Android et la liberté des utilisateurs par Richard Stallman

Laihiuyeung Ryanne - CC byAndroid, le système d’exploitation de Google pour la téléphonie mobile, est-il véritablement un logiciel libre ?

C’est la question que s’est posée récemment Richard Stallman dans le colonne du Guardian.

« Presque » pourrait être une réponse optimiste. Mais c’est un presque subtil et complexe qui demande quelques explications et éclaircissements[1].

Parce qu’ici comme ailleurs, le diable se cache souvent dans les détails…

Android et la liberté des utilisateurs

Android and Users’ Freedom

Richard Stallman – 19 septembre 2011 – GNU.org
Traduction : Sylvain Le Menn – Creative Commons BY-ND

Dans quelle mesure est-ce qu’Android respecte les libertés de ses utilisateurs ? Pour l’utilisateur d’un ordinateur qui chérit la liberté, c’est la question la plus importante à se poser pour tout logiciel.

Dans le mouvement du logiciel libre, nous concevons des logiciels qui respectent les libertés des utilisateurs de sorte que vous comme moi puissiez échapper à l’emprise de ceux qui les dénient. Cela contraste avec l’idée de l’« open source » qui se concentre sur la façon de concevoir le code ; c’est une réflexion différente qui s’intéresse principalement à la qualité du code plutôt qu’à la liberté. Ainsi, le souci principal n’est pas de savoir si Android est « ouvert », mais s’il permet à celui qui l’utilise d’être libre.

Android est un système d’exploitation orienté principalement vers les téléphones portables. Il est constitué du noyau Linux (le noyau de Torvalds), quelques bibliothèques, une plateforme Java, et quelques applications. Sans parler de Linux, le logiciel d’Android versions 1 et 2 a été concu essentiellement par Google. Google l’a sorti sous la licence Apache 2.0, qui est une licence libre permissive sans copyleft.

La version de Linux incluse dans Android n’est pas un logiciel entièrement libre puisque qu’il contient des morceaux de code non libres (des « binary blobs »), tout comme la version de Torvalds de Linux, dont quelques-uns sont réellement utilisés dans des machines tournant sous Android. Les plateformes Android utilisent des microprogrammes non libres aussi, ainsi que des bibliothèques non libres. À part cela, le code source des versions 1 et 2 d’Android telles que faites par Google sont libres, mais ce code est insuffisant pour faire tourner l’appareil. Quelques applications qui viennent généralement avec Android sont aussi non libres.

Android est très différent du système d’exploitation GNU/Linux, car il contient très peu de GNU. En effet, le seul élément commun entre Android et GNU/Linux se résume à peu près à Linux, le noyau. Les gens qui font l’erreur de croire que « Linux » fait référence à la totalité de l’écosystème GNU/Linux s’emmêlent les pinceaux, et font des affirmations paradoxales telles que « Android contient Linux, mais ce n’est pas Linux ». Si nous évitons cette confusion au départ, la situation est simple : Android contient Linux, mais pas GNU. Ainsi Android et GNU/Linux sont majoritairement différents.

À l’intérieur d’Android, le noyau Linux reste un programme séparé, avec le code source sous licence GNU GPL version 2. Combiner Linux avec le code sous licence Apache 2.0 représenterait une violation du copyright, puisque les licences GPL version 2.0 et Apache 2.0 sont incompatibles. Les rumeurs que Google a d’une manière ou d’une autre fait passer Linux sous licence Apache sont fausses. Google n’a aucun pouvoir pour changer la licence du code de Linux, et n’a pas essayé de le faire. Si les auteurs de Linux autorisaient son usage sous la version 3 de la licence GPL, ensuite ce code pourrait être combiné avec un code sous licence Apache, et la combinaison pourrait être rendue publique sous licence GPL version 3. Mais Linux n’a pas été publié ainsi.

Google a respecté les règles de la licence GPL (General Public License ou Licence publique générale) pour Linux, mais la licence Apache sur le reste d’Android n’oblige pas à montrer le code. Google a dit qu’ils n’allaient jamais publier le code d’Android 3.0 (à part Linux), même si les exécutables ont été rendus disponibles pour le public. Le code source d’Android 3.1 est aussi retenu. Ainsi, Android 3, en dehors de Linux, est purement et simplement du logiciel non libre.

Google a dit qu’ils gardaient le code source de la version 3.0 parce qu’il était bogué, et que les gens devraient attendre la version d’après. Cela pourrait être un bon conseil pour ceux qui veulent juste faire tourner le système Android, mais les utilisateurs devraient être ceux qui prennent ces décisions. Et de toutes façons les développeurs et les bidouilleurs qui voudraient inclure des changements dans leurs propres versions pourraient très bien utiliser ce code.

Le fait de ne pas rendre publique deux versions du code source est source d’inquiétudes dans le sens que Google pourrait vouloir rendre Android propriétaire de manière permanente, que la publication de quelques versions d’Android ait été une stratégie temporaire afin d’obtenir l’aide de la communauté pour améliorer un logiciel propriétaire. Espérons que ce n’est pas le cas.

Dans tous les cas, la plupart du code source de plusieurs versions d’Android ont été publiées en tant que logiciel libre. Est-ce que ça veut dire que des machines qui utilisent ces versions d’Android respectent les libertés de l’utilisateur ? Non, ce n’est pas le cas pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la majorité des versions comprend des applications non libres de Google pour communiquer avec des services tels que Youtube et Google Maps. Celles-ci ne font pas officiellement partie d’Android, mais cela n’en fait pas un bon produit pour autant. Il y a aussi la présence de bibliothèques non libres. Qu’elles fassent partie d’Android ou pas est discutable, ce qui importe c’est que beaucoup de fonctionnalités en dépendent.

Même les exécutables qui font officiellement partie d’Android peuvent ne pas correspondre au code des versions de Google. Les constructeurs peuvent changer le code, et bien souvent ils ne publient pas le code source de leurs versions. La licence GNU GPL les oblige, en théorie, à redistribuer le code de leurs versions de Linux. Le reste du code sous licence Apache ne les oblige pas à publier le code source des versions qu’ils utilisent réellement.

Replicant, une version libre d’Android qui n’est compatible qu’avec quelques modèles de téléphones, a remplacé beaucoup de bibliothèques, et peut fonctionner sans les applications non libres. Mais il y a d’autres problèmes.

Certains modèles sont conçus pour empêcher leur propriétaire d’installer et de modifier le logiciel. Dans cette situation, les exécutables ne sont pas libres, même s’ils sont faits à partir d’une source libre qui est disponible pour vous. Cependant, certains appareils Android peuvent être «?rootés?», ce qui permet aux utilisateurs d’y installer d’autres logiciels.

Les micrologiciels importants et les pilotes sont généralement propriétaires aussi. Ceux-ci gèrent le matériel pour le réseau, la radio, le wifi, le bluetooth, le GPS, l’accélération 3D, l’appareil photo, les hauts-parleurs, et dans certains cas le microphone aussi. Sur certains modèles, quelques-uns de ces pilotes sont libres, et pour certains on peut s’en passer, mais le microphone et l’accès au réseau sont plutôt indispensables.

Le micrologiciel qui gère l’accès au réseau est préinstallé. Si tout ce que le programme se contentait de faire était de tourner dans son coin, on pourrait le considèrer comme un simple circuit. Quand on insiste sur le fait qu’un logiciel dans un ordinateur doit être libre, on peut passer sur un micrologiciel préinstallé qui ne sera jamais mis à jour, car cela ne fait pas de différence pour l’utilisateur que c’est un programme plutôt qu’un circuit.

Malheureusement, dans ce cas ce serait un circuit malveillant. Des fonctions malveillantes sont inacceptables, quelle que soit la manière dont elles sont implémentées.

Sur la plupart des téléphones Android, ce micrologiciel a tellement de contrôle qu’il pourrait transformer le produit en un appareil d’écoute. Sur certains, il peut prendre le contrôle entier de l’ordinateur principal, à travers la mémoire partagée, et peut ainsi supplanter ou remplacer le logiciel libre que vous avez installé. Avec certains modèles, il est possible d’exercer un contrôle à distance sur ce micrologiciel, et ainsi sur le téléphone tout entier, à travers le logiciel permettant l’accès au réseau. Le principe du logiciel libre, c’est d’avoir le contrôle sur la machine, et cet appareil en l’occurence ne remplit pas cette mission. Bien que n’importe quel système informatique puisse avoir des bogues, ces appareils peuvent être des bogues (Craig Murray, dans Meurtre à Samarkand, fait le récit de son rôle dans une opération de renseignement qui convertit un téléphone portable sans Android d’une cible peu suspicieuse en un appareil d’écoute).

En tout cas, le micrologiciel du téléphone permettant l’accès au réseau n’est pas l’équivalent d’un circuit, car le matériel permet l’installation de nouvelles versions, et il fonctionne dans ce but d’ailleurs. Puisque c’est un micrologiciel propriétaire, en pratique seul le fabricant peut faire de nouvelles versions, les utilisateurs ne le peuvent pas.

Pour résumer, on peut tolérer des versions non libres des micrologiciels gérant l’accès au réseau à la condition que des mises à jour ne seront pas téléchargées, elles ne prendront ainsi pas contrôle de l’ordinateur principal, et il peut seulement communiquer quand et si le système d’exploitation libre le permet. En d’autres termes, il doit avoir un fonctionnement équivalent à un circuit, et ce circuit ne doit pas être malveillant. Il n’y a pas d’obstacles à construire un téléphone Android qui a ces caractéristiques, mais nous n’en connaissons aucun.

De récentes couvertures médiatiques se sont intéressées aux guerres de brevets. Pendant les 20 ans de campagne qui ont été consacrés à l’abolition des brevets logiciels, nous avons prévenu que de telles guerres pouvaient arriver. Les brevets logiciels pourraient contraindre à la disparition de fonctions dans Android, ou même le rendre indisponible (consultez endsoftpatents.org pour plus d’informations sur les raisons nécessitant l’abolition des brevets logiciels).

Pourtant, les attaques sur les brevets, et les réponses de Google, n’ont pas de lien direct avec le sujet de cet article : comment les produits Android sont proches d’un système de distribution éthique, et comment ils échouent de peu. Ce problème mérite l’attention de la presse aussi.

Android représente une étape majeure vers un téléphone portable libre qui soit contrôlé par l’utilisateur, mais il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Les hackers travaillent sur Replicant, mais c’est un gros travail de rendre un nouveau modèle compatible, et il reste encore le problème du micrologiciel. Même si les téléphones Android d’aujourd’hui sont considérablement moins mauvais que les smartphones d’Apple ou de Windows, on ne peut pas dire qu’ils respectent vos libertés.

Notes

[1] Crédit photo : Laihiuyeung Ryanne (Creative Commons By)




Geektionnerd : DePiraatBaai.be

Pour en savoir plus sur le blocage de The Pirate Bay en Belgique, voir Le Monde ou Numérama.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




La promotion du Web Ouvert a bien changé mais Mozilla est toujours là

SCA Svenska Cellulosa Aktiebolaget - CC byPromouvoir le Web ouvert est l’une des missions de Mozilla.

Mission parfaitement assumée et réussie il y a quelques années avec l’avènement de Firefox qui obligea Internet Explorer à quitter son arrogance pour rentrer dans le rang et se montrer plus respectueux des standards et donc des internautes.

Sauf qu’aujourd’hui la donne a sensiblement changé.

Avec la mobilité, les stores, les apps, les navigateurs intégrés, etc. c’est en effet un Web bien plus complexe qui se présente devant nous. Un Web enthousiasmant[1] mais plein d’embûches pour ceux qui sont attachés à son ouverture et à sa neutralité.

C’est tout l’objet de ce très intéressant récent billet du développeur Mozilla Robert O’Callahan.

Des changements dans la façon de promouvoir le Web Ouvert

Shifts In Promoting The Open Web

Robert O’Callahan – 30 septembre 201 – Blog personnel
(Traduction Framalang : Antistress et Goofy)

Historiquement Mozilla a dépensé pas mal d’énergie pour promouvoir l’usage du « Web ouvert » plutôt que de plateformes propriétaires et de code spécifique à des navigateurs non standards (IE6). Cette évangélisation reste nécessaire mais le paysage s’est modifié et je pense que notre discours doit s’adapter.

Les plateformes dont nous devons nous préoccuper ont beaucoup changé. Au lieu de WPF, Slivertlight and Flash, les outils propriétaires pour développeurs avec lesquelles il faut rivaliser dorénavant sont iOS et Android. En conséquence, les fonctionnalités que le Web doit intégrer sont à présent orientées vers la mobilité. Nous devons abattre les barrières qui incitent les développeurs d’applications mobiles à écrire des applications natives plutôt que des applications Web, et nous devons promouvoir (et c’est ce que nous faisons !) le développement et l’usage d’applications Web au lieu d’applications natives. Les démonstrations qui ne fonctionnent que sur les navigateurs des micro-ordinateurs sont moins importantes.

Le Web ouvert doit également faire face à de nouvelles plateformes rivales intéressantes : des plateformes qui sont conçues sur les standards du Web mais qui brident l’installation d’applications pour créer une plateforme entièrement contrôlée par le fabricant. L’app store (plateforme de téléchargement d’applications) de Chrome et celle du futur Windows 8 Metro en sont des exemples. J’ai été très déçu de voir que les versions hors connexion de Gmail et Google Calendar n’étaient proposées que sous la forme d’applications pour Chrome. Et même si Angry Birds fonctionne très bien sur Firefox, son affiliation commerciale à Chrome laisse certainement croire qu’il ne fonctionne que sur Chrome. Pour contrer cela nous devons nous assurer que la compétition entre navigateurs reste forte et offre aux développeurs des app stores indépendants des navigateurs. Mozilla travaille dessus, bien sûr :-). Nous devons également exprimer clairement que les app stores dédiés à un navigateur vont à l’encontre d’un Web ouvert.

Une forme de compétition moins évidente résulte de développeurs d’applications se focalisant sur un seul navigateur ou un seul moteur de rendu. Google demande explicitement à ses développeurs de cibler uniquement Chrome avant de penser aux autres navigateurs. C’est compréhensible, mais ça reste perturbant. Une autre préoccupation est de constater que beaucoup de sites pour appareils mobiles ne ciblent que WebKit (parfois implicitement en codant en fonction des bogues de WebKit, le plus souvent explicitement en codant des fonctions propres à WebKit). Beaucoup de développeurs de sites pour appareils mobiles, y compris des développeurs de sociétés renommées comme Google, sont réticents à changer de comportement. C’est un immense problème pour le Web ouvert. Nous avons besoin d’une campagne de promotion des standards du Web ouvert à destination des développeurs de sites pour appareils mobiles. Nous devons être clairs sur le fait que proposer des applications qui ne tournent que sur un seul moteur de rendu, quel que soit ce moteur, va à l’encontre d’un Web ouvert.

C’est malheureux de constater que, parmi les principaux concepteurs de navigateurs, seul Mozilla (et peut-être Opera) n’a pas d’intérêt particulier au succès d’une plateforme Web non ouverte. Je suis content de travailler ici.

Une chose formidable concernant le Web actuellement est l’explosion de nouvelles fonctionnalités et standards pour les développeurs Web. Pourtant nous devons distinguer avec soin les bons standards ouverts des imitations poussées unilatéralement. Toutes les propositions de standards ne sont pas bonnes pour le Web, même si elles sont accompagnées d’une implémentation open-source. Maciej Stachowiak désigne quelques projets de Google – VP8, SPDY, Pepper, and Native Client – qui, bien qu’étant peut-être de bonnes idées, échouent plus ou moins à être de véritables standards ouverts (le manque d’une bonne spécification pour VP8 est un problème que nous pouvons et devrions régler nous-mêmes à Mozilla). Il y a aussi des cas où, même si une bonne spécification collégiale existe et est attendue par certains développeurs, la fonctionnalité n’est pas bonne pour le Web et doit être repoussée. C’est pourquoi je pense que, lorque nous faisons la promotion du Web ouvert, nous devons faire très attention aux spécifications que nous mettons en avant. Ce n’est pas parceque quelqu’un lance une ébauche de spécification avec « CSS » (ou « HTML » ou « Web ») dans le nom en même temps qu’une implémentation embryonnaire, que cette spécification fait partie ou devrait faire partie du Web ouvert. Les gens doivent se demander : est-ce que cette fonctionnalité est bonne pour le Web ? Est-ce qu’il existe une ébauche exhaustive de la spécification qui ne nécessite pas de rétro-ingénierie sur une implémentation existante ? Existe t-il plusieurs implémentations ? Est-ce que la spécification est activement mise à jour pour tenir compte des retours des concepteurs de navigateurs et des développeurs Web ?

C’est une période stimulante et excitante. En dépit des menaces que je viens d’évoquer, c’est super de constater l’investissement massif dans l’amélioration des technologies du Web ouvert. C’est super de voir Microsoft abandonner Silverlight pour une plateforme basée sur les standards. Nous avons remporté quelques batailles, mais la guerre pour les standards du Web ouvert n’est pas finie et nous devons poursuivre le combat, sur les fronts correctement choisis.

Notes

[1] Crédit photo : SCA Svenska Cellulosa Aktiebolaget (Creative Commons By)




Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Bien le bonjour, fidèles lecteurs et lectrices du Framablog !

Avec l’épisode d’aujourd’hui, ces chroniques Librologiques adoptent temporairement un format un peu plus développé que précédemment, ainsi qu’une démarche davantage documentaire… sans renoncer à notre regard critique habituel, comme l’article d’aujourd’hui vous le confirmera.

Cette semaine, les Librologies et moi-même vous invitent à (re)visiter une contrée exemplaire de la culture (censément) Libre, où nous découvrirons ensemble certains aspects pittoresques du parler entrepreneurial : bienvenue chez Jamendo™ !

V. Villenave

Librologie 7 : Le logos de Jamendos

Les zones d’intersection entre le mouvement Libre et le monde capitaliste sont nombreuses dans le domaine informatique. Pas une semaine ne se passe sans que je ne découvre de nouvelles entreprises, plus ou moins volumineuses, un peu partout en France ; au niveau international, le succès de grosses entreprises telles que Redhat n’est plus à démontrer et les plus colossaux succès de la décennie précédente (et même plus tôt) ne sauraient s’expliquer sans le logiciel Libre.

La situation est sensiblement différente en ce qui concerne les œuvres culturelles sous licences Libres : l’on aurait du mal à trouver des équivalents aux exemples ci-dessus, en termes de quantité ou d’envergure. (Nous avons d’ailleurs présenté, dans la chronique précédente, quelques facteurs d’explication : un retard d’environ quinze ans du mouvement Libre dans le domaine culturel par rapport à l’informatique, un relatif désintérêt de la communauté Libriste par rapport à ce qui sort du champ de la culture de consommation, et l’opinion répandue que, de façon générale, l’art est d’une moindre utilité que les logiciels.) Et pourtant, quelques entreprises se font jour dans le domaine culturel, qui tentent de transposer, à une échelle réduite, certains business models de l’informatique Libre.

Jamendo_Orange.png

Un exemple parlant, sur lequel je voudrais m’attarder aujourd’hui, est à trouver auprès du site jamendo.com, dont nous tout d’abord allons voir comment il se présente sur sa page Wikipédia au moment où je rédige cette chronique :

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit. Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Le site Internet Jamendo est l’un des principaux acteurs du mouvement des musiques libres en France, avec un positionnement annoncé comme « le Red Hat de la musique libre ». Jamendo est une start-up, basée au Luxembourg. Elle a été financée fin août 2006 par Mangrove Capital Partners, les investisseurs de Skype. Fin 2008, Jamendo est entré en concurrence avec la SACEM et les éditeurs traditionnels en créant Jamendo Pro, un site annexe basé sur le principe de CC Plus qui propose des licences pour l’utilisation commerciale de la musique à des prix compétitifs.

Pour approximative et maladroite qu’elle soit, cette description — qui a d’ailleurs peut-être été mise à jour depuis que je l’ai relevée — n’en mérite pas moins d’être citée et commentée avec soin.

Jamendo est un site Web qui propose des albums de musique en téléchargement gratuit.

Notons que nulle part dans cette phrase, pas plus que dans la suivante, n’apparaît le mot « Libre ». On parle de gratuité, terme très différent et éventuellement orienté (j’y reviens). Je remarque par ailleurs, ce qui pourrait sembler évident mais ne l’est pas nécessairement, que sur Jamendo l’unité de mesure de la musique est l’album.

Les artistes, qui autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes, peuvent, s’il le souhaitent, être rémunérés grâce aux dons des utilisateurs, au partage de 50 % des revenus publicitaires de Jamendo, ou encore grâce à la vente de licences d’utilisation commerciales de leur musique.

Avec la gratuité, la « rémunération » : un vrai catalogue des mots interdits de Richard Stallman. Je tique quant à moi sur le terme « artistes », qui est le terme employé à l’envi par une certaine propagande gouvernementale. Comme je l’ai déjà exposé, être « artiste » est un statut social, pas une profession : les termes « musiciens », « auteurs », « interprètes » auraient ici été plus précis et moins orientés.

Le mot « Libre » est encore une fois absent, remplacé par des « licences ouvertes », traduction peu élégante (sinon impropre), du terme open dans l’expression open-source ; en fait, la tournure de cette proposition est tellement maladroite et révélatrice que je vous propose de la lire à nouveau :

Les artistes autorisent cette gratuité pour les internautes grâce aux licences ouvertes.

Nous y sommes : en un mouchoir de poche sont mis en rapport la gratuité et les « internautes » (implicitement désignés comme seuls détenteurs d’une supposée « idéologie du tout-gratuit » que j’ai déjà amplement pourfendue), et la « licence » n’est plus que le moyen qui permet d’autoriser cette mise en rapport.

Sur 62 mots dans ces deux premières phrases, plus de 40 ont été consacrés exclusivement à des aspects monétaires (gratuité et rémunération). Ce champ lexical économique/entrepreneurial se poursuit dans le second paragraphe, avec des termes tels que « positionnement », « start-up », « investisseurs », « concurrence avec la SACEM » (sic !!), « utilisation commerciale à des prix compétitifs ».

funny-pictures-concerto-cat.jpgBref, Jamendo est une entreprise sérieuse et veut que cela se sache. L’influence du modèle Red Hat est revendiquée et effectivement perceptible… Mais peut-être faudrait-il précisément étudier de plus près l’image même dont bénéficie cette dernière société auprès des communautés Libristes. En effet, l’enthousiasme et la confiance du monde Libre vis-à-vis de Red Hat me semble s’expliquer moins par son succès en tant qu’entreprise, que par ses contributions actives au monde du logiciel Libre : Red Hat figure parmi les plus gros contributeurs au noyau Linux, développe une distribution GNU/Linux et quelques outils précieux, et surtout emploie quelques-unes des personnalités prééminentes du logiciel Libre : Lennart Poettering, Adam Jackson, David Airlie, Tom Calloway, Richard Fontana ou Adam Williamson, pour n’en citer que quelques-uns… Avant de qualifier Jamendo de « Red Hat de la musique Libre », il conviendrait donc de chercher d’abord où se trouvent ses contributions au mouvement Libre en général.

C’est ce que nous allons tenter de faire ici, avec une chronique sensiblement plus longue que d’habitude (oui, tout ce qui précède n’était que l’entrée en matière !). Avant d’aller plus loin, je me dois de préciser céans que je n’ai jamais été impliqué dans aucune polémique concernant Jamendo ; je n’ai eu qu’une seule occasion de rencontrer l’un de ses dirigeants, je n’ai contribué qu’à un seul album et n’ai posté qu’un seul message sur le forum — quant à mes propres pratiques musicales, elles se situent à peu près aux antipodes de tout ce que Jamendo peut connaître. Je ne suis pas proche de bloggueurs anti-jamendistes, et j’ai moi-même eu l’occasion de promouvoir des « artistes Jamendo » notamment dans le cadre de mon engagement au Parti Pirate jusqu’en 2010. Comme dans toutes ces chroniques, je ne cherche ici qu’à relater méthodiquement de quelle façon Jamendo m’apparaît aujourd’hui et pourquoi je parviens à ce point de vue.

La figure publique du site est le jeune français Sylvain Zimmer, nommé Jeune Entrepreneur de l’année 2009 au Luxembourg pour le succès de Jamendo. Derrière lui se trouvent les (moins jeunes) entrepreneurs luxembourgeois Pierre Gérard et Laurent Kratz, déjà associés auparavant dans plusieurs start-ups sans aucun rapport — pour autant que je puisse en juger — avec la musique ou les licences alternatives.

S’il ne brille pas par sa transparence, le montage financier derrière Jamendo peut être reconstitué au prix d’une recherche dans le Mémorial C du Grand-Duché. Fondée en novembre 2004, la société éditrice du site se nomme originellement Peermajor, au capital de 12.500€ dont seulement 500€ détenus par M. Zimmer, le reste étant investi par la société N4O, fondée le même jour par MM. Gérard et Kratz, au capital de 50.000€ (laquelle, si je comprends bien, sert également de parapluie pour leurs autres entreprises Neofacto ou Neonline — qu’ils vendront par la suite à New Media Lux). En 2007, M. Zimmer constitue sa propre entreprise, (judicieusement) nommée BestCaseScenario, et rachète un tiers des parts. Quelques semaines plus tard, Peermajor suscite l’intérêt de l’investisseur capital-risque (venture capitals) Mangrove, lequel porte capital de l’entreprise à 21.600€ (dont 1.100€ investis par Bryan Garnier Holdings). Fin 2007 est créée la société Jamendo S.A., au capital de 31.000€ (qui sera porté en 2009 à 38.600€, toujours par Mangrove). L’affaire s’avérant moins rentable qu’espéré, Jamendo est au bord du dépôt de bilan au printemps 2010… lorsqu’elle trouve en la société MusicMatic un investisseur motivé qui, avec 500.000€ euros supplémentaires (sur deux millions initialement demandés !), en prend le contrôle total.

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De tout cela, il me semble ressortir plusieurs choses. La première est que M. Zimmer, s’il est la figure publique la plus visible et celui dont la success story est mise en avant, n’a en réalité jamais eu de véritable pouvoir dans le projet. La deuxième est que dès son origine, Jamendo a pour finalité d’être, au moins à moyen terme, financièrement rentable ; et la troisième enfin, que cet objectif n’a cessé, au fil des ans et des investissements, de se faire plus pressant. Cette évolution n’a pas été sans être perçue par les contributeurs au site (chanteurs et musiciens), particulièrement ceux des premiers temps qui avaient initialement cru trouver en Jamendo un projet essentiellement communautaire et en adéquation avec leur éthique.

Ainsi des tentatives de « monétisation » du site, sous des formes plus ou moins voyantes : l’arrivée d’encarts publicitaires sur les pages du site, par exemple, souleva en 2006 des parodies mordantes et critiques enflammées mais non dépourvues de fondement. D’un point de vue juridique tout d’abord, comment concilier cette démarche avec la présence sur Jamendo de nombreuses œuvres sous licences interdisant les usages commerciaux ? Mais la véritable question était d’ordre éthique : difficile pour des contributeurs ayant fait le choix (difficile et ingrat, nous y reviendrons) des licences alternatives, de voir leur travail servir de revenu monétaire à une entreprise en laquelle ils se reconnaissaient de moins en moins. Cette dimension éthique (aussi bien que les subtilités juridiques, d’ailleurs) sembla échapper aux dirigeants : pour citer M. Zimmer dans le texte (ce n’est pas moi qui souligne), « il faut savoir aller jusqu’au bout de ses idées. « libre » ca veut dire que demain SFR prend le CD et le met dans une de ses pubs sans demander l’autorisation. » Euh, pardon ?

En fin de compte, la seule réponse de l’entreprise fut d’ordre ni éthique ni juridique, mais financier : en offrant aux contributeurs la possibilité (sic) de toucher la moitié des revenus publicitaires, Jamendo acheva de montrer quelle était son optique… Tout en s’achetant — littéralement — l’image d’une entreprise agissant « pour les artistes ». (Ce qui n’est d’ailleurs que partiellement vrai, dans la mesure où Jamendo ne redistribue de pourcentage des dons et recettes que lorsque ceux-ci atteignent un certain plafond, excluant donc de fait une large part des contributeurs.)

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Bannière apposée en 2006 sur certaines jaquettes
La bannière en question fut enlevée par les administrateurs. Bien joué.

C’est peu dire qu’il existe, dans le milieu Libriste, plusieurs voix de dissension vis-à-vis de Jamendo. Certaines, autant le dire, ne sont pas toujours très élaborées, ou se contentent parfois d’une posture anti-capitaliste, voire d’un brin de nationalisme lorsque l’on suggère qu’il n’est pas innocent que Jamendo ait choisi son pays de résidence hors des frontières de la France natale de M. Zimmer. Je passerai très vite sur cette critique de fort mauvais goût : n’ayant jamais eu le bonheur de m’y rendre, je ne peux douter que le Luxembourg soit une contrée très agréable dont les appas ne sauraient se résumer à son régime fiscal et bancaire notoirement paradisiaque — par une touchante et merveilleuse coïncidence, c’est également ce pays qu’a choisi la firme Apple (dont on connaît trop peu la sensibilité aux charmes des grand-duchés d’Europe), pour y implanter son service iTunes un an avant Jamendo.

D’autres encore se sont concentrés sur le rejet de la publicité, les violations de licences (notamment non-commerciales). Ou encore, la désinvolture des administrateurs vis-à-vis du droit d’auteur, qui n’hésitent pas à modifier la licence d’œuvres sans même en informer leurs auteurs, ou à tenter de censurer des opinions peu favorables à la société (outre l’exemple ci-dessus, nous en verrons un autre plus bas).

D’autres enfin dénoncent, à juste titre, le manque d’information de nombreux « artistes » qui choisissent des licences non-Libres, ou encore s’inscrivent à la fois à la SACEM et sur Jamendo, montrant par là qu’ils voient en ce site comme une simple plateforme de diffusion comme une autre, branchée et « sociale » — quand de fait, tout les y invite. Enfin certaines critiques de Jamendo me semblent mériter une attention particulière, qu’elles se concentrent sur le vocabulaire employé par le site à des fins promotionnelles (comme nous le ferons ici-même) ou fassent feu de tout bois de façon caustique.

S’ils se trompent certainement en considérant que Jamendo a « mal tourné » (nous avons vu que la recherche de profit était inscrite dès le début, comme dirait son PDG actuel, dans l’ADN de Jamendo), il est compréhensible que ces commentateurs aient été frappés par la façon dont le site a évolué au cours des ans :

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Jamendo en 2005

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Jamendo en 2006

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Jamendo en 2008

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Jamendo en 2009

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Jamendo en 2011

Coins arrondis, dégradés, gros boutons, évolution des couleurs et du logo : le design se modernise et surtout, pour reprendre le langage des sites d’entreprise, se professionnalise. Ce qui frappe également, c’est la conquête de l’image : les photos, dans un premier temps, se multiplient, puis s’agrandissent. Elles changent également de nature, des jaquettes d’« albums » soumises par les utilisateurs, on passe à quelques jaquettes sélectionnées, puis aujourd’hui à des photos illustratives « de stock » entièrement choisies par les responsables du site. Cependant, pour révélateur qu’il soit, l’habillage importe peu ; le logo de Jamendo m’intéresse moins que son logos, c’est-à-dire le message qu’il propage, volontairement ou non, à travers ses choix terminologiques.

À l’heure où j’écris ces lignes, la première information visible (et mise en avant) sur le site, est le nombre de pistes sonores disponibles : il s’agit là du vertige des grands nombres que nous évoquions récemment, et de cette manie de la quantification des contenus culturels. Le slogan, après cinq ans de Ouvrez grand vos oreilles, a été remplacé par Le meilleur de la musique libre, dans une formulation inspirée par les radios commerciales et les hits-parade en tous genres.

Mais qu’entend-on ici par « libre » ? Comme l’admet volontiers M. Zimmer lui-même, parler de « musique libre » comme l’on parle de « logiciel Libre » n’a « pas beaucoup de sens » à ses yeux : « c’est un débat valide, dit-il — ce qui n’est pas mon avis —, mais peu intéressant. » Est-ce à dire que le site-phare du Libre… se soucie peu de savoir s’il l’est ? Nous y reviendrons dans un instant.

Comme toute entreprise moderne, Jamendo se doit de faire oublier qu’elle est une entreprise : merveilles du branding, l’on ne dira plus (comme dans une interview de M. Zimmer en 2005) « les artistes de Jamendo », « les artistes qui sont sur Jamendo » ou « les artistes présents sur Jamendo »… Mais l’on dira : « les artistes Jamendo », « l’expérience Jamendo », « de la musique Jamendo » et, il fallait s’y attendre, « du contenu Jamendo ». Oubliez l’entreprise : Jamendo est une marque (dépôts 948744 et 4425021 à l’INPI).

Nous avons établi clairement, à ce stade, que Jamendo™ se définit — dès ses origines même — par sa démarche entrepreneuriale, au détriment d’une (re)connaissance des licences Libres et du mouvement qui les sous-tend. Dans l’interview de 2005 déjà mentionnée, M. Zimmer avance les arguments « culturels » classiques (« la musique, c’est avant tout une passion avant d’être une histoire de thunes »), et laisse échapper quelques idéologèmes révélateurs : « La propriété intellectuelle, ça existe. (…) les sanctions (pour téléchargement illégal) ne devraient pas dépasser l’amende pour vol d’un CD à l’étalage » — mais pourquoi diable ? — ou encore « La moitié de l’équipe de Jamendo bosse sous Mac ! iTunes c’est bien, sinon ça ne marcherait pas autant », et enfin l’immanquable « un balayeur est un balayeur, mais un artiste local n’est pas inconnu »euh, comment dire…

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En admettant que la recherche du profit n’est pas une idéologie en soi (voire !), il me semble qu’on est amené, lorsque l’on voit Jamendo™ comparé par M. Kratz à un « Wikipédia de la musique », à se demander si ses dirigeants ont véritablement compris les tenants et aboutissants du mouvement Libre. M. Gérard est plus décomplexé sur son blog (où l’on appréciera par ailleurs le jargon entrepreneurial : « deal », « fourniture », « le shop » et j’en passe) : « L’objectif principal pour nous est bien sûr le développement commercial, notre ambition est de mettre en place de meilleurs canaux commerciaux et aussi des flux musicaux d’encore meilleure qualité. Car avant tout ne l’oublions pas, Jamendo c’est de la musique et souvent de la bonne musique en libre téléchargement gratuit et légal pour le grand public ! ».

« Libre téléchargement » étant bien sûr à prendre ici au sens de « libre de droits », expression abusive sur laquelle nous reviendrons. Quant à l’expression « téléchargement gratuit et légal » (adjectifs auxquels s’adjoindra à l’occasion « illimité », voir ci-dessous), elle est simplement calquée sur les argumentaires publicitaires de fournisseurs d’accès ou de sites commerciaux.

Jamendo™ se définit lui-même comme fournisseur de musique (ainsi l’on ne parlera ni de « répertoire » ni de « catalogue », mais d’« offre »), et son « cœur de cible » est moins à chercher parmi les mélomanes que parmi les échoppes et salons de coiffure, où la musique se diffuse au kilomètre et se vend au poids : « des milliers d’heures de musique sans interruption » (ce n’est pas moi qui souligne). On comprend mieux, dès lors, l’intérêt de MusicMatic pour Jamendo™ :

MusicMatic gère et diffuse des flux musicaux et vidéo pour les réseaux de points de ventes (et leur offre) une réelle solution innovante de diffusion de musique et de contenu.(…)

Aujourd’hui la maturité des technologies de transmission de données, un hardware performant et une suite de logiciels propriétaires (sic) ont permis à MusicMatic de concevoir une plateforme unique qui crée, diffuse et gère en temps réel des centaines de programmes.

Revoilà donc l’idéologie du contenu, sur laquelle nous avons déjà dit tout ce qu’il y avait à dire : Jamendo™ est, en définitive, un exemple parmi d’autres de la marchandisation de l’User-Generated Content que nous décrivions il y a peu.

Je dis ici « parmi d’autres » de façon très littérale ; si je devais placer ici une référence à Roland Barthes, je parlerais du motif de l’identification qui consiste à dire qu’après tout, les autres civilisations sont « comme nous ». Étant établi que « iTunes c’est bien », alors de Jamendo™ à Deezer il n’y aura qu’un pas, et l’on essayera même très, très, très, très fort de s’intégrer à Facebook™ :

Vivez à fond l’expérience Jamendo sur Facebook !

Installez l’application Jamendo sur votre profil Facebook et profitez de Jamendo dans un environnement Facebook ! (…)

En outre, vous disposerez d’un onglet Jamendo sur votre profil Facebook sur lequel s’afficheront vos albums favoris. Quoi de mieux pour afficher les perles rares que vous avez découvertes sur Jamendo !

N’attendez plus, installez l’application Jamendo pour Facebook dès aujourd’hui !

(Petit jeu : à votre tour Jamendo™, maîtrisez le branding Facebook™ et apprenez à faire de la publicité Jamendo™ ! En toute simplicité Facebook™, il vous suffit de faire des phrases Jamendo™ normales puis d’adjoindre derrière chaque substantif Facebook™, tantôt le mot Jamendo™, tantôt le mot Facebook™. Étonnant, non ?)

Ce qui me frappe le plus, c’est à quel point cette terminologie est en fait, au mot près, celle du système traditionnel, des majors du disque (auquel M. Zimmer se réfère explicitement, comme en témoigne le nom de sa société Peermajor ou cette charmante expression de « concurrence avec la SACEM » sur la page Wikipédia) au gouvernement en passant par la SACEM et la HADŒPI. Nous avons déjà évoqué le substantif « artistes », l’expression « propriété intellectuelle » ou le « contenu », le jargon publicitaire et entrepreneurial stéréotypé, les procédés de branding et l’emphase constante sur les aspects monétaires et quantifiables ; nous avons vu également que ce logos n’était pas dû à l’évolution du site, mais présent dès son origine.

(Autre petit jeu : parmi les réclames suivantes — bourrées de prénoms — se cachent deux publicités datant de janvier 2005. L’une concerne un site (censément) Libriste, l’autre une action de propagande gouvernementale anti-« piratage ». Saurez-vous trouver lesquelles ?)

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De fait, Jamendo™ semble entretenir avec la législation un rapport complexe, voire borderline. Au moment de l’élaboration de la loi dite dadvsi en 2006, si de nombreux contributeurs voient naturellement en Jamendo™ un allié « Libre » contre le gouvernement, le site (d’ailleurs de droit luxembourgeois et non français) se montre en fait d’une discrétion remarquable. En 2009, Jamendo™semble vouloir corriger le tir en se « positionnant » contre la loi dite hadopi, qualifiée d’« idiote » (suivant en cela le positionnement d’autres entreprises censément Libres, telle ILV à qui une large part du présent article pourrait d’ailleurs également s’appliquer). Les deux initiatives successivement lancées à cette occasion auront en commun de parodier des actions du gouvernement, et d’aborder la problématique, de nouveau, sous un aspect exclusivement économique.

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Pendant ce temps, le même Jamendo™ s’emploie en fait à cultiver de bonnes relations avec le gouvernement français et la SACEM : par exemple, en 2011 le site se précipitera pour demander une accréditation officielle. S’il n’est pas le seul à entreprendre cette démarche, sa justification quelque peu embarrassée et à teneur enrichie en idéologèmes, vaut le détour :

Nous avons critiqué la loi Hadopi qui, pour nous, est une mauvaise réponse à un vrai problème.

Lequel « vrai problème » n’est pas, comme nous l’aurions naïvement cru, la volonté des puissants d’assujettir les citoyens-internautes, mais… le comportement des « nouvelles générations » ; comportement qu’il n’est d’ailleurs pas dangereux (ou dommageable à la démocratie) de vouloir réprimer, mais simplement « illusoire » :

Il est, à notre sens, illusoire de vouloir imposer aux nouvelles générations des règles de comportements complètement dépassées. De nombreux artistes, des labels et des plate-formes Internet ont également critiqué cette loi et surtout son aspect répressif. L’avenir nous permettra de juger.

La répression n’est donc pas le but de cette loi, mais — comme le gouvernement nous l’a doctement expliqué — seulement un « aspect » ; d’ailleurs pourquoi s’en faire, puisque cette loi ne fonce pas droit dans le mur, mais ouvre un « avenir » — que rien n’empêche d’être radieux… Admirons maintenant la figure de gymnastique rhétorique par laquelle le locuteur aboutit à une conclusion qu’il présente (à ses propres yeux ?) comme logique :

Demander le label Hadopi n’est donc (sic !) pas pour Jamendo un revirement de position. Si nous obtenons ce label cela permettra aux artistes diffusant leur musique sur notre site et aux internautes qui les écoutent, de savoir que cette offre est totalement légale. (…) Être présent aux côtés des plus grands acteurs de la musique comme les Majors et des start-ups les plus dynamiques ne peut que valoriser notre démarche et garantir la diversité de l’offre musicale.

« Diversité » : encore un terme idéologiquement très chargé, emprunté directement au logos gouvernemental. Quant à la « valorisation » évoquée, il faut bien évidemment l’entendre au sens de valeur monétaire et c’est bien là, on est prêt à le croire, la motivation de l’entreprise.

Lorsque l’on ne peut décemment expliquer que tout le monde est en fait d’accord depuis toujours — ce serait un peu gros —, la solution de rechange est ce procédé rhétorique de fausse concession que Barthes décrit sous le nom de « vaccine » (notamment dans son analyse des publicités pour la margarine Astra). En l’occurrence, cela revient à dire aux internautes : « certes, nous avons eu nos divergences par le passé ; mais elles étaient finalement inessentielles, et de toute façon tout cela est derrière nous aujourd’hui. » C’est ainsi que les Assises du piratage proposées par le gouvernement français en janvier 2009, avec les bons soins de l’agence publicitaire Aromates, se sont transformées en assises… de la Réconciliation ! Assises au demeurant sponsorisées par…

(Un dernier petit jeu : parmi les sponsors de ces « assises », se cache une entreprise censément Libre. Saurez-vous trouver où ?)

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La présente chronique, si longue soit-elle, ne prétend pas à l’exhaustivité. Cependant elle serait certainement incomplète si je n’abordais pas ici le point saillant terminologique qui m’a à l’origine, disons, vivement incité à l’écrire : j’aimerais comprendre ce que PRO veut dire.

Début 2009, alors même que M. Kratz explique doctement que « (son) métier, c’est la désintermédiation d’artistes autoproduits », Jamendo™ lance une nouvelle opération commerciale intitulée (ou brandée) Jamendo Pro. L’activité de cette subdivision, si je comprends bien, se nomme licensing et consiste à vendre des exceptions de licence, réinventant d’ailleurs une pratique du milieu informatique Libre : moyennant finance, le client s’exonère des clauses de la licence de l’œuvre (Libre ou non-Libre, copyleft ou non, non-commerciale ou pas). En d’autres termes, nous ne sommes plus dans le Libre mais dans le libre de droits et c’est d’ailleurs comme cela que le site se présente initialement :

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Ce qui soulève plusieurs questions. Tout d’abord, les artistes sont-ils pleinement informés et conscients de l’exploitation qui sera faite de leur travail ? Pour certains, la réponse est non et la démarche de Jamendo™ confine à l’escroquerie. Une pétition sera même lancée, un mouvement de contestation se fait jour avec le mot d’ordre « No Pro », que Jamendo™tentera, à nouveau, de censurer. D’un point de vue juridique ensuite, rendre une œuvre « libre de tous droits » étant absolument impossible en droit français, il n’est possible de s’en approcher que moyennant un contrat très précis entre le récipiendaire et l’ayant-droit principal (l’auteur, auquel Jamendo™ se substitue ici). Par ailleurs, je reste particulièrement dubitatif quant à la valeur juridique de ces « certificats » de Non-Sacemité que prétend délivrer Jamendo™ : outre qu’ils n’exonèrent pas, par exemple, des redevances dites de rémunération dite « équitable », ils s’ajoutent de façon parfaitement superflue aux licences alternatives déjà appliquées aux œuvres. Certes, nous avons pu voir qu’en matière de licences Libres Jamendo™ n’en est pas à une approximation près…

Enfin d’un point de vue éthique : l’idéologie du mouvement Libre (que j’ai amplement décrite ailleurs) vise à rendre aux auteurs le contrôle et la place dont tout un système d’intermédiaires les avait dépossédés, et ce que fait ici Jamendo™ est… très exactement l’inverse. Cependant, il me semble que toutes ces critiques, si méritées soient-elles, laissent de côté le plus ahurissant, qui à mon sens se trouve dans l’intitulé même : Jamendo Pro.

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La première lecture que j’en fais (au-delà de l’aversion que m’inspire la dichotomie arbitraire amateur/professionnel) est tout simplement que, pour un « artiste », la seule façon d’être « pro » est de renoncer à sa licence Libre. La propagande du gouvernement, des industriels et de la SACEM ne dit pas autre chose : « nous ne reconnaissons pas l’existence de licences alternatives, car nous nous adressons aux vrais professionnels » — je ne compte plus les fois où des interlocuteurs me l’ont affirmé en face.

Deuxième lecture possible, ce vocable « Pro » ne qualifierait pas les auteurs et musiciens eux-même, mais la clientèle potentielle de Jamendo™ : commerçants, restaurateurs, salons de coiffure. En y réfléchissant bien, c’est peut-être encore pire : cela reviendrait à diviser la société en deux. D’un côté, les « professionnels » : ceux qui coiffent, ceux qui tiennent boutique, en un mot ceux qui vendent. Et de l’autre… eh bien de l’autre les « artistes » : comme je l’expliquais au début même de cet article, ce mot-idéologème désigne un statut social, et non une profession.

Enfin, la dernière lecture possible — si elle ne rend guère hommage à l’intelligence et l’intégrité des tenanciers de Jamendo™ — est peut-être la moins dégradante et la plus probable : il s’agirait tout simplement d’une marque, d’un slogan destiné à appâter le chaland de même que l’on ne compte plus les entreprises qui proposent des produits « pro » sans nécessairement définir ce qu’elles entendent par là.

Admettons donc, comme nous l’avons fait depuis le début de cet article, que Jamendo™ n’est qu’une entreprise parmi d’autres, qui tente de survivre et se développer dans l’écosystème capitaliste moderne. De fait, son existence même n’est pas sans présenter quelqu’intérêt : success story édifiante (dont on ne peut que souhaiter qu’elle se perpétue), tentative de définir un modèle alternatif (même si ledit modèle s’avère fortement similaire au système antérieur)… Le site même de Jamendo™, dont nous avons souligné — peu innocemment — l’aspect professionnel, offre à de nombreux musiciens et auteurs, Libristes ou non, un espace prêt-à-l’emploi, d’allure sympathique et à forte visibilité — ce qui constitue d’ailleurs l’argument principal et le moins contestable, pour le meilleur et pour le pire, du projet Jamendo™. Comme je le disais plus haut, il m’est moi-même arrivé d’en faire usage et de le recommander ; si certaines de ses initiatives me laissent indifférent, j’en trouve d’autres originales et brillantes, telle cette page qui permet aux mélomanes de trouver des alternatives « Libres » aux musiciens les plus célèbres, exactement comme il en existe du côté des logiciels (je ne suis pas choqué par l’idée de ne pas considérer les œuvres d’art différemment des logiciels).

Cependant, je suis saisi (comme d’autres avant moi) par l’ambigüité du choix de Jamendo™, ou plutôt de son refus de choisir explicitement, entre « faire des affaires » (comme le père de Prévert), et se faire l’avocat des licences Libres. (Tout particulièrement lorsque ce dernier domaine semble ici si mal maîtrisé.) Cette posture de « Libriste malgré soi », Jamendo™ l’a plus ou moins assumée à ses débuts, porté par un élan de sympathie de la communauté Libriste qu’il n’a ni su, ni voulu, rejeter ; aujourd’hui encore il ne se passe pas un trimestre sans que Jamendo™ soit cité en exemple, par exemple dans le récent dépliant publicitaire de la fondation Creative Commons The Power Of Open (du reste entièrement financé par Google®), ou encore dans des colloques ou salons. J’ai moi-même eu l’occasion de me retrouver à un débat public, seul représentant — légitime ou non — du mouvement Libre dans un traquenard pseudo-« indé » organisé à la gloire de la S.A.C.E.M. et des industries culturelles, au côté de M. Gérard qui faisait ici office d’alibi « alternatif » alors qu’il n’était venu que dans l’espoir très modeste de promouvoir ses produits…

Serait-ce à dire que, délibérément ou non, Jamendo™ jette le discrédit sur la « culture Libre » toute entière ? Ce risque, s’il me semble réel, ne m’inquiète pas outre mesure : l’histoire nous a montré que l’évolution de l’art et de la culture appartient aux auteurs davantage qu’aux intermédiaires. À mon sens, le principal intérêt du site jamendo.com est l’espace de côtoiement qu’il constitue, fortuitement, entre différents modes de pensée et de consommation culturelle, et qui nous a ici permis d’examiner de nombreux points de frictions et de divergences.

Le — relatif — succès commercial et entrepreneurial que représente aujourd’hui Jamendo™ n’est ni une victoire, ni une défaite du Libre : ce sont deux phénomènes indépendants. Quelque sentiment d’agacement l’on puisse ressentir devant le discours de ses responsables (propos inélégants, imprécisions conceptuelles ou terminologies orientées), Jamendo™ ne me semble mériter d’autre antagonisme que celui de ses concurrents, et d’autre enthousiasme que celui de ses actionnaires ; quant à son attitude envers le mouvement Libre, elle témoigne moins d’un mépris que d’une méconnaissance profonde. L’éthique Libre n’est pas indésirable chez Jamendo™ : elle lui demeure seulement, ontologiquement et irréductiblement, étrangère.




Geektionnerd : Internet illimité (mise à jour)

En référence à cette première planche, mais aussi à une nouvelle saillie de la mascotte d’Internet qu’est Frédéric Lefebvre.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Lao Tseu l’a dit : il faut trouver la libre voie

Après avoir été longtemps réticent (crainte du burnout oblige), j’ai enfin activé mon compte Twitter/Identica personnel, il y a un mois de cela.

Je dois reconnaître que c’est un univers intéressant, même si l’on se prend un peu trop vite au jeu (au jeu de go, au jeu de l’ego) et que c’est nécessairement du temps pris sur autre chose, autre chose de plus collectif par exemple.

Toujours est-il que j’ai fait un test de tradaction éclair hier soir en plein milieu de la nuit et que j’ai été passablement étonné que tout soit bouclé quelques 20 minutes plus tard !

Comme quoi on peut facilement retrouver du collectif en faisant un petit détour individuel… (et merci à mes oiseaux de nuit !)

Vous me direz que l’article à traduire n’était pas bien long et vous aurez raison. Quant à savoir s’il était intéressant, je vous laisse seul(e) juge 🙂

Il s’agit en l’occurrence d’une sorte de profession de foi du site OpenSource.com[1].

Christina Hardison - CC by-sa

La voie de l’open source

The open source way

(Traduction Framalang : Valentin, Frédéric, Kamui57 et Fs)

Nous avons ouvert le site opensource.com parce que nous croyons que la voie de l’open source peut changer notre monde de même qu’elle a changé la production de logiciels. La voie de l’open source est définie par plusieurs principes, sur lesquels se fonde opensource.com :

1. Nous croyons en un échange libre.

Nous apprenons beaucoup plus les uns des autres lorsque l’information est ouverte. Il est crucial d’échanger librement ses idées pour créer un environnement dans lequel les gens peuvent apprendre et s’emparer d’informations existantes pour créer de nouvelles idées.

2. Nous croyons en la puissance de la participation.

C’est lorsque nous sommes libre de collaborer que nous créons. Nous pouvons résoudre des problèmes que personne ne serait capable de résoudre par lui-même.

3. Nous croyons en la mise en pratique rapide.

Mettre rapidement un prototype en pratique peut conduire à des échecs tout aussi rapides, mais c’est ainsi que l’on trouve de meilleures solutions plus rapidement. Lorsque l’on est libre d’expérimenter, on peut regarder les problèmes sous d’autres angles et chercher des réponses dans d’autres domaines. On peut apprendre en pratiquant.

4. Nous croyons en la méritocratie.

Dans une méritocratie, les meilleures idées l’emportent. Dans une méritocratie, tout le monde a accès à la même information. Seul un travail de qualité permettra à certains projets de décoller et de rassembler les efforts de la communauté.

5. Nous croyons en la communauté.

Les communautés se forment autour d’un objectif commun. Elles assemblent des idées diverses et mettent le travail en commun. Unie, une communauté globale peut produire davantage qu’un individu unique quel qu’il soit. Elle démultiplie l’effort et met en commun le travail. Ensemble, nous pouvons accomplir davantage.

Notes

[1] Crédit photo : Christina Hardison (Creative Commons By-Sa)




Levons le tabou du stress, surmenage et burnout au sein des communautés

Perry McKenna - CC byVoici un sujet dont on parle trop peu parce que ceux qui en sont victimes pratiquent souvent le déni et n’aiment pas apparaître vulnérables aux yeux de leurs pairs.

Quitte à ce que cela craque complètement un jour et qu’il n’y ait plus d’autre issue que de disparaître momentanément (ou pire définitivement) de la circulation.

Il s’agit du phénomène de burnout que Wikipédia traduit par syndrome d’épuisement professionnel[1].

Il touche également les associations et l’activité bénévole car c’est avant tout d’un trop plein de travail et de responsabilités dont il est question. Et tous ceux qui me connaissent d’un peu près savent que j’en suis parfois passé par là au sein de Framasoft.

Parce que, oui, le Libre n’est pas épargné. Il serait même, à parcourir la traduction ci-dessous, parmi les plus durement touchés, à cause des ses spécificités mais aussi parce qu’Internet, aussi pratique soit-il, peut parfois manquer de patience, d’attention et de bienveillance.

Un article qui cherche à mieux comprendre pour mieux prévenir.

Et n’hésitez pas à laisser votre témoignage dans les commentaires, histoire de libérer aussi la parole et aider ceux qui sont susceptibles de tomber dans ce piège que l’on se fabrique presque toujours tout seul.

Remarque : Nous avons choisi de traduire systématiquement ci dessous « burnout » par « surmenage », même si le mot anglais commence à se diffuser chez les francophones et évoque mieux le processus d’aller au bout de ses forces en épuisant ponctuellement ou durablement toute son énergie.

Linus Torvalds et d’autres à propos du surmenage dans les communautés

Des développeurs open source parlent du stress des codeurs dans le monde de Linux.

Linus Torvalds and Others on Community Burnout

Bruce Byfield – 30 août 2011 – Datamation
(Traduction Framalang : Yonnel, Deadalnix, Mammig2, Martin, Raphaelh, Penguin)

Traînez autant de temps que vous le voudrez dans la communauté du libre et de l’open source, et vous ne manquerez pas de rencontrer des exemples de surmenage. Un collègue prend trop de choses à sa charge, et d’un coup il ne travaille plus, avec de moins bons résultats.

Il a du mal à se concentrer sur son travail. Il néglige sa vie privée. Face aux contestations, il est sur la défensive et devient étrangement agressif. Et pour finir il s’en va, pour souvent ne jamais revenir.

Le surmenage n’est pas l’apanage de la seule communauté linuxienne, bien entendu. Et pourtant ce problème semble toucher la communauté telle une épidémie, et ses membres semblent réticents à en parler en public.

Selon le « community manager » d’Ubuntu Jono Bacon et la journaliste et contributrice d’Ubuntu Amber Graner, qui donnent des conférences adaptées de « The Burnout Cycle » d’Herbert Freudenberger et Gail North, les gens les contactent par la suite en privé pour parler de leur propre expérience de surmenage.

Et de même, la contributrice au noyau Linux et co-fondatrice d’Ada Initiative, Valerie Aurora, se rappelle d’une discussion avec une douzaine de femmes activistes dans les nouvelles technologies, où elles ont découvert que toutes étaient soit en surmenage, soit en train de s’en remettre, soit l’avaient été.

Personne ne semble être à l’abri, pas même Linus Torvalds. Bien qu’il commence par dire « je n’ai jamais vraiment été victime de surmenage », il en vient ensuite à parler d’une situation qui a tout des premiers stades du surmenage :

« Nous avions de très grosses disputes vers 2002 (cf « Linus ne sait pas ce qu’il demande »), je posais des patches à droite et à gauche, et ça ne marchait pas vraiment. C’était pénible pour tout le monde, à commencer par moi.

Personne n’aime la critique, et il y avait beaucoup de descentes en flèche. Et comme ce n’était pas un problème strictement technique, on ne pouvait pas identifier un patch et dire « hé, regardez, ce patch améliore de 15 % la vitesse » ou autre chose du genre : il n’y avait donc pas de solution purement technique. À la fin, la solution était de meilleurs outils et une charge de travail mieux répartie ».

Quelle est la cause du surmenage, en particulier dans la communauté du libre ? Que faire pour l’éviter, à la fois individuellement et au niveau de la communauté ? Ces questions, de plus en plus de leaders du logiciel libre ont du mal à y répondre. Le surmenage commence seulement à être reconnu comme un problème sur lequel se pencher.

Les origines du surmenage

L’organisation dans le libre rend les membres de la communauté particulièrement exposés au stress. Selon Bacon, les contributeurs étant répartis autour de la planète et certains étant volontaires, chacun doit alors gérer lui-même sa charge de travail.

Mais lorsque quelqu’un peut travailler n’importe où sur un projet à n’importe quelle heure, fixer des limites devient alors ardu. Comme pour un jeu de simulation en temps réel, il n’y a pas de moment idéal pour arrêter. En réalité, à cause des réponses instantanées qui sont la norme sur Internet, certains peuvent s’agacer de ne pas voir les autres immédiatement disponibles.

Le stress peut augmenter car la première génération des membres de communautés sont maintenant largement d’âge mûr, et certains commencent à avoir des difficultés à travailler aux heures auxquelles ils étaient habitués, que ce soit dû à la fatigue ou aux obligations familiales.

D’autre part, selon Graner, certains membres de communautés ajoutent une couche à leur stress en prenant davantage de travail pour se prouver quelque chose à eux-mêmes. Elle observe, par exemple, que chez Ubuntu, ceux qui ne font pas de développement peuvent se sentir moins impliqués dans le projet que les développeurs, ou prennent davantage de responsabilités dans l’espoir que leurs sacrifices soient payants et qu’ils puissent accompagner les développeurs à l’Ubuntu Developer Summit.

« Ils pensent que s’ils n’en font pas toujours davantage et ne deviennent pas cette super personne de la communauté, alors les gens penseront qu’ils n’en font pas assez », affirme Graner.

Pourtant, comme le fait remarquer Torvalds, le surmenage n’est pas uniquement lié au stress. « Personnellement les grosses engueulades ponctuelles ont tendance à me plaire et à me gonfler à bloc », affirme-t-il. « Cela peut être stressant, mais ça peut être aussi revigorant, et je pense même que, sans ces éruptions occasionnelles, votre projet a tendance à s’endormir, ou alors c’est que vous n’y croyez plus assez. »

Cependant il ajoute: « mais le stress continuel peut aussi être vraiment usant. Pour moi, ça a toujours été plus ou moins un problème de gestion du flux de travail. Le stress vient du manque d’énergie suffisante (ou du nombre d’heures dans une journée) pour faire ce que je dois faire. C’est donc pour ça, au niveau du noyau Linux, que je pense que les gros moments de stress ont toujours tourné autour de problèmes d’organisation du flux de travail. »

Bacon perçoit le surmenage de manière similaire, en le définissant ainsi : « vous cumulez le stress des jours précédents, et cela augmente jusqu’à ce que vous ne puissiez plus le surmonter. »

À l’opposé, l’ancien leader de la communauté Fedora Paul Frields voit l’origine du surmenage dans les interactions dans un groupe :

« Les gens n’ont pas tous les mêmes attentes. Celle par exemple d’aspirer à ce que les autres membres de l’équipe aient le même degré d’implication que vous, sans tenir compte des capacités, du temps disponible ou des situations personnelles des autres. Ou peut également souhaiter, consciemment ou non, que tout le monde adore et adopte votre nouveau concept original et radical là, maintenant, tout de suite. Si ces attentes ne se concrétisent pas, et que vous continuez à ruminer longtemps là-dessus, il y a de très fortes chances pour que vous soyez bientôt en surmenage. »

Une autre source possible de surmenage pour les femmes en particulier est leur sous-représentation dans la communauté. Selon le projet, les femmes représentent en général de un à cinq pour cent de la communauté. Non seulement doivent-elles subir les remarques sexistes, les présentations pornographiques, voire une hostilité pure et simple, mais elles ont le sentiment de se retrouver tout de suite en situation de faire leurs preuves – tout autant par rapport aux femmes déjà présentes que par rapport à la majorité masculine.

« C’est un peu comme à l’armée », dit Graner, qui a participé à la première guerre du Golfe. « Vous devez en faire dix pour cent de plus que n’importe qui d’autre pour être perçue comme aussi bonne qu’eux. »

Pour celles qui essaient vraiment de changer cette culture, le stress est encore plus intense. « Il y a tout simplement trop peu de femmes dans l’open source pour assumer tout le travail à faire de ce côté-là », constate Aurora. « Un seul pour cent au sein d’une communauté et c’est déjà mathématiquement le surmenage assuré. Vous êtes en situation précaire, vous recevez plein de messages disant que vous n’êtes pas à votre place, Vos heures et vos heures de temps libre pour ce militantisme n’y changeront rien. Vous vous en voulez de ne pas faire du code, et d’avoir des doutes tout court. »

De plus il n’y souvent qu’une seule figure de proue du féminisme à la fois. « Vous devenez une cible de choix pour les critiques et les menaces », explique Aurora. « Vous en payez sacrément le prix. À chaque fois que quelqu’un devient la représentante de la cause des femmes dans l’open source, sa carrière en pâtit. »

Pour compliquer encore les choses, tous genres confondus, le surmenage est un mal difficile à diagnostiquer ou à admettre. « On distingue fort bien les symptômes chez les autres sans nous apercevoir que bien souvent c’est notre propre reflet que l’on regarde », dit Graner. « Et comme le mot surmenage a souvent une connotation péjorative cela ne pousse pas à la confidence. »

Un tel déni est surtout fréquent chez les leaders en surmenage, soit parce qu’ils se considèrent essentiels, soit parce qu’ils ont plus l’habitude de venir en aide plutôt que d’avoir besoin qu’on les aide eux-mêmes. Mais dans tous les cas ce déni ne fait qu’aggraver la situation en rendant les gens plus réticents à faire ce qu’il faut pour s’en sortir.

Traiter le surmenage

Torvalds suggère que, pour lui, la clef pour se remettre d’un surmenage est :

« d’apprendre à laisser aller les choses. Si l’on ne le fait pas pour l’ensemble du projet, il faut au moins ne plus essayer de le contrôler entièrement. Avec le noyau Linux, je pourrais être le mainteneur principal, mais je fais simplement confiance aux autres pour faire ce qu’il faut. Il y a toujours des parties du projet que je suis de très près, mais même pour celles-ci, je suis vraiment content quand des personnes à qui je fais confiance font le travail à ma place.

Sinon, abandonnez purement et simplement le projet. C’est ce que j’ai fait pour git (le logiciel de gestion de versions décentralisée) : ça me plaisait vraiment, mais il me semblait aussi ne pas pouvoir prétendre être le mainteneur à plein temps dont le projet avait besoin. Et j’ai vraiment été ravi de trouver un très bon mainteneur (Junio Hamano). Cela restait quelque part mon bébé, mais en même temps, le mieux pour git était que quelqu’un d’autre le gère ».

Bien sûr, comme l’ajoute Torvalds, « les gens semblent parfois avoir du mal à lâcher prise, moi y compris. »

Pour répondre à la résistance naturelle au lâcher prise, Frields suggère: « il vous faut la volonté de faire un examen de conscience, de vérifier votre équilibre et votre capacité à vous engager pleinement pour votre accomplissement. Et plus de la volonté, il vous faut réellement et en toute conscience prendre effectivement le temps de le faire. »

Bacon est encore plus précis. En partant de sa propre expérience de surmenage, qui s’est produite environ un an après avoir rejoint Canonical, il a beaucoup réfléchi à la façon d’organiser une vie équilibrée qui pourrait le rendre, lui et d’autres, plus résistants au surmenage.

Ne pas être célibataire est une des meilleures garanties contre le surmenage, selon Bacon, mais il fait remarquer que même les célibataires peuvent passer une soirée loin de la communauté et prendre du bon temps avec des amis. Il suggère également d’avoir d’autres activités (pour Bacon, c’est de faire de la musique avec son groupe Severed Fifth), de faire du sport régulièrement, de suivre un régime plus sain et moins calorique.

Dans ce régime, il préconise de réduire la dose de caféine, à laquelle de nombreux membres de la communauté sont littéralement accros ; Bacon lui-même décrit le sevrage de ses six canettes de Coca par nuit, avec tous les vomissements et les tremblements que cela a entraîné, comme « une des expériences les plus affreuses de ma vie », et fait figurer la restriction de caféine en haute place parmi les changements mis en place pour réduire les probabilités de surmenage.

Le surmenage peut aussi être régulé à l’intérieur de la communauté, en créant une culture commune qui rencontre l’adhésion de tous. Une culture où, selon les termes de Graner, « si vous n’êtes pas à cent pour cent, alors vous ne nous rendez pas service », et où l’on vous encourage à prendre régulièrement des pauses réparatrices et salvatrices.

Graner suggère également que le travail au sein du logiciel libre « doit être un effort collectif pour qu’aucune personne ne soit responsable de l’ensemble ». En se basant sur son expérience personnelle dans l’armée, elle conseille à chacun d’apprendre, ou tout du moins d’avoir de sérieuses notions, sur la fonction et le rôle des autres participants au projet. Une telle rotation a le mérite de réduire la tendance à se sentir indispensable, et propose une diversité qui peut aider à diminuer toute sensation de surmenage. Cela implique qu’en cas de surmenage d’une personne, les autres membres du projet puissent en reprendre les rênes et les responsabilités avec un minimum d’adaptation.

Graner suggère aussi que les rôles d’un projet soient clairement définis, ce qui arrive rarement dans un projet distribué qui compte un grand nombre de bénévoles. De cette façon, les personnes seront moins susceptibles de prendre de nouvelles responsabilités.

À ces suggestions, Aurora ajoute que le surmenage peut aussi être atténué par « des expressions personnalisées de soutien venant de différentes personnes – envoyer un email qui dit je pense que tu fais un très bon travail, et que tu as raison peut souvent faire la différence ». En fait, Aurora explique que « n’importe quelle forme de reconnaissance » peut aider :

« Cela paraît trivial, mais toute forme de surmenage vient en partie du sentiment que ce que vous faites est insignifiant et n’est pas apprécié à sa juste valeur. Je pense qu’Internet est malheureusement un lieu propice à vous donner l’impression que ce que vous faites n’est pas apprécié. Les personnes critiques, voire mesquines, sont apparemment plus enclines à envoyer des reproches que les gentilles à formuler des remerciements, et l’absence de visages humains ou d’intonations de voix rend les incompréhensions courantes ».

Aurora cite sa propre expérience de mise en place, dans le cadre de son travail, d’une politique anti-harcèlement lors des conférences, entreprise dans un moment de quasi-surmenage, et qui a été accueillie avec tellement d’emails d’encouragement qu’elle aurait pu « en pleurer de joie ». Ce soutien aura été une reconnaissance fondamentale à un moment crucial de sa vie.

Notons enfin le rôle important qu’ont les leaders de communautés pour améliorer les situations. Bacon suggère qu’un dirigeant ayant « un engagement quotidien au sein de sa communauté » est le mieux placé pour remarquer des signes de surmenage.

Bacon suggère également d’engager autour du surmenage une discussion franche et sincère, mais qui apporte également concrètement du soutien, quitte à proposer à certains de prendre un congé ou de réduire les responsabilités. Cette discussion devrait se faire en face à face si possible, au pire par téléphone, mais jamais par email ou chat, car le manque de signaux non-verbaux peut conduire à des incompréhensions, en particulier pour quelqu’un qui se sent déjà inadapté à son travail. Pendant cette conversation, le leader de la communauté doit bien faire comprendre qu’il n’est pas en train de réprimander, mais plutôt de donner impressions et suggestions dans l’intérêt de tous. Si nécessaire, on peut adoucir la perception de cette discussion en encourageant la personne à qui l’on parle à effectuer le même type d’intervention si le leader de communauté venait lui aussi à montrer des signes de surmenage.

Préparer le retour

Tout comme le surmenage n’a pas de cause unique, il n’y a pas de remède rapide, unique et miracle pour l’éviter ou le soigner. Cela signifie qu’il est difficile de prédire si les victimes du surmenage pourront surmonter leurs problèmes et revenir ou si elles vont simplement disparaître de la communauté. D’autant que l’on commence tout juste à accepter d’en parler explicitement et à étudier des stratégies de prévention.

En se rappellant son propre surmenage, Graner raconte : « mon surmenage n’est pas arrivé du jour au lendemain, pas plus que le retour. Il y a eu des moments où je me disais que si je ne revenais pas, si je ne reprenais pas toutes mes activités précédentes, j’aurais échoué. Mais personne ne le pensait sauf moi. J’étais la seule qui me faisait des reproches, à me mettre ainsi la pression. J’ai été obligée de me dire : « non, tu n’es pas en situation d’échec, au contraire tu es désormais plus responsable. »

La bonne nouvelle, c’est que ceux qui reviennent d’un surmenage ont souvent une conscience plus aiguë de ce qui s’est mal passé, et éviteront plus facilement un nouveau surmenage. « Une fois que vous avez subi un surmenage total, vous êtes mieux à même de prévenir le prochain et modifier avant votre comportement en conséquence », explique Graner. Une telle prise de conscience représente sûrement l’une des armes les plus efficaces contre le surmenage, car ces personnes reviennent mettre en pratique et témoigner de ce qu’elles ont appris de cette difficile expérience.

Notes

[1] Crédit photo : Perry McKenna (Creative Commons By)




Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Bonjour tout le monde,

Ceux et celles pour qui ces chroniques Librologiques sont d’une lecture un peu aride (c’est également mon cas, le croiriez-vous), seront peut-être rassurés de savoir que l’épisode d’aujourd’hui termine (provisoirement) l’approche quelque peu théorique entamée avec l’épisode 3, intitulé La Revanche des… Ah non, attendez que je m’y retrouve — j’y suis : User-generated multitude, c’est cela.

Dans l’épisode d’aujourd’hui, donc, je vous propose de revenir sur les pratiques culturelles sous licences Libres, leur utilité et l’adéquation ou non de celles-ci (les licences Libres) pour celles-là (les pratiques culturelles, faut suivre aussi)[1]. Plus que jamais, les commentaires sont là pour recueillir vos réactions, réflexions, témoignages et — ô surprise — vos commentaires.

Bonne lecture !

Valentin Villenave

Librologie 6 : À quoi rêvent les moutons électriques

Peut-on appliquer les licences Libres aux œuvres de l’esprit ?

(C’est-à-dire, étendre les modèles de licences alternatives, autorisant la libre diffusion voire la modification des œuvres, au-delà des seuls logiciels Libres ?)

C’est une question récurrente sur les forums et listes électroniques Libristes.

Une question que l’on n’amène en général pas frontalement, mais que l’on va glisser au détour d’une phrase — on la trouvera d’ordinaire introduite par des marqueurs tels que « je ne suis pas sûr que », « reste à savoir si », « il ne me semble pas évident », etc. — quand on n’entre pas directement dans l’attaque peu subtile « vous voulez obliger les artistes à publier sous licences Libres (et donc, à crever de faim) ? C’est du stalinisme pur ! ».

Une question sur laquelle, naturellement, chacun a peu ou prou son opinion pré-établie. Nul besoin d’argumenter, de réfléchir ou de démontrer.

C’est que cette question n’en est, évidemment, pas vraiment une.

C’est un troll.

Paul Scott - CC by-sa

J’ai déjà tenté ailleurs — longuement — de me pencher sur cette question, dans l’espoir de tordre le coup définitivement à ce serpent de mer trolloïde du milieu Libre. Cependant il me semble intéressant de prendre le temps de critiquer le point de vue selon lequel les licences Libres ne devraient convenir qu’aux programmes informatiques, et notamment d’examiner quels idéologèmes le sous-tendent. En effet, Libriste ou non, nul n’est à l’abri de ses propres préjugés, au premier rang desquels cette mythologie déjà évoquée qui consiste à voir en l’œuvre d’art un objet échappant aux contingences ordinaires, et en l’artiste-créateur (pour peu qu’il soit professionnel, bien sûr) un être en marge des exigences sociales.

D’un point de vue légal et pratique, pourtant, bien peu de choses distinguent un programme informatique de tout autre contenu immatériel : un logiciel est une œuvre de l’esprit soumise à la « Propriété Littéraire et Artistique » — encore une distinction arbitraire, au demeurant, qu’il conviendrait de mettre en question. Et un nombre croissant d’artistes s’expriment d’ailleurs au moyen d’outils informatiques qui les amènent parfois à créer de véritables « programmes », au sens strict. (Des pratiques artistiques sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir.)

Pourquoi, dès lors, séparer arbitrairement ces œuvres de l’esprit en, d’un côté, l’art, de l’autre les logiciels ? Certes, il peut arriver que les « œuvres d’art » posent des contraintes inédites aux licences, et nécessitent quelques adaptations juridiques (c’est le propos des licences Creative Commons, dont j’ai parlé ailleurs, et de la licence Art Libre qui, nous le verrons plus bas, est timidement recommandée par le projet GNU). Mais le principe de base reste le même, et il a été établi que les libertés garanties à l’utilisateur de logiciels peuvent se transposer aisément à l’amateur d’art.

Ce qui sous-tend en fait cette dichotomie arbitraire, c’est le « bon sens » ordinaire par lequel tout un chacun délimite sa conception de l’art. Les bouleversements artistiques du XXe siècle semblent avoir quelque peu mis à mal les critères traditionnels d’appréciation du public : peut-on encore dire que « l’art, c’est ce qui plaît » après Picasso ? Que « l’art, c’est ce qui est original » après l’urinoir de Duchamp ou les boîtes de soupe de Warhol ? Peut-on encore définir l’art par la « légitimité » sociale de son auteur, après le Coucher de soleil sur l’Adriatique peint par l’âne Lolo (sic) ?

Boronali - Coucher de Soleil sur l'Adriatique - Wikimedia Commons CC by-sa

Reste un critère auquel se raccrocher (voire se cramponner, d’autant plus fermement que tous les autres sont en déroute) : celui de l’utilité. Une œuvre d’art, nous dit le bon sens ordinaire, n’est pas quelque chose dont on se sert pour accomplir telle ou telle tâche. Cette position est également celle de la Loi, qui depuis deux ou trois siècles oppose à l’Art (absolu) les « arts utiles », c’est-à-dire inventions et méthodes de fabrication. Il sera donc communément admis que l’art « noble », digne de respect, se doit d’être inutile : méprisons donc de bon cœur les fanfares ou la musique militaire (fusse-t-elle de Schubert), et les berceuses que l’on chante aux enfants.

Mais cette fois, c’est le reste de la vie qui revient en contrebalance : parmi tous les objets dont nous faisons « usage », combien sont, de facto, indispensables ou simplement, objectivement utiles ? Une large part des logiciels installés sur nos ordinateurs, par exemple, ne sont ni strictement nécessaires ni même utiles (jusqu’à l’absolument inutile). Ainsi, les jeux vidéo sont apparus exactement en même temps que les ordinateurs. Sans même aller jusque là, n’importe quelle interface moderne comporte une majorité d’éléments qui n’ont pour seule raison d’être, que de plaire. Si les logiciels servent à se divertir, et le design à plaire, il n’y a alors plus aucune raison pour considérer l’informatique différemment de, par exemple, la musique : de même que le comte Kayserling commanda à Bach des variations pour clavecin afin de l’aider à dormir la nuit, le citoyen moderne se laissera bercer par les moutons électroniques de son économiseur d’écran.

C’est donc dire, d’une part, que le critère d’« utilité » n’est pas un commutateur binaire, mais plutôt un axe linéaire sur lequel existent une infinité de degrés, et d’autre part que, quand bien même l’on tracerait une barrière nette, l’on serait surpris de voir que ce qui « tombe » d’un côté ou de l’autre n’est pas nécessairement ce à quoi l’on s’attendrait. J’irai même jusqu’à affirmer que le geste du programmeur n’est ni moins technique, ni moins intrinsèquement chargé d’expressivité, ni moins ontologiquement digne d’admiration ou de terreur, que celui de l’« artiste » ; la seule distinction de l’artiste (au sens bourdieusien du terme) est d’ordre social, et nous avons vu combien cette quantification est illusoire.

De même, l’opinion « naturelle » qui consiste à voir en l’Œuvre d’Art un objet achevé, signé et sacré, là où l’objet utilitaire (et tout particulièrement le programme informatique) est un objet transitoire, temporaire, criblé de défauts et dont on s’empressera de se débarrasser pour en obtenir une nouvelle version, plus récente, plus aboutie, en attendant encore la prochaine, cette vision disais-je, est éminemment liée à notre contexte historique : en-dehors de notre société occidentale de ces cinq ou six derniers siècles, les pratiques culturelles et rituelles ne sont pas nécessairement distinctes, et il est bien rare pour un « auteur » d’éprouver le besoin de signer individuellement son œuvre ; en retour, dans notre monde post-industriel (ou pleinement industriel, si l’on suit Bernard Stiegler) où l’artisan n’est plus qu’un souvenir, il est communément admis que tout objet utilitaire est le fruit du travail indistinct d’une légion d’ingénieur anonymes, et l’on se souciera bien peu de savoir si le logiciel que l’on utilise a un ou plusieurs auteurs. Si l’informatique a tout de même produit des noms célèbres, c’est avant tout par ce processus de « mythification » qu’est le star-system : Bill Gates ou Steve Jobs fascinent davantage pour leur success-story que pour leur travail technique, et de son côté le mouvement Libre cherche en ses grands informaticiens des héros (Linus Torvalds) ou, si l’on peut dire, des hérauts (Richard Stallman ou Sir Tim Berners-Lee) — ce que je décrivais précédemment sous le terme de « culte ».

Unicité de l’auteur, singularité sociale de l’artiste, intégrité de l’œuvre : autant de notions historiquement datées — et qui, même d’un point de vue historique, s’avèrent bien illusoires : aussi loin que nous puissions regarder, les artistes ont toujours dû s’adapter aux goûts du public, aux contraintes économiques ou politiques, et partager avec leur contemporains la paternité de leur travail. J’ai déjà eu l’occasion d’aborder l’exemple des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, qui, s’ils signaient certainement leurs œuvres, ne se privaient pas d’emprunter ici et là — quand ce n’était pas les interprètes eux-même qui ré-arrangeaient ou faisaient réécrire certains passages ! J’ai également tenté d’expliquer que les musiciens d’antan que nous révérons aujourd’hui comme des génies intemporels, n’avaient probablement pas de préoccupations d’une autre hauteur que les faiseurs-de-culture d’aujourd’hui. Depuis plus d’un siècle, le cinéma nous rappelle de façon éclatante combien l’élaboration d’une œuvre est une production, ici au sens industriel du terme — au point que même Fox News en vient à s’alarmer de la prolifération des franchises et autres remakes : nous attendons le prochain James Bond comme la prochaine version de tel jeux vidéo ou système d’exploitation, en espérant qu’il sera encore plus plaisant et nous en donnera davantage pour notre argent. C’est ignorer que trois siècles plus tôt, le public britannique de Händel attendait probablement de la même façon son prochain oratorio !

Signe ultime de cette industrialisation de la culture, que nous avons déjà présenté : les mêmes industriels qui érigent les « créateurs » en figures sacrées, s’empressent dans un même mouvement de réduire leur production à sa simple quantification marchande sour le terme « contenu », qui peut désigner indifféremment des films, des pistes musicales ou des images, en un mot, tout ce que l’on nous peut vendre, littéralement, au poids.

Mouton Mouton - Art Libre

Il y a quelque chose de paradoxal à constater que, même parmi les Libristes les plus endurcis, ceux-là même qui encouragent les informaticiens et chercheurs à publier sous licences Libres le fruit de leur travail, n’ont pas la même attente (voire exigence) de la part des auteurs et artistes. Sur le site gnu.org déjà mentionné, Richard Stallman lui-même indique :

Nous n’adoptons pas le point de vue que les œuvres d’art ou de divertissement doivent être Libres ; cependant si vous souhaitez en libérer une nous recommandons la Licence Art Libre.

Une autre page reprend même à son compte le critère d’utilité que j’évoquais plus haut :

Les œuvres qui expriment l’opinion de quelqu’un — mémoires, chroniques et ainsi de suite — ont une raison d’être fondamentalement différente des œuvres d’utilité pratique telles que les logiciels ou la documentation. Pour cette raison, nous leur demandons des autorisations différentes, qui se limitent à l’autorisation de copier et distribuer l’œuvre telle-quelle.

La licence Creative Commons Attribution-Pas d’œuvres dérivées est utilisée pour les publications de la Free Software Foundation. Nous la recommandons tout particulièrement pour les enregistrements audio et/ou vidéo d’œuvres d’opinion.

Nous avons pourtant vu que Stallman a très tôt compris l’importance potentielle des licences Libres au-delà du code informatique, et se plaît à définir le mouvement Libre comme un mouvement social, politique ou philosophique ; cette soudaine timidité lorsqu’il s’agit de l’art n’en est que plus surprenante — et n’a pas manqué d’être pourfendue par ceux et celles qui aspirent à un mouvement Libre digne de ce nom dans les domaines culturelles.

L’hypothèse que je pourrais formuler, est que rms n’est tout simplement pas intéressé par l’art. La culture « de divertissement » l’intéresse probablement, ainsi que la littérature qu’il nomme « d’opinion » ; cependant, difficile de se défaire de l’impression que ces formes intellectuelles dépourvues « d’utilité pratique » lui semblent, somme toute, subalternes. Si rms a — quoique tardivement — pris conscience des dangers que pose à la démocratie la répression de la libre circulation des œuvres, le point de vue des artistes eux-même lui demeure clairement étranger.

Peut-être est-ce là le plus grand échec du mouvement Libre : de n’avoir pas, de lui-même, dépassé plus tôt les frontières de l’informatique et de cette absurde notion d’utilité. Comme me l’exposait tout récemment Mike Linksvayer lui-même, il est presque honteux qu’aient dû se développer, avec quinze ans de retard, des licences spécialement pensées pour l’art et la culture, au lieu d’une simple évolution de licences logicielles telles que la licence GPL. Ce décalage d’une ou deux décennies vis-à-vis de l’informatique Libre est, encore aujourd’hui, un des (nombreux) handicaps dont souffre le monde culturel Libre.

Paul Downey - CC by

Le milieu des licences Libres est donc encore largement déconnecté des milieux artistiques. Les Libristes eux-mêmes sont en général nettement plus familiers de l’informatique que des pratiques culturelles (particulièrement « classiques », j’y reviens plus bas) ; leurs modes de consommation culturelle sont plus tournés vers la culture de masse — où l’on ignore notoirement toute possibilité de licences alternatives — que vers la création artistique ou la culture classique. Ceux-là même qui veillent à n’installer sur leurs ordinateurs que des logiciels Libres (à quelques éventuels compromis près), sont à même de faire une consommation immodérée de « contenus » propriétaires — la culture geek étant d’ailleurs presque entièrement construite sur un patrimoine non-libre : Le Seigneur des anneaux, Star Trek, La Guerre des étoiles, Le Guide du routard galactique

Pour certains, il y a là une évidence décomplexée : de toute façon, les œuvres d’art n’ont pas à être sous licences Libres, ce n’est pas fait pour cela. Pour d’autres au contraire, c’est un état de fait presque honteux : l’on ne demanderait pas mieux que de pouvoir n’écouter que de la « musique libre », par exemple, mais les œuvres existantes sont tellement peu connues / difficiles d’accès / introuvables / pauvres… Reproches d’ailleurs partiellement mérités (nous y reviendrons) — et qui auraient aussi bien pu, au demeurant, être adressés aux logiciels Libres eux-même il y a une quinzaine d’années.

Peut-être est-ce, au moins en partie, pour expier cette mauvaise conscience que ce même public Libriste se rue sur quelques œuvres ou sites web culturels publiés sous licences alternatives : les films (au demeurant admirables) de la fondation Blender, les dessins de Nina Paley ou encore le site Jamendo (sujets sur lequels nous reviendrons prochainement)… Cependant que d’autres fonds Librement disponibles, nettement plus fournis, restent largement ignorés : je veux parler du patrimoine écrit, notamment dans le domaine public. Nous évoquions récemment le projet Gutenberg, auquel il faudrait ajouter, dans le domaine des livres, Wikisource ou même Gallica, mais également le domaine des partitions musicales (IMSLP.org, mutopiaproject.org, cpdl.org), ou celui des films en noir et blanc (archive.org)… autant de formes culturelles qui ne font pas recette auprès du public Libriste dans son écrasante majorité (lequel public se montre d’ailleurs souvent peu concerné par la défense du domaine public en général).

Si les Libristes sont principalement tournés vers les cultures « de consommation », la grande majorité des artistes et auteurs, inversement, ne connaît guère d’autre modèle que le droit « d’auteur » traditionnel, avec l’inféodation qu’il comporte à tout un système d’intermédiaires (éditeurs, distributeurs, sociétés de gestion de droits) dont il est presque impossible de sortir, et qui empêche même d’envisager l’existence d’alternatives quelles qu’elles soient. J’ai moi-même eu l’occasion d’évoquer la sensation d’apatride que peut avoir un musicien dans le milieu Libre, et un Libriste dans le milieu musical.

Il n’en faut saluer que davantage la bonne volonté de tous ceux qui, de part et d’autre, s’emploient à lancer des ponts, même de façon parfois maladroite ou mûs par la « mauvaise conscience » que j’évoquais plus haut. La devise du Framablog exprime à merveille ce point de vue :

mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manqués de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code.

On ne peut donc que souhaiter que le public Libriste, d’une part, mette progressivement en question ses propres modes de consommation culturelle, et d’autre part, sache s’abstraire de cette idéologie rampante qui consiste, en célébrant la « sublime inutilité » de l’art, à mettre les artistes hors du monde, dans une case clairement délimitée et quantifiable, et s’assurer qu’ils y restent. La figure sacralisée de l’artiste-créateur (tout comme celle du « professionnel », autant de termes que j’ai déjà démontés) que brandissent les industriels de la culture en toute hypocrisie, ne sert qu’à masquer cette démarche de marginalisation des artistes, de ringardisation organisée de la culture savante, et en dernière analyse, d’une certaine forme de mépris.

Une pensée Libriste digne de ce nom, au contraire, me semble devoir accepter l’idée qu’une œuvre d’art — utile ou non ! — puisse être, tout comme un programme informatique, partagée, retravaillée, voire détournée sous certaines conditions. Le rôle du mouvement Libre est pour moi de remettre l’art en mouvement, et l’auteur à sa place : celle d’un citoyen parmi d’autres, venant à une époque parmi d’autres.