Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Bien le bonjour, fidèles lecteurs et lectrices du Framablog !

Avec l’épisode d’aujourd’hui, ces chroniques Librologiques adoptent temporairement un format un peu plus développé que précédemment, ainsi qu’une démarche davantage documentaire… sans renoncer à notre regard critique habituel, comme l’article d’aujourd’hui vous le confirmera.

Cette semaine, les Librologies et moi-même vous invitent à (re)visiter une contrée exemplaire de la culture (censément) Libre, où nous découvrirons ensemble certains aspects pittoresques du parler entrepreneurial : bienvenue chez Jamendo™ !

V. Villenave

Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Les zones d’intersection entre le mouvement Libre et le monde capitaliste sont nombreuses dans le domaine informatique. Pas une semaine ne se passe sans que je ne découvre de nouvelles entreprises, plus ou moins volumineuses, un peu partout en France ; au niveau international, le succès de grosses entreprises telles que Redhat n’est plus à démontrer et les plus colossaux succès de la décennie précédente (et même plus tôt) ne sauraient s’expliquer sans le logiciel Libre.

La situation est sensiblement différente en ce qui concerne les œuvres culturelles sous licences Libres : l’on aurait du mal à trouver des équivalents aux exemples ci-dessus, en termes de quantité ou d’envergure. (Nous avons d’ailleurs présenté, dans la chronique précédente, quelques facteurs d’explication : un retard d’environ quinze ans du mouvement Libre dans le domaine culturel par rapport à l’informatique, un relatif désintérêt de la communauté Libriste par rapport à ce qui sort du champ de la culture de consommation, et l’opinion répandue que, de façon générale, l’art est d’une moindre utilité que les logiciels.) Et pourtant, quelques entreprises se font jour dans le domaine culturel, qui tentent de transposer, à une échelle réduite, certains business models de l’informatique Libre.

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Un exemple parlant, sur lequel je voudrais m’attarder aujourd’hui, est à trouver auprès du site jamendo.com, dont nous tout d’abord allons voir comment il se présente sur sa page Wikipédia au moment où je rédige cette chronique :

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit. Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Le site Internet Jamendo est l’un des principaux acteurs du mouvement des musiques libres en France, avec un positionnement annoncé comme « le Red Hat de la musique libre ». Jamendo est une start-up, basée au Luxembourg. Elle a été financée fin août 2006 par Mangrove Capital Partners, les investisseurs de Skype. Fin 2008, Jamendo est entré en concurrence avec la SACEM et les éditeurs traditionnels en créant Jamendo Pro, un site annexe basé sur le principe de CC Plus qui propose des licences pour l’utilisation commerciale de la musique à des prix compétitifs.

Pour approximative et maladroite qu’elle soit, cette description — qui a d’ailleurs peut-être été mise à jour depuis que je l’ai relevée — n’en mérite pas moins d’être citée et commentée avec soin.

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit.

Notons que nulle part dans cette phrase, pas plus que dans la suivante, n’apparaît le mot « Libre ». On parle de gratuité, terme très différent et éventuellement orienté (j’y reviens). Je remarque par ailleurs, ce qui pourrait sembler évident mais ne l’est pas nécessairement, que sur Jamendo l’unité de mesure de la musique est l’album.

Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Avec la gratuité, la « rémunération » : un vrai catalogue des mots interdits de Richard Stallman. Je tique quant à moi sur le terme « artistes », qui est le terme employé à l’envi par une certaine propagande gouvernementale. Comme je l’ai déjà exposé, être « artiste » est un statut social, pas une profession : les termes « musiciens », « auteurs », « interprètes » auraient ici été plus précis et moins orientés.

Le mot « Libre » est encore une fois absent, remplacé par des « licences ouvertes », traduction peu élégante (sinon impropre), du terme open dans l’expression open-source ; en fait, la tournure de cette proposition est tellement maladroite et révélatrice que je vous propose de la lire à nouveau :

Les artistes autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes.

Nous y sommes : en un mouchoir de poche sont mis en rapport la gratuité et les « internautes » (implicitement désignés comme seuls détenteurs d’une supposée « idéologie du tout-gratuit » que j’ai déjà amplement pourfendue), et la « licence » n’est plus que le moyen qui permet d’autoriser cette mise en rapport.

Sur 62 mots dans ces deux premières phrases, plus de 40 ont été consacrés exclusivement à des aspects monétaires (gratuité et rémunération). Ce champ lexical économique/entrepreneurial se poursuit dans le second paragraphe, avec des termes tels que « positionnement », « start-up », « investisseurs », « concurrence avec la SACEM » (sic !!), « utilisation commerciale à des prix compétitifs ».

funny-pictures-concerto-cat.jpgBref, Jamendo est une entreprise sérieuse et veut que cela se sache. L’influence du modèle Red Hat est revendiquée et effectivement perceptible… Mais peut-être faudrait-il précisément étudier de plus près l’image même dont bénéficie cette dernière société auprès des communautés Libristes. En effet, l’enthousiasme et la confiance du monde Libre vis-à-vis de Red Hat me semble s’expliquer moins par son succès en tant qu’entreprise, que par ses contributions actives au monde du logiciel Libre : Red Hat figure parmi les plus gros contributeurs au noyau Linux, développe une distribution GNU/Linux et quelques outils précieux, et surtout emploie quelques-unes des personnalités prééminentes du logiciel Libre : Lennart Poettering, Adam Jackson, David Airlie, Tom Calloway, Richard Fontana ou Adam Williamson, pour n’en citer que quelques-uns… Avant de qualifier Jamendo de « Red Hat de la musique Libre », il conviendrait donc de chercher d’abord où se trouvent ses contributions au mouvement Libre en général.

C’est ce que nous allons tenter de faire ici, avec une chronique sensiblement plus longue que d’habitude (oui, tout ce qui précède n’était que l’entrée en matière !). Avant d’aller plus loin, je me dois de préciser céans que je n’ai jamais été impliqué dans aucune polémique concernant Jamendo ; je n’ai eu qu’une seule occasion de rencontrer l’un de ses dirigeants, je n’ai contribué qu’à un seul album et n’ai posté qu’un seul message sur le forum — quant à mes propres pratiques musicales, elles se situent à peu près aux antipodes de tout ce que Jamendo peut connaître. Je ne suis pas proche de bloggueurs anti-jamendistes, et j’ai moi-même eu l’occasion de promouvoir des « artistes Jamendo » notamment dans le cadre de mon engagement au Parti Pirate jusqu’en 2010. Comme dans toutes ces chroniques, je ne cherche ici qu’à relater méthodiquement de quelle façon Jamendo m’apparaît aujourd’hui et pourquoi je parviens à ce point de vue.

La figure publique du site est le jeune français Sylvain Zimmer, nommé Jeune Entrepreneur de l’année 2009 au Luxembourg pour le succès de Jamendo. Derrière lui se trouvent les (moins jeunes) entrepreneurs luxembourgeois Pierre Gérard et Laurent Kratz, déjà associés auparavant dans plusieurs start-ups sans aucun rapport — pour autant que je puisse en juger — avec la musique ou les licences alternatives.

S’il ne brille pas par sa transparence, le montage financier derrière Jamendo peut être reconstitué au prix d’une recherche dans le Mémorial C du Grand-Duché. Fondée en novembre 2004, la société éditrice du site se nomme originellement Peermajor, au capital de 12.500€ dont seulement 500€ détenus par M. Zimmer, le reste étant investi par la société N4O, fondée le même jour par MM. Gérard et Kratz, au capital de 50.000€ (laquelle, si je comprends bien, sert également de parapluie pour leurs autres entreprises Neofacto ou Neonline — qu’ils vendront par la suite à New Media Lux). En 2007, M. Zimmer constitue sa propre entreprise, (judicieusement) nommée BestCaseScenario, et rachète un tiers des parts. Quelques semaines plus tard, Peermajor suscite l’intérêt de l’investisseur capital-risque (venture capitals) Mangrove, lequel porte capital de l’entreprise à 21.600€ (dont 1.100€ investis par Bryan Garnier Holdings). Fin 2007 est créée la société Jamendo S.A., au capital de 31.000€ (qui sera porté en 2009 à 38.600€, toujours par Mangrove). L’affaire s’avérant moins rentable qu’espéré, Jamendo est au bord du dépôt de bilan au printemps 2010… lorsqu’elle trouve en la société MusicMatic un investisseur motivé qui, avec 500.000€ euros supplémentaires (sur deux millions initialement demandés !), en prend le contrôle total.

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De tout cela, il me semble ressortir plusieurs choses. La première est que M. Zimmer, s’il est la figure publique la plus visible et celui dont la success story est mise en avant, n’a en réalité jamais eu de véritable pouvoir dans le projet. La deuxième est que dès son origine, Jamendo a pour finalité d’être, au moins à moyen terme, financièrement rentable ; et la troisième enfin, que cet objectif n’a cessé, au fil des ans et des investissements, de se faire plus pressant. Cette évolution n’a pas été sans être perçue par les contributeurs au site (chanteurs et musiciens), particulièrement ceux des premiers temps qui avaient initialement cru trouver en Jamendo un projet essentiellement communautaire et en adéquation avec leur éthique.

Ainsi des tentatives de « monétisation » du site, sous des formes plus ou moins voyantes : l’arrivée d’encarts publicitaires sur les pages du site, par exemple, souleva en 2006 des parodies mordantes et critiques enflammées mais non dépourvues de fondement. D’un point de vue juridique tout d’abord, comment concilier cette démarche avec la présence sur Jamendo de nombreuses œuvres sous licences interdisant les usages commerciaux ? Mais la véritable question était d’ordre éthique : difficile pour des contributeurs ayant fait le choix (difficile et ingrat, nous y reviendrons) des licences alternatives, de voir leur travail servir de revenu monétaire à une entreprise en laquelle ils se reconnaissaient de moins en moins. Cette dimension éthique (aussi bien que les subtilités juridiques, d’ailleurs) sembla échapper aux dirigeants : pour citer M. Zimmer dans le texte (ce n’est pas moi qui souligne), « il faut savoir aller jusqu’au bout de ses idées. « libre » ca veut dire que demain SFR prend le CD et le met dans une de ses pubs sans demander l’autorisation. » Euh, pardon ?

En fin de compte, la seule réponse de l’entreprise fut d’ordre ni éthique ni juridique, mais financier : en offrant aux contributeurs la possibilité (sic) de toucher la moitié des revenus publicitaires, Jamendo acheva de montrer quelle était son optique… Tout en s’achetant — littéralement — l’image d’une entreprise agissant « pour les artistes ». (Ce qui n’est d’ailleurs que partiellement vrai, dans la mesure où Jamendo ne redistribue de pourcentage des dons et recettes que lorsque ceux-ci atteignent un certain plafond, excluant donc de fait une large part des contributeurs.)

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Bannière apposée en 2006 sur certaines jaquettes
La bannière en question fut enlevée par les administrateurs. Bien joué.

C’est peu dire qu’il existe, dans le milieu Libriste, plusieurs voix de dissension vis-à-vis de Jamendo. Certaines, autant le dire, ne sont pas toujours très élaborées, ou se contentent parfois d’une posture anti-capitaliste, voire d’un brin de nationalisme lorsque l’on suggère qu’il n’est pas innocent que Jamendo ait choisi son pays de résidence hors des frontières de la France natale de M. Zimmer. Je passerai très vite sur cette critique de fort mauvais goût : n’ayant jamais eu le bonheur de m’y rendre, je ne peux douter que le Luxembourg soit une contrée très agréable dont les appas ne sauraient se résumer à son régime fiscal et bancaire notoirement paradisiaque — par une touchante et merveilleuse coïncidence, c’est également ce pays qu’a choisi la firme Apple (dont on connaît trop peu la sensibilité aux charmes des grand-duchés d’Europe), pour y implanter son service iTunes un an avant Jamendo.

D’autres encore se sont concentrés sur le rejet de la publicité, les violations de licences (notamment non-commerciales). Ou encore, la désinvolture des administrateurs vis-à-vis du droit d’auteur, qui n’hésitent pas à modifier la licence d’œuvres sans même en informer leurs auteurs, ou à tenter de censurer des opinions peu favorables à la société (outre l’exemple ci-dessus, nous en verrons un autre plus bas).

D’autres enfin dénoncent, à juste titre, le manque d’information de nombreux « artistes » qui choisissent des licences non-Libres, ou encore s’inscrivent à la fois à la SACEM et sur Jamendo, montrant par là qu’ils voient en ce site comme une simple plateforme de diffusion comme une autre, branchée et « sociale » — quand de fait, tout les y invite. Enfin certaines critiques de Jamendo me semblent mériter une attention particulière, qu’elles se concentrent sur le vocabulaire employé par le site à des fins promotionnelles (comme nous le ferons ici-même) ou fassent feu de tout bois de façon caustique.

S’ils se trompent certainement en considérant que Jamendo a « mal tourné » (nous avons vu que la recherche de profit était inscrite dès le début, comme dirait son PDG actuel, dans l’ADN de Jamendo), il est compréhensible que ces commentateurs aient été frappés par la façon dont le site a évolué au cours des ans :

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Jamendo en 2005

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Jamendo en 2006

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Jamendo en 2008

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Jamendo en 2009

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Jamendo en 2011

Coins arrondis, dégradés, gros boutons, évolution des couleurs et du logo : le design se modernise et surtout, pour reprendre le langage des sites d’entreprise, se professionnalise. Ce qui frappe également, c’est la conquête de l’image : les photos, dans un premier temps, se multiplient, puis s’agrandissent. Elles changent également de nature, des jaquettes d’« albums » soumises par les utilisateurs, on passe à quelques jaquettes sélectionnées, puis aujourd’hui à des photos illustratives « de stock » entièrement choisies par les responsables du site. Cependant, pour révélateur qu’il soit, l’habillage importe peu ; le logo de Jamendo m’intéresse moins que son logos, c’est-à-dire le message qu’il propage, volontairement ou non, à travers ses choix terminologiques.

À l’heure où j’écris ces lignes, la première information visible (et mise en avant) sur le site, est le nombre de pistes sonores disponibles : il s’agit là du vertige des grands nombres que nous évoquions récemment, et de cette manie de la quantification des contenus culturels. Le slogan, après cinq ans de Ouvrez grand vos oreilles, a été remplacé par Le meilleur de la musique libre, dans une formulation inspirée par les radios commerciales et les hits-parade en tous genres.

Mais qu’entend-on ici par « libre » ? Comme l’admet volontiers M. Zimmer lui-même, parler de « musique libre » comme l’on parle de « logiciel Libre » n’a « pas beaucoup de sens » à ses yeux : « c’est un débat valide, dit-il — ce qui n’est pas mon avis —, mais peu intéressant. » Est-ce à dire que le site-phare du Libre… se soucie peu de savoir s’il l’est ? Nous y reviendrons dans un instant.

Comme toute entreprise moderne, Jamendo se doit de faire oublier qu’elle est une entreprise : merveilles du branding, l’on ne dira plus (comme dans une interview de M. Zimmer en 2005) « les artistes de Jamendo », « les artistes qui sont sur Jamendo » ou « les artistes présents sur Jamendo »… Mais l’on dira : « les artistes Jamendo », « l’expérience Jamendo », « de la musique Jamendo » et, il fallait s’y attendre, « du contenu Jamendo ». Oubliez l’entreprise : Jamendo est une marque (dépôts 948744 et 4425021 à l’INPI).

Nous avons établi clairement, à ce stade, que Jamendo™ se définit — dès ses origines même — par sa démarche entrepreneuriale, au détriment d’une (re)connaissance des licences Libres et du mouvement qui les sous-tend. Dans l’interview de 2005 déjà mentionnée, M. Zimmer avance les arguments « culturels » classiques (« la musique, c’est avant tout une passion avant d’être une histoire de thunes »), et laisse échapper quelques idéologèmes révélateurs : « La propriété intellectuelle, ça existe. (…) les sanctions (pour téléchargement illégal) ne devraient pas dépasser l’amende pour vol d’un CD à l’étalage » — mais pourquoi diable ? — ou encore « La moitié de l’équipe de Jamendo bosse sous Mac ! iTunes c’est bien, sinon ça ne marcherait pas autant », et enfin l’immanquable « un balayeur est un balayeur, mais un artiste local n’est pas inconnu »euh, comment dire…

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En admettant que la recherche du profit n’est pas une idéologie en soi (voire !), il me semble qu’on est amené, lorsque l’on voit Jamendo™ comparé par M. Kratz à un « Wikipédia de la musique », à se demander si ses dirigeants ont véritablement compris les tenants et aboutissants du mouvement Libre. M. Gérard est plus décomplexé sur son blog (où l’on appréciera par ailleurs le jargon entrepreneurial : « deal », « fourniture », « le shop » et j’en passe) : « L’objectif principal pour nous est bien sûr le développement commercial, notre ambition est de mettre en place de meilleurs canaux commerciaux et aussi des flux musicaux d’encore meilleure qualité. Car avant tout ne l’oublions pas, Jamendo c’est de la musique et souvent de la bonne musique en libre téléchargement gratuit et légal pour le grand public ! ».

« Libre téléchargement » étant bien sûr à prendre ici au sens de « libre de droits », expression abusive sur laquelle nous reviendrons. Quant à l’expression « téléchargement gratuit et légal » (adjectifs auxquels s’adjoindra à l’occasion « illimité », voir ci-dessous), elle est simplement calquée sur les argumentaires publicitaires de fournisseurs d’accès ou de sites commerciaux.

Jamendo™ se définit lui-même comme fournisseur de musique (ainsi l’on ne parlera ni de « répertoire » ni de « catalogue », mais d’« offre »), et son « cœur de cible » est moins à chercher parmi les mélomanes que parmi les échoppes et salons de coiffure, où la musique se diffuse au kilomètre et se vend au poids : « des milliers d’heures de musique sans interruption » (ce n’est pas moi qui souligne). On comprend mieux, dès lors, l’intérêt de MusicMatic pour Jamendo™ :

MusicMatic gère et diffuse des flux musicaux et vidéo pour les réseaux de points de ventes (et leur offre) une réelle solution innovante de diffusion de musique et de contenu.(…)

Aujourd’hui la maturité des technologies de transmission de données, un hardware performant et une suite de logiciels propriétaires (sic) ont permis à MusicMatic de concevoir une plateforme unique qui crée, diffuse et gère en temps réel des centaines de programmes.

Revoilà donc l’idéologie du contenu, sur laquelle nous avons déjà dit tout ce qu’il y avait à dire : Jamendo™ est, en définitive, un exemple parmi d’autres de la marchandisation de l’User-Generated Content que nous décrivions il y a peu.

Je dis ici « parmi d’autres » de façon très littérale ; si je devais placer ici une référence à Roland Barthes, je parlerais du motif de l’identification qui consiste à dire qu’après tout, les autres civilisations sont « comme nous ». Étant établi que « iTunes c’est bien », alors de Jamendo™ à Deezer il n’y aura qu’un pas, et l’on essayera même très, très, très, très fort de s’intégrer à Facebook™ :

Vivez à fond l’expérience Jamendo sur Facebook !

Installez l’application Jamendo sur votre profil Facebook et profitez de Jamendo dans un environnement Facebook ! (…)

En outre, vous disposerez d’un onglet Jamendo sur votre profil Facebook sur lequel s’afficheront vos albums favoris. Quoi de mieux pour afficher les perles rares que vous avez découvertes sur Jamendo !

N’attendez plus, installez l’application Jamendo pour Facebook dès aujourd’hui !

(Petit jeu : à votre tour Jamendo™, maîtrisez le branding Facebook™ et apprenez à faire de la publicité Jamendo™ ! En toute simplicité Facebook™, il vous suffit de faire des phrases Jamendo™ normales puis d’adjoindre derrière chaque substantif Facebook™, tantôt le mot Jamendo™, tantôt le mot Facebook™. Étonnant, non ?)

Ce qui me frappe le plus, c’est à quel point cette terminologie est en fait, au mot près, celle du système traditionnel, des majors du disque (auquel M. Zimmer se réfère explicitement, comme en témoigne le nom de sa société Peermajor ou cette charmante expression de « concurrence avec la SACEM » sur la page Wikipédia) au gouvernement en passant par la SACEM et la HADŒPI. Nous avons déjà évoqué le substantif « artistes », l’expression « propriété intellectuelle » ou le « contenu », le jargon publicitaire et entrepreneurial stéréotypé, les procédés de branding et l’emphase constante sur les aspects monétaires et quantifiables ; nous avons vu également que ce logos n’était pas dû à l’évolution du site, mais présent dès son origine.

(Autre petit jeu : parmi les réclames suivantes — bourrées de prénoms — se cachent deux publicités datant de janvier 2005. L’une concerne un site (censément) Libriste, l’autre une action de propagande gouvernementale anti-« piratage ». Saurez-vous trouver lesquelles ?)

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De fait, Jamendo™ semble entretenir avec la législation un rapport complexe, voire borderline. Au moment de l’élaboration de la loi dite dadvsi en 2006, si de nombreux contributeurs voient naturellement en Jamendo™ un allié « Libre » contre le gouvernement, le site (d’ailleurs de droit luxembourgeois et non français) se montre en fait d’une discrétion remarquable. En 2009, Jamendo™semble vouloir corriger le tir en se « positionnant » contre la loi dite hadopi, qualifiée d’« idiote » (suivant en cela le positionnement d’autres entreprises censément Libres, telle ILV à qui une large part du présent article pourrait d’ailleurs également s’appliquer). Les deux initiatives successivement lancées à cette occasion auront en commun de parodier des actions du gouvernement, et d’aborder la problématique, de nouveau, sous un aspect exclusivement économique.

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Pendant ce temps, le même Jamendo™ s’emploie en fait à cultiver de bonnes relations avec le gouvernement français et la SACEM : par exemple, en 2011 le site se précipitera pour demander une accréditation officielle. S’il n’est pas le seul à entreprendre cette démarche, sa justification quelque peu embarrassée et à teneur enrichie en idéologèmes, vaut le détour :

Nous avons critiqué la loi Hadopi qui, pour nous, est une mauvaise réponse à un vrai problème.

Lequel « vrai problème » n’est pas, comme nous l’aurions naïvement cru, la volonté des puissants d’assujettir les citoyens-internautes, mais… le comportement des « nouvelles générations » ; comportement qu’il n’est d’ailleurs pas dangereux (ou dommageable à la démocratie) de vouloir réprimer, mais simplement « illusoire » :

Il est, à notre sens, illusoire de vouloir imposer aux nouvelles générations des règles de comportements complètement dépassées. De nombreux artistes, des labels et des plate-formes Internet ont également critiqué cette loi et surtout son aspect répressif. L’avenir nous permettra de juger.

La répression n’est donc pas le but de cette loi, mais — comme le gouvernement nous l’a doctement expliqué — seulement un « aspect » ; d’ailleurs pourquoi s’en faire, puisque cette loi ne fonce pas droit dans le mur, mais ouvre un « avenir » — que rien n’empêche d’être radieux… Admirons maintenant la figure de gymnastique rhétorique par laquelle le locuteur aboutit à une conclusion qu’il présente (à ses propres yeux ?) comme logique :

Demander le label Hadopi n’est donc (sic !) pas pour Jamendo un revirement de position. Si nous obtenons ce label cela permettra aux artistes diffusant leur musique sur notre site et aux internautes qui les écoutent, de savoir que cette offre est totalement légale. (…) Être présent aux côtés des plus grands acteurs de la musique comme les Majors et des start-ups les plus dynamiques ne peut que valoriser notre démarche et garantir la diversité de l’offre musicale.

« Diversité » : encore un terme idéologiquement très chargé, emprunté directement au logos gouvernemental. Quant à la « valorisation » évoquée, il faut bien évidemment l’entendre au sens de valeur monétaire et c’est bien là, on est prêt à le croire, la motivation de l’entreprise.

Lorsque l’on ne peut décemment expliquer que tout le monde est en fait d’accord depuis toujours — ce serait un peu gros —, la solution de rechange est ce procédé rhétorique de fausse concession que Barthes décrit sous le nom de « vaccine » (notamment dans son analyse des publicités pour la margarine Astra). En l’occurrence, cela revient à dire aux internautes : « certes, nous avons eu nos divergences par le passé ; mais elles étaient finalement inessentielles, et de toute façon tout cela est derrière nous aujourd’hui. » C’est ainsi que les Assises du piratage proposées par le gouvernement français en janvier 2009, avec les bons soins de l’agence publicitaire Aromates, se sont transformées en assises… de la Réconciliation ! Assises au demeurant sponsorisées par…

(Un dernier petit jeu : parmi les sponsors de ces « assises », se cache une entreprise censément Libre. Saurez-vous trouver où ?)

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La présente chronique, si longue soit-elle, ne prétend pas à l’exhaustivité. Cependant elle serait certainement incomplète si je n’abordais pas ici le point saillant terminologique qui m’a à l’origine, disons, vivement incité à l’écrire : j’aimerais comprendre ce que PRO veut dire.

Début 2009, alors même que M. Kratz explique doctement que « (son) métier, c’est la désintermédiation d’artistes autoproduits », Jamendo™ lance une nouvelle opération commerciale intitulée (ou brandée) Jamendo Pro. L’activité de cette subdivision, si je comprends bien, se nomme licensing et consiste à vendre des exceptions de licence, réinventant d’ailleurs une pratique du milieu informatique Libre : moyennant finance, le client s’exonère des clauses de la licence de l’œuvre (Libre ou non-Libre, copyleft ou non, non-commerciale ou pas). En d’autres termes, nous ne sommes plus dans le Libre mais dans le libre de droits et c’est d’ailleurs comme cela que le site se présente initialement :

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Ce qui soulève plusieurs questions. Tout d’abord, les artistes sont-ils pleinement informés et conscients de l’exploitation qui sera faite de leur travail ? Pour certains, la réponse est non et la démarche de Jamendo™ confine à l’escroquerie. Une pétition sera même lancée, un mouvement de contestation se fait jour avec le mot d’ordre « No Pro », que Jamendo™tentera, à nouveau, de censurer. D’un point de vue juridique ensuite, rendre une œuvre « libre de tous droits » étant absolument impossible en droit français, il n’est possible de s’en approcher que moyennant un contrat très précis entre le récipiendaire et l’ayant-droit principal (l’auteur, auquel Jamendo™ se substitue ici). Par ailleurs, je reste particulièrement dubitatif quant à la valeur juridique de ces « certificats » de Non-Sacemité que prétend délivrer Jamendo™ : outre qu’ils n’exonèrent pas, par exemple, des redevances dites de rémunération dite « équitable », ils s’ajoutent de façon parfaitement superflue aux licences alternatives déjà appliquées aux œuvres. Certes, nous avons pu voir qu’en matière de licences Libres Jamendo™ n’en est pas à une approximation près…

Enfin d’un point de vue éthique : l’idéologie du mouvement Libre (que j’ai amplement décrite ailleurs) vise à rendre aux auteurs le contrôle et la place dont tout un système d’intermédiaires les avait dépossédés, et ce que fait ici Jamendo™ est… très exactement l’inverse. Cependant, il me semble que toutes ces critiques, si méritées soient-elles, laissent de côté le plus ahurissant, qui à mon sens se trouve dans l’intitulé même : Jamendo Pro.

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La première lecture que j’en fais (au-delà de l’aversion que m’inspire la dichotomie arbitraire amateur/professionnel) est tout simplement que, pour un « artiste », la seule façon d’être « pro » est de renoncer à sa licence Libre. La propagande du gouvernement, des industriels et de la SACEM ne dit pas autre chose : « nous ne reconnaissons pas l’existence de licences alternatives, car nous nous adressons aux vrais professionnels » — je ne compte plus les fois où des interlocuteurs me l’ont affirmé en face.

Deuxième lecture possible, ce vocable « Pro » ne qualifierait pas les auteurs et musiciens eux-même, mais la clientèle potentielle de Jamendo™ : commerçants, restaurateurs, salons de coiffure. En y réfléchissant bien, c’est peut-être encore pire : cela reviendrait à diviser la société en deux. D’un côté, les « professionnels » : ceux qui coiffent, ceux qui tiennent boutique, en un mot ceux qui vendent. Et de l’autre… eh bien de l’autre les « artistes » : comme je l’expliquais au début même de cet article, ce mot-idéologème désigne un statut social, et non une profession.

Enfin, la dernière lecture possible — si elle ne rend guère hommage à l’intelligence et l’intégrité des tenanciers de Jamendo™ — est peut-être la moins dégradante et la plus probable : il s’agirait tout simplement d’une marque, d’un slogan destiné à appâter le chaland de même que l’on ne compte plus les entreprises qui proposent des produits « pro » sans nécessairement définir ce qu’elles entendent par là.

Admettons donc, comme nous l’avons fait depuis le début de cet article, que Jamendo™ n’est qu’une entreprise parmi d’autres, qui tente de survivre et se développer dans l’écosystème capitaliste moderne. De fait, son existence même n’est pas sans présenter quelqu’intérêt : success story édifiante (dont on ne peut que souhaiter qu’elle se perpétue), tentative de définir un modèle alternatif (même si ledit modèle s’avère fortement similaire au système antérieur)… Le site même de Jamendo™, dont nous avons souligné — peu innocemment — l’aspect professionnel, offre à de nombreux musiciens et auteurs, Libristes ou non, un espace prêt-à-l’emploi, d’allure sympathique et à forte visibilité — ce qui constitue d’ailleurs l’argument principal et le moins contestable, pour le meilleur et pour le pire, du projet Jamendo™. Comme je le disais plus haut, il m’est moi-même arrivé d’en faire usage et de le recommander ; si certaines de ses initiatives me laissent indifférent, j’en trouve d’autres originales et brillantes, telle cette page qui permet aux mélomanes de trouver des alternatives « Libres » aux musiciens les plus célèbres, exactement comme il en existe du côté des logiciels (je ne suis pas choqué par l’idée de ne pas considérer les œuvres d’art différemment des logiciels).

Cependant, je suis saisi (comme d’autres avant moi) par l’ambigüité du choix de Jamendo™, ou plutôt de son refus de choisir explicitement, entre « faire des affaires » (comme le père de Prévert), et se faire l’avocat des licences Libres. (Tout particulièrement lorsque ce dernier domaine semble ici si mal maîtrisé.) Cette posture de « Libriste malgré soi », Jamendo™ l’a plus ou moins assumée à ses débuts, porté par un élan de sympathie de la communauté Libriste qu’il n’a ni su, ni voulu, rejeter ; aujourd’hui encore il ne se passe pas un trimestre sans que Jamendo™ soit cité en exemple, par exemple dans le récent dépliant publicitaire de la fondation Creative Commons The Power Of Open (du reste entièrement financé par Google®), ou encore dans des colloques ou salons. J’ai moi-même eu l’occasion de me retrouver à un débat public, seul représentant — légitime ou non — du mouvement Libre dans un traquenard pseudo-« indé » organisé à la gloire de la S.A.C.E.M. et des industries culturelles, au côté de M. Gérard qui faisait ici office d’alibi « alternatif » alors qu’il n’était venu que dans l’espoir très modeste de promouvoir ses produits…

Serait-ce à dire que, délibérément ou non, Jamendo™ jette le discrédit sur la « culture Libre » toute entière ? Ce risque, s’il me semble réel, ne m’inquiète pas outre mesure : l’histoire nous a montré que l’évolution de l’art et de la culture appartient aux auteurs davantage qu’aux intermédiaires. À mon sens, le principal intérêt du site jamendo.com est l’espace de côtoiement qu’il constitue, fortuitement, entre différents modes de pensée et de consommation culturelle, et qui nous a ici permis d’examiner de nombreux points de frictions et de divergences.

Le — relatif — succès commercial et entrepreneurial que représente aujourd’hui Jamendo™ n’est ni une victoire, ni une défaite du Libre : ce sont deux phénomènes indépendants. Quelque sentiment d’agacement l’on puisse ressentir devant le discours de ses responsables (propos inélégants, imprécisions conceptuelles ou terminologies orientées), Jamendo™ ne me semble mériter d’autre antagonisme que celui de ses concurrents, et d’autre enthousiasme que celui de ses actionnaires ; quant à son attitude envers le mouvement Libre, elle témoigne moins d’un mépris que d’une méconnaissance profonde. L’éthique Libre n’est pas indésirable chez Jamendo™ : elle lui demeure seulement, ontologiquement et irréductiblement, étrangère.




Levons le tabou du stress, surmenage et burnout au sein des communautés

Perry McKenna - CC byVoici un sujet dont on parle trop peu parce que ceux qui en sont victimes pratiquent souvent le déni et n’aiment pas apparaître vulnérables aux yeux de leurs pairs.

Quitte à ce que cela craque complètement un jour et qu’il n’y ait plus d’autre issue que de disparaître momentanément (ou pire définitivement) de la circulation.

Il s’agit du phénomène de burnout que Wikipédia traduit par syndrome d’épuisement professionnel[1].

Il touche également les associations et l’activité bénévole car c’est avant tout d’un trop plein de travail et de responsabilités dont il est question. Et tous ceux qui me connaissent d’un peu près savent que j’en suis parfois passé par là au sein de Framasoft.

Parce que, oui, le Libre n’est pas épargné. Il serait même, à parcourir la traduction ci-dessous, parmi les plus durement touchés, à cause des ses spécificités mais aussi parce qu’Internet, aussi pratique soit-il, peut parfois manquer de patience, d’attention et de bienveillance.

Un article qui cherche à mieux comprendre pour mieux prévenir.

Et n’hésitez pas à laisser votre témoignage dans les commentaires, histoire de libérer aussi la parole et aider ceux qui sont susceptibles de tomber dans ce piège que l’on se fabrique presque toujours tout seul.

Remarque : Nous avons choisi de traduire systématiquement ci dessous « burnout » par « surmenage », même si le mot anglais commence à se diffuser chez les francophones et évoque mieux le processus d’aller au bout de ses forces en épuisant ponctuellement ou durablement toute son énergie.

Linus Torvalds et d’autres à propos du surmenage dans les communautés

Des développeurs open source parlent du stress des codeurs dans le monde de Linux.

Linus Torvalds and Others on Community Burnout

Bruce Byfield – 30 août 2011 – Datamation
(Traduction Framalang : Yonnel, Deadalnix, Mammig2, Martin, Raphaelh, Penguin)

Traînez autant de temps que vous le voudrez dans la communauté du libre et de l’open source, et vous ne manquerez pas de rencontrer des exemples de surmenage. Un collègue prend trop de choses à sa charge, et d’un coup il ne travaille plus, avec de moins bons résultats.

Il a du mal à se concentrer sur son travail. Il néglige sa vie privée. Face aux contestations, il est sur la défensive et devient étrangement agressif. Et pour finir il s’en va, pour souvent ne jamais revenir.

Le surmenage n’est pas l’apanage de la seule communauté linuxienne, bien entendu. Et pourtant ce problème semble toucher la communauté telle une épidémie, et ses membres semblent réticents à en parler en public.

Selon le « community manager » d’Ubuntu Jono Bacon et la journaliste et contributrice d’Ubuntu Amber Graner, qui donnent des conférences adaptées de « The Burnout Cycle » d’Herbert Freudenberger et Gail North, les gens les contactent par la suite en privé pour parler de leur propre expérience de surmenage.

Et de même, la contributrice au noyau Linux et co-fondatrice d’Ada Initiative, Valerie Aurora, se rappelle d’une discussion avec une douzaine de femmes activistes dans les nouvelles technologies, où elles ont découvert que toutes étaient soit en surmenage, soit en train de s’en remettre, soit l’avaient été.

Personne ne semble être à l’abri, pas même Linus Torvalds. Bien qu’il commence par dire « je n’ai jamais vraiment été victime de surmenage », il en vient ensuite à parler d’une situation qui a tout des premiers stades du surmenage :

« Nous avions de très grosses disputes vers 2002 (cf « Linus ne sait pas ce qu’il demande »), je posais des patches à droite et à gauche, et ça ne marchait pas vraiment. C’était pénible pour tout le monde, à commencer par moi.

Personne n’aime la critique, et il y avait beaucoup de descentes en flèche. Et comme ce n’était pas un problème strictement technique, on ne pouvait pas identifier un patch et dire « hé, regardez, ce patch améliore de 15 % la vitesse » ou autre chose du genre : il n’y avait donc pas de solution purement technique. À la fin, la solution était de meilleurs outils et une charge de travail mieux répartie ».

Quelle est la cause du surmenage, en particulier dans la communauté du libre ? Que faire pour l’éviter, à la fois individuellement et au niveau de la communauté ? Ces questions, de plus en plus de leaders du logiciel libre ont du mal à y répondre. Le surmenage commence seulement à être reconnu comme un problème sur lequel se pencher.

Les origines du surmenage

L’organisation dans le libre rend les membres de la communauté particulièrement exposés au stress. Selon Bacon, les contributeurs étant répartis autour de la planète et certains étant volontaires, chacun doit alors gérer lui-même sa charge de travail.

Mais lorsque quelqu’un peut travailler n’importe où sur un projet à n’importe quelle heure, fixer des limites devient alors ardu. Comme pour un jeu de simulation en temps réel, il n’y a pas de moment idéal pour arrêter. En réalité, à cause des réponses instantanées qui sont la norme sur Internet, certains peuvent s’agacer de ne pas voir les autres immédiatement disponibles.

Le stress peut augmenter car la première génération des membres de communautés sont maintenant largement d’âge mûr, et certains commencent à avoir des difficultés à travailler aux heures auxquelles ils étaient habitués, que ce soit dû à la fatigue ou aux obligations familiales.

D’autre part, selon Graner, certains membres de communautés ajoutent une couche à leur stress en prenant davantage de travail pour se prouver quelque chose à eux-mêmes. Elle observe, par exemple, que chez Ubuntu, ceux qui ne font pas de développement peuvent se sentir moins impliqués dans le projet que les développeurs, ou prennent davantage de responsabilités dans l’espoir que leurs sacrifices soient payants et qu’ils puissent accompagner les développeurs à l’Ubuntu Developer Summit.

« Ils pensent que s’ils n’en font pas toujours davantage et ne deviennent pas cette super personne de la communauté, alors les gens penseront qu’ils n’en font pas assez », affirme Graner.

Pourtant, comme le fait remarquer Torvalds, le surmenage n’est pas uniquement lié au stress. « Personnellement les grosses engueulades ponctuelles ont tendance à me plaire et à me gonfler à bloc », affirme-t-il. « Cela peut être stressant, mais ça peut être aussi revigorant, et je pense même que, sans ces éruptions occasionnelles, votre projet a tendance à s’endormir, ou alors c’est que vous n’y croyez plus assez. »

Cependant il ajoute: « mais le stress continuel peut aussi être vraiment usant. Pour moi, ça a toujours été plus ou moins un problème de gestion du flux de travail. Le stress vient du manque d’énergie suffisante (ou du nombre d’heures dans une journée) pour faire ce que je dois faire. C’est donc pour ça, au niveau du noyau Linux, que je pense que les gros moments de stress ont toujours tourné autour de problèmes d’organisation du flux de travail. »

Bacon perçoit le surmenage de manière similaire, en le définissant ainsi : « vous cumulez le stress des jours précédents, et cela augmente jusqu’à ce que vous ne puissiez plus le surmonter. »

À l’opposé, l’ancien leader de la communauté Fedora Paul Frields voit l’origine du surmenage dans les interactions dans un groupe :

« Les gens n’ont pas tous les mêmes attentes. Celle par exemple d’aspirer à ce que les autres membres de l’équipe aient le même degré d’implication que vous, sans tenir compte des capacités, du temps disponible ou des situations personnelles des autres. Ou peut également souhaiter, consciemment ou non, que tout le monde adore et adopte votre nouveau concept original et radical là, maintenant, tout de suite. Si ces attentes ne se concrétisent pas, et que vous continuez à ruminer longtemps là-dessus, il y a de très fortes chances pour que vous soyez bientôt en surmenage. »

Une autre source possible de surmenage pour les femmes en particulier est leur sous-représentation dans la communauté. Selon le projet, les femmes représentent en général de un à cinq pour cent de la communauté. Non seulement doivent-elles subir les remarques sexistes, les présentations pornographiques, voire une hostilité pure et simple, mais elles ont le sentiment de se retrouver tout de suite en situation de faire leurs preuves – tout autant par rapport aux femmes déjà présentes que par rapport à la majorité masculine.

« C’est un peu comme à l’armée », dit Graner, qui a participé à la première guerre du Golfe. « Vous devez en faire dix pour cent de plus que n’importe qui d’autre pour être perçue comme aussi bonne qu’eux. »

Pour celles qui essaient vraiment de changer cette culture, le stress est encore plus intense. « Il y a tout simplement trop peu de femmes dans l’open source pour assumer tout le travail à faire de ce côté-là », constate Aurora. « Un seul pour cent au sein d’une communauté et c’est déjà mathématiquement le surmenage assuré. Vous êtes en situation précaire, vous recevez plein de messages disant que vous n’êtes pas à votre place, Vos heures et vos heures de temps libre pour ce militantisme n’y changeront rien. Vous vous en voulez de ne pas faire du code, et d’avoir des doutes tout court. »

De plus il n’y souvent qu’une seule figure de proue du féminisme à la fois. « Vous devenez une cible de choix pour les critiques et les menaces », explique Aurora. « Vous en payez sacrément le prix. À chaque fois que quelqu’un devient la représentante de la cause des femmes dans l’open source, sa carrière en pâtit. »

Pour compliquer encore les choses, tous genres confondus, le surmenage est un mal difficile à diagnostiquer ou à admettre. « On distingue fort bien les symptômes chez les autres sans nous apercevoir que bien souvent c’est notre propre reflet que l’on regarde », dit Graner. « Et comme le mot surmenage a souvent une connotation péjorative cela ne pousse pas à la confidence. »

Un tel déni est surtout fréquent chez les leaders en surmenage, soit parce qu’ils se considèrent essentiels, soit parce qu’ils ont plus l’habitude de venir en aide plutôt que d’avoir besoin qu’on les aide eux-mêmes. Mais dans tous les cas ce déni ne fait qu’aggraver la situation en rendant les gens plus réticents à faire ce qu’il faut pour s’en sortir.

Traiter le surmenage

Torvalds suggère que, pour lui, la clef pour se remettre d’un surmenage est :

« d’apprendre à laisser aller les choses. Si l’on ne le fait pas pour l’ensemble du projet, il faut au moins ne plus essayer de le contrôler entièrement. Avec le noyau Linux, je pourrais être le mainteneur principal, mais je fais simplement confiance aux autres pour faire ce qu’il faut. Il y a toujours des parties du projet que je suis de très près, mais même pour celles-ci, je suis vraiment content quand des personnes à qui je fais confiance font le travail à ma place.

Sinon, abandonnez purement et simplement le projet. C’est ce que j’ai fait pour git (le logiciel de gestion de versions décentralisée) : ça me plaisait vraiment, mais il me semblait aussi ne pas pouvoir prétendre être le mainteneur à plein temps dont le projet avait besoin. Et j’ai vraiment été ravi de trouver un très bon mainteneur (Junio Hamano). Cela restait quelque part mon bébé, mais en même temps, le mieux pour git était que quelqu’un d’autre le gère ».

Bien sûr, comme l’ajoute Torvalds, « les gens semblent parfois avoir du mal à lâcher prise, moi y compris. »

Pour répondre à la résistance naturelle au lâcher prise, Frields suggère: « il vous faut la volonté de faire un examen de conscience, de vérifier votre équilibre et votre capacité à vous engager pleinement pour votre accomplissement. Et plus de la volonté, il vous faut réellement et en toute conscience prendre effectivement le temps de le faire. »

Bacon est encore plus précis. En partant de sa propre expérience de surmenage, qui s’est produite environ un an après avoir rejoint Canonical, il a beaucoup réfléchi à la façon d’organiser une vie équilibrée qui pourrait le rendre, lui et d’autres, plus résistants au surmenage.

Ne pas être célibataire est une des meilleures garanties contre le surmenage, selon Bacon, mais il fait remarquer que même les célibataires peuvent passer une soirée loin de la communauté et prendre du bon temps avec des amis. Il suggère également d’avoir d’autres activités (pour Bacon, c’est de faire de la musique avec son groupe Severed Fifth), de faire du sport régulièrement, de suivre un régime plus sain et moins calorique.

Dans ce régime, il préconise de réduire la dose de caféine, à laquelle de nombreux membres de la communauté sont littéralement accros ; Bacon lui-même décrit le sevrage de ses six canettes de Coca par nuit, avec tous les vomissements et les tremblements que cela a entraîné, comme « une des expériences les plus affreuses de ma vie », et fait figurer la restriction de caféine en haute place parmi les changements mis en place pour réduire les probabilités de surmenage.

Le surmenage peut aussi être régulé à l’intérieur de la communauté, en créant une culture commune qui rencontre l’adhésion de tous. Une culture où, selon les termes de Graner, « si vous n’êtes pas à cent pour cent, alors vous ne nous rendez pas service », et où l’on vous encourage à prendre régulièrement des pauses réparatrices et salvatrices.

Graner suggère également que le travail au sein du logiciel libre « doit être un effort collectif pour qu’aucune personne ne soit responsable de l’ensemble ». En se basant sur son expérience personnelle dans l’armée, elle conseille à chacun d’apprendre, ou tout du moins d’avoir de sérieuses notions, sur la fonction et le rôle des autres participants au projet. Une telle rotation a le mérite de réduire la tendance à se sentir indispensable, et propose une diversité qui peut aider à diminuer toute sensation de surmenage. Cela implique qu’en cas de surmenage d’une personne, les autres membres du projet puissent en reprendre les rênes et les responsabilités avec un minimum d’adaptation.

Graner suggère aussi que les rôles d’un projet soient clairement définis, ce qui arrive rarement dans un projet distribué qui compte un grand nombre de bénévoles. De cette façon, les personnes seront moins susceptibles de prendre de nouvelles responsabilités.

À ces suggestions, Aurora ajoute que le surmenage peut aussi être atténué par « des expressions personnalisées de soutien venant de différentes personnes – envoyer un email qui dit je pense que tu fais un très bon travail, et que tu as raison peut souvent faire la différence ». En fait, Aurora explique que « n’importe quelle forme de reconnaissance » peut aider :

« Cela paraît trivial, mais toute forme de surmenage vient en partie du sentiment que ce que vous faites est insignifiant et n’est pas apprécié à sa juste valeur. Je pense qu’Internet est malheureusement un lieu propice à vous donner l’impression que ce que vous faites n’est pas apprécié. Les personnes critiques, voire mesquines, sont apparemment plus enclines à envoyer des reproches que les gentilles à formuler des remerciements, et l’absence de visages humains ou d’intonations de voix rend les incompréhensions courantes ».

Aurora cite sa propre expérience de mise en place, dans le cadre de son travail, d’une politique anti-harcèlement lors des conférences, entreprise dans un moment de quasi-surmenage, et qui a été accueillie avec tellement d’emails d’encouragement qu’elle aurait pu « en pleurer de joie ». Ce soutien aura été une reconnaissance fondamentale à un moment crucial de sa vie.

Notons enfin le rôle important qu’ont les leaders de communautés pour améliorer les situations. Bacon suggère qu’un dirigeant ayant « un engagement quotidien au sein de sa communauté » est le mieux placé pour remarquer des signes de surmenage.

Bacon suggère également d’engager autour du surmenage une discussion franche et sincère, mais qui apporte également concrètement du soutien, quitte à proposer à certains de prendre un congé ou de réduire les responsabilités. Cette discussion devrait se faire en face à face si possible, au pire par téléphone, mais jamais par email ou chat, car le manque de signaux non-verbaux peut conduire à des incompréhensions, en particulier pour quelqu’un qui se sent déjà inadapté à son travail. Pendant cette conversation, le leader de la communauté doit bien faire comprendre qu’il n’est pas en train de réprimander, mais plutôt de donner impressions et suggestions dans l’intérêt de tous. Si nécessaire, on peut adoucir la perception de cette discussion en encourageant la personne à qui l’on parle à effectuer le même type d’intervention si le leader de communauté venait lui aussi à montrer des signes de surmenage.

Préparer le retour

Tout comme le surmenage n’a pas de cause unique, il n’y a pas de remède rapide, unique et miracle pour l’éviter ou le soigner. Cela signifie qu’il est difficile de prédire si les victimes du surmenage pourront surmonter leurs problèmes et revenir ou si elles vont simplement disparaître de la communauté. D’autant que l’on commence tout juste à accepter d’en parler explicitement et à étudier des stratégies de prévention.

En se rappellant son propre surmenage, Graner raconte : « mon surmenage n’est pas arrivé du jour au lendemain, pas plus que le retour. Il y a eu des moments où je me disais que si je ne revenais pas, si je ne reprenais pas toutes mes activités précédentes, j’aurais échoué. Mais personne ne le pensait sauf moi. J’étais la seule qui me faisait des reproches, à me mettre ainsi la pression. J’ai été obligée de me dire : « non, tu n’es pas en situation d’échec, au contraire tu es désormais plus responsable. »

La bonne nouvelle, c’est que ceux qui reviennent d’un surmenage ont souvent une conscience plus aiguë de ce qui s’est mal passé, et éviteront plus facilement un nouveau surmenage. « Une fois que vous avez subi un surmenage total, vous êtes mieux à même de prévenir le prochain et modifier avant votre comportement en conséquence », explique Graner. Une telle prise de conscience représente sûrement l’une des armes les plus efficaces contre le surmenage, car ces personnes reviennent mettre en pratique et témoigner de ce qu’elles ont appris de cette difficile expérience.

Notes

[1] Crédit photo : Perry McKenna (Creative Commons By)




Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Bonjour tout le monde,

Ceux et celles pour qui ces chroniques Librologiques sont d’une lecture un peu aride (c’est également mon cas, le croiriez-vous), seront peut-être rassurés de savoir que l’épisode d’aujourd’hui termine (provisoirement) l’approche quelque peu théorique entamée avec l’épisode 3, intitulé La Revanche des… Ah non, attendez que je m’y retrouve — j’y suis : User-generated multitude, c’est cela.

Dans l’épisode d’aujourd’hui, donc, je vous propose de revenir sur les pratiques culturelles sous licences Libres, leur utilité et l’adéquation ou non de celles-ci (les licences Libres) pour celles-là (les pratiques culturelles, faut suivre aussi)[1]. Plus que jamais, les commentaires sont là pour recueillir vos réactions, réflexions, témoignages et — ô surprise — vos commentaires.

Bonne lecture !

Valentin Villenave

Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Peut-on appliquer les licences Libres aux œuvres de l’esprit ?

(C’est-à-dire, étendre les modèles de licences alternatives, autorisant la libre diffusion voire la modification des œuvres, au-delà des seuls logiciels Libres ?)

C’est une question récurrente sur les forums et listes électroniques Libristes.

Une question que l’on n’amène en général pas frontalement, mais que l’on va glisser au détour d’une phrase — on la trouvera d’ordinaire introduite par des marqueurs tels que « je ne suis pas sûr que », « reste à savoir si », « il ne me semble pas évident », etc. — quand on n’entre pas directement dans l’attaque peu subtile « vous voulez obliger les artistes à publier sous licences Libres (et donc, à crever de faim) ? C’est du stalinisme pur ! ».

Une question sur laquelle, naturellement, chacun a peu ou prou son opinion pré-établie. Nul besoin d’argumenter, de réfléchir ou de démontrer.

C’est que cette question n’en est, évidemment, pas vraiment une.

C’est un troll.

Paul Scott - CC by-sa

J’ai déjà tenté ailleurs — longuement — de me pencher sur cette question, dans l’espoir de tordre le coup définitivement à ce serpent de mer trolloïde du milieu Libre. Cependant il me semble intéressant de prendre le temps de critiquer le point de vue selon lequel les licences Libres ne devraient convenir qu’aux programmes informatiques, et notamment d’examiner quels idéologèmes le sous-tendent. En effet, Libriste ou non, nul n’est à l’abri de ses propres préjugés, au premier rang desquels cette mythologie déjà évoquée qui consiste à voir en l’œuvre d’art un objet échappant aux contingences ordinaires, et en l’artiste-créateur (pour peu qu’il soit professionnel, bien sûr) un être en marge des exigences sociales.

D’un point de vue légal et pratique, pourtant, bien peu de choses distinguent un programme informatique de tout autre contenu immatériel : un logiciel est une œuvre de l’esprit soumise à la « Propriété Littéraire et Artistique » — encore une distinction arbitraire, au demeurant, qu’il conviendrait de mettre en question. Et un nombre croissant d’artistes s’expriment d’ailleurs au moyen d’outils informatiques qui les amènent parfois à créer de véritables « programmes », au sens strict. (Des pratiques artistiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.)

Pourquoi, dès lors, séparer arbitrairement ces œuvres de l’esprit en, d’un côté, l’art, de l’autre les logiciels ? Certes, il peut arriver que les « œuvres d’art » posent des contraintes inédites aux licences, et nécessitent quelques adaptations juridiques (c’est le propos des licences Creative Commons, dont j’ai parlé ailleurs, et de la licence Art Libre qui, nous le verrons plus bas, est timidement recommandée par le projet GNU). Mais le principe de base reste le même, et il a été établi que les libertés garanties à l’utilisateur de logiciels peuvent se transposer aisément à l’amateur d’art.

Ce qui sous-tend en fait cette dichotomie arbitraire, c’est le « bon sens » ordinaire par lequel tout un chacun délimite sa conception de l’art. Les bouleversements artistiques du XXe siècle semblent avoir quelque peu mis à mal les critères traditionnels d’appréciation du public : peut-on encore dire que « l’art, c’est ce qui plaît » après Picasso ? Que « l’art, c’est ce qui est original » après l’urinoir de Duchamp ou les boîtes de soupe de Warhol ? Peut-on encore définir l’art par la « légitimité » sociale de son auteur, après le Coucher de soleil sur l’Adriatique peint par l’âne Lolo (sic) ?

Boronali - Coucher de Soleil sur l'Adriatique - Wikimedia Commons CC by-sa

Reste un critère auquel se raccrocher (voire se cramponner, d’autant plus fermement que tous les autres sont en déroute) : celui de l’utilité. Une œuvre d’art, nous dit le bon sens ordinaire, n’est pas quelque chose dont on se sert pour accomplir telle ou telle tâche. Cette position est également celle de la Loi, qui depuis deux ou trois siècles oppose à l’Art (absolu) les « arts utiles », c’est-à-dire inventions et méthodes de fabrication. Il sera donc communément admis que l’art « noble », digne de respect, se doit d’être inutile : méprisons donc de bon cœur les fanfares ou la musique militaire (fusse-t-elle de Schubert), et les berceuses que l’on chante aux enfants.

Mais cette fois, c’est le reste de la vie qui revient en contrebalance : parmi tous les objets dont nous faisons « usage », combien sont, de facto, indispensables ou simplement, objectivement utiles ? Une large part des logiciels installés sur nos ordinateurs, par exemple, ne sont ni strictement nécessaires ni même utiles (jusqu’à l’absolument inutile). Ainsi, les jeux vidéo sont apparus exactement en même temps que les ordinateurs. Sans même aller jusque là, n’importe quelle interface moderne comporte une majorité d’éléments qui n’ont pour seule raison d’être, que de plaire. Si les logiciels servent à se divertir, et le design à plaire, il n’y a alors plus aucune raison pour considérer l’informatique différemment de, par exemple, la musique : de même que le comte Kayserling commanda à Bach des variations pour clavecin afin de l’aider à dormir la nuit, le citoyen moderne se laissera bercer par les moutons électroniques de son économiseur d’écran.

C’est donc dire, d’une part, que le critère d’« utilité » n’est pas un commutateur binaire, mais plutôt un axe linéaire sur lequel existent une infinité de degrés, et d’autre part que, quand bien même l’on tracerait une barrière nette, l’on serait surpris de voir que ce qui « tombe » d’un côté ou de l’autre n’est pas nécessairement ce à quoi l’on s’attendrait. J’irai même jusqu’à affirmer que le geste du programmeur n’est ni moins technique, ni moins intrinsèquement chargé d’expressivité, ni moins ontologiquement digne d’admiration ou de terreur, que celui de l’« artiste » ; la seule distinction de l’artiste (au sens bourdieusien du terme) est d’ordre social, et nous avons vu combien cette quantification est illusoire.

De même, l’opinion « naturelle » qui consiste à voir en l’Œuvre d’Art un objet achevé, signé et sacré, là où l’objet utilitaire (et tout particulièrement le programme informatique) est un objet transitoire, temporaire, criblé de défauts et dont on s’empressera de se débarrasser pour en obtenir une nouvelle version, plus récente, plus aboutie, en attendant encore la prochaine, cette vision disais-je, est éminemment liée à notre contexte historique : en-dehors de notre société occidentale de ces cinq ou six derniers siècles, les pratiques culturelles et rituelles ne sont pas nécessairement distinctes, et il est bien rare pour un « auteur » d’éprouver le besoin de signer individuellement son œuvre ; en retour, dans notre monde post-industriel (ou pleinement industriel, si l’on suit Bernard Stiegler) où l’artisan n’est plus qu’un souvenir, il est communément admis que tout objet utilitaire est le fruit du travail indistinct d’une légion d’ingénieur anonymes, et l’on se souciera bien peu de savoir si le logiciel que l’on utilise a un ou plusieurs auteurs. Si l’informatique a tout de même produit des noms célèbres, c’est avant tout par ce processus de « mythification » qu’est le star-system : Bill Gates ou Steve Jobs fascinent davantage pour leur success-story que pour leur travail technique, et de son côté le mouvement Libre cherche en ses grands informaticiens des héros (Linus Torvalds) ou, si l’on peut dire, des hérauts (Richard Stallman ou Sir Tim Berners-Lee) — ce que je décrivais précédemment sous le terme de « culte ».

Unicité de l’auteur, singularité sociale de l’artiste, intégrité de l’œuvre : autant de notions historiquement datées — et qui, même d’un point de vue historique, s’avèrent bien illusoires : aussi loin que nous puissions regarder, les artistes ont toujours dû s’adapter aux goûts du public, aux contraintes économiques ou politiques, et partager avec leur contemporains la paternité de leur travail. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder l’exemple des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, s’ils signaient certainement leurs œuvres, ne se privaient pas d’emprunter ici et là — quand ce n’était pas les interprètes eux-même qui ré-arrangeaient ou faisaient réécrire certains passages ! J’ai également tenté d’expliquer que les musiciens d’antan que nous révérons aujourd’hui comme des génies intemporels, n’avaient probablement pas de préoccupations d’une autre hauteur que les faiseurs-de-culture d’aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, le cinéma nous rappelle de façon éclatante combien l’élaboration d’une œuvre est une production, ici au sens industriel du terme — au point que même Fox News en vient à s’alarmer de la prolifération des franchises et autres remakes : nous attendons le prochain James Bond comme la prochaine version de tel jeux vidéo ou système d’exploitation, en espérant qu’il sera encore plus plaisant et nous en donnera davantage pour notre argent. C’est ignorer que trois siècles plus tôt, le public britannique de Händel attendait probablement de la même façon son prochain oratorio !

Signe ultime de cette industrialisation de la culture, que nous avons déjà présenté : les mêmes industriels qui érigent les « créateurs » en figures sacrées, s’empressent dans un même mouvement de réduire leur production à sa simple quantification marchande sour le terme « contenu », qui peut désigner indifféremment des films, des pistes musicales ou des images, en un mot, tout ce que l’on nous peut vendre, littéralement, au poids.

Mouton Mouton - Art Libre

Il y a quelque chose de paradoxal à constater que, même parmi les Libristes les plus endurcis, ceux-là même qui encouragent les informaticiens et chercheurs à publier sous licences Libres le fruit de leur travail, n’ont pas la même attente (voire exigence) de la part des auteurs et artistes. Sur le site gnu.org déjà mentionné, Richard Stallman lui-même indique :

Nous n’adoptons pas le point de vue que les œuvres d’art ou de divertissement doivent être Libres ; cependant si vous souhaitez en libérer une nous recommandons la Licence Art Libre.

Une autre page reprend même à son compte le critère d’utilité que j’évoquais plus haut :

Les œuvres qui expriment l’opinion de quelqu’un — mémoires, chroniques et ainsi de suite — ont une raison d’être fondamentalement différente des œuvres d’utilité pratique telles que les logiciels ou la documentation. Pour cette raison, nous leur demandons des autorisations différentes, qui se limitent à l’autorisation de copier et distribuer l’œuvre telle-quelle.

La licence Creative Commons Attribution-Pas d’œuvres dérivées est utilisée pour les publications de la Free Software Foundation. Nous la recommandons tout particulièrement pour les enregistrements audio et/ou vidéo d’œuvres d’opinion.

Nous avons pourtant vu que Stallman a très tôt compris l’importance potentielle des licences Libres au-delà du code informatique, et se plaît à définir le mouvement Libre comme un mouvement social, politique ou philosophique ; cette soudaine timidité lorsqu’il s’agit de l’art n’en est que plus surprenante — et n’a pas manqué d’être pourfendue par ceux et celles qui aspirent à un mouvement Libre digne de ce nom dans les domaines culturelles.

L’hypothèse que je pourrais formuler, est que rms n’est tout simplement pas intéressé par l’art. La culture « de divertissement » l’intéresse probablement, ainsi que la littérature qu’il nomme « d’opinion » ; cependant, difficile de se défaire de l’impression que ces formes intellectuelles dépourvues « d’utilité pratique » lui semblent, somme toute, subalternes. Si rms a — quoique tardivement — pris conscience des dangers que pose à la démocratie la répression de la libre circulation des œuvres, le point de vue des artistes eux-même lui demeure clairement étranger.

Peut-être est-ce là le plus grand échec du mouvement Libre : de n’avoir pas, de lui-même, dépassé plus tôt les frontières de l’informatique et de cette absurde notion d’utilité. Comme me l’exposait tout récemment Mike Linksvayer lui-même, il est presque honteux qu’aient dû se développer, avec quinze ans de retard, des licences spécialement pensées pour l’art et la culture, au lieu d’une simple évolution de licences logicielles telles que la licence GPL. Ce décalage d’une ou deux décennies vis-à-vis de l’informatique Libre est, encore aujourd’hui, un des (nombreux) handicaps dont souffre le monde culturel Libre.

Paul Downey - CC by

Le milieu des licences Libres est donc encore largement déconnecté des milieux artistiques. Les Libristes eux-mêmes sont en général nettement plus familiers de l’informatique que des pratiques culturelles (particulièrement « classiques », j’y reviens plus bas) ; leurs modes de consommation culturelle sont plus tournés vers la culture de masse — où l’on ignore notoirement toute possibilité de licences alternatives — que vers la création artistique ou la culture classique. Ceux-là même qui veillent à n’installer sur leurs ordinateurs que des logiciels Libres (à quelques éventuels compromis près), sont à même de faire une consommation immodérée de « contenus » propriétaires — la culture geek étant d’ailleurs presque entièrement construite sur un patrimoine non-libre : Le Seigneur des anneaux, Star Trek, La Guerre des étoiles, Le Guide du routard galactique

Pour certains, il y a là une évidence décomplexée : de toute façon, les œuvres d’art n’ont pas à être sous licences Libres, ce n’est pas fait pour cela. Pour d’autres au contraire, c’est un état de fait presque honteux : l’on ne demanderait pas mieux que de pouvoir n’écouter que de la « musique libre », par exemple, mais les œuvres existantes sont tellement peu connues / difficiles d’accès / introuvables / pauvres… Reproches d’ailleurs partiellement mérités (nous y reviendrons) — et qui auraient aussi bien pu, au demeurant, être adressés aux logiciels Libres eux-même il y a une quinzaine d’années.

Peut-être est-ce, au moins en partie, pour expier cette mauvaise conscience que ce même public Libriste se rue sur quelques œuvres ou sites web culturels publiés sous licences alternatives : les films (au demeurant admirables) de la fondation Blender, les dessins de Nina Paley ou encore le site Jamendo (sujets sur lequels nous reviendrons prochainement)… Cependant que d’autres fonds Librement disponibles, nettement plus fournis, restent largement ignorés : je veux parler du patrimoine écrit, notamment dans le domaine public. Nous évoquions récemment le projet Gutenberg, auquel il faudrait ajouter, dans le domaine des livres, Wikisource ou même Gallica, mais également le domaine des partitions musicales (IMSLP.org, mutopiaproject.org, cpdl.org), ou celui des films en noir et blanc (archive.org)… autant de formes culturelles qui ne font pas recette auprès du public Libriste dans son écrasante majorité (lequel public se montre d’ailleurs souvent peu concerné par la défense du domaine public en général).

Si les Libristes sont principalement tournés vers les cultures « de consommation », la grande majorité des artistes et auteurs, inversement, ne connaît guère d’autre modèle que le droit « d’auteur » traditionnel, avec l’inféodation qu’il comporte à tout un système d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs, sociétés de gestion de droits) dont il est presque impossible de sortir, et qui empêche même d’envisager l’existence d’alternatives quelles qu’elles soient. J’ai moi-même eu l’occasion d’évoquer la sensation d’apatride que peut avoir un musicien dans le milieu Libre, et un Libriste dans le milieu musical.

Il n’en faut saluer que davantage la bonne volonté de tous ceux qui, de part et d’autre, s’emploient à lancer des ponts, même de façon parfois maladroite ou mûs par la « mauvaise conscience » que j’évoquais plus haut. La devise du Framablog exprime à merveille ce point de vue :

mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manqués de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code.

On ne peut donc que souhaiter que le public Libriste, d’une part, mette progressivement en question ses propres modes de consommation culturelle, et d’autre part, sache s’abstraire de cette idéologie rampante qui consiste, en célébrant la « sublime inutilité » de l’art, à mettre les artistes hors du monde, dans une case clairement délimitée et quantifiable, et s’assurer qu’ils y restent. La figure sacralisée de l’artiste-créateur (tout comme celle du « professionnel », autant de termes que j’ai déjà démontés) que brandissent les industriels de la culture en toute hypocrisie, ne sert qu’à masquer cette démarche de marginalisation des artistes, de ringardisation organisée de la culture savante, et en dernière analyse, d’une certaine forme de mépris.

Une pensée Libriste digne de ce nom, au contraire, me semble devoir accepter l’idée qu’une œuvre d’art — utile ou non ! — puisse être, tout comme un programme informatique, partagée, retravaillée, voire détournée sous certaines conditions. Le rôle du mouvement Libre est pour moi de remettre l’art en mouvement, et l’auteur à sa place : celle d’un citoyen parmi d’autres, venant à une époque parmi d’autres.




Ne dites plus Copyright mais Monopole du Copyright !

taxbrackets.org - CC byLes mots ont un sens, et ce n’est pas notre librologue Valentin Villenave qui nous contredira.

De la même manière qu’on critique Stallman lorsqu’un logiciel non libre devient un logiciel « privateur », on reproche à Rick Falkvinge d’accoler systématiquement « monopole » à « copyright ».

Il a choisi de s’en expliquer ci-dessous[1].

On notera que ce billet est publié dans le triste contexte européen du prolongement de la protection des droits des interprètes musicaux pendant 70 ans. Vous appelez cela comment vous ?

Rick Falkvinge est le fondateur du Parti pirate suédois et a déjà fait l’objet de billets sur ce blog (ici et ).

Si le sujet vous intéresse, nous rappelons l’existence de notre framabook un brin provocateur qui se propose de carrément supprimer le copyright.

Pourquoi je persiste à parler de « Monopole du Copyright »

Why I Insist On Saying “The Copyright Monopoly”

Rick Falkvinge – 12 septembre 201 – Site personnel
(Traduction Framalang : Don Rico)

Certains se demandent pourquoi j’emploie toujours le terme de « monopole du copyright » plutôt qu’utiliser simplement le mot « copyright ». « N’est-ce pas de la rhétorique de bas étage ? », m’interroge-t-on. Cette formule n’est ni médiocre, ni un effet de rhétorique. Comme je tente souvent de la faire, j’ai choisi ces mots avec soin pour mettre en lumière un problème important.

Dans une salle d’audience, on n’entend jamais les avocats du copyright utiliser l’expression courante « Nous possédons les droits de ce film ». Ils préfèrent employer la formule juridique « Nous détenons les droits exclusifs de ce film ».

Le vocabulaire et le jargon juridiques sont parfois complexes, et nous avons tous le devoir d’expliquer au public les complexités du monopole du copyright dans les termes les plus compréhensibles possible.

Pour beaucoup, un droit exclusif reste une notion théorique et mystérieuse. C’est pourquoi je préfère de loin le terme monopole, sémantiquement identique.

On notera que j’emploie là le vocabulaire même de l’industrie du copyright et me contente de remplacer un mot par un synonyme compris du plus grand nombre.

Il existe une autre motivation à mon choix. En parlant de « monopole du copyright » plutôt que de « copyright », on insiste sur la nature de la législation, sur le fait qu’il s’agit d’un droit exclusif, ou… monopole, lequel est en opposition aux droits de la propriété, et n’en est justement pas un. Le simple fait d’employer des termes précis et transparents permettra de mettre en lumière cet abus de langage.

J’ai pu discuter avec deux professeurs de droit qui n’éprouvaient aucune difficulté à recourir au terme « monopole » pour débattre de la législation, ce mot étant tout à fait correct. (Toutefois, lorsqu’un troisième juriste m’a demandé de m’expliquer, j’ai précisé que je parle d’une monopole statutaire (de jure), et non d’une position commerciale dominante abusive (de facto). Chacun a été satisfait, et la conversation s’est poursuivie.)


Pour finir, si l’industrie du copyright ne supporte pas que j’utilise l’expression « monopole du copyright », c’est pour la simple raison qu’elle énonce clairement la nature de la législation à ceux qui n’ont pas encore pris la peine de se pencher sur la question. Le terme monopole a une connotation négative, certes, mais pour une bonne raison. Si certains réagissent mal lorsque j’emploie des mots corrects et faciles à comprendre pour illustrer la situation, c’est à cause de la situation elle-même.

Voilà pourquoi j’aimerais que d’autres que moi parlent systématiquement de « monopole du copyright ». Nous sommes chargés d’une mission, celle d’éduquer le grand public à la nature véritable de cette législation.

Notes

[1] Crédit photo : taxbrackets.org (Creative Commons By (image sur Flickr))




Librologie 4 : Plain

Bonjour amis lecteurs et lectrices,

Un chapitre un peu exceptionnel pour la Librologie de cette semaine, dans de bien tristes circonstances. Je vous propose donc de réfléchir aujourd’hui au projet Gutenberg, à son fondateur Michael Hart… et à un objet mythique par excellence du monde geek : le plain-texte.

Bonne lecture à tous et à toutes ![1]

Librologie 4 : Plain

Michael HartJe précipite la publication de cette chronique (prévue pour le trimestre prochain) en apprenant à l’instant le décès de Michael Stern Hart, fondateur du Projet Gutenberg qui est la première (et sans doute la plus attachante) des bibliothèques Libres en ligne.

Au moment où j’écris ces lignes, le Projet Gutenberg s’apprête à fêter ses 40 ans — c’est-à-dire que sa naissance précède même celle du réseau Internet ! C’est le 1er décembre 1971 que tout commence, soit une bonne décennie avant l’apparition du mouvement Libre. Nous sommes à l’université d’Illinois, dont l’ordinateur central vient d’être mis en réseau avec une poignée d’autres, y compris (et c’est une grande première) au-delà du contient américain, pour former le réseau ARPANET.

Xerox-SDS Sigma 5 - Laughing Squid - CC by-ncCe jour-là le jeune Michael Hart, âgé de 24 ans, va se retrouver devant ce joyau de technologie (un Xerox-SDS Sigma V, réparti dans quatre grandes armoires, doté de 64 Ko de mémoire et de 2 Mo de stockage sur bande), pleinement conscient de l’immense faveur qui lui est accordée (le temps d’ordinateur est précieusement minuté, la moindre minute ayant un coût exorbitant). Comment être à la hauteur de cet honneur historique ? C’est en chemin que l’idée lui vient, ayant récupéré à l’épicerie du coin un prospectus où est reproduite la Déclaration d’indépendance des États-Unis d’Amérique (lesquels États-Unis s’apprêtent alors à fêter leur bicentenaire) : il va frapper un grand coup, et partager avec le monde entier un patrimoine culturel qui lui survivra et traversera les siècles.

Le projet Gutenberg prend donc vie avec ce premier texte, qui sera alors consulté par un total de… six arpanautes. Cependant Hart voit loin (l’intitulé « Gutenberg » en témoigne), et se fixe pour objectif de mettre en ligne avant la fin du siècle, les 10 000 ouvrages les plus lus au monde. Si les débuts sont laborieux (isolé et privé de toute reconnaissance académique, Hart mettra vingt ans à atteindre seulement le chiffre de 100 livres), l’objectif sera non seulement atteint mais pulvérisé à partir des années 1990, avec l’avènement du Web et de la numérisation automatisée d’ouvrages imprimés. À l’heure où j’écris ces lignes, le projet Gutenberg approche les 40 000 opus (dont certains comptent plusieurs milliers de pages) ; cependant il a été rejoint par d’innombrables initiatives similaires ou concurrentes : de Wikisource à Google Books® en passant par Internet Archive, Gallica ou Européana, l’on ne compte plus aujourd’hui les bibliothèques en ligne dont le fonds est (plus ou moins) librement accessible au public. Le réseau Internet tout entier s’est massivement transformé en vecteur de diffusion et de consommation culturelle ; P2P, MP3, streaming, podcasts, multimédia en tout genre, culte de l’image (particulièrement de l’image animée). Les livres eux-même se sont faits e-books, terme dont j’attends encore que l’on m’explique ce qu’il peut bien signifier et pourquoi on a cru bon de l’inventer — si ce n’est pour vendre, à l’occasion, des attrape-gogos numériques.

Naturellement, le projet Gutenberg n’a pas été insensible à cette évolution (qu’il a largement contribué à susciter). L’on trouvera ainsi sur la page d’un livre au hasard, la mention « eBook » largement mise en avant, ainsi que les liens suivants : Bibrec (métadonnées bibliographiques), QR Code (« Flashcode » bi-dimensionnel pour téléphone mobile), Facebook, Twitter (sans commentaire), HTML, EPUB, Kindle, Plucker, QiOO Mobile… L’on trouvera aussi, à l’occasion, des versions audio des livres en question, dans des formats Libres (Ogg Vorbis, Speex) et non-libres (MP3, Apple iTunes). On le voit, la priorité du projet Gutenberg est d’être visible et accessible (commodément) au plus grand nombre, même au prix de quelques « fautes de goût » Libristes.

Hart assume pleinement cette diversité :

Le projet Gutenberg est animé par des idées, des idéaux et un idéalisme.
Le projet Gutenberg n’est pas animé par un pouvoir financier ou politique.
De ce fait le projet Gutenberg est entièrement animé par des bénévoles.
Étant entièrement animés par des bénévoles, nous sommes réticents à toute forme d’autorité sur nos bénévoles, pour leur dire ce qu’ils doivent faire ou comment ils doivent le faire.

Nous offrons autant de libertés que possible à nos bénévoles, dans le choix des livres à partager, des formats dans lesquels les partager, ou toute autre idée qu’ils pourraient avoir quant à « la création et diffusion d’eBooks ».

Le projet Gutenberg n’a que faire d’établir des standards. Si c’était notre rôle, nous aurions accepté avec joie la proposition qui nous a été faite de convertir nos eBooks en HTML lorsque le Web était une idée toute nouvelle en 1993 ; nous nous satisfaisons d’apporter des eBooks à nos lecteurs dans tous les formats que nos bénévoles souhaitent produire.

(…) Nous encourageons les gens à nous faire parvenir des eBooks dans n’importe quel format, puis nous cherchons des bénévoles pour les convertir dans d’autres formats, et corriger peu à peu les erreurs d’édition.
(…) Nous voulons présenter au monde autant d’eBooks, dans autant de formats et en autant de langues, que possible.

Quelques formats exotiques ou propriétaires qu’il puisse proposer, rien ne me semble mieux illustrer la démarche d’accessibilité et d’universalité du projet Gutenberg que son choix, encore réaffirmé aujourd’hui, de proposer tous ses ouvrages sous forme de simples fichiers texte : dépourvus de mise en forme, d’illustrations ou de toute fioriture, ces fichiers symbolisent toute une mythologie Libriste remontant aux débuts de l’informatique, et qui est celle du plain-texte.

Plain text - oxygen-icons.org - LGPLL’expression « plain text » est de celles que l’on comprend aisément sans toutefois parvenir à la traduire de façon entièrement satisfaisante. Le projet Gutenberg propose « texte brut » ; Mozilla Thunderbird, sous la plume de Cédric Corazza, y ajoute « texte normal », plusieurs éditeurs en ligne proposent « texte pur », l’interface de Google Mail® indique « texte seul ». Wikipédia est tout aussi désemparé, juxtaposant allègrement, inspirez profondément, « fichier texte ou fichier texte brut ou fichier texte simple ou fichier ASCII »… et encore, ce n’est qu’après avoir rejeté la traduction littérale « plein texte », qui n’était pourtant pas la pire : le mot anglais plain (lui-même dérivé du vieux français) se situe en quelque sorte à mi-chemin de nos adjectifs « plan » et « plein ». Aucune de ces traductions, hélas, ne rend l’idée de dépouillement, de linéarité et (par association d’idées) de plénitude exprimée par le vieux mot français plain, qui me semblerait pourtant avoir là une magnifique occasion d’être remis en usage : ne pourrait-on pas parler de plain-texte comme l’on parle de plain-chant ?

Le plain-texte est, donc, le premier apport historique de l’informatique : pendant plusieurs décennies, les ordinateurs n’ont permis de n’échanger que cela. C’est aussi le plus fondamental — comme l’avait bien compris Michael Hart — et le plus irremplaçable : encore aujourd’hui, l’essentiel des communications numériques entre humains se fait sous forme textuelle. Courrier électronique, messagerie instantanée, commentaires sur le Web… Le plain-texte connait même, ces dernières années, un surprenant regain d’intérêt sous une forme minimale, avec la mode des micro-blogs dont nous serons amenés à reparler ici.

Il est également l’élément immatériel le plus versatile et le plus plastique : il peut servir à écrire des textes, des livres, des programmes ou des fichiers de configuration, à éditer des documents scientifiques ou des partitions musicales, voire à décrire des graphismes, des objets en trois dimensions, ou encore… à peu près tout ce que l’on veut.

Le plus robuste aussi, sans nul doute : un fichier texte corrompu ou tronqué a de meilleures chances d’être reconstitué qu’un fichier binaire. À l’utilisateur humain, le plain-texte demeure accessible et intelligible ; rassurant, somme toute. Le programmeur Douglas McIlroy, parrain de la philosophie Unix il y a un demi-siècle, ne disait pas autre chose : « n’écrivez que des programmes dont le format d’entrée est du texte pur, car c’est là une interface universelle. » Universalité certes très relative à l’époque, puisque le codage utilisé ne permet alors l’utilisation que d’un nombre restreint de caractères ; il faudra attendre les décennies suivantes pour conquérir le bas-de-casse (comme nous l’évoquions dans notre chronique sur rms), puis les caractères accentués et l’Unicode (d’ailleurs encore chaotique aujourd’hui)…

It ain’t what it used to be - revdode - CC by-nc-saLe plain-texte est, enfin, l’âme de l’informatique : binaire et code machine étant réservés aux tréfonds du bas-niveau des calculateurs, c’est sous forme de langages de programmation textuels, toujours plus naturels, que les programmeurs s’adressent et commandent à l’ordinateur… et même les simples utilisateurs qui, aujourd’hui encore, ont la patience d’apprendre à se servir d’interface textuelles, voient leur approche de l’informatique changée à jamais : dialoguer avec l’ordinateur en ligne de commande, c’est comprendre sa logique ; c’est intervenir directement dans son fonctionnement, sans la médiation factice et opaque d’une interface conçue par des humains pour un utilisateur déshumanisé, théorique et paresseux.

En un mot, le plain-texte est Libérateur : de fait, le mouvement du logiciel Libre ne milite pas pour autre chose, depuis trente ans, que d’avoir le droit d’accéder au code source, c’est-à-dire aux programmes sous une forme de plain-texte lisible et intelligible, modifiable et aisément partageable. La parenté avec la démarche du projet Gutenberg n’en est que plus frappante.

Libérateur, accessible,… mais également respectueux : un document en plain-texte ne s’impose pas à son lecteur, n’exige pas telle ou telle manière d’être lu. Il permet (dans un environnement graphique ou même en mode console) de choisir sa propre taille de texte, sa propre police (l’on préfèrera en général une fonte à espacement fixe, comme pour une machine à écrire). À l’époque où se développent les premières interactions sociales en ligne (e-mail dans les années 1970, Usenet dans les années 1980), la question ne se pose pas en ces termes : les limitations techniques (protocoles limités à l’ASCII, lenteur et coût des communications) imposent d’aller au plus court. C’est l’hégémonie, dans les années 1990, non seulement de l’HTML mais de l’informatique grand-public dite « personnelle » et des interfaces propriétaires qui remettra en cause, ô combien, ce modèle : advient le règne de la vulgarité, dont le parangon sera le mail en HTML, abomination que nous subissons encore aujourd’hui.

L’attitude, intègre et exigeante, qui consiste à préférer le plain-texte aux merveilles bling du texte soi-disant « riche », est souvent qualifiée d’élitiste ou de puriste (comme en témoigne l’expression « texte pur ») par ses détracteurs. Il ne s’agit pourtant aucunement de remettre en cause l’appropriation des outils informatiques par le plus grand nombre, ce dont on ne peut que se réjouir. Il s’agit d’une simple question de culture : de même que l’on attend de tout citoyen qu’il possède quelques références culturelles (à commencer par un minimum de grammaire écrite, ou une connaissance de base du code vestimentaire occidental), il est légitime de rappeler que notre culture d’internautes contemporains (faite de smileys, de memes, de flood, de flamewars et de troll) est le fruit de plusieurs générations de geeks qui l’ont construite sous forme purement textuelle. (Je m’empresse de préciser ici que je n’appartiens pas moi-même à cette génération, n’ayant pas eu l’usage d’un ordinateur avant le XXIe siècle.)

ASCII ArtRappeler également, car on l’oublie trop souvent, la puissance expressive du plain-texte. Je ne reviendrai pas ici sur l’ASCII Art, même si c’est un exemple frappant. Je suis davantage intéressé par la minutie avec laquelle les codeurs (programmeurs ou non) rédigent leur code source, développant de véritables traditions (coding styles) à la fois pratiques et esthétiques dans lesquelles il me semble voir une forme de langage expressif, métalinguistique et poétique — sur laquelle je ne m’attarderai pas davantage ici. Comme toute forme de communication, le plain-texte a subi au fil des décennies une exigence d’expressivité, et certaines traces en sont particulièrement visibles d’un point de vue formel : écrire en capitales signifie que l’on crie, insérer un smiley en fin de phrase dénote un ton ironique, et ainsi de suite.

Cette exigence d’expressivité influe même sur la structure du langage, qui se surcharge de signes. Un bon exemple en est la longueur des phrases, qui à l’oral importe bien moins que le ton et le propos : dans un message électronique en plain-texte au contraire, rien n’est plus cassant qu’une phrase courte et lapidaire, et l’on se surprendra fréquemment à rallonger artificiellement ses phrases pour ne point froisser son interlocuteur. Les effets de juxtaposition, également, sont frappants — particulièrement dans un courriel auquel l’on répond de façon entrelacée avec le message d’origine. Autre effet de juxtaposition — dont j’use abondamment dans ces chroniques sous forme d’hyperliens —, l’insertion d’URLs dans le discours. Enfin les retours à la ligne et effets typographiques, pour rudimentaires qu’ils soient, permettent une certaine dramatisation (au sens de dramaturgie) du discours ; je pourrais en donner un exemple.

Ici même.

Mais à quoi bon ?

***hausse les épaules***

Enfin bref.

Il ne serait donc pas totalement honnête de théoriser, comme je l’avais moi-même fait dans une première version de cet article, que le plain-texte permet d’ignorer la forme pour se concentrer sur le contenu. La forme est toujours présente, si discrète soit-elle ; la différence est qu’elle ne fait pas nécessairement sens par elle-même, et demande un minimum d’attention, autant à l’émetteur qu’au récepteur, pour lire, littéralement, entre les lignes de plain-texte.

Michael Hart et Gregory Newby - Marcello - GFDLL’illustration idéale de ce propos m’est, à nouveau, fournie par Michael Hart, virtuose du plain-texte s’il en fut — et Libriste engagé. Sur sa très modeste page web, il évoque quelques-uns des (trop prévisibles) ennuis juridiques qu’a pu subir le projet Gutenberg dans la dernière décennie, certains éditeurs traditionnels s’étant manifestement lancés dans une croisade contre le domaine public et l’intérêt général. Il faut lire les réponses rédigées — toutes en plain-texte, évidemment — par Hart et son bras droit Gregory Newby aux mises en demeure d’éditeurs outragés : à la fois polies, implacables… et d’une ironie mordante : un exemple à suivre. La réponse de Hart concernant le livre Anthem, en particulier, est à lire à tout prix : outre son flegme et son exactitude juridique, chaque ligne fait exactement le même nombre de caractères, le tour de force par excellence de tout geek qui se respecte…

Telle est la leçon, et le souvenir, que nous laisse Michael Hart : celui d’une époque, d’un esprit où la rigueur se mêle à l’ambition et la fantaisie, où l’économie de moyens n’empêche point l’élégance et l’humour, et où, enfin, l’attrait de la nouveauté ne laisse pas s’estomper l’Histoire et le genre humain dans son ensemble.

To Michael S. Hart, a plain human being.




Librologie 3 : User-generated multitude

Bonjour à tous, bonjour à toutes,

Après deux premières Librologies en forme de portrait, je vous propose aujourd’hui de commencer à aborder le domaine des pratiques culturelles Libres, qui est la motivation d’origine de ces chroniques.

C’est l’occasion de revenir sur quelques thématiques évoquées précédemment avec l’épisode rms, mais également d’introduire d’autres problèmes que nous serons amenés à retrouver au fil des semaines.

Bonne lecture, et à la semaine prochaine…

Librologie 3 : User-generated multitude

La chronique que je vous propose aujourd’hui a déjà été écrite pour moi, au moins en partie, par l’enseignant-chercheur Olivier Ertzscheid, qui a récemment été frappé, tout comme moi (et des millions d’internautes), par le diagramme suivant :

In 60 seconds - Go-Globe.com

Son commentaire, brillamment intitulé L’imaginaire numéraire du numérique, mérite d’être lu en entier. En voici quelques fragments (où l’on notera d’ailleurs une allusion à Roland Barthes) :

Le vertige des grands nombres est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. Les chiffres de Facebook sont donc pareillement vertigineux, comme sont vertigineux ceux de Google, de Youtube et de l’ensemble de ces mégalopoles virtuelles dans lesquelles se croisent, chaque jour, deux milliards d’internautes. (…)

Ces chiffres contribuent également à nourrir un imaginaire collectif qui, incapable de littéralement se représenter « ce que représente » le traitement computationnel de 57 milliards d’interactions comme on est incapable, dans l’instant, de se représenter « ce que représente » la fortune de Liliane Bettancourt à l’échelle de notre salaire mensuel, ces chiffres, disais-je, contribuent également à nourrir un imaginaire collectif réduit à choisir l’extase statistique comme seul argumentaire de la construction de son horizon critique. (…)

2 milliards d’internautes mais 6 miliards d’êtres humains. Or avez-vous vu récemment une infographie sur le nombre de véhicules circulant chaque jour sur le périphérique parisien ou new-yorkais ? Voit-on se multiplier les infographies sur le nombre de coups de fils passés chaque jour dans le monde ? Sur le nombre de litres d’essence consommés chaque jour dans chaque pays ? Sur le nombre de feuilles de papier sortant chaque jour des imprimantes domestiques ? On sait que là aussi les chiffres seraient vertigineux. Mais ces chiffres là ne nous fascinent plus. L’écosystème qu’ils décrivent est « tangible », lourdement, tristement et désespérement tangible. (…)

Le chiffre, les chiffres de l’internet renvoient donc à des effets de sidération qui participent d’une atténuation de l’effet de réel des entités qu’ils décrivent en même temps qu’ils renforcent le pouvoir symbolique des grandes firmes du web. (…) La mythologie de l’internet – au sens des mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique.

Puisqu’Olivier Ertzscheid nous y invite, relisons les Mythologies de Barthes, et tentons par exemple de mettre en balance ce nouvel imaginaire vertigineux des très grands nombres auquel donne lieu Internet, avec la rhétorique de la computabilité et de la quantifiabilité que Roland Barthes observait chez la petite-bourgeoisie poujadiste de son temps (état d’esprit dont nous avons vu qu’il est toujours à l’œuvre aujourd’hui) : « l’infini du monde est conjuré, écrit-il dans son texte sur Poujade déjà cité, (…) toute une mathématique de l’équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce ».

M. Ertzscheid n’a pas tort de parler d’une « extase statistique » (d’ailleurs souvent en forme d’auto-congratulation), cependant il s’en faut de peu pour que l’extase cède le pas (en particulier dans certains milieux traditionnellement légitimés) à un sentiment de terreur. Un chiffre concevable fait un argument publicitaire efficace, un chiffre inconcevable effraie. On peut nous vendre, sur des affiches de vingt mètres carrés, tel grand concert dans un stade sportif, avec « 500 musiciens, 200 artistes sur scène », mais on a renoncé depuis longtemps à nous vendre tel film comme ayant nécessité « 200 millions de dollars, 50 000 figurants » et ainsi de suite.

Lorsqu’il cesse d’être concevable pour devenir « sidérant », lorsqu’il ne réduit plus le monde à une donnée appréhensible mais évoque au contraire son ampleur, le chiffre n’est plus un nombre, mais une image : on ne s’appuie plus dessus pour argumenter, mais pour frapper les esprits. Cela n’a pas échappé à un autre enseignant-chercheur, André Gunthert, qui rebondit sur l’analyse de Ertzscheid pour critiquer un ouvrage de Patrice Flichy intitulé Le Sacre de l’amateur, et dont les premières lignes donnent (mal ?) le ton :

Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

Ce qui définit l’amateur, c’est donc sa multitude indéterminée (par opposition, imagine-t-on, à la singularité du « professionnel » — j’y reviens à l’instant). Dans un autre ouvrage plus ancien au titre similaire (Le Culte de l’Amateur, également remarqué par Gunthert), l’entrepreneur américain Andrew Keen est même nettement plus vindicatif :

Voici l’ère où la musique que nous écouterons viendra de groupes amateurs dans des garages, les films que nous verrons viendront d’un YouTube amélioré, et les actualités, faite de potins mondains survitaminés, nous seront servies comme une garniture autour de la pub. Voilà ce qui arrive lorsque l’ignorance se joint à l’égoïsme qui se joint lui-même à la loi de la foule.

Les invasions barbares, réactualisation d’un mythe. Cependant, est-ce vraiment là la seule attitude possible ? Autre entrepreneur américain, Chris Anderson a montré avec ses travaux sur la « longue traîne » et l’économie de la gratuité que l’avènement des « multitudes » sur le Web pouvait permettre l’émergence de modèles éminement rentables.

À condition, évidemment, de savoir quoi vendre. Nous parlions récemment de ce glissement linguistique qui consiste à désigner les œuvres de l’esprit sous l’appellation de « contenu », glissement critiqué aussi bien par Stallman que Doctorow : jamais sans doute n’aura-t-il été aussi révélateur que dans l’expression User-Generated Content, « contenu produit par les utilisateurs », dont l’avènement dans les années 2000 a été décrit comme signe d’une « marchandisation du Web ».

Ainsi, le regard que porte le système idéologique dominant sur les multitudes d’internautes me semble osciller entre mépris et avidité, entre terreur et intérêt financier. Nous ne nous appesantirons pas ici sur l’oxymore « user-generator », retournement par lequel le public autrefois passif, devient aujourd’hui actif ; de spectateur, devient acteur ; de consommateur, devient producteur. Beaucoup s’en sont émerveillés (à juste titre), souvent avec cette tonalité d’auto-congratulation que nous évoquions plus haut ; d’autres ont fait remarquer combien l’internaute producteur de richesse intellectuelle devient force de travail volontaire, sans toujours en être conscient ; d’autres enfin soulignent que certaines formes de cette production de richesse sont à même de remettre en cause l’intégrité de notre citoyenneté — autant de critiques pertinentes et valides.

Le point sur lequel j’aimerais m’arrêter ici plus longuement est la dichotomie amateur/professionnel et l’idéologie qui la sous-tend. (C’est là un thème sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, et que j’ai déjà tenté d’évoquer ailleurs.) Outre son arbitraire simpliste, cette division me semble révélatrice d’un Ordre social conservateur, par lequel les auteurs se voient figés dans une marginalité clairement identifiée. Un signe de ce processus (sur lequel je reviendrai prochainement) est sans doute à lire dans l’emploi immodéré du terme « artiste » parmi les discours d’industriels ou de politiques : « défendre les artistes », « aimer les artistes »… Or, là où des termes comme « musicien », « écrivain » ou « peintre » évoquent une profession, le mot « artiste » renvoie à un statut social. Ce même « statut prestigieux, comme le relèvait Barthes dans sa mythologie de l’Écrivain en vacances, que la société bourgeoise concède libéralement à ses hommes de l’esprit (pourvu qu’ils lui soient inoffensifs) ». Soyez « artistes », soyez « professionnels »… mais surtout ne sortez pas de votre case. L’on sait ce que le mot « amateur » peut avoir de méprisant ; c’est pourtant occulter le pouvoir assujettissant du mot « professionnel ».

L’amateur d’un côté, le professionnel de l’autre : les deux termes sont d’ailleurs interdépendants, et nous verrons plus bas que leur définition même, dans le dictionnaire, relève de la tautologie. Un ordre bien délimité, bien intelligible, presque « naturel » pour ainsi dire… ce même naturel, note Barthes dans l’avant-propos déjà cité, « dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». Nous avons déjà eu l’occasion de nous arrêter sur le mythe du « créateur » ; nous pourrions l’examiner d’un point de vue historique et montrer combien des concepts tels que la singularité et l’unicité de l’auteur (pour ne rien dire de la propriété) sont bien moins universels, immémoriels et impérissables qu’on ne nous le laisse accroire. Dans de nombreuses cultures (et durant une très large part de l’histoire de l’Occident chrétien) les pratiques artistiques sont d’essence rituelle et le fait même de prétendre signer une œuvre semblerait incongru, l’auteur s’estompant devant la tradition ou les divinités ; inversement, même certains auteurs (peintres, compositeurs) qui passent aujourd’hui, à juste titre, pour des individualités exceptionnelles (ou génies, pour employer un autre mythe) de ces quatre derniers siècles, travaillaient dans des conditions que je n’hésiterais pas à qualifier de proto-industrielles. En fin de compte, les pratiques culturelles de toute société ne sont qu’un épiphénomène de son Histoire.

D’un côté l’amateur, de l’autre le professionnel. Certes. Mais comment qualifier alors un citoyen qui, sans être statutairement identifié comme « créateur », s’empare d’une parole publique à laquelle il ne devrait pas « légitimement » prétendre ? On lui fabriquera un nom hybride sur mesure : ce sera le Pro-Am. Virginie Clayssen décrit ainsi cette mise à l’index, avec une jolie période : « Les Pro-Am, cible des contempteurs de blogs, des pourfendeurs de Wikipédia, des détracteurs du Crowdsourcing, cible de ceux qui disent `et voiià, maintenant, n’importe qui peut dire n’importe quoi.´ »

J’irai, pour ma part, plus loin : la simple terminologie pro-am me semble elle-même investie de l’idéologie d’ « ordre social » que j’évoquais à l’instant, délimitée d’un côté par ceux qui produisent, de l’autre par ceux qui consomment. Dans ce cadre il n’est pas anodin de souligner dans quel contexte social se produit l’avènement de l’Internet User-Generated : dans une époque où « nos » sociétés occidentales s’engoncent dans une morosité économique et où les classes sociales sont de moins en moins perméables, la figure de l’artiste est l’une des dernières images positives laissant entrevoir la possibilité d’une ascension sociale — du moins en termes de capital symbolique : les pratiques artistiques, et les possibilités de diffusion ouvertes par Internet, incarnent pour toute une classe moyenne ou défavorisée, l’espoir de « devenir quelqu’un ». (On pourra lire à cet égard un récent article du jeune auteur québecois Mathieu Arsenault, qui applique avec pertinence quelques notions de Pierre Bourdieu au paysage culturel actuel.)

C’est pourquoi cette idéologie fonctionne aussi bien dans les deux sens : au mythe des hordes d’amateur déferlant sur les rivages de la civilisation numérique, répond en miroir celui du jeune artiste « révélé » par Internet. (Étant entendu que la cause finale de toute success story digne de ce nom n’est autre que de rentrer dans le rang : une fois « révélé », le pro-am devient pro tout court et l’Ordre est enfin confirmé.) Du « Sacre de l’amateur » comme horizon ultime.

L’anecdote qui suit me semble révélatrice de cette ambivalence. Comme nous le rapporte le blog américain Techdirt, la prestigieuse guilde des auteurs de romans policiers américains (Mystery Writers of America) se refuse encore aujourd’hui à accepter parmi ses membres des auteurs qui éditent eux-même leurs ouvrages. Cela agace particulièrement un auteur reconnu tel que J.A. Konrath, qui s’en plaint abondamment sur son blog.

Son (long) commentaire mérite d’être lu attentivement. Dans un premier temps, il décrit l’isolement et le besoin de reconnaissance d’un jeune auteur, les conditions (et tarifs) drastiques pour entrer dans cette association… puis sa déception lorsqu’il se rend compte que « La MWA, une structure qui était censée exister pour venir en aide aux auteurs, semblait n’exister que pour s’alimenter elle-même. » On est ici dans un cheminement classique, qui ne devrait étonner personne s’étant déjà trouvé en rapport avec une société dite « d’auteurs ».

Critique des intermédiaires, d’un système industriel dépassé : son texte reprend nombre d’arguments développés depuis longtemps dans le milieu Libriste. Cependant nous allons voir que son raisonnement diffère sensiblement des thématiques du mouvement Libre :

En fixant des conditions d’accès fondées sur les contrats passés avec des éditeurs traditionnels, cette association cherche à n’être composée que de professionnels.

Le fait est que la plupart des ouvrages auto-édités ne sont pas très bon, et n’auraient jamais été publiés dans le système traditionnel.

Mais les temps ont changé. Il est aujourd’hui possible pour les auteurs de contourner les gardiens du temple par choix (et non parce qu’ils n’auraient pas d’autre choix). Des auteurs auto-édités peuvent vendre beaucoup de livres et se faire un paquet d’argent. L’équivalent d’un salaire à temps plein.

Pour moi, être un professionnel n’est pas autre chose.

(…) Au demeurant, je suis entièrement d’accord pour protéger les auteurs d’éditeurs peu recommandables, et pour maintenir une qualité professionnelle élevée.

Mais ces règles font que même quelqu’un comme John Locke, qui a vendu près de 1 million de livres électroniques, ne pourrait prétendre s’inscrire à la MWA.

Combien de membres de la MWA tirent donc à 1 million d’exemplaires ?

J’ai vendu près de 300 000 livres électroniques auto-édités. Mais il semble que ça n’entre pas dans la définition de « qualité professionnelle » de la MWA.

Qualité professionnelle, apparemment, veut dire : « Vous ne valez rien tant que vous ne serez pas approuvé par l’industrie. »

(…) Dans toute structure, il existe une culture du « nous d’un côté, eux de l’autre ». C’est enraciné dans le génome humain. Disciplines sportives. Clubs d’étudiants. Sociétés secrètes. Syndicats. En tant que membre d’un lieu select, on se sent spécial. Dans le pire des cas, on se sent supérieur.

J’ai une info pour vous : aucun écrivain n’est supérieur à aucun autre. Certains peuvent avoir plus de talent. D’autres, plus de chance. Mais si l’on s’acharne, jour après jour, mois après mois, sur votre ordinateur et qu’on atteint enfin le mot magique « fin », on est un écrivain.

Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains ? Alors incluez tout le monde. Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains professionnels ? Ouvrez votre dictionnaire :

professionnel. Se dit de quelqu’un qui :
a. prend part contre rétribution à une activité souvent pratiquée par les amateurs
b. exerce une profession spécifique dans le cadre d’une carrière à long terme
c. est engagé par d’autres gens moyennant rémunération

D’après le dictionnaire, il me semble que beaucoup d’écrivains auto-édités pourraient être qualifiés de professionnels.

(…) Autrefois, il fallait être validé par les gardiens du temple (c’est-à-dire avoir le cul bordé de nouilles) pour se faire de l’argent.

Aujourd’hui on peut court-circuiter les intermédiaires et atteindre directement le lecteur, et se faire au passage une marge plus importante que jamais dans l’histoire de l’imprimerie.

Je me suis cassé le cul à essayer d’être édité. Mais je ne prétends pas que le succès m’est dû. Tout métier exige de travailler dur, et ça ne garantit rien.

Je me rends compte que j’ai eu de la chance de décrocher quelques contrats traditionnels, et encore plus de chance quand l’auto-édition est devenu aussi rentable.

Ça ne fait pas de moi quelqu’un d’estimable. Ça fait de moi quelqu’un de riche.

Si, un par un, les membres de la MWA réalisaient qu’il ne doivent leur carrière et leurs contrats qu’à un coup de chance, je doute qu’ils persisteraient à exclure l’auto-édition.

Au demeurant, je ne dis pas qu’il faudrait ouvrir les portes à tout le monde. Il devrait y avoir des standards de qualité. Une association d’écrivains devrait être composée d’écrivains, pas d’imposteurs.

Aussi, quels seraient mes critères d’admission si j’étais à la tête de la MWA ?

Je n’en aurais qu’un. Prouvez-moi que vous avez vendu 5000 livres. Et l’affaire est dans le sac.

Je dirais que tirer à 5000 témoigne d’une vraie motivation « professionnelle », sans que des dinosaures-gardiens du temple n’aient leur mot à dire. Laissons les lecteurs garder le temple : ce sont eux qui ont le dernier mot de toute façon.

(…) Chacun de nous travaille dur. Chacun de nous n’écrit qu’un mot à la fois. Certains d’entre nous réussissent, la plupart échouent.

Mais nous sommes tous écrivains. Nous pouvons tous apprendre des autres, et nous aider les uns les autres.

Et nous n’avons pas besoin d’une association pour nous dire qu’une avance sur droits de 500 dollars chez un éditeur traditionnel veut dire qu’on est un pro, mais pas un chiffre d’affaires de 500 000 dollars dans l’auto-édition.

Si les ouvrages de Konrath n’ont jamais été publiés sous licences Libres, l’on sait au moins qu’il est favorable à la diffusion gratuite sur Internet et à l’auto-publication.

Cependant cet extrait nous montre aussi combien il reste attaché à la distinction amateur/professionnel, et que son raisonnement s’appuie sur une quantification entièrement marchande (l’on pourra également se référer à ce calcul et cette discussion sur le même sujet, tous deux révélateurs) qui n’est pas sans rappeler la vision de Chris Anderson que nous évoquions plus haut.

Si l’avènement d’Internet et de « la multitude » marque les esprits et semble de nature à bouleverser l’ordre établi, il se contente finalement de perpétuer (dans le meilleur des cas, au prix d’une simple redistribution des rôles), sinon l’ordre social pré-existant, du moins ses valeurs et son idéologie. De même qu’un scenario de film hollywoodien joue avec l’idée de transgression et d’incertitude, pour finalement aboutir à une conclusion où sont restaurées les valeurs morales traditionnelles, le « vertige des grands nombres » que nous procure aujourd’hui le Web n’est autre que ce frisson délicieux d’extase, d’espoir ou de terreur qui nous saisirait devant un rebondissement inattendu : nous ne sommes, après tout, qu’au milieu du film.




Sortie du manuel Introduction à la science informatique

Introduction à la Science Informatique - CouvertureEn visite en Angleterre, voici ce que disait le patron de Google dans une récente traduction du Framablog : « Je suis sidéré d’apprendre qu’il n’existe même pas d’enseignement de base de l’informatique dans les écoles britanniques aujourd’hui. Votre programme de technologie se concentre sur la manière d’utiliser un logiciel, mais n’explique pas comment il a été conçu. »

Et Slate.fr d’en remettre une couche le 4 septembre dernier dans son pertinent article La programmation pour les enfants: et pourquoi pas le code en LV3 ? : « Lassés d’avoir bouffé des slides de PowerPoint et des tableurs Excel dans leurs jeunes années, les étudiants se sont détournés peu à peu de l’étude de l’informatique confondant, bien malgré eux, l’apprentissage d’applications qu’ils trouvent généralement inintéressantes et celui des sciences computationnelles dont ils ne comprennent même pas l’intitulé. »

Toujours dans le même article : « On fait beaucoup d’esbroufe sur la délocalisation d’activités telles que la création de logiciel, mais ce qui n’est pas clair dans cette histoire c’est où est la charrue et où sont les bœufs. Est-ce que les entreprises délocalisent par ce que cela leur coûte moins cher et dans ce cas nous perdons des emplois sur le territoire, ou bien le font-elles parce qu’elle ne peuvent tout simplement pas recruter ici si bien qu’elles à se mettent rechercher des gens compétents ailleurs ? ».

Owni, quant à lui, va encore plus loin, avec son appel à hacker l’école accompagné du témoignage d’un père qui souhaite que sa fille en soit.

Lentement mais sûrement on prend enfin conscience que l’enseignement de l’informatique est un enjeu fondamental du monde d’aujourd’hui. Il y a ceux qui maîtriseront, ou tout du moins comprendront, le code et il y a ceux qui utiliseront le code créé par d’autres.

C’est pourquoi l’arrivée en France pour la rentrée 2012 en Terminale S de l’enseignement de spécialité « Informatique et sciences du numérique » est une avancée importante que l’on doit saluer comme il se doit.

Tout comme nous saluons ci-dessous la sortie d’un manuel support de cette nouvelle discipline (mais qui pourra également être utile et précieux à tout public intéressé par le sujet). Sous licence Creative Commons il a été rédigé collectivement par certains de ceux qui se sont battus avec force, courage et diplomatie pour que cet enseignement voit le jour (à commencer par Jean-Pierre Archambault que les lecteurs de ce blog connaissent bien).

Peut-être penserez-vous que c’est dommage et pas assez ambitieux de se contenter d’une spécialité pour la seule classe tardive de Terminale S ? (Peut-être jugerez-vous également que la licence Creative Commons choisie par le manuel n’est pas « assez ouverte » ?) Certes oui, mais en l’occurrence nous partons de si loin que l’on ne peut que se réjouir de ce petit pas qui met le pied dans la porte.

Et le Libre dans tout ça ?

Point n’est besoin de consulter les communiqués dédiés de l’April et de l’Aful, mentionnés ci-dessous, pour comprendre qu’il devrait largement bénéficier lui aussi de l’apparition de ce nouvel enseignement, synonyme de progrès et d’évolution des mentalités à l’Education nationale.

Edit du 18 septembre : Il y a une suite à cet article puisque les auteurs, Gilles Dowek et Jean-Pierre Archambault, ont choisi de commenter les nombreux et intéressants commentaires dans un nouveau billet.

Un manuel Introduction à la science informatique

Un manuel Introduction à la science informatique est paru en juillet 2011, destiné aux professeurs qui souhaitent se former avant de dispenser l’enseignement de spécialité « Informatique et sciences du numérique », créé en Terminale S à la rentrée 2012[1]. Il s’adresse aussi potentiellement à d’autres publics souhaitant s’approprier les bases de la science informatique[2].

Edité par le CRDP de Paris[3], ce manuel a été écrit par 17 auteurs[4] et coordonné par Gilles Dowek, directeur de recherche à l’INRIA. La préface est de Gérard Berry, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences. Ce livre est sous licence Creative Commons : paternité, pas d’utilisation commerciale, pas de modification.

Il est composé de 7 chapitres : Représentation numérique de l’information ; Langages et programmation ; Algorithmique ; Architecture ; Réseaux ; Structuration et contrôle de l’information ; Bases de données relationnelles et Web. Les chapitres comportent une partie de cours présentant les concepts, d’exercices corrigés et non corrigés, d’une rubrique consacrée aux questions d’enseignement, et de compléments permettant d’aller plus loin, en particulier d’aborder quelques questions de société en liens avec la révolution informatique.

Le programme des élèves de Terminale S

Ce contenu reprend, sous une forme plus approfondie, les éléments du programme de la spécialité « Informatique et Sciences du numérique » proposée à la rentrée 2012 aux élèves de Terminale S et qui est construit autour des quatre notions fondamentales d’information, d’algorithme, de langage et de machine), notionss qui structurent les grands domaines de la science informatique.

  • Représentation de l’information
    • Représentation binaire, opérations booléennes, numérisation, compression, structuration et organisation de l’information.
    • Ancrées dans les notions étudiées, des questions sociétales seront abordées : persistance de l’information, non-rivalité de l’information, introduction aux notions de propriété intellectuelle, licences logicielles.
  • Algorithmique
    • Des algorithmes simples (rechercher un élément dans un tableau trié par une méthode dichotomique) et plus avancés (recherche d’un chemin dans un graphe par un parcours en profondeur) seront présentés.
  • Langages de programmation
    • Types de données, fonctions, correction d’un programme, langages de description (présentation du langage HTML).
  • Architectures matérielles
    • Architectures des ordinateurs : éléments d’architectures, présentation des composants de base (unité centrale, mémoires, périphériques.), jeu d’instructions.
    • Réseaux : transmission série – point à point – (présentation des principes, introduction de la notion de protocole), adressage sur un réseau, routage.
    • La question de la supranationalité des réseaux sera abordée.
    • Initiation à la robotique

Quid du libre ?

La liberté des usagers de l’informatique, le contrôle des outils qu’ils utilisent supposent qu’ils comprennent et maîtrisent les concepts qui les sous-tendent. Un système d’exploitation, un traitement de texte ou un tableur sont des outils conceptuels compliqués et complexes de par les objets qu’ils traitent et la multitude de leurs fonctionnalités. Le libre, c’est-à-dire le code source que l’on connaît et non pas une approche en termes de « boîte noire » miraculeuse qui fait tout pour vous (curieuse d’ailleurs cette représentation mentale qu’ont certains de la prothèse du cerveau qu’est l’ordinateur, que l’on pourrait utiliser sans la connaître ni la comprendre), s’inscrit pleinement dans la vision qui considère que l’homme, le travailleur et le citoyen doivent avoir une culture générale informatique scientifique et technique.

C’est donc très naturellement que l’APRIL s’est félicité de la création de l’enseignement « Informatique et Sciences du numérique ». Le 5 janvier 2010, dans un communiqué de presse, rappelant qu‘« elle a toujours été favorable à ce que l’informatique soit une composante à part entière de la culture générale scolaire de tous les élèves sous la forme notamment d’un enseignement d’une discipline scientifique et technique », elle soulignait « cette première et importante avancée signe d’une certaine rupture ». Elle mentionnait que « l’expérience de ces dernières années a clairement montré que le B2i ne fonctionnait pas. Son échec prévisible tient notamment à des problèmes insolubles d’organisation, de coordination et de cohérence des contributions supposées et spontanées des disciplines enseignées. De plus ne sont pas explicitées les connaissances scientifiques et techniques correspondant aux compétences visées ».

D’une manière analogue, dans un communiqué le 23 mars 2010, l’AFUL faisait des propositions pour l’Ecole à l’ère numérique parmi lesquelles : « L’informatique devient une discipline à part entière, dont l’enseignement obligatoire dès le primaire est réalisé par des professeurs ayant le diplôme requis dans cette spécialité ou ayant bénéficié d’une formation qualifiante. La gestion des compétences, l’accompagnement des enseignants et la formation initiale et continue font l’objet du plus grand soin. ».

Gilles Dowek et Jean-Pierre Archambault

Remarque : En réponse aux commentaires ci-dessous, les auteurs ont choisi publié un nouvel article qui précise et complète un certains nombres de points évoqués ici.

Notes

[1] On peut le commander en suivant ce lien. On le trouvera également dans les librairies du CNDP, des CRDP et des CDDP.

[2] Parmi ces publics, il y a les étudiants ainsi que les professeurs de la spécialité SIN « Système d’Information et Numérique » du Bac STI2D qui se met en place en classe de Première à la rentrée 2011, les professeurs de technologie au collège, ceux qui expérimentent des enseignements d’informatique dans certains lycées en seconde et/ou en première, ou qui gèrent les parcs informatiques des établissements scolaires.

[3] Avec le soutien de l’EPI et de l’ASTI.

[4] Jean-Pierre Archambault (Chargé de mission au CNDP-CRDP Paris), Emmanuel Baccelli (Chargé de Recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique), Sylvie Boldo (Chargée de Recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique), Denis Bouhineau (Maître de Conférences à l’Université Joseph Fourier, Grenoble), Patrick Cégielski (Professeur à l’Université Paris-Est Créteil), Thomas Clausen (Maître de Conférences à l’École polytechnique), Gilles Dowek (Directeur de Recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique), Irène Guessarian (Professeur émérite à l’Université Pierre et Marie Curie, chercheur au Laboratoire d’Informatique Algorithmique : Fondements et Applications), Stéphane Lopès (Maître de Conférences à l’Université de Versailles St-Quentin), Laurent Mounier (Maître de Conférences à l’Université Joseph Fourier, Grenoble), Benjamin Nguyen (Maître de Conférences à l’Université de Versailles St-Quentin), Franck Quessette (Maître de Conférences à l’Université de Versailles St-Quentin), Anne Rasse (Maître de Conférences à l’Université Joseph Fourier, Grenoble), Brigitte Rozoy (Professeur à l’Université de Paris-Sud), Claude Timsit (Professeur à l’Université de Versailles St-Quentin), Thierry Viéville (Directeur de Recherche à l’Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique),




La neutralité du Net, par Jean-Pierre Archambault

Desbenoit - CC by - Wikimedia Commons« La neutralité du Net ou la neutralité du réseau est un principe qui garantit l’égalité de traitement de tous les flux de données sur Internet. Ce principe exclut ainsi toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau. »

Telle cette introduction Wikipédia ou cette illustration ci-contre, cela semble simple a priori.

Mais si l’on veut mieux la comprendre et en appréhender ses enjeux, le format Twitter ne suffit plus (surtout en cette période trouble où l’illimité pourrait prendre fin en France)

C’est dans ce but que nous publions un nouvel article de Jean-Pierre Archambault qui n’a pas son pareil pour nous présenter progressivement et limpidement un problème complexe 🙂

Et d’achever ainsi son propos : « Diderot et d’Alembert ont peut-être rêvé à un outil miracle faisant accéder en un tour de main tous les humains à toute la connaissance… L’enjeu est de conserver leur rêve devenu réalité. »

La neutralité du Net

URL d’origine du document

Jean-Pierre Archambault – juin 2011 – Association EPI

Le numérique est partout. Les débats sociétaux qu’il suscite se multiplient. Ainsi celui sur la neutralité du Net qui s’est installé de plain-pied dans l’actualité. Deux raisons principales sont à l’origine de ce débat : l’accroissement du trafic et la montée de questions juridiques et marchandes. S’interpénètrent des questions scientifiques, techniques, juridiques, économiques, commerciales, politiques, ainsi que celles de la liberté d’expression et de la citoyenneté, géopolitiques.

Le trafic sur internet ne cesse de croître, une évidence que cette rançon du succès ! La vidéo, gourmande en bande passante, sature les réseaux. Le marché mobile des terminaux explose. Les infrastructures doivent évoluer et se développer, le haut débit en premier lieu. Qui doit payer ? Qui pourrait payer ? Des mesures de discrimination, blocage et filtrage (pour les flux illicites), antinomiques avec la philosophie du Net, sont mises à l’ordre du jour, issues de problématiques comme la lutte contre la cybercriminalité, les modèles économiques de l’immatériel, des industries culturelles. La neutralité du Net rencontre ici les débats qui ont accompagné la transposition de la DADVSI, la loi Hadopi… La question se pose également de savoir si le Net est vraiment neutre. Et si la vision d’un cyberespace « idéal » et insensible aux réalités géopolitiques de la planète est réaliste et pertinente.

Un réseau de réseaux

Internet est un réseau de réseaux (de beaucoup de réseaux, grande distance, intranets, locaux) en trois couches : une couche physique (le fil de cuivre des réseaux téléphoniques, la fibre optique…), une couche logique (les logiciels, les protocoles d’internet) et des contenus[1]. Les câbles et les réseaux qu’ils interconnectent appartiennent à l’État ou à des entreprises privées. Les ordinateurs au sein du réseau fournissent un service de base – le transport des données – avec des fonctions très simples nécessaires pour les applications les plus diverses. L’intelligence et la complexité, à savoir le traitement de l’information, sont situées dans des ordinateurs à la lisière du réseau.

La philosophie d’internet repose fondamentalement sur l’absence de discrimination dans l’acheminement des flux et dans le fait de pouvoir, pour tout un chacun, accéder librement au réseau sans avoir à en demander la permission à une autorité. Des travaux montrent qu’un réseau d’information public est d’efficacité maximale s’il aspire à traiter tous les contenus, sites et plates-formes, de manière égale[2].

Cette architecture favorise l’innovation. En effet, les inventeurs ont seulement besoin de connecter leurs ordinateurs, sans qu’il faille modifier ceux de l’intérieur. La structure d’internet n’est optimisée pour aucune application existante spécifique, en conséquence le réseau est ouvert à toute innovation non prévue à l’origine. Il est neutre, au sens où un propriétaire du réseau ne peut pas sélectionner des données au détriment d’une nouvelle structure innovante qui menace une application en situation dominante. Les créateurs n’ont pas besoin d’obtenir une permission de quiconque pour développer une nouvelle application. Les opérateurs réseaux qui font circuler les paquets d’informations ne doivent pas y toucher. Sauf cas de force majeure, comme une congestion de réseau ou une attaque, ils doivent les transporter sans discrimination que ce soit, selon la source, la destination ou le type de message auquel le paquet appartient (données, voix, audio, vidéo). Ce principe est étendu aux services et applications, ce qui interdit les pratiques commerciales de distribution exclusive, d’exclusion et de traitement prioritaire au sein des offres internet.

D’autres réseaux fonctionnent « comme internet » : le réseau électrique auquel tout un chacun peut se connecter pourvu que son équipement corresponde aux normes du système, le réseau autoroutier car, à partir du moment où la voiture a été homologuée et où le conducteur a son permis de conduire, le concessionnaire de l’autoroute n’a pas à savoir pourquoi ni quand l’usager emprunte celle-ci.

Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux… Il est donc difficile de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu’elle le restera dans l’avenir.

Au-dessus du réseau internet « se répandent à grande vitesse des applications du web comme les réseaux sociaux, le commerce électronique, l’usage des smartphones ou des tablettes, les blogs, les chats, la téléphonie sur IP, la géolocalisation, les sites de notation des restaurants, hôtels, voyages, les sites de rencontres, les sites de partage de vidéos, les jeux en ligne, etc. On pourrait se dire qu’on est vraiment embarqués sur un “bateau ivre”… De plus, vu les dangers et les menaces de piratage dont les médias se font écho pratiquement chaque jour, on peut également se dire que le bateau, en plus d’être “ivre”, navigue dans un véritable “champ de mines” !!! »[3]. Nous y reviendrons.

Les acteurs du Net

Quels sont les acteurs du Net ? Les internautes bien sûr. La puissance publique. Sur le plan économique, « la dernière décennie a consacré l’organisation économique d’Internet en quatre groupes d’acteurs : producteurs d’éléments de réseaux et de terminaux (ex. Intel, Microsoft, Cisco, Alcatel-Lucent, Dassault Systems), opérateurs réseaux (ex. AT&T, Verizon, France Télécom), fournisseurs de services et intermédiaires (ex. Google, Amazon, eBay, Pages Jaunes) et producteurs de contenus (ex. The Walt Disney Company, Time Warner, Lagardère, Reed Elsevier). La catégorie la plus récente, les intermédiaires, est celle qui participe le moins à l’investissement dans les réseaux, échappe largement à l’impôt et réalise les bénéfices les plus importants. C’est aussi celle qui occupe une part croissante des ressources en bande passante »[4]. On compte de l’ordre de 27 000 acteurs de par le monde.

Internet est une plate-forme qui semble mettre les internautes en relation directe, ce qu’elle n’est pas. Il y a le coeur du réseau, à savoir les réseaux d’accès avec la boucle locale (dédiée à une habitation ou à une entreprise) en cuivre ou en fibre optique, les opérateurs étant les fournisseurs d’accès à internet. Les points d’interconnexion assurent l’ouverture sur les autres réseaux d’accès par l’intermédiaire des « backbones », épine dorsale du réseau mondial[5]. Concernant les tuyaux et les flux de données, il y a donc les fournisseurs d’accès au client final, les opérateurs de transit au niveau du backbone, les hébergeurs qui stockent les données (dans des serveurs, les « data center »), les fournisseurs de « cache ».

Qui paye ?

Au plan mondial, le marché du transit et du cache représente quelques milliards d’euros, celui de l’accès plusieurs centaines de milliards d’euros. Historiquement les fournisseurs de contenus payaient les opérateurs de transit mais pas les fournisseurs d’accès. Aujourd’hui, les fournisseurs d’accès font payer une partie de leurs contrats aux fournisseurs de contenus. La téléphonie subventionne l’accès à internet. Nous avons vu ci-avant que la catégorie des intermédiaires (Google…) était celle qui participait le moins à l’investissement dans les réseaux, échappant largement à l’impôt et réalisant les bénéfices les plus importants. Les consommateurs payent davantage que les fournisseurs de contenus. Les enjeux sont d’importance et la bataille fait rage.

Le trafic va continuer à augmenter. La qualité de l’internet dépend en grande partie du dimensionnement des interconnexions, de la taille des tuyaux entre les réseaux des fournisseurs d’accès et les autres opérateurs de l’internet. Il va falloir investir dans les infrastructures fixes et mobiles. Qui va payer ? L’écosystème d’internet est complexe. Ménager un bon équilibre économique ne va pas de soi car les conflits d’intérêt sont bien réels. Comment par exemple mettre en place des mécanismes amenant les opérateurs qui induisent un trafic à payer aux fournisseurs d’accès un montant dépendant de la partie asymétrique des flux qu’ils engendrent ?

Certains, se fondant sur le fait qu’internet est et doit rester un bien commun de l’humanité, avancent l’idée d’un caractère et d’un financement publics, reposant donc sur l’impôt (notamment la fiscalité numérique qui reste un objectif majeur à mettre en oeuvre), d’une infrastructure publique d’intérêt général. Au même titre que d’autres infrastructures, par exemple les adductions d’eau, le réseau ferré ou les réseaux électriques qui le sont, l’étaient ou devraient le redevenir. Car le risque existe de dégradation de la qualité si les opérateurs n’investissent pas dans les réseaux ou privilégient la commercialisation des services gérés, mettant ainsi à mal le principe de non-discrimination, un des piliers de la neutralité du Net. Par exemple, les opérateurs réseaux sont tentés de facturer aux offreurs de contenus des services de livraison prioritaire, et aux abonnés une qualité de service privilégiée ou des bouquets de contenus exclusifs. En tout état de cause, la puissance publique ne saurait se désintéresser d’une infrastructure sociétale stratégique.

Une question centrale : la gestion du trafic

Faut-il mettre de l’intelligence dans le réseau ? Internet ne donne pas de garanties de performances dans l’acheminement, contrairement aux réseaux de type « circuits virtuels ». Les applications n’ont pas les mêmes besoins en termes de performances. La vidéo requiert beaucoup de bande passante, ce qui n’est pas le cas de la messagerie. Les applications en temps réel, synchrones, comme la téléphonie, se distinguent des applications asynchrones, le transfert de fichiers par exemple. La qualité dépend de l’interconnexion, de l’éloignement aussi, ce qui met en évidence l’intérêt du « peer to peer » qui distribue les échanges de fichiers entre plusieurs utilisateurs. Des routeurs sont capables de faire de la gestion de trafic à très haut débit avec des priorités. Faut-il permettre la discrimination des flux, mettre des priorités (ce qui n’est pas le cas en France pour les offres « triple play ») ? Les marchands répondent oui, on s’en doute. D’autres font dépendre la réponse du caractère commercial ou non des applications. Il y aurait alors l’internet et le non internet des services gérés. Ce qui supposerait que le commercial ne pénalise pas l’internet, qu’il y ait une garantie de qualité. Et il y a ceux pour qui il ne saurait y avoir de priorisation sur internet, bien commun, les services gérés n’existant que pour des applications qui en ont vraiment besoin. On pense par exemple à des services d’urgence médicale. Dans tous les cas, assurer la protection du principe de neutralité suppose des obligations de transparence imposées aux opérateurs en matière de gestion de trafic.

Sous l’angle du blocage et du filtrage

Le débat sur la neutralité du Net s’est aussi développé sous l’angle du « blocage », qui consiste à empêcher une communication sans inspection de contenu, et du « filtrage », qui repose sur une inspection de contenu, les deux soulevant des questions liées à la liberté d’expression sur internet. Les pouvoirs publics recherchent en la circonstance des moyens pour faire respecter la loi sur internet et lutter contre la cybercriminalité. Effectivement, l’État doit combattre les comportements attentatoires aux principes et valeurs de la société. Internet n’est pas un espace de non-droit. Les industries culturelles font pression, au nom de leurs modèles économiques traditionnels, pour empêcher l’accès aux contenus « illicites ». Mais l’on sait que la frontière avec les contenus « licites » peut être franchie. Et l’on sait surtout que les modèles économiques de l’immatériel ne peuvent pas être ceux de la production des biens matériels, les coûts marginaux de production et de diffusion d’un exemplaire supplémentaire étant quasi nuls[6]. Un vaste et tumultueux débat qui est loin d’être clos !

Un opérateur d’accès qui aurait une obligation légale de blocage serait amené à intervenir sur les contenus alors que son métier consiste à les acheminer. Les techniques de blocage (d’adresses IP, de noms de domaine, d’URL) et de filtrage ont un coût. Sont-elles efficaces ? Elles se contournent (utilisation de sites « miroir », de proxy, recours à un réseau privé virtuel) et peuvent engendrer des effets pervers (sur-blocage – les faux positifs – et sous-blocage – les faux négatifs –, chiffrement qui présente des risques pour la sécurité bien supérieurs à la défense des intérêts protégés…). Il est interdit d’utiliser son téléphone portable au volant. Pour autant, on n’a pas (encore ?) mis en place des dispositifs de blocage de cet usage-là.

Le rapport d’information déjà cité rappelle (page 34) : « Bien que, de manière générale, la Constitution n’oblige pas le législateur à prévoir l’intervention du juge pour prononcer toute mesure de restriction de la liberté individuelle, le Conseil constitutionnel a jugé, dans sa décision sur la loi HADOPI, qu’en raison de l’importance de la liberté d’expression et de communication et du rôle que joue l’accès à internet à l’égard de cette liberté, le législateur ne peut pas laisser une autorité administrative prononcer la sanction de suspension de cet accès. Il a ensuite précisé dans sa décision sur la LOPPSI que les dispositions confiant à l’autorité administrative le pouvoir de prononcer des mesures obligatoires de blocage “assurent une conciliation qui n’est pas disproportionnée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et la liberté de communication garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789”, la décision de l’autorité administrative étant notamment toujours contestable devant le juge. »

Mais internet est-il vraiment neutre ?

Prenant un peu à contre-pied le débat sur la neutralité du Net, certains posent la question (iconoclaste ?) de savoir s’il est vraiment neutre. Serait-ce un mythe ?[7] La neutralité débattue est relativisée.

Le grand public ne le sait pas toujours mais l’ICANN, une association de droit californien, contrôle les ressources critiques que sont les adresses IP, les extensions et noms de domaines (fonction importante, noeud stratégique qui conditionne la visibilité sur le réseau), de par une dévolution du Ministère Américain du Commerce et dans l’absence de transparence requise ! Ainsi la France gère-t-elle son domaine national (.fr) en vertu d’une délégation accordée par cette association. Il est pour le moins surprenant et paradoxal de voir un espace public mondial géré par une association californienne ! Une nouvelle gouvernance, dans laquelle notamment chaque État aurait voix au chapitre dans des rapports d’égalité et en toute indépendance, s’impose car elle est une exigence légitime.

La couche basse d’internet, son épine dorsale en particulier, ce sont des câbles qu’il faut fabriquer et poser, sous la terre, les mers et les océans, ce sont des satellites. Et il faut gérer ces infrastructures. Ce monde est opaque et non régulé. Il est tenu par un club très fermé de gros transporteurs, pour l’essentiel des firmes états-uniennes. Elles contrôlent la quasi-totalité du trafic au plan mondial, ce qui leur procure en passant des profits substantiels.

On a vu que la mise en relation des internautes était loin d’être directe. Il y a des intermédiaires, qui plus est, de plus en plus puissants et concentrés : Google, Amazon, eBay, Apple, Yahoo, MSN, Facebook et autres compagnies. Ils commercialisent tout ce qui peut l’être dans le nouveau monde numérique : données personnelles, données de connexions, statistiques, musique, livres… Et si l’on ne connaît pas les algorithmes que Google utilise, en revanche on sait qu’il leur arrive d’accorder des « faveurs » dans leurs classements au bénéfice de sites avec lesquels l’entreprise entretient des relations commerciales. L’attention des internautes est captée à leur insu. Ils sont devenus la cible de producteurs de contenus en recherche de consommateurs. L’informatique est à la fois du calcul, du stockage et de la communication. L’approche de la neutralité du Net doit être globale. Elle doit aussi s’intéresser aux programmes et aux applications dont on doit savoir ce qu’ils font exactement. Et aux informations (quelles informations ?) qu’ils stockent on se sait trop où pour des utilisations dont il arrive qu’on les ignore.

Des questions de fond, planètaires

Avec internet, nous sommes de plain-pied dans des questions qui ont à voir avec l’état du monde et son devenir[8]. L’économie de la planète s’est réorganisée autour d’internet. Est en question le contrôle du commerce mondial, enjeu majeur comme ont pu l’être dans les siècles passés le contrôle du détroit des Dardanelles ou du canal de Suez. La mondialisation des activités humaines, long processus qui ne date pas d’hier, signifierait-elle dissolution des civilisations, des cultures, des langues (il existe d’autres caractères que latins sans accent : indiens, cyrilliques, arabes, mandarin… et un DNS peut s’écrire avec des idéogrammes), des systèmes économiques, des frontières, des modèles juridiques, des distances… des différences entre les hommes ? Fort improbable (on peut légitimement penser que c’est mieux ainsi) si l’on se réfère à la réalité observée. Quid alors de cette perception d’internet système global, homogène, offrant une plate-forme universelle de communications multimédia ? Exception paradoxale ou mythe, un de plus ? « L’internet est un réseau de réseaux autonomes depuis son ouverture commerciale au début des années 80. Il est fragmenté par construction, et il le restera »[9]. Et cette fragmentation devrait se renforcer. Avec « des webs “régionaux” ou même “continentaux”, à l’instar de la Chine et de son “AsiaNet” ; des webs “linguistiques”, où l’on pourra utiliser toute la puissance de sa langue maternelle pour exprimer une recherche, une adresse email ; des webs “culturels” qui embarqueront ou non des webs sectaires et/ou ethniques ; des webs “fermés”, sécurisés, anonymisés, plus ou moins cachés selon les objectifs suivis par leurs promoteurs et/ou utilisateurs ; des webs commerciaux, sur base “navigation” et/ou activité sociétale, essayant avec des bonheurs divers d’attirer des internautes dans leurs filets pour en revendre l’identité et leurs besoins et/ou habitude et/ou opinion… »[10]. La Chine s’est émancipée du contrôle américain de l’internet et ce sera bientôt le cas de l’Inde. Cela a nécessité le travail de milliers d’ingénieurs pendant des années.

Pourtant, « un épouvantail agité fréquemment par les gardiens du temple est la balkanisation ou fragmentation du réseau, avec son cortège de calamités, discontinuité des communications, confusion des noms et adresses, instabilité, insécurité, perte de fiabilité… Faudrait-il s’efforcer de maintenir au maximum un système de contrôle historique dont les éléments critiques sont verrouillés par le gouvernement des États Unis ?… oubliant au passage que la Chine a construit son propre internet, qu’il existe des milliers d’intranets… S’il fut un temps où l’ICANN, mandataire du gouvernement US, faisait la loi, on observe maintenant un réveil des gouvernements dits du sud… Le tropisme de fragmentation se renforce à mesure que les enjeux techniques deviennent minoritaires au regard d’autres domaines comme la propriété intellectuelle, le filtrage des informations, les investissements en infrastructure, la législation, la criminalité, ou les facteurs culturels et religieux »[11]. S’affrontent des modèles de cybersociétés, ayant chacune leurs valeurs, avec leur cortège de cyberconflits, cyberattaques[12], opérations de manipulation et désinformation, leurs enjeux en matière de souveraineté, de régulation et de sécurité des systèmes d’information. Dernière illustration en date, la publication par les États-Unis de leur « International Strategy for Cyberspace » dans laquelle ils indiquent leur volonté de réguler l’internet, de promouvoir un Internet « ouvert, interopérable, sécurisé et fiable »[13]. Un objectif louable mais, pour autant, les moyens annoncés ne manquent pas d’en inquiéter légitimement plus d’un de par le monde. En effet, « pour réaliser ce futur et aider à promulguer des normes positives, les États-Unis associeront diplomatie, défense et développement pour favoriser la prospérité, la sécurité et l’ouverture afin que chacun puisse bénéficier de la technologie du réseau ». Et les points sont mis sur les « i » : « Les États-Unis vont, avec d’autres nations, encourager un comportement responsable et s’opposer à ceux qui chercheront à perturber les réseaux et systèmes, en dissuadant et démasquant les acteurs malicieux, en défendant ces installations nationales vitales de façon aussi nécessaire et appropriée qu’il faudra. Nous nous réservons le droit d’utiliser tous les moyens – diplomatiques, informatifs, militaires et économiques – si appropriés et compatibles avec la loi internationale, afin de défendre notre nation, nos alliés, nos partenaires et nos intérêts. Nous épuiserons toutes les options avant d’en venir à la force militaire à chaque fois que nous le pourrons. » Le cyberespace est décidément bien dans l’espace « réel » !

Des mesures à prendre

L’enjeu de défense d’un bien commun et d’un bien public à l’échelle de la planète se situe donc dans un contexte global pluraliste. Cela étant, réaffirmer ces caractères de bien commun et bien public ainsi que le bien-fondé de l’intervention de la puissance publique reste fondamental. Cela implique quelques mesures qui figurent dans le rapport parlementaire déjà cité : inscrire dans la loi le principe de neutralité ; prévoir a minima l’intervention systématique du juge pour éviter les dérives en matière de blocage et s’interroger sur son efficacité ; réserver l’appellation internet aux services respectant le principe de neutralité et ainsi les distinguer des services gérés à caractère commercial ; obliger à une qualité « suffisante » pour tous les internautes. En définitive, faire en sorte qu’internet reste une plate-forme ouverte. Diderot et d’Alembert ont peut-être rêvé à un outil miracle faisant accéder en un tour de main tous les humains à toute la connaissance… L’enjeu est de conserver leur rêve devenu réalité.

Jean-Pierre Archambault
Président de l’EPI

PS : le débat sur la neutralité du Net est un débat de société qui concerne tous les citoyens. Il mêle d’une manière inextricable des questions politiques, économiques, juridiques et des concepts scientifiques et techniques : couches et protocoles de l’internet, adresses IP, réseaux d’accès et de transit, réseaux privés virtuels, routage, gestion du trafic, interconnexion des réseaux, chiffrement, standards ouverts… D’une manière évidente, un exercice plein de la citoyenneté suppose des connaissances de la science informatique, des représentations mentales efficientes. Fort opportunément, le programme de l’enseignement de spécialité optionnel « Informatique et sciences du numérique » créé en Terminale S à la rentrée 2012 comporte une partie consacrée aux réseaux. Une première avancée bienvenue pour les élèves de la filière scientifique ! Et tous sont concernés.

Notes

[1] Rapport parlementaire d’information déposé par la Commission des Affaires Économiques sur la neutralité des réseaux : Voir « Internet en 32 points », pages 16 à 20. « Innover ou protéger ? Un cyber-dilemme », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 58 de juin 2006, p. 42-45.

[2] Voir rapport parlementaire ci-dessus note 2, page 13.

[3] « La Netocratie », Mauro Israël, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ?, juin 2011. http://www.forumatena.org…

[4] « La neutralité du Net, un mythe paradoxal », Dominique Lacroix, Forum Atena Mythes et légendes des TIC, page 16. http://www.forumatena.org

[5] Voir rapport parlementaire ci-dessus note 2, « Interconnexion, transit et peering », pages 52 à 56.

[6] « Téléchargement sur Internet : quelle légitimité ? », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 57 de mars 2006, p. 42-45.

[7] Voir note 5 « La neutralité du Net, un mythe paradoxal », Dominique Lacroix, Forum Atena Mythes et légendes des TIC, page 16.

[8] Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[9] « Où va l’internet ? Mondialisation et balkanisation », Louis Pouzin, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[10] Michel Charron, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[11] Voir note 10 « Où va l’internet ? Mondialisation et balkanisation », Louis Pouzin, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011. http://www.forumatena.org…

[12] « The Malicious Flash Crash Attack ou pourquoi il faudra peut-être ralentir les transactions électroniques », Robert Erra, Forum Atena Où va la cybersociété ? Champ de mines ou bateau ivre ? juin 2011 http://www.forumatena.org…

[13] « Les États-Unis veulent réguler Internet », Orianne Vatin, L’informaticien, le 18 mai 2011.