Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Bonjour tout le monde,

Ceux et celles pour qui ces chroniques Librologiques sont d’une lecture un peu aride (c’est également mon cas, le croiriez-vous), seront peut-être rassurés de savoir que l’épisode d’aujourd’hui termine (provisoirement) l’approche quelque peu théorique entamée avec l’épisode 3, intitulé La Revanche des… Ah non, attendez que je m’y retrouve — j’y suis : User-generated multitude, c’est cela.

Dans l’épisode d’aujourd’hui, donc, je vous propose de revenir sur les pratiques culturelles sous licences Libres, leur utilité et l’adéquation ou non de celles-ci (les licences Libres) pour celles-là (les pratiques culturelles, faut suivre aussi)[1]. Plus que jamais, les commentaires sont là pour recueillir vos réactions, réflexions, témoignages et — ô surprise — vos commentaires.

Bonne lecture !

Valentin Villenave

Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Peut-on appliquer les licences Libres aux œuvres de l’esprit ?

(C’est-à-dire, étendre les modèles de licences alternatives, autorisant la libre diffusion voire la modification des œuvres, au-delà des seuls logiciels Libres ?)

C’est une question récurrente sur les forums et listes électroniques Libristes.

Une question que l’on n’amène en général pas frontalement, mais que l’on va glisser au détour d’une phrase — on la trouvera d’ordinaire introduite par des marqueurs tels que « je ne suis pas sûr que », « reste à savoir si », « il ne me semble pas évident », etc. — quand on n’entre pas directement dans l’attaque peu subtile « vous voulez obliger les artistes à publier sous licences Libres (et donc, à crever de faim) ? C’est du stalinisme pur ! ».

Une question sur laquelle, naturellement, chacun a peu ou prou son opinion pré-établie. Nul besoin d’argumenter, de réfléchir ou de démontrer.

C’est que cette question n’en est, évidemment, pas vraiment une.

C’est un troll.

Paul Scott - CC by-sa

J’ai déjà tenté ailleurs — longuement — de me pencher sur cette question, dans l’espoir de tordre le coup définitivement à ce serpent de mer trolloïde du milieu Libre. Cependant il me semble intéressant de prendre le temps de critiquer le point de vue selon lequel les licences Libres ne devraient convenir qu’aux programmes informatiques, et notamment d’examiner quels idéologèmes le sous-tendent. En effet, Libriste ou non, nul n’est à l’abri de ses propres préjugés, au premier rang desquels cette mythologie déjà évoquée qui consiste à voir en l’œuvre d’art un objet échappant aux contingences ordinaires, et en l’artiste-créateur (pour peu qu’il soit professionnel, bien sûr) un être en marge des exigences sociales.

D’un point de vue légal et pratique, pourtant, bien peu de choses distinguent un programme informatique de tout autre contenu immatériel : un logiciel est une œuvre de l’esprit soumise à la « Propriété Littéraire et Artistique » — encore une distinction arbitraire, au demeurant, qu’il conviendrait de mettre en question. Et un nombre croissant d’artistes s’expriment d’ailleurs au moyen d’outils informatiques qui les amènent parfois à créer de véritables « programmes », au sens strict. (Des pratiques artistiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.)

Pourquoi, dès lors, séparer arbitrairement ces œuvres de l’esprit en, d’un côté, l’art, de l’autre les logiciels ? Certes, il peut arriver que les « œuvres d’art » posent des contraintes inédites aux licences, et nécessitent quelques adaptations juridiques (c’est le propos des licences Creative Commons, dont j’ai parlé ailleurs, et de la licence Art Libre qui, nous le verrons plus bas, est timidement recommandée par le projet GNU). Mais le principe de base reste le même, et il a été établi que les libertés garanties à l’utilisateur de logiciels peuvent se transposer aisément à l’amateur d’art.

Ce qui sous-tend en fait cette dichotomie arbitraire, c’est le « bon sens » ordinaire par lequel tout un chacun délimite sa conception de l’art. Les bouleversements artistiques du XXe siècle semblent avoir quelque peu mis à mal les critères traditionnels d’appréciation du public : peut-on encore dire que « l’art, c’est ce qui plaît » après Picasso ? Que « l’art, c’est ce qui est original » après l’urinoir de Duchamp ou les boîtes de soupe de Warhol ? Peut-on encore définir l’art par la « légitimité » sociale de son auteur, après le Coucher de soleil sur l’Adriatique peint par l’âne Lolo (sic) ?

Boronali - Coucher de Soleil sur l'Adriatique - Wikimedia Commons CC by-sa

Reste un critère auquel se raccrocher (voire se cramponner, d’autant plus fermement que tous les autres sont en déroute) : celui de l’utilité. Une œuvre d’art, nous dit le bon sens ordinaire, n’est pas quelque chose dont on se sert pour accomplir telle ou telle tâche. Cette position est également celle de la Loi, qui depuis deux ou trois siècles oppose à l’Art (absolu) les « arts utiles », c’est-à-dire inventions et méthodes de fabrication. Il sera donc communément admis que l’art « noble », digne de respect, se doit d’être inutile : méprisons donc de bon cœur les fanfares ou la musique militaire (fusse-t-elle de Schubert), et les berceuses que l’on chante aux enfants.

Mais cette fois, c’est le reste de la vie qui revient en contrebalance : parmi tous les objets dont nous faisons « usage », combien sont, de facto, indispensables ou simplement, objectivement utiles ? Une large part des logiciels installés sur nos ordinateurs, par exemple, ne sont ni strictement nécessaires ni même utiles (jusqu’à l’absolument inutile). Ainsi, les jeux vidéo sont apparus exactement en même temps que les ordinateurs. Sans même aller jusque là, n’importe quelle interface moderne comporte une majorité d’éléments qui n’ont pour seule raison d’être, que de plaire. Si les logiciels servent à se divertir, et le design à plaire, il n’y a alors plus aucune raison pour considérer l’informatique différemment de, par exemple, la musique : de même que le comte Kayserling commanda à Bach des variations pour clavecin afin de l’aider à dormir la nuit, le citoyen moderne se laissera bercer par les moutons électroniques de son économiseur d’écran.

C’est donc dire, d’une part, que le critère d’« utilité » n’est pas un commutateur binaire, mais plutôt un axe linéaire sur lequel existent une infinité de degrés, et d’autre part que, quand bien même l’on tracerait une barrière nette, l’on serait surpris de voir que ce qui « tombe » d’un côté ou de l’autre n’est pas nécessairement ce à quoi l’on s’attendrait. J’irai même jusqu’à affirmer que le geste du programmeur n’est ni moins technique, ni moins intrinsèquement chargé d’expressivité, ni moins ontologiquement digne d’admiration ou de terreur, que celui de l’« artiste » ; la seule distinction de l’artiste (au sens bourdieusien du terme) est d’ordre social, et nous avons vu combien cette quantification est illusoire.

De même, l’opinion « naturelle » qui consiste à voir en l’Œuvre d’Art un objet achevé, signé et sacré, là où l’objet utilitaire (et tout particulièrement le programme informatique) est un objet transitoire, temporaire, criblé de défauts et dont on s’empressera de se débarrasser pour en obtenir une nouvelle version, plus récente, plus aboutie, en attendant encore la prochaine, cette vision disais-je, est éminemment liée à notre contexte historique : en-dehors de notre société occidentale de ces cinq ou six derniers siècles, les pratiques culturelles et rituelles ne sont pas nécessairement distinctes, et il est bien rare pour un « auteur » d’éprouver le besoin de signer individuellement son œuvre ; en retour, dans notre monde post-industriel (ou pleinement industriel, si l’on suit Bernard Stiegler) où l’artisan n’est plus qu’un souvenir, il est communément admis que tout objet utilitaire est le fruit du travail indistinct d’une légion d’ingénieur anonymes, et l’on se souciera bien peu de savoir si le logiciel que l’on utilise a un ou plusieurs auteurs. Si l’informatique a tout de même produit des noms célèbres, c’est avant tout par ce processus de « mythification » qu’est le star-system : Bill Gates ou Steve Jobs fascinent davantage pour leur success-story que pour leur travail technique, et de son côté le mouvement Libre cherche en ses grands informaticiens des héros (Linus Torvalds) ou, si l’on peut dire, des hérauts (Richard Stallman ou Sir Tim Berners-Lee) — ce que je décrivais précédemment sous le terme de « culte ».

Unicité de l’auteur, singularité sociale de l’artiste, intégrité de l’œuvre : autant de notions historiquement datées — et qui, même d’un point de vue historique, s’avèrent bien illusoires : aussi loin que nous puissions regarder, les artistes ont toujours dû s’adapter aux goûts du public, aux contraintes économiques ou politiques, et partager avec leur contemporains la paternité de leur travail. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder l’exemple des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, s’ils signaient certainement leurs œuvres, ne se privaient pas d’emprunter ici et là — quand ce n’était pas les interprètes eux-même qui ré-arrangeaient ou faisaient réécrire certains passages ! J’ai également tenté d’expliquer que les musiciens d’antan que nous révérons aujourd’hui comme des génies intemporels, n’avaient probablement pas de préoccupations d’une autre hauteur que les faiseurs-de-culture d’aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, le cinéma nous rappelle de façon éclatante combien l’élaboration d’une œuvre est une production, ici au sens industriel du terme — au point que même Fox News en vient à s’alarmer de la prolifération des franchises et autres remakes : nous attendons le prochain James Bond comme la prochaine version de tel jeux vidéo ou système d’exploitation, en espérant qu’il sera encore plus plaisant et nous en donnera davantage pour notre argent. C’est ignorer que trois siècles plus tôt, le public britannique de Händel attendait probablement de la même façon son prochain oratorio !

Signe ultime de cette industrialisation de la culture, que nous avons déjà présenté : les mêmes industriels qui érigent les « créateurs » en figures sacrées, s’empressent dans un même mouvement de réduire leur production à sa simple quantification marchande sour le terme « contenu », qui peut désigner indifféremment des films, des pistes musicales ou des images, en un mot, tout ce que l’on nous peut vendre, littéralement, au poids.

Mouton Mouton - Art Libre

Il y a quelque chose de paradoxal à constater que, même parmi les Libristes les plus endurcis, ceux-là même qui encouragent les informaticiens et chercheurs à publier sous licences Libres le fruit de leur travail, n’ont pas la même attente (voire exigence) de la part des auteurs et artistes. Sur le site gnu.org déjà mentionné, Richard Stallman lui-même indique :

Nous n’adoptons pas le point de vue que les œuvres d’art ou de divertissement doivent être Libres ; cependant si vous souhaitez en libérer une nous recommandons la Licence Art Libre.

Une autre page reprend même à son compte le critère d’utilité que j’évoquais plus haut :

Les œuvres qui expriment l’opinion de quelqu’un — mémoires, chroniques et ainsi de suite — ont une raison d’être fondamentalement différente des œuvres d’utilité pratique telles que les logiciels ou la documentation. Pour cette raison, nous leur demandons des autorisations différentes, qui se limitent à l’autorisation de copier et distribuer l’œuvre telle-quelle.

La licence Creative Commons Attribution-Pas d’œuvres dérivées est utilisée pour les publications de la Free Software Foundation. Nous la recommandons tout particulièrement pour les enregistrements audio et/ou vidéo d’œuvres d’opinion.

Nous avons pourtant vu que Stallman a très tôt compris l’importance potentielle des licences Libres au-delà du code informatique, et se plaît à définir le mouvement Libre comme un mouvement social, politique ou philosophique ; cette soudaine timidité lorsqu’il s’agit de l’art n’en est que plus surprenante — et n’a pas manqué d’être pourfendue par ceux et celles qui aspirent à un mouvement Libre digne de ce nom dans les domaines culturelles.

L’hypothèse que je pourrais formuler, est que rms n’est tout simplement pas intéressé par l’art. La culture « de divertissement » l’intéresse probablement, ainsi que la littérature qu’il nomme « d’opinion » ; cependant, difficile de se défaire de l’impression que ces formes intellectuelles dépourvues « d’utilité pratique » lui semblent, somme toute, subalternes. Si rms a — quoique tardivement — pris conscience des dangers que pose à la démocratie la répression de la libre circulation des œuvres, le point de vue des artistes eux-même lui demeure clairement étranger.

Peut-être est-ce là le plus grand échec du mouvement Libre : de n’avoir pas, de lui-même, dépassé plus tôt les frontières de l’informatique et de cette absurde notion d’utilité. Comme me l’exposait tout récemment Mike Linksvayer lui-même, il est presque honteux qu’aient dû se développer, avec quinze ans de retard, des licences spécialement pensées pour l’art et la culture, au lieu d’une simple évolution de licences logicielles telles que la licence GPL. Ce décalage d’une ou deux décennies vis-à-vis de l’informatique Libre est, encore aujourd’hui, un des (nombreux) handicaps dont souffre le monde culturel Libre.

Paul Downey - CC by

Le milieu des licences Libres est donc encore largement déconnecté des milieux artistiques. Les Libristes eux-mêmes sont en général nettement plus familiers de l’informatique que des pratiques culturelles (particulièrement « classiques », j’y reviens plus bas) ; leurs modes de consommation culturelle sont plus tournés vers la culture de masse — où l’on ignore notoirement toute possibilité de licences alternatives — que vers la création artistique ou la culture classique. Ceux-là même qui veillent à n’installer sur leurs ordinateurs que des logiciels Libres (à quelques éventuels compromis près), sont à même de faire une consommation immodérée de « contenus » propriétaires — la culture geek étant d’ailleurs presque entièrement construite sur un patrimoine non-libre : Le Seigneur des anneaux, Star Trek, La Guerre des étoiles, Le Guide du routard galactique

Pour certains, il y a là une évidence décomplexée : de toute façon, les œuvres d’art n’ont pas à être sous licences Libres, ce n’est pas fait pour cela. Pour d’autres au contraire, c’est un état de fait presque honteux : l’on ne demanderait pas mieux que de pouvoir n’écouter que de la « musique libre », par exemple, mais les œuvres existantes sont tellement peu connues / difficiles d’accès / introuvables / pauvres… Reproches d’ailleurs partiellement mérités (nous y reviendrons) — et qui auraient aussi bien pu, au demeurant, être adressés aux logiciels Libres eux-même il y a une quinzaine d’années.

Peut-être est-ce, au moins en partie, pour expier cette mauvaise conscience que ce même public Libriste se rue sur quelques œuvres ou sites web culturels publiés sous licences alternatives : les films (au demeurant admirables) de la fondation Blender, les dessins de Nina Paley ou encore le site Jamendo (sujets sur lequels nous reviendrons prochainement)… Cependant que d’autres fonds Librement disponibles, nettement plus fournis, restent largement ignorés : je veux parler du patrimoine écrit, notamment dans le domaine public. Nous évoquions récemment le projet Gutenberg, auquel il faudrait ajouter, dans le domaine des livres, Wikisource ou même Gallica, mais également le domaine des partitions musicales (IMSLP.org, mutopiaproject.org, cpdl.org), ou celui des films en noir et blanc (archive.org)… autant de formes culturelles qui ne font pas recette auprès du public Libriste dans son écrasante majorité (lequel public se montre d’ailleurs souvent peu concerné par la défense du domaine public en général).

Si les Libristes sont principalement tournés vers les cultures « de consommation », la grande majorité des artistes et auteurs, inversement, ne connaît guère d’autre modèle que le droit « d’auteur » traditionnel, avec l’inféodation qu’il comporte à tout un système d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs, sociétés de gestion de droits) dont il est presque impossible de sortir, et qui empêche même d’envisager l’existence d’alternatives quelles qu’elles soient. J’ai moi-même eu l’occasion d’évoquer la sensation d’apatride que peut avoir un musicien dans le milieu Libre, et un Libriste dans le milieu musical.

Il n’en faut saluer que davantage la bonne volonté de tous ceux qui, de part et d’autre, s’emploient à lancer des ponts, même de façon parfois maladroite ou mûs par la « mauvaise conscience » que j’évoquais plus haut. La devise du Framablog exprime à merveille ce point de vue :

mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manqués de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code.

On ne peut donc que souhaiter que le public Libriste, d’une part, mette progressivement en question ses propres modes de consommation culturelle, et d’autre part, sache s’abstraire de cette idéologie rampante qui consiste, en célébrant la « sublime inutilité » de l’art, à mettre les artistes hors du monde, dans une case clairement délimitée et quantifiable, et s’assurer qu’ils y restent. La figure sacralisée de l’artiste-créateur (tout comme celle du « professionnel », autant de termes que j’ai déjà démontés) que brandissent les industriels de la culture en toute hypocrisie, ne sert qu’à masquer cette démarche de marginalisation des artistes, de ringardisation organisée de la culture savante, et en dernière analyse, d’une certaine forme de mépris.

Une pensée Libriste digne de ce nom, au contraire, me semble devoir accepter l’idée qu’une œuvre d’art — utile ou non ! — puisse être, tout comme un programme informatique, partagée, retravaillée, voire détournée sous certaines conditions. Le rôle du mouvement Libre est pour moi de remettre l’art en mouvement, et l’auteur à sa place : celle d’un citoyen parmi d’autres, venant à une époque parmi d’autres.




Traducthon, tradaction, tradusprint… Pour un Web ouvert !

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-saDepuis plus de deux ans, plus précisément depuis un samedi de mai 2009 à l’occasion d’une Ubuntu party, je participe aux traductions collaboratives dans la vraie vie initiées par Framalang, le groupe de traducteurs gonzos du Framaland. Et je ne suis pas le seul à y avoir pris goût.

Nous avons récidivé à Bordeaux pour traduire Un monde sans Copyright, chez Mozilla Europe à Paris pour le manuel Thunderbird et en juillet dernier à Strasbourg à l’occasion des RMLL, pour vous proposer aujourd’hui Pour un Web ouvert.

J’ai traduit, aidé à traduire, relu et révisé des dizaines de textes de toutes sortes. Participer aux traductions d’articles avec Framalang depuis un certain temps déjà n’a fait que multiplier les occasions de pratiquer le petit jeu de la traduction. Mais participer à un traducthon est une tout autre expérience dont voici certaines caractéristiques.

Des traducteurs en chair, en os et en vie

Antoine Turmel - CC by-saCommençons par le plus flagrant : un traducthon c’est une rencontre physique de personnes qui ne se connaissaient pas forcément, qui n’étaient que des pseudos en ligne ou bien que l’on ne retrouve qu’à quelques occasions. C’est donc d’abord un temps convivial, où l’on échange des propos par-dessus le travail en cours, des plaisanteries de mauvais goût qui déclenchent le fou-rire, des considérations trollesques qui partent en vrille, mais aussi des projets, des questions, des réponses, des contacts, de la bière l’eau ferrugémineuse, des pizzas et des petits plats du restau du quartier. En somme c’est une petite bande de gens qui deviennent copains (au moins), une bande dont la géométrie est variable d’une session à l’autre suivant la disponibilité de chacun ou son libre désir de participer.

Le milieu des traducteurs libristes n’est pas si vaste, mais il est relativement compartimenté, généralement en fonction des tâches et projets. Un traducthon représente la possibilité de mettre un peu de liant dans cet émiettement des activités. Je suis assez content par exemple de voir se rencontrer sur une traduction partagée des copains de frenchmozilla et ceux de framalang. Ah mais j’entends aKa dans l’oreillette… ah oui, d’accord il faut employer au moins une fois le mot « synergie ». C’est fait.

Inconvénient ? C’est sûr, on découvre les vrais gens : Julien mange toute la tablette de Milka, Adrien est trop bavard, Goofy est un vieux et Simon ne devrait pas se laisser pousser la barbe.

Un défi, un enjeu, un grand jeu

La concentration dans le temps (un week-end, trois ou quatre jours dans le meilleur des cas…), la concentration dans un lieu de travail (une salle de cours de faculté plus ou moins équipée, un hall de la Cité des sciences, les locaux de Mozilla Europe…) sont bien sûr associées au défi que l’on se donne de terminer au moins un premier jet tout simplement parce qu’après le traducthon chacun reprend sa vie quotidienne et d’autres activités, il faut donc terminer « à chaud ». L’ensemble pourrait créer un stress particulier, mais le plus souvent il ne s’agit que d’une tension positive parce que nous sommes un groupe. Chacun sait que tout près un autre participant est animé lui aussi du désir d’atteindre le but commun. La collaboration crée en réalité l’émulation, chacun met un point d’honneur à faire au moins aussi bien et autant que ses voisins.

L’enjeu d’un traducthon est particulier car il s’agit d’un ouvrage d’un volume important et pas seulement d’un article de presse électronique qui est une denrée périssable, comme nous en traduisons régulièrement pour le Framablog. Dans un traducthon, nous nous lançons le défi de traduire vite un texte qui devrait pouvoir être lu longtemps et dont le contenu lui aussi est important. Nous avons le sentiment d’avoir une sorte de responsabilité de publication, et la fierté de mettre à la disposition des lecteurs francophones un texte qui contribue à la diffusion du Libre, de sa philosophie et de ses problématiques.

Reste que la pratique a heureusement une dimension ludique : les outils en ligne que nous partageons pour traduire, que ce soit la plateforme Booki ou les framapads, même s’ils ne sont pas parfaits, offrent la souplesse et l’ergonomie qui les rendent finalement amusants à pratiquer. Tous ceux qui ont utilisé un etherpad pour la première fois ont d’abord joué avec les couleurs et l’écriture simultanée en temps réel. Même au cœur du rush des dernières heures d’un traducthon, lorsque nous convergeons vers les mêmes pages à traduire pour terminer dans les temps, c’est un plaisir de voir vibrionner les mots de couleurs diverses qui complètent un paragraphe, nettoient une coquille, reformulent une tournure, sous le regard de tous.

Traduction ouverte, esprit ouvert

N’oublions pas tous ceux qui « passent par là » et disent bonjour sous la forme d’un petit ou grand coup de pouce. Outre ceux qui ont décidé de réserver du temps et de l’énergie pour se retrouver in situ, nombreux sont les contributeurs et contributrices qui collaborent sur place ou en ligne. Beaucoup découvrent avec intérêt la relative facilité d’accès de la traduction, qui demande plus de qualité de maîtrise des deux langues (source et cible) que de compétences techniques. Quelques phrases, quelques pages sont autant de contributions tout à fait appréciées et l’occasion de faire connaissance, voire d’entrer plus avant dans le jeu de la traduction en rejoignant framalang.

Plus on participe, plus on participe. Il existe une sorte d’effet addictif aux sessions de traduction collective, de sorte que d’une fois à la suivante, on retrouve avec plaisir quelques habitués bien rodés et d’autres plus récemment impliqués qui y prennent goût et y reviennent. Participer à un traducthon, c’est appréhender de près et de façon tangible la puissance du facteur collaboratif : de l’adolescent enthousiaste à l’orthographe incertaine au retraité venu donner son temps libre pour le libre en passant par le développeur qui apporte une expertise technique, chacun peut donner et recevoir.

Enfin, et ce n’est pas là un détail, la pratique du traducthon apprend beaucoup à chacun. Certains découvrent qu’ils sont à la hauteur de la tâche alors qu’ils en doutaient (nulle contrainte de toutes façons, on choisit librement ce que l’on veut faire ou non), mais pour la plupart d’entre nous c’est aussi une leçon de partage du savoir : nos compétences sont complémentaires, l’aide mutuelle est une évidence et la modestie est nécessaire à tous. Voir par exemple son premier jet de traduction repris et coloré par un traducteur professionnel (Éric, reviens quand tu veux ?!), se faire expliquer une tournure de slang par un bilingue et chercher avec lui un équivalent français, découvrir une thèse audacieuse au détour d’un paragraphe de la version originale, voilà quelques exemples des moments enrichissants qui donnent aussi sa valeur à l’exercice.

Le mot, la chose

Une discussion trolloïde de basse intensité est engagée depuis le début sur le terme à employer pour désigner le processus de traduction collaborative dans la vraie vie en temps limité. Quelques observations pour briller en société :

  • C’est un peu l’exemple des booksprints initiés par Adam Hyde et la bande des Flossmanuals qui nous a inspiré l’idée de nos sessions, on pourrait donc adopter tradusprint, surtout dans la mesure où c’est une sorte de course de vitesse…
  • En revanche lorsque une traduction longue demande plusieurs jours et un travail de fond (ne perdons pas de vue le travail indispensable de révision post-traduction), il est assez cohérent de parler plutôt de traducthon.
  • Pour être plus consensuel et « couvrir » tous les types de session, le mot tradaction a été proposé à juste raison

Ci-dessous, reproduction de l’affichette amicalement créée par Simon « Gee » Giraudot pour annoncer le traducthon aux RMLL de Strasbourg. À noter, Simon a également contribué à la traduction d’un chapitre !

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Et le Web ouvert alors ?

C’était justement le fruit d’un booksprint à Berlin l’année dernière, le voilà maintenant en français. Ce qui est assez frappant pour aller droit à l’essentiel, c’est la rhétorique guerrière qui en est le fil rouge. Au fil des pages on prend conscience de l’enjeu et de l’affrontement déjà en cours dans lequel nous pouvons jouer un rôle décisif. C’est maintenant et peut-être dans les deux ans qui viennent pas plus qu’il y a urgence à ce que nos pratiques de la vie numérique maintiennent et étendent un Web ouvert.

Le Web n’est pas un amoncellement de données, ni un amoncellement d’utilisateurs, le Web ouvert existe quand l’utilisateur propose librement des données et s’en empare librement. Le Web n’a pas d’existence tant que ses utilisateurs ne s’en emparent pas.

Nous voulons un Web bidouillable, libre et ouvert. Nous voulons des navigateurs Web extensibles, d’une plasticité suffisante pour répondre à nos goûts et nos besoins. Nous voulons contrôler nos données et en rester maîtres, non les laisser en otages à des services dont la pérennité et les intentions sont suspectes. Nous ne voulons pas que notre vie numérique soit soumise ni contrôlée, filtrée, espionnée, censurée.

Le Web n’appartient pas aux fournisseurs d’accès, ni aux états, ni aux entreprises.

Le Web n’appartient à personne, parce que nous sommes le Web.

Au fait, si vous voulez parcourir Pour un Web ouvert, c’est… ici en HTML et là en PDF.

Antoine Turmel - CC by-sa

Bonus track

Une interview au cours du traducthon de Strasbourg pour la radio québécoise La Voix du Libre.

Crédit photos : Antoine Turmel et Antoine Turmel (Creative Commons By-sa)




Librologie 5 : Troll en libertés

Chers lecteurs et lectrices,

Après une parenthèse recueillie la semaine dernière, la chronique Librologique que je vous propose aujourd’hui reprend le cheminement que nous avions entamé, et s’aventure dans le domaine, trollophile s’il en est, des soi-disant libertés numériques[1].

(Cet épisode trahit aussi une de mes habitudes irrépressibles : j’adore me faire des amis un peu partout.)

Bonne lecture, et à la semaine prochaine…
V. Villenave.

Internet Troll - Wikimedia Commons - Art Libre

Librologie 5 : Troll en libertés

Pas de mythologie digne de ce nom sans troll… en tout cas dans le domaine des communautés d’internautes. Le troll est un rôle traditionnel de toute communication de groupe, amplement favorisé par le confort (anonymat relatif, éloignement,…) des échanges sur Internet : plus ou moins sciemment, un ou plusieurs participants à la discussion mettent en avant une opinion dont la nature ou la formulation bloque le débat à tous les niveaux, le plus souvent sous forme d’une polémique fallacieuse (sur le même sujet, voir également cet article d’un mien collègue). Que l’on puisse les mettre au compte de l’ignorance, d’une pulsion narcissique, d’une volonté de nuire ou du pur opportunisme politique, les comportements de troll nous intéresseront ici moins par leur origine que de par ce qu’ils révèlent de présupposés et, lorsqu’ils fonctionnent à grande échelle, d’imaginaire collectif : ainsi de cette tendance documentée de toute discussion houleuse et trolloïde à dériver vers les figures contemporaines du Mal : Hitler, Staline ou Ben Laden.

Le troll est une composante historique du mouvement du logiciel Libre, où presque chaque programme se définissait par opposition avec un autre, le plus souvent propriétaire (emacs contre vi, Linux contre Minix, GNOME contre KDE/Qt) mais pas toujours (GNU emacs contre Xemacs, Guile contre Tcl, OpenBSD contre, hum, le reste du monde, etc.). De nos jours encore, tout Libriste qui se respecte peut posséder une opinion bien tranchée en faveur de tel logiciel plutôt que tel autre, et se répandre en commentaires acerbes : Linus Torvalds n’est pas le dernier à en donner l’exemple.

Est-ce à dire que, de même qu’on a pu parler du christianisme comme d’une « secte qui a réussi », Richard Stallman ne serait qu’un trolleur qui a réussi ? C’est certainement une possibilité à laquelle se prêterait la personnalité volontiers facétieuse de l’intéressé — et de nombreux commentateurs ne se privent pas de le dénoncer comme tel. Et pourtant, débusquer, ou croire débusquer, un troll, ne doit pas servir à éluder de véritables divergences idéologiques : nous avons vu que la rigueur intellectuelle de Richard Stallman, toute folklorique qu’elle se présente, repose sur une pensée précise et méthodique. Comme dans le cas de rms, la mythologie du troll présente ainsi le danger de faire oublier, sous l’aspect rituel du débat, les présupposés idéologiques qui le sous-tendent : ainsi la dispute terminologique entre open-source et logiciel Libre n’est-elle pas une dissension entre, d’un côté les idéologues, de l’autre les pragmatistes, mais bel et bien entre deux idéologies dont seulement l’une se pense et se revendique comme telle… tandis que l’autre, proche des milieux entrepreneuriaux ou capitalistes, épouse peu ou prou le discours dominant du libéralisme économique.

Dans un même ordre d’idées, un sujet de dissension classique (et donc à fort potentiel trollogène) est l’affrontement entre différentes licences plus ou moins Libres — voire, comme nous l’a montré le trolleur renommé qu’est Linus Torvalds, entre deux versions de la même licence ! Là encore, il est souvent possible de distinguer un affrontement idéologique sous les points d’apparence purement technique — nous y reviendrons prochainement, avec l’application des licences Libres au domaine culturel. En effet, si la substance du troll équivaut en général à un antagonisme de personnes, son essence est d’ordre idéologique : dire « je ne t’aime pas » ne suffit pas, il faut ajouter « je ne t’aime pas car je n’aime pas les apprentis-Staline » pour déplacer le débat sur un champ idéologique.

Cela n’est, cependant, que la première étape de la constitution du troll : la suivante incombe à son public lui-même, lorsque celui-ci entre dans la danse et qu’une polémique se crée — le succès du troll se mesurant au temps et à l’énergie qu’il consomme, directement ou indirectement. D’où la maxime Don’t feed the troll, « prière de ne pas donner de nourriture aux trolls ». L’usage même de cette maxime, au demeurant, pose question : si c’est véritablement d’un troll qu’il s’agit, alors il devrait être suffisamment outrancier pour être aisément désamorcé : dans notre cas la personne à qui l’on s’adresse n’a que très peu de points communs avec un dictateur soviétique, et sera trivial de le démontrer et mettre ainsi fin à la discussion. Cependant cela demande de part et d’autre — outre un minimum de bonne foi — une rigueur conceptuelle, une finesse d’analyse et de compréhension, et une culture politique qui souvent fait, hélas, défaut. C’est donc sur cette faille que s’édifie le troll ; y compris dans le milieu dit de « défense des libertés numériques », sur lequel nous nous arrêterons plus longuement ci-dessous.

La « communauté » des internautes, au sens large, est habituée à recevoir des attaques émanant des classes politiques, médiatiques et, de façon générale, traditionnellement légitimées qui, telles un M. Jourdain se retrouvant sur AOL, « trollent sans le savoir » (certains gouvernants français s’en sont même fait une spécialité) : en général la thématique mise à contribution est celle qui consiste à faire du réseau Internet le repaire des Ennemis de la société : le terroriste, le pédophile, le « pirate », l’islamiste, le nazi, et plus généralement, le jeune (adepte de jeux vidéos violents ou décérébrants, du « tout-gratuit » que j’ai déjà abordé ailleurs…). Ne disposant pas du bagage culturel, juridique et technique qui caractérise la plupart des internautes proches du mouvement Libre, de tels trolleurs-malgré-eux (pour rester chez Molière) n’hésitent pas à s’en prendre à des principes qui, pour le reste des citoyens, relèvent de l’évidence : interopérabilité, neutralité du réseau, liberté de choisir des licences alternatives… Pour officielles qu’elles soient, ces techniques de trollage n’en sont pas moins, parfois, d’une efficacité redoutable : au moment où je rédige ces lignes, les communautés de citoyens, consommateurs, artistes et Libristes de notre pays ont consacré la quasi-totalité de leur énergie et de leur attention, pendant quatre ans, au plus gros Troll administratif de la décennie : j’ai nommé la loi dite « Hadopi », sous ses différents avatars.

On aurait pu penser que des internautes habitués aux dissensions et discussions enflammées sauraient reconnaître, et échapper à, toute manœuvre de troll de la part du gouvernement — technique d’ailleurs bien connue de tous les politiciens, que celle qui consiste à lancer quelques propositions bien choquantes pour faire passer, sous les espèces du compromis, d’autres mesures plus pernicieuses. Mais comme dans tout contexte de lutte, la « communauté » se définit davantage par ce à quoi elle s’oppose ou ce qu’elle moque, que par des valeurs communes (même si elle s’en défend, nous y reviendrons précisément ci-dessous). De là vient qu’elle puisse quelquefois, à ses contempteurs, présenter l’illusion d’un front uni ; il n’en est pourtant rien, et les trolls abondent au sein du mouvement Libre et des « libertés numériques » comme de toute communauté sur Internet — peut-être même davantage, tant les sujets de dissension y sont nombreux et les individualités, disons, peu accommodantes.

Si j’emploie cette expression de « libertés numériques », ce n’est qu’avec la plus grande suspicion. On l’a vue, certes, consciencieusement brandie (et brandée) par le gratin des activistes et entrepreneurs, jusqu’à servir d’unique justification à des groupuscules ou coups publicitaires aux implications politiques parfois fumeuses. Mais que dit-on vraiment lorsque l’on parle « libertés numériques » ? Le mot Liberté est évidemment déjà éminemment chargé d’idéologie, plus encore lorsqu’il est au pluriel : la liberté ne serait donc pas un absolu ? (Un autre collègue me rappelle ici judicieusement qu’il en va de même pour le mot Laïcité, auquel d’aucuns gouvernants réactionnaires ont jugé bon d’adjoindre des adjectifs pour mieux le vider de son sens.)

De quelles libertés parle-t-on alors ? Libertés civiques ? Collectives ? Individuelles ? Rien de tout cela en fait : puisqu’on vous dit qu’il s’agit simplement de libertés « numériques ». Ce qui permet finalement à chacun de regrouper sous un même parapluie ses propres présupposés idéologiques, parfois antinomiques — par exemple entre ceux pour qui la Liberté passe par un État garant de la cohésion sociale à ceux pour qui, au contraire, l’État est une entrave à l’aspiration de liberté individuelle totale. Comme si le domaine numérique n’était pas un moyen (de communication et d’expression, qui ouvre certes des espaces publics ou privés où la Liberté doit certainement être défendue comme partout ailleurs), mais un enjeu en lui-même : politique, commercial, consumériste… peu importe en fait : seul reste le slogan. « Libertés numériques ! »

Un slogan qui, en dernière analyse, ne séduit ni ne convainc… À tel point que je ne puis que me demander si ce n’est vraiment que par effet de mode qu’on l’emploie à l’envi. Le plus intéressant ne serait-il pas ici ce que l’on ne dit pas ? Parler de « libertés numériques », c’est éviter de se référer aux valeurs de Liberté, Égalité, Fraternité (pourtant chères à Richard Stallman), ou encore aux Droits de l’Homme et du Citoyen ? (Cela expliquerait la présence, inexplicable autrement, parmi les défenseurs des « libertés numériques », de sympathisants de formations politiques ou de polémistes réactionnaires qui se plaisent à brocarder ceux qu’ils appellent les « droitsdelhommistes ».) Processus familier, somme toute : les « libertés numériques » sont finalement aux Droits de l’Homme ce que l’open-source est au mouvement Libre.

Pour maladroit ou imprécis qu’il puisse être, le paysage associatif français autour de ces prétendues « libertés numériques » n’en est pas moins un milieu attachant et nécessaire : dans leur grande majorité, ces associations sont mues par des personnes de bonne volonté dont l’éthos et le dévouement vont largement au-delà du troll-de-base. Ce milieu, je le fréquente moi-même depuis de nombreuses années et il m’a été donné d’y contribuer personnellement, en tant que sympathisant de nombreuses associations et, last but not least, spectateur puis animateur de l’un des nids à trolls les plus prometteurs de ces dernières années — et dont nous serons amenés à reparler dans ces chroniques.

Les querelles de chapelles sont monnaie courante dans un tel environnement, qui nous donne chaque semaine de nouveaux exemples de groupes (ou groupuscules) dont la principale raison d’être semble se résumer à taper sur des collectifs ou projets existants. Ces divisions (au sens biologique du terme) peuvent être mises en rapport avec la culture du fork dans le Logiciel Libre, qui permet à n’importe quel développeur de reprendre le code d’un programme pour le faire évoluer dans une direction différente. Si le phénomène n’est pas simple dans le monde informatique (le succès d’un fork dépend de sa qualité, du charisme de son initiateur, de l’éventuel mécontentement des utilisateurs vis-à-vis du projet d’origine…), dans le domaine des idées il touche à l’ésotérisme : entre 2006 et 2010, il m’a été donné de dénombrer pas moins de sept forks différents du Parti Pirate, rien qu’en France !

Dans ce milieu où les discussions s’enflamment vite, le troll n’est donc jamais loin, non seulement d’un groupe à l’autre (nous le voyions à l’instant) mais au sein même du groupe. C’est que la nature des thématiques abordées prête souvent aux confrontations politiques et au trollage idéologique ; à cela s’ajoute ce que je nommerais le « troll structurel », qui me semble ontologiquement propre à ce milieu. En effet, le mode de fonctionnement des communautés en ligne (particulièrement dans le mouvement Libre), que l’on a pu (trop facilement, à mon sens) décrire comme « horizontal », « anarchique » ou « méritocratique », repose sur des règles non-écrites, diffuses, changeantes, et des valeurs inquantifiables telles que la confiance mutuelle, la sympathie ou le degré de conviction qu’inspire chaque membre. À l’inverse, toute association républicaine se doit structurellement de présenter un édifice « vertical », « représentatif » ou « démocratique » : des élections, des assemblées, une hiérarchie de commandement et de responsabilités… Je n’irai pas jusqu’à dire que concilier ces deux modèles est impossible ; je n’hésiterai pas à dire, en revanche, qu’à l’heure actuelle personne, à ma connaissance, n’y est parvenu. L’attitude adoptée par la plupart des responsables associatifs consiste à simplement ignorer le problème, en laissant se développer une « communauté » plus ou moins appariée avec l’association, et qui peut constituer un vivier de ressources bénévoles — à moins que ce ne soit l’association qui se donne pour mission d’« animer » la communauté. Une telle ambigüité ne peut que profiter à l’émergence des trolls, particulièrement dès que croissent le nombre d’adhérents ou les ressources financières. L’embauche d’un salarié permanent constitue, à ce titre, un cap révélateur : dans beaucoup de cas l’association le recrutera parmi ses propres fondateurs, comme en gage d’ancienneté et de reconnaissance, dans d’autres cas l’on recrutera un jeune « battant » issu de Sciences-Po ou d’une école de commerce ; c’est seulement dans le plus rare des cas que l’on recrute parmi la « communauté », au moyen de critères qui ne peuvent que faire question : de quelque façon qu’elle s’y prenne, l’association qui franchit se cap trahit de ce fait son aspiration de légitimitation sociale, et par là les habitus de ses membres même.

Je ne saurais trop souligner la grande diversité de toutes ces structures, qui peuvent aller du groupuscule informel à de véritables institutions, et qu’il serait pour le moins hasardeux de prétendre décrire en quelques phrases. Cependant, quelle que soit leur taille, il me semble pouvoir distinguer quelques traits récurrents : le plus frappant et le plus répandu étant sans doute, leur étrange pudeur sur le plan politique, que l’on peut voir, soit comme un simple manque de courage (j’y reviens dans un instant) soit comme un idéologème caché : nous avons vu combien la parole « dépolitisée » que dénonce Barthes peut masquer une démarche activement réactionnaire (au sens contre-révolutionnaire du terme), et il n’est plus à démontrer qu’apolitique veut dire « de droite ».

Ainsi de cette insistance répétée, largement répandue et, en fin de compte, presque suspecte, qu’a le milieu du logiciel Libre et des « libertés numériques » à… ne pas faire de politique. Dans un exemple frappant, l’Aful, pour critiquer l’April, nous explique-telle doctement qu’elle ne se place pas « sur le plan des principes »… avant, dans la phrase suivante, de faire sienne la notion de « concurrence libre et non faussée », qui a depuis longtemps cessé d’être neutre politiquement ! D’autres associations, si elles se défendent également de faire de la politique, ont des liens plus ou moins ténus avec certaines formations politiques existantes, des sponsors inattendus, une organisation souvent opaque, ou des motivations quelquefois peu claires — au point que l’on soit parfois amené à se demander si dans certains cas, le travail des bénévoles et les (nombreuses et insistantes) campagnes d’appel au don, toujours au nom de l’Intérêt Général, n’ont pas pour finalité véritable de financer les émoluments et ambitions politiques ou entrepreneuriales de quelques individus.

Ambitions qui, je m’empresse de le dire, ne sont pas nécessairement antinomiques d’un engagement par ailleurs sincère et d’un travail de qualité. D’un point de vue intellectuel, l’ambition personnelle ou même le simple besoin de devoir faire bouillir ses spaghettis ne me paraissent pas moins dignes de respect que la défense du Bien Commun — tant que l’on n’invoque pas celui-ci pour masquer celui-là.

Troll nicht fuettern - Wikimedia Commons - CC by-sa

Quelle que puisse être la part de calcul, de romantisme ou d’idéalisme de leurs figures de proue, l’effervescence des associations et communautés de l’Internet Libriste ou « citoyen » d’aujourd’hui ne doit pas faire oublier la relative pauvreté de leur réflexion politique et de leur culture idéologique. J’en veux pour illustration la danse du ventre des courants politiques traditionnels qui se pressent devant l’électorat geek : aux partis traditionnels il faut ajouter les formations écologistes, centristes, ultra-libérales, nationalistes… pour ne citer que celles qui se sont acheté une image « libertés numériques-friendly » en s’opposant (au moins en apparence) à ce troll dit « Hadopi » que j’évoquais plus haut. Et le mythe est ici d’autant plus aisé, d’autant plus séduisant, que l’éthos de son « cœur de cible » geek reste mal défini, et sa terminologie, mal conceptualisée.

Ainsi pourrait s’expliquer, également, le succès de certaines personnalités politiques « traditionnelles », qui font à l’occasion l’objet d’un engouement soudain et inattendu auprès des geeks et internautes, quasi indépendamment de leurs valeurs : François Bayrou lors de la fondation du bien-nommé MoDem, Nathalie Kosciusko-Morizet sur Twitter, Michel Rocard sur le logiciel Libre, ou bien sûr l’accession au pouvoir du candidat Obama. Venant d’une communauté habituellement si critique et moqueuse, la chose a de quoi surprendre : j’y verrai même des exemples de trolls positifs.

Ici se trouve sans doute une justification de cette posture « apolitique » que je critiquais plus haut… et qui explique d’ailleurs peut-être le succès de certains discours « ni de gauche, ni de droite » (bien au contraire) tels que celui de François Bayrou en 2007 ou d’Europe-Écologie en 2009 auprès des geeks français) : de même que la grande majorité des Libristes (à l’exception de rms, nous l’avons vu) et, plus encore, des partisans de l’open-source fuit explicitement toute ambition philosophique ou idéologique, beaucoup de groupements de citoyens sur Internet se détournent avec dégoût ou terreur de la politique en tant que telle. Certes, cela n’est ni nouveau, ni inhérent aux communautés en ligne : les associations traditionnelles (y compris, d’ailleurs, au sein des formations politiques ou syndicales) ne sont pas, pour la plupart, des clubs de réflexion ni des regroupements d’idéologues ou d’intellectuels — nulle raison pour qu’il en soit autrement sur Internet.

Attitude compréhensible, quoiqu’un tantinet hypocrite : comment en effet promouvoir des modèles inédits de diffusion culturelle, de lien social et d’équilibre économique, sans en tirer les conclusions politiques et institutionnelles inévitables ? En évitant, sinon les trolls (nous avons vu que c’est peu ou prou impossible), du moins les « sujets qui fâchent », ne risque-t-on pas d’abdiquer certaines convictions, et de se contenter (comme nous le voyions plus haut) de remâcher en fait le discours idéologique dominant, fût-ce sous une forme dégradée ?

Cette stratégie d’évitement (qu’elle soit assumée ou non) en laquelle je vois une certaine hypocrisie, me frappe d’autant plus qu’elle vient (majoritairement) de classes sociales qui ont pourtant accès à la connaissance (notamment historique), à des sources d’information multiples et à des modes de pensée favorisant l’esprit critique — non seulement vis-à-vis du Système politico-médiatique traditionnel (ce point semble acquis), mais également au sein même de ce nouveau mainstream qu’elles créent, comme nous le mentionnions en préambule de ces chroniques. On a pu souligner l’importance humanitaire de l’éducation dans les pays soumis aux guerres, famines, épidémies ; faudrait-il, dans nos contrées virtuelles ravagées par les trolls — fléau certes autrement moins grave — envisager comme prérequis à l’émergence d’une représentation politique efficace de leurs modèles de société, la nécessité pour les internautes Libristes d’une culture politique et d’une certaine rigueur intellectuelle ?

La chasse au troll n’est donc pas plus neutre idéologiquement que le troll lui-même : tous deux participent d’une même ritualisation des débats d’idées, qui les vide peu à peu de tout contenu politique et de toute aptitude à influer sur l’évolution des choses. Si le troll a un effet parasite et immobilisant, sa répression laisse quant à elle entendre qu’aucune divergence idéologique de fond n’est efficace, justifiée ou même envisageable. La possibilité même d’un débat rigoureux et approfondi, s’étiole : c’est de cet étiolement que le troll est indice.

Notes

[1] Crédit illustrations sur Wikimedia Commons : Internet Troll (licence Art Libre) et Troll nicht fuettern (Creative Commons By-Sa)




Ne dites plus Copyright mais Monopole du Copyright !

taxbrackets.org - CC byLes mots ont un sens, et ce n’est pas notre librologue Valentin Villenave qui nous contredira.

De la même manière qu’on critique Stallman lorsqu’un logiciel non libre devient un logiciel « privateur », on reproche à Rick Falkvinge d’accoler systématiquement « monopole » à « copyright ».

Il a choisi de s’en expliquer ci-dessous[1].

On notera que ce billet est publié dans le triste contexte européen du prolongement de la protection des droits des interprètes musicaux pendant 70 ans. Vous appelez cela comment vous ?

Rick Falkvinge est le fondateur du Parti pirate suédois et a déjà fait l’objet de billets sur ce blog (ici et ).

Si le sujet vous intéresse, nous rappelons l’existence de notre framabook un brin provocateur qui se propose de carrément supprimer le copyright.

Pourquoi je persiste à parler de « Monopole du Copyright »

Why I Insist On Saying “The Copyright Monopoly”

Rick Falkvinge – 12 septembre 201 – Site personnel
(Traduction Framalang : Don Rico)

Certains se demandent pourquoi j’emploie toujours le terme de « monopole du copyright » plutôt qu’utiliser simplement le mot « copyright ». « N’est-ce pas de la rhétorique de bas étage ? », m’interroge-t-on. Cette formule n’est ni médiocre, ni un effet de rhétorique. Comme je tente souvent de la faire, j’ai choisi ces mots avec soin pour mettre en lumière un problème important.

Dans une salle d’audience, on n’entend jamais les avocats du copyright utiliser l’expression courante « Nous possédons les droits de ce film ». Ils préfèrent employer la formule juridique « Nous détenons les droits exclusifs de ce film ».

Le vocabulaire et le jargon juridiques sont parfois complexes, et nous avons tous le devoir d’expliquer au public les complexités du monopole du copyright dans les termes les plus compréhensibles possible.

Pour beaucoup, un droit exclusif reste une notion théorique et mystérieuse. C’est pourquoi je préfère de loin le terme monopole, sémantiquement identique.

On notera que j’emploie là le vocabulaire même de l’industrie du copyright et me contente de remplacer un mot par un synonyme compris du plus grand nombre.

Il existe une autre motivation à mon choix. En parlant de « monopole du copyright » plutôt que de « copyright », on insiste sur la nature de la législation, sur le fait qu’il s’agit d’un droit exclusif, ou… monopole, lequel est en opposition aux droits de la propriété, et n’en est justement pas un. Le simple fait d’employer des termes précis et transparents permettra de mettre en lumière cet abus de langage.

J’ai pu discuter avec deux professeurs de droit qui n’éprouvaient aucune difficulté à recourir au terme « monopole » pour débattre de la législation, ce mot étant tout à fait correct. (Toutefois, lorsqu’un troisième juriste m’a demandé de m’expliquer, j’ai précisé que je parle d’une monopole statutaire (de jure), et non d’une position commerciale dominante abusive (de facto). Chacun a été satisfait, et la conversation s’est poursuivie.)


Pour finir, si l’industrie du copyright ne supporte pas que j’utilise l’expression « monopole du copyright », c’est pour la simple raison qu’elle énonce clairement la nature de la législation à ceux qui n’ont pas encore pris la peine de se pencher sur la question. Le terme monopole a une connotation négative, certes, mais pour une bonne raison. Si certains réagissent mal lorsque j’emploie des mots corrects et faciles à comprendre pour illustrer la situation, c’est à cause de la situation elle-même.

Voilà pourquoi j’aimerais que d’autres que moi parlent systématiquement de « monopole du copyright ». Nous sommes chargés d’une mission, celle d’éduquer le grand public à la nature véritable de cette législation.

Notes

[1] Crédit photo : taxbrackets.org (Creative Commons By (image sur Flickr))




Librologie 3 : User-generated multitude

Bonjour à tous, bonjour à toutes,

Après deux premières Librologies en forme de portrait, je vous propose aujourd’hui de commencer à aborder le domaine des pratiques culturelles Libres, qui est la motivation d’origine de ces chroniques.

C’est l’occasion de revenir sur quelques thématiques évoquées précédemment avec l’épisode rms, mais également d’introduire d’autres problèmes que nous serons amenés à retrouver au fil des semaines.

Bonne lecture, et à la semaine prochaine…

Librologie 3 : User-generated multitude

La chronique que je vous propose aujourd’hui a déjà été écrite pour moi, au moins en partie, par l’enseignant-chercheur Olivier Ertzscheid, qui a récemment été frappé, tout comme moi (et des millions d’internautes), par le diagramme suivant :

In 60 seconds - Go-Globe.com

Son commentaire, brillamment intitulé L’imaginaire numéraire du numérique, mérite d’être lu en entier. En voici quelques fragments (où l’on notera d’ailleurs une allusion à Roland Barthes) :

Le vertige des grands nombres est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. Les chiffres de Facebook sont donc pareillement vertigineux, comme sont vertigineux ceux de Google, de Youtube et de l’ensemble de ces mégalopoles virtuelles dans lesquelles se croisent, chaque jour, deux milliards d’internautes. (…)

Ces chiffres contribuent également à nourrir un imaginaire collectif qui, incapable de littéralement se représenter « ce que représente » le traitement computationnel de 57 milliards d’interactions comme on est incapable, dans l’instant, de se représenter « ce que représente » la fortune de Liliane Bettancourt à l’échelle de notre salaire mensuel, ces chiffres, disais-je, contribuent également à nourrir un imaginaire collectif réduit à choisir l’extase statistique comme seul argumentaire de la construction de son horizon critique. (…)

2 milliards d’internautes mais 6 miliards d’êtres humains. Or avez-vous vu récemment une infographie sur le nombre de véhicules circulant chaque jour sur le périphérique parisien ou new-yorkais ? Voit-on se multiplier les infographies sur le nombre de coups de fils passés chaque jour dans le monde ? Sur le nombre de litres d’essence consommés chaque jour dans chaque pays ? Sur le nombre de feuilles de papier sortant chaque jour des imprimantes domestiques ? On sait que là aussi les chiffres seraient vertigineux. Mais ces chiffres là ne nous fascinent plus. L’écosystème qu’ils décrivent est « tangible », lourdement, tristement et désespérement tangible. (…)

Le chiffre, les chiffres de l’internet renvoient donc à des effets de sidération qui participent d’une atténuation de l’effet de réel des entités qu’ils décrivent en même temps qu’ils renforcent le pouvoir symbolique des grandes firmes du web. (…) La mythologie de l’internet – au sens des mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique.

Puisqu’Olivier Ertzscheid nous y invite, relisons les Mythologies de Barthes, et tentons par exemple de mettre en balance ce nouvel imaginaire vertigineux des très grands nombres auquel donne lieu Internet, avec la rhétorique de la computabilité et de la quantifiabilité que Roland Barthes observait chez la petite-bourgeoisie poujadiste de son temps (état d’esprit dont nous avons vu qu’il est toujours à l’œuvre aujourd’hui) : « l’infini du monde est conjuré, écrit-il dans son texte sur Poujade déjà cité, (…) toute une mathématique de l’équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce ».

M. Ertzscheid n’a pas tort de parler d’une « extase statistique » (d’ailleurs souvent en forme d’auto-congratulation), cependant il s’en faut de peu pour que l’extase cède le pas (en particulier dans certains milieux traditionnellement légitimés) à un sentiment de terreur. Un chiffre concevable fait un argument publicitaire efficace, un chiffre inconcevable effraie. On peut nous vendre, sur des affiches de vingt mètres carrés, tel grand concert dans un stade sportif, avec « 500 musiciens, 200 artistes sur scène », mais on a renoncé depuis longtemps à nous vendre tel film comme ayant nécessité « 200 millions de dollars, 50 000 figurants » et ainsi de suite.

Lorsqu’il cesse d’être concevable pour devenir « sidérant », lorsqu’il ne réduit plus le monde à une donnée appréhensible mais évoque au contraire son ampleur, le chiffre n’est plus un nombre, mais une image : on ne s’appuie plus dessus pour argumenter, mais pour frapper les esprits. Cela n’a pas échappé à un autre enseignant-chercheur, André Gunthert, qui rebondit sur l’analyse de Ertzscheid pour critiquer un ouvrage de Patrice Flichy intitulé Le Sacre de l’amateur, et dont les premières lignes donnent (mal ?) le ton :

Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

Ce qui définit l’amateur, c’est donc sa multitude indéterminée (par opposition, imagine-t-on, à la singularité du « professionnel » — j’y reviens à l’instant). Dans un autre ouvrage plus ancien au titre similaire (Le Culte de l’Amateur, également remarqué par Gunthert), l’entrepreneur américain Andrew Keen est même nettement plus vindicatif :

Voici l’ère où la musique que nous écouterons viendra de groupes amateurs dans des garages, les films que nous verrons viendront d’un YouTube amélioré, et les actualités, faite de potins mondains survitaminés, nous seront servies comme une garniture autour de la pub. Voilà ce qui arrive lorsque l’ignorance se joint à l’égoïsme qui se joint lui-même à la loi de la foule.

Les invasions barbares, réactualisation d’un mythe. Cependant, est-ce vraiment là la seule attitude possible ? Autre entrepreneur américain, Chris Anderson a montré avec ses travaux sur la « longue traîne » et l’économie de la gratuité que l’avènement des « multitudes » sur le Web pouvait permettre l’émergence de modèles éminement rentables.

À condition, évidemment, de savoir quoi vendre. Nous parlions récemment de ce glissement linguistique qui consiste à désigner les œuvres de l’esprit sous l’appellation de « contenu », glissement critiqué aussi bien par Stallman que Doctorow : jamais sans doute n’aura-t-il été aussi révélateur que dans l’expression User-Generated Content, « contenu produit par les utilisateurs », dont l’avènement dans les années 2000 a été décrit comme signe d’une « marchandisation du Web ».

Ainsi, le regard que porte le système idéologique dominant sur les multitudes d’internautes me semble osciller entre mépris et avidité, entre terreur et intérêt financier. Nous ne nous appesantirons pas ici sur l’oxymore « user-generator », retournement par lequel le public autrefois passif, devient aujourd’hui actif ; de spectateur, devient acteur ; de consommateur, devient producteur. Beaucoup s’en sont émerveillés (à juste titre), souvent avec cette tonalité d’auto-congratulation que nous évoquions plus haut ; d’autres ont fait remarquer combien l’internaute producteur de richesse intellectuelle devient force de travail volontaire, sans toujours en être conscient ; d’autres enfin soulignent que certaines formes de cette production de richesse sont à même de remettre en cause l’intégrité de notre citoyenneté — autant de critiques pertinentes et valides.

Le point sur lequel j’aimerais m’arrêter ici plus longuement est la dichotomie amateur/professionnel et l’idéologie qui la sous-tend. (C’est là un thème sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, et que j’ai déjà tenté d’évoquer ailleurs.) Outre son arbitraire simpliste, cette division me semble révélatrice d’un Ordre social conservateur, par lequel les auteurs se voient figés dans une marginalité clairement identifiée. Un signe de ce processus (sur lequel je reviendrai prochainement) est sans doute à lire dans l’emploi immodéré du terme « artiste » parmi les discours d’industriels ou de politiques : « défendre les artistes », « aimer les artistes »… Or, là où des termes comme « musicien », « écrivain » ou « peintre » évoquent une profession, le mot « artiste » renvoie à un statut social. Ce même « statut prestigieux, comme le relèvait Barthes dans sa mythologie de l’Écrivain en vacances, que la société bourgeoise concède libéralement à ses hommes de l’esprit (pourvu qu’ils lui soient inoffensifs) ». Soyez « artistes », soyez « professionnels »… mais surtout ne sortez pas de votre case. L’on sait ce que le mot « amateur » peut avoir de méprisant ; c’est pourtant occulter le pouvoir assujettissant du mot « professionnel ».

L’amateur d’un côté, le professionnel de l’autre : les deux termes sont d’ailleurs interdépendants, et nous verrons plus bas que leur définition même, dans le dictionnaire, relève de la tautologie. Un ordre bien délimité, bien intelligible, presque « naturel » pour ainsi dire… ce même naturel, note Barthes dans l’avant-propos déjà cité, « dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». Nous avons déjà eu l’occasion de nous arrêter sur le mythe du « créateur » ; nous pourrions l’examiner d’un point de vue historique et montrer combien des concepts tels que la singularité et l’unicité de l’auteur (pour ne rien dire de la propriété) sont bien moins universels, immémoriels et impérissables qu’on ne nous le laisse accroire. Dans de nombreuses cultures (et durant une très large part de l’histoire de l’Occident chrétien) les pratiques artistiques sont d’essence rituelle et le fait même de prétendre signer une œuvre semblerait incongru, l’auteur s’estompant devant la tradition ou les divinités ; inversement, même certains auteurs (peintres, compositeurs) qui passent aujourd’hui, à juste titre, pour des individualités exceptionnelles (ou génies, pour employer un autre mythe) de ces quatre derniers siècles, travaillaient dans des conditions que je n’hésiterais pas à qualifier de proto-industrielles. En fin de compte, les pratiques culturelles de toute société ne sont qu’un épiphénomène de son Histoire.

D’un côté l’amateur, de l’autre le professionnel. Certes. Mais comment qualifier alors un citoyen qui, sans être statutairement identifié comme « créateur », s’empare d’une parole publique à laquelle il ne devrait pas « légitimement » prétendre ? On lui fabriquera un nom hybride sur mesure : ce sera le Pro-Am. Virginie Clayssen décrit ainsi cette mise à l’index, avec une jolie période : « Les Pro-Am, cible des contempteurs de blogs, des pourfendeurs de Wikipédia, des détracteurs du Crowdsourcing, cible de ceux qui disent `et voiià, maintenant, n’importe qui peut dire n’importe quoi.´ »

J’irai, pour ma part, plus loin : la simple terminologie pro-am me semble elle-même investie de l’idéologie d’ « ordre social » que j’évoquais à l’instant, délimitée d’un côté par ceux qui produisent, de l’autre par ceux qui consomment. Dans ce cadre il n’est pas anodin de souligner dans quel contexte social se produit l’avènement de l’Internet User-Generated : dans une époque où « nos » sociétés occidentales s’engoncent dans une morosité économique et où les classes sociales sont de moins en moins perméables, la figure de l’artiste est l’une des dernières images positives laissant entrevoir la possibilité d’une ascension sociale — du moins en termes de capital symbolique : les pratiques artistiques, et les possibilités de diffusion ouvertes par Internet, incarnent pour toute une classe moyenne ou défavorisée, l’espoir de « devenir quelqu’un ». (On pourra lire à cet égard un récent article du jeune auteur québecois Mathieu Arsenault, qui applique avec pertinence quelques notions de Pierre Bourdieu au paysage culturel actuel.)

C’est pourquoi cette idéologie fonctionne aussi bien dans les deux sens : au mythe des hordes d’amateur déferlant sur les rivages de la civilisation numérique, répond en miroir celui du jeune artiste « révélé » par Internet. (Étant entendu que la cause finale de toute success story digne de ce nom n’est autre que de rentrer dans le rang : une fois « révélé », le pro-am devient pro tout court et l’Ordre est enfin confirmé.) Du « Sacre de l’amateur » comme horizon ultime.

L’anecdote qui suit me semble révélatrice de cette ambivalence. Comme nous le rapporte le blog américain Techdirt, la prestigieuse guilde des auteurs de romans policiers américains (Mystery Writers of America) se refuse encore aujourd’hui à accepter parmi ses membres des auteurs qui éditent eux-même leurs ouvrages. Cela agace particulièrement un auteur reconnu tel que J.A. Konrath, qui s’en plaint abondamment sur son blog.

Son (long) commentaire mérite d’être lu attentivement. Dans un premier temps, il décrit l’isolement et le besoin de reconnaissance d’un jeune auteur, les conditions (et tarifs) drastiques pour entrer dans cette association… puis sa déception lorsqu’il se rend compte que « La MWA, une structure qui était censée exister pour venir en aide aux auteurs, semblait n’exister que pour s’alimenter elle-même. » On est ici dans un cheminement classique, qui ne devrait étonner personne s’étant déjà trouvé en rapport avec une société dite « d’auteurs ».

Critique des intermédiaires, d’un système industriel dépassé : son texte reprend nombre d’arguments développés depuis longtemps dans le milieu Libriste. Cependant nous allons voir que son raisonnement diffère sensiblement des thématiques du mouvement Libre :

En fixant des conditions d’accès fondées sur les contrats passés avec des éditeurs traditionnels, cette association cherche à n’être composée que de professionnels.

Le fait est que la plupart des ouvrages auto-édités ne sont pas très bon, et n’auraient jamais été publiés dans le système traditionnel.

Mais les temps ont changé. Il est aujourd’hui possible pour les auteurs de contourner les gardiens du temple par choix (et non parce qu’ils n’auraient pas d’autre choix). Des auteurs auto-édités peuvent vendre beaucoup de livres et se faire un paquet d’argent. L’équivalent d’un salaire à temps plein.

Pour moi, être un professionnel n’est pas autre chose.

(…) Au demeurant, je suis entièrement d’accord pour protéger les auteurs d’éditeurs peu recommandables, et pour maintenir une qualité professionnelle élevée.

Mais ces règles font que même quelqu’un comme John Locke, qui a vendu près de 1 million de livres électroniques, ne pourrait prétendre s’inscrire à la MWA.

Combien de membres de la MWA tirent donc à 1 million d’exemplaires ?

J’ai vendu près de 300 000 livres électroniques auto-édités. Mais il semble que ça n’entre pas dans la définition de « qualité professionnelle » de la MWA.

Qualité professionnelle, apparemment, veut dire : « Vous ne valez rien tant que vous ne serez pas approuvé par l’industrie. »

(…) Dans toute structure, il existe une culture du « nous d’un côté, eux de l’autre ». C’est enraciné dans le génome humain. Disciplines sportives. Clubs d’étudiants. Sociétés secrètes. Syndicats. En tant que membre d’un lieu select, on se sent spécial. Dans le pire des cas, on se sent supérieur.

J’ai une info pour vous : aucun écrivain n’est supérieur à aucun autre. Certains peuvent avoir plus de talent. D’autres, plus de chance. Mais si l’on s’acharne, jour après jour, mois après mois, sur votre ordinateur et qu’on atteint enfin le mot magique « fin », on est un écrivain.

Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains ? Alors incluez tout le monde. Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains professionnels ? Ouvrez votre dictionnaire :

professionnel. Se dit de quelqu’un qui :
a. prend part contre rétribution à une activité souvent pratiquée par les amateurs
b. exerce une profession spécifique dans le cadre d’une carrière à long terme
c. est engagé par d’autres gens moyennant rémunération

D’après le dictionnaire, il me semble que beaucoup d’écrivains auto-édités pourraient être qualifiés de professionnels.

(…) Autrefois, il fallait être validé par les gardiens du temple (c’est-à-dire avoir le cul bordé de nouilles) pour se faire de l’argent.

Aujourd’hui on peut court-circuiter les intermédiaires et atteindre directement le lecteur, et se faire au passage une marge plus importante que jamais dans l’histoire de l’imprimerie.

Je me suis cassé le cul à essayer d’être édité. Mais je ne prétends pas que le succès m’est dû. Tout métier exige de travailler dur, et ça ne garantit rien.

Je me rends compte que j’ai eu de la chance de décrocher quelques contrats traditionnels, et encore plus de chance quand l’auto-édition est devenu aussi rentable.

Ça ne fait pas de moi quelqu’un d’estimable. Ça fait de moi quelqu’un de riche.

Si, un par un, les membres de la MWA réalisaient qu’il ne doivent leur carrière et leurs contrats qu’à un coup de chance, je doute qu’ils persisteraient à exclure l’auto-édition.

Au demeurant, je ne dis pas qu’il faudrait ouvrir les portes à tout le monde. Il devrait y avoir des standards de qualité. Une association d’écrivains devrait être composée d’écrivains, pas d’imposteurs.

Aussi, quels seraient mes critères d’admission si j’étais à la tête de la MWA ?

Je n’en aurais qu’un. Prouvez-moi que vous avez vendu 5000 livres. Et l’affaire est dans le sac.

Je dirais que tirer à 5000 témoigne d’une vraie motivation « professionnelle », sans que des dinosaures-gardiens du temple n’aient leur mot à dire. Laissons les lecteurs garder le temple : ce sont eux qui ont le dernier mot de toute façon.

(…) Chacun de nous travaille dur. Chacun de nous n’écrit qu’un mot à la fois. Certains d’entre nous réussissent, la plupart échouent.

Mais nous sommes tous écrivains. Nous pouvons tous apprendre des autres, et nous aider les uns les autres.

Et nous n’avons pas besoin d’une association pour nous dire qu’une avance sur droits de 500 dollars chez un éditeur traditionnel veut dire qu’on est un pro, mais pas un chiffre d’affaires de 500 000 dollars dans l’auto-édition.

Si les ouvrages de Konrath n’ont jamais été publiés sous licences Libres, l’on sait au moins qu’il est favorable à la diffusion gratuite sur Internet et à l’auto-publication.

Cependant cet extrait nous montre aussi combien il reste attaché à la distinction amateur/professionnel, et que son raisonnement s’appuie sur une quantification entièrement marchande (l’on pourra également se référer à ce calcul et cette discussion sur le même sujet, tous deux révélateurs) qui n’est pas sans rappeler la vision de Chris Anderson que nous évoquions plus haut.

Si l’avènement d’Internet et de « la multitude » marque les esprits et semble de nature à bouleverser l’ordre établi, il se contente finalement de perpétuer (dans le meilleur des cas, au prix d’une simple redistribution des rôles), sinon l’ordre social pré-existant, du moins ses valeurs et son idéologie. De même qu’un scenario de film hollywoodien joue avec l’idée de transgression et d’incertitude, pour finalement aboutir à une conclusion où sont restaurées les valeurs morales traditionnelles, le « vertige des grands nombres » que nous procure aujourd’hui le Web n’est autre que ce frisson délicieux d’extase, d’espoir ou de terreur qui nous saisirait devant un rebondissement inattendu : nous ne sommes, après tout, qu’au milieu du film.




Librologie 2 : Linus a gagné

Bonjour à tous et à toutes, ami(e)s du Framablog !

Par un heureux hasard du calendrier, la publication de cette nouvelle chronique Librologique coïncide avec le vingtième anniversaire du noyau Linux. Après nous être intéressés à Richard Stallman, c’est donc le moment idéal pour nous pencher sur une autre personnalité marquante du logiciel Libre… Quant à moi, je vous retrouve la semaine prochaine… et d’ici là, dans les commentaires !

V. Villenave.

Librologie 2 : Linus a gagné

Martin Streicher_- CC by-sa - Wikimedia CommonsIl y a tout juste vingt ans, un jeune étudiant en informatique finlandais, Linus Torvalds[1], publie un bout de programme qui deviendra plus tard le noyau du système d’exploitation le plus répandu au monde.

Plus ou moins fortuite, cette édification se fera par tâtonnements mais Linus sait ce qu’il veut et ne se prive pas de le faire savoir : au fil des ans, il se fera remarquer par un nombre impressionnant de citations toujours abruptes, souvent désopilantes, qui en sont venues à constituer sa marque de fabrique, voire sa persona : lire un message de Linus sans pique ni acidité, est toujours décevant.

Parmi ses souffre-douleurs de prédilection, on trouve des programmes (Emacs, GNOME), des techniques de programmation (le langage C++, les micronoyaux, le système de fichiers HFS+), et des entreprises (SCO, Oracle, Microsoft). Il est particulièrement réjouissant pour tout Libriste de voir Torvalds s’en prendre à l’empire de Microsoft, dont la domination hégémonique sur les systèmes d’exploitation remonte aux origines de l’informatique personnelle (et dont la haine des principes Libres n’est plus à démontrer) :

Je vous assure que mon but n’est pas de détruire Microsoft. Ce sera un effet collatéral tout à fait involontaire.

Ou, dans un même ordre d’idées :

Le jour où Microsoft développera des applications pour Linux, cela voudra dire que j’aurai gagné.

Le noyau Linux a donc été fondé il y a plus de vingt ans, et vient d’atteindre sa troisième version majeure. Se combinant avec d’autres programmes du projet GNU, il forme le système d’exploitation GNU/Linux qui s’est répandu dans le monde, particulièrement dans les domaines des serveurs et des supercalculateurs, qu’il domine très largement. Sous une forme plus réduite, le noyau Linux est également embarqué dans la grande majorité des équipements informatiques domestiques et professionnels : télévisions, box Internet, ordinateurs de bord… Enfin il s’est aussi emparé des téléphones mobiles, en particulier avec le système Android développé par l’entreprise Google.

Ce dernier point est d’une actualité brûlante, puisqu’Android est en pleine ascension et dépasse à la fois les mobiles proposés par Microsoft et les iPhone® d’Apple. Les applications Android se multiplient et sont devenues un format de distribution incontournable… y compris pour les concurrents de Google… ce qui inclut Microsoft.

Ce qui nous renvoie, comme l’ont remarqué de nombreux commentateurs ces derniers jours, à la citation que nous évoquions à l’instant :

Android Market - Microsoft

Le paysage a changé. Les marchés à conquérir ne se situent plus sur le bureau des utilisateurs, mais dans les téléphones portables et le « nuage » des services Internet. Microsoft n’a plus, aujourd’hui, d’autre choix que de présenter des applications pour Android, et même de contribuer au code de Linux. Il tire davantage de profit des ventes d’Android que de son propre système d’exploitation mobile.

En d’autres termes, nous y sommes : Linus a gagné.

Ce qui explique l’enthousiasme des Libristes et inconditionnels de l’open source. Le projet Linux, rappelons-le, est développé par une communauté d’informaticiens du monde entier, dont beaucoup sont financés par de grandes entreprises (voir plus bas), mais dont une proportion conséquente est faite de bénévoles qui gagnent leur vie dans des domaines parfois étrangers à l’informatique. De là à voir en la personne de Linus Torvalds un hérault du pro-am il n’y a qu’un pas : la victoire de Linus sur Microsoft serait ainsi une revanche de l’illégitimité.

Joie et liesse : Linus a gagné.

Certes, mais à quel prix ?

D’un point de vue technique, le système Android est certes construit sur le noyau Linux, mais il y apporte une surcouche sous une licence différente, qui ne garantit pas la réciprocité du logiciel Libre digne de ce nom. Des commentateurs ont d’ailleurs fait remarquer combien le développement d’Android diffère de celui de Linux en particulier, et des logiciels Libres en général.

D’un point de vue éthique, le noyau Linux est resté sous la version 2 de la licence GPL, ce qui autorise bien des abus d’un point de vue Libriste : des versions modifiées peuvent en être distribuées sans nécessairement rendre publiques lesdites modifications, les serveurs sous GNU/Linux servent à des sites qui privatisent les données, et assujettissent leurs utilisateurs. Linux a sans doute « gagné », mais certainement pas les libertés civiques — même si le PDG de la Linux Foundation s’en défend.

Linux Mask - Linus TorvaldsCe qui nous invite à nous interroger sur les modalités d’expression de la persona publique de Linus Torvalds. D’une génération (et d’une culture politique) différente de celle de Richard Stallman, il s’oppose volontiers à ce dernier, notamment sur le plan terminologique (dont nous avons vu combien il importe à rms). Parangon du mouvement open source, il se construit une persona inversée (et donc symétrique) de celle de Stallman, et se décrit complaisamment comme non-idéologue et « pragmatiste » — qualificatif que Stallman lui-même, paradoxalement, revendique également — nous y reviendrons.

Attardons-nous un instant sur cette posture à travers trois fragments relativement longs du discours de Torvalds, dont nous allons voir qu’il va bien au-delà des citations-choc.

Je ne crois pas qu’il y ait d’idéologie (dans le projet Linux), et je ne crois pas qu’il *devrait* y avoir d’idéologie. Et ce qui compte ici, c’est le singulier — je pense qu’il peut exister *beaucoup* d’idéologies. Je le fais pour mes propres raisons, d’autres gens le font pour les leurs. Je pense que le monde est un endroit compliqué, et que les gens sont des animaux intéressants et compliqués qui entreprennent des choses pour des raisons complexes. Et c’est pour cela que je ne crois pas qu’il devrait y avoir *une* idéologie. Je pense qu’il est très rafraîchissant de voir des gens travailler sur Linux parce qu’ils peuvent rendre le monde meilleur en propageant la technologie et en la rendant accessible à plus de monde — et ils pensent que l’open source est un bon moyen d’accomplir cela. C’est _une_ idéologie. Et une excellente, pour moi. Ce n’est pas vraiment pour cette raison que j’ai entrepris Linux moi-même, mais cela me réchauffe le cœur de le voir utilisé en ce sens. Mais je pense _aussi_ qu’il est génial de voir toutes ces entreprises commerciales utiliser de l’open source tout simplement parce que c’est bon pour les affaires. C’est une idéologie entièrement différente, et je pense qu’elle est, elle aussi, parfaitement acceptable. Le monde serait _nettement_ pire si l’on n’avait pas d’entreprises réalisant des choses pour de l’argent. Aussi, la seule idéologie qui m’inspire vraiment du mépris et de l’aversion est celle qui consiste à exclure toutes les autres. Je méprise les gens dont l’idéologie est « la seule véritable », et pour qui s’éloigner de ces règles morales en particulier est « mal » ou « malfaisant ». Pour moi, c’est juste mesquin et stupide. Donc, le plus important dans l’open source, n’est pas l’idéologie — il s’agit simplement que tout le monde puisse l’utiliser pour ses propres besoins et ses propres raisons. La licence de copyright sert à maintenir en vie cette notion d’ouverture, et à s’assurer que le projet ne se fragmente pas au fil des gens qui garderaient cachées leur améliorations, et donc doivent ré-inventer ce qu’ont fait les autres. Mais la licence n’est pas là pour imposer telle ou telle idéologie.

Ces propos de Torvalds méritent d’être ici reproduits in extenso. Tout d’abord parce qu’ils suffisent à mettre en mouvement notre détecteur de mythes : on y retrouve une vision prétendument « naturelle » des choses, ainsi qu’une propension à s’abstraire de toute implication ou responsabilité éthique : « le mythe, écrit Roland Barthes, est une parole dépolitisée ». Et de fait, il n’est pas rare qu’un discours qui rejette toute idéologie ait pour fonction de masquer une idéologie sous-jacente, le plus souvent contre-révolutionnaire : nous y reviendrons prochainement.

Est-ce le cas ici ? Linus Torvalds prête certainement le flanc à de telles accusations, en particulier dans ses rapports vis-à-vis des grandes entreprises (le développement de Linux, et le salaire de Linus lui-même, a fait l’objet de nombreux financements d’entreprises, en particulier IBM).

Cependant son point de vue ne me semble pas dépourvu d’ambiguïtés : ainsi, loin de les rejeter, il prend acte des motivations « idéologiques » de certains contributeurs et utilisateurs, et s’en déclare même proche.

Autre ambiguïté primordiale : Torvalds est, et demeure, cet informaticien brillant qui prit un jour la décision, là où rien ne l’y obligeait, de publier son travail sous une licence Libre (la GPL), dans le but explicite d’ouvrir au monde entier, sans distinction de provenance ni de capital, des outils techniques (et par extension, une forme de connaissance, comme nous allons également le voir) :

À l’origine, explique-t-il en 1997, j’avais publié Linux et son code source complet sous un copyright qui était en fait bien plus contraignant que la GPL : il n’autorisait aucun échange d’argent quel qu’il soit (c’est-à-dire que non seulement je ne voulais pas essayer d’en tirer profit moi-même, mais j’interdisais à quiconque de le faire).

(…)

Je voulais que Linux soit aisément disponible sur ftp, et je voulais qu’il ne soit onéreux pour _personne_. (…) Je ne me sentais pas rassuré vis-à-vis de la GPL au début, mais je voulais témoigner ma reconnaissance pour le compilateur GCC (du projet GNU) dont Linux dépendait, et qui était bien sûr GPL.

Rendre Linux GPL est sans aucun doute la meilleure chose que j’aie jamais faite.

Les paradoxes ne manquent pas ici, à commencer par cette reconnaissance qu’exprime spontanément Linux Torvalds envers le projet GNU, lui qui se refusera pourtant toujours à dire « GNU/Linux » plutôt que seulement « Linux » pour désigner le système d’exploitation Libre… Autre paradoxe intéressant au plus haut point : nous voyons ici que c’est la licence GNU GPL qui est venue libérer Linus lui-même de ses craintes, en particulier vis-à-vis de l’exploitation commerciale de son travail.

Le dernier fragment sur lequel je voudrais m’arrêter ici est une interview recueillie dix ans plus tard, sur laquelle Torvalds revient sur sa (non-) « idéologie » personnelle :

Je pense que l’open source est la bonne voie à suivre, de la même façon que je préfère la science à l’alchimie : tout comme la science, l’open source permet aux gens d’ajouter leur pierre à l’édifice solide de la connaissance pré-existante, plutôt que de se cacher de manière ridicule.

Cependant je ne crois pas qu’il faille considérer l’alchimie comme « malfaisante ». Elle est juste hors de propos : on ne pourra évidemment jamais réussir aussi bien barricadé chez soi qu’au grand jour avec des méthodes scientifiques.

C’est pourquoi la FSF (de Richard Stallman) et moi divergeons sur des notions fondamentales. J’adore absolument la GPL version 2 — qui incarne ce modèle de « développer au grand jour ». Avec la GPL v.2, nous tenions quelque chose où tout le monde pouvait se retrouver et partager selon ce modèle.

Mais la FSF semble vouloir changer ce modèle, et les ébauches de la GPL version 3 ne servent plus à développer du code au grand jour mais à déterminer ce que l’on peut faire de ce code. Pour reprendre l’exemple de la science, cela reviendrait à dire que non seulement la science doit être ouverte et validée par des pairs, mais qu’en plus on vous interdit de vous en servir pour fabriquer une bombe.

Et ce dernier exemple de « fabriquer des bombes » donne lieu, à son tour, à un nouveau paradoxe : les arguments soulevés ici par le créateur du noyau Linux trouvent un écho frappant dans certaines prises de position de… Richard Stallman. J’en veux pour illustration la critique toute pragmatique que fait la FSF d’une licence « Hacktiviste », la HESSLA, dont le propos est précisément d’interdire tout usage des logiciels qui ne serait pas conforme aux droits de l’Homme (dans un même ordre d’idées, on lira avec intérêt la licence CrimethInc. N© !, que je découvre à l’instant et qui vaut également son pesant de cacahuètes). Un autre exemple du pragmatisme de Stallman est à trouver dans la migration de Wikipédia vers les licences Creative Commons en 2008.

Le pragmatisme n’est donc pas nécessairement une posture de mercenaire, et le discours de Linus Torvalds (particulièrement si on le considère sur les deux décennies écoulées) me semble plus ambigu que celui d’un programmeur sans éthique ou d’un entrepreneur sans foi ni loi. Certes, Torvalds n’est ni un intellectuel ni un philosophe, et sa culture politique semble celle d’un simple spectateur. Cependant son propos apparaît comme pleinement politique, même lorsqu’il s’agit d’affirmer la neutralité idéologique du code qu’il écrit :

Je n’aime pas les DRM moi-même, mais en fin de compte je me vois comme un « Oppenheimer ». Je refuse que Linux soit un enjeu politique, et je pense que les gens peuvent utiliser Linux pour tout ce qu’ils veulent — ce qui inclut certainement des choses que je n’approuve pas personnellement.

La GPL exige qu’on publie les sources du noyau, mais ne limite pas ce qu’on peut faire avec le noyau. Dans l’ensemble, ceci est un exemple de plus de ce pourquoi rms me traite de « seulement un ingénieur », et pense que je n’ai pas d’idéaux.

(En ce qui me concerne, ce serait plutôt une vertu : essayer d’améliorer le monde un tant soit peu sans essayer d’imposer ses propres valeurs morales aux autres. Vous pouvez faire ce qui vous chante, je m’en fous, je suis seulement un ingénieur qui veut faire le meilleur système d’exploitation possible.)

Cette position me renvoie à la phrase faussement attribuée à Voltaire sur la liberté d’expression (« je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire »), et qui est en fait d’origine anglo-saxonne. L’on sait combien cet esprit post-Lumières (d’ailleurs plus ou moins bien compris), qui défend la liberté comme un absolu, est important aux États-Unis : peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est dans ce pays qu’est né le mouvement Libre… Et si c’est de ce même pays que Torvalds a récemment acquis la nationalité.

Alors, Linus a-t-il gagné ? Pour un personnage aussi marquant et aussi vocal, il est étrange qu’on ne l’ait que très peu entendu s’exprimer sur l’avènement d’Android. La sortie du noyau Linux version 3, coincidant avec le 20e anniversaire du projet, s’est faite dans le calme et avec une humilité remarquable, et j’avoue n’avoir vu passer aucun message de Linus Torvalds revendiquant sa « victoire » — laquelle est pourtant acquise et incontestable, pour douce-amère qu’elle puisse être par ailleurs.

Linux a gagné, mais seulement en se rendant acceptable par les entreprises : c’est-à-dire sous une forme dégradée, aseptisée, dépolitisée dirait Barthes, débarrassée du « bazar » idéologique que représente le mouvement Libre, et que d’aucuns (à commencer par Richard Stallman) voient comme essentiel. Essentiel d’un point de vue intellectuel, puisque le mouvement Libre se pense originellement comme un mouvement social ; primordial également d’un point de vue affectif, le logiciel et la culture Libre reposant souvent sur des communautés de bénévoles dont la motivation n’est jamais tout à fait exempte de composantes idéalistes ou romantiques — et auxquelles Linus lui-même, nous l’avons vu, n’a pas toujours été étranger.

Ce sont ces valeurs et cet esprit que voile, sous l’aspect d’une victoire technique, l’avènement du noyau Linux sous ses avatars et déclinaisons plus ou moins lointaines. Et la victoire que promettait le jeune Linus d’il y a vingt ans, semble aujourd’hui faire tristement défaut au triomphe d’un Torvalds quadragénaire.

Notes

[1] Crédit photo : Martin Streicher (Creative Commons By-Sa)




Le cauchemar des droits d’auteur du « I Have a Dream » de Martin Luther King

Bo Hughins - CC by-saTout le monde connaît le fameux discours « I Have a Dream » de Martin Luther King[1], datant de 1963 et considéré comme l’un des plus marquants du siècle dernier. Un discours fort et épique, un discours épris de liberté. Et pourtant…

Entre temps, la Sorcière Copyright est passée par là et cela fait mal au cœur de constater que l’on peut ainsi s’approprier notre Histoire commune plus de 48 ans après les faits.

Je fais un autre rêve moi ce soir…

Sinon rendez-vous en 2038 pour la libération du discours, à moins que l’on ait encore d’ici là rallongé la limite des ayants droit !

PS : On trouve quand même la vidéo sur Dailymotion, mais à la lecture de l’article ci-dessous, je doute que ce soit bien légal.

« I Have a Dream » ou le cauchemar des droits d’auteur

The Copyright Nightmare of “I Have a Dream”

Alex Pasternack – 29 août 2011 – MotherBoard
(Traduction Framalang : Julien, Slystone, Pandark et Gilles)

Si vous n’étiez pas né pour être présent lors du discours de Martin Luther King « Je fais un rêve » au Washington Mall, il y a 48 ans cette semaine, vous pourriez tenter d’aller sur le bon vieux YouTube et de le rechercher. Mais vous ne le trouverez ni ici ni nulle part ailleurs ; les droits d’utilisation en sont réservés à King et à sa famille.

Typiquement, un discours diffusé à un large public à la radio et à la télévision (et considéré comme ayant joué un rôle dans les changements politiques et classé comme le discours le plus important dans l’histoire américaine du XXe siècle) semblerait être un candidat de premier choix pour le domaine public. Mais le dilemme des droits d’auteurs a commencé en décembre 1963, lorsque King a attaqué en justice les sociétés Mister Maestro, Inc. et Twentieth Century Fox Records pour arrêter la vente non autorisée d’enregistrements du discours de 17 minutes.

Puis, en 1999, dans l’affaire héritiers de Martin Luther King, Jr. contre CBS, Inc., un juge a établi que le discours était une représentation distribuée aux médias d’information et non au public, en faisant une « publication restreinte » en opposition à une « publication générale ». Cela signifie que le discours, tout comme les autres « représentations » sur CBS, n’était pas dans le domaine public. Ce qui signifie également que les héritiers de King pouvaient prétendre détenir les droits d’auteur et avaient qualité pour poursuivre CBS, qui avait utilisé un extrait du discours dans un documentaire de 1994 intitulé « Le XXe siècle avec Mike Wallace ».

Cette revendication avait déjà été faite. En 1994, le quotidien USA Today a payé aux héritiers de King 10 000 $ en frais d’avocats et de justice en plus d’un montant de 1 700 $ de frais de licence après avoir publié le discours complet sans autorisation ; les héritiers ont également poursuivi le producteur de documentaires Henry Hampton, l’accusant d’utilisation non autorisée de l’image et des paroles du Dr King dans la série télévisée culte de 1987 « Eyes on the Prize ».

Martin Luther King vs Fox

Illustration : « Martin Luther King, Jr. contre Mister Maestro, Inc. et Twentieth Century-Fox Record Company », première page.

Un autre élément crucial dans la réclamation de droit d’auteur lors de la succession : alors que King lui-même a revendiqué son droit d’auteur sur le discours un mois après sa prestation, sa demande a été considérée comme valide car aucune copie « concrète » du discours n’avait été distribuée auparavant (la décision était basée sur la loi pour le droit d’auteur précédente, datant de 1909, et non la loi de 1975 appliquée aujourd’hui).

Et pourtant, en raison d’un arrangement à l’amiable passé entre CBS et la famille en dehors du tribunal pour un montant non divulgué, la loi ne s’est jamais intéressée au problème du droit d’auteur sur le discours. Aujourd’hui, la version audio du discours peut être difficile à obtenir, et une version non abrégée de la vidéo est introuvable dans la mémoire culturelle du catalogue de Youtube (cf cette vidéo pour démonstration). Des extraits du discours peuvent toujours être utilisés dans des conditions de fair use bien sûr, comme cela a été le cas avec cette analyse de la rhétorique du discours de King, mais personne ne connaît les limites de cette exception, du moins pas avant qu’ils ne reçoivent une lettre des avocats de la famille de King. Le même principe vaut, par exemple, pour les papiers de Richard Nixon, que sa famille a vendus au gouvernement pour 18 millions de dollars.

Joseph Beck, un expert dans le domaine de la propriété intellectuelle mais aussi avocat de la famille King qui s’est retrouvée sans beaucoup de ressources après la mort de Martin Luther King, affirmait au journal Washington Post en 2006 : « La famille de King a toujours défendu un accès au discours et à la vidéo dans des objectifs d’éducation et encourage les personnes intéressées à contacter le King Center à Atlanta. »

Sur le site de la famille, des enregistrements vidéo et audio peuvent être achetés pour $10. La famille contrôle le droit d’auteur du discours pour une durée de 70 ans après la mort de King, jusqu’en 2038.

Jusque là, vous aurez sans doute moins de difficultés à trouver la version d’ABBA de « I Have a Dream » que celle du King.

Notes

[1] Crédit photo : Bo Hughins (Creative Commons By-Sa)




Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ? La réponse de Stallman

Sebastian Oliva - CC by-saDans l’un de nos récents framabooks, le professeur néerlandais Joost Smiers se pose la question suivante : Et si nous supprimions carrément le copyright ?

Pour en conclure que les cartes seraient évidemment redistribuées mais que le monde ne s’arrêterait pas de tourner. Et force est de reconnaître qu’il n’est pas le seul à envisager cette radicale solution.

Or, apparent paradoxe, il se trouve que, juridiquement parlant, les licences des logiciels libres sont adossées au copyright. Elles le respectent pour mieux, en quelque sorte, le retourner en leur faveur, à fortiori lorsque ces licences sont également copyleft, comme la plus célèbre d’entre elles, la licence GNU GPL.

C’est au père de cette dernière, Richard M. Stallman[1], que Glyn Moody s’est adressé pour lui demander ce qu’il pense du copyright et de l’avenir du logiciel libre si le copyright n’existait plus.

Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ?

Could Free Software Exist Without Copyright?

Glyn Moody – 9 juillet 2010 – ComputerWorldUK
(Traduction Framalang : Vincent, Barbidule, Toufalk, Pablo, Goofy, et Petrus6)

Il y a quelques jours, j’écrivais sur la manière dont la licence GNU GPL de Richard Stallman utilise le copyright afin de garantir que les utilisateurs de la licence partagent le code qu’ils distribuent. S’ils ne le font pas, ils sont en violation de la GPL, et perdent donc leur protection contre les actions en violation de copyright.

Cela est bel et bon, mais comme beaucoup l’ont fait remarquer, cela a pour conséquence paradoxale que la licence GNU GPL dépend du copyright, un monopole intellectuel, pour promouvoir la liberté intellectuelle. De plus, cela semble condamner le logiciel libre à un sorte de symbiose avec le copyright, en le contraignant à défendre ce monopole sans lequel la GPL ne serait pas aussi puissante.

Voilà une perspective bien sûr légèrement dérangeante, et je m’étais donc dit il y a peu que je soulèverais la question avec RMS lui-même, puisqu’il avait forcément conscience du problème et qu’il avait peut-être une solution (ce que j’espérais). Ces derniers mois la question s’est posée à plusieurs reprises, j’ai donc pensé que ça valait le coup de publier ses réponses à mes interrogations, pour donner un éclairage sur ce débat crucial.

D’abord, je lui ai demandé comment nous devrions réformer le copyright, puisque c’est un monopole intellectuel dont abusent les éditeurs, mais que la GNU GPL en dépend.

Voici la réponse de Stallman :

« Pour la plupart des œuvres, je pense que le copyright pourrait être acceptable s’il était plus court (je propose 10 ans), s’il permettait une redistribution de copies verbatim non commerciale, et si les « remix » modifiant l’œuvre étaient clairement considérés comme un usage légitime (« fair use »).

Cependant, je pense que les logiciels et toutes les œuvres ayant une utilité concrète doivent être libres. »

Il a poursuivi :

« Je serais heureux que le copyright sur les logiciels soit aboli si c’était fait d’une manière telle que la liberté des logiciels soit garantie. Après tout, le but du copyleft est justement d’atteindre cet objectif pour les dérivés de certains programmes. Si tous les logiciels étaient libres, nous n’aurions pas besoin du copyleft.

Cependant, menée de la mauvaise manière, l’abolition du copyright pourrait n’avoir aucun effet sur les logiciels privateurs (car plus que le copyright, c’est le CLUF, Contrat de licence utilisateur final, et le caractère secret du code qui créent des restrictions), elle viendrait simplement remettre en cause la pratique du copyleft. Naturellement, dans ce cas je m’y opposerais.

En d’autre termes, je me sens plus concerné par l’effet de la loi sur les libertés des utilisateurs que par ce qui pourrait arriver au copyright en tant que tel. »

Je lui ai alors demandé comment l’abolition du copyright pourrait être menée pour que le logiciel libre soit encore possible.

« Il faudrait éliminer le copyright sur les logiciels, déclarer les CLUF juridiquement nuls et adopter des mesures de protection du consommateur qui imposent la distribution du code source aux utilisateurs et l’interdiction de la tivoisation. »

Stallman a expliqué ce qu’il entendait par « tivoisation » il y a quelques années, quand la GNU GPL v3 était en cours d’élaboration. C’est le fait d’élaborer une machine telle que, si l’utilisateur installe une version modifiée d’un programme, la machine refuse de l’exécuter.

Ce nom vient de Tivo, le premier produit dont j’ai su qu’il faisait ça. Le Tivo contient des logiciels libres sous GPL v2, dont le code source est fourni. L’utilisateur du Tivo peut donc modifier le programme, le compiler et installer la version modifiée sur sa machine. Celle-ci refusera cependant de fonctionner car elle aura décelé qu’il s’agit d’une version modifiée. Cela signifie qu’en théorie, l’utilisateur a la liberté numéro 1 (NdT : la liberté d’étudier le fonctionnement du programme), mais en réalité, il ne l’a plus, ce n’est qu’un leurre. Cette pratique est systématique, et elle constitue une menace générale pour la liberté de l’utilisateur.

Nous avons donc décidé d’empêcher cela, en modifiant les conditions de distribution des binaires. Nous avons précisé que si vous distribuez les binaires dans un produit, ou pour être utilisés dans un produit, alors vous devez fournir tout ce dont l’utilisateur a besoin pour installer sa propre version modifiée et faire que le produit fonctionne de la même façon, sous réserve que les changements effectués dans le code ne modifient pas la fonction. L’important est que non seulement l’utilisateur puisse être capable d’installer et faire fonctionner une version modifiée, mais encore que celle-ci doit être capable de faire la même chose que l’original.

Il faut noter que Stallman ne croit pas nécessaire d’abolir complètement le copyright, il propose juste de le restreindre un peu ; la durée exacte pouvant faire l’objet de débat :

« Ma proposition de faire durer le copyright 10 ans à partir de la date de publication se veut conservatrice. Je pense que 5 ans suffisent et je n’ai rien contre une période plus courte encore mais je ne me battrai pas pour ça. »

D’après Stallman, l’avantage de cette « modeste proposition » est qu’elle ne requiert pas de grandes modifications législatives. Alors que ce serait bien le cas pour les mesures de protection de l’utilisateur qui seraient nécessaires afin de préserver la liberté du logiciel si le copyright venait à disparaître.

Il est plus facile de faire pression pour ramener le copyright à ses conditions d’origine (14 ans pour les nouvelles oeuvres avec, en option, 14 années supplémentaires) plutôt que pour l’abolir complètement. C’est ironiquement une approche très pragmatique, alors même que Stallman est souvent accusé du contraire.

Notes

[1] Crédit photo : Sebastian Oliva (Creative Commons By-Sa)