénitale.

Quand tu as lancé le projet publiquement (sur une liste de diffusion il me semble) quelle était la feuille de route, ou plutôt la « bible » des spécifications que tu souhaitais voir apparaître dans Caliopen ?

Très vite on a vu deux orientations se dessiner : la première, très technique, allait vers une vision maximaliste de la sécurité (réinventer SMTP pour protéger les métadonnées, garantir l’anonymat, passer par du P2P, ce genre de choses), tandis que la seconde visait à améliorer la confidentialité des échanges sans tout réinventer. Ça me semblait plus réaliste – parce que compatible avec les besoins du grand public – et c’est la direction que j’ai choisi de suivre au risque de fâcher certains contributeurs.

J’ai alors essayé de lister toutes les fonctionnalités (aujourd’hui on dirait les « User Stories ») qui sont apparues dans les échanges sur cette liste, puis de les synthétiser, et c’est avec ça que je suis allé voir Stephan Ramoin, chez Gandi, pour lui demander une aide qu’il a aussitôt accepté de donner. Le projet a ensuite évolué au rythme des échanges que j’ai pu avoir avec les techos de Gandi, puis de façon plus approfondie avec Thomas Laurent pendant la longue étape durant laquelle nous avons imaginé le design de Caliopen. C’est seulement là, après avoir défini le « pourquoi » et le « quoi » qu’on a pu vraiment commencer à réfléchir au « comment » et à chercher du monde pour le réaliser.

La question qui fâche : quand on lit articles et interviews sur Caliopen, on a l’impression que le concept est encore super flou. C’est quoi l’elevator pitch pour vendre le MVP de la start-up aux business angels des internets digitaux ? (en français : tu dis quoi pour convaincre de nouveaux partenaires financiers ?)

Ça fait bien 3 ans que le concept de base n’a pas bougé : un agrégateur de correspondances qui réunit tous nos échanges privés (emails, message Twitter ou Facebook, messageries instantanées…), sous forme de conversations, définies par ceux avec qui on discute plutôt que par le protocole utilisé pour le faire. Voilà pour ton pitch.

Ce qui est vrai c’est qu’en fonction du public auquel on s’adresse on ne présente pas forcément le même angle.  Le document qui a été soumis à BPI France pour obtenir le financement actuel fait 23 pages, très denses. Il aborde les aspects techniques, financiers, l’état du marché, la raison d’être de Caliopen, ses objectifs sociétaux, ses innovations, son design, les différents modèles économiques qui peuvent lui être appliqués… ce n’est pas quelque chose qu’on peut développer en un article ou une interview unique.

Si j’aborde Caliopen sous l’angle de la vie privée, alors j’explique par exemple le rôle des indices de confidentialité, la façon dont le simple fait d’afficher le niveau de confidentialité d’un message va influencer l’utilisateur dans ses pratiques: on n’écrit pas la même chose sur une carte postale que dans une lettre sous enveloppe. Rien que sur ce sujet, on vient de faire une conférence entière (à Paris Web et à BlendWebMix) sans aborder aucun des autres aspects du projet.

Si je l’aborde sous l’angle technique, alors je vais peut-être parler d’intégration « verticale ». Du fait qu’on ne peut pas se contenter d’un nouveau Webmail, ou d’un nouveau protocole, si on veut tenir compte de tous les aspects qui font qu’un échange est plus ou moins secret. Ce qui fait de Caliopen un ensemble de différentes briques plutôt qu’une unique porte ou fenêtre. Ou alors je vais parler de la question du chiffrement, de la diffusion des clés publiques, de TOFU et du RFC 7929…

Mais on peut aussi débattre du public visé, de design, d’économie du Web, de décentralisation… tous ces angles sont pertinents, et chacun peut permettre de présenter Caliopen avec plus ou moins de détails.

Caliopen est un projet complexe, fondé sur un objectif (la lutte contre la surveillance de masse) et basé sur un moyen (proposer un service utile à tous), qui souhaite changer les habitudes des gens en les amenant à prendre réellement conscience du niveau d’exposition de leur vie privée. Il faut plus de talent que je n’en ai pour le décrire en quelques mots.

Il reste un intérêt pour les mails ? On a l’impression que tout passe par les webmails ou encore dans des applis de communication sur mobile, non ?

Même si je ne crois pas à la disparition de l’email, c’est justement parce qu’on a fait le constat qu’aujourd’hui la correspondance numérique passe par de très nombreux services qu’on a imaginé Caliopen comme un agrégateur de tous ces échanges.

C’est un outil qui te permet de lire et d’écrire à tes contacts sans avoir à te préoccuper du service, ou de l’application, où la conversation a commencé. Tu peux commencer un dialogue avec quelqu’un par message privé sur Twitter, la poursuivre par email, puis par messagerie instantanée… ça reste une conversation: un échange privé entre deux humains, qui peuvent aborder différents sujets, partager différents contenus. Et quand tu vas vouloir chercher l’information que l’autre t’a donné l’année passée, tu vas faire comment ?

C’est à ça que Caliopen veut répondre. Pour parler moderne, c’est l’User Story centrale du projet.

C’est quoi exactement cette histoire de niveaux de confidentialité ? Quel est son but ?

Il faut revenir à l’objectif principal du projet : lutter contre la surveillance de masse que les révélations d’Edward Snowden ont démontrée.

Pour participer à cette lutte, Caliopen vise à convaincre un maximum d’utilisateurs de la valeur de leur vie privée. Et pour ça, il faut d’abord leur montrer, de manière évidente, que leurs conversations sont très majoritairement espionnables, sinon espionnées. Notre pari, c’est que quand on voit le risque d’interception, on réagit autrement que lorsqu’on est seulement informé de son existence. C’est humain : regarde l’exemple de la carte postale que je te donne plus haut.

D’où l’idée d’associer aux messages (mais aussi aux contacts, aux terminaux, et même à l’utilisateur lui-même) un niveau de confidentialité. Représenté par une icône, des couleurs, des chiffres, c’est une question de design, mais ce qui est important c’est qu’en voyant le niveau de risque, l’utilisateur ne va plus pouvoir faire semblant de l’ignorer et qu’il va accepter de changer – au moins un peu – ses pratiques et ses habitudes pour voir ce niveau augmenter.

Bien sûr, il faudra l’accompagner. Lui proposer des solutions (techniques, comportementales, contextuelles) pour améliorer son « score ». Sans le culpabiliser (ce n’est pas la bonne manière de faire) mais en le récompensant  – par une meilleure note, de nouvelles fonctionnalités, des options gratuites si le service est payant… bref par une ludification de l’expérience utilisateur. C’est notre piste en tous cas.

Et c’est en augmentant le niveau global de confidentialité des échanges qu’on veut rendre plus difficile (donc plus chère) la surveillance de tous, au point de pousser les états – et pourquoi pas les GAFAM – à changer de pratiques, eux aussi.

Financièrement, comment vit le projet Caliopen ? C’était une difficulté qui a retardé l’avancement ?

Sans doute un peu, mais je voudrais quand même dire que, même si je suis bien conscient de l’impression de lenteur que peut donner le projet, il faut se rendre compte qu’on parle d’un outil complexe, qui a démarré de zéro, avec aucun moyen, et qui s’attaque à un problème dont les racines datent de plusieurs dizaines d’années. Si c’était facile et rapide à résoudre, ça se saurait.

Dès l’instant où nous avons pris conscience qu’on n’allait pas pouvoir continuer sur le modèle du bénévolat, habituel au milieu du logiciel libre, nous avons réagi assez vite : Gandi a décidé d’embaucher à plein temps un développeur front end, sur ses fonds propres. Puis nous avons répondu à un appel à projet de BPI France qui tombait à pic et auquel Caliopen était bien adapté. Nous avons défendu notre dossier, devant un comité de sélection puis devant un panel d’experts, et nous avons obtenu de quoi financer deux ans de développement, avec une équipe dédiée et des partenaires qui nous assurent de disposer de compétences techniques rares. Et tout ça est documenté sur notre blog, depuis le début (tout est public depuis le début, d’ailleurs, même si tous les documents ne sont pas toujours faciles à retrouver, même pour nous).

Et finalement c’est qui les partenaires ?

Gandi reste le partenaire principal, auquel se sont joints Qwant et l’UPMC (avec des rôles moins larges mais tout aussi fondamentaux).

Quel est le modèle économique ? Les développeurs (ou développeuses, y’en a au fait dans l’équipe ?) sont rémunérés autrement qu’en macarons ? Combien faudra-t-il payer pour ouvrir un compte ?

Je ne suis pas sûr qu’on puisse parler de « modèle économique » pour un logiciel libre : après tout chacun pourra en faire ce qu’il voudra et lui imaginer tel ou tel modèle (économique ou non d’ailleurs).

Une fois qu’on a dit ça, on peut quand même dire qu’il ne serait pas cohérent de baser des services Caliopen sur l’exploitation des données personnelles des utilisateurs, et donc que le modèle « gratuité contre données » n’est pas adapté. Nous imaginons plutôt des services ouverts au public de type freemium, d’autres fournis par des entreprises pour leurs salariés, ou par des associations pour leurs membres. On peut aussi supposer que se créeront des services pour adapter Caliopen à des situations particulières, ou encore qu’il deviendra un outil fourni en Saas, ou vendu sous forme de package associé, par exemple, à la vente d’un nom de domaine.

Bref : les modèles économiques ce n’est pas ce qui manque le plus.

L’équipe actuelle est salariée, elle comporte des développeuses, et tu peux voir nos trombinettes sur https://www.caliopen.org

L’équipe de Caliopen

 

Trouver des développeurs ou développeuses n’est jamais une mince affaire dans le petit monde de l’open source, comment ça s’est passé pour Caliopen ?

Il faut bien comprendre que – pour le moment – Caliopen n’a pas d’existence juridique propre. Les gens qui bossent sur le projet sont des employés de Gandi (et bientôt de Qwant et de l’UPMC) qui ont soit choisi de consacrer une partie de leur temps de travail à Caliopen (ce que Gandi a rendu possible) soit été embauchés spécifiquement pour le projet. Et parfois nous avons des bénévoles qui nous rejoignent pour un bout de chemin 🙂

Le projet est encore franco-français. Tu t’en félicites (cocorico) ou ça t’angoisse ?

J’ai bien des sujets d’angoisse, mais pas celui-là. C’est un problème, c’est vrai, et nous essayons de le résoudre en allant, par exemple, faire des conférences à l’étranger (l’an dernier au FOSDEM, et cette année au 34C3 si notre soumission est acceptée). Et le site est totalement trilingue (français, anglais et italien) grâce au travail (bénévole) de Daniele Pitrolo.

D’un autre côté il faut quand même reconnaître que bosser au quotidien dans sa langue maternelle est un vrai confort dont il n’est pas facile de se passer. Même si on est tous conscients, je crois, qu’il faudra bien passer à l’anglais quand l’audience du projet deviendra un peu plus internationale, et nous comptons un peu sur les premières versions publiques pour que ça se produise.

Et au fait, c’est codé en quoi, Caliopen ? Du JavaScript surtout, d’après ce qu’on voit sur GitHub, mais nous supposons qu’il y a pas mal de technos assez pointues pour un tel projet ?

Sur GitHub, le code de Caliopen est dans un mono-repository, il n’y a donc pas de paquet (ou dépôt) spécifique au front ou au back. Le client est développé en JavaScript avec la librarie ReactJS. Le backend (l’API ReST, les workers …) sont développés en python et en Go. On n’a pas le détail mais ce doit être autour de 50% JS+css, 25% python, 25% Go. L’architecture est basée sur Cassandra et ElasticSearch.

Ce n’est pas que l’on utilise des technos pointues, mais plutôt qu’ on évite autant que possible la dette technique en intégrant le plus rapidement possible les évolutions des langages et des librairies que l’on utilise.

Donc il faut vraiment un haut niveau de compétences pour contribuer ?

Difficile à dire. Si on s’arrête sur l’aspect développement pur, les technos employées sont assez grand public, et si on a suivi un cursus standard on va facilement retrouver ses habitudes (cf. https://github.com/kamranahmedse/developer-roadmap).

Effectivement quelqu’un qui n’a pas l’habitude de développer sur ces outils (docker, Go, webpack, ES6+ …) risque d’être un peu perdu au début. Mais on est très souvent disponibles sur IRC pour répondre directement aux questions.

Néanmoins nous avons de « simples » contributions qui ne nécessitent pas de connaître les patrons de conception par cœur ou de devoir monter un cluster; par exemple proposer des corrections orthographiques, de nouvelles traductions, décrire des erreurs JavaScript dans des issues sur github, modifier un bout de css…

Ou même aider la communauté sur https://feedback.caliopen.org/ ou sur les réseaux sociaux, tout ça en fait partie.

Et bien sûr les alpha-testeurs sont bienvenus surtout s’ils font des retours d’expérience.

Qu’est-ce qui différencie le projet Caliopen d’un projet comme Protonmail ?

Protonmail est un Gmail-like orienté vers la sécurité. Caliopen est un agrégateur de correspondance privée (ce qui n’est rien-like) orienté vers l’amélioration des pratiques du grand public via l’expérience utilisateur. Protonmail est centralisé, Caliopen a prévu tout un (futur) écosystème exclusivement destiné à garantir la décentralisation des échanges. Et puis Caliopen est un logiciel libre, pas Protonmail.

Mais au-delà de ces différences techniques et philosophiques, ce sont surtout deux visions différentes, et peut-être complémentaires, de la lutte contre la surveillance de masse: Protonmail s’attaque à la protection de ceux qui sont prêts à changer leurs habitudes (et leur adresse email) parce qu’ils sont déjà convaincus qu’il faut faire certains efforts pour leur vie privée. Caliopen veut changer les habitudes de tous les autres, en leur proposant un service différent (mais utile) qui va les sensibiliser à la question. Parce qu’il faut bien se rendre compte que, malgré son succès formidable, aujourd’hui le nombre d’utilisateurs de Protonmail ne représente qu’à peine un millième du nombre d’utilisateurs de Gmail, et que quand les premiers échangent avec les seconds ils ne sont pas mieux protégés que M. Michu.

Maintenant, si tu veux bien imaginer que Caliopen est aussi un succès (on a le droit de rêver) et qu’il se crée un jour disons une dizaine de milliers de services basés sur noooootre proooojet, chacun ne gérant qu’un petit dixième du nombre d’utilisateurs de Protonmail… Eh ben sauf erreur on équilibre le nombre d’utilisateurs de Gmail et – si on a raison de croire que l’affichage des indices de confidentialité va produire un effet – on a significativement augmenté le niveau global de confidentialité.

Et peut-être même assez pour que la surveillance de masse devienne hors de prix.

Est-ce que dans la future version de Caliopen les messages seront chiffrés de bout en bout ?

À chaque fois qu’un utilisateur de Caliopen va vouloir écrire à un de ses contacts, c’est le protocole le plus sécurisé qui sera choisi par défaut pour transporter son message. Prenons un exemple et imaginons que tu m’ajoutes à tes contacts dans Caliopen : tu vas renseigner mon adresse email, mon compte Twitter, mon compte Mastodon, mon Keybase… plus tu ajouteras de moyens de contact plus Caliopen aura de choix pour m’envoyer ton message. Et il choisira le plus sécurisé par défaut (mais tu pourras décider de ne pas suivre son choix).

Plus tes messages auront pu être sécurisés, plus hauts seront leurs indices de confidentialité affichés. Et plus les indices de confidentialité de tes échanges seront hauts, plus haut sera ton propre indice global (ce qui devrait te motiver à mieux renseigner ma fiche contact afin d’y ajouter l’adresse de mon email hébergé sur un service Caliopen, parce qu’alors le protocole choisi sera le protocole intra-caliopen qui aura un très fort indice de confidentialité).

Mais l’utilisateur moyen n’aura sans doute même pas conscience de tout ça. Simplement le système fera en sorte de ne pas envoyer un message en clair s’il dispose d’un moyen plus sûr de le faire pour tel ou tel contact.

Est-ce qu’on pourra (avec un minimum de compétences, par exemple pour des CHATONS) installer Caliopen sur un serveur et proposer à des utilisateurs et utilisatrices une messagerie à la fois sécurisée et respectueuse ?

C’est fondamental, et c’est un des enjeux de Caliopen. Souvent quand je parle devant un public technique je pose la question : « combien de temps mettez-vous à installer un site Web en partant de zéro, et combien de temps pour une messagerie complète ? ». Et les réponses aujourd’hui sont bien sûr diamétralement opposées à ce qu’elle auraient été 15 ans plus tôt, parce qu’on a énormément travaillé sur la facilité d’installation d’un site, depuis des années, alors qu’on a totalement négligé la messagerie.

Si on veut que Caliopen soit massivement adopté, et c’est notre objectif, alors il faudra qu’il soit – relativement – facile à installer. Au moins assez facile pour qu’une entreprise, une administration, une association… fasse le choix de l’installer plutôt que de déléguer à Google la gestion du courrier de ses membres. Il faudra aussi qu’il soit facilement administrable, et facile à mettre à jour. Et tout ceci a été anticipé, et analysé, durant tout ce temps où tu crois qu’on n’a pas été assez vite !

On te laisse le dernier mot comme il est de coutume dans nos interviews pour le blog…

À lire tes questions j’ai conscience qu’on a encore beaucoup d’efforts à faire en termes de communication. Heureusement pour nous, Julien Dubedout nous a rejoints récemment, et je suis sûr qu’il va beaucoup améliorer tout ça. 🙂




CoopCycle, le projet coopératif qui roule social

Depuis un an, l’actualité a régulièrement mis en lumière les premiers effets déstructurants pour le travail salarié de l’ubérisation de la société : hier les taxis, aujourd’hui les livreurs à vélo…

Et demain sans doute d’autres pans de l’économie réelle vont être confrontés au tech-libéralisme, nouvel avatar du capitalisme prédateur (pardon du pléonasme).
Confrontés de plein fouet à cette problématique, les membres de l’association CoopCycle ont élaboré une réponse originale et peut-être prometteuse : une structure coopérative et un outil crucial en cours de développement, une plateforme numérique.
Les militants de cette opération sont engagés dans une lutte pour un autre rapport à leur propre travail : il s’agit de « rééquilibrer les forces » dans un contexte où jusqu’alors, une poignée d’entreprises imposaient leurs conditions léonines.
Ils inscrivent également leur combat dans une continuité entre les coopératives éthiques-équitables et les biens communs où ils veulent verser leur code.
Bien sûr les libristes seront surpris et probablement critiques sur la licence particulière choisie pour des raisons qui laissent perplexe. Mais c’est l’occasion aussi pour nos lecteurs de suggérer avec bienveillance et bien sûr de contribuer au code, pour qu’aboutisse et se développe cette courageuse et fort intéressante démarche.
Aider cette association à affiner les outils numériques qui rendent plus libres et modifient les rapports sociaux, c’est tout à fait dans la logique de Contributopia.
Comme l’écrivait récemment un certain Bram dans une suite de messages rageurs sur son compte Mastodon :
La techno ça sert à rien si ça change pas la vie des gens.

Voici les prénoms des CoopCycle qui nous ont répondu : Alexandre, Aurélien, Aloïs, Antoine, Basile, Jérôme, Kevin, Laury-Anne, Liova, Lison, Paul, Pauline, Vincent.

Logo de CoopCycle

D’habitude on demande à nos interviewés de se présenter mais je vois bien que vous avez depuis quelques mois une sacrée visibilité médiatique et c’est tant mieux…

Coopcycle – L’explosion médiatique est détaillée sur notre blog Médiapart en toute transparence. Effectivement, ça a explosé au mois d’août en parallèle des rassemblements de livreurs suite au changement de tarification de Deliveroo. Non seulement les journaux ont beaucoup parlé de ces « cyber-grèves » (des travailleurs numériques qui appellent à la déconnexion, ou qui vont empêcher l’utilisation d’un iPad dans un restaurant, c’est original), mais en plus tous étaient unanimes pour condamner le modèle des plateformes.

Tout le monde a entendu parler de votre initiative et s’y intéresse, pourquoi à votre avis ? 

Photo par Shopblocks (CC-BY 2.0)

– L’intérêt pour notre initiative vient à notre avis de l’attente qui existait face à un manque d’alternatives permettant de lutter contre une ubérisation de la société parfois perçue comme une fatalité. Le modèle qui se généralise, c’est l’individu auto-entrepreneur dans la « gig economy », l’économie des petits boulots. Face à des plateformes dotées de très gros moyens, tout le monde est un peu les bras ballants, les pouvoirs publics en tête, qui ont même tendance à encourager, « sécuriser » le modèle des plateformes : en penchant pour une jurisprudence qui empêche la requalification des contrats précaires en contrats salariés, en encourageant la délégation de service public, ou en réduisant les normes sur les activités classiques pour leur permettre de faire face à la concurrence à moindre coût des plateformes…

Photo par Môsieur J. (CC BY-SA 2.0)

En somme, les pouvoirs publics semblent accompagner l’ubérisation (comme le développe le Conseil d’État au sein de ce document), et accepter le dumping et la casse sociale que ces modèles impliquent, tandis que les livreurs, les restaurateurs et les clients se débrouillent avec une évolution qui semble être un fait accompli.
De plus en plus de monde prend conscience que c’est l’ensemble des régimes de protection sociale qui sont menacés, et personne ne savait comment faire pour répondre à ces problématiques.
Notre initiative cristallise donc beaucoup d’espoirs car c’est une proposition positive, mais qui soulève des problématiques structurelles et interroge la possibilité d’une économie des Communs. En tout cas, ce n’est pas une énième réaction de critique passive à une logique que l’on ne serait pas en position de ralentir ou contrecarrer aujourd’hui. Nous pensons qu’une alternative est possible, et nous allons plus loin en concrétisant nos idées. Dans le débat tel qu’il existe aujourd’hui, c’est déjà une perspective séduisante.

À cause de Nuit Debout ? C’est là que tout a commencé ? À cause des conflits sociaux autour de Deliveroo et autres starteupes qui font tourner les jambes des livreurs pour des rémunérations de misère ?

– Ce n’est pas « à cause de Nuit Debout », c’est plutôt « grâce à Nuit Debout » !
Selon nous, c’est plus la possibilité d’une alternative qui intéresse les gens. Le fait que le projet « vienne de » Nuit Debout, la plupart des gens ne le savent pas.
Mais effectivement ce projet n’existerait pas sans Nuit Debout. C’est un des rares événements politiques qui a eu lieu ces dernières années en France, et même si tout ça paraît déjà lointain, il a suscité une vague d’espoir.

Photo issue du site Alternative Libertaire

Ce qui nous a réunis sur la place de la République, c’est la lutte contre la loi El Khomri et la précarisation de nos conditions de travail. À partir de là, on se retrouve à participer aux manifestations, on rencontre le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris alors que l’idée n’était encore qu’une idée… C’est ce qui a permis l’émergence de groupes de personnes engagées, militantes ou non, qui cherchent des solutions, mènent des campagnes, montent des projets ensemble. Et un de ces projets, c’est CoopCycle.

 

 

Elle est destinée à qui cette plateforme en cours de réalisation ? Aux livreurs à vélo, aux restaurateurs, aux consommateurs qui se font livrer ?

– La plateforme est destinée avant tout aux livreurs et aux commerçants, c’est un outil d’émancipation. Les collectivités territoriales ont également une place dans ce genre dispositif car cela leur permet de reprendre le contrôle sur l’espace public ainsi que sur les modes de vivre ensemble.

Mais au final, la plateforme en version « communs » est là pour servir à tout le monde, et pour outiller tout le monde. Quant aux clients finaux, nous sommes persuadés que beaucoup de consommateurs seraient prêts à payer un peu plus cher pour que les livreurs aient de bonnes conditions de travail.

Regardez l’engouement pour les Biocoop, regardez aussi la réussite d’Enercoop, qui fournit de l’énergie durable. À leurs débuts, ces derniers étaient 50 % plus chers que l’opérateur historique et pourtant, ils ont réussi à séduire des clients conscients, qui veulent consommer autrement.

Pour la livraison de repas à domicile, qu’on soit client ou restaurateur, on peut très bien vouloir consommer et commercer de façon éthique et équitable, mais si les seuls outils disponibles sont ceux des capitalistes, on se retrouve à consommer et travailler au profit du capitalisme, qu’on le veuille ou non.
CoopCycle est donc une initiative de reprise en main de la logique des plateformes afin de permettre un rééquilibrage du rapport de force en faveur des livreurs et des restaurateurs dans le secteur de la livraison.

C’est quoi cette licence bizarre que vous avez exhumée des tréfonds du web ? pourquoi celle-là plutôt que d’autres parmi les nombreuses licences libres ?
— La licence qui encadre l’application que nous développons restreint l’utilisation à des groupes de livreurs qui se lancent en coopérative ou respectent des critères de réciprocité. Le fait que dans ce cadre son utilisation serait gratuite fait que la marge qu’ils peuvent proposer aux restaurateurs peut être largement moindre que celle des plateformes capitalistes. Si les livreurs ne veulent pas adhérer à la SCIC nationale sur laquelle nous travaillons ils pourront également y avoir accès.

Néanmoins, cette licence n’est pas parfaite ! Premièrement car nous ne savons pas concrètement comment elle est reconnue et s’inscrit à l’échelle de la France ou plus largement à l’échelle européenne. Plus largement, le respect et la défense des licences est difficile à réellement mettre en œuvre dans le cadre de l’économie numérique. Comment pourrions-nous réellement prouver qu’une entité lucrative privée, fermée par nature, utilise des bouts d’un code développé par le travail Commun ? La problématique est la même dans le cadre d’une utilisation propriétaire du code source. Car une fois la captation identifiée, comment pourrions-nous financer les frais judiciaires qu’un procès impliquerait et qui resteraient à notre charge ?

Enfin ce type de licence ne permet pas l’élaboration d’une cotisation qui permettrait de rémunérer le travail à l’origine de ce Commun. Dès lors, aucun retour de la valeur économique produite ne pourrait être assuré aux contributeurs d’un commun dans la mesure ou ce dernier n’a ni périmètre juridique clairement établi, ni force d’opposition face à un grand groupe. Le cadre légal doit être repensé et c’est toutes ces questions que nous souhaitons traiter au cours des conférences suivantes du cycle que nous avons lancé le 20 septembre.

Et au fait pourquoi open source et pas « libre » ?

Le code n’est pas libre car s’il l’était, n’importe qui pourrait se le réapproprier et l’utiliser pour faire du profit. Aujourd’hui dans le libre, c’est souvent la loi du plus fort qui l’emporte, avec toutes les conséquences que l’on connaît. Il faut donc une licence qui permet de protéger l’utilisation de ce code pour la réserver aux coopératives qui ne veulent pas exploiter les gens. Nous savons qu’il faut travailler sur cette histoire de licence et nous sommes en contact avec des avocats spécialisés sur le sujet. D’ailleurs, si vous en connaissez, on les accueille avec plaisir !

Dans ce monde, on est malheureusement toujours ramené au célèbre « there is no alternative » prononcé par Margaret Thatcher. Il faut être « pragmatique», à savoir accepter les règles du jeu capitaliste, pour que rien ne change.

Aujourd’hui, on voit des gens qui «travaillent » sur des alternatives à Uber, par exemple. Pour certains, le premier réflexe, c’est de vérifier que leur modèle peut avoir des retombées commerciales, qu’ils peuvent financer leur développement avant même d’avoir produit une seule ligne de code…
Ça n’est certainement pas notre approche. You don’t need to know how to do it, you just need to start comme dirait l’autre sur un article Medium.
À l’heure où les plateformes représentent une source non négligeable d’emplois (précaires), l’open source offre une vraie possibilité d’implémenter enfin la copropriété d’usage de l’outil de travail.
Mais il faut des règles pour garantir que l’essentiel de la valeur créée aille aux travailleurs, afin de poursuivre sur le chemin de l’émancipation. Sinon, ce seront forcément ceux qui auront les capitaux qui pourront enclencher les effets de réseau, tout ça en utilisant du « travail gratuit ».
Il est temps d’en finir avec le solutionnisme technologique, il faut ajouter une dimension sociale, sans quoi on retombe dans l’aliénation.

Votre projet n’est donc pas simplement de développer une plateforme informatique, aussi open source soit-elle, c’est aussi un tout autre modèle social, celui de la coopérative. C’est possible de nous expliquer ça simplement ?

Nous n’avons pas envie de créer une startup de l’économie sociale et solidaire. Ce qui nous intéresse, c’est justement le projet politique. Il existe aujourd’hui tout un archipel de sites et d’initiatives qui espèrent « changer le monde » et pourtant, rien de bouge vraiment au niveau macro-économique. Les structures qui permettent l’exploitation des travailleurs sont toujours bien en place. Nous aimerions « secouer le cocotier », et faire du lobbying citoyen pour essayer de modifier ces structures. Certes, nous n’avons pas encore une loi anti-ubérisation dans nos cartons, mais réunir des gens de différents milieux permet de faire réfléchir, de rassembler et à terme d’influencer le jeu politique.

Sur le choix de la coopérative, il s’est assez simplement imposé à nous. Nous sommes en passe d’avoir ce bel outil numérique mais sommes conscients que face aux géants de la foodtech et malgré la surmédiatisation ponctuelle, il ne suffira pas de dire « voici le moyen de vous réapproprier votre outil de travail, à vous de jouer ».

La question qui se pose à nous est celle de l’articulation entre une ressource que l’on gère comme un commun et un circuit économique composé de coopératives qui permettent une rémunération et des conditions de travail correctes pour ceux qui y travaillent. La forme coopérative nous semble la plus adaptée puisqu’elle permet des règles économiques et démocratiques plus équitables (statut salarié, intégration de l’ensemble des acquis sociaux y afférant, mutualisation des moyens comme des risques, une personne une voix, etc.).

Mais nous ne sommes pas dupes évidemment, le développement de ces modèles « sociaux et solidaires » est un mouvement positif, témoignant d’une certaine prise de conscience nécessaire mais non suffisante. La création de structures privées socialisées dans un marché libéral combat le capitalisme sur ses terres mais n’emporte pas de sortie réelle de ce système. Pire encore, on peut également considérer que ce développement parallèle organise le désengagement de l’état in fine, puisque la mutualisation se réorganise à plus petite échelle.

C’est pour cela que nous tenons à agir sur les 3 plans :

  • développer un outil open source et libre d’accès sous condition, pour créer l’outil de travail ;
  • construire une structure coopérative nationale et des structures locales pour organiser les moyens du travail ;
  • questionner les problématiques macro-économiques et structurelles qui se posent aux différentes étapes de notre construction à travers des cycles de conférences thématiques.

Si l’initiative de Coopcycle faisait tache d’huile ? Ici, solidarité avec les livreurs espagnols.

Bon alors où en est-il ce code open source de plateforme ?  Vous êtes combien là-derrière ? Vous auriez peut-être besoin d’un coup de main, de patches, de bêta-testeurs, de pintes de bières, enfin tous les trucs qu’on s’échange dans le petit monde du logiciel libre. C’est le moment de lancer un appel à contributions hein…

Notre code est sur GitHub : https://github.com/coopcycle

Pour l’instant il y a 3 personnes qui ont contribué. Notre but est de construire une communauté autour du code, pour assurer la pérennité du projet notamment. On a posé les premiers jalons avec des règles de contribution et une installation en local facile (crash testée !). Nous avons reçu plusieurs propositions spontanées d’aide, mais cherchons encore à voir comment intégrer chacun suivant son temps disponible et ses langages de prédilection. De même nous devons établir une roadmap claire pour le projet. Tout cela explique que nous n’ayons pas encore fait d’appel à contribution.
En tout cas tous les repos ont des issues ouvertes, et n’attendent que vous !
Le feedback sur la démo (UI/UX ou bugs) est plus que bienvenu. Vous pouvez contacter l’équipe dev à dev@coopcycle.org.

Toutefois il ne faut pas résumer notre approche au groupe de développeurs, nous sommes une bonne quinzaine à travailler sur ce projet ; journalisme, portage politique, propagande, représentation, construction du modèle économique, lien avec les livreurs et les restaurateurs. Tous ces travaux sont complémentaires et nous essayons justement de ne pas tomber dans le solutionnisme de l’outil en assumant toutes ces tâches collectivement.

On vous laisse le mot de la fin, comme de coutume sur le Framablog !

Merci pour tous vos outils, c’est un plaisir de pouvoir bâtir son projet avec des logiciels libres ! En attente de Framameet pour nos apéros devs 🙂




Droits d’auteurs : la Commission européenne victime de l’illusion technologique

De communications en directives, l’incurie de la Commission européenne dans le domaine de la technologie et des contenus en ligne apparaît de plus en plus clairement.

Faisant fi des avis des experts, voire des rapports qu’elle a elle-même commandés, la Commission s’entête à proposer des solutions imparfaites et simplistes à des problèmes complexes. Une de ses dernières initiatives le prouve une fois de plus et ne fait que rajouter à l’inquiétude de tous les défenseurs des libertés numériques et de la vie privée.

Filtres de publication, droit d’auteur et poudre de perlimpinpin

Par Glyn Moody, source : Copybuzz
Traduction à 20 mains par simon, satanas_g, QuoiQue, mo, FranBAG, Edgar Lori, goofy, Mika et dodosan

Image par Stromcarlson.

Le 28 septembre, la Commission européenne a dévoilé une initiative de grande ampleur pour s’attaquer au « contenu illicite en ligne ». Comme c’est souvent le cas lorsque des politiciens veulent avoir l’air de « faire quelque chose » au sujet du terrorisme, il y a beaucoup de mauvaises idées.

Le cœur de cette initiative est un plan pour encourager les plateformes en ligne à renforcer « la prévention, la détection et la suppression proactives des contenus illicites en ligne incitant à la haine, à la violence et au terrorisme ».  De manière insistante, ces idées sont présentées comme des « orientations et des principes ». C’est parce que tout repose sur le libre consentement. Sauf que la Commission a clairement dit que si ce système volontaire n’est pas adopté par des entreprises comme Facebook ou Google, elle promulguera de nouvelles lois pour leur forcer la main. La Commission est pressée de voir les résultats de ces efforts volontaires, et des projets de loi pourraient être mis sur la table dès mai 2018.

Une de ces mauvaises idées imposerait aux plateformes en ligne de travailler conjointement avec des signaleurs de confiance – « des entités spécialisées disposant d’une expertise en matière de contenu illicite ». Ils peuvent bien être experts, mais ils ne sont pas juges, ce qui implique que la Commission voudrait que Facebook et Google mettent des contenus hors ligne sans avoir besoin de se soucier de ce qu’un juge considérerait réellement comme illégal.

Mais la pire idée, et elle apparaît plusieurs fois dans les derniers plans de la Commission, est l’utilisation omniprésente et systématique de filtres de publication. Dans un document de 20 pages détaillant la proposition intitulée « Communication sur la suppression des contenus illicites en ligne – Vers une responsabilité renforcée des plateformes en ligne » l’accent est mis sur « l’utilisation des technologies pour détecter les contenus illicites ». En particulier, l’utilisation et le développement futur de la détection automatique et des technologies de filtrage sont encouragés.

Une des principales raisons pour lesquelles la Commission européenne place tant d’espoirs dans l’automatisation pour résoudre les problèmes de contenus illégaux est qu’elle croit apparemment que « dans le domaine du droit d’auteur, la reconnaissance automatique des contenus s’est avérée être un outil efficace depuis de nombreuses années ». Sauf que cela n’est pas vrai. L’eurodéputée Julia Reda (Parti pirate) a écrit un article de blog instructif qui détaille neuf façons bien distinctes dont les filtres de publication échouent. Ce faisant, ils causent de nombreux dégâts collatéraux, particulièrement en matière de droits fondamentaux.

Une réponse à cette démonstration fracassante de l’échec des filtres de publication est de concéder qu’ils sont imparfaits, mais dire ceci montre simplement que davantage de recherches sont nécessaires pour les améliorer. C’est l’argument classique du cherchez plus fort qui est souvent utilisé pour défendre la création de portes dérobées dans les logiciels de chiffrement. Bien que les experts en sécurité expliquent unanimement et de façon répétée qu’il n’est pas possible de créer une vulnérabilité qui soit utilisable seulement par les autorités et qui ne soit pas vulnérable aux attaques de criminels ou d’acteurs étatiques malveillants, les gouvernements persistent à croire qu’ils savent mieux que les experts, et que les entreprises devraient juste le faire. Et des vulnérabilités sont donc implémentées. Même si les gens qui comprennent le fonctionnement des filtres de publication expliquent patiemment qu’il est impossible de traduire l’extrême complexité du droit d’auteur dans les règles de filtrage pouvant être appliquées automatiquement et correctement, les autorités continuent de prôner ce supposé remède miracle.

Appelons cela le mirage de la « poudre de perlimpinpin numérique » – la croyance que l’on peut traiter tous les problèmes du monde réel avec de la technologie, et qu’ils seront résolus, juste comme ça. La Commission européenne est une grande adepte de cette poudre de perlimpinpin, comme le montre clairement sa demande de mettre en place des filtres de publication dans la directive sur le droit d’auteur et le nouveau cadre destiné à s’attaquer au contenu illégal. L’annonce de la semaine dernière est un signe inquiétant qu’elle est loin de comprendre que les filtres de publication ne sont pas une solution pratique pour la question du droit d’auteur en ligne, et qu’elle s’entête au contraire dans cette direction et l’étend désormais à d’autres domaines.

La Commission européenne est bien au courant que l’Article 15 de la directive sur le commerce électronique interdit explicitement aux États membres d’imposer « une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites » En mettant en avant la « responsabilité avancée des plateformes en ligne », comme le fait la première page de la communication du 29 septembre, la Commission semble souligner que sa nouvelle approche impose dans les faits une « obligation générale » à ces entreprises de filtrer tous les contenus mis en ligne qui correspondraient à une vaste gamme de « contenu illégal ». On imagine aisément la Cour de justice de l’Union européenne invalider toute tentative d’inscrire cette « responsabilité avancée » dans la loi.

Au-delà du fait qu’ils ne fonctionneront pas et qu’ils sont illégaux du fait de la directive sur le commerce électronique, il y a une autre raison pour laquelle les filtres de publication de l’article 13 devraient être abandonnés : il n’existe aucune preuve de leur nécessité. Tout comme la Commission européenne a joyeusement propagé l’idée fausse selon laquelle le filtrage automatique fonctionne, elle a aussi docilement accepté la rumeur selon laquelle les copies non autorisées d’œuvres soumises au droit d’auteur seraient un désastre pour l’industrie du droit d’auteur et les artistes.

Comme nous l’avons récemment appris par la publication tardive d’un rapport capital qui a coûté à la Commission européenne la somme princière de 369 871€, les faits montrent le contraire. Il est évident que la Commission a essayé d’enterrer sa propre analyse, payée par les citoyens européens, probablement parce que les résultats ne convenaient pas à son projet d’introduire des peines toujours plus fortes aux infractions au droit d’auteur. Comme l’admet le rapport, globalement, « les résultats ne montrent pas de preuves statistiques solides d’une modification des ventes due au non-respect du droit d’auteur en ligne ».

Deux domaines spécifiques ont été touchés par le partage non autorisé : les nouveaux films ont été affectés défavorablement, tandis que pour les jeux, la consommation illégale a mené à plus de ventes légales. C’est un signe de l’approche biaisée de la Commission européenne sur ce sujet : ses économistes ont publié une synthèse à propos des effets négatifs du téléchargement sur les films, mais ont omis de mentionner l’effet positif qu’il avait sur les jeux.

Cette mauvaise foi rend encore plus irritant l’acharnement de la Commission à vouloir trouver une solution technologique illusoire à un problème inexistant. Si elle avait le courage d’admettre la vérité sur la nature non problématique du partage non autorisé d’œuvres soumises au droit d’auteur, elle n’aurait pas à promouvoir des propositions stériles comme les filtres de publication dont on sait qu’ils nuiront immensément au monde en ligne ainsi qu’au Marché unique numérique de l’UE.

 




Papiray fait du Komascript

Raymond Rochedieu est, depuis des années, un pilier de l’équipe bénévole qui relit et corrige les framabooks. Quand ce perfectionniste a annoncé vouloir s’attaquer à la traduction et l’adaptation d’un ouvrage kolossal, personne ne pouvait imaginer la masse de travail qui l’attendait. Surtout pas lui !
Personnage haut en couleur et riche d’une vie déjà bien remplie, ce papi du Libre nous offre aujourd’hui le fruit d’un travail acharné de plusieurs années. Framabook renoue ainsi le temps d’un précieux ouvrage avec sa tradition de manuels et guides.

Markus Kohm, Raymond Rochedieu (traduction et adaptation), KOMA-Script. Typographie universelle avec XƎLATEX, Framabook, octobre 2017.

KOMA-Script. Typographie universelle avec XƎLATEX

Bonjour Raymond, si tu aidais nos lecteurs à faire connaissance avec toi ?

Bonjour, je m’appelle Raymond Rochedieu et depuis une quinzaine d’année, lors de la naissance de mon premier petit fils, tout le monde m’appelle Papiray. Je suis âgé de 72 ans, marié depuis 51 ans, j’ai deux garçons et 6 petits-enfants.

Je suis à la retraite, après avoir exercé des métiers aussi variés que : journaliste sportif vacataire (1959-1963), agent SNCF titulaire (1963-1967), VRP en machines-outils bois Guilliet (1967-1968), éducateur spécialisé (1968-1970, école d’éducateur de Reims), artisan imprimeur en sérigraphie (1970-1979), VRP (Textiles Florimond Peugnet – Cambrai, Éditions Paris-Match, Robert Laffont et Quillet, Laboratoires Messegué, Électro-ménager Vorwerk et Electrolux, Matra-Horlogerie JAZ…), puis ingénieur conseil, directeur commercial, artisan menuisier aluminier, avant de reprendre des études à 52 ans et de passer en 10 mois un BTS d’informaticien de gestion. Malgré les apparences, je ne suis pas instable, seulement curieux, « jusqu’auboutiste » et surtout socialement et individuellement responsable mais (très) indépendant, ce que j’appelle mon « Anarchie Utopiste » (expression qui, comme chacun le sait, vaut de l’or) : je rêve d’un monde où tous seraient responsables et égaux… mais ce n’est qu’un rêve !

J’ai terminé ma carrière professionnelle comme intervenant en informatique, installateur, dépanneur, créateur de sites internet, formateur agréé éducation nationale, chambre de commerces et chambre des métiers et même jury BTS à l’IUT de Reims.

Ton projet de traduction et de Framabook a été une œuvre de longue haleine et aboutit à un ouvrage massif. Comment tout cela a-t-il commencé ? Pourquoi as-tu entamé seul ce gigantesque labeur ?

Je me suis tout d’abord intéressé à l’ouvrage de Vincent Lozano Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur LATEX sans jamais oser le demander (Ou comment utiliser LATEX quand on n’y connaît goutte) auquel j’ai participé, à l’époque, en qualité de correcteur. Mais 2008, c’est aussi, pour moi, une rupture d’anévrisme et 14 jours de coma dont je suis sorti indemne, bien que physiquement diminué.

Puis j’ai enchaîné opération du genou droit, infection nosocomiale, prothèse du genou gauche, phlébite, re-opération pour éviter l’amputation, bref vous comprenez pourquoi j’ai mis du temps pour poursuivre le travail !

J’ai cependant connu quelques moments de bonheur : deux stages de tourneur sur bois, à l’école Jean-François Escoulen d’Aiguines (83630) avec le « Maître » qui m’ont conduit à un premier projet : construire un tour à bois fonctionnant à l’ancienne sans électricité et raconter mon ouvrage, projet toujours d’actualité mais qui s’est fait croquer, l’âge aidant, par l’envie d’écrire mes souvenirs, moins de sport… car même la marche m’est devenue pénible… un refuge, mon bureau… l’ordi…et KOMA-Script…

En réalité, ce n’est pas tout à fait ça. Début 2014, je rencontre une amie  qui se plaint de l’utilisation du logiciel Word, inadapté à son besoin actuel : à 72 ans, elle a repris ses études et prépare un doctorat de théologie. Chapeau, Françoise… elle a aujourd’hui 75 ans et elle est, je crois, en dernière année…

Je cherche donc quels sont les outils utilisés par les « thésards » et les « doctorants », et je découvre LaTeX que l’on dit « créé par les Américains, pour les Américains » et mal adapté à la typographie du reste du monde. J’achète le livre de Maïeul Rouquette et découvre finalement cette perle qu’est KOMA-Script, à travers « Les fiches de Bébert » (voir liste de références plus bas).

Ce qu’il en écrit me donne envie d’aller plus loin dans la connaissance de l’ouvrage de Markus KOHM, mais pour moi, c’est l’horreur : l’original en langue allemande n’existe que dans une traduction en langue anglaise.

Et qu’est-ce qu’y fait, Papiray ? Hein ? Qu’est-ce qu’y fait ?

Ben y contacte Markus Kohm pour lui demander l’autorisation de passer l’ouvrage en langue française et y demande à ses « amis » de Framasoft ce qu’ils en pensent… ou l’inverse… toujours est-il que Markus m’y autorise en date du 19 juillet 2014 et que mes amis de Framasoft me disent « vas-y, fonce », le début d’une aventure commencée en réalité en mai de la même année.

Dans l’absolu, je n’ai pas l’impression d’avoir été réellement seul. La curiosité, la découverte des différents systèmes, les réponses – surtout par Christophe Masutti – aux questions posées, les lectures des multiples articles et ouvrages consacrés au sujet, les tests permanents des codes (dont les résultats n’étaient pas toujours ce que j‘en attendais), les erreurs de compilation non identifiées et dont il me fallait corriger la source…

Et puis, pour tout avouer, je ne savais pas réellement où je mettais les doigts… une fois la machine lancée, fallait bien assurer et assumer…

Tu as travaillé dur pendant longtemps et par-dessus le marché, les passes de révision des bénévoles de Framabook ont été nombreuses et t’ont souvent obligé à reprendre des détails, version après version. Comment tu as vécu ça, tu ne t’es jamais découragé ?

Vu dans l’instance Framapiaf du 26 juillet 2017 à propos de l’utilisation d’une varwidth dans une fbox :

Ce sont surtout les modifications de versions dues à Markus qui m’ont « obligé ».

Comme je l’ai indiqué ci-dessus, j’ai démarré ce travail, en mai 2014, sur la base de la version de l’époque qui a évolué le 16 avril, le 15 septembre, le 3 octobre 2015, avant de devenir la v3.20 en date du 10 mai 2016, la v3.21 le 14 juin puis la v3.22 le 2 janvier 2017, enfin la v3.23 le 13 avril 2017 et chaque fois, pour coller à la réalité, je me suis adapté en intégrant ces modifications.

De plus, Markus Kohm a multiplié des extensions et additifs publiés sur internet et j’ai décidé de les intégrer dans la version française de l’ouvrage. KOMA-Script est bien entendu le noyau, mais LaTeX, le système d’encodage abordé, m’était totalement inconnu. Je me suis inspiré, pour le découvrir à travers XƎLATEX, des ouvrages suivants qu’il m’a fallu ingérer, sinon comprendre :

Cette liste n’est pas exhaustive et ne mentionne que les quelques ouvrages et sites parcourus le plus fréquemment.

Quant au bon usage de la langue française, j’ai toujours, à portée de main,

que je consulte régulièrement. En cas de doute, il me reste trois références françaises solides :

Et j’ai navigué au hasard de mes hésitations (merci Mozilla), sur de nombreux sites que je n’ai pas cités dans mes références.

Que leurs auteurs et animateurs ne m’en tiennent pas rigueur.

Tu es donc passionné de LaTeX ? Pourquoi donc, quels avantages présente ce langage ?

LaTeX — prononcer « latèk » ou « latèr » comme avec le « j » espagnol de « rota » ou le « ch » allemand de « maren » (machen), selon votre goût — est un langage de description de document, permettant de créer des écrits de grande qualité : livres, articles, mémoires, thèses, présentations projetées…

On peut considérer LaTeX comme un collaborateur spécialisé dans la mise en forme du travail en typographie tandis que l’auteur se consacre au contenu. La fameuse séparation de la forme et du fond : chacun sa spécialité !

Et ce KOMA-Script c’est quoi au juste par rapport à LaTeX ?

LaTeX a été écrit par des Américains pour des Américains. Pour pouvoir l’utiliser convenablement il nous faut charger des paqs qui permettent de l’adapter à notre langue car les formats de papiers américains et européens sont très différents et les mises en page par défaut de LaTeX ne sont adaptées ni à notre format a4, ni à notre typographie.

L’utilisation de KOMA-Script, outil universel d’écriture, permet de gérer la mise en page d’un ensemble de classes et de paqs polyvalents adaptés, grâce au paq babel, à de multiples langues et pratiques d’écriture, dont le français. Le paq KOMA-Script fonctionne avec XƎLATEX, il fournit des remplacements pour les classes LaTeX et met l’accent sur la typographie.

Les classes KOMA-Script permettent la gestion des articles, livres, documents, lettres, rapports et intègrent de nombreux paqs faciles à identifier : toutes et tous commencent par les trois lettres scr : scrbook, scrartcl, scrextend, scrlayer

Tous ces paqs peuvent être utilisés non seulement avec les classes KOMA-Script, mais aussi avec les classes LaTeX standard et chaque paq a son propre numéro de version.

Donc ça peut être un ouvrage très utile, mais quel est le public visé particulièrement ?

j’ai envie de répondre tout le monde, même si, apparemment, ce système évolué s’adresse d’avantage aux étudiants investis dans des études supérieures en sciences dites « humaines » (Géographie, Histoire, Information et communication, Philosophie, Psychologie, Sciences du langage, Sociologie, Théologie…) et préparant un DUT, une licence, une thèse et même un doctorat plutôt qu’aux utilisateurs des sciences « exactes » qui peuvent être néanmoins traitées.

En réalité, je le pense aussi destiné aux utilisateurs basiques de MSWord, LibreOffice ou de logiciels équivalents de traitement de texte, amoureux de la belle écriture, respectueux des règles typographiques utilisées dans leur pays, désireux de se libérer des carcans plus ou moins imposés par la culture anglo-saxonne, même s’il n’est pas évident, au départ, d’abandonner son logiciel wysiwyg pour migrer vers d’autres habitudes liées à la séparation du fond et de la forme.

Est-ce que tu as d’autres projets pour faire partager des savoirs et savoir-faire à nos amis libristes ?

Oui, dans le même genre, j’ai sous le coude un ouvrage intitulé « Utiliser XƎLATEX c’est facile, même pour le 3e âge  » écrit avec la complicité de Paul Bartholdi et Denis Mégevand, tous deux retraités de l’université de Genève, l’Unige. Ces derniers sont les co-auteurs, en octobre 2005, d’un didacticiel destiné à leurs étudiants « Débuter avec LaTeX » simple, clair, plutôt bien écrit et dont je m’inspire, avec leurs autorisations, pour composer la trame de mon ouvrage qui sera enrichi (l’original compte 98 pages) et portera – comme son titre le laisse supposer – sur l’usage de XƎLATEX, incluant des développements et surtout des exemples de codes détaillés et commentés de diverses applications (mon objectif est de me limiter à 400 pages), mais ne le répétez pas…

 

 




Bienvenue à Datastopia

L’actualité des champions de l’exploitation peu scrupuleuse des données personnelles est malheureusement toujours chargée… Gee nous propose un petit florilège (les sources sont données en fin d’article). Une façon d’illustrer à quoi Contributopia, notre toute nouvelle campagne, se veut une alternative un peu plus réjouissante…

Bienvenue à Datastopia

À l’heure où Framasoft lance sa campagne Contributopia, rappelons que pas mal d’organisations très puissantes tentent au contraire de nous amener doucement vers ce qu’on pourrait appeler Datastopia : la dystopie des données personnelles…

Luke Skywalker, courant avec Yoda sur le dos : « Maître Frama, est-ce que le côté Datastopia est le plus fort ? » Yoda : « Non ! Non ! Plus facile, plus rapide, plus séduisant est le côté Datastopia. Mais pas le plus fort, il est. Vers Contributopia, longue la route est, mais libre la voie est…  Et m'appeler “camarade”, tu peux : ici, de maître il n'y a pas. »

Tout d’abord, jetons un œil chez nos amis étatsuniens, toujours fiers de rappeler qu’ils sont des précurseurs de l’usage cauchemardesque des données personnelles.

Ainsi, la Cour du District de Columbia a émis un mandat exigeant de l’hébergeur DreamHost qu’il fournisse les données pour identifier le million de visiteurs du site disruptj20.org (site d’organisation pour la manifestation en marge de l’investiture de Trump, en janvier dernier).

Gee regarde un PC où on voit une vidéo de Trump qui dit : « Grab them by the web queries. » Gee, blasé : « On dirait que les opposants politiques là-bas vont devoir se mettre à TOR…  Comme dans les dictatures, en fait. Mais il n'y a sans doute pas de quoi s'inquiéter… » Le smiley, déguisé en Zach de la Rocha : « What ? “The land of the free” ? Whoever told you that is your enemy ! »

De notre côté de l’Atlantique, on veut aussi notre part de Datastopia, alors on demande souvent un peu d’aide aux États-Unis.

Par exemple, au Ministère de l’Éducation Nationale, non content d’avoir déjà vendu nos élèves à Microsoft*, on a aussi donné le feu vert pour que les écoles utilisent les services des GAFAM pour stocker leurs données.

Voir l’article « McDonald’s dans les cantines scolaires ».

Un politicien levant les bras au ciel : « Bah oui mais vous comprenez, ma bonne dame, c'est la crise !  Et Google, Amazon, tout ça, c'est gratuit !  Pas comme ces feignants de fonctionnaires qui ont l'outrecuidance de demander à être *payés* pour maintenir des ENT indépendants… » Le smiley, pas content : « “Si c'est gratuit, c'est que ce sont vos enfants, les produits.”  Ça pique, hein ? »

Vos taules en maths, vos heures de colle, votre dossier scolaire… hop, tout ça va potentiellement rejoindre l’énoÔorme silo de données des GAFAM.

Elle est pas belle, la vie ?

Une femme insouciante : « Roooh mais ça vaaaa, de toute façon les ados balancent déjà toute leur vie sur Facebook, alors bon, hein, voilà. » Gee, énervé : « Punaise, mais il me sort par les yeux, cet argument ! C'est pas parce qu'il existe des pratiques pourries qu'il faut encourager le mouvement et l'alimenter ! » Le smiley regarde la femme d'un air cynique : « C'est toujours touchant, cette ambition claire et décomplexée de vouloir rendre le monde meilleur. »

Oui, parce que bizarrement, face aux GAFAM, à la surveillance de masse, tout ça, vous avez deux réponses possibles :

À gauche, la Geekette, les bras croisés d'un air mécontent : « C'est scandaleux ! Pourquoi est-ce que les Américains nous espionneraient comme ça, sans vergogne ? Créons une alternative respectueuse de la vie privée ! » À droite, un connard dans la même position mécontente : « C'est scandaleux ! Pourquoi est-ce que les Américains nous espionneraient comme ça, sans vergogne ? On est assez grands pour faire notre société de surveillance nous-mêmes ! Na ! »

Vous voyez, quand la presse gueule sur l’hégémonie de Google dans la publicité en ligne, le plus souvent, c’est rarement pour critiquer les dérives hallucinantes du financement par la pub et le pistage des utilisateurs : le plus souvent, c’est par volonté de se tailler une part du joli gâteau de Datastopia.

Un commercial avec des lunettes de soleil et un t-shirt « Pub Co », le genre « winner » : « Ami internaute, désactive donc ton bloqueur pour la pub hexagonale !  Fais-toi manipuler FRANÇAIS ! »

Par exemple, sachez qu’un certain nombre de journaux en ligne comme le Figaro, l’Équipe ou Closer utilisent, pour leurs apps mobiles, les services de Teemo, une régie pub spécialisée dans le pistage massif des utilisateurs.

Gee, en tirant la langue d'un air taquin : « Le Figaro, l'Équipe et Closer, vous dites ?  Bon bah j'suis tranquille : je suis pas de droite, j'aime pas le sport et j'ai déjà du PQ à la maison. » Le smiley : « Ouais, et pis installer une app qui se résume à être une visionneuse HTML moins bien foutue qu'un navigateur juste pour lire un journal : c'est non. »

Une enquête de Numerama a révélé que, par le biais de ces applications, Teemo enregistrait les déplacements des utilisateurs en se faisant envoyer la position GPS du téléphone… toutes les 3 minutes.

Les déplacements de 10 millions d’utilisateurs à tout moment sont donc archivées et monnayées par une agence de pub.

Mais tout va bien : c’est une start-up française.

Macron, tout content : « Voilà, et c'est donc grâce au marché libre et dérégulé que des petites start-ups peuvent disrupter et concurrencer de grosses structures comme les RG… » Le smiley, imitant la joie de Macron : « Amen. Le pays est sauvé. »

Pour conclure, n’oubliez pas que le train pour Datastopia ne fonctionne que parce qu’il y a assez de gens pour monter dedans… il n’est pas trop tard pour en descendre.

Luke Skywalker galère sur un vélo, toujours avec Yoda sur le dos : « Je suis content d'avoir sauté du train pour Datastopia…  Mais Contributopia…  y'avait que le vélo, pour y aller ? » Yoda : « À me gonfler, tu vas pas commencer, Luke… » Note : BD sous licence CC BY SA (grisebouille.net), dessinée le 16 octobre 2017 par Gee.

Sources :

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Décodons le discours anti-chiffrement

La secrétaire d’État à l’Intérieur du Royaume-Uni demandait fin juillet aux entreprises du numérique de renoncer au chiffrement de bout en bout. Aral Balkan a vivement réagi à ses propos.

L’intérêt de son analyse sans concessions n’est ni anecdotique ni limité au Royaume-Uni. Il s’agit bien de décoder le discours contre le chiffrement dont on abreuve les médias majeurs, que ce soit outre-Manche ou ici même en France, comme presque partout ailleurs en Europe. Un discours qui repose sur le terrorisme comme épouvantail et sur Internet comme bouc-émissaire. Alors que s’empilent des lois répressives qui rendent légale une surveillance de tous de plus en plus intrusive, sans pour autant hélas éradiquer le terrorisme, il est urgent de dénoncer avec force et publiquement la manipulation des esprits par le discours sécuritaire. Il en va de notre liberté.

Ce travail qu’assument courageusement des associations comme la Quadrature du Net et que nous devons tous soutenir est ici plutôt bien mené par Aral Balkan qui « traduit » les déclarations de la ministre pour ce qu’elles signifient réellement : l’appel à la collusion entre le capitalisme de surveillance et le contrôle étatique de la vie de chacun.

Article original paru sur le blog d’Aral Balkan : Decrypting Amber Rudd
Traduction Framalang : hello, mo, FranBAG, goofy, Éric, Bromind, Lumibd, audionuma, karlmo, Todd

 

[EDIT] Décidément Amber Rudd est toujours prête à récidiver, comme le montre ce tout récent article de Numérama

où elle déclare en substance qu’elle n’a pas besoin de connaître les technologies comme le chiffrement pour… les interdire !

 

Amber Rudd entre les lignes

par Aral Balkan

Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (Google/Alphabet, Inc) viennent de créer le Forum Internet Global Contre le Terrorisme et Amber Rudd, la ministre de l’Intérieur britannique, leur demande de renoncer discrètement à assurer le chiffrement de bout en bout de leurs produits. Ne croyez plus un traître mot de ce que ces entreprises racontent sur le chiffrement de bout en bout ou le respect de la vie privée sur leurs plateformes.
PS : WhatsApp appartient à Facebook.

Amber Rudd : « les discussions entre les entreprises IT et le gouvernement… doivent rester confidentielles. » Crédit photo : The Independent

Ruddement fouineuse


La tribune sur le chiffrement qu’Amber Rudd a fait paraître dans le Telegraph (article en anglais, payant) est tellement tordue qu’elle a de quoi donner le vertige à une boule de billard. Il est évident que Rudd (célèbre pour avoir un jour confondu le concept cryptographique de hachage avec les hashtags) est tout sauf naïve sur ce sujet. Elle est mal intentionnée.

Ce n’est pas qu’elle ne comprenne pas les maths ou le fonctionnement de la cryptographie. C’est plutôt qu’elle (et le gouvernement britannique avec elle) est déterminée à priver les citoyens britanniques du droit humain fondamental à la protection de la vie privée et qu’elle cherche à mettre en place un État surveillance. Ce n’est malheureusement pas un cas isolé, comme en témoignent les récentes déclarations de Theresa May, de la Chancelière allemande Angela Merkel et d’Emmanuel Macron en faveur d’une régulation similaire à l’échelle européenne, voire mondiale.

Étant donné l’importance de ce qui est en jeu (rien moins que l’intégrité de la personne à l’ère numérique et l’avenir de la démocratie en Europe), je voudrais prendre un moment pour disséquer son article et y répondre point par point.

Petit spoiler pour ceux qui manquent de temps : la partie la plus inquiétante de son article est la deuxième, dans laquelle elle révèle qu’elle a créé le Forum Internet Global Contre le Terrorisme avec Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (Google/Alphabet, Inc.), et qu’elle leur a demandé de supprimer le chiffrement de bout en bout de leurs produits (souvenez vous que c’est Facebook qui détient WhatsApp) sans prévenir personne. Cela a de graves conséquences sur ce que l’on peut attendre de la protection contre la surveillance étatique sur ces plateformes. Si vous n’avez pas le temps de tout lire, n’hésitez pas à sauter directement à la partie II.

 

Partie I : entente public-privé ; surveillance de masse et contrôle traditionnel.


Amber commence par poser une équivalence entre la lutte contre la propagande publique en ligne des organisations terroristes et la nécessité d’accéder aux communications privées de la population dans son ensemble. Elle prône aussi la surveillance de masse, dont nous savons qu’elle est inefficace, et reste étrangement silencieuse sur la police de proximité, dont nous savons qu’elle est efficace.

Rudd : Nous ne cherchons pas à interdire le chiffrement, mais si nous sommes dans l’impossibilité de voir ce que préparent les terroristes, cela met en danger notre sécurité.

Traduction : Nous voulons interdire le chiffrement parce que si nous le faisons nous serons mieux armés pour attraper les terroristes.

Par où commencer ? Faut-il rappeler qu’on court plus de risques de mourir en tombant de son lit qu’en tombant sur un terroriste ? Ou que la surveillance de masse (ce que Rudd demande) est totalement inapte à enrayer le terrorisme ? (Après tout, quand on cherche une aiguille, une plus grosse botte de foin est la dernière chose dont on ait besoin.)

Voici ce qu’en pense Bruce Schneier, un expert reconnu en cryptologie :

En raison de la très faible occurrence des attaques terroristes, les faux positifs submergent complètement le système, quel qu’en soit le degré de précision. Et quand je dis « complètement », je n’exagère pas : pour chacun des complots terroristes détectés par le système, si tant est qu’il en découvre jamais, des millions de gens seront accusés à tort.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu et pensez que le gouvernement britannique devrait avoir le droit d’espionner tout un chacun, ne vous inquiétez pas : il le fait déjà. Il a le pouvoir de contraindre les entreprises IT à introduire des portes dérobées dans tous les moyens de communication grâce à l’Investigatory Powers Act (d’abord connu sous le nom de projet de loi IP et plus familièrement appelé charte des fouineurs). Peut-être n’avez-vous jamais entendu parler de cette loi car elle est passée relativement inaperçue et n’a pas suscité d’opposition dans les rangs du parti travailliste.

Toujours est-il que vos droits sont déjà passés à la trappe. Amber Rudd s’occupe maintenant de désamorcer vos réactions pour le jour où ils décideront d’appliquer les droits qu’ils ont déjà.

Rudd : Les terribles attentats terroristes de cette année confirment que les terroristes utilisent les plateformes Internet pour répandre leur détestable idéologie et planifier des attaques.

Traduction : Nous voulons faire d’internet un bouc émissaire, en faire la source de nos problèmes avec le terrorisme.

Internet n’est pas la cause sous-jacente du terrorisme. Selon Emily Dreyfuss dans Wired, « les experts s’accordent à dire que l’internet ne génère pas de terrorisme et contribue même assez peu aux phénomènes de radicalisation. »

Emily explique :

Les chercheurs spécialisés dans le terrorisme ont remarqué que la violence en Europe et au Royaume-Uni suit un schéma classique. Cela peut donner des clés aux gouvernements pour contrer le problème, à condition d’allouer les crédits et les ressources là où ils sont le plus utiles. La plupart des djihadistes européens sont de jeunes musulmans, souvent masculins, vivant dans des quartiers pauvres défavorisés où le taux de chômage est élevé. Ils sont souvent de la deuxième ou troisième génération de migrants, issus de pays où ils n’ont jamais vécu ; ils ne sont pas bien intégrés dans la société ; quand ils ne sont pas au chômage, leur niveau d’éducation est faible. Leurs vies sont dépourvues de sens, de but.

Rudd déroule son argument :

Rudd : Le numérique est présent dans quasi tous les complots que nous mettons au jour. En ligne, vous pouvez trouver en un clic de souris votre propre set du « parfait petit djihadiste. » Les recruteurs de Daesh (État islamique) déploient leurs tentacules jusque dans les ordinateurs portables des chambres de garçons (et, de plus en plus souvent, celles des filles), dans nos villes et nos cités, d’un bout à l’autre du pays. Les fournisseurs d’extrémisme de droite abreuvent la planète de leur marque de haine sans jamais avoir à sortir de chez eux.

Tous les exemples qui précèdent concernent des informations publiques librement accessibles en ligne. Pas besoin de portes dérobées, pas besoin de fragiliser le chiffrement pour que les services judiciaires y aient accès. Tout l’intérêt, justement, c’est qu’elles soient faciles à trouver et à lire. La propagande n’aurait pas beaucoup d’intérêt si elle restait cachée.

Rudd : On ne saurait sous-estimer l’ampleur du phénomène.

Traduction : Il est impossible d’exagérer davantage l’ampleur du phénomène.

Vous vous souvenez qu’on court davantage de risques de mourir en tombant de son lit qu’en tombant aux mains d’un terroriste ? Tout est dit.

Rudd : Avant d’abattre des innocents sur Westminster Bridge et de poignarder l’agent de police Keith Palmer, Khalid Masood aurait regardé des vidéos extrémistes.

Premièrement, l’article du Telegraph dont Amber Rudd fournit le lien ne fait nulle part mention de vidéos extrémistes que Khalid Masood aurait regardées (que ce soit en ligne, sur le Web, grâce à un quelconque service chiffré, ni où que ce soit d’autre). Peut-être Rudd s’imaginait-elle que personne ne le lirait pour vérifier. À vrai dire, en cherchant sur le Web, je n’ai pas pu trouver un seul article qui mentionne des vidéos extrémistes visionnées par Khalid Massood. Et même si c’était le cas, ce ne serait qu’un exemple de plus de contenu public auquel le gouvernement a accès sans l’aide de portes dérobées et sans compromettre le chiffrement.

Ce que j’ai découvert, en revanche, c’est que Masood « était dans le collimateur du MI5 pour « extrémisme violent », mais n’était pas considéré comme une menace par les services de sécurité. » Voici donc un exemple parfait s’il en est : l’érosion des droits de tout un chacun dans notre société, sous l’effet de la surveillance de masse, n’aurait en rien contribué à son arrestation. Les services de renseignement le connaissaient déjà, mais ne le jugeaient pas menaçant.

Et ce n’est pas la première fois. D’après un article publié en 2015 dans The Conversation :

On se heurte régulièrement au problème de l’analyse et de la hiérarchisation des informations déjà amassées. Il n’est plus rare d’apprendre qu’un terroriste était déjà connu des services de police et de renseignement. C’était le cas des kamikazes du 7 juillet 2005 à Londres, Mohammed Siddique Khan et Shezhad Tanweer, et de certains des présumés coupables des attentats de Paris, Brahim Abdeslam, Omar Ismail Mostefai et Samy Amimour.

Plus récemment, les cinq terroristes qui ont perpétré les attentats de Londres et Manchester étaient tous « connus de la police ou des services de sécurité. » L’un d’entre eux apparaissait dans un documentaire de Channel 4 où il déployait un drapeau de l’État islamique. On nous rebat les oreilles de l’expression « passé à travers les mailles du filet. » Peut-être devrions-nous nous occuper de resserrer les mailles du filet et de mettre au point de meilleures méthodes pour examiner ce qu’il contient au lieu de chercher à fabriquer un plus grand filet.

Rudd : Daesh prétend avoir ouvert 11000 nouveaux comptes sur les réseaux sociaux durant le seul mois de mai dernier. Notre analyse montre que trois quarts des récits de propagande de Daesh sont partagés dans les trois heures qui suivent leur publication – une heure de moins qu’il y a un an.

Une fois encore, ce sont des comptes publics. Utilisés à des fins de propagande. Les messages ne sont pas chiffrés et les portes dérobées ne seraient d’aucun secours.

Rudd : Souvent, les terroristes trouvent leur public avant que nous ayons le temps de réagir.

Alors cessez de sabrer les budgets de la police locale. Investissez dans la police de proximité – dont on sait qu’elle obtient des résultats – et vous aurez une chance de changer la donne. Ce n’est pas le chiffrement qui pose problème en l’occurrence, mais bien la politique d’austérité délétère de votre gouvernement qui a plongé les forces de police locales dans un « état critique » :

Les forces de l’ordre ont du mal à gérer le nombre de suspects recherchés. Le HMIC (NDLT : police des polices anglaise) s’est rendu compte que 67000 suspects recherchés n’avaient pas été enregistrés dans le PNC (Police National Computer, le fichier national de la police). En outre, à la date d’août 2017, le PNC comptait 45960 suspects, où figurent pêle-mêle ceux qui sont recherchés pour terrorisme, pour meurtre et pour viol.

Au lieu de se concentrer là-dessus, Amber cherche à détourner notre attention sur le Grand Méchant Internet. Quand on parle du loup…

Rudd : L’ennemi connecté est rapide. Il est impitoyable. Il cible les faibles et les laissés-pour-compte. Il utilise le meilleur de l’innovation à des fins on ne peut plus maléfiques.

Grandiloquence ! Hyperbole ! Sensationnalisme !

Tremblez… tremblez de peur

(Non merci, sans façon.)

Rudd : C’est pour cela que j’ai réuni les entreprises IT en mars : pour commencer à réfléchir à la façon de renverser la vapeur. Elles comprennent les enjeux.

De quelles entreprises Internet s’agit-il, Amber ? Serait-ce par hasard celles qui suivent, analysent et monnaient déjà nos moindres faits et gestes ? Les mêmes qui, jour après jour, sapent notre droit à la vie privée ? Un peu, qu’elles comprennent les enjeux ! C’est leur business. Pour reprendre la fameuse analyse de Bruce Schneier : « La NSA ne s’est pas tout à coup réveillée en se disant « On n’a qu’à espionner tout le monde ». Ils ont regardé autour d’eux et se sont dit : « Waouh, il y a des entreprises qui fliquent tout le monde. Il faut qu’on récupère une copie des données. » »

Votre problème, Amber, c’est que ces entreprises n’ont pas envie de partager toutes leurs données et analyses avec vous. Leurs systèmes sont même en partie conçus pour éviter d’avoir à le faire, même si elles le voulaient : certaines données ne leur sont tout simplement pas accessibles (chez Apple, dont le business model est différent de Google et Facebook, les systèmes sont connus pour être conçus de cette façon quand la technologie le permet, mais l’entreprise a démontré récemment qu’elle est capable de livrer la vie privée de ses utilisateurs en pâture pour satisfaire la demande d’un gouvernement répressif.)

Ne vous méprenez pas, Google et Facebook (pour prendre deux des plus gros siphonneurs de données perso) se contrefichent de notre vie privée, tout autant que Rudd. Mais ce que réclame Amber, c’est de pouvoir taper gratuitement dans leur butin (et le butin, pour eux, ce sont nos données). Ils n’apprécient pas forcément, mais on les a déjà vus s’en accommoder s’il le faut.

Ce qui est plus grave, c’est que la requête de Rudd exclut l’existence même de services qui cherchent vraiment à protéger notre vie privée : les outils de communication chiffrée de bout en bout comme Signal, par exemple ; ou les outils de communication décentralisés comme Tox.chat.

Plus grave encore, peut-être : si le gouvernement britannique arrive à ses fins et met en œuvre les pouvoirs qui lui sont déjà conférés par l’Investigatory Powers Act, cela fermera la porte à ceux d’entre nous qui veulent construire des systèmes décentralisés, respectueux de la vie privée, interopérables, libres et ouverts, parce que de tels systèmes deviendront illégaux. Or l’avenir de la démocratie à l’ère numérique en dépend.

Rudd : Grâce au travail accompli avec la cellule anti-terroriste du gouvernement, nous avons pu dépublier 280000 documents à caractère terroriste depuis 2010 et fermer des millions de comptes.

Ok, donc, si je comprends bien, Amber, ce que vous nous expliquez, c’est que les mesures que vous prenez en collaboration avec les entreprises IT pour lutter contre la propagande publique des organisations terroristes fonctionnent bien. Le tout sans le moindre besoin de compromettre le chiffrement ou d’implémenter des portes dérobées dans les systèmes de communication. Mais continuez donc comme ça !

Rudd : Mais il y a bien plus à faire. Voilà pourquoi, lors de la réunion de mars dernier, les entreprises IT les plus puissantes de la planète se sont portées volontaires pour créer le Forum Internet Global Contre le Terrorisme.

Les multinationales n’ont pas à fliquer les citoyens du monde, ce n’est pas leur rôle. Elles aimeraient bien amasser encore plus de données et de renseignements sur la population mondiale, légitimer les structures de surveillance déjà en place et exercer un contrôle encore plus grand. Ça va sans dire. Mais c’est cet avenir que nous devons à tout prix éviter.

Sous prétexte de nous préserver d’un risque statistiquement négligeable, ce qui est envisagé est un panoptique mondial sans précédent. Dans un tel système, nous pourrons dire adieu à nos libertés individuelles (la liberté de parole, le droit à la vie privée…) et à notre démocratie.

Rudd : Le Forum se réunit aujourd’hui pour la première fois et je suis dans la Silicon Valley pour y assister.

Non seulement vous plaidez pour que les entreprises privées s’acoquinent avec les gouvernements pour jouer un rôle actif dans le flicage des citoyens ordinaires, mais vous faites appel à des entreprises américaines, ce qui revient à donner un sceau d’approbation officiel à l’implication d’entreprises étrangères dans le flicage des citoyens britanniques. (Merkel et Macron ont l’intention de saper les droits des citoyens européens de la même façon si on les laisse faire.)

Rudd : Les entreprises IT veulent aller plus vite et plus loin dans la mise au point de solutions technologiques susceptibles d’identifier, de faire disparaître, d’endiguer la diffusion de contenus extrémistes.

Soit ! Mais ça ne nécessite toujours pas de portes dérobées ni de chiffrement moins performant. Encore une fois, il s’agit de contenus publics.

Il faudrait un jour prendre le temps de débattre beaucoup plus longuement de qui est habilité à décréter qu’un contenu est extrémiste, et de ce qui arrive quand les algorithmes se plantent et stigmatisent quelqu’un à tort comme auteur de propos extrémistes en laissant sous-entendre que cette personne est extrémiste alors qu’elle ne l’est pas.

À l’heure actuelle, ce sont des entreprises américaines qui définissent ce qui est acceptable ou pas sur Internet. Et le problème est bien plus vaste que ça : il nous manque une sphère publique numérique, puisque les Facebook et autres Google de la planète sont des espaces privés (pas publics) – ce sont des centres commerciaux, pas des parcs publics.

Ce que nous devrions faire, c’est financer la création d’espaces publics en ligne, encourager la souveraineté individuelle, promouvoir un usage équitable du bien commun. Vous, Madame Rudd, vous êtes bien sûr à des années-lumière de ce genre d’initiatives, mais au moment où je vous parle, certains d’entre nous travaillons à créer un monde aux antipodes de celui que vous appelez de vos vœux.

Rudd : Leur attitude mérite félicitations mais ils doivent également savoir que nous leur demanderons des comptes. Cependant notre défi ne se limite pas à cela. Car au-delà des contenus pernicieux auxquels tout le monde a accès, il y a ceux que nous ne voyons pas, ceux qui sont chiffrés.

Ah, nous y voilà ! Après avoir consacré la moitié de l’article au combat victorieux du gouvernement contre l’expansion en ligne de la propagande publique des organisations terroristes, Rudd passe à son dada : la nécessité d’espionner les communications privées en ligne de chaque citoyen pour garantir notre sécurité.

Partie II : la guerre contre le chiffrement de bout en bout avec la complicité de Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (Google/Alphabet, Inc.)


C’est là qu’il faut prendre un siège si vous êtes sujet au vertige car Mme Rudd va faire mieux qu’un derviche tourneur. Elle va également lâcher une bombe qui aura de graves répercussions sur votre vie privée si vous êtes adeptes des services fournis par Facebook, Microsoft, Twitter ou YouTube (Google/Alphabet, Inc.)

Rudd : le chiffrement joue un rôle fondamental dans la protection de tout un chacun en ligne. C’est un élément essentiel de la croissance de l’économie numérique et de la fourniture de services publics en ligne.

Parfaitement, Amber. La discussion devrait s’arrêter là. Il n’y a pas de « mais » qui tienne.

Mais …

Rudd : Mais, comme beaucoup d’autres technologies efficaces, les services de chiffrement sont utilisés et détournés par une petite minorité d’utilisateurs.

Oui, et donc ?

Rudd : Il existe un enjeu particulier autour de ce qu’on appelle le « chiffrement de bout en bout » qui interdit même au fournisseur de service d’accéder au contenu d’une communication.

Le chiffrement de bout en bout a aussi un autre nom : le seul qui protège votre vie privée à l’heure actuelle (au moins à court terme, jusqu’à ce que la puissance de calcul soit démultipliée de façon exponentielle ou que de nouvelles vulnérabilités soient découvertes dans les algorithmes de chiffrement).

Incidemment, l’autre garant important de la vie privée, dont on parle rarement, est la décentralisation. Plus nos données privées échappent aux silos de centralisation, plus le coût de la surveillance de masse augmente – exactement comme avec le chiffrement.

Rudd : Que ce soit bien clair : le gouvernement soutient le chiffrement fort et n’a pas l’intention d’interdire le chiffrement de bout en bout.

Ah bon, alors est-ce qu’on peut en rester là et rentrer chez nous maintenant … ?

Rudd : Mais l’impossibilité d’accéder aux données chiffrées dans certains cas ciblés et bien particuliers (même avec un mandat signé par un ministre et un haut magistrat) constitue un obstacle de taille dans la lutte anti-terroriste et la traduction en justice des criminels.

Oui, mais c’est la vie. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre.

Rudd : Je sais que certains vont soutenir qu’on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, que si un système est chiffré de bout en bout, il est à jamais impossible d’accéder au contenu d’une communication. C’est peut-être vrai en théorie. Mais la réalité est différente.

Vrai en théorie ? Mme Rudd, c’est vrai en théorie, en pratique, ici sur Terre, sur la Lune et dans l’espace. C’est vrai, point final.

« Mais la réalité est différente », ce doit être la glorieuse tentative d’Amber Rudd pour battre le premier ministre australien, Malcolm Turnbull, dans la course aux âneries sur le chiffrement . M. Turnbull a en effet récemment fait remarquer que « les lois mathématiques sont tout à fait estimables, mais que la seule loi qui s’applique en Australie est la loi australienne. »

Turnbull et Rudd, bien sûr, suivent la même partition. C’est aussi celle que suivent May, Merkel et Macron. Et, après sa remarque illogique, Turnbull a laissé entendre de quelle musique il s’agit quand il a ajouté : « Nous cherchons à nous assurer de leur soutien. » (« leur », en l’occurrence, fait référence aux entreprises IT).

Rudd développe son idée dans le paragraphe qui suit :

Rudd : Dans la vraie vie, la plupart des gens sont prêts à troquer la parfaite inviolabilité de leurs données contre une certaine facilité d’utilisation et un large éventail de fonctionnalités. Il ne s’agit donc pas de demander aux entreprises de compromettre le chiffrement ou de créer de prétendues « portes dérobées ». Qui utilise WhatsApp parce qu’il est chiffré de bout en bout ? On l’utilise plutôt que parce que c’est un moyen incroyablement convivial et bon marché de rester en contact avec les amis et la famille. Les entreprises font constamment des compromis entre la sécurité et la « facilité d’utilisation » et c’est là que nos experts trouvent des marges de manœuvres possibles.

Traduction : Ce que nous voulons, c’est que les entreprises n’aient pas recours au chiffrement de bout en bout.

Voilà donc la pierre angulaire de l’argumentaire de Rudd : les entreprises IT devraient décider d’elles-mêmes de compromettre la sécurité et la protection de la vie privée de leurs usagers, en n’implémentant pas le chiffrement de bout en bout. Et, pour faire bonne mesure, détourner l’attention des gens en créant des services pratiques et divertissants.

Inutile de préciser que ce n’est pas très loin de ce que font aujourd’hui les entreprises de la Silicon Valley qui exploitent les données des gens. En fait, ce que dit Rudd aux entreprises comme Facebook et Google, c’est : « Hé, vous appâtez déjà les gens avec des services gratuits pour pouvoir leur soutirer des données. Continuez, mais faites en sorte que nous aussi, nous puissions accéder à la fois aux métadonnées et aux contenus de leurs communications. Ne vous inquiétez pas, ils ne s’en apercevront pas, comme ils ne se rendent pas compte aujourd’hui que vous leur offrez des bonbons pour mieux les espionner. »

De même, l’argument de l’indispensable « compromis entre la sécurité et la facilité d’utilisation » relève d’un choix fallacieux. Une nouvelle génération d’apps sécurisées et respectueuses de la vie privée, comme Signal, prouvent qu’un tel compromis n’est pas nécessaire. En fait c’est Rudd, ici, qui perpétue ce mythe à dessein et incite les entreprises IT à s’en servir pour justifier leur décision d’exposer leurs usagers à la surveillance gouvernementale.

Pas besoin de réfléchir bien longtemps pour se rendre compte que l’argumentation d’Amber s’écroule d’elle-même. Elle demande « Qui utilise WhatsApp parce que c’est chiffré de bout en bout et non parce que c’est un moyen incroyablement convivial et bon marché de rester en contact avec les amis et la famille ? » Retournons-lui la question : « Qui s’abstient d’utiliser WhatsApp aujourd’hui sous prétexte que le chiffrement de bout en bout le rendrait moins convivial ? » (Et, tant que nous y sommes, n’oublions pas que Facebook, propriétaire de Whatsapp, fait son beurre en récoltant le plus d’informations possible sur vous et en exploitant cet aperçu de votre vie privée pour satisfaire son avidité financière et ses objectifs politiques. N’oublions pas non plus que les métadonnées – interlocuteurs, fréquence et horaires des appels – ne sont pas chiffrées dans WhatsApp, que WhatsApp partage ses données avec Facebook et que votre profil de conversation et votre numéro de téléphone sont liés à votre compte Facebook.`

Rudd : Donc, nous avons le choix. Mais ces choix seront le fruit de discussions réfléchies entre les entreprises IT et le gouvernement – et ils doivent rester confidentiels.

Traduction : Quand les entreprises supprimeront le chiffrement de bout en bout de leurs produits, nous ne souhaitons pas qu’elles en avertissent leurs usagers.

Voilà qui devrait vous faire froid dans le dos.

Les services dont Amber Rudd parle (comme WhatsApp) sont des applications propriétaires dont le code source est privé. Cela signifie que même d’autres programmeurs n’ont aucune idée précise de ce que font ces services (même si certaines techniques de rétro-ingénierie permettent d’essayer de le découvrir). Si la plupart des gens font confiance au chiffrement de bout en bout de WhatsApp c’est qu’un cryptographe très respecté du nom de Moxie Marlinspike l’a implémenté et nous a dit qu’il n’y avait pas de problème. Or, le problème avec les applications, c’est qu’elles peuvent être modifiées en un clin d’œil… et qu’elles le sont. WhatsApp peut très bien supprimer le chiffrement de bout en bout de ses outils demain sans nous en avertir et nous n’en saurons rien. En fait, c’est précisément ce que demande Amber Rudd à Facebook et compagnie.

À la lumière de ces informations, il y a donc deux choses à faire :

Regardez quelles entreprises participent au Forum Internet Global Contre le Terrorisme et cessez de croire un traître mot de ce qu’elles disent sur le chiffrement et les garanties de protection de la vie privée qu’offrent leurs produits. Ces entreprises sont Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (Google/Alphabet, Inc.)

Les experts en sécurité informatique ne doivent pas se porter garants du chiffrement de bout en bout de ces produits sauf s’ils peuvent s’engager à vérifier individuellement chaque nouvelle version exécutable. Pour limiter la casse, les individus comme Moxie Marlinspike, qui a pu se porter garant d’entreprises comme Facebook et WhatsApp, doivent publiquement prendre leurs distances par rapport à ces entreprises et les empêcher de devenir complices de la surveillance gouvernementale. Il suffit d’une seule compilation de code pour supprimer discrètement le chiffrement de bout en bout, et c’est exactement ce que souhaite Amber Rudd.

Rudd : Ce qu’il faut bien comprendre c’est qu’il ne s’agit pas de compromettre la sécurité en général.

Ces actions compromettraient totalement la vie privée et la sécurité des militants et des groupes les plus vulnérables de la société.

Rudd : Il s’agit travailler ensemble pour que, dans des circonstances bien particulières, nos services de renseignement soient en mesure d’obtenir plus d’informations sur les agissements en ligne de grands criminels et de terroristes.

Une fois encore, ni la suppression du chiffrement de bout en bout ni la mise en place de portes dérobées ne sont nécessaires pour combattre le terrorisme. Si Rudd veut arrêter des terroristes, elle devrait plutôt cesser de raboter le budget de la police de proximité, le seul moyen qui ait fait ses preuves. Je me demande si Rudd se rend seulement compte qu’en appelant à la suppression du chiffrement de bout en bout dans les outils de communications en ligne, ce qu’elle fait en réalité, c’est exposer le contenu des communications de tout un chacun à la surveillance continue par – au minimum – les fournisseurs et les hébergeurs de ces services. Sans parler du fait que ces communications peuvent être manipulées par d’autres acteurs peu recommandables, y compris des gouvernements étrangers ennemis.

Rudd : Parer à cette menace à tous les niveaux relève de la responsabilité conjointe des gouvernements et des entreprises. Et nous avons un intérêt commun : nous voulons protéger nos citoyens et ne voulons pas que certaines plateformes puissent servir à planifier des attaques contre eux. La réunion du Forum qui a lieu aujourd’hui est un premier pas dans la réalisation de cette mission.

Je n’ai rien de plus à ajouter, pas plus que Rudd.

Pour conclure, je préfère insister sur ce que j’ai déjà dit :

Ce que souhaite Amber Rudd ne vous apportera pas plus de sécurité. Ça ne vous protégera pas des terroristes. Ça permettra aux gouvernements d’espionner plus facilement les militants et les minorités. Ça compromettra la sécurité de tous et aura des effets glaçants, dont la destruction du peu de démocratie qui nous reste. Ça nous conduira tout droit à un État Surveillance et à un panoptique mondial, tels que l’humanité n’en a jamais encore connu.

Quant aux entreprises membres du Forum Internet Global Contre le Terrorisme (Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube (Google/Alphabet, Inc.) – il faudrait être fou pour croire ce qu’elles disent du chiffrement de bout en bout sur leur plateformes ou des fonctionnalités « vie privée » de leurs apps. Vu ce qu’a dit Amber Rudd, sachez désormais que le chiffrement de bout en bout dont elles se targuent aujourd’hui peut être désactivé et compromis à tout moment lors d’une prochaine mise à jour, et que vous n’en serez pas informés.

C’est particulièrement préoccupant pour WhatsApp, de Facebook, dont certains recommandent fréquemment l’usage aux militants.

Vu ce qu’a dit Amber Rudd et ce que nous savons à présent du Forum Internet Global Contre le Terrorisme, continuer à recommander WhatsApp comme moyen de communication sécurisé à des militants et à d’autres groupes vulnérables est profondément irresponsable et menace directement le bien-être, voire peut-être la vie, de ces gens.

P.S. Merci pour ce beau travail, Amber. Espèce de marionnette !

(Un grand merci, non ironique cette fois, à Laura Kalbag pour sa relecture méticuleuse et ses corrections.)

 

À propos de l’auteur

Aral Balkan est militant, designer et développeur. Il représente ⅓ de Ind.ie, une petite entreprise sociale œuvrant à la justice sociale à l’ère du numérique.

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