De quelques causes réelles de l’effondrement des Majors

Hryck - CC byVoici un article d’Ars Technica qui parle d’un livre qui n’a que peu de chances d’être traduit.

Il nous a semblé pourtant intéressant de vous le proposer ici en ces temps d’Hadopi dans la mesure où la thèse est d’expliquer que la crise de l’industrie musicale cherche ses causes bien en amont du problème du « piratage » et du P2P.

N’oublions pas en effet par exemple que lorsque nous sommes passés du vinyl au CD, les prix ont plus ou moins doublé[1] alors que la part réservée aux artistes n’a elle pas bougé !

Edit : Cet article a été reproduit dans le journal Vendredi du 15 mai 2009 (image scannée).

Crever le p***** d’abcès : comment le numérique a tué la musique à gros sous

"Lancing the f***ing boil": how digital killed Big Music

Nate Anderson – 24 mars 2009 – Ars Technica
(Traduction Framalang : Olivier et Don Rico)

Dans son livre Appetite for Self-Destruction: The Spectacular Crash of the Record Industry in the Digital Age (NdT : Envie d’auto-destruction : la chute spectaculaire de l’industrie du disque à l’ère du numérique), Steve Knopper se penche sur le music business. Ars se plonge dans le livre, qui affirme que l’effondrement des majors n’est pas (essentiellement) dû au P2P.

Contrairement aux idées reçues, même les grands pontes du music business ont le sens de l’humour, comme cela transparaît souvent dans le nouveau livre de Steve Knopper, Appetite for Self-Destruction: The Spectacular Crash of the Record Industry in the Digital Age. Dans l’histoire que raconte Knopper, la cause du déclin des maisons de disques n’est pas seulement la technologie ou les programmes de partage ; c’est surtout une question de personnalités, et son livre regorge d’anecdotes dépeignant les dirigeants des majors.

En voici une que l’on trouve vers la fin du livre :

La tension autour du SDMI atteignit un pic à la fin août, à la Villa Castelletti, un somptueux hôtel dans un vignoble vallonné à une trentaine de kilomètres de Florence. Tous les cadres étaient réunis dans une cour de la villa, au loin, on entendait de temps à autre des coups de fusil destinés à éloigner les oiseaux des vignes. La réunion suivait son cours et Al Smith (Vice-président de Sony Music), comme à son habitude, était en rogne, en désaccord avec une proposition du président de session, Talal Shamoon. Finalement, Smith quitta la réunion. À peine trois secondes plus tard, un énorme Pan ! retentit. Les membres de la SDMI se regardèrent fébrilement. Shamoon dit alors du tac au tac : « Je crois qu’une place vient de se libérer chez Sony Music ».

C’est amusant, mais aussi assez navrant – pas à cause des oiseaux et des fusils, mais parce que cette réunion se tenait dans le cadre de l’extrêmement coûteuse Secure Digital Music Initiative, que les majors ont initiée en 1998 pour coller des DRM sur la musique. Ces grandes réunions se sont tenues partout dans le monde (dans des lieux comme la Villa Castelletti qui sont loin… d’être donnés) pour finalement accoucher d’un procédé de tatouage numérique soi-disant "inviolable". Le groupe a alors lancé un concours et invité des équipes à cracker SDMI ; le professeur d’informatique Ed Felten a rapidement mis à mal quatre procédés de tatouage numérique différents. La SDMI la ensuite menacé pour le dissuader de rendre ses résultats publiques, le professeur a alors riposté en les attaquant en justice, et pour finir toute l’affaire a été finalement abandonnée. Tout comme la SDMI.

Si l’industrie du disque avait abordé la musique numérique comme elle a abordé le CD, sans cette obsession pour les protections anti-copies, en acceptant un nouveau format et en amassant de l’argent à la pelle, elle se porterait peut-être encore pour le mieux. Mais l’industrie en a décidé autrement, et, comme le raconte Knopper, elle en a payé le prix.

Bienvenue dans la jungle

L’industrie du disque n’est pas une industrie comme les autres et ne l’a jamais été. Prenons par exemple, juste pour illustrer, une anecdote à propos du label Casablanca dans les années 70 :

Danny Davis, le gars qui s’occupait de la promo, se souvient d’une fameuse discussion téléphonique avec un programmeur radio pendant qu’un collègue, muni d’un club de golf, détruisait tout sur son bureau avant d’y mettre le feu, et ce n’était pas une hallucination due aux drogues.

« On pouvait s’attendre à tout, chez Casablanca », raconte Bill Aucoin, qui était alors manager du groupe de rock le plus connu chez Casablanca, KISS. « Nos premiers bureaux étaient en fait une maison avec un cabanon à côté de la piscine. Dans ce cabanon, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, que vous fussiez promoteur de disque ou DJ, vous pouviez vous envoyer en l’air quand vous le vouliez. »

L’industrie a appris à frapper des hits (et donc de l’argent) dans les années 60 et 70, mais c’est le CD qui a fait des maisons de disque les monstres que l’on connait. Knopper consacre la moitié de son livre à expliquer le boom du CD, et n’évoque Napster qu’au bout de 113 pages. C’est parce que, de son point de vue, on ne peut comprendre la chute des labels à l’ère de la distribution numérique qu’en étudiant le précédent changement de format majeur et les énormes profits qu’il a apportés à l’industrie.

Si vous avez suivi Battlestar Galactica récemment, ou si vous lisez Nietzsche, vous connaissez les théories traitant de la nature cyclique de l’Histoire, et c’est sous cet angle que Knopper présente son histoire. À l’arrivée du CD, nombreux furent les dirigeants des maisons de disque à le détester. L’un d’entre eux raconte, même maintenant : « Je pensais que (les ingénieurs qui l’avait produit) aurait pu trouver un moyen d’éviter le piratage ».

Mais avec du recul, ces petits disques de plastique ont été une véritable mine d’or. Les gens ont adoré ce nouveau format, et nombreux furent ceux qui rachetèrent toute leur collection en CD, et les prix de la musique enregistrée grimpèrent en flèche. Comment l’industrie a-t-elle répondu à cette aubaine ? En entubant les artistes.

Knopper raconte comment les labels ont écrit de nouveaux contrats pour ce nouveau format, des contrats où figuraient des « réductions d’emballage » et des « indemnités de marchandise gratuite » plus élevées. En plus de ces déductions, les taux de royalties touchés par les artistes ont été réduits. « Après que les labels ont inventé ces nouvelles déductions », ajoute Knopper, « l’artiste moyen touchait 81 cents par disque. À l’époque des vinyles, les artistes touchaient un peu plus de 75 cents par disque. Donc les labels vendaient les CD huit dollars plus cher que les vinyles, mais les artistes ne gagnaient que six cents de plus par album. »

Ces pratiques ont alimenté un boom du CD qui a duré de 1984 à 2000, date à laquelle le sol a commencé à se dérober sous les pieds de l’industrie. Après deux décennies de musique à prix d’or, et d’investissement minimum pour des singles de bas-étage, les labels se sont engraissés en pondant à la chaîne des albums ne contenant que deux tubes. Les autres chansons pouvaient être médiocre, mais les fans qui cherchaient un tube particulier achetaient l’album quoiqu’il arrive (j’en veux pour exemple le fait que j’ai un jour eu en ma possession un exemplaire de l’album Tubthumper de Chumbawamba).

Le succès de Napster a bien montré à l’industrie du disque que le nouveau format majeur était arrivé. Avec tout le blé qu’ils s’étaient fait lors du précédent changement de format, on aurait pu croire que l’industrie serait enchantée de voir débarquer un nouveau système à même de faire consommer plus de musique à plus de fans encore plus vite. Leur priorité numéro 1 aurait dû être de faire de la musique numérique leur nouveau CD, mais ça ne s’est pas passé comme ça. L’industrie a simplement souhaité la mort du numérique.

Une spirale infernale

Le nombre d’interviews que Knopper a réalisées pour le livre est impressionnant ; elles lui permettent de mettre à nu les personnalités qui se cachent derrière l’industrie du disque. Par conséquent, il a aussi à sa disposition de nombreuses anecdotes aussi obscures qu’instructives, comme celle du dirigrant de Liquid Audio (vous vous souvenez de ça ?), Gerry Kearby. Kearby voulait créer l’anti-Napster, un distributeur de musique en ligne légal, qui utiliserait donc des DRM. Mais au moment de négocier avec les labels, personne n’a vraiment voulu s’engager.

Kearby raconte à Knopper l’instant où il a compris que ça ne marcherait jamais. « Un jour, dans un moment de pure sincérité, (un représentant de Sony) m’a dit, « Écoute Kearby, mon rôle, c’est de te couler. Nous ne voulons pas que tu réussisses, à aucun prix. » Certains étaient plus curieux que les autres, pas de doute là-dessus. Mais, au fond, on aurait dit des vendeurs de carrosses cherchant à repousser l’avènement de la voiture aussi longtemps que possible. »

Un des défauts de ce livre, c’est que cette triste histoire d’incompétence numérique est déjà largement connue. Appetite for Self-Destruction n’apporte rien de nouveau pour ceux qui suivent les sites comme Ars Technica. En voici un résumé : après l’affaire Napster, les labels ont commencé à faire joujou en traînant les pieds avec leurs propres services tout pourris (si je vous dis PressPlay ?) mais ne se sont jamais sérieusement mis à la distribution numérique. Il a fallu que Steve Jobs et l’iPod propulsent Apple aux commandes, une position qui leur a permis de lancer l’iTunes Music Store avec le contenu des maisons de disques et d’offrir les chansons pour 1$. Les DRM, que les labels ont imposés, ont assis la position de leader d’Apple sur le marché de la musique aux USA (ils refusaient de mettre leur système Fairplay sous licence, et l’iPod était le lecteur le plus vendu). Les labels n’ont compris que tardivement ce qui s’était passé, après quoi ils ont tenté de mettre des bâtons dans les roues d’Apple en permettant à des magasins comme Amazon de vendre de la musique sans DRM. Il parle aussi un peu de Kazaa, du fiasco que fut le rootkit de Sony BMG, et de la futilité de la campagne de poursuite lancée par la RIAA.

Mais pour l’essentiel des ces informations, on les trouve ailleurs, et pas seulement sous forme d’articles sur les différents blogs ou sites d’information qui ont couvert les évènements. Des auteurs comme Steven Levy dans le livre The Perfect Thing (iPod) ou Joseph Menn dans All the Rave (Napster) abordent les mêmes sujets, mais de manière bien plus détaillée.

Mais même si Appetite for Self-Destruction ne nous sert essentiellement que du réchauffé, ce qui le différencie, c’est l’accent qu’il met sur les personnes, un aspect trop souvent ignoré par les articles techniques. Après lecture, vous n’éprouverez certainement aucune compassion pour les maisons de disque, mais vous comprendrez mieux les grands pontes qui tiraient les ficelles, et les choix qu’ils ont fait à la lumière de leur propre histoire dans l’industrie de la musique.

Knopper réussit aussi très bien à établir un parallèle entre l’épisode Napster/iTunes/P2P et les grandes années du CD (même s’il en résulte un chapitre long et parfois fastidieux sur les boys band qui semble secondaire par rapport au sujet traité). C’est délibéré, et il le fait pour étayer sa propre thèse comme quoi la majorité des problèmes que rencontrent les maisons de disques avec la musique dématérialisée prennent leurs racines dans ces deux décennies passées à s’engraisser sur les ventes de CD. Ils n’étaient tout simplement pas prêts ou pas désireux de s’adapter à un nouveau monde où la musique s’achète à la carte et où les morceaux sont moins chers.

Knopper cite Robert Pittman, co-fondateur de MTV. « Voler de la musique, ce n’est pas tuer la musique », d’après Pittman. « Quand je discute avec les gens de l’industrie de la musique, ils admettent pour la plupart que le problème est surtout qu’ils vendent des chansons et plus des albums. Le calcul est vite fait. »

« Je me suis rendu compte que dans le milieu, nous étions tous à côté de la plaque », confiait Barney Wragg, cadre chez Universal après avoir quitté le label en 2005 (Wragg est entré l’année suivante chez EMI comme responsable de la musique numérique).

Et James Mercer, chanteur du groupe indépendant the Shins, y va encore plus franchement. « Vous voyez tous ces articles à propos de la débacle de l’industrie du disque », dit-il. « Quand on se penche sur toutes les erreurs commises, c’est un peu comme crever ce putain d’abcès et le désinfecter. Merde, c’est vraiment pas une catastrophe pour les groupes. »

Le piquant de ces citations et l’énorme travail d’interview réalisé font de Appetite for Self-Destruction une lecture passionnante. Pas grand chose de neuf pour les inconditionnels de technologie ou les fanas de droit, mais il résume bien quarante ans de personnalités et d’histoire de l’industrie de la musique pour qui veut comprendre comment l’industrie en est arrivée là.

Notes

[1] Crédit photo : Hryck (Creative Commons By)




Espérons que cela reste absurde !

Quand une bande de joyeux drilles (de chez LoadingReadyRun) s’amusent à plonger les fameux Contrats de Licence Utilisateur Final (CLUF) dans la vrai vie, cela donne cette savoureuse petite vidéo que nous n’avons pu nous empêcher de sous-titrer.

On pense à Facebook bien sûr, et derrière lui tout le web 2.0, mais on pense également aux licences de logiciels propriétaires que nous signons le plus souvent les yeux fermés.

Nous sommes en 2009. Orwell et Ionesco nous ont quittés depuis longtemps…

—> La vidéo au format webm

À propos d’Orwell et de pastiche, j’imagine que vous avez déjà vu cet extrait viral du film Brazil de Terry Gilliam, revu et corrigé par la Quadrature du Net.

Si tel n’était pas le cas, le voici :

La vidéo au format webm.




Conte cruel de la jeunesse ou le copyright expliqué par une fille

Winter Wonderland est un peu aux USA l’équivalent de notre Petit Papa Noël de Tino Rossi, un standard de la chanson populaire qui s’en revient à chaque fois que tombent les premières neiges, et ce depuis 1934, date de sa création par Felix Bernard et Richard B. Smith.

Comme des milliers d’autres teenagers de sa génération, qui aiment la musique, en jouent et s’amusent à échanger leurs expériences sur YouTube, Juliet Waybret, 15 ans, avait téléchargé une vidéo où elle proposait sa propre interprétation de Winter Wonderland au piano.

Vous ne verrez pas cette vidéo.

Elle a en effet été supprimée par YouTube suite à une plainte des ayant-droits, en l’occurrence Warner Bros.

La distance qui nous sépare de la genèse de l’oeuvre (plus de soixante-dix ans !) associée à la notion toute américaine du Fair Use, auraient pu laisser croire que cette innocente et inoffensive reprise demeurât en ligne. Mais non, c’était sans compter sur l’implacable logique juridique et financière des Majors.

Du coup c’est une Juliet Waybret plus que désappointée qui nous relate rapidement sa mésaventure dans une autre vidéo YouTube[1] sous-titrée ci-dessous par nos soins.

Quelles leçons, elle et ses visiteurs, vont-ils en tirer ? Que peuvent-ils bien penser de ces adultes incapables de faire la distinction entre un remix créatif et une atteinte aux droits d’auteur ? L’incompréhension est grande et la rupture n’est pas loin[2].

Une anecdote à valeur de symbole que nous ferions bien de méditer au moment même où la loi « Création et Internet » est en passe d’être adoptée en France…

—> La vidéo au format webm

Notes

[1] Voici le lien vers la vidéo pointée par Juliet Waybret dans sa propre vidéo.

[2] Sur cette « affaire », on pourra également lire Contenus effacés sur YouTube, l’EFF prépare une riposte juridique sur ReadWriteWeb France.




Faute de pirates, le livre électronique restera-t-il à quai ?

Curiouslee - CC byL’iPod d’Apple est un indéniable et spectaculaire succès. Dans quelle mesure le « piratage » de la musique y aura-t-il contribué ?

La question reste ouverte, mais ce qui est sûr c’est que lorsqu’il m’arrive, en professeur curieux, de demander naïvement à mes élèves si ils ont bien acheté tous les morceaux musique qui se trouvent dans leur iPod personnel, ils me regardent généralement d’un air incrédule qui me donne instantanément un petit coup de vieux !

Un tel succès se répétera-t-il demain avec le Kindle d’Amazon qui se rêve déjà en « iPod du livre » ?

Peu probable en l’état, nous dit Bobbie Johnson dans un article du Guardian traduit ci-dessous, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a justement pas pour le moment de… « piratage » massif de livres électroniques propre à bousculer et faire évoluer le monde de l’édition[1].

Pourquoi les livres électroniques ne s’imposent-ils pas ? On ne les pirate pas assez.

Why aren’t ebooks taking off? Not enough pirates

Bobbie Johnson – 9 février 2009 – Guardian.co.uk (Blog Technology)
(Traduction Framalang : Don Rico)

Le Kindle d’Amazon veut faire exploser le marché du livre électronique, mais le plus gros frein à son succès pourrait être le manque de téléchargements illégaux.

On compare souvent l’industrie de la musique et l’édition. Le Kindle d’Amazon, nous dit-on, pourrait être le « iPod du livre ». Tout le monde meurt d’envie de connaître le succès fulgurant qu’à rencontré iTunes, et chacun redoute les dégâts que les supports numériques pourraient infliger à une industrie des médias à la traîne et retranchée sur ses positions.

Chacun observe le mécanisme qu’on a vu se produire pour la musique et la vidéo – un médium ancien, transformé en profondeur par la technologie –, et attend qu’il s’applique au livre. Mais les chances que ce phénomène se produise dans un futur proche sont extrêmement minces. Pourquoi ? C’est très simple.

Si les acteurs de l’industrie du disque ont eu l’idée de proposer de la musique au téléchargement, ce n’est pas parce qu’ils ont eu un coup de génie visionnaire, ni même parce qu’Apple leur a forcé la main en mettant en place un écosystème astucieux autour de l’iPod (l’iTunes Store n’a été ouvert qu’en 2003). Non, la véritable raison, c’est que les clients avaient choisi de pirater la musique.

Pour l’exprimer de façon moins triviale, la technologie ne force pas l’industrie du livre à affronter un changement radical dans les pratiques de consommation, car ce scénario ne se produit pas. Les clients n’imposent pas cette mutation en abandonnant les livres papiers au profit des livres électroniques. Voilà pourquoi l’édition n’est pas confrontée à ce problème.

Des problèmes, il y en a, bien sûr. L’industrie du livre connaît des difficultés. On n’achète plus de livres. Les ventes sont en berne. Sites Internet, grandes surfaces et librairies géantes étouffent les petites structures et étranglent le marché.

Mais contrairement à ce qu’a connu l’industrie du disque – dont les clients perdus se sont rués sur Napster, Kazaa ou Gnutella –, le lecteur moyen, pour se procurer ses romans, ne se reporte pas sur des sources légalement douteuses ou ne va pas se procurer une copie du dernier bestseller à la mode auprès du dealer de livres du coin de la rue. S’il veut partager des fichiers, il trouve quelqu’un pour lui prêter un exemplaire, ou se rend dans un lieu où le partage de l’information bénéficie du soutien officiel de l’industrie (on appelle ça des bibliothèques).

Mais au fond, le véritable problème, c’est simplement que les clients n’achètent plus autant de livres… voire plus de livres du tout.

Auteurs et éditeurs se servent de la technologie quand elle leur bénéficie directement – comme outil promotionnel ou canal de vente —, mais s’ils n’agissent pas dès à présent pour propulser le marché du livre électronique, il semble peu probable qu’ils se réveillent un matin en s’étonnant qu’un pirate leur a piqué leur petit-déjeuner.

Le piratage est un gros problème pour les industries qui produisent du contenu numérique, mais pour l’instant on achète un livre, pas un document texte caché entre deux feuilles de papier – n’en déplaise à de nombreux fanas du livre électronique. Les chaînes de distribution de l’industrie du livre ont été frappées de plein fouet par l’avènement de la technologie, mais le produit physique, lui, résiste plutôt bien.

En fait, du point de vue des éditeurs, publier un livre électronique c’est encourager le piratage, parce que cela revient à mettre un texte copyrighté sous un format numérique qui, même bardé de DRM, sera cracké un jour ou l’autre, simplement parce que c’est possible.

L’industrie du disque, quant à elle, a initié ce changement en remplaçant les enregistrements analogiques par des fichiers numériques. Le téléchargement remplace peut-être le CD, mais cette modification des pratiques a eu lieu seulement parce que la première technologie a rendu la seconde possible. Car sans CD à encoder, il serait bien plus difficile d’accéder à de la musique numérisée.

Mon propos n’est pas de dire que le seul moyen pour l’industrie du livre électronique de connaître le succès est de promouvoir le piratage. Mais sans celui-ci, pas besoin de se mettre au boulot. Aucun lien de cause à effet évident ne forcera les éditeurs à bouger de leur fauteuil en cuir et réagir.

Le véritable changement se produira sans doute à mesure que davantage d’auteurs appartenant déjà à l’ère numérique insisteront pour que l’industrie du livre innove. Mais il s’agit d’une transition de génération, et nous en sommes encore très loin.

Non pas que je ne croie pas au succès potentiel du livre électronique ; je pense simplement que sans catalyseur externe pour bousculer l’industrie, les progrès dans ce domaine seront très, très lents.

Notes

[1] Crédit Photo : Curiouslee (Creative Commons By)




Et les artistes dans tout ça ?

Dno1967 - CC byLe choix actuel de la répression et des verrous numériques est peut-être une solution à court terme pour l’industrie musicale mais il place les artistes en position plus que délicate vis-à-vis de leurs fans. Difficile en effet de ne pas réaliser que, le temps passant, les intérêts des uns et des autres sont de plus en plus divergents.

Dans le très tendu climat du moment (crise des ventes, « piratage » généralisé…), il est alors assez logique de voir des musiciens prendre ouvertement leur distance avec la logique des Majors et se regrouper pour faire entendre leur voix (sic !). C’est déjà le cas en Angleterre où quelques grands noms de la chanson britannique[1] se sont tout récemment réunis au sein de la Featured Artists Coalition (FAC) afin de « prendre le contrôle de leur musique et défendre leurs droits d’auteur face aux opportunités que représentent les technologies digitales ». C’est l’objet de notre traduction ci-dessous issue d’un article dédié du journal The Independent.

« La révolution digitale a balayé le vieux business de la musique des années soixante et a changé pour toujours la relation entre les artistes et les fans », explique le batteur du groupe Blur, David Rowntree. « Nous sommes à la recherche d’une nouvelle donne, basée sur l’équité, avec nos fans, l’industrie du disque et les gouvernements ». À rapprocher de ce que disait Mike Masnick dans sa très éclairante conférence consacrée au « cas Trent Reznor ».

Et en France, me direz-vous, où sont donc nos artistes, alors même qu’ils sont les premiers impliqués dans le projet de loi « Création et Internet » qui se discute en ce moment même à l’Assemblée ?

Force est de constater qu’on ne les entend pas beaucoup, comme si la majorité d’entre eux restaient prostrés dans une sorte de silence gêné, ayant par trop conscience des effets dévastateurs produits par des discours dont Thomas Dutronc offre une magnifique caricature.

Quitte à tomber dans l’excès inverse, nous lui préférons les propos du documentariste Grand François qui donnent peut-être plus à réfléchir :

—> La vidéo au format webm

Mais revenons à nos anglais qui se rebiffent…

Ce n’est pas un crime de télécharger disent les musiciens

It’s not a crime to download, say musicians

Arifa Akbar – 12 mars 2009 – The Independent
(Traduction Framalang : Poupoul2)

Des musiciens, dont Robbie Williams, Annie Lennox, Billy Brag, David Rowntree (Blur) et Ed O’Brien (Radiohead) ont déclaré hier soir que le public ne devrait pas être poursuivi pour avoir téléchargé illégalement de la musique sur Internet.

la Featured Artists Coalition, qui intègre 140 des plus grandes stars pop et rock de Grande Bretagne a indiqué, lors de son inauguration, que des entreprises telles que MySpace ou Youtube devraient être mises à contribution, lorsqu’elles utilisent leur musique à des fins publicitaires.

Brag a déclaré à The Independent que la plupart des artistes ont voté contre toute tentative visant à criminaliser le téléchargement illégal de musique par le public.

Les musiciens exprimeront leur point de vue à Lord Carter, qui a suggéré que les particuliers qui se livrent au téléchargement illégal devraient être amenés devant les tribunaux.

Alors qu’Annie Lennox n’a pas pu assister à l’inauguration, elle a adressé un message de soutien, tout comme Peter Gabriel, tandis que David Gray, Fran Heal (Travis), Nick Mason (Pink Floyd) et Mick Jones (The Clash) ont fait une apparition.

Brag s’est exprimé comme membre clé de cette coalition, qui a été créée afin de donner une voix collective aux artistes qui veulent défendre leurs droits dans le monde numérique. Elle s’engage en faveur d’un marché plus équitable pour les musiciens, au moment où il peuvent utiliser Internet pour créer des liens directs avec leurs fans. « Ce que j’ai déclaré pendant l’inauguration est que l’industrie culturelle en Grande Bretagne poursuit son chemin vers la criminalisation de notre public, celui qui télécharge illégalement des mp3 », a-t-il déclaré.

« Si nous suivons l’industrie culturelle sur cette voie, nous ne ferons rien d’autre que de participer à ce mouvement protectionniste. Cela revient à essayer de remettre le dentifrice dans son tube ».

« Les artistes devraient être détenteurs de leurs propres droits, et devraient décider à quel moment leur musique peut être utilisée gratuitement, et à quel moment ils devraient être payés. »

Les artistes souhaitaient dire à Lord Carter : « Nous voulons nous ranger aux côtés du public, des consommateurs ».

O’Brien a déclaré « qu’il s’agit d’une période charnière pour l’industrie », ajoutant que « de nombreux droits et sources de revenu sont charcutés, et nous avons besoin de faire entendre notre voix. Je pense que tous les intervenants principaux veulent entendre ce que nous avons à dire. »

Notes

[1] Crédit photo : Dno1967 (Creative Commons By)




Voudrait-on tuer le logiciel libre que l’on ne s’y prendrait pas mieux

Une de Libération - 10 mars 2009Le titre de mon billet du jour ne sort pas du cerveau torturé d’un gus dans un garage mais d’une émission radiophonique tout bien comme il faut de France-Inter. Il émane de Bernard Maris qui dans son émission L’autre économie du 9 mars dernier nous a proposé un percutant petit édito résumant si bien la situation que nous nous sommes permis de le reproduire ci-dessous.

Jacques Attali par ci, Une de Libération par là… on parle enfin de l’Hadopi en dehors de la blogosphère à la faveur de son passage à l’Assemblée. Et force est de constater que là aussi le projet de loi « Création et Internet » semble faire quasiment l’unanimité contre lui, les observateurs oscillant entre critique non voilée et grande perplexité.

Pour se tenir au courant, rien de tel que la revue de presse de la Quadrature du Net. À parcourir ces articles, on se dit que le chemin de croix de Christine Albanel et du gouvernement ne fait que commencer…

PS : Soit dit en passant, je plaide coupable par naïveté, mais qui peut bien m’expliquer pourquoi les émissions de ce joyau du service public qu’est Radio France ne sont pas librement disponibles en archives (et en formats ouverts) ?

La loi Hadopi

URL d’origine du document
Télécharger la chronique au format Ogg (1,4 Mo)

Bernard Maris – 9 mars 2009 – L’autre économie – France Inter

Cette semaine les députés examinent le projet de loi HADOPI sur le piratage et le téléchargement illégal…

HADOPI qu’est ce que ça veut dire ? ca veut dire « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet ». Cette Hadopi contrôlera et punira les internautes qui se livrent au téléchargement illégal. En fait le projet de loi sera pompeusement baptisé par le gouvernement « Création et internet » présenté par le ministère de la culture et inspiré par l’ancien PDG d’une grande surface, la FNAC. Que va faire cette autorité ? Lorsqu’un internaute téléchargera illégalement une œuvre musicale ou cinématographique depuis Internet, il sera rappelé à l’ordre, d’abord par l’envoi d’une lettre d’avertissement puis, en cas de récidive d’une lettre recommandée, et enfin par la suspension puis la résiliation de l’abonnement Internet.

C’est donc extrêmement sévère…

C’est sévère, mais on comprend la FNAC qui a envie de vendre des CD. Autrefois il y avait des milliers de marchands de disques en France, autant que de libraires, ils ont été tués par les grandes surfaces, et il est tout à fait humain qu’ayant liquidé les petits vendeurs, les gros veuillent garder leur rente. Les artistes, les créateurs, eux sont beaucoup plus partagés sur le piratage.

Pourquoi ?

Pour deux raisons.

  • Parce que le téléchargement ne les a pas empêché de vendre, au contraire les a fait connaître, n’a jamais diminué le nombre de fan dans les concerts pas plus que le magnétoscope n’a tué le cinéma ou la radio la chanson.
  • Pour une deuxième raison plus profonde. Les artistes, les créateurs savent qu’ils sont des imitateurs, ils ont appris de plus anciens, de plus géniaux, bref de maîtres. S’ils n’avaient pas eu accès à la création d’autrui, ils n’auraient pas créé. On peut aussi interdire les bibliothèques gratuites : c’est ce qu’avaient voulu faire certaines éditeurs. Ça ne favorisera pas l’éclosion des écrivains.

Enfin cette loi est une menace pour le logiciel libre…

Oui, parce qu’il faudra bien mettre des policiers derrière chaque ordinateurs, des mouchards qui seront des logiciels propriétaires, et que le rêve des logiciels propriétaires (Microsoft, Apple) est de tuer les logiciels libres qui sont beaucoup plus efficaces et performants ; et surtout fonctionnent selon un principe qu’ils détestent qui est celui de la coopération et de la réciprocité. Or il est impossible, par définition même, de filtrer les communications d’un logiciel libre. Logiciel livre et dispositifs de contrôle d’usage et de mouchardage sont ontologiquement incompatibles. Voudrait-on tuer le logiciel libre que l’on ne s’y prendrait pas mieux.

La phrase : On copie, on copie, et on finit par faire une œuvre. Picasso.




Un autre monde musical est possible nous dit Trent Reznor

On peut voir le document que nous vous présentons aujourd’hui comme la majeure contribution du Framablog au débat actuel sur le trop fameux projet de loi « Création et Internet », qui porte si mal son nom. Nous sommes en effet fiers de vous proposer la traduction (sous-titrage et transcription écrite ci-dessous) d’une conférence qui apporte comme un grand bol d’oxygène à la période tendue et crispée que nous sommes en train de traverser.

Oui, avec du talent et de l’imagination, on peut (économiquement) réussir dans la musique en dehors des circuits traditionnels (comprendre avant tout les Majors du disque) en utilisant à plein les extraordinaires potentialités d’Internet pour se mettre directement en relation avec son public.

C’est ce que démontre le parcours de l’artiste Trent Reznor, chanteur des Nine Inch Nails, brillamment analysé ici par Mike Masnick, dont le blog décrypte les tendances des nouveaux médias sociaux.

Cette conférence d’une quinzaine de minutes a été donnée en janvier dernier au MIDEM 2009 de Cannes. L’étrange équation énoncée, « CwF + RtB = $$$ », tient de la formule magique mais elle est pourtant simple à comprendre pourvu qu’on accepte la nouvelle donne et surtout les nouvelles règles du jeu.

N’ayez pas peur, disait l’autre. Nous ne sommes plus ici dans le monde des « pirates » à éradiquer mais dans celui, passionnant, de ceux qui ouvrent la voie d’un nouveau paradigme…

—> La vidéo au format webm

Trent Reznor et l’équation pour de futurs modèles économiques de la musique

Trent Reznor And The Formula For Future Music Business Models

Mike Masnick – 17 janvier 2008 – TechDirt
(Traduction Framalang : Don Rico, Joan, Yostral)

Je suis Mike Masnick, mon entreprise s’appelle Floor64. Voici notre site web : nous avons diverses activités, travaillons avec différentes entreprises, les aidons à comprendre les tendances des nouveaux médias sociaux et à établir un lien avec les communautés auxquelles elles s’adressent.

On me connaît surtout, quand on me connaît, pour TechDirt, le blog que nous publions sur Floor64. Voilà à quoi ça ressemble. Sur ce blog, j’aborde très souvent le sujet de l’industrie musicale et de l’industrie du disque, et j’ai notamment beaucoup écrit sur les initiatives de Trent Reznor et les modèles économiques qu’il applique et expérimente depuis quelque temps. Ces billets sont bien sûr à l’origine de cette intervention : « Pourquoi Trent Reznor et Nine Inch Nails représentent l’avenir de l’industrie musicale ».

Nous sommes un peu en retard car nous devions commencer à 11h45. Chez moi, en Californie, il est 2h45 du matin. Je souffre du décalage horaire, comme d’autres ici je pense, alors pour qu’on reste éveillés, je vais faire défiler que 280 diapos au cours de cette intervention, car je pense qu’en gardant un rythme soutenu on ne s’endormira pas trop vite. Mais pendant ces 280 diapos je vais quand même aborder quelques points importants sur les actions de Trent Reznor et expliquer pourquoi les modèles économiques qu’il expérimente représentent vraiment l’avenir de la musique.

Sans plus attendre, rentrons dans le vif du sujet.

Chapitre 1

Que ce soit volontaire ou pas, je n’en sais d’ailleurs rien, il semblerait que Trent Reznor ait découvert le secret d’un modèle économique efficace pour la musique. Ça commence par quelque chose de très simple : CwF, qui signifie « Créer un lien avec les fans ». Ajoutez-y une pincée de RtB : « Une Raison d’acheter ». Associez les deux, et vous obtenez un modèle économique. Ça parait très simple, et beaucoup pensent que ça n’a rien de sorcier. Mais le plus stupéfiant, c’est la difficulté qu’ont d’autres à combiner ces deux ingrédients afin de gagner de l’argent, alors que Trent Reznor, lui, s’en est sorti à merveille, à de nombreuses reprises, et de nombreuses façons.

Tout a commencé quand il était encore signé chez une major. Il a appliqué ce modèle de façon très intéressante sur l’album Year Zero, en 2007. Avant la sortie de l’album, il a établi un lien avec ses fans en organisant une sorte de chasse au trésor, ou un jeu de réalité virtuelle. Voici le dos du t-shirt qu’il portait pendant la tournée de 2007. Certaines lettres des noms de ville sont en surbrillance : en les isolant puis en les remettant dans l’ordre, on obtient la phrase « I am trying to believe ». Certains ont été assez futés pour assembler la phrase et y ajouter un « point com ». Puis ils sont allés sur le site « Iamtryingtobelieve.com » et se sont retrouvés dans un jeu de réalité virtuelle, qui était assez marrant. Voici qui a apporté un gros plus à l’expérience générale pour les fans et permis d’établir avec eux un lien qui allait au-delà de la seule musique.

Du coup, les fans étaient plus impliqués, motivés et impatients. Il est allé plus loin encore : vous approuverez ou pas, tout dépend de l’endroit où vous êtes assis dans la salle. Ça a mis en rogne la maison de disque de Reznor, parce qu’il s’est amusé à mettre de nouveaux morceaux sur des clés USB qu’il abandonnait ensuite par-terre dans les toilettes à chaque concert qu’il donnait. Les fans trouvaient ces clés USB dans les différentes salles de concert, les ramenaient chez eux, les branchaient sur leur ordinateur et y trouvaient de nouveaux morceaux de Nine Inch Nails, et bien sûr ils les partageaient.

De cette façon, le groupe a impliqué les fans, les a motivés et les a mis dans tous leurs états. Les seuls à ne pas avoir été ravis, c’était la RIAA, qui a envoyé des messages d’avertissement pour de la musique que Trent Reznor lui-même distribuait gratis. Ça, ce n’est pas un moyen d’établir un lien avec les fans, mais plutôt de se les mettre à dos.

Trent Reznor continuait donc à donner aux gens des raisons d’acheter alors qu’il refilait lui-même sa musique. Quand l’album est sorti, le CD changeait de couleur. On le mettait dans le lecteur, et en chauffant la couleur du disque changeait. C’est gadget, mais c’était assez sympa et ça donnait aux fans une raison d’acheter le CD, parce qu’on ne peut pas reproduire ça avec un MP3.

C’était un exemple simple datant de l’époque où il était encore sous contrat avec une major, mais passons au…

Chapitre 2

Après cet album, il n’avait plus de maison de disque, et a préféré voler de ses propres ailes, s’aventurant alors sur les terres soi-disant dévastées de l’industrie musicale d’aujourd’hui. Pourtant ça ne lui a pas posé problème, car il savait qu’en créant un lien avec les fans et en leur donnant une raison d’acheter il pouvait créer un modèle économique efficace. Il a donc commencé par l’album Ghosts I-IV, et il a créé des liens avec ses fans en leur offrant plusieurs choix, au lieu d’essayer de leur imposer une façon unique d’interagir avec sa musique. On avait différentes options, et il leur a donné une raison d’acheter en proposant une offre améliorée.

Je vais rapidement énumérer ces options. À la base, il y avait un téléchargement gratuit. L’album comptait 36 morceaux. On pouvait télécharger gratuitement les 9 premiers, et les 36 étaient sous licence Creative Commons, donc il était possible de les partager légalement. Bref, quand on voulait les télécharger gratuitement sur le site de NIN, on n’avait que les neuf premiers. Pour 5 dollars, on recevait les 36 morceaux et un fichier PDF de 40 pages. 5$ pour 36 morceaux, c’est beaucoup moins cher que le modèle d’iTunes à 1$ par chanson. Pour 10$, vous receviez une boîte avec deux CDs et un livret de 16 pages. 10 $ pour une boîte de 2 Cds, c’est pas mal. Mais ça, beaucoup d’autres le font, tout le monde applique ce principe de musique offerte et de vente de CDs à prix raisonnable sur le site.

Ce qui est intéressant, c’est ce qu’il a proposé en plus. Là, on commence par un coffret édition deluxe à 75 dollars, qui contenait tout un tas de choses. C’était une sorte de coffret, mais centré sur ce seul album et qui contenait un dvd et un disque blu-ray, un beau livret, le tout fourni dans une boîte sympa. 75$, bonne affaire pour des fans qui veulent vraiment soutenir Reznor. Mais le plus intéressant, c’était le coffret ultra deluxe édition limitée à 300 $.

Comme on le voit sur ce site, tous ont été vendus. Il y a tout un tas de suppléments dans ce coffret. Voici à quoi ça ressemblait.

Là encore, on trouve le contenu du coffret de base, plus d’autres trucs. Mais ce qui est vraiment important, c’est qu’il n’a été tiré qu’à 2500 exemplaires, et que tous étaient dédicacés par Trent Reznor. Le tout coûtait 300$, mais c’était exceptionnel, unique, et ça ajoutait de la valeur à la musique. Les 2500 ont été vendus, ce qui n’a rien d’étonnant. Mais ce qui est impressionnant, c’est la vitesse à laquelle ils sont partis. Moins de 30 heures. Faites le calcul : ça donne 750 000 dollars en 30 heures pour de la musique qu’il donnait gratuitement.

Rien que la première semaine, si l’on inclut les autres offres, ils ont encaissé 1,6 million de dollars, là encore pour de la musique qu’ils distribuaient gratuitement, sans label, mais c’était vraiment une façon de créer un lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et de trouver un modèle économique efficace. Même si c’était gratuit et qu’on pouvait tout télécharger légalement une fois les morceaux mis en ligne sur des sites de Torrent ou de partage de fichiers, voici ce qu’a publié Amazon la semaine dernière : la liste de leurs meilleures ventes d’albums au téléchargement en 2008, où Ghosts I-IV arrive en tête.

Donc, voici un album gratuit qui en une seule semaine a rapporté 1,6 million de dollars, et qui a continué à bien se vendre sur Amazon tout le reste de l’année. On se rend bien compte qu’ici, la question ce n’est pas le prix. Le fait que l’album soit disponible gratuitement ne signifie pas la fin du modèle économique, il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Tant que l’on crée un lien avec les fans et qu’on leur donne une raison d’acheter, il y a de l’argent à se faire.

Chapitre 3

Dans cette série d’expériences, deux mois seulement après Ghosts I-IV est sorti The Slip, et cette fois-ci c’était complètement gratuit, il suffisait de donner son adresse e-mail et on pouvait le télécharger en entier. Un lien de plus avec les fans. Les téléchargements étaient de qualité, on avait le choix entre des versions MP3 ou lossless. Pas du tout le principe « on vous file gratis la version merdique, passez à la caisse pour une meilleure version ». Encore une fois, il a essayé d’innover pour créer un lien plus fort avec les fans.

Voici les données de TopSpin, qui fournissait l’infrastructure pour les téléchargements, et qui a créé ces cartes sympas sur Google Earth pour qu’on voit d’où tous les autres téléchargeaient. Pas forcément utile, mais c’était chouette, et ça contribuait à construire la communauté, à créer un lien avec les fans. En parallèle, le jour de la sortie de The Slip, ils ont publié la liste des concerts pour la tournée 2008. On pouvait donc télécharger la musique, l’écouter, et aussitôt acheter des places.

Bien entendu, Reznor et NIN on toujours veillé à ce qu’il y ait une raison d’acheter des billets : ils ne donnent pas de simples concerts, mais offrent un spectacle complet. Ils jouaient devant un grand écran et amenaient plein d’idées afin d’en faire une expérience passionnante pour les fans, et les fans en redemandent. Ils sont emballés à l’idée d’aller à ces concerts, et pas seulement parce qu’ils vont voir Trent Reznor jouer. Bien sûr, Reznor n’en faisait pas profiter que NIN. Il y avait des premières parties sur la tournée, et il a enregistré un disque samplé, téléchargeable gratuitement lui aussi, avec des fichiers de bonne qualité de morceaux des différents groupes qui jouaient en première partie, permettant ainsi aux fans de créer un lien et leur donnant des raisons d’acheter des places de concerts pour aller voir ces groupes s’ils leur plaisaient.

Là encore, même si l’album était gratuit, il a donné d’autres raisons d’acheter en pressant l’album sur CD et vinyl, avec un tas de contenu supplémentaire dans une édition limitée et numérotée. On en revient au procédé de Ghosts I-IV, avec des tas de suppléments. J’insiste sur ce point parce que c’est vraiment important.

Chapitre 4

On n’a parlé que de sortie d’album, mais ces règles ne s’appliquent pas seulement quand on sort un album. Il faut créer un lien avec les fans tout le temps, sans discontinuer. Voici le site Web de Reznor, où il a mis en place des tas d’idées intéressantes, et je vais passer vite dessus parce qu’il y a beaucoup de choses, mais le lien se crée en permanence. Quand on se connecte, on voit les nouveautés, et puis on trouve les fonctions habituelles : de la musique à écouter, des outils communautaires comme les forums, les tchats. Mais il y a aussi des éléments moins évidents. Par exemple ce flux de photos, qui proviennent de Flickr. Ces photos ne sont pas toutes des clichés du groupe prises par des pros, mais ceux que les fans mettent sur Flickr sont regroupés sur le site. Ainsi on peut voir ce que les autres voyaient aux concerts où vous êtes allés, ou à ceux que vous avez manqué.

Il offre aussi des fonds d’écran que l’on peut télécharger, sous licence Creative Commons. On peut les retoucher, et d’ailleurs vous remarquerez que les images d’illustration que j’utilise sont justement tirées de ces fonds d’écran, légèrement modifiés pour que ça rentre sur les diapos. Dans le même esprit que les photos Flickr, il y a les vidéos. En gros, les fans filment des vidéos avec leur téléphone mobile, les mettent en ligne sur YouTube, et elles sont toutes regroupées sur le site. Pas de problème de procès, pas d’avertissements, pas de réclamations de la part de YouTube, les vidéos servent juste à créer du lien avec les fans, à leur donner une raison d’acheter.

Sur le site, on peut aussi télécharger des fichiers bruts, et NIN encourage les fans à les remixer, à les écouter, à les noter, à les échanger, ce qui implique vraiment les fans.

Autres idées amusantes : des concours, par exemple des tickets cachés qu’il faut trouver sur le site, des coordonnées indiquant l’emplacement de places gratuites pour un concert que NIN donnait dans un tunnel d’égout à Los Angeles. Il a mis sur son site une enquête de 10 pages à remplir, ce qui a permis d’élaborer un profil complet de ses fans. Mais le plus intéressant, c’est le courriel qu’il a envoyé, assez long comme vous le voyez, qui a montré que Reznor est proche de ses fans, ce qui hélas est rare dans l’industrie musicale.

À suivre

Passons au dernier chapitre. Je l’intitule « À suivre » plutôt que « Dernier chapitre », parce que c’est loin d’être fini. Reznor continue en permanence à expérimenter de nouvelles idées. Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai dû compléter cette intervention, en espérant qu’il allait calmer le rythme de ses expérimentations, parce que ça commençait à être dur de maintenir cette présentation à jour. Il a publié un billet sur son blog expliquant sur le ton de la plaisanterie avoir été contacté par un mystérieux groupe d’agitateurs qui avaient filmé trois concerts et mis en ligne les rushes, des rushes en haute définition. Il y en a pour 450 gigas de rushes. La plupart des disques durs n’ont pas une telle capacité, et ça m’étonnerait que beaucoup d’entre vous ici aient 450 Go sur votre portable. Et puis il y a les fournisseurs comme ComCast qui limitent la bande passante à 250 Go par mois, voire TimeWarner qui descend encore plus bas, à 5 Go par mois. Et voilà Reznor qui refile 450 Go de vidéo HD et déclare : « Je suis sûr que des fans entreprenants vont nous mitonner un truc sympa ». Ça c’est vraiment un super moyen de créer le lien avec les fans, de leur donner une raison d’acheter, et c’est ce qui donne le modèle économique.

On peut voir ça sous un autre angle : au lieu de signifier Connect with Fans, CtW pourrait être l’acronyme de Compete With Free (NdT : le Gratuit Compétitif) et Rtb, au lieu de Reason to Buy, peut être l’abréviation de Retour au Business. Au lieu de se plaindre sans cesse du piratage et de diaboliser les nouvelles technologies, il vaut mieux s’efforcer de trouver un modèle économique qui fonctionne.

Ce qu’il faut retenir, c’est que ça fonctionne pour de bon, sans qu’il y ait besoin de recourir aux licences collectives, aux DRM ou aux procès. Techniquement parlant, et c’est ce qui agace certains, il n’y a pas besoin de recourir aux droits d’auteur pour que ça marche: il suffit de créer le lien avec les fans et de leur donner une raison d’acheter.

Ce qu’il faut retenir aussi, c’est que ça vaut pour tous les musiciens, connus ou moins connus. Je me suis concentré sur Reznor, parce que c’est le sujet de mon intervention, mais des tas de petits groupes appliquent ce même modèle. En gros, Reznor ne fait qu’ouvrir la voie pour des tas d’autres et permettre que ça fonctionne. Quant aux autres, ils ne plagient pas, ils ne se contentent pas de copier les idées de Reznor. Ils partent de la recette de départ pour l’adapter à leur façon, et ça fonctionne aussi pour eux sans qu’ils aient à se soucier des licences, des DRM ou des procès. Pas de problème de copyright. Ils ne leur reste qu’à se concentrer sur l’avenir, sur la musique, et à inventer les modèles économiques qui fonctionnent de nos jours.

Voilà, j’ai expliqué dans cette intervention pourquoi Trent Reznor et NIN représentent l’avenir de l’industrie musicale. Si vous souhaitez me contacter, voici mes deux adresses e-mail.

Merci.




Petit précis de lutte contre le copyright par Cory Doctorow

Joi - CC byEn ces temps troublés où fait rage le débat (ou plutôt la lutte en ce qui nous concerne) sur l’adoption du projet de loi Hadopi, où l’engagement et l’indignation des uns se heurte à l’indifférence, à la mauvaise foi ou à l’entêtement forcené des autres, il est bon d’avoir l’avis d’un artiste, un écrivain en l’occurrence, qui sait de quoi il parle.

Il s’agit de Cory Doctorow, dont nous avions déjà traduit ses difficultés existentielles d’écrivain à l’ère d’Internet.

Petit rappel : Cory Doctorow[1] est un auteur de science-fiction d’origine canadienne, journaliste et blogueur, animateur du site BoingBoing, militant à l’EFF, partisan de la free-culture et, comme il se définit lui-même, « activiste du numérique ».

En plus d’écrire des romans de qualité (Dans la dèche au royaume enchanté, Folio SF ; et son dernier, Little Brother, doit bientôt paraître chez Pocket, et ça les amis, c’est un scoop, de l’insider information.) publiés de façon classique, Cory Doctorow met à disposition toutes ses œuvres sous licence Creative Commons, à télécharger gratuitement (en anglais, les traductions françaises sont quant à elles soumises au régime des droits d’auteur).

Dans la préface à ses romans proposés au format pdf, il explique que cette démarche est pour lui la meilleure façon de ne pas vivre dans l’ombre et de voir son art diffusé, citant l’aphorisme de Tim O’Reilly : « Pour la majorité des écrivains, le gros problème ce n’est pas d’être piraté, c’est de rester inconnu ».

Dans cet article publié sur LocusMag.com (site d’un magazine de SF), Cory Doctorow expose de façon claire et pédagogique son point de vue sur le copyright (on pourrait dire droit d’auteur mais la notion n’est pas exactement la même), et explique en substance qu’à trop vouloir verrouiller le partage, on va finir par tuer la culture.

J’adapterai sa conclusion à la situation que nous vivons en ce moment en France et qui est en plein dans l’actualité, le projet de loi « Création et Internet » devant être examiné aujourd’hui, et ajouterai qu’en cherchant à préserver un modèle obsolète de diffusion du contenu culturel, les soi-disant défenseurs de la culture ne font que scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Why I Copyfight : pourquoi je suis contre le copyright

Why I Copyfight

Cory Doctorow – novembre 2008 – LocusMag
(Traduction Framalang : Don Rico)

Pourquoi accorder tant d’importance à la question de la réforme du copyright ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

Tout.

Jusqu’à une époque récente, le copyright était une réglementation industrielle. Si l’on tombait dans le domaine du copyright, cela signifiait que l’on utilisait quelque prodigieuse machine industrielle – une presse d’imprimerie, une caméra de cinéma, une presse à disques vinyles. Le coût d’un tel équipement étant conséquent, y ajouter deux cents billets pour s’offrir les services d’un bon avocat du droit de la propriété intellectuelle n’avait rien d’un sacrifice. Ces frais n’ajoutaient que quelques points de pourcentage au coût de production.

Lorsque des entités n’appartenant pas une industrie (individus, écoles, congrégations religieuses, etc.) interagissaient avec des œuvres soumises au copyright, l’utilisation qu’elles en avaient n’était pas régie par le droit de la propriété intellectuelle : elles lisaient des livres, écoutaient de la musique, chantaient autour du piano ou allaient au cinéma. Elles discutaient de ces œuvres. Elles les chantaient sous la douche. Les racontaient (avec des variations) aux enfants à l’heure du coucher. Les citaient. Peignaient des fresques inspirées de ces œuvres sur le mur de la chambre des enfants.

Puis vinrent les débuts du copyfight (NdT : lutte contre le copyright, abrégé ici en « anti-copyright ») : ce fut l’ère analogique, lorsque magnétoscopes, double lecteurs de cassettes, photocopieuses et outils de copie apparurent. Il était alors possible de se livrer à des activités relevant du droit de la propriété intellectuelle (copie, interprétation, projection, adaptation) avec des objets de tous les jours. On trouvait parfois sur les stands de vente des conventions SF des « romans » fanfics grossièrement reliés, les ados se draguaient à coups de compils, on pouvait apporter un film enregistré sur cassette chez les voisins pour se faire une soirée vidéo.

Pourtant, en comparaison, on risquait alors beaucoup moins gros. Même si l’on pouvait douter du caractère légal de certaines de ces activités (nul doute que les gros détenteurs de droits d’auteur les considéraient comme des valises nucléaires technologiques, comparaient les magnétoscopes à Jack l’Éventreur et affirmaient que « copier un disque sur une cassette allait tuer la musique »), faire appliquer la loi coûtait très cher. Éditeurs, maisons de disques et studios de cinéma ne pouvaient surveiller les activités auxquelles vous vous livriez chez vous, au travail, dans les fêtes ou aux conventions ; en tout cas pas sans recourir à un réseau ruineux de cafteurs rémunérés dont les salaires auraient dépassé les éventuelles pertes subies.

Arrive alors l’Internet et l’ordinateur personnel. Voici deux technologies qui forment une combinaison parfaite pour précipiter les activités ordinaires des gens ordinaires dans le monde du copyright : chaque foyer possède l’équipement nécessaire pour commettre des infractions en masse (le PC), lesquelles infractions se déroulent par le biais d’un vecteur public ‘l’Internet) que surveiller ne coûte rien, permettant ainsi une mise en application du copyright à faible coût dirigée contre des milliers d’Internautes comme vous et moi.

Qui plus est, les échanges effectués par Internet sont davantage susceptibles de représenter une violation du copyright que leur équivalent hors-ligne, car chaque échange sur Internet implique une copie. L’Internet est un système conçu pour produire de façon efficace des copies entre ordinateurs. Alors qu’il suffit de simples vibrations de l’air pour rendre possible une discussion dans votre cuisine, la même discussion passant par Internet génère des milliers de copies. Chaque fois que vous pressez une touche, cette action est copiée plusieurs fois sur votre ordinateur, copiée vers votre modem, puis copiée sur toute une série de routeurs, et ensuite (souvent) sur un serveur, processus qui aboutit à des centaines de copies, éphémères ou durables, pour enfin parvenir aux autres participants à la discussion, chez qui seront sans doute produites des dizaines de copies supplémentaires.

Dans le droit de la propriété intellectuelle, on considère la copie comme un événement rare et non négligeable. Sur Internet, la copie est automatique, instantanée, et produite en masse. Punaisez une vignette de Dilbert sur la porte de votre bureau, vous n’enfreignez pas le copyright. Prenez une photo de la porte de votre bureau et publiez-la sur votre site perso de sorte que vos mêmes collègues la voient, vous avez enfreint le copyright. Et puisque le droit de la propriété intellectuelle considère la copie comme une activité très réglementée, il impose des amendes pouvant atteindre des centaines de milliers de dollars pour chaque infraction.

Il existe un mot pour désigner tout ce que nous faisons à partir de créations intellectuelles – discuter, raconter, chanter, jouer, dessiner et réfléchir : ça s’appelle la culture.

La culture est ancienne. Elle existait bien avant le copyright.

L’existence de la culture, voilà qui rend le copyright rentable. Notre soif infinie de chansons à chanter ensemble, d’histoires à partager, d’art à admirer et à ajouter à notre vocabulaire visuel, telle est la raison qui nous pousse à dépenser de l’argent pour satisfaire ces désirs.

J’insiste sur ce point : si le copyright existe, c’est parce que la culture génère un marché pour les œuvres de l’esprit. Sans marché pour ces œuvres, il n’existerait aucune raison de se soucier du copyright.

Le contenu n’est pas roi : c’est la culture qui est reine. Si nous allons au cinéma, c’est pour discuter du film. Si je vous expédiais sur une île déserte et vous sommais de choisir entre vos disques et vos amis, vous seriez un sociopathe si vous choisissiez la musique.

Pour qu’il y ait culture, il faut partager l’information : la culture, c’est le partage de l’information. Les lecteurs de science-fiction le savent : dans le métro, le gars assis en face de vous qui est en train de bouquiner un roman de SF à couverture tapageuse fait partie de votre clan. Il y a de fortes chances que vous partagiez certains goûts de lecture, les mêmes références culturelles, et des sujets de discussion.

Si vous adorez une chanson, vous la faites écouter aux autres membres de votre tribu. Quand vous adorez un livre, vous le fourrez dans les mains de vos amis pour les encourager à le lire à leur tour. Quand vous voyez une émission géniale à la télé, vous incitez vos amis à la regarder aussi, ou bien vous cherchez ceux qui l’ont déjà regardée et entamez la conversation.

La réflexe naturel de quiconque s’entiche d’une œuvre de création, c’est de la partager. Et puisque sur Internet « partager » équivaut à « copier », voilà qui vous met directement dans le colimateur du copyright. Tout le monde copie. Dan Glickman, ancien membre du Congrès à présent à la tête de la Motion Picture Association of America (NdT : équivalent pour le cinéma de la tristement célèbre RIAA), défenseur on ne peut plus zélé du copyright, a reconnu avoir copié le documentaire de Kirby Dick This Film is Not Yet Rated (NdT : ce film n’a pas encore été classé), une critique au vitriol du processus de classement des films par la MPAA, mais a pris comme prétexte que la copie se trouvait « dans (son) coffre-fort ». Prétendre qu’on ne pratique pas la copie, c’est être aussi crispé et hypocrite que les anglais de l’époque victorienne qui juraient ne jamais, au grand jamais, se masturber. Chacun sait qu’il nous arrive à tous de mentir, et un grand nombre d’entre nous sait que tous les autres mentent aussi.

Mais le problème auquel est confronté le copyright, c’est que la plupart de ceux qui copient le reconnaissent volontiers. La majorité des internautes américains pratiquent l’échange de fichiers, considéré comme illégal. Si demain l’échange de fichiers par réseau P2P était enrayé, ceux qui le pratiquent partageraient les mêmes fichiers, et plus encore, en échangeant des disques durs, des clés USB ou encore des cartes mémoire (et davantage de données changeraient de main, bien que plus lentement).

Ceux qui copient savent qu’ils enfreignent les lois du copyright mais ne s’en inquiètent pas, ou croient que la loi ne peut criminaliser leurs pratiques, et pensent qu’elle lutte contre des formes de copie plus extrêmes telles que la vente de DVD pirates à la sauvette. En réalité, le droit du copyright réprime beaucoup moins lourdement ceux qui revendent des DVD que ceux qui téléchargent les mêmes films gratuitement sur Internet, et l’on risque beaucoup moins gros en achetant un de ces DVD (à cause des coûts très élevés de la lutte contre ceux qui font du commerce dans le monde réel) qu’en les téléchargeant sur le Net.

D’ailleurs, ceux qui pratiquent la copie s’attachent à établir une philosophie très élaborée à propos de ce qu’on a le droit ou pas de télécharger, avec qui et dans quelles circonstances. Ils intègrent des cercles privés de partage, décident entre eux de normes à respecter, et créent une multitude de para-copyrights qui constituent l’expression d’un accord culturel définissant la façon dont ils doivent se comporter.

Le gros problème, c’est que ces para-copyrights n’ont quasi rien en commun avec le véritable droit du copyright. Peu importe que vous en soyez partisan ou non, vous enfreignez sans doute la loi – alors si vous concevez des vidéo-clips d’animés (des clips de musique conçus en mettant bout à bout des séquences de films mangas — cherchez « vidéo-clips d’animés » dans Google pour en voir des exemples), vous aurez beau respecter les règles établies par votre groupe – par exemple l’interdiction de montrer vos créations à des personnes extérieures à votre groupe et l’obligation de n’utiliser que certaines sources de musique et de vidéos –, vous n’en commettrez pas moins pour des millions de dollars d’infractions à chaque fois que vous vous installerez devant votre PC.

Rien d’étonnant à ce que le para-copyright et le copyright ne puissent trouver de terrain d’entente. Car après tout, le copyright réglemente les pratiques commerciales entre entreprises géantes. Le para-copyright ne réglemente que les pratiques d’individus dans un cadre culturel donné. Normal que ces ensembles de règles n’aient rien en commun.

Il est tout à fait possible qu’on parvienne un jour à une détente entre ceux qui pratiquent la copie et les détenteurs de copyright : par exemple avec un ensemble de règles qui ne s’appliqueraient qu’à la « culture » et non à « l’industrie ». Mais pour amener autour de la table ceux qui copient, il faut impérativement cesser d’insinuer que toute copie non autorisée équivaut à du vol, à un crime, à un acte condamnable. Face à de tels propos, ceux qui savent la copie facile, juste et bénéfique estiment que ses détracteurs racontent n’importe quoi ou que leurs arguments ne les concernent pas.

Si demain l’on mettait fin à la copie sur Internet, on mettrait également fin à la culture sur Internet. Sans sa mine de vidéos considérées en infraction, YouTube disparaîtrait ; sans ses petits avatars et ses passionnants extraits de livres, d’articles et de blogs, LiveJournal passerait l’arme à gauche ; sans toutes ses photos d’objets, d’œuvres et de scènes sous copyright, sous marque déposée ou protégées d’une façon ou d’une autre, Flickr se viderait de sa substance et crèverait.

C’est grâce à nos discussions que nous voulons acquérir les œuvres dont nous discutons. Les fanfics sont écrits par des fanas de littérature. Les vidéos sur YouTube sont mises en ligne par ceux qui veulent vous donner envie de regarder les émissions dont elles sont extraites afin d’en discuter. Les avatars de LiveJournal permettent de montrer que l’on apprécie une œuvre.

Si la culture perd la guerre du copyright, ce que le copyright est censé défendre mourra avec lui.

Notes

[1] Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)