Fracture et solidarité numériques, par Jean-Pierre Archambault

Ferdinand Reus - CC by-saRien de tel pour aborder la rentrée scolaire qu’un excellent article de synthèse de notre ami Jean-Pierre Archambault qui réunit ici deux de ses sujets favoris : le logiciel libre et la place de l’informatique à l’école.

Il est intéressant de noter que l’auteur a associé dans le titre les termes « fracture » et « solidarité », sachant bien que le logiciel, les contenus et les formats libres et ouverts apportent non seulement une réponse au premier mais développent et favorisent le second[1].

Un article un peu long pour un format blog mais qui vaut le coup ! Pour vous donner un ordre d’idée il correspond à deux cents messages Twitter que l’on parcourerait en enfilade 😉

Fracture et solidarité numériques

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Jean-Pierre Archambault – septembre 2009 – Association EPI
Licence Creative Commons By-Nd


Le thème de la fracture numérique est solidement installé dans le paysage des débats sociétaux. La nécessité de la réduire prend des allures de consensus : acceptons-en l’augure. Une raison de fond à cela : la place sans cesse croissante de l’informatique dans tous les secteurs de la société, et les enjeux qui y correspondent. La fracture numérique ce sont les inégalités d’accès aux réseaux, aux contenus entre le Nord et le Sud, ainsi qu’au sein des pays développés. Ce sont aussi les inégalités en terme de maîtrise conceptuelle du numérique. Nous examinerons ces problématiques. Le libre, désormais composante à part entière de l’industrie informatique, a permis de constituer au plan mondial un bien commun informatique, accessible à tous. Nous verrons donc pourquoi il est intrinsèquement lié à la lutte contre la fracture numérique, et donc à la solidarité numérique, avec son approche, transposable pour une part à la production des autres biens informationnels, ses réponses en matière de droit d’auteur. Comme le sont également les formats et les standards ouverts. Et nous rappellerons que dans la société de la connaissance, la « matière grise » et l’éducation jouent, on le sait, un rôle décisif.

Le numérique partout

Le numérique est partout, dans la vie de tous les jours, au domicile de chacun, avec l’ordinateur personnel et l’accès à Internet ; dans l’entreprise où des systèmes de contrôle informatisés font fonctionner les processus industriels. Ses métiers, et ceux des télécommunications, occupent une place importante dans les services. On ne compte plus les objets matériels qui sont remplis de puces électroniques. Il y a relativement, et en valeur absolue, de plus en plus de biens informationnels. C’est l’informatique, pour ne prendre que ces exemples, qui a récemment fait faire de très spectaculaires progrès à l’imagerie médicale et qui permet ceux de la génétique. Elle modifie progressivement, et de manière irréversible, notre manière de poser et de résoudre les questions dans quasiment toutes les sciences expérimentales ou théoriques qui ne peuvent se concevoir aujourd’hui sans ordinateurs et réseaux. Elle change la manière dont nous voyons le monde et dont nous nous voyons nous-mêmes. L’informatique s’invite aussi au Parlement, ainsi on s’en souvient, en 2006, pour la transposition de la directive européenne sur les Droits d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI), suscitant des débats complexes où exercice de la citoyenneté rimait avec technicité et culture scientifique. Et plus récemment avec la « loi Hadopi ».

La fracture numérique

On imagine sans peine que pareille omniprésence de l’informatique signifie des enjeux forts, économiques notamment. Que tous ne soient pas sur un pied d’égalité, loin s’en faut, face aux profondes mutations que le numérique engendre ne saurait a priori surprendre. Cela vaut, à plus ou moins grande échelle, pour tous les pays. Il y a beaucoup de fractures : sanitaires, alimentaires… Culturelles aussi. Ainsi concernant la maîtrise de sa langue maternelle. Ainsi la fracture mathématique, qui serait bien plus grave encore s’il n’y avait pas un enseignement de culture générale mathématique tout au long de la scolarité. Si l’interrogation sur « la poule et l’oeuf » est éternelle, on peut penser qu’« il est certain que la fracture numérique résulte des fractures sociales produites par les inégalités sur les plans économique, politique, social, culturel, entre les hommes et les femmes, les générations, les zones géographiques, etc. »[2].

Un problème d’accès

La fracture numérique tend à être perçue, d’abord et surtout, comme un problème d’accès : les recherches sur Internet avec son moteur préféré ne laissent aucun doute à ce sujet. Il y a ceux pour qui il est possible, facile de disposer d’ordinateurs connectés au réseau mondial, et les autres. C’est vrai pour le monde en général, et la France en particulier. En juin 2008, présentant « ordi 2.0 », plan anti-fracture numérique, Éric Besson rappelait qu’« être privé d’ordinateur aujourd’hui pour les publics fragiles, c’est être privé d’accès à l’information, à la culture, à l’éducation, aux services publics, donc être exposé à un risque accru de marginalisation ». Un premier volet de son plan, qui confirmait la possibilité prévue par la loi de finances 2008, permettait aux entreprises de donner leurs ordinateurs inutiles, mais en état de marche, à leurs salariés, sans charges sociales ni fiscales. Un deuxième volet visait à favoriser la création d’une filière nationale de reconditionnement, de redistribution et de retraitement des ordinateurs, ainsi que la mise en place d’un « label de confiance », garantissant un matériel en état de fonctionnement et vendu à très bas prix.

La fracture numérique a une dimension géographique. De ce point de vue, la question de l’accès égal aux réseaux est primordiale. Une politique d’aménagement du territoire ne peut que s’en préoccuper. Avec l’objectif de « démocratiser le numérique en accélérant le déploiement des infrastructures », la décision 49 du Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, sous la présidence de Jacques Attali[3], consistait en la « garantie d’une couverture numérique optimale en 2011 ». La décision 51, « faciliter l’accès de tous au réseau numérique » correspondait à l’objectif de réduire les fractures numériques, dont il était dit qu’« elles recouvrent la fracture sociale ». Elle proposait d’« accélérer le taux d’équipement en ordinateurs dans les foyers et TPE/PME avec un objectif d’équipement de 85 % en 2012, au moyen notamment de donations des PC usagés, de soutiens spécifiques aux étudiants, et microcrédit social ».

Pour le World Wide Web consortium qui, le 28 mai 2008, lançait un groupe d’intérêt web mobile pour le développement social (MW4D), « les technologies mobiles peuvent ouvrir aux plus pauvres des accès à des services d’informations essentiels comme les soins de santé, l’éducation, les services administratifs »[4].

L’accès à Internet, un bien commun

Le problème de l’accès est bien réel. De l’accès à Internet, tel qu’il a été créé et a fonctionné jusqu’à maintenant, et qu’il faut préserver. En effet, Internet est, en lui-même, un bien commun accessible à tous, une ressource sur laquelle n’importe quel usager a des droits, sans avoir à obtenir de permission de qui que ce soit. Son architecture est neutre et ouverte. Le « réseau des réseaux » constitue un point d’appui solide dans la lutte contre la fracture numérique[5].

Internet repose sur des standards ouverts de formats de données (HTML pour écrire des pages web) et de protocoles de communication (TCP/IP, HTTP). Il fonctionne à base de logiciels libres : Apache, SendMail, Linux… Il est donc impossible de verrouiller le réseau par la pratique du secret. Les logiciels libres contribuent à construire une plate-forme neutre. Ils la protègent par des licences comme la GPL et la diffusion du code source, garantissant aux développeurs qu’elle le restera dans l’avenir.

Les logiciels et les contenus numériques

Si l’accent est mis, à juste titre, sur la nécessité de disposer d’un ordinateur pour accéder au monde du numérique[6], les discours sont en général plus « discrets » sur le système d’exploitation. Or, sans système d’exploitation, que les acheteurs ont encore trop souvent l’impression de ne pas payer même lorsqu’il est « propriétaire », pas de machine qui fonctionne.

La fracture numérique, c’est aussi les inégalités d’accès aux logiciels et aux contenus, les régimes de propriété intellectuelle qui entravent leur circulation, leur production. Il y a désormais deux informatiques qui coexistent : libre et propriétaire. Des contenus numériques sous copyright mais aussi sous licences Creative Commons. Ces approches diffèrent sensiblement, sont quasiment antinomiques. Le débat sur leurs « mérites » respectifs, et les choix à opérer, se situe de plain-pied dans la problématique de la fracture numérique. Il peut arriver qu’il en soit absent, les deux « protagonistes » n’étant pas explicitement nommés. Cela étant, la Conférence « Repenser la fracture numérique » de l’Association for Learning Technology, dans une vision multidimensionnelle de la fracture numérique, posait la question « Open or proprietary ? »[7]. Une question qui mérite effectivement d’être posée.

Ce fut le cas à l’Université d’été de Tunisie qui s’est déroulée à Hammamet, du 25 au 28 août 2008[8]. Organisée par le Fonds Mondial de Solidarité Numérique (FSN)[9] et par l’Association pour le Développement de l’Éducation en Afrique (ADEA), elle était consacrée au thème de « La solidarité numérique au service de l’enseignement ». À son programme figuraient notamment les usages du TBI (Tableau blanc interactif), la création de ressources pédagogiques par les enseignants « auto-producteurs » et le rôle des communautés d’enseignants, les problématiques de droits d’auteur. Un atelier, qui portait sur les ressources pédagogiques des disciplines scientifiques et techniques des lycées, a fait différentes propositions dont l’une essentielle aux yeux de ses participants, qui affirme que les logiciels et les ressources pédagogiques utilisés et produits doivent être libres. Les standards et les formats de données doivent être ouverts[10]. Trois raisons ont motivé cette proposition : les coûts, le caractère opérationnel de la production collaborative de contenus pédagogiques, et le fait que les modalités de réalisation et les réponses du libre en terme de propriété intellectuelle sont en phase avec la philosophie générale d’un projet de solidarité numérique, à savoir partage, coopération, échange.

Le projet RELI@, « Ressources en ligne pour institutrices africaines », est destiné à améliorer la qualité de l’enseignement dans les pays du Sud par l’utilisation des outils et contenus numériques. Il repose sur des logiciels et ressources libres. Il a tenu son premier atelier à Dakar, du 22 au 24 octobre 2008[11]. Un « Appel de Dakar » a été lancé pour la production panafricaine de ressources pédagogiques numériques libres.

L’Unesco prime le libre

En 2007, l’association Sésamath[12] a reçu le 3e prix UNESCO (sur 68 projets) sur l’usage des TICE[13]. Pour le jury, Sésamath est « un programme complet d’enseignement des mathématiques conçu par des spécialistes, des concepteurs et près de 300 professeurs de mathématiques ». Il a été récompensé « pour la qualité de ses supports pédagogiques et pour sa capacité démontrée à toucher un large public d’apprenants et d’enseignants ».

« Remerciant particulièrement la commission française pour l’UNESCO qui a soutenu officiellement sa candidature », l’association Sésamath a vu dans l’obtention de ce prix « l’ouverture d’une nouvelle ère pour son action, vers l’internationalisation et plus particulièrement encore vers l’aide au développement ». Elle a ajouté : « Que pourrait-il y avoir de plus gratifiant pour des professeurs de Mathématiques que de voir leurs productions coopératives libres (logiciels, manuels…) utilisées par le plus grand nombre et en particulier par les populations les plus défavorisées ? C’est vrai dans toute la Francophonie… mais de nombreuses pistes de traductions commencent aussi à voir le jour. »[14]

Les deux lauréats 2007 étaient le Consortium Claroline[15] et Curriki[16]. Claroline, représenté par l’Université Catholique de Louvain, en Belgique, fournit à quelque 900 établissements répartis dans 84 pays une plate-forme « open source », sous licence GPL, en 35 langues. Claroline offre une série d’outils pédagogiques interactifs et centrés sur l’apprenant. C’est un modèle de réseau et de communauté qui met en relation des apprenants, des enseignants et des développeurs du monde entier. Créée en 2004 par Sun Microsystems, Curriki est une communauté mondiale qui se consacre à l’éducation et à la formation. Elle a désormais le statut d’organisme à but non lucratif. Elle fournit un portail Internet, un ensemble d’outils et de services aux utilisateurs grâce auxquels chacun peut librement concevoir, regrouper, évaluer et enrichir les meilleurs programmes d’enseignement, ce qui permet de répondre aux besoins de toutes les classes d’âge et de toutes les disciplines. Curriki a ainsi créé une communauté très vivante composée d’enseignants, d’apprenants, de ministères de l’Éducation, d’établissements scolaires et d’organisations publiques et privées.

L’UNESCO a ainsi mis à l’honneur des démarches éducatives fondées sur le libre, logiciels et ressources.

Parmi les avantages du libre

Parmi les avantages du libre, bien connus, il y a des coûts nettement moins importants. Si libre ne signifie pas gratuit, on peut toujours se procurer une version gratuite d’un logiciel libre, notamment en le téléchargeant. Une fantastique perspective quand, organisée au niveau d’un pays, la diffusion d’un logiciel libre permet de le fournir gratuitement à tous, avec seulement des coûts de « logistique » pour la collectivité mais une économie de licences d’utilisation à n’en plus finir.

Partage-production collaborative-coopération sont des maîtres mots de la solidarité numérique qui supposent des modalités de propriété intellectuelle qui, non seulement, favorisent la circulation des ressources numériques et les contributions des uns et des autres mais, tout simplement l’autorisent. La réponse est du côté de la GPL et des Creative Commons.

L’on sait la profonde affinité entre libre et standards et formats ouverts. Or, par exemple, les documents produits par un traitement de texte lambda doivent pouvoir être lus par un traitement de texte bêta, et réciproquement. La coopération et l’échange sont à ce prix. Il s’agit là d’une question fondamentale de l’informatique et de la fracture numérique. Tout citoyen du monde doit pouvoir avoir accès à ses données, indépendamment du matériel et du logiciel qu’il utilise. De plus en plus de biens informationnels ont une version numérisée. L’enjeu est d’accéder au patrimoine culturel de l’humanité, de participer à sa production, d’être un acteur à part entière du partage et de la coopération.

Avec le libre, chaque communauté peut prendre en main la localisation/culturisation qui la concerne, connaissant ses propres besoins et ses propres codes culturels mieux que quiconque. Il y a donc, outre une plus grande liberté et un moindre impact des retours économiques, une plus grande efficacité dans le processus, en jouant sur la flexibilité naturelle des créations immatérielles pour les adapter à ses besoins et à son génie propre. C’est aussi plus généralement ce que permettent les « contenus libres », c’est-à-dire les ressources intellectuelles – artistiques, éducatives, techniques ou scientifiques – laissées par leurs créateurs en usage libre pour tous. Logiciels et contenus libres promeuvent, dans un cadre naturel de coopération entre égaux, l’indépendance et la diversité culturelle, l’intégration sans l’aliénation.

Les logiciels (et les ressources) libres, composante à part entière de l’industrie informatique, ne peuvent qu’avoir une place de choix dans la lutte contre la fracture numérique. Sans pour autant verser dans l’angélisme. Entre les grands groupes d’acteurs du libre (communautés de développeurs, entreprises, clients comme les collectivités), dont les motivations et ressorts sont divers, il existe des conflits et des contradictions. Des dérives sont possibles, comme des formes de travail gratuit. Mais au-delà des volontés des individus, il y a la logique profonde d’une façon efficace de produire des contenus de qualité[17].

L’accès à la culture informatique

Dans un texte de l’UNESCO, TIC dans l’éducation[18], il est dit que « l’utilisation des TIC dans et pour l’éducation est vue maintenant dans le monde entier comme une nécessité et une opportunité. ». Les grandes questions sur lesquelles l’UNESCO se concentre en tant « qu’expert et conseiller impartial » sont : « Comment peut-on employer les TIC pour accélérer le progrès vers l’éducation pour tous et durant toute la vie ? (…) En second lieu, les TIC, comme tous les outils, doivent être considérées en tant que telles, et être employées et adaptées pour servir des buts éducatifs. » Elle revendique que « l’initiation à l’informatique soit reconnue comme une compétence élémentaire dans les systèmes d’enseignement »[19].

Le numérique, ce sont des outils conceptuels, des abstractions, une discipline scientifique et technique en tant que telle. Au service des autres disciplines, comme le sont les mathématiques. L’ordinateur est une prothèse du cerveau, dont on se sert d’autant plus intelligemment qu’on en connaît l’« intelligence »[20]. La fracture numérique ne serait-elle pas aussi (d’abord ?) une fracture culturelle, qui ne concerne pas que le Sud ? D’ailleurs, ne parle-t-on pas fréquemment de l’« accès » à la culture ?

« L’utilisation d’un outil, si fréquente et diversifiée soit-elle, ne porte pas en elle-même les éléments qui permettent d’éclairer sa propre pratique. »[21] « Comment en effet procéder à une recherche d’information efficace lorsque l’on n’a aucune connaissance du mode de fonctionnement de l’instrument utilisé ? »[22] Or, une enquête menée auprès de 640 000 utilisateurs de l’internet en France en 2001 avait montré que 87 % d’entre eux ne savaient pas se servir d’un moteur de recherche[23]. « Depuis que "l’homo faber" fabrique des outils et s’en sert, une bonne intelligence de l’outil est considérée comme nécessaire pour une bonne utilisation, efficace, précise et raisonnée : plus on en sait quant aux possibilités de réglage et aux conditions d’utilisation mieux cela vaut, partout. Il n’y aurait que l’informatique qui échapperait à cette règle et où l’ignorance serait un avantage ! »[24].

Partout dans le monde, lutter véritablement contre la fracture numérique suppose de donner à tous les élèves les fondamentaux scientifiques du domaine[25]. L’objectif est la maîtrise de ces instruments intellectuels d’un type nouveau. Elle n’est pas vraiment aisée et nécessite des années d’apprentissage (pour un individu il faut environ 20 ans pour maîtriser l’ensemble des instruments et méthodes liés à l’exercice d’une pensée rationnelle). On voit mal comment la diffusion d’objets matériels permettrait en elle-même de raccourcir les délais d’apprentissage, comment on entrerait dans le monde du numérique, abstrait et conceptuel, sans en faire un objet d’étude.

À l’appui de cette nécessité d’enseignement en tant que tel, le fait que la fracture numérique peut se loger là où on ne l’attend pas. Ainsi pointe-t-on une fracture numérique qui émerge, non plus entre les particuliers, mais entre les entreprises, notamment les plus petites et les plus grandes[26]. D’un côté « les mieux loties, accompagnées d’une armée de consultants ou naturellement aguerries à ces sujets ». De l’autre « des centaines de milliers d’entreprises qui souhaitent ardemment tirer profit, dès maintenant, des outils à disposition mais qui butent sur la complexité technologique, les tarifications inadaptées, les offres sur ou sous dimensionnées sans parler des compétences inaccessibles et en voie de raréfaction ». En fait, on voit aujourd’hui émerger « une nouvelle e-aristocratie qui va à l’encontre de la promesse de démocratisation des bénéfices économiques des NTIC (productivité, économie, accessibilité) ».

Dans leur rapport sur l’économie de l’immatériel[27], Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet soulignent que, dans l’économie de l’immatériel, « l’incapacité à maîtriser les TIC constituera (…) une nouvelle forme d’illettrisme, aussi dommageable que le fait de ne pas savoir lire et écrire ». Ils mettent en évidence les obstacles qui freinent l’adaptation de notre pays à l’économie de l’immatériel, notamment « notre manière de penser », invitant à changer un certain nombre de « nos réflexes collectifs fondés sur une économie essentiellement industrielle ».

La lutte contre la fracture numérique a bien d’abord une dimension éminemment culturelle. Il s’agit d’un enjeu éducatif majeur, de culture générale scientifique et technique pour tous. D’un défi aussi dont les réponses pour le relever se trouvent d’évidence dans les systèmes éducatifs, dont c’est une des raisons d’être.

Jean-Pierre Archambault
Chargé de mission au CNDP-CRDP de Paris

Notes

[1] Crédit photo : Ferdinand Reus (Creative Commons By-Sa)

[2] Les politiques de tous les bords, beaucoup d’institutions (Banque Mondiale et le G8, l’Union Européenne, l’UNESCO…) s’emparent de la problématique de la fracture numérique, avec l’objectif affirmé de la résorber. D’autres s’en inquiètent : « Dejà, le fait qu’une telle notion fasse l’objet d’un consensus aussi large, au sein de groupes sociaux qui s’opposent les uns aux autres, donne à penser qu’elle est scientifiquement fragile. ». Voir La fracture numérique existe-t-elle ?, Éric Guichard, INRIA – ENS.

[3] http://www.liberationdelacroissance.fr/files…

[4] http://www.sophianet.com/wtm_article47688.fr.htm

[5] On pourra se référer aux études de Yochai Benkler reprises par Lawrence Lessig dans son remarquable ouvrage L’avenir des idées, Presses universitaires de Lyon, 2005. Voir « Innover ou protéger ? un cyber-dilemme », Jean-Pierre Archambault, Médialog n°58.

[6] Mais, à trop privilégier dans le discours le nécessaire équipement de tous, il y a le risque de donner à croire que les intérêts des constructeurs ne sont pas loin, en arrière plan de la « noble » lutte contre la fracture numérique.

[7] http://thot.cursus.edu/rubrique.asp?no=27124

[8] http://www.tunisiait.com/article.php?article=2912

[9] ttp://www.dsf-fsn.org/cms/component/option…

[10] http://repta.net/repta/telechargements/Universite_Tunisie…

[11] Premier atelier RELI@ à Dakar : Appel de DAKAR pour la production panafricaine de ressources pédagogiques numériques libres.

[12] http://sesamath.net

[13] http://portal.unesco.org/fr…

[14] http://www.sesamath.net/blog…

[15] http://www.claroline.net/index.php?lang=fr

[16] http://www.curriki.org/xwiki/bin/view/Main/WebHome

[17] L’économie du logiciel libre, François Élie, Eyrolles, 2008.

[18] http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=2929…

[19] http://portal.unesco.org/ci/fr/ev.php-URL_ID=4347…

[20] « Informatique et TIC : une vraie discipline ? », Jean-Pierre Archambault, Médialog n° 62,

[21] Ordinateur et système éducatif : quelques questions, in Utilisations de l’ordinateur dans l’enseignement secondaire, Jean-Michel Bérard, Inspecteur général de l’Éducation nationale, Hachette Éducation, 1993.

[22] « La nature du B2i lui permet-elle d’atteindre ses objectifs ? » Jean-François Cerisier, Les dossiers de l’ingénierie éducative n° 55, septembre 2006.

[23] http://barthes.ens.fr/atelier/theseEG/

[24] « Enseigner l’informatique », Maurice Nivat, membre correspondant de l’Académie des Sciences,

[25] Voir : Le bloc-notes de l’EPI, La formation à l’informatique et aux TIC au lycée / Proposition de programme / Seconde Première Terminale et « Quelle informatique enseigner au lycée ? », Gilles Dowek, professeur d’informatique à l’École Polytechnique, intervention à l’Académie des Sciences du 15 mars 2005.

[26] Une fracture numérique existe aussi entre les entreprises, Vincent Fournoux, Le Journal du Net du 31 juillet 2008.

[27] L’économie de l’immatériel – La croissance de demain, rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel remis à Thierry Breton, Maurice Lévy, Jean-Pierre Jouyet, décembre 2006.




Pandémie grippale + Sanction Hadopi = Continuité pédagogique non assurée

Freeparking - CC byCette rentrée scolaire rime avec risque annoncé de pandémie grippale A/H1N1.

C’est pourquoi le ministère de l’Éducation nationale a rédigé une circulaire apportant « les réponses que la communauté éducative attend, en matière d’hygiène et de santé au travail et en matière de continuité pédagogique ».

Pour ce qui concerne la continuité pédagogique, on peut lire ceci pour les collèges et les lycées[1] :

« Dans tous les cas d’absence d’élèves, de fermeture de classes ou d’établissements, il appartient à chaque professeur d’assurer la continuité pédagogique des cours de sa discipline. Pour ce faire, plusieurs moyens sont mobilisables ; les établissements s’organiseront en tenant compte de l’ensemble des équipements et des compétences dont ils disposent.

Pour les établissements disposant d’espace numérique de travail (E.N.T.) ou fournissant par le biais d’internet un accès à des ressources pédagogiques, les professeurs pourront adresser les supports de cours et d’exercices aux élèves absents et permettre ainsi un échange continu et interactif ;

En l’absence d’E.N.T., les travaux à faire pourront être mis en ligne sur le site de l’établissement, et s’appuieront sur les manuels scolaires utilisés en classe.

Si le site de l’établissement est indisponible, et pour les élèves ne disposant pas d’accès à internet, les travaux à faire à la maison seront remis aux élèves dès l’avis de fermeture de la classe ou de l’établissement.

De surcroît, les professeurs conseilleront aux familles équipées d’internet de se connecter au site http://www.academie-en-ligne.fr, mis en place par le CNED qui propose à titre gratuit des ressources téléchargeables : cours et exercices sous forme écrite ou audio. Ces ressources seront disponibles dès la mi-septembre pour le premier degré, fin octobre pour la plupart des disciplines d’enseignement général du second degré. »

Le dénominateur commun de toutes ces mesures (sauf une) ?

Elles nécessitent un accès à Internet. Ce qui n’est pas encore le cas de tous les foyers français.

Mais si en plus Hadopi s’en mêle, en étant susceptible de couper la connexion à toute une famille, on arrive à une situation pour le moins problématique !

C’est ce que nous rappelle l’Isoc France[2], dans un récent communiqué que nous avons reproduit ci-dessous, à la veille de l’examen à l’Assemblée nationale du projet de loi « Hadopi 2 » (qui aura lieu le mardi 15 septembre prochain).

PS : Pour une lecture (plus que) critique du site de l’Académie en ligne, nous vous renvoyons vers ce billet du Framablog.

Hadopi 2 et pandémie : ne coupez pas l’éducation en ligne !

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Isoc – 9 septembre – Communique de Presse

Les solutions proposées pour affronter la pandémie grippale mettent au jour l’inanité des dispositions contenues dans la loi dite Hadopi 2, à commencer par la coupure de l’accès pour toute une famille.

Prochainement proposée au vote du Parlement, cette loi fait suite à la loi Hadopi 1 qui a été partiellement invalidée par le Conseil constitutionnel. Dès le début de la discussion relative à ce premier texte, le chapitre français de l’Internet Society a contesté que la coupure à Internet puisse être une sanction acceptable.

Pour faire face aux fermetures d’établissements, le gouvernement voudrait proposer des cours de substitution par Internet. En attendant que les classes puissent rouvrir normalement, Internet permettra ainsi à nos enfants de continuer à apprendre.

Or, si les dispositions de la Loi Hadopi 2 étaient en vigueur aujourd’hui, l’accès au net de milliers de famille pourrait être suspendu et leurs enfants privés de facto du droit à l’éducation.

Peut-on punir une famille entière, pour les errements supposés d’un de ses membres (ou de ses voisins) ? Quelle législation nationale, pour préserver les profits de quelques artistes et industriels du divertissement, priverait des milliers de familles de l’accès au réseau ?

La pandémie grippale vient rappeler qu’on ne peut pas prétendre entrer dans la société du 21e siècle avec des conceptions disciplinaires d’un autre âge. La société de la connaissance qui s’annonce est une société ouverte, où l’échange direct entre les individus est créateur de richesse et de sens. En votant l’Hadopi 2, les parlementaires français voteront pour le monde d’avant-hier.

La suspension d’Internet ne peut pas être la sanction au téléchargement illégal ou au défaut de sécurisation de sa connexion.

L’Isoc France demande aux députés français de penser au présent et l’avenir de nos enfants, au moment du vote. En leur âme et conscience.

Notes

[1] Crédit photo : Freeparking (Creative Commons By)

[2] Fondée en 1996 par une poignée de pionniers, l’Internet Society France est le Chapitre Français de l’Isoc Association internationale, A l’heure où le réseau devient un enjeu technologique, économique et sociétal majeur, l’Isoc France s’attache à préserver et à défendre les valeurs fondamentales de l’Internet que sont l’universalité, l’accessibilité, le respect des standards ouverts, la non discrimination du réseau et l’interopérabilité des solutions techniques.




Nous y sommes, par Fred Vargas

Joiseyshowaa - CC by-saJe suis un heureux lecteur de Fred Vargas (m’est avis d’ailleurs qu’il doit se cacher quelques Jean-Baptiste Adamsberg dans la communauté du logiciel libre).

Elle a soutenu la liste Europe Écologie aux élections européennes de juin dernier, en signant sur le site de campagne un article que vous n’avez peut-être pas lu et que je souhaitais vous faire partager (à la manière de ces autres publications « hors sujet » du Framablog).

Origine de l’auteur oblige, on est plus ici dans la littérature que dans le politique. Mais sentez-vous vous aussi l’imminence et la nécessité de cette « Troisième Révolution » ? Et si oui, le mouvement du logiciel libre a-t-il quelque chose à y apporter ?

Dans la mesure où le site de campagne tout entier est placé sous licence Creative Commons By-Sa, on peut en déduire que l’article l’est également[1].

Nous y sommes

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Fred Vargas – 7 novembre 2008 – EuropeEcologie.fr

Nous y voilà, nous y sommes.

Depuis cinquante ans que cette tourmente menace dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes. Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit la réalité que lorsqu’elle lui fait mal.

Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance. Nous avons chanté, dansé. Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine.

Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones, franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés.

On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu. Franchement on s’est marrés. Franchement on a bien profité. Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. Certes.

Mais nous y sommes.

A la Troisième Révolution. Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie.

« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins.

Oui. On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis. C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies. La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets. De pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau.

Son ultimatum est clair et sans pitié : Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse).

Sauvez-moi, ou crevez avec moi. Evidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et honteux. D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de s’amuser encore avec la croissance.

Peine perdue. Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais. Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est –attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille- récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés).

S’efforcer. Réfléchir, même. Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire.

Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde.

Colossal programme que celui de la Troisième Révolution. Pas d’échappatoire, allons-y. Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante. Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible. A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie, une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être.

A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution. A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore.

Notes

[1] Crédit photo : Joiseyshowaa (Creative Commons By-Sa)




La guerre contre le partage doit cesser, nous dit Richard Stallman

Wikimania2009 - CC byIl n’y a aucune justification à la guerre actuelle menée contre le partage en général et celui de la musique en particulier, nous dit ici Richard Stallman, non sans proposer au passage quelques pistes pour sortir de cette inacceptable situation.

On remarquera que cet article ne figure ni sur le site de GNU ni sur celui de la FSF mais sur son site personnel[1].

En finir avec la guerre au partage

Ending the War on Sharing

Richard Stallman – Septembre 2009 – Site personnel
(Traduction Framalang : Claude et Goofy)

Quand les maisons de disques font toute une histoire autour du danger du « piratage », elles ne parlent pas d’attaques violentes de navires. Elles se plaignent du partage de copies de musique, une activité à laquelle participent des millions de personnes dans un esprit de coopération. Le terme « piratage » est utilisé par les maisons de disques pour diaboliser le partage et la coopération en les comparant à un enlèvement,un meurtre ou un vol.

Le copyright (NdT : Pour des questions de non correspondance juridique nous avons choisi de ne pas traduire copyright par droit d’auteur) a été mis en place lorsque la presse imprimée a fait de la copie un produit de masse, le plus souvent à des fins commerciales. Le copyright était acceptable dans ce contexte technologique car il servait à réguler la production industrielle, ne restreignant pas les lecteurs ou (plus tard) les auditeurs de musique.

Dans les années 1890, les maisons de disques commencèrent à vendre des enregistrements musicaux produits en série. Ceux-ci facilitèrent le plaisir de la musique et ne furent pas un obstacle à son écoute. Le copyright sur ces enregistrements était en général peu sujet à controverse dans la mesure où il ne restreignait que les maisons de disques mais pas les auditeurs.

La technique numérique d’aujourd’hui permet à chacun de faire et partager des copies. Les maisons de disques cherchent maintenant à utiliser les lois sur le copyright pour nous refuser l’utilisation de cette avancée technologique. La loi, acceptable quand elle ne restreignait que les éditeurs, est maintenant une injustice car elle interdit la coopération entre citoyens.

Empêcher les gens de partager s’oppose à la nature humaine, aussi la propagande orwellienne du « partager, c’est voler » tombe-t-elle généralement dans l’oreille de sourds. Il semble que le seule manière d’empêcher les gens de partager soit une guerre rude contre le partage. Ainsi, les maisons de disques, au moyen de leurs armes légales comme la RIAA (NdT : RIAA : Recording Industry Association of America), poursuivent en justice des adolescents, leur demandant des centaines de milliers de dollars, pour avoir partagé. Au même moment, des coalitions d’entreprises, en vue de restreindre l’accès du public à la technologie, ont développé des systèmes de Gestion de Droits Numériques (NdT : Systèmes anti-copie ou DRM : Digital Restrictions Management) pensés pour menotter les utilisateurs et rendre les copies impossibles : les exemples incluent iTunes ou encore les disques DVD et Blueray (voir DefectiveByDesign.org pour plus d’informations). Bien que ces coalitions opèrent de façon anti-concurrentielle, les gouvernements oublient systématiquement de les poursuivre légalement.

Le partage continue malgré ces mesures, l’être humain ayant un très fort désir de partage. En conséquence, les maisons de disques et autres éditeurs demandent des mesures toujours plus dures pour châtier les partageurs. Ainsi les États-Unis ont voté une loi en octobre 2008 afin de saisir les ordinateurs utilisés pour le partage interdit. L’union Européenne envisage une directive afin de couper l’accès à Internet aux personnes accusées (pas condamnées) de partage : voir laquadrature.net si vous souhaitez aider et vous opposer à cela. La Nouvelle-Zélande a déjà adopté une telle loi en 2008.

Au cours d’une récente conférence, j’ai entendu une proposition demandant que les gens prouvent leur identité afin d’accéder à Internet : une telle surveillance aiderait aussi à écraser la dissidence et la démocratie. La Chine a annoncé une telle politique pour les cybercafés : l’Europe lui emboitera-t-elle le pas ? Un premier ministre au Royaume-Uni a proposé d’emprisonner dix ans les personnes en cas de partage. Ce n’est toujours pas appliqué… pour le moment. Pendant ce temps, au Mexique, les enfants sont invités à dénoncer leurs propres parents, dans le meilleur style soviétique, pour des copies non-autorisées. Il semble qu’il n’y ait pas de limite à la cruauté proposée par l’industrie du copyright dans sa guerre au partage.

Le principal argument des maisons de disques, en vue de l’interdiction du partage, est que cela cause des pertes d’emplois. Cette assertion se révèle n’être que pure hypothèse[2]. Et même en admettant qu’elle soit vraie, cela ne justifierait pas la guerre au partage. Devrions-nous empêcher les gens de nettoyer leurs maisons pour éviter la perte d’emplois de concierges ? Empêcher les gens de cuisiner ou empêcher le partage de recettes afin d’éviter des pertes d’emplois dans la restauration ? De tels arguments sont absurdes parce que le remède est radicalement plus nocif que la maladie.

Les maisons de disques prétendent aussi que le partage de musique ôte de l’argent aux musiciens. Voilà une sorte de demi-vérité pire qu’un mensonge : on n’y trouve même pas une vraie moitié de vérité.
Car même en admettant leur supposition que vous auriez acheté sinon un exemplaire de la même musique (généralement faux, mais parfois vrai), c’est seulement si les musiciens sont des célébrités établies depuis longtemps qu’ils gagneront de l’argent suite à votre achat. Les maisons de disques intimident les musiciens, au début de leur carrière, par des contrats abusifs les liant pour cinq ou sept albums. Il est rarissime qu’un enregistrement, sous incidence de ces contrats, vende suffisamment d’exemplaires pour rapporter un centime à son auteur. Pour plus de détails, suivez ce lien. Abstraction faite des célébrités bien établies, le partage ne fait que réduire le revenu que les industriels du disque vont dépenser en procès intentés aux amateurs de musique.

Quant aux quelques musiciens qui ne sont pas exploités par leurs contrats, les célébrités bien assises, ce n’est pas un problème particulier pour la société ou la musique si elles deviennent un peu moins riches. Il n’y a aucune justification à la guerre au partage. Nous, le public, devrions y mettre un terme.

Certains prétendent que les maisons de disques ne réussiront jamais à empêcher les gens de partager, que cela est tout simplement impossible[3]. Etant données les forces asymétriques des lobbyistes des maisons de disques et des amateurs de musique, je me méfie des prédictions sur l’issue de cette guerre ; en tout cas, c’est folie de sous-estimer l’ennemi. Nous devons supposer que chaque camp peut gagner et que le dénouement dépend de nous.

De plus, même si les maisons de disques ne réussiront jamais à étouffer la coopération humaine, elles causent déjà aujourd’hui énormément de dégâts, juste en s’y essayant, avec l’intention d’en générer davantage demain. Plutôt que de les laisser continuer cette guerre au partage jusqu’à ce qu’ils admettent sa futilité, nous devons les arrêter aussi vite que possible. Nous devons légaliser le partage.

Certains disent que la société en réseau n’a plus besoin de maisons de disques. Je n’adhère pas à cette position. Je ne paierai jamais pour un téléchargement de musique tant que je ne pourrais pas le faire anonymement, je veux donc être capable d’acheter des CDs anonymement dans une boutique. Je ne souhaite pas la disparition des maisons de disques en général, mais je n’abandonnerai pas ma liberté pour qu’elles puissent continuer.

Le but du copyright (sur des enregistrements musicaux ou toute autre chose) est simple : encourager l’écriture et l’art. C’est un but séduisant mais il y a des limites à sa justification. Empêcher les gens de pratiquer le partage sans but commercial, c’est tout simplement abusif. Si nous voulons promouvoir la musique à l’âge des réseaux informatiques, nous devons choisir des méthodes correspondant à ce que nous voulons faire avec la musique, et ceci comprend le partage.

Voici quelques suggestions à propos de ce que nous pourrions faire :

  • Les fans d’un certain style de musique pourraient organiser des fans clubs qui aideraient les gens aimant cette musique.
  • Nous pourrions augmenter les fonds des programmes gouvernementaux existants qui subventionnent les concerts et autres représentations publiques.
  • Les artistes pourraient financer leurs projets artistiques coûteux par des souscriptions, les fonds devant être remboursés si rien n’est fait.
  • De nombreux musiciens obtiennent plus d’argent des produits dérivés que des enregistrements. S’ils adoptent cette voie, ils n’ont aucune raison de restreindre la copie, bien au contraire.
  • Nous pourrions soutenir les artistes musiciens par des fonds publics distribués directement en fonction de la racine cubique de leur popularité. Utiliser la racine cubique signifie que, si la célébrité A est 1000 fois plus populaire que l’artiste chevronné B, A touchera 10 fois plus que B. Cette manière de partager l’argent est une façon efficace de promouvoir une grande diversité de musique.
    La loi devrait s’assurer que les labels de disques ne pourront pas confisquer ces sommes à l’artiste, l’expérience montrant qu’elles vont essayer de le faire. Parler de « compensation » des « détenteurs de droits » est une manière voilée de proposer de donner l’essentiel de l’argent aux maisons de disques, au nom des artistes.
    Ces fonds pourraient venir du budget général, ou d’une taxe spéciale sur quelque chose liée plus ou moins directement à l’écoute de musique, telle que disques vierges ou connexion internet.
  • Soutenir l’artiste par des paiements volontaires. Cela fonctionne déjà plutôt bien pour quelques artistes tels que Radiohead, Nine Inch nail (NdT : Voir cette vidéo) ou Jane Siberry (sheeba.ca), même en utilisant des systèmes peu pratiques qui obligent l’acheteur à avoir une carte de crédit.
    Si chaque amateur de musique pouvait payer avec une monnaie numérique (NdT : digital cash), si chaque lecteur de musique comportait un bouton sur lequel appuyer pour envoyer un euro à l’artiste qui a créé le morceau que vous écoutez, ne le pousseriez-vous pas occasionnellement, peut-être une fois par semaine ? Seuls les pauvres et les vrais radins refuseraient.

Vous avez peut-être d’autres bonnes idées. Soutenons les musiciens et légalisons le partage.

Copyright 2009 Richard Stallman
Cet article est sous licence Creative Commons Attribution Noderivs version 3.0

Notes

[1] Crédit photo : Wikimania2009 (Creative Commons By)

[2] Voir cet article, mais attention à son utilisation du terme de propagande « propriété intellectuelle », qui entretient la confusion en mettant dans le même panier des lois sans rapport. Voir ce lien et pourquoi il n’est jamais bon d’utiliser ce terme.

[3] Voir the-future-of-copyright.




Si rien ne bouge en France dans les cinq ans je demande ma mutation à Genève

Broma - CC byCe billet souhaite avant tout saluer l’action du SEM qui, dans le cadre des MITIC, favorise les SOLL au sein du DIP. Gageons cependant que si vous n’êtes pas familier avec le système éducatif genevois, cette introduction risque de vous apparaitre bien énigmatique !

Le DIP, c’est le Département de l’Instruction Publique du Canton de Génève et le SEM, le Service Écoles-Médias chargé de la mise en œuvre de la politique du Département dans le domaine des Médias, de l’Image et des Technologies de l’Information et de la Communication, autrement dit les MITIC.

Mais l’acronyme le plus intéressant est sans conteste les SOLL puisqu’il s’agit rien moins que des Standards Ouverts et des Logiciels Libres.

En mars dernier en effet le SEM a élaboré un plan de déploiement 2009-2013 sur cinq ans des postes de travail pédagogiques (autrement dit les ordinateurs des élèves[1]) qui présente la particularité d’être peu ou prou… exactement ce qu’il nous faudrait à nous aussi en France ! Lecture chaudement recommandée.

L’objectif du présent plan de déploiement est de parvenir d’ici la rentrée 2013 à doter les écoles d’un poste de travail fonctionnant uniquement sous GNU/Linux, dans sa distribution Ubuntu.

Impressionnant non ! Proposez aujourd’hui la même chose de l’autres côté de la frontière et c’est le tremblement de terre (assorti d’une belle panique du côté des « enseignants innovants » de Projetice, du Café pédagogique et de Microsoft) !

Mais ainsi exposé, il y a un petit côté radical à nuancer :

Le solde constitue les exceptions pour lesquelles il n’aura pas été possible de trouver une solution ou pour lesquelles les systèmes propriétaires restent manifestement mieux adaptés au métier.

Et comment ne pas souscrire à ce qui suit (que je m’en vais de ce pas imprimer et encadrer dans ma chambre) :

Il s’agit en fait d’opérer un changement de paradigme : aujourd’hui, le standard est Windows, l’exception MacOS. Demain, le standard sera GNU/Linux, les exceptions MacOS et Windows.

Tout est dit ou presque. Ce n’est ni un désir, ni une prédiction, c’est à n’en pas douter le choix technologique d’avenir de nos écoles. Et plus tôt on prendra le train en marche, mieux ça vaudra.

Je n’ai pu résister à vous recopier intégralement la première page du plan tant elle est pertinente et pourrait se décliner partout où l’on analyse sérieusement la situation.

Depuis 2004, l’État de Genève a annoncé son intention d’orienter progressivement son informatique vers les standards ouverts et les logiciels libres (SOLL).

Cette décision est motivée par la prise de conscience que « l’information gérée par l’État est une ressource stratégique dont l’accessibilité par l’administration et les citoyens, la pérennité et la sécurité ne peuvent être garanties que par l’utilisation de standards ouverts et de logiciels dont le code source est public ».

Un intérêt économique est aussi présent : diminution des dépenses de licences bien sûr, mais également en favorisant les compétences et les services offerts par des sociétés locales plutôt que de financer de grands comptes internationaux.

Dans le domaine de l’informatique pédagogique, l’intérêt pour les SOLL est bien antérieur. En effet, les logiciels libres offrent pour l’éducation des avantages spécifiques, en plus des avantages communs à tous les secteurs de l’État. Ces logiciels permettent de donner gratuitement aux élèves les outils utilisés en classe et donc de favoriser le lien entre l’école et la maison ; ils offrent un apprentissage affranchi de la volonté des grands éditeurs de créer des utilisateurs captifs ; et la large communauté qui s’est développée autour des SOLL produit des solutions de qualité adaptées aux besoins de l’éducation.

La question des ressources pédagogiques est également au centre de cette problématique. S’appuyant sur le fonctionnement collaboratif propre au logiciel libre, il s’agit de mettre à disposition des enseignants et des élèves des environnements numériques technologiques performants à même de valoriser les contenus créés par les enseignants, de leur offrir la possibilité de les partager et de les échanger tout en protégeant les auteurs.

Conscient de ces enjeux, le DIP a validé en juin 2008 une directive formalisant sa décision « d’orienter résolument son informatique tant administrative que pédagogique vers des solutions libres et ouvertes ». La responsabilité de cette démarche a été confiée au SEM.

On peut toujours qualifier la Suisse de « neutre » et « conservatrice » mais certainement pas pour ce qui concerne les TICE du côté de Genève !

L’excellente directive dont il est question à la fin de l’extrait, nous en avions longuement parlé dans un billet dédié du Framablog. On notera qu’il est également questions des ressources pédagogiques, évoquées (malheureusement en creux) lors du billet L’académie en ligne ou la fausse modernité de l’Éducation nationale.

Vous me direz peut-être que cette belle intention ne se décrète pas. Et vous aurez raison ! Mais on en a pleinement conscience et c’est aussi pour cela qu’on se donne du temps, cinq ans, en commençant progressivement par quelques écoles pilotes.

Comme lors de tout changement, la transition vers un poste de travail logiciels libres va susciter des oppositions importantes, liées à des critères objectifs ou à des craintes non fondées. Pour assurer la réussite du projet, il conviendra donc d’identifier les risques et de mettre en œuvre les moyens de les réduire.

Les principaux risques identifiables dès maintenant sont les suivants :

– résistance au changement des utilisateurs parce que celui-ci demande un effort d’apprentissage et d’adaptation ;

– habitudes acquises lors de la formation (notamment universitaire) d’utiliser certains produits propriétaires, même si ceux-ci sont onéreux et parfois moins performants ou pratiques ;

– difficultés à récupérer les contenus déjà réalisés avec les nouveaux logiciels proposés ;

– difficultés à échanger les documents entre l’environnement mis à disposition par le DIP et les divers environnement acquis dans le domaine privé (même si les logiciels libres peuvent gratuitement être installés à domicile) ;

– ressources insuffisantes pour accompagner le changement et assurer une aide locale aux utilisateurs ;

– manque de clarté des objectifs de l’Etat dans le domaine des SOLL et impression que le DIP fait cavalier seul (ou, plus grave, renoncement de l’Etat à ses objectifs) ;

Et pour se donner le maximum de chances de franchir l’obstacle :

Dans la plupart des cas, la réponse aux préoccupations décrites passe par un effort d’information et de formation. Il faudra en particulier :

– rendre très clairement lisibles les objectifs de l’Etat et du DIP ;

– assurer lors de chaque migration une réelle plus-value pour les utilisateurs, soit pour la couverture des besoins, soit dans la mise à jour et la maintenance du poste, soit pour le support et la maintenance ou encore l’autoformation en ligne ;

– être en mesure d’apporter une aide spécifique, personnalisée, locale, efficace et rapide pour résoudre les problématiques soulevées.

Le plan décrit dans ce document est évolutif. Il pourra être adapté en fonction des opportunités ou difficultés rencontrées au sein du périmètre concerné, ou en fonction de l’évolution du contexte (politique des éditeurs de logiciels, modification des orientations globales de l’Etat, etc.).

Face à ce types d’initiatives, vous pouvez être certain que la politique de certains éditeurs, que l’on ne nommera pas, va évoluer, et évoluer dans le bon sens (ce n’est pas autrement que s’y prend le Becta en Angleterre).

Et pour conclure :

Le but visé par la transition vers les standards ouverts et les logiciels libres consiste en premier lieu à améliorer la qualité et la pérennité des outils informatiques mis à la disposition de l’enseignement.

Les avantages sont évidents dans une perspective globale. Vue du terrain, la réalité est nettement plus nuancée étant donné l’effort personnel que demande le changement d’habitudes et de moyens.

C’est la raison pour laquelle la compréhension par chacun des enjeux est essentielle, de même que la qualité de l’accompagnement qui devra soutenir la démarche.

Voilà une démarche que nous allons suivre de près.

Si vous voulez mon humble avis, on serait bien inspiré d’inviter nos amis du SEM au prochain Salon de l’Éducation à Paris, avec le secret espoir d’être remarqués par notre ministre et ses experts conseillers.

PS : La source de ce billet provient de l’article Écoles : l’informatique en logiciels libres du quotidien suisse indépendant Le Courrier, qui cite souvent le directeur du SEM Manuel Grandjean : « On ne va pas changer une Ferrari pour une 2CV juste parce qu’elle est open source » ou encore « Le travail d’enseignant intègre largement la collaboration et la mise en commun de ressources (…) On est véritablement dans une défense du bien commun ».

Notes

[1] Crédit photo : Broma (Creative Commons By)




Rencontre avec le Parti Pirate suédois

Ann Catrin Brockman - CC by-saDans notre imaginaire collectif la Suède est un pays où il fait bon vivre, auquel on accole souvent certains adjectifs comme « social », « mesuré », « organisé », « tranquille, voire même « conservateur ».

C’est pourquoi l’irruption soudaine dans le paysage politique local du Parti Pirate (ou Piratpartiet) a surpris bon nombre d’observateurs.

Surprise qui a dépassé les frontières lors du récent et tonitruant succès du parti aux dernières élections européennes (7% des voix, 1 et peut-être 2 sièges).

Nous avons eu envie d’en savoir plus en traduisant un entretien réalisé par Bruce Byfield avec le leader du parti, Rickard Falkvinge (cf photo[1] ci-dessus).

Ce succès est-il reproductible dans d’autres pays à commencer par l’Europe et par la France ? C’est une question que l’on peut se poser à l’heure où les différents (et groupusculaires) partis pirates français ont, semble-t-il, décidé d’unir (enfin) leurs forces. À moins d’estimer que l’action, l’information et la pression d’une structure comme La Quadrature du Net sont amplement suffisants pour le moment (j’en profite pour signaler qu’eux aussi ont besoin de sou(s)tien actuellement).

Remarque : C’est le troisième article que le Framablog consacre directement au Parti Pirate suédois après l’appel à voter pour eux (vidéo inside) et la toute récente mise au point de Richard Stallman sur les conséquences potentielles pour le logiciel libre de leur programme politique (question précise que le journaliste n’évoque pas dans son interview).

Interview avec le leader du Parti Pirate : « Des libertés cruciales »

Interview with Pirate Party Leader: "These are Crucial Freedoms"

Bruce Byfield – 16 juin 2009 – Datamation
(Traduction Framalang : Tyah, Olivier et Severino)

Le 7 Juin 2009, les électeurs suédois ont élu un membre du PiratPartiet (Parti Pirate) au Parlement Européen. Ils bénéficieront même d’un second siège si le Traité de Lisbonne est ratifié, celui-ci octroyant à la Suède deux sièges supplémentaires.

Bien que relativement faibles, ce sont de bons résultats pour un parti fondé il y a à peine trois ans, et qui fait campagne avec très peu de moyens, s’appuyant essentiellement sur ses militants. Que s’est-il passé et pourquoi cet événement est-il important bien au-delà de la Suède ?

Pour Richard Falkvinge, fondateur et leader du Parti Pirate, l’explication est simple : les pirates ont fait entrer pour la première fois dans le débat public les préoccupations de la communauté libre concernant la question du copyright et du brevet, et cela en utilisant les réseaux sociaux, un média complètement ignoré par leurs opposants.

Falkvinge nous en a dit un peu plus sur le sujet à l’occasion d’une présentation au cours du récent congrès Open Web Vancouver, ainsi que dans une brève interview qu’il nous a accordée le lendemain.

Falkvinge, entrepreneur depuis son adolescence, s’est intéressé à l’informatique toute sa vie d’adulte, et naturellement aux logiciels libres. « J’ai participé à différents projets open source » dit-il en ajoutant promptement : « Vous ne risquez pas d’avoir entendu parler des projets auxquels j’ai participé. Je fais partie des gens qui ont la malchance de toujours s’engager dans des projets qui ne vont nulle part – excepté celui-ci, évidemment. »

Comme pour de nombreuses autres personnes, le tournant fut pour Falkvinge la volonté de l’Europe d’imposer des droits d’auteurs plus strictes encore en 2005. Selon Falkvinge, le sujet fut largement couvert et débattu en Suède par tout le monde – sauf par les politiciens.

« Je me suis donc demandé : que faut-il faire pour obtenir l’attention des politiciens ? J’ai réalisé que l’on ne pouvait sûrement pas capter leur attention sans amener le débat sur leur terrain. Le seul recours était de contourner totalement les politiciens et de s’adresser directement aux citoyens lors des élections, de nous lancer sur leur terrain pour qu’ils ne puissent plus nous ignorer. »

Si pour les nord-américains, le nom peut sembler provocateur, Falkvinge explique que c’était un choix évident étant donné le contexte politique. En 2001 fut fondé un lobby défendant le copyright nommé le Bureau Anti-Pirate, donc quand un think-tank adverse s’est créé en 2003, il prit tout naturellement le nom de Bureau Pirate.

Selon Falkvinge, « la politique pirate devint connue et reconnue. Chacun savait ce qu’était la politique pirate, l’important n’était donc pas de réfléchir à un nom, mais bien de fonder le parti. », ce qu’il fit le 1er janvier 2006.

Dès le départ, Falkvinge rejetta l’idée de s’appuyer sur les vieux média : TV, radio, presse.

« Ils n’auraient jamais accordé le moindre crédit à ce qu’ils considéraient comme une mouvance marginale. Ils n’auraient jamais parlé suffisamment de nous pour que nos idées se répandent. Il faut dire aussi qu’elles ne rentrent pas vraiment dans leur moule, alors comment expliquer quelque chose que vous avez du mal à saisir ? »

« Nous n’avions d’autre choix que de construire un réseau d’activistes. Nous savions que nous devions faire de la politique d’une manière jamais vue auparavant, de proposer aux gens quelque chose de nouveau, de nous appuyer sur ce qui fait le succès de l’open source. Nous avons essentiellement contourné tous les vieux médias. Nous n’avons pas attendu qu’ils décident de s’intéresser à nous; nous nous sommes simplement exprimés partout où nous le pouvions. »

Leur succès prit tous les autres partis politiques par surprise. Seulement quelques jours après avoir mis en ligne le premier site du parti, le 1er janvier 2006, Falkvinge apprit que celui-ci comptabilisait déjà plusieurs millions de visiteurs. La descente dans les locaux de Pirate Bay et les élections nationales suédoises qui se sont tenues plus tard dans l’année ont contribué à faire connaître le parti, mais c’est bien sur Internet, grâce aux blogs et à d’autres médias sociaux, qu’il a gagné sa notoriété.

Aujourd’hui c’est le troisième parti le plus important de Suède, et il peut se vanter d’être le parti politique qui rassemble, et de loin, le plus de militants parmi les jeunes.

« Ce n’est pas seulement le plus grand parti en ligne », dit Falkvinge. « C’est le seul parti dont les idées sont débattues en ligne. »

Les analystes politiques traditionnels avaient du mal à croire que le Parti Pirate puisse être régulièrement crédité de 7 à 9% d’intentions de vote dans les sondages.

« J’ai lu une analyste politique qui se disait complètement surprise » rapporte Falkvinge. « Elle disait : « Comment peuvent-ils être si haut dans les sondages ? Ils sont complètement invisibles ». Son analyse était évidemment entièrement basée sur sa connaissance classique de la politique. La blogosphère de son côté se demandait si elle n’avait pas passé ces dernières années dans une caverne. »

La plateforme du Parti Pirate

Aux yeux de Falkvinge, la lutte pour l’extension des droits d’auteurs et des brevets, c’est l’Histoire qui bégaye. Il aborde le sujet des droits d’auteurs en rappelant que l’Église catholique réagit à l’invention de l’imprimerie, qui rendait possible la diffusion de points de vue alternatifs, en bannissant la technologie de France en 1535.

Un exemple plus marquant encore est celui de l’Angleterre, qui créa un monopole commercial sur l’imprimerie. Bien qu’elle connue une période sans droit d’auteur, après l’abdication de Jacques II en 1688, il fut restauré en 1709 par le Statute of Anne. Les monopolistes, qui affirmaient que les écrivains tireraient bénéfice du droit d’auteur, ont largement pesé sur cette décision.

Dans les faits, explique Falkvinge, « le droit d’auteur a toujours bénéficié aux éditeurs. Jamais, ô grand jamais, aux créateurs. Les créateurs ont été utilisés comme prétexte pour les lois sur les droits d’auteur, et c’est toujours le cas 300 ans plus tard. Les politiciens emploient toujours la même rhétorique que celle utilisée en 1709, il y a 300 foutues années ! »

Aujourd’hui, Falkvinge décrit le droit d’auteur comme « une limitation du droit de propriété » qui a de graves conséquences sur les libertés civiles. Pour Falkvinge, les efforts faits par des groupes comme les distributeurs de musique et de films pour renforcer et étendre les droits d’auteurs menacent ce qu’il appelle le « secret de correspondance », la possibilité de jouir de communications privées grâce à un service public ou privé.

Partout dans le monde les pressions montent pour rendre les fournisseurs d’accès responsables de ce qui circule sur leurs réseaux, ce qui remet en cause leur statut de simple intermédiaire. « C’est comme si l’on poursuivait les services postaux parce que l’on sait qu’ils sont les plus gros distributeurs de narcotiques en Suède », raisonne Falkvinge par analogie.

Une autre conséquence concerne la liberté de la presse, sujet cher aux journalistes et aux dénonciateurs. « Si vous ne pouvez confier un scandale à la presse sans que des groupes privés ou gouvernementaux y jettent un œil avant qu’il ne parvienne à la presse, quels sujets allez-vous traiter ? Et bien, rien ne sera révélé, car personne ne sera assez fou pour prendre ce risque. À quoi vous servira alors la liberté de la presse ? À écrire des communiqués de presse ? »

Falkvinge défend un droit d’auteur beaucoup plus souple, réservé uniquement à la distribution commerciale et sévèrement restreint ; cinq ans serait une durée raisonnable, suggère-t-il. « Il faut que les droits d’auteurs sortent de la vie privée des personnes honnêtes. Les droits d’auteurs ressemblent de plus en plus à des policiers en uniformes qui font des descentes avec des chiens chez les gens honnêtes. C’est inacceptable. »

Il croit aussi que la copie privée est un progrès social, en faisant valoir que « Nous savons que la société avance quand le culture et les connaissances se diffusent aux citoyens. Nous voulons donc encourager la copie non-commerciale. »

De même, le Parti Pirate s’oppose aux brevets, particulièrement aux brevets logiciels, mais aussi dans d’autres domaines.

« Chaque brevet, dans sa conception même, inhibe l’innovation », maintient-il. « Les brevets ont retardé la révolution industrielle de trente ans, ils ont retardé l’avènement de l’industrie aéronautique nord-américaine de trente autres années, jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale éclate et que le gouvernement des États-Unis confisque les brevets. Ils ont retardé la radio de cinq ans. » Aujourd’hui, suggère t-il, les progrès technologiques en matière de voitures électriques et d’infrastructures écologiques sont bloqués par les brevets.

« Tout cela n’est en rien différent de la réaction de l’Église Catholique », explique Falkvinge. « Quand il y a une technologie dérangeante, vecteur d’égalisation, la classe dirigeante n’attaque pas les personnes qui essaient de devenir égales. Elle s’en prend à la technologie qui rend cela possible. On le voit dans le monde entier, la classe dirigeante attaque Internet. »

« Les excuses varient. En Chine, c’est le contrôle. En Asie du Sud, c’est la morale publique, dans d’autres endroits, c’est l’ordre et la loi. En Égypte, je pense, la raison est de respecter les préceptes de la religion, l’Islam dans leur cas. Aux États-Unis, il y a trois excuses majeures : le droit d’auteur, le terrorisme et la pédophilie. Ces excuses sont en train d’être utilisées pour briser le plus grand égalisateur de population jamais inventé. »

« Voilà le véritable enjeu. Les libertés fondamentales doivent être grignotées ou abolies pour sauvegarder un monopole chancelant d’industries obsolètes. Il est compréhensible qu’une industrie déliquescente se batte pour sa survie, mais il appartient aux politiciens de dire que, non, nous n’allons pas démanteler les libertés fondamentales juste pour que vous n’ayez pas à changer. Adaptez-vous ou bien mourrez. »

C’est dans cette situation, déclare Falkvinge, que les perspectives du Parti Pirate sont si importantes.

Le Parti Pirate « adopte une position sur les droits civiques que les politiciens ne comprennent pas. Ils écoutent les lobbys et s’attaquent de manière extrêmement dangereuse aux libertés fondamentales. »

Les efforts du lobby pro-copyright pourraient se révéler en fin de compte futiles, pour Falkvinge ils se battent pour une cause perdue. Mais il met aussi en garde contre les dommages considérables que pourrait causer le lobby avant d’être finalement emporté par l’inéluctable.

Courtiser les Pirates

Cybriks - CC byÀ la prochaine séance du Parlement Européen, Christian Engstrom siègera dans l’hémicycle, un entrepreneur devenu activiste qui milite contre les brevets depuis ces cinq dernières années. Si le Parti Pirate obtient un second siège, Engstrom sera rejoint par Amelia Andersdotter (cf photo ci-contre), que Falksvinge décrit comme « un des plus brillants esprits que nous ayons dans le Parti Pirate ». Elle serait alors la plus jeune membre jamais élue du Parlement Européen.

Le Parti Pirate aborde des problèmes dont personne, jusqu’à maintenant, n’a vraiment pris conscience. Est-ce là l’explication pour le soudain intérêt dont bénéficie le parti ? Peut-être. Mais leur popularité chez les électeurs de moins de trente ans, un groupe que les autres partis ont toujours eu du mal à séduire, compte au moins autant.

De plus, avec un électorat divisé entre une multitude de partie, les 7% recueillis par le Parti Pirate sont loin d’être négligeables.

« Ces sept coalitions se mettent en quatre pour s’approprier notre crédibilité », résume Falkvinge. « Nous jouissons d’un vrai soutien populaire que ces partis se battent pour nous avoir. »

S’exprimant quelques jours après les élections, Falkvinge ne cachait pas sa satisfaction. Malgré tout, il se prépare déjà pour les prochaines élections nationales en Suède, où il espère que le Parti Pirate jouera un rôle dans un gouvernement minoritaire. Le prix d’une alliance avec les Pirates sera, bien sûr, l’adoption de leurs idées.

« Aux élections européennes nous avons gagné notre légitimité », constate Falkvinge. « Les prochaines élections nationales nous permettront de réécrire les lois. »

Si tel est le cas, l’Union Européenne et le reste du monde pourront peut-être en sentir les effets. Déjà, des Partis Pirates se mettent en place à l’image du parti suédois, et, comme le montre leur faculté à attirer les jeunes, pour des milliers d’entre eux le Parti Pirate est le seul parti politique qui aborde les questions qui les intéressent.

« Il y a deux choses qu’il ne faut pas perdre de vue » remarque Falkvinge. « Premièrement, nous faisons partie de la nouvelle génération de défenseurs des libertés fondamentales. C’est un mouvement pour les libertés fondamentales. Des libertés fondamentales et des droits fondamentaux essentiels sont compromis par des personnes voulant contrôler le Net, et nous voulons sauvegarder ces droits. Au fond, nous voulons que les droits et devoirs fondamentaux s’appliquent aussi bien sur Internet que dans la vie courante. »

« Le deuxième point que je voudrais souligner c’est que nous nous faisons connaître uniquement par le bouche à oreille. Nous avons gagné à peu près un quart de million de voix, 50 000 membres, 17 000 activistes, par le bouche à oreille, conversation après conversation, collègue, parent, étudiant, un par un, en trois ans. »

« C’est, je crois, la meilleure preuve que c’est possible. Vous n’êtes plus dépendants des médias traditionnels. Si vous avez un message fort et que les gens s’y reconnaissent, vous pouvez y arriver. »

Notes

[1] Crédit photos : 1. Ann Catrin Brockman (Creative Commons By-Sa) 2. Cybriks (Creative Commons By)




Mésentente cordiale entre Stallman et le Parti Pirate suédois sur le logiciel libre

Mecredis - CC byPourquoi les propositions du Parti Pirate suédois sont paradoxalement susceptibles de se retourner contre le logiciel libre ?

C’est ce que nous relate Richard Stallman[1] dans un récent article traduit pas nos soins, où l’on s’apercevra que la réduction du copyright et la mise dans le domaine public ont peut-être plus d’inconvénients que d’avantages lorsqu’il s’agit du cas très particulier des logiciels libres.

Remarque : Cette traduction vous est proposée par Framalang dans le cadre d’une collaboration avec l’April (dont Cédric Corazza a assuré la relecture finale).

Pourquoi les propositions du Parti Pirate suédois se retournent contre le logiciel libre

How the Swedish Pirate Party Platform Backfires on Free Software
URL d’origine de la traduction

Richard Stallman – 24 juillet 2009 – GNU.org
(Traduction Framalang : Don Rico, Goofy et aKa)

La campagne de harcèlement à laquelle se livre l’industrie du copyright en Suède a conduit à la création du premier parti politique dont le programme vise à réduire les restrictions dues au copyright : le Parti Pirate. Parmi ses propositions, on trouve l’interdiction des DRM, la légalisation du partage à but non lucratif d’œuvres culturelles, et la réduction à une durée de cinq ans du copyright pour une utilisation commerciale. Cinq ans après sa publication, toute œuvre publiée passerait dans le domaine public.

Dans l’ensemble, je suis favorable à ces changements, mais l’ironie de la chose, c’est que ce choix particulier effectué par le Parti Pirate aurait un effet néfaste sur le logiciel libre. Je suis convaincu qu’ils n’avaient nulle intention de nuire au logiciel libre, mais c’est pourtant ce qui se produirait.

En effet, la GNU General Public License (NdT : ou licence GPL) et d’autres licences copyleft se servent du copyright pour défendre la liberté de tous les utilisateurs. La GPL permet à chacun de publier des programmes modifiés, mais à condition de garder la même licence. La redistribution d’un programme qui n’aurait pas été modifié doit elle aussi conserver la même licence. Et tous ceux qui redistribuent doivent donner aux utilisateurs l’accès au code source du logiciel.

Pourquoi les propositions du Parti Pirate suédois affecteraient-elles un logiciel libre placé sous copyleft ? Au bout de cinq ans, son code source passerait dans le domaine public, et les développeurs de logiciel privateur pourraient alors l’inclure dans leurs programmes. Mais qu’en est-il du cas inverse ?

Le logiciel privateur est soumis à des CLUF, pas seulement au copyright, et les utilisateurs n’en ont pas le code source. Même si le copyright permet le partage à but non commercial, il se peut que les CLUF, eux, l’interdisent. Qui plus est, les utilisateurs, n’ayant pas accès au code source, ne contrôlent pas les actions du programme lorsqu’ils l’exécutent. Exécuter un de ces programmes revient à abandonner votre liberté et à donner au développeur du pouvoir sur vous.

Que se passerait-il si le copyright de ce programme prenait fin au bout de cinq ans ? Cela n’obligerait en rien les développeurs à libérer le code source, et il y a fort à parier que la plupart ne le feront jamais. Les utilisateurs, que l’on privera toujours du code source, se verraient toujours dans l’impossibilité d’utiliser ce programme en toute liberté. Ce programme pourrait même contenir une « bombe à retardement » conçue pour empêcher son fonctionnement au bout de cinq ans, auquel cas les exemplaires passés dans le « domaine public » ne fonctionneraient tout simplement pas.

Ainsi, la proposition du Parti Pirate donnerait aux développeurs de logiciels privateurs la jouissance du code source protégé par la GPL, après cinq ans, mais elle ne permettrait pas aux développeurs de logiciel libre d’utiliser du code propriétaire, ni après cinq ans, ni même cinquante. Le monde du Libre ne récolterait donc que les inconvénients et aucun avantage. La différence entre code source et code objet, ainsi que la pratique des CLUF, permettraient bel et bien au logiciel privateur de déroger à la règle générale du copyright de cinq ans, ce dont ne pourrait profiter le logiciel libre.

Nous nous servons aussi du copyright pour atténuer en partie le danger que représentent les brevets logiciels. Nous ne pouvons en protéger complètement nos programmes, nul programme n’est à l’abri des brevets logiciels dans un pays où ils sont autorisés, mais au moins nous empêchons qu’on les utilise pour rendre le programme non-libre. Le Parti Pirate propose d’abolir les brevets logiciels, et si cela se produisait, ce problème ne se poserait plus. Mais en attendant, nous ne devons pas perdre notre seul moyen de protection contre les brevets.

Aussitôt après que le Parti Pirate a annoncé ses propositions, les développeurs de logiciel libre ont décelé cet effet secondaire et proposé qu’on établisse une règle à part pour le logiciel libre : on allongerait la durée du copyright pour le logiciel libre, de sorte que l’on puisse le garder sous licence copyleft. Cette exception explicite accordée au logiciel libre contrebalancerait l’exception de fait dont bénéficierait le logiciel privateur. Dix ans devraient suffire, à mon sens. Toutefois, cette proposition s’est heurtée à une forte résistance des dirigeants du Parti Pirate, qui refusent de faire un cas particulier en allongeant la durée du copyright.

Je pourrais approuver une loi par laquelle le code source d’un logiciel placé sous licence GPL passerait dans le domaine public au bout de cinq ans, à condition que cette loi ait le même effet sur le code source des logiciels privateurs. Car le copyleft n’est qu’un moyen pour atteindre une fin (la liberté de l’utilisateur), et pas une fin en soi. En outre, j’aimerais autant ne pas me faire le chantre d’un copyright plus fort.

J’ai donc proposé que le programme du Parti Pirate exige que le code source des logiciels privateurs soit déposé en main tierce dès la publication des binaires. Ce code source serait ensuite placé dans le domaine public au bout de cinq ans. Au lieu d’accorder au logiciel libre une exception officielle à la règle des cinq ans de copyright, ce système éliminerait l’exception officieuse dont bénéficierait le logiciel privateur. D’un côté comme de l’autre, le résultat est équitable.

Un partisan du Parti Pirate a proposé une variante plus large de ma première suggestion : une règle générale selon laquelle le copyright serait allongé à mesure que l’on accorde plus de liberté au public dans l’utilisation du programme. Cette solution présente l’avantage d’insérer le logiciel libre dans un mouvement collectif de copyright à durée variable au lieu de n’en faire qu’une exception isolée.

Je préfèrerais la solution de la main tierce, mais l’une ou l’autre de ces méthodes éviterait un retour de flamme, particulièrement nuisible au logiciel libre. Il existe sans doute d’autres solutions. Quoi qu’il en soit, le Parti Pirate suédois devrait éviter d’infliger un handicap à un mouvement spécifique lorsqu’il se propose de défendre la population contre les géants prédateurs.

Notes

[1] Crédit photo : Mecredis (Creative Commons By)




Le socialisme nouveau est arrivé

Copyleft FlagLe socialisme est mort, vive le socialisme ? À l’instar de Is Google making us stupid? c’est une nouvelle traduction de poids que nous vous proposons aujourd’hui.

Un socialisme nouveau, revu et corrigé, est en train de prendre forme sur Internet. Telle est l’hypothèse de Kevin Kelly, célèbre éditorialiste du célèbre magazine Wired. Et l’on ne s’étonnera guère d’y voir le logiciel libre associé aux nombreux arguments qui étayent son propos.

Vous reconnaissez-vous dans ce « socialisme 2.0 » tel qu’il est présenté ici ? Peut-être oui, peut-être non. Mais il n’est jamais inutile de prendre un peu de recul et tenter de s’interroger sur ce monde qui s’accélère et va parfois plus vite que notre propre capacité à lui donner du sens.

Le nouveau Socialisme : La société collectiviste globale se met en ligne

The New Socialism: Global Collectivist Society Is Coming Online

Kevin Kelly – 22 mai 2009 – Wired
(Traduction Framalang : Poupoul2, Daria et Don Rico)

Bill Gates s’est un jour moqué des partisans de l’Open Source avec le pire épithète qu’un capitaliste puisse employer. Ces gens-là, a-t-il dit, sont « une nouvelle race de communistes », une force maléfique décidée à détruire l’incitation monopolistique qui soutient le Rêve Américain. Gates avait tort : les fanatiques de l’Open Source sont plus proches des libertariens que des communistes. Il y a pourtant une part de vérité dans son propos. La course effrénée à laquelle on se livre partout sur la planète pour connecter tout le monde avec tout le monde dessine doucement les contours d’une version revue et corrigée du socialisme.

Les aspects communautaires de la culture numérique ont des racines profondes et étendues. Wikipédia n’est qu’un remarquable exemple de collectivisme émergeant parmi d’autres, et pas seulement Wikipédia mais aussi toute le système des wikis. Ward Cunningham, qui inventa la première page web collaborative en 1994, a recensé récemment plus de cent cinquante moteurs de wiki différents, chacun d’entre eux équipant une myriade de sites. Wetpaint, lancé il y a tout juste trois ans, héberge aujourd’hui plus d’un million de pages qui sont autant de fruits d’un effort commun. L’adoption massive des licences de partage Creative Commons et l’ascension de l’omniprésent partage de fichiers sont deux pas de plus dans cette direction. Les sites collaboratifs tels que Digg, Stumbleupon, the Hype Machine ou Twine poussent comme des champignons et ajoutent encore du poids à ce fantastique bouleversement. Chaque jour nous arrive une nouvelle start-up annonçant une nouvelle méthode pour exploiter l’action communautaire. Ces changements sont le signe que l’on se dirige lentement mais sûrement vers une sorte de socialisme uniquement tourné vers le monde en réseau.

Mais on ne parle pas là du socialisme de votre grand-père. En fait, il existe une longue liste d’anciens mouvements qui n’ont rien à voir avec ce nouveau socialisme. Il ne s’agit pas de lutte des classes. Il ne s’agit pas d’anti-américanisme. Le socialisme numérique pourrait même être l’innovation américaine la plus récente. Alors que le socialisme du passé était une arme d’État, le socialisme numérique propose un socialisme sans État. Cette nouvelle variété de socialisme agit dans le monde de la culture et de l’économie, plutôt que dans celui de la politique… pour le moment.

Le communisme avec lequel Gates espérait salir les créateurs de Linux est né dans une période où les frontières étaient rigides, la communication centralisée, et l’industrie lourde et omniprésente. Ces contraintes ont donné naissance à une appropriation collective de la richesse qui remplaçait l’éclatant chaos du libre marché par des plans quinquennaux imposés par un politburo tout puissant.

Ce système d’exploitation politique a échoué, c’est le moins que l’on puisse dire. Cependant, contrairement aux vieilles souches du socialisme au drapeau rouge, le nouveau socialisme s’étend sur un Internet sans frontières, au travers d’une économie mondiale solidement intégrée. Il est conçu pour accroître l’autonomie individuelle et contrecarrer la centralisation. C’est la décentralisation à l’extrême.

Au lieu de cueillir dans des fermes collectives, nous récoltons dans des mondes collectifs. Plutôt que des usines d’État, nous avons des usines d’ordinateurs connectées à des coopératives virtuelles. On ne partage plus des forêts, des pelles ou des pioches, mais des applications, des scripts et des APIs. Au lieu de politburos sans visage, nous avons des méritocracies anonymes, où seul le résultat compte. Plus de production nationale, remplacée par la production des pairs. Finis les rationnements et subventions distribués par le gouvernement, place à l’abondance des biens gratuits.

Je reconnais que le terme socialisme fera forcément tiquer de nombreux lecteurs. Il porte en lui un énorme poids culturel, au même titre que d’autres termes associés tels que collectif, communautaire ou communal. J’utilise le mot socialisme parce que techniquement, c’est celui qui représente le mieux un ensemble de technologies dont l’efficience dépend des interactions sociales. L’action collective provient grosso modo de la richesse créée par les sites Web et les applications connectées à Internet lorsqu’ils exploitent du contenu fourni par les utilisateurs. Bien sûr, il existe un danger rhétorique à réunir autant de types d’organisation sous une bannière aussi provocatrice. Mais puisqu’il n’existe aucun terme qui soit vierge de toute connotation négative, autant donner une nouvelle chance à celui-là. Lorsque la multitude qui détient les moyens de production travaille pour atteindre un objectif commun et partage ses produits, quand elle contribue à l’effort sans toucher de salaire et en récolte les fruits sans bourse délier, il n’est pas déraisonnable de qualifier ce processus de socialisme.

À la fin des années 90, John Barlow, activiste, provocateur et hippie vieillissant, a désigné ce courant par le terme ironique de « point-communisme » (NdT : en référence au point, dot, des nom de domaines des sites Web comme framablog point org). Il le définissait comme une « main d’œuvre composée intégralement d’agents libres », « un don décentralisé ou une économie de troc où il n’existe pas de propriété et où l’architecture technologique définit l’espace politique ». En ce qui concerne la monnaie virtuelle, il avait raison. Mais il existe un aspect pour lequel le terme socialisme est inapproprié lorsqu’il s’agit de désigner ce qui est en train de se produire : il ne s’agit pas d’une idéologie. Il n’y a pas d’exigence de conviction explicite. C’est plutôt un éventail d’attitudes, de techniques et d’outils qui encouragent la collaboration, le partage, la mise en commun, la coordination, le pragmatisme, et une multitude de coopérations sociales nouvellement rendues possibles. C’est une frontière conceptuelle et un espace extrêmement fertile pour l’innovation.

Socialisme 2.0 - HistoriqueDans son livre publié en 2008, Here Comes Everybody (NdT : Voici venir chacun), le théoricien des médias Clay Chirky propose une hiérarchie utile pour classer ces nouveaux dispositifs. Des groupes de personnes commencent simplement par partager, puis ils progressent et passent à la coopération, à la collaboration et, pour finir, au collectivisme. À chaque étape, on constate un accroissement de la coordination. Une topographie du monde en ligne fait apparaître d’innombrables preuves de ce phénomène.

I. Le partage

Les masses connectées à l’Internet sont animées par une incroyable volonté de partage. Le nombre de photos personnelles postées sur Facebook ou MySpace est astronomique, et il y a fort à parier que l’écrasante majorité des photos prises avec un appareil photo numérique sont partagées d’une façon ou d’une autre. Sans parler des mises à jour du statut de son identité numérique, des indications géographiques, des bribes de réflexion que chacun publie çà et là. Ajoutez-y les six milliards de vidéos vues tous les mois sur Youtube pour les seuls États-Unis et les millions de récits issus de l’imagination de fans d’œuvres existantes. La liste des sites de partage est presque infinie : Yelp pour les critiques, Loopt pour la géolocalisation, Delicious pour les marque-pages.

Le partage est la forme de socialisme la plus tempérée, mais elle sert de fondation aux niveaux les plus élevés de l’engagement communautaire.

II. La coopération

Lorsque des particuliers travaillent ensemble à atteindre un objectif d’envergure, les résultats apparaissent au niveau du groupe. Les amateurs n’ont pas seulement partagé plus de trois milliards de photos sur Flickr, ils les ont aussi associées à des catégories ou des mots-clés ou les ont étiquetées (NdT : les tags). D’autres membres de la communauté regroupent les images dans des albums. L’usage des populaires licences Creative Commons aboutit à ce que, d’une façon communautaire, voire communiste, votre photo devienne ma photo. Tout le monde peut utiliser une photo, exactement comme un communiste pourrait utiliser la brouette de la communauté. Je n’ai pas besoin de prendre une nouvelle photo de la tour Eiffel, puisque la communauté peut m’en fournir une bien meilleure que la mienne.

Des milliers de sites d’agrégation emploient la même dynamique sociale pour un bénéfice triple. Premièrement, la technologie assiste directement les utilisateurs, en leur permettant d’étiqueter, marquer, noter et archiver du contenu pour leur propre usage. Deuxièmement, d’autres utilisateurs profitent des tags et des marque-pages des autres… Et tout ceci, au final, crée souvent une valeur ajoutée que seul le groupe dans son ensemble peut apporter. Par exemple, des photos d’un même endroit prises sous différents angles peuvent être assemblées pour former une reproduction du lieu en 3D stupéfiante. (Allez voir du côté de Photosynth de Microsoft). Curieusement, cette proposition va plus loin que la promesse socialiste du « chacun contribue selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins », puisqu’elle améliore votre contribution et fournit plus que ce dont vous avez besoin.

Les agrégateurs communautaires arrivent à d’incroyables résultats. Des sites tels que Digg ou Reddit, qui permettent aux utilisateurs de voter pour les liens qu’ils souhaitent mettre en évidence, peuvent orienter le débat public autant que les journaux ou les chaînes de télévision (pour info Reddit appartient à la maison mère de Wired, Condé Nast). Ceux qui contribuent sérieusement à ces sites y consacrent plus d’énergie qu’ils ne pourront jamais en recevoir en retour, mais ils continuent en partie à cause du pouvoir culturel que représentent ces outils. L’influence d’un participant s’étend bien au-delà d’un simple vote, et l’influence collective de la communauté surpasse de loin le nombre de ses participants. C’est l’essence même des institutions sociales, l’ensemble dépasse la somme de ses composants. Le socialisme traditionnel visait à propulser cette dynamique par le biais de l’État. Désormais dissociée du gouvernement et accrochée à la matrice numérique mondiale, cette force insaisissable s’exerce à une échelle plus importante que jamais.

III. La collaboration

La collaboration organisée peut produire des résultats dépassant ceux d’une coopération improvisée. Les centaines de projets de logiciel Open Source, tel que le serveur Web Apache, en sont le parfait exemple. Dans ces aventures, des outils finement ciselés par la communauté génèrent des produits de haute qualité à partir du travail coordonné de milliers ou dizaines de milliers de membres. Contrairement à la coopération traditionnelle, la collaboration sur d’énormes projets complexes n’apporte aux participants que des bénéfices indirects, puisque chaque membre du groupe n’intervient que sur une petite partie du produit final. Un développeur motivé peut passer des mois à écrire le code d’une infime partie d’un logiciel dont l’état global est encore à des années-lumière de son objectif. En fait, du point de vue du marché libre, le rapport travail/récompense est tellement dérisoire (les membres du projet fournissent d’immenses quantités de travail à haute valeur ajoutée sans être payés) que ces efforts collaboratifs n’ont aucun sens au sein du capitalisme.

Pour ajouter à la dissonance économique, nous avons pris l’habitude de profiter du fruit de ces collaborations sans mettre la main à la poche. Plutôt que de l’argent, ceux qui participent à la production collaborative gagnent en crédit, statut, réputation, plaisir, satisfaction et expérience. En plus d’être gratuit, le produit peut être copié librement et servir de socle à d’autres produits. Les schémas alternatifs de gestion de la propriété intellectuelle, parmi lesquelles Creative Commons ou les licences GNU, ont été créés pour garantir ces libertés.

En soi, la collaboration n’a bien sûr rien de spécialement socialiste. Mais les outils collaboratifs en ligne facilitent un style communautaire de production qui exclut les investisseurs capitalistes et maintient la propriété dans les mains de ceux qui travaillent, voire dans celles des masses consommatrices.

IV Le collectivisme

Socialisme 2.0 - Ancien / NouveauAlors qu’une encyclopédie peut être rédigée de façon coopérative, nul n’est tenu pour responsable si la communauté ne parvient pas au consensus, et l’absence d’accord ne met pas en danger l’entreprise dans son ensemble. L’objectif d’un collectif est cependant de concevoir un système où des pairs autogérés prennent la responsabilité de processus critiques, et où des décisions difficiles, comme par exemple définir des priorités, sont prises par l’ensemble des acteurs. L’Histoire abonde de ces centaines de groupes collectivistes de petite taille qui ont essayé ce mode de fonctionnement. Les résultats se sont révélés peu encourageants (quand bien même on ne tienne pas compte de Jim Jones et de la « famille » de Charles Manson).

Or, une étude approfondie du noyau dirigeant de Wikipédia, Linux ou OpenOffice, par exemple, montre que ces projets sont plus éloignés de l’idéal collectiviste qu’on pourrait le croire vu de l’extérieur. Des millions de rédacteurs contribuent à Wikipédia, mais c’est un nombre plus restreint d’éditeurs (environ mille cinq cents) qui est responsable de la majorité de l’édition. Il en va de même pour les collectifs qui écrivent du code. Une myriade de contributions est gérée par un groupe plus réduit de coordinateurs. Comme Mitch Kapor, membre fondateur de la Mozilla Open Source Code Factory, le formule : « au cœur de toutes les anarchies qui marchent, il y a un réseau à l’ancienne ».

Ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Certaines formes de collectivisme tirent avantage de la hiérarchie, alors que d’autres en souffrent. Des plateformes tels qu’Internet et Facebook, ou même la démocratie, qui servent de substrat à la production de biens ou à la fourniture de services, profitent de l’absence quasi totale de hiérarchie, laquelle réduit les obstacles à l’intégration et permet la répartition équitable des droits et responsabilités. Lorsque des acteurs puissants émergent, la structure dans son ensemble souffre. D’un autre côté, les organisations bâties pour créer des produits ont souvent besoin de dirigeants forts, et de hiérarchies organisées capable de se projeter dans l’avenir : l’un des niveaux se concentre sur les besoins immédiats, l’autre sur les cinq années à venir.

Par le passé, il était quasi impossible de construire une organisation qui exploitait la hiérarchie tout en maximisant le collectivisme. Désormais, les réseaux numériques fournissent l’infrastructure nécessaire. Le Net donne la possibilité aux organisations concentrées sur le produit de fonctionner collectivement, tout en empêchant la hiérarchie d’en prendre totalement le pouvoir. L’organisation qui conçoit MySQL, une base de données Open Source, n’est pas animée par un refus romantique de la hiérarchie, mais elle est bien plus collectiviste qu’Oracle. De la même manière, Wikipédia n’est pas un bastion d’égalité, mais elle est largement plus collectiviste que l’encyclopédie Britannica. Le cœur élitiste que nous trouvons au centre des collectifs en ligne est en fait un signe que le socialisme sans État peut fonctionner à grande échelle.

La plupart des occidentaux, moi y compris, ont été endoctrinés par l’idée que l’extension du pouvoir des individus réduit forcément le pouvoir de l’État, et vice versa. Pourtant, dans la pratique, la plupart des politiques socialisent certaines ressources et en individualisent d’autres. Les économies de marché ont pour la plupart socialisé l’éducation, et même les sociétés les plus socialisées autorisent une certaine forme de propriété privée.

Plutôt que de voir le socialisme technologique comme une sorte de compromis à somme nulle entre l’individualisme du marché libre et une autorité centralisée, on peut le considérer comme un système d’exploitation culturel qui élève en même temps l’individu et le groupe. Le but, largement désarticulé mais intuitivement compréhensible, de la technologie communautaire consiste à maximiser l’autonomie individuelle et le pouvoir de ceux qui travaillent ensemble. Ainsi, on peut voir le socialisme numérique comme une troisième voie rendant les vieux débats obsolètes.

Ce concept de troisième voie est également rapporté par Yochai Benkler, auteur de The Wealth of Networks (NdT : La richesse des réseaux), qui a probablement réfléchi plus que quiconque aux politiques des réseaux. Il affirme voir « l’émergence de la production sociale et de la production collective comme une alternative aux systèmes propriétaires et fermés, basés sur l’État ou le marché », notant que ces activités « peuvent accroître la créativité, la productivité et la liberté ». Le nouveau système d’exploitation, ce n’est ni le communisme classique et sa planification centralisée sans propriété privée, ni le chaos absolu du marché libre. C’est au contraire un espace de création émergeant, dans lequel la coordination publique décentralisée peut résoudre des problèmes et créer des richesses, là où ni le communisme ni le capitalisme purs et durs n’en sont capables.

Les systèmes hybrides qui mélangent les mécanismes marchands et non marchands ne sont pas nouveaux. Depuis des décennies, les chercheurs étudient les méthodes de production décentralisées et socialisées des coopératives du nord de l’Italie et du Pays Basque, dans lesquelles les employés sont les propriétaires, prennent les décisions, limitent la distribution des profits et sont indépendants du contrôle de l’État. Mais seule l’arrivée de la collaboration à bas prix, instantanée et omniprésente que permet Internet a rendu possible la migration du cœur de ces idées vers de nombreux nouveaux domaines telle que l’écriture de logiciels de pointe ou de livres de référence.

Le rêve, ce serait que cette troisième voie aille au-delà des expériences locales. Jusqu’où ? Ohloh, une entreprise qui analyse l’industrie de l’Open Source, a établi une liste d’environ deux cent cinquante mille personnes travaillant sur deux cent soixante-quinze mille projets. C’est à peu près la taille de General Motors et cela représente énormément de gens travaillant gratuitement, même si ce n’est pas à temps complet. Imaginez si tous les employés de General Motors n’étaient pas payés, tout en continuant à produire des automobiles !

Jusqu’à présent, les efforts les plus importants ont été ceux des projets Open Source, dont des projets comme Apache gèrent plusieurs centaines de contributeurs, environ la taille d’un village. Selon une étude récente, la version 9 de Fedora, sortie l’année dernière, représenterait soixante mille années-homme de travail. Nous avons ainsi la preuve que l’auto-assemblage et la dynamique du partage peuvent gouverner un projet à l’échelle d’une ville ou d’un village décentralisé.

Évidemment, le recensement total des participants au travail collectif en ligne va bien au-delà. YouTube revendique quelques trois cent cinquante millions de visiteurs mensuels. Presque dix millions d’utilisateurs enregistrés ont contribué à Wikipédia, cent soixante mille d’entre eux sont actifs. Plus de trente-cinq millions de personnes ont publié et étiqueté plus de trois milliards de photos et vidéos sur Flickr. Yahoo héberge près de huit millions de groupes sur tous les sujets possibles et imaginables. Google en compte près de quatre millions.

Ces chiffres ne représentent toujours pas l’équivalent d’une entière nation. Peut-être ces projets ne deviendront-ils jamais grand public (mais si Youtube n’est pas un phénomène grand public, qu’est-ce qui l’est ?). Pourtant, la population qui baigne dans les médias socialisés est indéniablement significative. Le nombre de personnes qui créent gratuitement, partagent gratuitement et utilisent gratuitement, qui sont membres de fermes logicielles collectives, qui travaillent sur des projets nécessitant des décisions collectives, ou qui expérimentent les bénéfices du socialisme décentralisé, ce nombre a atteint des millions et progresse en permanence. Des révolutions sont nées avec bien moins que cela.

On pourrait s’attendre à de la démagogie de la part de ceux qui construisent une alternative au capitalisme et au corporatisme. Mais les développeurs qui conçoivent des outils de partage ne se voient pas eux-mêmes comme des révolutionnaires. On n’est pas en train d’organiser de nouveaux partis politiques dans les salles de réunions, du moins pas aux États-Unis (en Suède, le Parti Pirate s’est formé sur une plateforme de partage, et il a remporté un piètre 0,63% des votes aux élections nationales de 2006).

En fait, les leaders du nouveau socialisme sont extrêmement pragmatiques. Une étude a été menée auprès de deux mille sept cent quatre-vingt-quatre développeurs Open Source afin d’analyser leurs motivations. La plus commune d’entre elles est « apprendre et développer de nouvelles compétences ». C’est une approche pratique. La vision académique de cette motivation pourrait être : « si je bosse sur du code libre, c’est surtout pour améliorer le logiciel ». En gros, la politique pour la politique n’est pas assez tangible.

Même ceux qui restent et ne participent pas au mouvement pourraient ne pas être politiquement insensibles à la marée montante du partage, de la coopération, de la collaboration et du collectivisme. Pour la première fois depuis des années, des pontes de la télévision et des grands magazines nationaux osent prononcer le mot tabou « socialisme », désormais reconnu comme une force qui compte dans la politique des États-Unis. À l’évidence, la tendance à la nationalisation de grosses portions de l’industrie, à l’établissement d’un système de santé public et à la création d’emplois avec l’argent du contribuable n’est pas dû en totalité au techno-socialisme. Ainsi les dernières élections ont démontré le pouvoir d’une base décentralisée et active sur le Web, dont le cœur bat au rythme de la collaboration numérique. Plus nous tirons les bénéfices d’une telle collaboration, plus nous nous ouvrons la porte à un avenir d’institutions socialistes au gouvernement. Le système coercitif et totalitaire de la Corée du Nord n’est plus, le futur est un modèle hybride qui s’inspire de Wikipédia et du socialisme modéré de la Suède.

Jusqu’où ce mouvement nous rapprochera-t-il d’une société non capitaliste, Open Source, à la productivité collaborative ? Chaque fois cette question apparue, la réponse a été : plus près que nous le pensons. Prenons Craigslist, par exemple. Ce ne sont que des petites annonces classées, n’est-ce pas ? Pourtant, ce site a démultiplié l’efficacité d’une sorte de troc communautaire pour toucher un public régional, puis l’a amélioré en intégrant des images et des mises à jour en temps réel, jusqu’à devenir soudain un trésor national. Fonctionnant sans financement ni contrôle public, connectant les citoyens entre eux sans intermédiaire, cette place de marché essentiellement gratuite produit du bien et du lien social avec une efficacité qui laisserait pantois n’importe quel gouvernement ou organisation traditionnelle. Bien sûr, elle ébranle le modèle économique des journaux, mais en même temps il devient indiscutable que le modèle de partage est une alternative viable aux entreprises à la recherche permanente de profits et aux institutions civiques financées par les impôts.

Qui aurait cru que des paysans précaires pourraient obtenir et rembourser des prêts de cent dollars accordés par de parfaits étrangers vivant à l’autre bout du monde ? C’est ce que réussit Kiva en fournissant des prêts de pair-à-pair. Tous les experts de santé publique ont déclaré sous le sceau de la confidentialité que le partage, ça convenait pour les photos, mais que personne ne partagerait son dossier médical. Pourtant, PatientsLikeMe, où les patients mettent en commun les résultats de leurs traitements pour échanger et mieux prendre soin d’eux-mêmes, a montré que l’action collective peut contredire les médecins et leurs craintes concernant la confidentialité.

L’habitude de plus en plus répandue qui consiste à partager ce que vous pensez (Twitter), ce que vous lisez (StumbleUpon), ce que vous gagnez (Wesabe), bref tout et n’importe quoi (le Web) est en train de prendre une place essentielle dans notre culture. En faire de même en créant des encyclopédies, des agences de presse, des archives vidéo, des forges logicielles, de façon collaborative, dans des groupes rassemblant des contributeurs du monde entier sans distinction de classe sociale, voilà ce qui fait du socialisme politique la prochaine étape logique.

Un phénomène similaire s’est produit avec les marchés libres du siècle dernier. Chaque jour, quelqu’un demandait : « Y a-t-il quelque chose que les marchés ne peuvent pas faire ? ». Et on établissait ainsi une liste de problèmes qui semblaient nécessiter une planification rationnelle ou un mode de gouvernance paternaliste en leur appliquant une logique de place de marché. Dans la plupart des cas, c’était la solution du marché qui fonctionnait le mieux, et de loin. Les gains de prospérité des décennies récentes ont été obtenus en appliquant les recettes du marché aux problèmes sociaux.

Nous essayons aujourd’hui d’en faire de même avec la technologie sociale collaborative, en appliquant le socialisme numérique à une liste de souhaits toujours plus grande (jusqu’aux problèmes que le marché libre n’a su résoudre) pour voir si cela fonctionne. Pour l’instant, les résultats ont été impressionnants. Partout, la puissance du partage, de la coopération, de la collaboration, de l’ouverture, de la transparence et de la gratuité s’est montrée plus pragmatique que nous autres capitalistes le pensions possible. À chaque nouvelle tentative, nous découvrons que le pouvoir du nouveau socialisme est plus grand que nous ne l’imaginions.

Nous sous-estimons la capacité de nos outils à remodeler nos esprits. Croyions-nous réellement que nous pourrions construire de manière collaborative et habiter des mondes virtuels à longueur de temps sans que notre perception de la réalité en soit affectée ? La force du socialisme en ligne s’accroît. Son dynamisme s’étend au-delà des électrons, peut-être même jusqu’aux élections.