Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (3/8)
La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.
Voici déjà le troisième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle établit une intéressante analogie entre les techniques de sabotage conseillées par les services secrets et les processus parfois involontaires par lesquelles le militantisme déconnant sabote la construction d’un projet militant.
Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :
Si nous parlons ici de sabotage, c’est parce que nous allons dans un premier temps prendre exemple sur l’activité malveillante d’infiltration dans des mouvements militants afin de les rendre inefficaces voire de les détruire, une activité pratiquée par les adversaires au mouvement : il peut s’agir par exemple d’adversaires idéologiques qui ne sont pas des professionnels, comme les fascistes peuvent créer de faux profils « SJW »1 (qu’ils estiment ennemis) et jouer à la militance déconnante pour les décrédibiliser et détruire globalement l’image de la cause. L’histoire évoquée précédemment où il a été exigé d’ajouter un « TW »2 sur une recette contenant du Kiri ressemble fortement à une pratique de ce genre, jouée par quelqu’un qui chercherait à ridiculiser les végans, à les faire passer pour des « fragiles » (mais ce n’est qu’une hypothèse, rien ne permet d’affirmer qu’il y aurait derrière un véritable saboteur anti-vegan, je me permets de prendre cette illustration justement parce qu’un saboteur hostile ne s’y serait pas mieux pris).
Ici, on va surtout aborder le jeu de l’infiltration selon les conseils des renseignements, à savoir l’OSS (ex-CIA, qui a déclassifié des documents datant de la Seconde Guerre Mondiale).
Attention, si nous nous appuyons sur les techniques de sabotage social de l’OSS pour illustrer le militantisme déconnant, ce n’est aucunement pour affirmer que tout saboteur qui nuit au mouvement est systématiquement un adversaire infiltré. Ce que nous voulons au contraire montrer, c’est qu’un militant déconnant s’évertue sans le vouloir à saboter de l’intérieur son propre mouvement, à savoir : susciter de la méfiance ou de la répulsion chez le potentiel allié ou spectateur, offrir à l’adversaire une relative tranquillité permettant à ce dernier de nuire de plus belle, de gripper le travail d’information efficace, empêcher de construire et de régler les problèmes de fond qui sapent la militance.
Les leçons de déconnage par l’OSS
Dans les années 40, l’OSS a rédigé un guide à l’usage des citoyens de pays occupés durant la Seconde Guerre Mondiale afin de les aider à entraver l’activité des Nazis, notamment parce que les citoyens étaient forcés de travailler pour eux. Tout était bon à prendre pour générer et propager l’improductivité, l’inefficacité dans presque tous les corps de métiers, ce qui était bénéfique pour les citoyens, résistants et alliés puisque la production était pompée par l’occupant et servait à la destructivité. Ainsi, ces leçons font l’inventaire de ce qui pourra perturber, entraver les environnements sociaux.
Par exemple, l’OSS conseille aux saboteurs ceci :
(2) faites des « discours ». Parlez aussi fréquemment que possible et très longuement. Illustrez vos « points » par de longues anecdotes et expériences personnelles. N’hésitez pas à faire quelques commentaires patriotiques appropriés.
(6) Reportez-vous aux questions résolues de la dernière réunion et tentez de rouvrir le débat à leur sujet.
(8) Inquiétez-vous au sujet de la légalité et de la légitimité de toute décision : posez la question de savoir si telle action envisagée relève ou non de la compétence du groupe, inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action qui entre en conflit avec la politique des supérieurs.
On pourrait retrouver ces comportements dans la militance : par exemple, lors de réunions ou de communication portant sur la création d’un site web, les saboteurs vont discourir sans fin sur un point hors-sujet ou peu pertinent alors que l’ordre du jour était clair et précis ; ils vont s’énerver sur l’usage inapproprié d’un smiley ; ils vont tenir un discours narcissisant en vantant leurs victoires/qualités ou compétences ; ils vont débattre sans fin sur la pureté éthique de l’hébergeur ; etc. Sur les réseaux sociaux/les tchats, cela peut se faire en détournant une conversation portant sur un sujet X très clair en parlant de tout autre chose, par exemple en lançant un débat enflammé sur tel mot employé (et en ignorant totalement le sujet X).
Résultat : l’action n’avance pas, donc la cause non plus. Tout le monde craint la future réunion ou communication parce que ça va être très saoulant et inutile, certains n’osent plus soulever des points pertinents tant la parole est occupée et le débat dominé par ces individus. Le sentiment d’impuissance s’installe.
« (4) Posez des questions non pertinentes aussi fréquemment que possible.
donnez des explications longues et incompréhensibles quand vous êtes interrogé »
Par exemple, lors d’un live sur Internet, cela peut se manifester par le fait de soulever des questions qui ne sont pas du tout dans le sujet. Imaginons une discussion portant sur la place de la philosophie dans la vulgarisation, une remarque sapante consistera à demander pourquoi l’interlocuteur boit un coca, emblème d’une horrible multinationale alors qu’il faudrait tous être parfaitement anticapitalistes/écolos ; en lui posant des questions sans lien avec le propos, s’il connaît l’UPR (question qui sera réitérée autant de fois que possible) ; le suspecter de mensonge et d’incompétence parce qu’il ne cite pas de tête l’intégralité des chiffres de telle étude et ceux des 15 méta-analyses qui ont suivi ; en lui demandant avec un ton accusateur pourquoi il ne parle pas de l’attentat qui a eu lieu il y a 7 mois alors que c’était horrible et que c’est ça le vrai ennemi, le principal sujet, etc.
On pourrait aussi taxer ces méthodes de trolling, mais le but du trolling consiste juste à instaurer une forme de chaos et pour le troll, le but de tester n’importe quel comportement ; or un militant déconnant peut sincèrement croire que sa technique autosabotante est bonne pour son mouvement :
Résultat : ça saoule les intervenants et ceux qui sont intéressés par le sujet, ça coupe ou empêche de voir les questions pertinentes (donc ça entrave une communication, un débat constructif qui aurait pu avancer), ça dégrade l’image de la cause des questionneurs auprès des spectateurs parce que c’est associé à une espèce de prosélytisme intempestif ou à des interruptions non pertinentes.
« (5) Soyez tatillon sur les formulations précises des communications, des procès-verbaux, des bilans.
soyez aussi irritable et querelleur que possible sans pour autant vous mettre dans l’ennui. »
Ici on arrive à un grand classique des réseaux sociaux, qui a débuté il me semble par le mouvement des grammar nazis (qui sont à ma grande surprise de « vrais » militants qui croient sincèrement en leur croisade3, même si manifestement personne n’est jamais tombé amoureux de la langue française en se faisant juger comme un criminel sous prétexte qu’il avait mal gèrè l’inclinaison d’un accent) qui va commenter uniquement pour souligner les fautes d’orthographe, de grammaire, ou pour critiquer l’usage des anglicismes, la prononciation des mots, l’accent, l’espace en trop, la TYpogrAPHie……………… ETC………… Et ça donne ce genre de chose :
« Un jour, j’ai discuté avec un mec qui avait signalé une faute de ponctuation dans le statut Facebook d’une amie qui remerciait les gens pour leurs condoléances à la suite du décès de sa mère… Il n’avait même pas vraiment lu le statut en question. Et j’ai compris que moi non plus, je ne lisais pas vraiment les statuts. Je me contentais de chercher les fautes. » (20minutes.fr)
Ce type de chasse et de procès à la « faute » peut aussi se faire à l’encontre de termes qui sont accusés d’être malveillants : par exemple, une personne vient se confier, à bout, dans l’espoir de trouver du réconfort et de l’aide (même en privé) auprès de ses alliés, et ne reçoit en retour qu’une violente correction « ce mot que tu as employé est psychophobe/insultant envers les travailleurs du sexe/homophobe/, etc », sans que son propos ait même été entendu :
« Récemment, elle [une militante] a vu avec amertume une jeune mère, victime de violences, qui sollicitait de l’aide sur un groupe Facebook de parentalité féministe, se faire corriger, car elle n’employait pas les termes jugés inclusifs pour les personnes trans ou non binaires. « Elle avait besoin de manger, pas qu’on lui dise comment s’exprimer. » (neonmag.fr)
On voit que cette tatillonerie s’oppose directement au travail militant, dans le sens où s’attaquer au terme mal employé a pour conséquence de ne pas aider cette femme bien que ce soit pourtant un objectif central du mouvement. Le travail est donc directement saboté avant même de commencer.
La formulation précise devient un devoir tellement suprême que le militant déconnant semble supprimer toute empathie pour autrui, nie son émotion, ses besoins et encore plus si c’est un allié.
Résultat : les personnes n’osent pas parler sans over-justifier leur propos, n’osent pas exprimer des émotions ou aborder des sujets qui les touchent de peur d’utiliser de mauvais termes malgré eux, voire n’osent même pas rejoindre les mouvements de peur de ne pas avoir les bons mots, les bons codes :
« Elle est étudiante et souhaite s’engager pour la première fois dans l’association dont je suis membre. Au téléphone, elle tourne autour du pot, hésitante, comme tourmentée. Et finit par admettre qu’elle a très peur de mal s’exprimer. De ne pas employer les mots justes. De ne pas savoir. Sa crainte a étouffé jusqu’ici ses envies d’engagement. Tandis que je tente de la rassurer, je lis dans son angoisse la confirmation d’un phénomène que j’observe depuis que j’ai l’œil sur les mouvements de défense de la justice sociale : une forme d’intransigeance affichée, propre à inhiber ou décourager certaines bonnes volontés. Une course à la pureté militante qui fait des ravages. (neonmag.fr).
L’autre conséquence de tout cela est d’en venir à percevoir le mouvement comme un ennemi, puisqu’à force les seules interactions que l’on peut avoir avec lui en tant que tiers peuvent n’être qu’attaque et réprobation, et par un phénomène d’escalade et de réactance4, le tiers ciblé va progressivement se positionner dans le clan adverse.
Globalement, l’action est freinée, l’adversité n’est pas combattue, voire est protégée par ces comportements (elle peut continuer sa destructivité en toute tranquillité). Plutôt que de convaincre, la cause est de plus en plus décrédibilisée et associée à une nuisance, les alliés et spectateurs sont usés de tant d’inefficacité ou de subir tant de reproches constamment. Il y a donc sabotage de la cause. Du moins ce sont des pratiques conseillées par les renseignements si on veut rendre inefficace, infécond un environnement social qu’on estime adversaire et ne pas être repéré comme saboteur. Si on est un militant sincère dans ses engagements, je doute que d’obtenir ces résultats soit satisfaisant.
Je n’ai parlé que de l’OSS pour montrer à quel point le militantisme déconnant ressemble à un sabotage (donc, pourquoi le poursuivre, pourquoi persister à croire que c’est un « bon » jeu ?), mais on aurait pu poursuivre le parallèle avec le travail d’infiltration ou de contre-propagande, avec des exemples plus modernes comme ceux du renseignement/contre-renseignement (Cointelpro5, JTRIG6) ou même les stratégies des fascistes7.
(à suivre…)
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SWJ = Social Justice Warrior, guerrier pour une justice sociale. Le terme a pris avec le temps une connotation négative, plus d’infos sur Wikipédia.↩
TW = Trigger Warning (avertissement) il s’agit d’une mention utilisée souvent sur les réseaux sociaux afin de prévenir d’un contenu pouvant choquer ou réveiller des traumatismes chez les personnes↩
Lorsqu’on interdit quelque chose à quelqu’un, qu’on le rend moins accessible ou qu’on lui retire une possibilité d’action qu’il avait auparavant, l’individu aura tendance à la vouloir plus, quand bien même il n’en avait cure avant. C’est la réactance, une réaction irréfléchie devant l’interdit, qui parfois fait choisir à l’individu des choses qui lui nuisent, lui sont inutiles, ou nuisent à ses proches/la société. Par exemple, vouloir polluer à cause d’interdits écologiques, refuser des vaccins à cause d’obligations à se faire vacciner de la part des autorités, se mettre à aimer un contenu nazi parce que celui-ci a été censuré, etc. Nous avons fait une vidéo à ce sujet.↩
Une présentation générale sur Wikipédia. Tous les documents révélés par Snowden à ce sujet sur search.edwardsnowden.com (qui détaille certaines stratégies et montre l’efficacité des opérations de contre-propagande/infiltration pour saper l’image d’un mouvement ou carrément le détruire)↩
Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (1/8)
Le feuilleton en 8 épisodes dont nous entamons aujourd’hui la publication n’est pas un simple mouvement d’humeur contre certaines dérives du militantisme mais une réflexion de fond sous l’angle de la psychologie sociale, nourrie et illustrée d’exemples analysés.
Comme la question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, nous avons demandé à l’autrice, Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.
Voici une première partie introductive de son intéressante contribution, dans laquelle elle explique son cheminement, entre éloge du militantisme et constat lucide de ses dérives toxiques, qui l’ont amenée à adopter un regard analytique qu’elle partage avec vous.
Nous publierons un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Vicissqui comprend une bibliographie revue et augmentée :
Si vous cherchez un article à charge contre le militantisme en général, je me dois de vous prévenir d’emblée, ce ne sera pas le cas ici : j’ai été militante à trois reprises, dans des milieux radicalement différents (en syndicat, parmi des hackers grey hat1, parmi des youtubeurs) et ces trois expériences ont été mémorables à bien des titres. J’ai appris énormément auprès des autres militant·es, dans l’action, même dans les moments les plus pénibles, comme ces moments de confrontation avec « l’adversaire » (celui qui représentait/défendait le maintien des problèmes structurels pour lesquels on luttait). J’ai eu des opportunités de faire des choses que je ne pensais jamais pouvoir faire dans ma vie. Cela m’a prouvé que même si l’on est officiellement « sans pouvoir », en fait si, on peut choper un pouvoir d’agir, pour transformer les choses, et ensemble ça peut marcher, avoir des effets conséquents. Jamais je ne regretterais d’avoir participé à tout ça, connu de telles expériences, même avec tous les aspects négatifs qu’elles ont pu avoir, que ce soit à travers les pressions, les déceptions, les difficultés, la violence et la paranoïa, les faux pas : parce qu’on était là, ensemble, et on sortait de l’impuissance, on créait quelque chose qui transformait un peu les choses, qui comptait, qui était juste.
J’ai aussi une énorme sympathie pour les milieux militants que je n’ai pas expérimentés. Par exemple, je n’ai jamais milité directement pour le libre, mais j’ai toujours eu plaisir à découvrir les nouveautés libres, à les tester, à les adopter parfois. Et ça vaut pour tout un tas de mouvements très variés.
Pourquoi cette sympathie et gratitude générale pour les militants ? Très sincèrement parce que leurs actions répondent parfois à mes besoins (psychologiques ou non) et ont une résonance particulièrement empuissantante que j’aime ressentir, que ce soit grâce à l’astuce d’une chimiste écolo pour fabriquer ses produits cools, les crises de rire devant le Pap 40, l’appréciation esthétique qu’offre le travail souvent engagé de Banksy, le réseau social libre qui me laisse plus de caractères que Twitter, la sororité féministe qui m’a permis d’éviter mes foutus biais d’internalité, l’accès à l’info rendu possible grâce par des grey hat qui littéralement me permet de travailler pleinement au quotidien (Merci Aaron Swartz, Alexandra Elbakyan, Edward Snowden, et tous les inconnu·es qui bidouillent dans l’ombre à libérer l’info), etc. Et si tout cela répond à mes besoins, résonne, m’augmente, aide à me développer, m’offre des solutions ou m’ouvre l’esprit à d’autres solutions, cela doit avoir cet effet bénéfique chez d’autres. Et c’est effectivement le cas, quand on étudie la militance sous une perspective historique, à travers les décennies.
Là, le bénéfice est à un autre niveau que je qualifierais de totalement épique : les changements sociaux proviennent toujours d’abord de collectifs qui militent pour faire avancer les choses.
On découvre que cette puissance de l’action militante résonne à travers les siècles, on peut la sentir lorsqu’on étudie l’histoire des Afro-américains et la conquête de leurs droits, l’histoire des résistances sans armes durant la Seconde Guerre Mondiale, l’histoire du féminisme, l’histoire LGBT, l’histoire des hackers et bien d’autres mouvements !
Tout, de la petite info à la petite innovation, du mouvement massif à l’action solitaire la plus risquée, nous offre un espoir de dingue : on peut changer le monde en mieux, on peut le faire ici et maintenant, on peut avoir ce courage, et ce qu’importe la taille de la destructivité contre laquelle on lutte, que ce soit contre un régime autoritaire, contre une situation de génocide, d’esclavage, de manipulation, de crise, d’oppression, de dangers… On peut tenter quelque chose pour que cette résistance fonctionne au mieux, même si on n’a rien. Et on peut le faire avec une arme de compassion massive qui irradiera pour des générations entières. Franchement, c’est à pleurer de joie et de soulagement prosocial que de lire les histoires des sauveteurs durant la Seconde Guerre Mondiale, c’est ouf la force de construction que transmettent les écrits de Rosa Parks, Martin Luther King, et tant d’autres.
J’ai tellement de gratitude pour toutes ces personnes, pour quantité de mouvements, c’est pourquoi je tente d’en parler quand je le peux, sous l’angle des sciences humaines : je suis partageuse de contenus sur le Net à travers Hacking-social/Horizon-gull depuis plus de 7 ans avec Gull, d’une façon engagée. On vulgarise les sciences humaines d’une façon volontairement non-neutre, c’est-à-dire en prenant parti contre tout ce qui peut détruire, oppresser, exploiter, manipuler les gens, et en partageant tout ce qui pourrait aider à viser plus d’autodétermination.
L’œuvre des militants, des activistes et autres engagés fait donc partie de ma ligne éditoriale depuis la création du site HS.
Mes angles éditoriaux se sont transformés au fil du temps, d’une part pour une raison assez positive qui est une addiction de plus en plus prononcée pour fouiner dans la littérature scientifique, et d’autre part parce que j’ai commencé à rechigner à parler des combats militants actuels, quand bien même je les soutenais, et parce que j’avais plein de choses positives à dire.
Progressivement, j’ai opté pour des compromis, comme parler de militance uniquement si celle-ci avait pu être étudiée au travers de recherches scientifiques en sciences humaines et sociales. C’est ce que j’ai pu faire d’ailleurs en toute tranquillité avec la justice transformatrice, qui aborde en partie le travail de militants abolitionnistes du système pénal, et qui a été bien accueilli sans doute parce que ce n’était pas un sujet ni d’actu, ni français. Ça n’a hurlé que très peu, et seulement sur un réseau social pour lequel je m’attendais à ce genre de réaction épidermique.
Je me rends compte aussi que plus les années ont filé, moins j’ai repartagé de contenus divers sur les réseaux sociaux (tout confondus), moins j’ai fait de posts sur ceux-ci, moins j’ai osé m’exprimer, poser des questions, faire des remarques, etc. Actuellement, je constate que je ne partage que des infos liées à nos thèmes habituels (alors que je croise tout un tas de contenus que je pourrais partager). Parfois, je n’informe même pas de notre activité sur certains réseaux sociaux parce que je n’ai pas l’énergie/la patience de gérer certaines réactions : l’énervement à cause d’une image/ de l’entête pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’article ; le mépris parce que j’ai posté ça aussi sur une plateforme impure liée aux GAFAM2 ; la colère parce que le sujet principal de l’article ne portait pas précisément sur celui que certains auraient voulu ; le dégoût parce qu’il y a un anglicisme/un néologisme ; les injonctions à mettre des TW3 ou autres balises alors que j’ai consacré des paragraphes complets à faire des avertissements dans l’article ; la condescendance pour la recherche/la statistique/l’expert·e citée, car elle a été pointée du doigt un jour par un tribunal pseudo-scientifique/pseudo-zététicien/pseudo-sceptique (que je prenne en compte pendant X pages de critiques scientifiques et que je les discutent ne compte pas, j’aurais dû ne pas en parler tout simplement, car y faire référence c’est déjà trop) ; le rejet par un tribunal grammar-nazi-académique parce que j’ai mis mes sources bibliographiques à la fin de l’article et non dans le corps de texte, etc.
Et dans ma tête, il y a ainsi une liste noire qui grandit au fur et à mesure, de sujets à ne pas ou ne plus aborder sur le Net, quand bien même je les estime avec amour ou qu’ils comptent à mes yeux, que je sens que ça pourrait être utile à autrui, parce que je sais que cela ne sera pas entendu de la sorte, et que, avouons-le, je n’ai pas le courage d’encaisser ce qui va s’ensuivre. J’ai autocensuré notamment des problématiques militantes pour lesquelles je suis directement concernée, parce que lisant comment cela se passait pour d’autres sur les réseaux sociaux, en découvrant la pureté requise pour pouvoir en parler, et la méfiance qu’on aurait d’emblée à mon égard de part mes « endogroupes »4 si je les révélais, je sais d’expérience que les attaques toucheraient trop à ma personne et que, sous le feu de l’émotion, je serais capable de m’auto-annuler, c’est-à-dire détruire mon existence sur le Net, et mon travail avec. Le fait d’avoir vu tant de collègues détruits de la sorte, alors qu’ils avaient un propos doux, juste, socialement tellement utile, créatif, me confirme malheureusement que cette liste noire de sujets, je dois la maintenir pour l’instant si je veux continuer à faire ce que je fais.
« Encore un boomer qui crie “on peut plus rien dire gnagnagnaa” parce que des militants soulignent ses erreurs et qu’il ne veut pas les assumer !! » pourriez-vous me dire ; je comprends tout à fait qu’on puisse avoir ce réflexe quand quelqu’un se plaint du militantisme-correcteur du Net. Mais cette liste noire qu’est la mienne ne veut pas dire que j’estime que je ne peux plus rien dire. Elle veut surtout dire que j’ai dû développer au fil du temps des stratégies et des hacks plus ou moins sournois non pas pour pouvoir m’exprimer sans me prendre des reproches plein la tête, non pas pour convaincre5, mais pour ne pas être dégoûtée de mes propres engagements à cause de quelques militants qui partagent ces mêmes engagements. Pour le dire plus simplement : j’ai peur du jugement des alliés.
Je n’ai pas d’angoisses particulières vis-à-vis des individus que je sais « adversaires » de ce dont je vais parler. Par exemple, je suis assez détendue sur le fait de parler de l’autoritarisme comme quelque chose de problématique et j’attends parfois avec impatience les défenseurs de l’autoritarisme pour discuter avec eux. Comme je ne cherche pas à convaincre, je n’ai absolument pas de problème à ce qu’ils rejettent le contenu avec véhémence, ce qui est d’ailleurs plutôt cohérent de leur part. Je peux même être admirative quand ils arrivent à exprimer pleinement, sans complexes, ce qui les gêne, parce qu’ils s’affichent sincèrement avec leurs valeurs, quand bien même elles sont parfois horribles (au hasard, en appeler à tuer les 3/4 de la population ou envoyer en enfer les gens comme moi). Et dans cette confrontation sincère, je récolte des informations précieuses pour de futurs contenus (les adversaires véhéments sont au fond d’excellents contributeurs involontaires).
Par contre, c’est vraiment dur de se prendre de la haine de la part d’individus qui, je le constate après discussion, ont les mêmes valeurs que celles diffusées dans le contenu qu’ils blâment, ont les mêmes engagements, les mêmes objectifs. Ils me crient dessus parce que je n’ai pas parlé de ceci ou de cela, que j’ai utilisé un mot qui ne leur plaît pas, un en-tête qui aurait dû d’une manière ou d’une autre contenir tout l’article, parce que je n’ai pas utilisé un mot ou cité une référence qui leur paraissait indispensable, etc. Bref, ces reproches et cette colère de la part d’alliés, de camarades, de confrères, j’ai eu beaucoup de mal à les digérer et à les comprendre, d’autant plus qu’ils sont advenus pour des sujets auxquels je ne m’attendais pas le moins du monde.
Un jour j’ai parlé par exemple d’une expérience d’éducation alternative6. Je me suis centrée sur ce qui s’y faisait et était particulièrement cool dans le développement de l’autonomie et de l’empuissantement de l’enfant, au top vis-à-vis de ce qu’on sait en psycho- et neuro-. Puis j’ai fait ce que j’estime à présent une erreur, j’ai repris toutes les critiques disponibles à l’encontre de cette expérience afin de les debunker. C’était du débunkage ultra simple, puisque les 3/4 des critiques portaient sur des éléments qui n’étaient même pas présents dans cette expérience ou encore s’attaquaient personnellement à la personne qui l’avait menée sous forme de procès d’intention, or ces caractéristiques n’avaient strictement aucun lien avec l’expérience elle-même. Plus important à mes yeux, les critiques vantaient parallèlement un mode d’éducation autoritaire, très conservateur (globalement, on revenait 100/150 ans en arrière) basé sur le contrôle ; ils voyaient le plein développement de l’autonomie chez l’enfant comme une menace. Scientifiquement7, on sait pourtant que le contrôle autoritaire sape la motivation et le potentiel des enfants ; le seul « atout » de l’éducation autoritaire est de transformer la personne en pion, contrôlable extérieurement par des autorités, et intérieurement par des normes pressantes.
Les critiques n’ont pas fait gaffe à ça, et se sont plutôt ralliés à ces autoritaires pour tenter de me convaincre à quel point la personne ayant mené l’expérience devait être annulée pour de soi-disant accointances avec le néolibéralisme (ce qui est totalement faux quand on analyse le travail dans les faits), ignorant totalement les détails de l’expérience et ses apports. Et ce type d’accusations venait d’individus qui, très souvent, était des militants actifs menant des expériences éducatives quasi similaires à celles que cette expérience vantait… C’était ouf, et même des années après publication de ce contenu je reçois encore des messages pour tenter de me convaincre que cette personne est mauvaise, donc que l’expérience l’est, et que je devrais annuler mon avis positif.
Tout ceci a été vraiment saoulant, d’autant plus que naïvement je pensais qu’on pouvait espérer une sorte de cohésion contre les modes éducatifs autoritaires/contrôlants, ce qui est le point commun à quasi toutes les expériences d’éducation alternative. Mais non. Ça a été l’article le plus « polémique » du site, je n’en reviens toujours pas.
Depuis ce jour, je n’ai plus parlé d’éducation alternative, même si pourtant d’autres militants m’avaient proposé de façon stratégiquement plus intéressante de faire découvrir leur école et leur mode de fonctionnement. Je suis passée à des sujets plus safe, l’un de mes pare-feux étant désormais de parler d’études, expériences, actions se déroulant hors de notre pays et n’étant pas d’actualité, ou très indirectement.
Aussi, je ne debunke plus rien (du moins, pas de cette façon officiellement affichée), parce que cela n’a strictement aucune résonance constructive8, et j’ai l’impression que certains se servent de ce qui est alors estimé comme « vrai » pour se permettre d’attaquer (de manière disproportionnée) ceux qui sont dans le « faux », ce qui est une dynamique qui ne m’intéresse pas du tout d’alimenter.
À la place, je bidouille pour trouver des sujets à écho et je les tricote d’une façon à ce que, quand même, ils fassent résonance avec ce que nous vivons ici et maintenant. D’un côté, cela aura eu le grand avantage de me pousser à chercher des sujets inédits et à développer une forme de créativité plus hackeuse que je n’aurais peut-être pas eu sans cette saoulance.
Bref, tout ça pour dire que je ne m’autocensure pas par peur des « ennemis », mais davantage par crainte de la punition des alliés et acteurs de cette cause commune que nous défendons. Je constate que d’autres créateurs de contenus partagent cette même crainte de l’endogroupe davantage que de leur ennemi :
Et ça vaut malheureusement aussi pour le libre : j’ai toujours autant de respect et de sympathie pour le libre, parce que j’ai la chance de connaître des libristes fortement prosociaux que j’adore, et que j’utilise au quotidien du libre – ça répond à mes besoins de compétence et de sécurité numérique –, et, ayant adopté depuis longtemps une certaine éthique hacker, j’adhère au discours libriste qui fait partie de la grande famille hacker.
Mais la campagne de certains militants pour PeerTube a été, malgré tout, extrêmement soûlante.
Au départ, Gull et moi-même étions enthousiastes pour promouvoir et publier sur PeerTube, on s’est vite renseignés, on a été hébergés sur une instance dès que cela a été possible. Parfois, il y avait des down sur l’instance en question, alors selon l’état de la mise en ligne, je partageais ou non le lien des vidéos via PeerTube. Qu’importe notre présence ou absence ponctuelle, on nous a reproché de ne pas être sur PeerTube, on nous a fait de longs messages condescendants pour nous expliquer pourquoi il fallait être sur PeerTube et pourquoi il fallait arrêter d’être sur YouTube, on nous a engueulés parce que l’instance était down et que de fait telle vidéo ne pouvait ponctuellement être vue que sur Youtube. On ne pouvait pas annoncer une vidéo avec joie sans que celle-ci soit instantanément rabattue par un commentaire reprochant notre manque d’éthique à mettre un lien Youtube et non PeerTube (alors qu’au début on partageait prioritairement le lien PeerTube) ou encore rappeler une énième fois ce qu’était PeerTube comme si nous l’ignorions et en quoi nous devions moralement y être. On faisait au mieux, on était déjà convaincus par PeerTube, on se démenait pour trouver des alternatives, même sur YouTube on avait pris le parti dès le départ de démonétiser tout notre contenu, mais visiblement ce n’était pas encore assez parfait.
J’étais également très enthousiaste à notre arrivée sur Mastodon, j’y postais même des trucs que je ne postais pas sur les autres réseaux, j’envisageais de faire là-bas un compte perso. Mais, à part quelques personnes que je connaissais et qui étaient bien sympas, progressivement les retours que j’avais sur un article, un dossier, un bouquin, un live, ne concernaient plus que notre faute à ne pas être des libristes avant toute chose, il y avait suspicion que ce qu’on utilisait était éthiquement incorrect (par exemple, la plateforme lulu pour publier mes livres – c’est sacrément ironique car justement je l’avais choisie exclusivement pour éviter la vague de reproches que des collègues peuvent avoir lorsqu’ils publient via Amazon…).
Et d’autres personnes ont pu rencontrer ce même type d’expérience :
C’est terrible, mais d’une plateforme pour laquelle j’étais enthousiaste, j’en suis venue à avoir la même politique de communication que celle que j’avais sur Facebook (plateforme que je déteste depuis des années), c’est-à-dire : un minimum de publications, pas d’interactions même quand il y a des remarques, écriture du message la plus épurée possible par anticipation des quiproquos, etc. Et si on me fait des corrections légitimes sur la forme, mais sur un ton condescendant, je les prends en compte à ma sauce (je n’obéis pas, je transforme d’une nouvelle façon), et je ne fais aucun retour. Je ne fais pas ça contre ce type de critiques, mais davantage pour rester concentrée sur mon travail et ne pas être plongée dans un énième débat où potentiellement je dois me justifier pendant des heures d’un choix incompris, débat qui est totalement infécond pour toutes les parties, et où j’ai l’impression d’être la pire des merdes tant je dois m’inférioriser pour calmer l’individu et lui offrir la « supériorité » morale/intellectuelle qui l’apaise.
J’ai pris des exemples libristes, mais si cela peut vous rassurer, j’ai le même vécu pénible avec des communautés zététiques/sceptiques qui ont été hautement moralisatrices et condescendantes, nous reprochant un manque de détails dans le report des données scientifiques ou suspectant que nous partagions une étude « biaisée » parce qu’ils n’avaient pas compris un résultat (alors qu’il suffisait d’aller simplement jeter un coup œil rapide à la source que nous mettions à disposition). Ça a eu un impact sur notre activité et notre motivation, nous amenant à un perfectionnisme infructueux qui consistait à donner encore plus de détails mais qui étaient pourtant inutiles à préciser, voire nuisibles à une vulgarisation limpide9. Plus grave, j’ai vu des phénomènes dans des communautés zététiques/sceptiques qu’on a décidé de quitter très rapidement tant le climat devenait malsain : des activités marrantes selon eux étaient de se faire des soirées foutage de gueule d’un créateur de la même communauté zététique, faire des débats sans fin inféconds sur l’usage d’un mot, et surtout ne jamais créer ensemble, coopérer, s’attaquer aux problèmes de fond, aux « véritables » adversaires qui ne sont pas tant des individus, mais des systèmes, des structures, des normes, etc. Mais que les zététiciens/sceptiques se rassurent, j’ai aussi vu ces mêmes mécaniques chez des membres de syndicat (par exemple, Gull s’est vu une fois reprocher d’aller simplement discuter avec des membres d’un autre syndicat…), chez des militants antipub (où Gull s’est vu corrigé non sans une pointe de mépris parce qu’il avait osé citer une marque pour la dénoncer car pour ce critique il était interdit de citer une marque…), etc.
Là encore, ce n’est pas qu’un souci qui nous arriverait par manque de bol, une fois de plus Contrapoints explique à merveille ces mécaniques qui arrivent potentiellement dans n’importe quel groupe réuni autour de n’importe quel sujet :
Le fait que je considère la culpabilisation, le jugement, le mépris, la condescendance, l’attaque, l’injonction, l’appel à la pureté, comme du militantisme déconnant (à entendre comme dysfonctionnel)10 n’est évidemment pas étranger au fait que je sois fragile, état que j’assume pleinement, parfois même avec fierté : oui je craque en privé devant ce militant pour l’Histoire qui, dans un mail de 3 pages, argumente sur le fait que je suis médiocre, inutile et tellement inférieure aux hommes présents à cette table ronde publique car j’ai osé utiliser le mot « facho », usage qui selon lui prouvait que je n’y connaissais strictement rien parce que X et Y (imaginez un cours d’histoire sur la Seconde Guerre Mondiale). J’ai répondu en partie en assumant l’un de mes défauts (être nulle à l’oral) et en envoyant les liens vers mon bouquin en libre accès sur le fascisme qui justifie en plus de 300 pages pourquoi je garde ce mot et pourquoi il est pertinent pour décrire certains contenus (il ne m’a pas répondu en retour).
J’assume aussi comme mon « problème » la déprime que je peux avoir quand j’ai pour premier commentaire une engueulade sur l’utilisation d’un anglicisme dans un article qui a nécessité des heures de recherches et d’écriture.
J’assume comme mon « problème » mon surmenage et la lâcheté que je me permets à ne plus avoir à me justifier ni répondre aux reproches hors-sujet.
J’ai ma sensibilité, mes faiblesses, mon temps et des capacités limitées, je fais avec, je ne me plains pas de souffrir de ces attitudes militantes qui me sont reloues, et je sais à peu près comment gérer ça et transformer ça11. Je ne me sens pas victime de quoi que ce soit, je ne suis pas à plaindre. Au final, j’estime que nous sommes très chanceux d’avoir une communauté si soutenante, de ne pas avoir été harcelés ou annulés massivement comme d’autres acteurs du Net.
Ce qui m’enrage dans un premier temps avec ces histoires de militance déconnante, c’est que cela a détruit l’œuvre de collègues très talentueux dont j’aurais voulu découvrir encore de nouvelles œuvres, qui avaient un magnifique potentiel d’influences positives, autodéterminatrices, émancipatrices. Mais merde, mais c’était tellement, tellement injuste de s’en être pris à eux, pour un mot, une tournure de phrase. De les avoir détruits pour ça, pas tant avec une seule remarque, mais bien avec cette répétition incessante de chipotage à chaque nouveau contenu. Tellement inapproprié de les voir en adversaire alors qu’il n’y avait pas meilleur allié.
À force de voir cette histoire de déconnance se répéter inlassablement partout dans tous les domaines, je m’inquiète pour les visées fécondes de ces mouvements. J’en viens à avoir peur que ces militants puristes dépensent une forte énergie pour des ennemis qui n’en sont pas, qui ne représentent pas une menace, qui au contraire sont de potentiels alliés qui feraient avancer leur cause. J’ai peur que cette division, voire hiérarchisation, entre personnes potentiellement alliées ne serve finalement qu’à donner davantage de pouvoir à leurs adversaires. Peur que toute cette énergie gaspillée, au fond, ne profite qu’à l’avancée de ce qu’on dénonce pourtant tous et que les acteurs des oppressions, des exploitations, des dominations, des manipulations, aient le champ libre pour développer pleinement leur œuvre destructrice, puisque les personnes pouvant les en empêcher sont plus occupées à s’entre-taper dessus pour ou contre le point médian, pour ou contre l’anglicisme, pour ou contre l’usage de Facebook, et j’en passe.
Au-delà de ces peurs, je me désole aussi que tant d’opportunités de collaboration, de construction commune, de coopération, d’entraide passent alors à la trappe au profit du militantisme déconnant qui ne fait que corriger, sanctionner et contrôler. Parce que toutes les réussites que j’ai pu voir étaient fondées sur une entraide, une cohésion et une convergence entre militants, entre des groupes différents, avec des acteurs qui, de base, ne suivaient même pas le combat, n’avaient pas les mêmes buts. Les réussites les plus belles que j’ai pu avoir la chance d’apprécier regroupaient à la fois des groupes militants assez radicaux (méthodes hautement destructives mais sans violence sur les personnes), des groupes militants faisant du lobbying auprès du monde distal12 (politiques, structures de pouvoir), spectateurs lambda (soutien et sympathie pour la cause), et résultat, une loi injuste ne passait pas, et tout le monde était en sympathie avec tout le monde, ce n’était que joie.
C’est pourquoi dans cet article on va tenter de comprendre pourquoi on peut avoir tendance à attaquer, injonctiver et pourquoi ça peut être déconnant vis-à-vis des buts d’un mouvement, et ce qu’on pourrait faire à la place de potentiellement plus efficace.
Avertissements sur ce contenu
Vous l’aurez sans doute compris, mais je précise pour éviter tout malentendu :
★ Cet article porte sur le militantisme déconnant, ou pureté militante, et non sur le militantisme tout court. Nous nous considérons nous-mêmes comme des personnes engagées à travers notre activité sur Hacking-social/Horizon-gull, et engagées contre l’autoritarisme sous toutes ses formes, et donc par définition, militantes.
★ Je ne catégorise pas tout le militantisme libriste comme uniquement associé à des pratiques déconnantes, pas du tout, d’autant que nous écrivons sur le Framablog, ce qui serait un comble. Idem, si vous avez des affinités avec un groupe dont je décris la pratique déconnante. N’endossez pas la responsabilité ou la culpabilité des pratiques déconnantes si vous ne les avez jamais faites mais que vous partagez le même groupe que ceux qui y ont recours. On ne peut pas être responsable du comportement des autres individus en permanence, ce serait un fardeau trop lourd à porter et impossible à gérer. La responsabilité incombe à celui qui fait l’acte, sans omettre, bien sûr, les raisons extérieures qui ont poussé celui-ci à faire l’acte (évitons d’internaliser ces problématiques aux seuls individus, nous verrons que c’est plus complexe que cela).
★ On parlera de militantisme interpersonnel, c’est-à-dire entre personnes ne représentant pas une autorité quelconque. Par exemple, untel corrige unetelle sur un de ses mots sur Internet/lors d’un repas de famille/lorsqu’elle se confie/lorsqu’elle présente une création/etc. ; untel critique untel car il a osé parler de fromages sans mettre de trigger warning13, etc. J’exclus de cette catégorie les rapports de pouvoirs entre personnes, par exemple une négociation entre un syndicat et un DRH autour d’un conflit, le débat public entre un individu fasciste et une personne au combat antifasciste, etc. Les deux derniers cas désignent des porte-paroles d’un groupe et la situation n’a rien du rapport interpersonnel habituel, il est hautement stratégique et préparé en amont pour les deux parties en confrontation.
★ On ne parlera pas du militantisme d’extrême-droite, fasciste ou lié à des poussées de haines sur une personne ciblée (par exemple les raids de harcèlement). Parce que – et c’est terrible à dire – il est cohérent avec l’autoritarisme de droite composé d’une valorisation de l’agressivité autoritaire, de la soumission autoritaire et du conventionnalisme14. Si c’est cohérent au vu de leur combat, alors ce n’est pas déconnant. Ils sont convaincus du bienfait d’attaquer et de soumettre une personne, donc il est logique de s’attendre à ce qu’ils attaquent une personne, qu’ils l’injonctivent, la poussent à rentrer dans des normes conventionnelles ou à fuir la sphère publique. Cependant, si cela vous intéresse : – voici un excellent article qui montre leur méthode militante : Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite, (Midi Libre, 2012) ; – On a parlé d’autoritarisme aussi dans un dossier ; – et cet article, le résumé des recherches qui ont suivi ; – Et dans cette vidéo qui est le début d’une série.
★ Pour cet article, il serait incohérent que je m’autocensure par peur de la pureté militante, ainsi y aura-t-il des néologismes, des anglicismes, des points médians et parfois une absence de points médians, des liens YouTube ou pointant vers des réseaux sociaux, structures non-libres. Cependant, je justifierai parfois certains de mes choix « impurs » en note de bas de page quand j’estime que cela est nécessaire. J’y mettrai aussi les références. Désolée pour l’énervement futur que cela pourrait vous causer.
J’ai gardé le terme anglais parce qu’on croise rarement des personnes se disant « fouineuse à chapeau gris » comme le recommanderait l’Académie française. Les hackers grey hat désignent les hackers faisaient des actions illégales pour des buts prosociaux/activistes, à la différence des black hat qui vont faire des actions illégales pour leur seul profit personnel par exemple.↩
GAFAM = Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.↩
Endogroupe = groupe d’appartenance. On peut en choisir certains (supporter telle équipe et pas telle autre, être dans une communauté de passionnés pour telle discipline, etc.) et d’autres sont dus au pur hasard comme la nationalité à la naissance, le genre, la génération dans laquelle on appartient, la couleur de peau, etc.↩
Ça, c’est volontairement hors de mes buts, non pas que je sois défaitiste, mais parce que je ne vois pas l’intérêt de convaincre qui que ce soit : imaginons qu’untel serait par exemple convaincu que la justice réparatrice (un thème que j’aborde) c’est bien. Ok, super. Et ensuite ? Qu’est-ce que ça change ? Strictement rien. Au fond, je ne veux rien d’autre que ce que souhaiterait un blogueur tech : il partage un logiciel qu’il trouve cool et il est content si ça sert à d’autres qui vont l’utiliser pour d’autres besoins. Il peut même être super content de découvrir que ce logiciel qu’il a partagé a été hacké pour en faire un autre truc plus performant qui sert d’autres buts, parce qu’au fond, c’est la tech et son développement qui le font kiffer. Et c’est pas grave si les autres n’aiment pas, ne testent pas. Au fond, lui comme moi, on veut juste partager, c’est tout.↩
Je n’ai ni envie de donner le lien ni même de référence au sujet de cet écrit ; si le sujet vous intéresse intrinsèquement, vous le trouverez facilement.↩
Deci et coll. (1999) ; Deci et Ryan (2017) ; Csiszentmihalyi (2014, 2015) ; Della Fave, Massimini, Bassi (2011) ; Gueguen C. (2014, 2018) références non exhaustives.↩
Je parle de mes articles, je ne critique pas les débunkeurs en général. Il y a certains débunkeurs sur PeerTubeYouTube qui ont du talent, je ne doute pas qu’ils arrivent eux à avoir un écho positif.↩
Gull a d’ailleurs constaté que cette surenchère à préciser toujours plus de détails en vidéo, sous la demande parfois pesante de certains septiques, contribuaient à dissoudre le discours principal, à ennuyer de nombreux viewers se plaignant désormais d’un contenu « trop académique ».↩
J’emploie le mot « dysfonctionnel » pour qualifier les comportements militants tels que l’injonction, l’attaque, etc., car la fonction de la militance est, entre autres, de combattre un problème et non d’être perçue comme un problème par ceux que les militants peuvent chercher à convaincre. En cela, ça dysfonctionne, là où un militantisme « fonctionnel » opterait pour des comportements et actions qui résolvent un problème, s’attaquerait à la destructivité et non aux potentielles forces de construction.↩
Attention ces dernières phrases sont fortement imprégnées de mes biais d’internalité (ignorer les causes extérieures, se responsabiliser pour des problèmes extérieurs), je ne conseille pas du tout de reproduire la même dynamique que la mienne, potentiellement sapante. Si je les ai écrites, c’est parce que c’est ce que je ressens et que ce serait mentir que d’en enlever les biais d’internalité qui ont structuré ces sentiments.↩
En psycho- sociale, notamment dans le champ de la théorie de l’autodétermination, on emploie le terme d’environnement distal pour décrire des environnements qui sont « distants » des individus (mais pas moins influents), tel que les champs politique, économique, culturel ; il se distingue de l’environnement social proximal (famille, travail, et tout environnement social qui fait le quotidien la personne).↩
Exemple tiré d’un témoignage réel, disponible sur neonmag.fr.↩
Ce sont les caractéristiques de l’Autoritarisme de droite (RWA) telles que définies par la recherche en psychologie sociale et politique de ces dernières décennies, notamment par Altemeyer. Si une personne se disant de gauche a pour attitude principale l’agressivité autoritaire, la soumission et le conventionnalisme, alors il serait plus cohérent pour lui de se revendiquer d’un autoritarisme de droite, qui serait plus raccord avec ses attentes et valeurs. Plus d’infos sur hacking-social.com.↩