Elon Musk et Twitter VS Mastodon et le Fédiverse

Le potentiel rachat de Twitter par Elon Musk inquiète les membres de ce réseau, qui cherchent des alternatives et se créent en masse des comptes sur Mastodon, dans le fédiverse. Vous n’avez rien compris à tous ces mots ? Tout va bien, on vous explique tout ça dans cet article et en vidéo !

Cette nouvelle qui agite le monde des affaires de la Silicon Valley illustre une certitude qui nous habite depuis des années : derrière le choix des outils numériques, il y a un choix de société.

Twitter, le choix du capitalisme de surveillance

Que ce rachat de Twitter par le milliardaire conservateur se finalise ou non, au final peu importe : le danger a toujours été là.

Elon Musk joue avec un lance flamme
Elon Musk jouant avec nos attentions (allégorie).

C’est le trop grand pouvoir des géants du web. C’est le danger de l’accumulation des informations et des attentions de centaines de millions d’êtres humains. Lorsqu’on centralise tout le monde sur une plateforme, lorsqu’un outil numérique peut accéder à votre cerveau, alors les personnes qui s’achètent un accès à ces outils s’achètent un accès à nos cerveaux.

Cumulez des accès précis à suffisamment de cerveaux et vous pouvez manipuler une société vers vos intérêts.

C’est ce que Steve Bannon a fait lorsqu’il a utilisé Cambridge Analytica et son site d’information/fake news BreitBart News pour viraliser l’extrême droite et polariser les USA (voir l’excellent dossier de Hacking Social sur Cambridge Analytica, dont l’article consacré au travail de manipulation culturelle réalisé par Steve Bannon et financé par des milliardaires).

conférence de presse de marine le pen et steve bannon
Cliquez sur l’image pour lire le dossier de Hacking Social sur Cambridge Analytica
(Photo © Sylvain Lefevre/Getty Images)

Car Twitter, comme Facebook mais aussi comme Framapad, n’est pas neutre. Aucun outil n’est neutre, mais c’est encore plus vrai pour les logiciels, qui sont des outils complexes. Le code fait loi, car il permet de déterminer quelles actions seront possibles ou pas, donc d’influencer l’expérience que vous vivrez en utilisant cet outil.

L’architecture d’un logiciel, c’est (par exemple) faire le choix de fonctionner avec une unique plateforme centralisatrice ou de multiples instances fédérées. Ces choix d’architecture déterminent la politique du logiciel, l’organisation sociale qu’il induit, donc le choix de société qui est porté par l’outil numérique sur lequel vous passez les précieuses minutes de votre vie.

Mastodon, le choix de la fédération des libertés

Si vous désirez tester une alternative indépendante, résiliente et conviviale à Twitter, nous vous recommandons de faire des « pouets » sur un drôle d’éléphant : Mastodon.

Mastodon, ce n’est pas une plateforme qui cumule tous les gens, toute l’attention et donc tout le pouvoir (coucou Twitter 😘) : c’est une fédération de fournisseuses qui se connectent ensemble (un peu comme l’email).

dessin illustrant Mastodon
Sur mastodon, on ne tweete pas, on pouette (ou « toot » en anglais)

Ces fournisseuses hébergent une installation du logiciel Mastodon sur leur serveur : si vous vous y créez un compte, vos données se retrouveront sur ce serveur, chez cet hébergeuse. Vous pouvez imaginer que c’est une propriétaire qui vous loue une chambre, ou un stand à la foire : est-ce que vous voulez être chez la méga propriétaire de la foire immensissime et déshumanisée (Twitter) ou chez la petite propriétaire de la petite foire qui s’est connectée avec les foires des villages voisins ? (Mastodon)

Votre mission, c’est de trouver où vous créer un compte. Vous avez donc le choix entre plusieurs fournisseuses de Mastodon, qui ont chacune des motivations, des moyens, des conditions d’utilisations différentes.

  • L’avantage, c’est que Elon Musk ne peut pas toutes les acheter.
  • L’inconvénient, c’est de trouver celle qui vous plaît.

C’est important de dire que votre compte Mastodon ne sera pas hébergé par une méga entreprise déshumanisée qui vous considérerait comme une vache-à-données. Les personnes qui fournissent du Mastodon le font par passion, sur leur temps à elles, et c’est du boulot !

sepia, mascotte de peertube, entretenant son jardin
Faire la modération, c’est au moins autant de travail que de désherber un jardin.
Illustration de David Revoy (CC-By)

Beaucoup de fournisseuses auront des règles (modération, fake news, pornographie…) liées à leurs motivations : vous avez donc tout intérêt à vous demander si leur politique de modération et de publication correspond à vos valeurs. Car liberté ne veut pas dire fête du slip de l’inconséquence : si vous êtes libres d’utiliser Mastodon comme vous voulez (sur votre serveur à vous), les personnes qui vous offrent un compte sur leur hébergement Mastodon n’ont pas pour devoir de vous offrir une plateforme… D’autant plus si elles estiment que vous ne vous arrêtez pas là où commence la liberté des autres.

En fait, on ne s’inscrit pas chez une telle fournisseuse comme on rentre dans un hypermarché, car vous n’êtes ni une cliente ni un produit.

Par ailleurs, il est souvent demandé (ou de bon ton) de se présenter lorsqu’on demande à rentrer sur une instance, ou lorsqu’on vient d’y être acceptée. Ainsi, n’hésitez pas à ce que votre premier pouet inclue le hashtag #introduction pour vous présenter à la communauté.

Faire ses premiers pas chez un hébergeur de confiance

Pour vous aider, on va vous faire une sélection juste après, parmi les amies des CHATONS. Car ce collectif d’hébergeuses alternatives s’engage à appliquer des valeurs de manière concrète (pas de pistage ni de GAFAM, neutralité, transparence) qui inspirent la confiance.

Mais avant de vous créer un compte, souvenez-vous que c’est toujours compliqué de tester un nouveau réseau social : il faut se présenter, se faire de nouvelles amies, comprendre les codes… 🤯 Vous vous doutez bien que Twitter veut garder les gens chez lui, et n’offrira aucune compatibilité, ni moyen de retrouver des personnes. Bref, il faut prendre Mastodon comme un nouveau média social, où on recommence à construire sa communauté de zéro.

Des animaux sur deux planetes voisines se disent bonjour
Se dire bonjour, c’est un bon début quand on veut communiquer 😉 Illustration CC-By SA LILA

Soyez choues avec vous : donnez-vous le temps, et n’hésitez pas à garder Twitter en parallèle, au moins au début. Il existe même des outils qui permettent de prendre vos pouets sur Mastodon et de les copier sur votre compte Twitter, histoire que ce soit pas trop dur de maintenir vos deux comptes pendant votre transition.

Bonne nouvelle : si vous ne choisissez pas la bonne fournisseuse du premier coup, c’est pas si grave : on peut migrer son compte d’une fournisseuse à l’autre. Peu importe chez qui vous vous inscrivez, vous pourrez communiquer avec tout cet univers fédéré (« federated universe » = fédiverse : on vous explique ça plus bas en vidéo !)

Des animaux sur plusieurs planetes forment un univers fédéré, avec l'inscription "Fediverse" au milieu
Ne loupez pas la vidéo à la fin de cet article, réalisée par LILA (CC-By SA)

Créer votre compte Mastodon chez une des CHATONS

À Framasoft, nous hébergeons Framapiaf, notre installation de Mastodon. Mais il y a déjà beaucoup trop de monde d’inscrit dessus : nous n’y acceptons plus de nouveaux comptes. Grossir indéfiniment pourrait créer des déséquilibres dans la fédération et surcharger les épaules de notre petite équipe de modération !

Parce que le but, c’est de garder des « instances » Mastodon (c’est le nom qu’on donne au serveur d’une fournisseuse de Mastodon), à taille humaine, dont l’équipe, les choix, les motivations, etc. vous inspirent confiance. Et qu’à cela ne tienne, il en existe beaucoup !

Voici donc notre sélection, mais qui n’est pas exhaustive : il y en a plein d’autres des super bien, et vous pouvez en trouver la plupart sur le site joinmastodon.org.

join th federation - Mastodon

Vous pouvez aller chez Zaclys, une association franc-comtoise qui, pour professionnaliser ses services, est devenue une SARL, mais avec la même équipe et la même éthique.

Underworld, en revanche, c’est une personne sur Paris qui héberge des services avec amour, pour le plaisir et le savoir, et qui vous aide si vous lui payez l’apéro 🍻

Immaeu, c’est une petite entreprise d’une personne, qui ne cherche pas à faire de profit sur ses services (mais qui accepte les tips ou fait payer les grosses demandes spécifiques).

G3L est une association en Drôme-Ardèche qui promeut les logiciels libres. Elle vit principalement des dons et cotisations de ses membres.

FACIL est une association québecoise qui œuvre à l’appropriation collective de l’informatique libre. Leur instance Mastodon a le plus beau nom au monde : « Jasette ».

Si vous voulez qu’on vous installe votre propre instance Mastodon en quelques clics (moyennant quelques sous), Ethibox est la micro entreprise là pour vous !

Enfin, Chapril, c’est le chaton de l’APRIL, l’association de défense et de promotion du logiciel libre. Elle vit grâce aux cotisations et dons de ses membres : rejoignez-là !

C’est quoi, le Fediverse ? [vidéo]

Les pouets de Mastodon, les vidéos de PeerTube, les événements et groupes de Mobilizon, etc., toutes ces informations se retrouvent dans le « Fédiverse ».

Mais c’est quoi, le fédiverse ? Pour vous répondre, nous avons travaillé avec l’association LILA afin de produire une courte vidéo en anglais (déjà sous-titrée en français : aidez nous à la traduire depuis l’anglais dans d’autres langues sur notre plateforme de traduction).

Nous profitons donc de cet article pour vous dévoiler cette vidéo, que vous pouvez partager massivement autour de vous !


Vidéo What is the Fediverse – CC-By SA LILA



Fermer ses comptes… et respirer !

L’équipe de traduction des bénévoles de Framalang vous propose aujourd’hui le bref témoignage de Silvia, une designeuse indépendante1, qui avait atteint comme beaucoup un degré d’addiction élevé aux réseaux sociaux. Comme d’autres aussi, elle a renoncé progressivement à ces réseaux, et fait le bilan après six mois du nouvel état d’esprit dont elle a bénéficié, une sorte de sentiment de soulagement, celui d’avoir retrouvé un peu de liberté…
Bien sûr chacun a une trajectoire différente et la démarche peut n’être pas aussi facile, mais pourquoi ne pas tenter ?

Article original sur le blog de l’autrice : Life off social media, six months in
Traduction Framalang : Bromind, Diane, Florence, goofy, Marius, ngfchristian, Penguin

Six mois hors réseaux sociaux, six mois dans ma vie

par Silvia Maggi

J’étais vraiment partout. Citez-moi un réseau social, et sans doute, j’y avais un compte… Internet a toujours été important pour moi, et un certain degré de présence en ligne était bon pour mon travail, mes hobbies et mes relations sociales.

Mes préférés étaient Twitter, Flickr et LinkedIn. J’ai été une utilisatrice plutôt précoce. Puis sont arrivés Facebook et Instagram, qui sont ensuite devenus les principales raisons pour lesquelles j’ai fermé la plupart de mes comptes. Dès l’origine, j’ai eu une relation d’amour-haine avec Facebook. La première fois que je m’y suis connectée, j’ai détesté l’interface, les couleurs, et j’avais du mal à voir l’intérêt. D’ailleurs, j’ai aussitôt fermé le compte que je venais d’ouvrir, et je n’y suis revenue que plus tard, poussée par des amis qui me disaient « on y est tous et c’est marrant ».

Avec Instagram, le ressentiment est monté progressivement. Mon amour pour la photographie aurait pu être satisfait par l’application mais c’était également une période où les filtres étaient utilisés à outrance – à l’époque, l’autre application en vogue pour la prise de photos était Hipstamatic – et je préférais de toute façon prendre des clichés plutôt avec un appareil photo.

À mesure que la popularité d’Instagram augmentait, associée à la qualité du contenu, je suis devenue accro. Je n’ai jamais effacé mon compte Flickr, mais je ne visitais que rarement la plateforme : à un moment, on a eu l’impression que tout le monde avait migré vers l’application aux photos carrées. Cependant, quand Facebook a acheté Instagram pour 1 milliard de dollars en 2012, son avenir est devenu malheureusement évident. Avance rapide jusqu’à janvier 2021 : j’ai désactivé ce que je considérais à une époque comme mon précieux compte Instagram, et j’ai également fermé mon compte WhatsApp. Avant cela, j’avais fermé mes comptes Twitter, Facebook et Pinterest. Six mois plus tard, je peux dire comment les choses se sont passées.

Le bruit de fond s’est tu

Au début, c’était une sensation étrange : quelque chose manquait. Dans ma vie, je m’étais habituée à un certain niveau de bruit, au point de ne plus m’en rendre compte. Une fois qu’il a disparu, cela est devenu si évident que je m’en suis sentie soulagée. J’ai désormais moins d’opportunités de distractions et ainsi, il m’est devenu progressivement, plus facile de rester concentrée plus longtemps. En conséquence, cela a considérablement amélioré ma productivité et désormais, je suis à même de commencer et terminer la lecture de livres.

Le monde a continué de tourner

Je ne prête plus l’oreille aux mèmes, scandales ni à tout ce qui devient viral ou tendance sur les réseaux sociaux. Au lieu d’avoir peur de rater quelque chose, j’y suis indifférente. Le temps que je passais à suivre ce qui arrivait en ligne, je le passe ailleurs. Et le mieux dans tout ça, c’est que je ne me sens pas obligée de donner mon avis. J’ai des opinions précises sur les choses qui me tiennent à cœur, mais je doute que le monde entier ait besoin de les connaître.

En ce moment historique, tout peut être source de division, et les réseaux sociaux sont un endroit où la plupart des gens choisissent un camp. C’est un triste spectacle à voir car les arguments clivants sont amplifiés mais jamais réellement apaisés.

Ma santé mentale s’est améliorée

Il y a quelques années, je pensais qu’avoir du succès sur Instagram pourrait devenir mon boulot d’appoint. C’est arrivé à beaucoup de gens, alors pourquoi pas moi ? J’avais acheté un cours en ligne, proposé par un influenceur célèbre, pour comprendre comment rendre mon compte Instagram digne d’intérêt, et faire monter mes photos tout en haut grâce à l’algorithme.

À partir de ce moment, je me suis retrouvée enfermée dans une boucle. Je sortais et prenais avec frénésie plein de photos, les publiais puis je vérifiais les statistiques pour voir comment elles évoluaient. J’ai eu de bons moments, rencontré des personnes géniales, mais ce n’était jamais assez. En tant que photographe, je n’en faisais jamais assez. Les statistiques sont devenues un problème : j’en étais obsédée. Je les vérifiais tout le temps, me demandant ce que je faisais mal. Quand tout cela est devenu trop, je suis passée à un compte personnel, espérant résoudre mon problème en cliquant sur un simple bouton. Ça ne s’est pas passé ainsi : les chiffres n’étaient pas le vrai problème.

À chaque fois que j’éprouvais comme une démangeaison de photographier, et que je ne pouvais pas prendre de photos, je me sentais coupable parce que je n’avais rien à poster. Ma passion pour la photographie est passée d’une activité qui ne m’a jamais déçue, à une source d’anxiété et de sentiment d’infériorité. Depuis que j’ai désactivé mon compte Instagram, je prends des photos quand j’en ai envie. Je les poste sur Flickr, ou bien je les garde pour moi. Ça ne compte plus vraiment, tant que c’est un exutoire créatif.

écrit au néon rose sur fond de feuillage 'and breathe' (en français : et respirez)- Photo de Max van den Oetelaar.
Photo de Max van den Oetelaar, licence Unsplash

 

Finie l’immédiateté

Chaque fois que j’avais quelque chose à dire ou à montrer, je postais presque immédiatement sur un réseau social. C’était la chose normale à faire. Même si cela a diminué pendant les dernières années, je vois cela comme une attitude étrange de ma part. C’est peut-être une réflexion due au fait que je me connais un peu mieux désormais, mais il m’a toujours fallu du temps pour assimiler des concepts et me forger des opinions. C’est pour cela que je préfère écrire sur mon blog et que j’ai réduit récemment ma fréquence de publication : je donne davantage de détails sur mes apprentissages et mes réalisations récentes.

Conclusion

Quitter les réseaux sociaux a été une bonne décision pour moi. Je suis plus concentrée, moins anxieuse et j’ai à présent plus de temps libre. Cela, en plus des divers confinements, m’a permis de mieux me concentrer et réfléchir davantage à ce qui compte vraiment. Prendre cette décision ne conviendrait certainement pas à tout le monde, mais il est important de réaliser à quel point les réseaux sociaux influencent nos vies, et à quel point ils peuvent changer nos habitudes ainsi que notre manière de penser. Et ainsi, prendre des décisions à notre place.

Pour aller plus loin
Des articles en anglais

Des très nombreux témoignages en français qui mettent souvent l’accent sur la difficulté à se « sevrer »…

Mise à jour

22 Novembre 2021. Il y a deux mois, je me suis connectée à Instagram et n’ai rien ressenti. J’ai vu une vidéo d’un ami, mais je n’ai nullement éprouvé le besoin de regarder plus loin.
Il n’y avait aucun intérêt à maintenir ce compte en mode inactif, alors j’ai demandé sa suppression.
Maintenant c’est fini.

 




Détestons Facebook, mais pour de bonnes raisons…

Même si Facebook Meta s’est efforcé de démentir rapidement, la nouvelle a eu le temps de recueillir un beau succès : ne serait-ce qu’envisager de priver l’Europe de Facebook et Instagram a semblé une si plaisante perspective que beaucoup sur les rézosocios ont crié « chiche ! » ou » bon débarras » en assortissant les messages ironiques d’une quantité de mèmes.
C’est l’occasion pour Aral Balkan, qui se réjouit d’un tel rejet implicite de facebook, d’examiner les bonnes raisons de renoncer non seulement à Facebook, mais aussi à toutes sortes de services qui nous asservissent. Tous jouent la même partition, celle du capitalisme de surveillance prédateur de nos données.
Dans ce bref article traduit par Framalang, il invite aussi à adopter des solutions alternatives plus respectueuses de l’humain et de la démocratie.

Article original : Everyone Hates Facebook (but this is more than just about Facebook)
Traduction Framalang : Bromind, Claire, Fabrice, goofy, Julien, mo, Sysy

Tout le monde déteste Facebook (mais le problème n’est pas seulement Facebook)

par Aral Balkan

— Mark Zuckerberg et son équipe envisagent de fermer Facebook et Instagram en Europe si Meta ne peut pas traiter les données des Européens sur des serveurs américains.

(source)

« C’est alors que mon fil Twitter a pris feu avec une rare unanimité, la gauche et la droite, les riches et les pauvres, les bien portants et les malades, tous d’accord et acquiesçant pour répondre oui, mais oui, allez-y, faites-le. »

Adam Dalliance, sur Twitter

Bon, c’est désormais officiel, tout le monde déteste Facebook.
Mais les raisons de cette détestation ont leur importance. Il en va de même pour ce que nous voulons en faire.



D’autres bonnes raisons de détester Facebook et les éleveurs d’humains, dans ma conférence : The Camera Panopticon

De bonnes raisons pour détester Facebook :

De mauvaises raisons pour détester Facebook :

  • Parce qu’il ne censure pas ce que votre gouvernement souhaite qu’il censure ;
  • Parce qu’il a censuré votre néonazi préféré ;
  • Parce que vous souhaitez créer le prochain Facebook en étant aussi malveillant qu’eux, mais qu’ils sont en travers de votre chemin (on parle bien de vous, les investisseurs en capital risque et les startups, on vous a vus).

Nous sommes donc toutes et tous d’accord pour dire que Facebook est un problème.
Certains pour de bonnes raisons, d’autres pour de mauvaises raisons…
Mais il ne s’agit pas que de Facebook : cela concerne toute société qui utilise le même modèle économique que Facebook.
Ce modèle économique que j’appelle « un élevage d’humains ».
Il s’agit donc également de Google. Et de Snapchat. Et de TikTok. Et aussi de… et de… ad nauseam. Car tel est le modèle économique utilisé aujourd’hui par les technologies grand public.

Nous avons donc un plus gros problème, systémique, sur les bras (youpi !). Et tout le monde semble avoir une idée ou une autre sur la façon dont nous devrions agir différemment à l’avenir.

D’autres mauvaises raisons encore

  • Recréer Facebook, mais en Europe ;
  • Recréer Facebook, mais avec ce pu*in de web3 ;
  • Obliger Facebook à partager ses données avec d’autres éleveurs d’humains afin que davantage d’éleveurs d’humains puissent partager vos données (essayez de répéter ça cinq fois, pour voir)

Eh oui, c’est exactement l’actuelle stratégie de canard sans tête de la Commission européenne, vu que ses membres sont incapables de voir au-delà des marchés et de l’antitrust.

D’autres bonnes raisons encore


Regardez mon intervention au Parlement européen dans laquelle je résume le problème et propose une solution.

  • Soutenir les actuelles alternatives fédérées non commerciales (le « fediverse »), dans lesquelles existent déjà des alternatives viables à Twitter, YouTube et Instagram  ;
  • Soutenir les actuelles alternatives individuelles et non commerciales pour les personnes, comme Owncast pour la diffusion de vidéos en ligne ;
  • Soutenir la recherche et le développement du Small web — un Web non commercial, à échelle humaine, fait d’espaces d’espaces détenus et contrôlés par des individus, et non par des entreprises.

Regardez les enregistrements de Small is Beautiful, l’émission mensuelle de la Small Technology Foundation, pour en savoir plus à propos de mes travaux sur le Small Web.
Détester Facebook, c’est très bien, mais surtout n’oublions pas qu’il n’est pas seulement question de Facebook. Il s’agit plus largement d’élevage d’humains.

Si Facebook disparaît demain mais qu’un autre Facebook le remplace, nous n’aurons rien gagné au change.
Alors, je vous en prie, assurons-nous de bien comprendre les différences entre les diverses alternatives et choisissons celles qui aboutiront à un progrès significatif dans la protection de l’identité individuelle et de la démocratie.
(Un indice ? Regardez l’intention qui est derrière l’organisation. Est-ce que son but, c’est de gagner des milliards de dollars ou de protéger les droits humains et la démocratie ? Et oui, peu importe ce que les capitalistes vous diront, les deux buts sont diamétralement opposés et mutuellement exclusifs.)


Si vous avez aimé cet article, vous pouvez soutenir la fondation de son auteur, Small Technology, qui est petite, indépendante, et à but non-lucratif.

Le but de cette fondation de 2 personnes est de protéger les personnes et la démocratie à l’ère numérique.




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (3/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le troisième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle établit une intéressante analogie entre les techniques de sabotage conseillées par les services secrets et les processus parfois involontaires par lesquelles le militantisme déconnant sabote la construction d’un projet militant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.


Le militantisme déconnant, un sabotage ? ! ?

Si nous parlons ici de sabotage, c’est parce que nous allons dans un premier temps prendre exemple sur l’activité malveillante d’infiltration dans des mouvements militants afin de les rendre inefficaces voire de les détruire, une activité pratiquée par les adversaires au mouvement : il peut s’agir par exemple d’adversaires idéologiques qui ne sont pas des professionnels, comme les fascistes peuvent créer de faux profils « SJW »1 (qu’ils estiment ennemis) et jouer à la militance déconnante pour les décrédibiliser et détruire globalement l’image de la cause. L’histoire évoquée précédemment où il a été exigé d’ajouter un « TW »2 sur une recette contenant du Kiri ressemble fortement à une pratique de ce genre, jouée par quelqu’un qui chercherait à ridiculiser les végans, à les faire passer pour des « fragiles » (mais ce n’est qu’une hypothèse, rien ne permet d’affirmer qu’il y aurait derrière un véritable saboteur anti-vegan, je me permets de prendre cette illustration justement parce qu’un saboteur hostile ne s’y serait pas mieux pris).

Ici, on va surtout aborder le jeu de l’infiltration selon les conseils des renseignements, à savoir l’OSS (ex-CIA, qui a déclassifié des documents datant de la Seconde Guerre Mondiale).

Attention, si nous nous appuyons sur les techniques de sabotage social de l’OSS pour illustrer le militantisme déconnant, ce n’est aucunement pour affirmer que tout saboteur qui nuit au mouvement est systématiquement un adversaire infiltré. Ce que nous voulons au contraire montrer, c’est qu’un militant déconnant s’évertue sans le vouloir à saboter de l’intérieur son propre mouvement, à savoir : susciter de la méfiance ou de la répulsion chez le potentiel allié ou spectateur, offrir à l’adversaire une relative tranquillité permettant à ce dernier de nuire de plus belle, de gripper le travail d’information efficace, empêcher de construire et de régler les problèmes de fond qui sapent la militance.

Les leçons de déconnage par l’OSS

Dans les années 40, l’OSS a rédigé un guide à l’usage des citoyens de pays occupés durant la Seconde Guerre Mondiale afin de les aider à entraver l’activité des Nazis, notamment parce que les citoyens étaient forcés de travailler pour eux. Tout était bon à prendre pour générer et propager l’improductivité, l’inefficacité dans presque tous les corps de métiers, ce qui était bénéfique pour les citoyens, résistants et alliés puisque la production était pompée par l’occupant et servait à la destructivité. Ainsi, ces leçons font l’inventaire de ce qui pourra perturber, entraver les environnements sociaux.

Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services
Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services. Vous pouvez retrouver le guide au complet sous tous les formats ici ; un mot de la CIA à son sujet sur cia.gov ; on a traduit une partie du guide ici.

Par exemple, l’OSS conseille aux saboteurs ceci :

(2) faites des « discours ». Parlez aussi fréquemment que possible et très longuement. Illustrez vos « points » par de longues anecdotes et expériences personnelles. N’hésitez pas à faire quelques commentaires patriotiques appropriés.
(6) Reportez-vous aux questions résolues de la dernière réunion et tentez de rouvrir le débat à leur sujet.
(8) Inquiétez-vous au sujet de la légalité et de la légitimité de toute décision : posez la question de savoir si telle action envisagée relève ou non de la compétence du groupe, inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action qui entre en conflit avec la politique des supérieurs.

On pourrait retrouver ces comportements dans la militance : par exemple, lors de réunions ou de communication portant sur la création d’un site web, les saboteurs vont discourir sans fin sur un point hors-sujet ou peu pertinent alors que l’ordre du jour était clair et précis ; ils vont s’énerver sur l’usage inapproprié d’un smiley ; ils vont tenir un discours narcissisant en vantant leurs victoires/qualités ou compétences ; ils vont débattre sans fin sur la pureté éthique de l’hébergeur ; etc. Sur les réseaux sociaux/les tchats, cela peut se faire en détournant une conversation portant sur un sujet X très clair en parlant de tout autre chose, par exemple en lançant un débat enflammé sur tel mot employé (et en ignorant totalement le sujet X).

Résultat : l’action n’avance pas, donc la cause non plus. Tout le monde craint la future réunion ou communication parce que ça va être très saoulant et inutile, certains n’osent plus soulever des points pertinents tant la parole est occupée et le débat dominé par ces individus. Le sentiment d’impuissance s’installe.

« (4) Posez des questions non pertinentes aussi fréquemment que possible.

  1. donnez des explications longues et incompréhensibles quand vous êtes interrogé »

Par exemple, lors d’un live sur Internet, cela peut se manifester par le fait de soulever des questions qui ne sont pas du tout dans le sujet. Imaginons une discussion portant sur la place de la philosophie dans la vulgarisation, une remarque sapante consistera à demander pourquoi l’interlocuteur boit un coca, emblème d’une horrible multinationale alors qu’il faudrait tous être parfaitement anticapitalistes/écolos ; en lui posant des questions sans lien avec le propos, s’il connaît l’UPR (question qui sera réitérée autant de fois que possible) ; le suspecter de mensonge et d’incompétence parce qu’il ne cite pas de tête l’intégralité des chiffres de telle étude et ceux des 15 méta-analyses qui ont suivi ; en lui demandant avec un ton accusateur pourquoi il ne parle pas de l’attentat qui a eu lieu il y a 7 mois alors que c’était horrible et que c’est ça le vrai ennemi, le principal sujet, etc.

On pourrait aussi taxer ces méthodes de trolling, mais le but du trolling consiste juste à instaurer une forme de chaos et pour le troll, le but de tester n’importe quel comportement ; or un militant déconnant peut sincèrement croire que sa technique autosabotante est bonne pour son mouvement :

Campagne UPR
J’ai été étonnée que la technique extrêmement saoulante de 2017 de l’UPR était en fait assez formalisée, semblait être considérée par ces militants comme une « bonne stratégie » (Source).

Résultat : ça saoule les intervenants et ceux qui sont intéressés par le sujet, ça coupe ou empêche de voir les questions pertinentes (donc ça entrave une communication, un débat constructif qui aurait pu avancer), ça dégrade l’image de la cause des questionneurs auprès des spectateurs parce que c’est associé à une espèce de prosélytisme intempestif ou à des interruptions non pertinentes.

« (5) Soyez tatillon sur les formulations précises des communications, des procès-verbaux, des bilans.

  1. soyez aussi irritable et querelleur que possible sans pour autant vous mettre dans l’ennui. »

Ici on arrive à un grand classique des réseaux sociaux, qui a débuté il me semble par le mouvement des grammar nazis (qui sont à ma grande surprise de « vrais » militants qui croient sincèrement en leur croisade3, même si manifestement personne n’est jamais tombé amoureux de la langue française en se faisant juger comme un criminel sous prétexte qu’il avait mal gèrè l’inclinaison d’un accent) qui va commenter uniquement pour souligner les fautes d’orthographe, de grammaire, ou pour critiquer l’usage des anglicismes, la prononciation des mots, l’accent, l’espace en trop, la TYpogrAPHie……………… ETC………… Et ça donne ce genre de chose :

« Un jour, j’ai discuté avec un mec qui avait signalé une faute de ponctuation dans le statut Facebook d’une amie qui remerciait les gens pour leurs condoléances à la suite du décès de sa mère… Il n’avait même pas vraiment lu le statut en question. Et j’ai compris que moi non plus, je ne lisais pas vraiment les statuts. Je me contentais de chercher les fautes. » (20minutes.fr)

Ce type de chasse et de procès à la « faute » peut aussi se faire à l’encontre de termes qui sont accusés d’être malveillants : par exemple, une personne vient se confier, à bout, dans l’espoir de trouver du réconfort et de l’aide (même en privé) auprès de ses alliés, et ne reçoit en retour qu’une violente correction « ce mot que tu as employé est psychophobe/insultant envers les travailleurs du sexe/homophobe/, etc », sans que son propos ait même été entendu :

« Récemment, elle [une militante] a vu avec amertume une jeune mère, victime de violences, qui sollicitait de l’aide sur un groupe Facebook de parentalité féministe, se faire corriger, car elle n’employait pas les termes jugés inclusifs pour les personnes trans ou non binaires. « Elle avait besoin de manger, pas qu’on lui dise comment s’exprimer. » (neonmag.fr)

On voit que cette tatillonerie s’oppose directement au travail militant, dans le sens où s’attaquer au terme mal employé a pour conséquence de ne pas aider cette femme bien que ce soit pourtant un objectif central du mouvement. Le travail est donc directement saboté avant même de commencer.

La formulation précise devient un devoir tellement suprême que le militant déconnant semble supprimer toute empathie pour autrui, nie son émotion, ses besoins et encore plus si c’est un allié.

Résultat : les personnes n’osent pas parler sans over-justifier leur propos, n’osent pas exprimer des émotions ou aborder des sujets qui les touchent de peur d’utiliser de mauvais termes malgré eux, voire n’osent même pas rejoindre les mouvements de peur de ne pas avoir les bons mots, les bons codes :

« Elle est étudiante et souhaite s’engager pour la première fois dans l’association dont je suis membre. Au téléphone, elle tourne autour du pot, hésitante, comme tourmentée. Et finit par admettre qu’elle a très peur de mal s’exprimer. De ne pas employer les mots justes. De ne pas savoir. Sa crainte a étouffé jusqu’ici ses envies d’engagement. Tandis que je tente de la rassurer, je lis dans son angoisse la confirmation d’un phénomène que j’observe depuis que j’ai l’œil sur les mouvements de défense de la justice sociale : une forme d’intransigeance affichée, propre à inhiber ou décourager certaines bonnes volontés. Une course à la pureté militante qui fait des ravages. (neonmag.fr).

L’autre conséquence de tout cela est d’en venir à percevoir le mouvement comme un ennemi, puisqu’à force les seules interactions que l’on peut avoir avec lui en tant que tiers peuvent n’être qu’attaque et réprobation, et par un phénomène d’escalade et de réactance4, le tiers ciblé va progressivement se positionner dans le clan adverse.

Globalement, l’action est freinée, l’adversité n’est pas combattue, voire est protégée par ces comportements (elle peut continuer sa destructivité en toute tranquillité). Plutôt que de convaincre, la cause est de plus en plus décrédibilisée et associée à une nuisance, les alliés et spectateurs sont usés de tant d’inefficacité ou de subir tant de reproches constamment. Il y a donc sabotage de la cause. Du moins ce sont des pratiques conseillées par les renseignements si on veut rendre inefficace, infécond un environnement social qu’on estime adversaire et ne pas être repéré comme saboteur. Si on est un militant sincère dans ses engagements, je doute que d’obtenir ces résultats soit satisfaisant.

Je n’ai parlé que de l’OSS pour montrer à quel point le militantisme déconnant ressemble à un sabotage (donc, pourquoi le poursuivre, pourquoi persister à croire que c’est un « bon » jeu ?), mais on aurait pu poursuivre le parallèle avec le travail d’infiltration ou de contre-propagande, avec des exemples plus modernes comme ceux du renseignement/contre-renseignement (Cointelpro5, JTRIG6) ou même les stratégies des fascistes7.

GCHQ / JTRIG
Toutes les disciplines dans lesquelles le renseignement (ici anglais, GCHQ / JTRIG) pioche pour mieux duper, détourner, manipuler, etc. sur le Net. Il s’agit d’un leak de Snowden. Quand des membres du gouvernement dénigrent les sciences humaines et leur utilité, c’est de la pure hypocrisie (ou de l’ignorance ?? mais j’en doute) puisque le renseignement (comme la communication politique) pioche largement dedans pour ses stratégies. Plus d’infos sur The Intercept.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay


  1. SWJ = Social Justice Warrior, guerrier pour une justice sociale. Le terme a pris avec le temps une connotation négative, plus d’infos sur Wikipédia.
  2. TW = Trigger Warning (avertissement) il s’agit d’une mention utilisée souvent sur les réseaux sociaux afin de prévenir d’un contenu pouvant choquer ou réveiller des traumatismes chez les personnes
  3. Benjamin Chapon, « Orthographe: Des Grammar Nazis repentis racontent pourquoi ils ne vous embêteront plus avec vos fautes », 20 Minutes, 19/09/2016.
  4. Lorsqu’on interdit quelque chose à quelqu’un, qu’on le rend moins accessible ou qu’on lui retire une possibilité d’action qu’il avait auparavant, l’individu aura tendance à la vouloir plus, quand bien même il n’en avait cure avant. C’est la réactance, une réaction irréfléchie devant l’interdit, qui parfois fait choisir à l’individu des choses qui lui nuisent, lui sont inutiles, ou nuisent à ses proches/la société. Par exemple, vouloir polluer à cause d’interdits écologiques, refuser des vaccins à cause d’obligations à se faire vacciner de la part des autorités, se mettre à aimer un contenu nazi parce que celui-ci a été censuré, etc. Nous avons fait une vidéo à ce sujet.
  5. Plus d’infos sur Korben.info et sur Le Monde Diplomatique.
  6. Une présentation générale sur Wikipédia. Tous les documents révélés par Snowden à ce sujet sur search.edwardsnowden.com (qui détaille certaines stratégies et montre l’efficacité des opérations de contre-propagande/infiltration pour saper l’image d’un mouvement ou carrément le détruire)
  7. Midi Libre, « Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite », 08/10/2012.




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (1/8)

Le feuilleton en 8 épisodes dont nous entamons aujourd’hui la publication n’est pas un simple mouvement d’humeur contre certaines dérives du militantisme mais une réflexion de fond sous l’angle de la psychologie sociale, nourrie et illustrée d’exemples analysés.

Comme la question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, nous avons demandé à l’autrice, Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici une première partie introductive de son intéressante contribution, dans laquelle elle explique son cheminement, entre éloge du militantisme et constat lucide de ses dérives toxiques, qui l’ont amenée à adopter un regard analytique qu’elle partage avec vous.

Nous publierons un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.


Introduction – Quand le militantisme déconne

par Viciss

Si vous cherchez un article à charge contre le militantisme en général, je me dois de vous prévenir d’emblée, ce ne sera pas le cas ici : j’ai été militante à trois reprises, dans des milieux radicalement différents (en syndicat, parmi des hackers grey hat1, parmi des youtubeurs) et ces trois expériences ont été mémorables à bien des titres. J’ai appris énormément auprès des autres militant·es, dans l’action, même dans les moments les plus pénibles, comme ces moments de confrontation avec « l’adversaire » (celui qui représentait/défendait le maintien des problèmes structurels pour lesquels on luttait). J’ai eu des opportunités de faire des choses que je ne pensais jamais pouvoir faire dans ma vie. Cela m’a prouvé que même si l’on est officiellement « sans pouvoir », en fait si, on peut choper un pouvoir d’agir, pour transformer les choses, et ensemble ça peut marcher, avoir des effets conséquents. Jamais je ne regretterais d’avoir participé à tout ça, connu de telles expériences, même avec tous les aspects négatifs qu’elles ont pu avoir, que ce soit à travers les pressions, les déceptions, les difficultés, la violence et la paranoïa, les faux pas : parce qu’on était là, ensemble, et on sortait de l’impuissance, on créait quelque chose qui transformait un peu les choses, qui comptait, qui était juste.

J’ai aussi une énorme sympathie pour les milieux militants que je n’ai pas expérimentés. Par exemple, je n’ai jamais milité directement pour le libre, mais j’ai toujours eu plaisir à découvrir les nouveautés libres, à les tester, à les adopter parfois. Et ça vaut pour tout un tas de mouvements très variés.

Pourquoi cette sympathie et gratitude générale pour les militants ? Très sincèrement parce que leurs actions répondent parfois à mes besoins (psychologiques ou non) et ont une résonance particulièrement empuissantante que j’aime ressentir, que ce soit grâce à l’astuce d’une chimiste écolo pour fabriquer ses produits cools, les crises de rire devant le Pap 40, l’appréciation esthétique qu’offre le travail souvent engagé de Banksy, le réseau social libre qui me laisse plus de caractères que Twitter, la sororité féministe qui m’a permis d’éviter mes foutus biais d’internalité, l’accès à l’info rendu possible grâce par des grey hat qui littéralement me permet de travailler pleinement au quotidien (Merci Aaron Swartz, Alexandra Elbakyan, Edward Snowden, et tous les inconnu·es qui bidouillent dans l’ombre à libérer l’info), etc. Et si tout cela répond à mes besoins, résonne, m’augmente, aide à me développer, m’offre des solutions ou m’ouvre l’esprit à d’autres solutions, cela doit avoir cet effet bénéfique chez d’autres. Et c’est effectivement le cas, quand on étudie la militance sous une perspective historique, à travers les décennies.

Le pap’40 en action
Le pap’40 en action (sur dailymotion) ; sa chaîne Youtube

Là, le bénéfice est à un autre niveau que je qualifierais de totalement épique : les changements sociaux proviennent toujours d’abord de collectifs qui militent pour faire avancer les choses.

On découvre que cette puissance de l’action militante résonne à travers les siècles, on peut la sentir lorsqu’on étudie l’histoire des Afro-américains et la conquête de leurs droits, l’histoire des résistances sans armes durant la Seconde Guerre Mondiale, l’histoire du féminisme, l’histoire LGBT, l’histoire des hackers et bien d’autres mouvements !

Tout, de la petite info à la petite innovation, du mouvement massif à l’action solitaire la plus risquée, nous offre un espoir de dingue : on peut changer le monde en mieux, on peut le faire ici et maintenant, on peut avoir ce courage, et ce qu’importe la taille de la destructivité contre laquelle on lutte, que ce soit contre un régime autoritaire, contre une situation de génocide, d’esclavage, de manipulation, de crise, d’oppression, de dangers… On peut tenter quelque chose pour que cette résistance fonctionne au mieux, même si on n’a rien. Et on peut le faire avec une arme de compassion massive qui irradiera pour des générations entières. Franchement, c’est à pleurer de joie et de soulagement prosocial que de lire les histoires des sauveteurs durant la Seconde Guerre Mondiale, c’est ouf la force de construction que transmettent les écrits de Rosa Parks, Martin Luther King, et tant d’autres.

J’ai tellement de gratitude pour toutes ces personnes, pour quantité de mouvements, c’est pourquoi je tente d’en parler quand je le peux, sous l’angle des sciences humaines : je suis partageuse de contenus sur le Net à travers Hacking-social/Horizon-gull depuis plus de 7 ans avec Gull, d’une façon engagée. On vulgarise les sciences humaines d’une façon volontairement non-neutre, c’est-à-dire en prenant parti contre tout ce qui peut détruire, oppresser, exploiter, manipuler les gens, et en partageant tout ce qui pourrait aider à viser plus d’autodétermination.

L’œuvre des militants, des activistes et autres engagés fait donc partie de ma ligne éditoriale depuis la création du site HS.

Mes angles éditoriaux se sont transformés au fil du temps, d’une part pour une raison assez positive qui est une addiction de plus en plus prononcée pour fouiner dans la littérature scientifique, et d’autre part parce que j’ai commencé à rechigner à parler des combats militants actuels, quand bien même je les soutenais, et parce que j’avais plein de choses positives à dire.

Progressivement, j’ai opté pour des compromis, comme parler de militance uniquement si celle-ci avait pu être étudiée au travers de recherches scientifiques en sciences humaines et sociales. C’est ce que j’ai pu faire d’ailleurs en toute tranquillité avec la justice transformatrice, qui aborde en partie le travail de militants abolitionnistes du système pénal, et qui a été bien accueilli sans doute parce que ce n’était pas un sujet ni d’actu, ni français. Ça n’a hurlé que très peu, et seulement sur un réseau social pour lequel je m’attendais à ce genre de réaction épidermique.

Je me rends compte aussi que plus les années ont filé, moins j’ai repartagé de contenus divers sur les réseaux sociaux (tout confondus), moins j’ai fait de posts sur ceux-ci, moins j’ai osé m’exprimer, poser des questions, faire des remarques, etc. Actuellement, je constate que je ne partage que des infos liées à nos thèmes habituels (alors que je croise tout un tas de contenus que je pourrais partager). Parfois, je n’informe même pas de notre activité sur certains réseaux sociaux parce que je n’ai pas l’énergie/la patience de gérer certaines réactions : l’énervement à cause d’une image/ de l’entête pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’article ; le mépris parce que j’ai posté ça aussi sur une plateforme impure liée aux GAFAM2 ; la colère parce que le sujet principal de l’article ne portait pas précisément sur celui que certains auraient voulu ; le dégoût parce qu’il y a un anglicisme/un néologisme ; les injonctions à mettre des TW3 ou autres balises alors que j’ai consacré des paragraphes complets à faire des avertissements dans l’article ; la condescendance pour la recherche/la statistique/l’expert·e citée, car elle a été pointée du doigt un jour par un tribunal pseudo-scientifique/pseudo-zététicien/pseudo-sceptique (que je prenne en compte pendant X pages de critiques scientifiques et que je les discutent ne compte pas, j’aurais dû ne pas en parler tout simplement, car y faire référence c’est déjà trop) ; le rejet par un tribunal grammar-nazi-académique parce que j’ai mis mes sources bibliographiques à la fin de l’article et non dans le corps de texte, etc.

Et dans ma tête, il y a ainsi une liste noire qui grandit au fur et à mesure, de sujets à ne pas ou ne plus aborder sur le Net, quand bien même je les estime avec amour ou qu’ils comptent à mes yeux, que je sens que ça pourrait être utile à autrui, parce que je sais que cela ne sera pas entendu de la sorte, et que, avouons-le, je n’ai pas le courage d’encaisser ce qui va s’ensuivre. J’ai autocensuré notamment des problématiques militantes pour lesquelles je suis directement concernée, parce que lisant comment cela se passait pour d’autres sur les réseaux sociaux, en découvrant la pureté requise pour pouvoir en parler, et la méfiance qu’on aurait d’emblée à mon égard de part mes « endogroupes »4 si je les révélais, je sais d’expérience que les attaques toucheraient trop à ma personne et que, sous le feu de l’émotion, je serais capable de m’auto-annuler, c’est-à-dire détruire mon existence sur le Net, et mon travail avec. Le fait d’avoir vu tant de collègues détruits de la sorte, alors qu’ils avaient un propos doux, juste, socialement tellement utile, créatif, me confirme malheureusement que cette liste noire de sujets, je dois la maintenir pour l’instant si je veux continuer à faire ce que je fais.

« Encore un boomer qui crie “on peut plus rien dire gnagnagnaa” parce que des militants soulignent ses erreurs et qu’il ne veut pas les assumer !! » pourriez-vous me dire ; je comprends tout à fait qu’on puisse avoir ce réflexe quand quelqu’un se plaint du militantisme-correcteur du Net. Mais cette liste noire qu’est la mienne ne veut pas dire que j’estime que je ne peux plus rien dire. Elle veut surtout dire que j’ai dû développer au fil du temps des stratégies et des hacks plus ou moins sournois non pas pour pouvoir m’exprimer sans me prendre des reproches plein la tête, non pas pour convaincre5, mais pour ne pas être dégoûtée de mes propres engagements à cause de quelques militants qui partagent ces mêmes engagements. Pour le dire plus simplement : j’ai peur du jugement des alliés.

Je n’ai pas d’angoisses particulières vis-à-vis des individus que je sais « adversaires » de ce dont je vais parler. Par exemple, je suis assez détendue sur le fait de parler de l’autoritarisme comme quelque chose de problématique et j’attends parfois avec impatience les défenseurs de l’autoritarisme pour discuter avec eux. Comme je ne cherche pas à convaincre, je n’ai absolument pas de problème à ce qu’ils rejettent le contenu avec véhémence, ce qui est d’ailleurs plutôt cohérent de leur part. Je peux même être admirative quand ils arrivent à exprimer pleinement, sans complexes, ce qui les gêne, parce qu’ils s’affichent sincèrement avec leurs valeurs, quand bien même elles sont parfois horribles (au hasard, en appeler à tuer les 3/4 de la population ou envoyer en enfer les gens comme moi). Et dans cette confrontation sincère, je récolte des informations précieuses pour de futurs contenus (les adversaires véhéments sont au fond d’excellents contributeurs involontaires).

Par contre, c’est vraiment dur de se prendre de la haine de la part d’individus qui, je le constate après discussion, ont les mêmes valeurs que celles diffusées dans le contenu qu’ils blâment, ont les mêmes engagements, les mêmes objectifs. Ils me crient dessus parce que je n’ai pas parlé de ceci ou de cela, que j’ai utilisé un mot qui ne leur plaît pas, un en-tête qui aurait dû d’une manière ou d’une autre contenir tout l’article, parce que je n’ai pas utilisé un mot ou cité une référence qui leur paraissait indispensable, etc. Bref, ces reproches et cette colère de la part d’alliés, de camarades, de confrères, j’ai eu beaucoup de mal à les digérer et à les comprendre, d’autant plus qu’ils sont advenus pour des sujets auxquels je ne m’attendais pas le moins du monde.

Un jour j’ai parlé par exemple d’une expérience d’éducation alternative6. Je me suis centrée sur ce qui s’y faisait et était particulièrement cool dans le développement de l’autonomie et de l’empuissantement de l’enfant, au top vis-à-vis de ce qu’on sait en psycho- et neuro-. Puis j’ai fait ce que j’estime à présent une erreur, j’ai repris toutes les critiques disponibles à l’encontre de cette expérience afin de les debunker. C’était du débunkage ultra simple, puisque les 3/4 des critiques portaient sur des éléments qui n’étaient même pas présents dans cette expérience ou encore s’attaquaient personnellement à la personne qui l’avait menée sous forme de procès d’intention, or ces caractéristiques n’avaient strictement aucun lien avec l’expérience elle-même. Plus important à mes yeux, les critiques vantaient parallèlement un mode d’éducation autoritaire, très conservateur (globalement, on revenait 100/150 ans en arrière) basé sur le contrôle ; ils voyaient le plein développement de l’autonomie chez l’enfant comme une menace. Scientifiquement7, on sait pourtant que le contrôle autoritaire sape la motivation et le potentiel des enfants ; le seul « atout » de l’éducation autoritaire est de transformer la personne en pion, contrôlable extérieurement par des autorités, et intérieurement par des normes pressantes.

Les critiques n’ont pas fait gaffe à ça, et se sont plutôt ralliés à ces autoritaires pour tenter de me convaincre à quel point la personne ayant mené l’expérience devait être annulée pour de soi-disant accointances avec le néolibéralisme (ce qui est totalement faux quand on analyse le travail dans les faits), ignorant totalement les détails de l’expérience et ses apports. Et ce type d’accusations venait d’individus qui, très souvent, était des militants actifs menant des expériences éducatives quasi similaires à celles que cette expérience vantait… C’était ouf, et même des années après publication de ce contenu je reçois encore des messages pour tenter de me convaincre que cette personne est mauvaise, donc que l’expérience l’est, et que je devrais annuler mon avis positif.

Tout ceci a été vraiment saoulant, d’autant plus que naïvement je pensais qu’on pouvait espérer une sorte de cohésion contre les modes éducatifs autoritaires/contrôlants, ce qui est le point commun à quasi toutes les expériences d’éducation alternative. Mais non. Ça a été l’article le plus « polémique » du site, je n’en reviens toujours pas.

Depuis ce jour, je n’ai plus parlé d’éducation alternative, même si pourtant d’autres militants m’avaient proposé de façon stratégiquement plus intéressante de faire découvrir leur école et leur mode de fonctionnement. Je suis passée à des sujets plus safe, l’un de mes pare-feux étant désormais de parler d’études, expériences, actions se déroulant hors de notre pays et n’étant pas d’actualité, ou très indirectement.

Aussi, je ne debunke plus rien (du moins, pas de cette façon officiellement affichée), parce que cela n’a strictement aucune résonance constructive8, et j’ai l’impression que certains se servent de ce qui est alors estimé comme « vrai » pour se permettre d’attaquer (de manière disproportionnée) ceux qui sont dans le « faux », ce qui est une dynamique qui ne m’intéresse pas du tout d’alimenter.

À la place, je bidouille pour trouver des sujets à écho et je les tricote d’une façon à ce que, quand même, ils fassent résonance avec ce que nous vivons ici et maintenant. D’un côté, cela aura eu le grand avantage de me pousser à chercher des sujets inédits et à développer une forme de créativité plus hackeuse que je n’aurais peut-être pas eu sans cette saoulance.

Bref, tout ça pour dire que je ne m’autocensure pas par peur des « ennemis », mais davantage par crainte de la punition des alliés et acteurs de cette cause commune que nous défendons. Je constate que d’autres créateurs de contenus partagent cette même crainte de l’endogroupe davantage que de leur ennemi :

L’annulation (le canceling) - ContraPoint
L’annulation (le cancelling) – ContraPoint. Sur Youtube sous-titré en français (ici) et sur Peertube, sous-titré en anglais et en espagnol (ici)

Et ça vaut malheureusement aussi pour le libre : j’ai toujours autant de respect et de sympathie pour le libre, parce que j’ai la chance de connaître des libristes fortement prosociaux que j’adore, et que j’utilise au quotidien du libre – ça répond à mes besoins de compétence et de sécurité numérique –, et, ayant adopté depuis longtemps une certaine éthique hacker, j’adhère au discours libriste qui fait partie de la grande famille hacker.

Mais la campagne de certains militants pour PeerTube a été, malgré tout, extrêmement soûlante.

Au départ, Gull et moi-même étions enthousiastes pour promouvoir et publier sur PeerTube, on s’est vite renseignés, on a été hébergés sur une instance dès que cela a été possible. Parfois, il y avait des down sur l’instance en question, alors selon l’état de la mise en ligne, je partageais ou non le lien des vidéos via PeerTube. Qu’importe notre présence ou absence ponctuelle, on nous a reproché de ne pas être sur PeerTube, on nous a fait de longs messages condescendants pour nous expliquer pourquoi il fallait être sur PeerTube et pourquoi il fallait arrêter d’être sur YouTube, on nous a engueulés parce que l’instance était down et que de fait telle vidéo ne pouvait ponctuellement être vue que sur Youtube. On ne pouvait pas annoncer une vidéo avec joie sans que celle-ci soit instantanément rabattue par un commentaire reprochant notre manque d’éthique à mettre un lien Youtube et non PeerTube (alors qu’au début on partageait prioritairement le lien PeerTube) ou encore rappeler une énième fois ce qu’était PeerTube comme si nous l’ignorions et en quoi nous devions moralement y être. On faisait au mieux, on était déjà convaincus par PeerTube, on se démenait pour trouver des alternatives, même sur YouTube on avait pris le parti dès le départ de démonétiser tout notre contenu, mais visiblement ce n’était pas encore assez parfait.

Un excellent article de framablog à ce sujet et pourquoi la saoulance n’est pas la solution pour promouvoir PeerTube
Un excellent article de framablog à ce sujet et pourquoi la saoulance n’est pas la solution pour promouvoir PeerTube

J’étais également très enthousiaste à notre arrivée sur Mastodon, j’y postais même des trucs que je ne postais pas sur les autres réseaux, j’envisageais de faire là-bas un compte perso. Mais, à part quelques personnes que je connaissais et qui étaient bien sympas, progressivement les retours que j’avais sur un article, un dossier, un bouquin, un live, ne concernaient plus que notre faute à ne pas être des libristes avant toute chose, il y avait suspicion que ce qu’on utilisait était éthiquement incorrect (par exemple, la plateforme lulu pour publier mes livres – c’est sacrément ironique car justement je l’avais choisie exclusivement pour éviter la vague de reproches que des collègues peuvent avoir lorsqu’ils publient via Amazon…).

Et d’autres personnes ont pu rencontrer ce même type d’expérience :

Messages sur Twitter
Messages sur Twitter (source)

C’est terrible, mais d’une plateforme pour laquelle j’étais enthousiaste, j’en suis venue à avoir la même politique de communication que celle que j’avais sur Facebook (plateforme que je déteste depuis des années), c’est-à-dire : un minimum de publications, pas d’interactions même quand il y a des remarques, écriture du message la plus épurée possible par anticipation des quiproquos, etc. Et si on me fait des corrections légitimes sur la forme, mais sur un ton condescendant, je les prends en compte à ma sauce (je n’obéis pas, je transforme d’une nouvelle façon), et je ne fais aucun retour. Je ne fais pas ça contre ce type de critiques, mais davantage pour rester concentrée sur mon travail et ne pas être plongée dans un énième débat où potentiellement je dois me justifier pendant des heures d’un choix incompris, débat qui est totalement infécond pour toutes les parties, et où j’ai l’impression d’être la pire des merdes tant je dois m’inférioriser pour calmer l’individu et lui offrir la « supériorité » morale/intellectuelle qui l’apaise.

J’ai pris des exemples libristes, mais si cela peut vous rassurer, j’ai le même vécu pénible avec des communautés zététiques/sceptiques qui ont été hautement moralisatrices et condescendantes, nous reprochant un manque de détails dans le report des données scientifiques ou suspectant que nous partagions une étude « biaisée » parce qu’ils n’avaient pas compris un résultat (alors qu’il suffisait d’aller simplement jeter un coup œil rapide à la source que nous mettions à disposition). Ça a eu un impact sur notre activité et notre motivation, nous amenant à un perfectionnisme infructueux qui consistait à donner encore plus de détails mais qui étaient pourtant inutiles à préciser, voire nuisibles à une vulgarisation limpide9. Plus grave, j’ai vu des phénomènes dans des communautés zététiques/sceptiques qu’on a décidé de quitter très rapidement tant le climat devenait malsain : des activités marrantes selon eux étaient de se faire des soirées foutage de gueule d’un créateur de la même communauté zététique, faire des débats sans fin inféconds sur l’usage d’un mot, et surtout ne jamais créer ensemble, coopérer, s’attaquer aux problèmes de fond, aux « véritables » adversaires qui ne sont pas tant des individus, mais des systèmes, des structures, des normes, etc. Mais que les zététiciens/sceptiques se rassurent, j’ai aussi vu ces mêmes mécaniques chez des membres de syndicat (par exemple, Gull s’est vu une fois reprocher d’aller simplement discuter avec des membres d’un autre syndicat…), chez des militants antipub (où Gull s’est vu corrigé non sans une pointe de mépris parce qu’il avait osé citer une marque pour la dénoncer car pour ce critique il était interdit de citer une marque…), etc.

Là encore, ce n’est pas qu’un souci qui nous arriverait par manque de bol, une fois de plus Contrapoints explique à merveille ces mécaniques qui arrivent potentiellement dans n’importe quel groupe réuni autour de n’importe quel sujet :

Le Cringe - ContraPoint
Le Cringe – ContraPoint. Sur Youtube, sous-titré en français ; et sur Peertube, en anglais.

Le fait que je considère la culpabilisation, le jugement, le mépris, la condescendance, l’attaque, l’injonction, l’appel à la pureté, comme du militantisme déconnant (à entendre comme dysfonctionnel)10 n’est évidemment pas étranger au fait que je sois fragile, état que j’assume pleinement, parfois même avec fierté : oui je craque en privé devant ce militant pour l’Histoire qui, dans un mail de 3 pages, argumente sur le fait que je suis médiocre, inutile et tellement inférieure aux hommes présents à cette table ronde publique car j’ai osé utiliser le mot « facho », usage qui selon lui prouvait que je n’y connaissais strictement rien parce que X et Y (imaginez un cours d’histoire sur la Seconde Guerre Mondiale). J’ai répondu en partie en assumant l’un de mes défauts (être nulle à l’oral) et en envoyant les liens vers mon bouquin en libre accès sur le fascisme qui justifie en plus de 300 pages pourquoi je garde ce mot et pourquoi il est pertinent pour décrire certains contenus (il ne m’a pas répondu en retour).

J’assume aussi comme mon « problème » la déprime que je peux avoir quand j’ai pour premier commentaire une engueulade sur l’utilisation d’un anglicisme dans un article qui a nécessité des heures de recherches et d’écriture.

J’assume comme mon « problème » mon surmenage et la lâcheté que je me permets à ne plus avoir à me justifier ni répondre aux reproches hors-sujet.

J’ai ma sensibilité, mes faiblesses, mon temps et des capacités limitées, je fais avec, je ne me plains pas de souffrir de ces attitudes militantes qui me sont reloues, et je sais à peu près comment gérer ça et transformer ça11. Je ne me sens pas victime de quoi que ce soit, je ne suis pas à plaindre. Au final, j’estime que nous sommes très chanceux d’avoir une communauté si soutenante, de ne pas avoir été harcelés ou annulés massivement comme d’autres acteurs du Net.

Ce qui m’enrage dans un premier temps avec ces histoires de militance déconnante, c’est que cela a détruit l’œuvre de collègues très talentueux dont j’aurais voulu découvrir encore de nouvelles œuvres, qui avaient un magnifique potentiel d’influences positives, autodéterminatrices, émancipatrices. Mais merde, mais c’était tellement, tellement injuste de s’en être pris à eux, pour un mot, une tournure de phrase. De les avoir détruits pour ça, pas tant avec une seule remarque, mais bien avec cette répétition incessante de chipotage à chaque nouveau contenu. Tellement inapproprié de les voir en adversaire alors qu’il n’y avait pas meilleur allié.

À force de voir cette histoire de déconnance se répéter inlassablement partout dans tous les domaines, je m’inquiète pour les visées fécondes de ces mouvements. J’en viens à avoir peur que ces militants puristes dépensent une forte énergie pour des ennemis qui n’en sont pas, qui ne représentent pas une menace, qui au contraire sont de potentiels alliés qui feraient avancer leur cause. J’ai peur que cette division, voire hiérarchisation, entre personnes potentiellement alliées ne serve finalement qu’à donner davantage de pouvoir à leurs adversaires. Peur que toute cette énergie gaspillée, au fond, ne profite qu’à l’avancée de ce qu’on dénonce pourtant tous et que les acteurs des oppressions, des exploitations, des dominations, des manipulations, aient le champ libre pour développer pleinement leur œuvre destructrice, puisque les personnes pouvant les en empêcher sont plus occupées à s’entre-taper dessus pour ou contre le point médian, pour ou contre l’anglicisme, pour ou contre l’usage de Facebook, et j’en passe.

Au-delà de ces peurs, je me désole aussi que tant d’opportunités de collaboration, de construction commune, de coopération, d’entraide passent alors à la trappe au profit du militantisme déconnant qui ne fait que corriger, sanctionner et contrôler. Parce que toutes les réussites que j’ai pu voir étaient fondées sur une entraide, une cohésion et une convergence entre militants, entre des groupes différents, avec des acteurs qui, de base, ne suivaient même pas le combat, n’avaient pas les mêmes buts. Les réussites les plus belles que j’ai pu avoir la chance d’apprécier regroupaient à la fois des groupes militants assez radicaux (méthodes hautement destructives mais sans violence sur les personnes), des groupes militants faisant du lobbying auprès du monde distal12 (politiques, structures de pouvoir), spectateurs lambda (soutien et sympathie pour la cause), et résultat, une loi injuste ne passait pas, et tout le monde était en sympathie avec tout le monde, ce n’était que joie.

Par exemple, l’action conjointe de la Quadrature du Net, du Parti Pirate (notamment allemand), Anonymous (DoS), de la mobilisation citoyenne (manifestations dans toute l’Europe), et peut-être d’autres acteurs que j’oublie, a permis de stopper ACTA.
Par exemple, l’action conjointe de la Quadrature du Net, du Parti Pirate (notamment allemand), Anonymous (DoS), de la mobilisation citoyenne (manifestations dans toute l’Europe), et peut-être d’autres acteurs que j’oublie, a permis de stopper ACTA. Plus d’infos sur laquadrature.org. Source image : Wikimedia.

C’est pourquoi dans cet article on va tenter de comprendre pourquoi on peut avoir tendance à attaquer, injonctiver et pourquoi ça peut être déconnant vis-à-vis des buts d’un mouvement, et ce qu’on pourrait faire à la place de potentiellement plus efficace.

Avertissements sur ce contenu

Vous l’aurez sans doute compris, mais je précise pour éviter tout malentendu :

Cet article porte sur le militantisme déconnant, ou pureté militante, et non sur le militantisme tout court. Nous nous considérons nous-mêmes comme des personnes engagées à travers notre activité sur Hacking-social/Horizon-gull, et engagées contre l’autoritarisme sous toutes ses formes, et donc par définition, militantes.

Je ne catégorise pas tout le militantisme libriste comme uniquement associé à des pratiques déconnantes, pas du tout, d’autant que nous écrivons sur le Framablog, ce qui serait un comble. Idem, si vous avez des affinités avec un groupe dont je décris la pratique déconnante. N’endossez pas la responsabilité ou la culpabilité des pratiques déconnantes si vous ne les avez jamais faites mais que vous partagez le même groupe que ceux qui y ont recours. On ne peut pas être responsable du comportement des autres individus en permanence, ce serait un fardeau trop lourd à porter et impossible à gérer. La responsabilité incombe à celui qui fait l’acte, sans omettre, bien sûr, les raisons extérieures qui ont poussé celui-ci à faire l’acte (évitons d’internaliser ces problématiques aux seuls individus, nous verrons que c’est plus complexe que cela).

On parlera de militantisme interpersonnel, c’est-à-dire entre personnes ne représentant pas une autorité quelconque. Par exemple, untel corrige unetelle sur un de ses mots sur Internet/lors d’un repas de famille/lorsqu’elle se confie/lorsqu’elle présente une création/etc. ; untel critique untel car il a osé parler de fromages sans mettre de trigger warning13, etc. J’exclus de cette catégorie les rapports de pouvoirs entre personnes, par exemple une négociation entre un syndicat et un DRH autour d’un conflit, le débat public entre un individu fasciste et une personne au combat antifasciste, etc. Les deux derniers cas désignent des porte-paroles d’un groupe et la situation n’a rien du rapport interpersonnel habituel, il est hautement stratégique et préparé en amont pour les deux parties en confrontation.

★ On ne parlera pas du militantisme d’extrême-droite, fasciste ou lié à des poussées de haines sur une personne ciblée (par exemple les raids de harcèlement). Parce que – et c’est terrible à dire – il est cohérent avec l’autoritarisme de droite composé d’une valorisation de l’agressivité autoritaire, de la soumission autoritaire et du conventionnalisme14. Si c’est cohérent au vu de leur combat, alors ce n’est pas déconnant. Ils sont convaincus du bienfait d’attaquer et de soumettre une personne, donc il est logique de s’attendre à ce qu’ils attaquent une personne, qu’ils l’injonctivent, la poussent à rentrer dans des normes conventionnelles ou à fuir la sphère publique. Cependant, si cela vous intéresse : – voici un excellent article qui montre leur méthode militante : Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite, (Midi Libre, 2012) ; – On a parlé d’autoritarisme aussi dans un dossier ; – et cet article, le résumé des recherches qui ont suivi ; – Et dans cette vidéo qui est le début d’une série.

Les autoritaires, partie 1
Les autoritaires, partie 1 (sur skeptikon.fr, sur Youtube, sur Vimeo)

★ Pour cet article, il serait incohérent que je m’autocensure par peur de la pureté militante, ainsi y aura-t-il des néologismes, des anglicismes, des points médians et parfois une absence de points médians, des liens YouTube ou pointant vers des réseaux sociaux, structures non-libres. Cependant, je justifierai parfois certains de mes choix « impurs » en note de bas de page quand j’estime que cela est nécessaire. J’y mettrai aussi les références. Désolée pour l’énervement futur que cela pourrait vous causer.


  1. J’ai gardé le terme anglais parce qu’on croise rarement des personnes se disant « fouineuse à chapeau gris » comme le recommanderait l’Académie française. Les hackers grey hat désignent les hackers faisaient des actions illégales pour des buts prosociaux/activistes, à la différence des black hat qui vont faire des actions illégales pour leur seul profit personnel par exemple.
  2. GAFAM = Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
  3. TW = Trigger Warning = avertissements.
  4. Endogroupe = groupe d’appartenance. On peut en choisir certains (supporter telle équipe et pas telle autre, être dans une communauté de passionnés pour telle discipline, etc.) et d’autres sont dus au pur hasard comme la nationalité à la naissance, le genre, la génération dans laquelle on appartient, la couleur de peau, etc.
  5. Ça, c’est volontairement hors de mes buts, non pas que je sois défaitiste, mais parce que je ne vois pas l’intérêt de convaincre qui que ce soit : imaginons qu’untel serait par exemple convaincu que la justice réparatrice (un thème que j’aborde) c’est bien. Ok, super. Et ensuite ? Qu’est-ce que ça change ? Strictement rien. Au fond, je ne veux rien d’autre que ce que souhaiterait un blogueur tech : il partage un logiciel qu’il trouve cool et il est content si ça sert à d’autres qui vont l’utiliser pour d’autres besoins. Il peut même être super content de découvrir que ce logiciel qu’il a partagé a été hacké pour en faire un autre truc plus performant qui sert d’autres buts, parce qu’au fond, c’est la tech et son développement qui le font kiffer. Et c’est pas grave si les autres n’aiment pas, ne testent pas. Au fond, lui comme moi, on veut juste partager, c’est tout.
  6. Je n’ai ni envie de donner le lien ni même de référence au sujet de cet écrit ; si le sujet vous intéresse intrinsèquement, vous le trouverez facilement.
  7. Deci et coll. (1999) ; Deci et Ryan (2017) ; Csiszentmihalyi (2014, 2015) ; Della Fave, Massimini, Bassi (2011) ; Gueguen C. (2014, 2018) références non exhaustives.
  8. Je parle de mes articles, je ne critique pas les débunkeurs en général. Il y a certains débunkeurs sur PeerTubeYouTube qui ont du talent, je ne doute pas qu’ils arrivent eux à avoir un écho positif.
  9. Gull a d’ailleurs constaté que cette surenchère à préciser toujours plus de détails en vidéo, sous la demande parfois pesante de certains septiques, contribuaient à dissoudre le discours principal, à ennuyer de nombreux viewers se plaignant désormais d’un contenu « trop académique ».
  10. J’emploie le mot « dysfonctionnel » pour qualifier les comportements militants tels que l’injonction, l’attaque, etc., car la fonction de la militance est, entre autres, de combattre un problème et non d’être perçue comme un problème par ceux que les militants peuvent chercher à convaincre. En cela, ça dysfonctionne, là où un militantisme « fonctionnel » opterait pour des comportements et actions qui résolvent un problème, s’attaquerait à la destructivité et non aux potentielles forces de construction.
  11. Attention ces dernières phrases sont fortement imprégnées de mes biais d’internalité (ignorer les causes extérieures, se responsabiliser pour des problèmes extérieurs), je ne conseille pas du tout de reproduire la même dynamique que la mienne, potentiellement sapante. Si je les ai écrites, c’est parce que c’est ce que je ressens et que ce serait mentir que d’en enlever les biais d’internalité qui ont structuré ces sentiments.
  12. En psycho- sociale, notamment dans le champ de la théorie de l’autodétermination, on emploie le terme d’environnement distal pour décrire des environnements qui sont « distants » des individus (mais pas moins influents), tel que les champs politique, économique, culturel ; il se distingue de l’environnement social proximal (famille, travail, et tout environnement social qui fait le quotidien la personne).
  13. Exemple tiré d’un témoignage réel, disponible sur neonmag.fr.
  14. Ce sont les caractéristiques de l’Autoritarisme de droite (RWA) telles que définies par la recherche en psychologie sociale et politique de ces dernières décennies, notamment par Altemeyer. Si une personne se disant de gauche a pour attitude principale l’agressivité autoritaire, la soumission et le conventionnalisme, alors il serait plus cohérent pour lui de se revendiquer d’un autoritarisme de droite, qui serait plus raccord avec ses attentes et valeurs. Plus d’infos sur hacking-social.com.



« Va te faire foutre, Twitter ! » dit Aral Balkan

Avec un ton acerbe contre les géants du numérique, Aral Balkan nourrit depuis plusieurs années une analyse lucide et sans concession du capitalisme de surveillance. Nous avons maintes fois publié des traductions de ses diatribes.

Ce qui fait la particularité de ce nouvel article, c’est qu’au-delà de l’adieu à Twitter, il retrace les étapes de son cheminement.

Sa trajectoire est mouvementée, depuis l’époque où il croyait (« quel idiot j’étais ») qu’il suffisait d’améliorer le système. Il revient donc également sur ses années de lutte contre les plateformes prédatrices et les startups .

Il explique quelle nouvelle voie constructive il a adoptée ces derniers temps, jusqu’à la conviction qu’il faut d’urgence « construire l’infrastructure technologique alternative qui sera possédée et contrôlée par des individus, pas par des entreprises ou des gouvernements ». Dans cette perspective, le Fediverse a un rôle important à jouer selon lui.

Article original : Hell Site

Traduction Framalang : Aliénor, Fabrice, goofy, Susy, Wisi_eu

Le site de l’enfer

par Aral Balkan

Sur le Fédiverse, ils ont un terme pour Twitter.
Ils l’appellent « le site de l’enfer ».
C’est très approprié.

Lorsque je m’y suis inscrit, il y a environ 15 ans, vers fin 2006, c’était un espace très différent. Un espace modeste, pas géré par des algorithmes, où on pouvait mener des discussions de groupe avec ses amis.
Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que Twitter, Inc. était une start-up financée avec du capital risque.
Même si j’avais su, ça n’aurait rien changé, vu que je n’avais aucune idée sur le financement ou les modèles commerciaux. Je pensais que tout le monde dans la tech essayait simplement de fabriquer les nouvelles choses du quotidien pour améliorer la vie des gens.

Même six ans après, en 2012, j’en étais encore à me concentrer sur l’amélioration de l’expérience des utilisateurs avec le système actuel :

« Les objets ont de la valeur non par ce qu’ils sont, mais par ce qu’ils nous permettent de faire. Et, en tant que personnes qui fabriquons des objets, nous avons une lourde responsabilité. La responsabilité de ne pas tenir pour acquis le temps limité dont chacun d’entre nous dispose en ce monde. La responsabilité de rendre ce temps aussi beau, aussi confortable, aussi indolore, aussi exaltant et aussi agréable que possible à travers les expériences que nous créons.
Parce que c’est tout ce qui compte.
Et il ne tient qu’à nous de le rendre meilleur. »
– C’est tout ce qui compte.

C’est tout ce qui compte.

Quel idiot j’étais, pas vrai ?
Vous pouvez prendre autant de temps que nécessaire pour me montrer du doigt et ricaner.
Ok, c’est fait ? Continuons…

Privilège est simplement un autre mot pour dire qu’on s’en fiche

À cette époque, je tenais pour acquis que le système en général est globalement bon. Ou du moins je ne pensais pas qu’il était activement mauvais 2.
Bien sûr, j’étais dans les rues à Londres, avec des centaines de milliers de personnes manifestant contre la guerre imminente en Irak. Et bien sûr, j’avais conscience que nous vivions dans une société inégale, injuste, raciste, sexiste et classiste (j’ai étudié la théorie critique des médias pendant quatre ans, du coup j’avais du Chomsky qui me sortait de partout), mais je pensais, je ne sais comment, que la tech existait en dehors de cette sphère. Enfin, s’il m’arrivait de penser tout court.

Ce qui veut clairement dire que les choses n’allaient pas assez mal pour m’affecter personnellement à un point où je ressentais le besoin de me renseigner à ce sujet. Et ça, tu sais, c’est ce qu’on appelle privilège.
Il est vrai que ça me faisait bizarre quand l’une de ces start-ups faisait quelque chose qui n’était pas dans notre intérêt. Mais ils nous ont dit qu’ils avaient fait une erreur et se sont excusés alors nous les avons crus. Pendant un certain temps. Jusqu’à ce que ça devienne impossible.

Et, vous savez quoi, j’étais juste en train de faire des « trucs cools » qui « améliorent la vie des gens », d’abord en Flash puis pour l’IPhone et l’IPad…
Mais je vais trop vite.
Retournons au moment où j’étais complètement ignorant des modèles commerciaux et du capital risque. Hum, si ça se trouve, vous en êtes à ce point-là aujourd’hui. Il n’y a pas de honte à avoir. Alors écoutez bien, voici le problème avec le capital risque.

Ce qui se passe dans le Capital Risque reste dans le Capital Risque

Le capital risque est un jeu de roulette dont les enjeux sont importants, et la Silicon Valley en est le casino.
Un capital risqueur va investir, disons, 5 millions de dollars dans dix start-ups tout en sachant pertinemment que neuf d’entre elles vont échouer. Ce dont a besoin ce monsieur (c’est presque toujours un « monsieur »), c’est que celle qui reste soit une licorne qui vaudra des milliards. Et il (c’est presque toujours il) n’investit pas son propre argent non plus. Il investit l’argent des autres. Et ces personnes veulent récupérer 5 à 10 fois plus d’argent, parce que ce jeu de roulette est très risqué.

Alors, comment une start-up devient-elle une licorne ? Eh bien, il y a un modèle commercial testé sur le terrain qui est connu pour fonctionner : l’exploitation des personnes.

Voici comment ça fonctionne:

1. Rendez les gens accros

Offrez votre service gratuitement à vos « utilisateurs » et essayez de rendre dépendants à votre produit le plus de gens possible.
Pourquoi?
Parce qu’il vous faut croître de manière exponentielle pour obtenir l’effet de réseau, et vous avez besoin de l’effet de réseau pour enfermer les gens que vous avez attirés au début.
Bon dieu, des gens très importants ont même écrit des guides pratiques très vendus sur cette étape, comme Hooked : comment créer un produit ou un service qui ancre des habitudes.
Voilà comment la Silicon Valley pense à vous.

2. Exploitez-les

Collectez autant de données personnelles que possible sur les gens.
Pistez-les sur votre application, sur toute la toile et même dans l’espace physique, pour créer des profils détaillés de leurs comportements. Utilisez cet aperçu intime de leurs vies pour essayer de les comprendre, de les prédire et de les manipuler.
Monétisez tout ça auprès de vos clients réels, qui vous paient pour ce service.
C’est ce que certains appellent le Big Data, et que d’autres appellent le capitalisme de surveillance.

3. Quittez la scène (vendez)

Une start-up est une affaire temporaire, dont le but du jeu est de se vendre à une start-up en meilleure santé ou à une entreprise existante de la Big Tech, ou au public par le biais d’une introduction en Bourse.
Si vous êtes arrivé jusque-là, félicitations. Vous pourriez fort bien devenir le prochain crétin milliardaire et philanthrope en Bitcoin de la Silicon Valley.
De nombreuses start-ups échouent à la première étape, mais tant que le capital risque a sa précieuse licorne, ils sont contents.

Des conneries (partie 1)

Je ne savais donc pas que le fait de disposer de capital risque signifiait que Twitter devait connaître une croissance exponentielle et devenir une licorne d’un milliard de dollars. Je n’avais pas non plus saisi que ceux d’entre nous qui l’utilisaient – et contribuaient à son amélioration à ce stade précoce – étaient en fin de compte responsables de son succès. Nous avons été trompés. Du moins, je l’ai été et je suis sûr que je ne suis pas le seul à ressentir cela.

Tout cela pour dire que Twitter était bien destiné à devenir le Twitter qu’il est aujourd’hui dès son premier « investissement providentiel » au tout début.
C’est ainsi que se déroule le jeu du capital risque et des licornes dans la Silicon Valley. Voilà ce que c’est. Et c’est tout ce à quoi j’ai consacré mes huit dernières années : sensibiliser, protéger les gens et construire des alternatives à ce modèle.

Voici quelques enregistrements de mes conférences datant de cette période, vous pouvez regarder :

Dans le cadre de la partie « sensibilisation », j’essayais également d’utiliser des plateformes comme Twitter et Facebook à contre-courant.
Comme je l’ai écrit dans Spyware vs Spyware en 2014 : « Nous devons utiliser les systèmes existants pour promouvoir nos alternatives, si nos alternatives peuvent exister tout court. » Même pour l’époque, c’était plutôt optimiste, mais une différence cruciale était que Twitter, au moins, n’avait pas de timeline algorithmique.

Les timelines algorithmiques (ou l’enfumage 2.0)

Qu’est-ce qu’une timeline algorithmique ? Essayons de l’expliquer.
Ce que vous pensez qu’il se passe lorsque vous tweetez: « j’ai 44 000 personnes qui me suivent. Quand j’écris quelque chose, 44 000 personnes vont le voir ».
Ce qui se passe vraiment lorsque vous tweetez : votre tweet pourrait atteindre zéro, quinze, quelques centaines, ou quelques milliers de personnes.

Et ça dépend de quoi?
Dieu seul le sait, putain.
(Ou, plus exactement, seul Twitter, Inc. le sait.)

Donc, une timeline algorithmique est une boîte noire qui filtre la réalité et décide de qui voit quoi et quand, sur la base d’un lot de critères complètement arbitraires déterminés par l’entreprise à laquelle elle appartient.
En d’autres termes, une timeline algorithmique est simplement un euphémisme pour parler d’un enfumage de masse socialement acceptable. C’est de l’enfumage 2.0.

L’algorithme est un trouduc

La nature de l’algorithme reflète la nature de l’entreprise qui en est propriétaire et l’a créé.

Étant donné que les entreprises sont sociopathes par nature, il n’est pas surprenant que leurs algorithmes le soient aussi. En bref, les algorithmes d’exploiteurs de personnes comme Twitter et Facebook sont des connards qui remuent la merde et prennent plaisir à provoquer autant de conflits et de controverses que possible.
Hé, qu’attendiez-vous exactement d’un milliardaire qui a pour bio #Bitcoin et d’un autre qui qualifie les personnes qui utilisent sont utilisées par son service de « pauvres cons » ?
Ces salauds se délectent à vous montrer des choses dont ils savent qu’elles vont vous énerver dans l’espoir que vous riposterez. Ils se délectent des retombées qui en résultent. Pourquoi ? Parce que plus il y a d’« engagement » sur la plateforme – plus il y a de clics, plus leurs accros («utilisateurs») y passent du temps – plus leurs sociétés gagnent de l’argent.

Eh bien, ça suffit, merci bien.

Des conneries (partie 2)

Certes je considère important de sensibiliser les gens aux méfaits des grandes entreprises technologiques, et j’ai probablement dit et écrit tout ce qu’il y a à dire sur le sujet au cours des huit dernières années. Rien qu’au cours de cette période, j’ai donné plus d’une centaine de conférences, sans parler des interviews dans la presse écrite, à la radio et à la télévision.
Voici quelques liens vers une poignée d’articles que j’ai écrits sur le sujet au cours de cette période :

Est-ce que ça a servi à quelque chose ?
Je ne sais pas.
J’espère que oui.
J’ai également interpellé d’innombrables personnes chez les capitalistes de la surveillance comme Google et Facebook sur Twitter et – avant mon départ il y a quelques années – sur Facebook, et ailleurs. (Quelqu’un se souvient-il de la fois où j’ai réussi à faire en sorte que Samuel L. Jackson interpelle Eric Schmidt sur le fait que Google exploite les e-mails des gens?) C’était marrant. Mais je m’égare…
Est-ce que tout cela a servi à quelque chose ?
Je ne sais pas.
J’espère que oui.
Mais voici ce que je sais :
Est-ce que dénoncer les gens me rend malheureux ? Oui.
Est-ce que c’est bien ? Non.
Est-ce que j’aime les conflits ? Non.
Alors, trop c’est trop.
Les gens viennent parfois me voir pour me remercier de « parler franchement ». Eh bien, ce « parler franchement » a un prix très élevé. Alors peut-être que certaines de ces personnes peuvent reprendre là où je me suis arrêté. Ou pas. Dans tous les cas, j’en ai fini avec ça.

Dans ta face

Une chose qu’il faut comprendre du capitalisme de surveillance, c’est qu’il s’agit du courant dominant. C’est le modèle dominant. Toutes les grandes entreprises technologiques et les startups en font partie3. Et être exposé à leurs dernières conneries et aux messages hypocrites de personnes qui s’y affilient fièrement tout en prétendant œuvrer pour la justice sociale n’est bon pour la santé mentale de personne.

C’est comme vivre dans une ferme industrielle appartenant à des loups où les partisans les plus bruyants du système sont les poulets qui ont été embauchés comme chefs de ligne.

J’ai passé les huit dernières années, au moins, à répondre à ce genre de choses et à essayer de montrer que la Big Tech et le capitalisme de surveillance ne peuvent pas être réformés.
Et cela me rend malheureux.
J’en ai donc fini de le faire sur des plates-formes dotées d’algorithmes de connards qui s’amusent à m’infliger autant de misère que possible dans l’espoir de m’énerver parce que cela «fait monter les chiffres».

Va te faire foutre, Twitter !
J’en ai fini avec tes conneries.

"fuck twitter" par mowl.eu, licence CC BY-NC-ND 2.0
« fuck twitter » par mowl.eu, licence CC BY-NC-ND 2.0

Et après ?

À bien des égards, cette décision a été prise il y a longtemps. J’ai créé mon propre espace sur le fediverse en utilisant Mastodon il y a plusieurs années et je l’utilise depuis. Si vous n’avez jamais entendu parler du fediverse, imaginez-le de la manière suivante :
Imaginez que vous (ou votre groupe d’amis) possédez votre propre copie de twitter.com. Mais au lieu de twitter.com, le vôtre se trouve sur votre-place.org. Et à la place de Jack Dorsey, c’est vous qui fixez les règles.

Vous n’êtes pas non plus limité à parler aux gens sur votre-place.org.

Je possède également mon propre espace sur mon-espace.org (disons que je suis @moi@mon-espace.org). Je peux te suivre @toi@ton-espace.org et aussi bien @eux@leur.site et @quelquun-dautre@un-autre.espace. Ça marche parce que nous parlons tous un langage commun appelé ActivityPub.
Donc imaginez un monde où il y a des milliers de twitter.com qui peuvent tous communiquer les uns avec les autres et Jack n’a rien à foutre là-dedans.

Eh bien, c’est ça, le Fediverse.
Et si Mastodon n’est qu’un moyen parmi d’autres d’avoir son propre espace dans le Fediverse, joinmastodon.org est un bon endroit pour commencer à se renseigner sur le sujet et mettre pied à l’étrier de façon simple sans avoir besoin de connaissances techniques. Comme je l’ai déjà dit, je suis sur le Fediverse depuis les débuts de Mastodon et j’y copiais déjà manuellement les posts sur Twitter.
Maintenant j’ai automatisé le processus via moa.party et, pour aller de l’avant, je ne vais plus me connecter sur Twitter ou y répondre4.
Vu que mes posts sur Mastodon sont maintenant automatiquement transférés là-bas, vous pouvez toujours l’utiliser pour me suivre, si vous en avez envie. Mais pourquoi ne pas utiliser cette occasion de rejoindre le Fediverse et vous amuser ?

Small is beautiful

Si je pense toujours qu’avoir des bonnes critiques de la Big Tech est essentiel pour peser pour une régulation efficace, je ne sais pas si une régulation efficace est même possible étant donné le niveau de corruption institutionnelle que nous connaissons aujourd’hui (lobbies, politique des chaises musicales, partenariats public-privé, captation de réglementation, etc.)
Ce que je sais, c’est que l’antidote à la Big Tech est la Small Tech.

Nous devons construire l’infrastructure technologique alternative qui sera possédée et contrôlée par des individus, pas par des entreprises ou des gouvernements. C’est un prérequis pour un futur qui respecte la personne humaine, les droits humains, la démocratie et la justice sociale.

Dans le cas contraire, nous serons confrontés à des lendemains sombres où notre seul recours sera de supplier un roi quelconque, de la Silicon Valley ou autre, « s’il vous plaît monseigneur, soyez gentil ».

Je sais aussi que travailler à la construction de telles alternatives me rend heureux alors que désespérer sur l’état du monde ne fait que me rendre profondément malheureux. Je sais que c’est un privilège d’avoir les compétences et l’expérience que j’ai, et que cela me permet de travailler sur de tels projets. Et je compte bien les mettre à contribution du mieux possible.
Pour aller de l’avant, je prévois de concentrer autant que possible de mon temps et de mon énergie à la construction d’un Small Web.

Si vous avez envie d’en parler (ou d’autre chose), vous pouvez me trouver sur le Fediverse.
Vous pouvez aussi discuter avec moi pendant mes live streams S’update et pendant nos live streams Small is beautiful avec Laura.

Des jours meilleurs nous attendent…

Prenez soin de vous.

Portez-vous bien.

Aimez-vous les uns les autres.

 




Les médias sociaux ne sont pas des espaces démocratiques

On peut rêver d’une solution technologique ou juridique pour limiter ou interdire l’utilisation d’un logiciel à des groupes ou personnes qui ne partagent pas les valeurs auxquelles on tient ou pire veulent les détruire.
L’entreprise est bien plus délicate qu’il n’y paraît, y compris pour les réseaux alternatifs décentralisés (ou plutôt acentrés) qu’on regroupe sous le terme de Fediverse. Il ne suffit pas en effet de dire que chaque instance décide de ses propres règles pour se débarrasser des difficultés.

Dans l’article qui suit, Christophe Masutti prend acte de la fin d’une illusion : l’idéal d’un grand espace de communication démocratique, égalitaire et ouvert à tous n’existe pas plus avec les Gafam qu’avec le Fediverse et ses réseaux alternatifs.

Face aux grandes plateformes centralisées de médias sociaux qui ne recherchent nullement à diffuser ou promouvoir le débat démocratique éclairé comme elles le prétendent mais à monétiser le spectacle d’un pseudo-débat, nous sommes confrontées au grand fourre-tout où distinguer le pire du meilleur renvoie chacun à une tâche colossale et indéfiniment renouvelée.

Cependant ce qui change la donne avec le Fediverse, c’est que la question de la fermeture à d’autres ne prend en compte ni le profit ni le facteur nombre : les instances sans objectif lucratif ont leurs qualités et leurs défauts propres, qu’elles aient deux ou deux cent mille utilisatrices. Et selon Christophe, les rapports entre les instances restent à écrire, à la manière dont les rapports variables entre les habitants d’un quartier déterminent leurs rapports individuels et collectifs…

Les médias sociaux ne sont pas des espaces démocratiques

par Christophe Masutti

Lors d’une récente interview avec deux autres framasoftiennes à propos du Fediverse et des réseaux sociaux dits « alternatifs », une question nous fut posée :

dans la mesure où les instances de service de micro-blogging (type Mastodon) ou de vidéo (comme Peertube) peuvent afficher des « lignes éditoriales » très différentes les unes des autres, comment gérer la modération en choisissant de se fédérer ou non avec une instance peuplée de fachos ou comment se comporter vis-à-vis d’une instance communautaire et exclusive qui choisit délibérément de ne pas être fédérée ou très peu ?

De manière assez libérale et pour peu que les conditions d’utilisation du service soient clairement définies dans chaque instance, on peut répondre simplement que la modération demande plus ou moins de travail, que chaque instance est tout à fait libre d’adopter sa propre politique éditoriale, et qu’il s’agit de choix individuels (ceux du propriétaire du serveur qui héberge l’instance) autant que de choix collectifs (si l’hébergeur entretient des relations diplomatiques avec les membres de son instance). C’est une évidence.

La difficulté consistait plutôt à expliquer pourquoi, dans la conception même des logiciels (Mastodon ou Peertube, en l’occurrence) ou dans les clauses de la licence d’utilisation, il n’y a pas de moyen mis en place par l’éditeur du logiciel (Framasoft pour Peertube, par exemple) afin de limiter cette possibilité d’enfermement de communautés d’utilisateurs dans de grandes bulles de filtres en particulier si elles tombent dans l’illégalité. Est-il légitime de faire circuler un logiciel qui permet à ♯lesgens de se réunir et d’échanger dans un entre-soi homogène tout en prétendant que le Fediverse est un dispositif d’ouverture et d’accès égalitaire ?

Une autre façon de poser la question pourrait être la suivante : comment est-il possible qu’un logiciel libre puisse permettre à des fachos d’ouvrir leurs propres instance de microblogging en déversant impunément sur le réseau leurs flots de haine et de frustrations ?1

Bien sûr nous avons répondu à ces questions, mais à mon avis de manière trop vague. C’est qu’en réalité, il y a plusieurs niveaux de compréhension que je vais tâcher de décrire ici.

Il y a trois aspects :

  1. l’éthique du logiciel libre n’inclut pas la destination morale des logiciels libres, tant que la loyauté des usages est respectée, et la première clause des 4 libertés du logiciel libre implique la liberté d’usage : sélectionner les utilisateurs finaux en fonction de leurs orientations politique, sexuelles, etc. contrevient fondamentalement à cette clause…
  2. … mais du point de vue technique, on peut en discuter car la conception du logiciel pourrait permettre de repousser ces limites éthiques2,
  3. et la responsabilité juridique des hébergeurs implique que ces instances fachos sont de toute façon contraintes par l’arsenal juridique adapté ; ce à quoi on pourra toujours rétorquer que cela n’empêche pas les fachos de se réunir dans une cave (mieux : un local poubelle) à l’abri des regards.

Mais est-ce suffisant ? se réfugier derrière une prétendue neutralité de la technique (qui n’est jamais neutre), les limites éthiques ou la loi, ce n’est pas une bonne solution. Il faut se poser la question : que fait-on concrètement non pour interdire certains usages du Fediverse, mais pour en limiter l’impact social négatif ?

La principale réponse, c’est que le modèle économique du Fediverse ne repose pas sur la valorisation lucrative des données, et que se détacher des modèles centralisés implique une remise en question de ce que sont les « réseaux » sociaux. La vocation d’un dispositif technologique comme le Fediverse n’est pas d’éliminer les pensées fascistes et leur expression, pas plus que la vocation des plateformes Twitter et Facebook n’est de diffuser des modèles démocratiques, malgré leur prétention à cet objectif. La démocratie, les échanges d’idées, et de manière générale les interactions sociales ne se décrètent pas par des modèles technologiques, pas plus qu’elles ne s’y résument.

Prétendre le contraire serait les restreindre à des modèles et des choix imposés (et on voit bien que la technique ne peut être neutre). Si Facebook, Twitter et consorts ont la prétention d’être les gardiens de la liberté d’expression, c’est bien davantage pour exploiter les données personnelles à des fins lucratives que pour mettre en place un débat démocratique.

 

Exit le vieux rêve du global village ? En fait, cette vieille idée de Marshall McLuhan ne correspond pas à ce que la plupart des gens en ont retenu. En 1978, lorsque Murray Turoff et Roxanne Hiltz publient The Network Nation, ils conceptualisent vraiment ce qu’on entend par « Communication médiée par ordinateur » : échanges de contenus (volumes et vitesse), communication sociale-émotionnelle (les émoticônes), réduction des distances et isolement, communication synchrone et asynchrone, retombées scientifiques, usages domestiques de la communication en ligne, etc. Récompensés en 1994 par l’EFF Pioneer Award, Murray Turoff et Roxanne Hiltz sont aujourd’hui considérés comme les « parents » des systèmes de forums et de chat massivement utilisés aujourd’hui. Ce qu’on a retenu de leurs travaux, et par la suite des nombreuses applications, c’est que l’avenir du débat démocratique, des processus de décision collective (M. Turoff travaillait pour des institutions publiques) ou de la recherche de consensus, reposent pour l’essentiel sur les technologies de communication. C’est vrai en un sens, mais M. Turoff mettait en garde3 :

Dans la mesure où les communications humaines sont le mécanisme par lequel les valeurs sont transmises, tout changement significatif dans la technologie de cette communication est susceptible de permettre ou même de générer des changements de valeur.

Communiquer avec des ordinateurs, bâtir un système informatisé de communication sociale-émotionnelle ne change pas seulement l’organisation sociale, mais dans la mesure où l’ordinateur se fait de plus en plus le support exclusif des communications (et les prédictions de Turoff s’avéreront très exactes), la communication en réseau fini par déterminer nos valeurs.

Aujourd’hui, communiquer dans un espace unique globalisé, centralisé et ouvert à tous les vents signifie que nous devons nous protéger individuellement contre les atteintes morales et psychiques de celleux qui s’immiscent dans nos échanges. Cela signifie que nos écrits puissent être utilisés et instrumentalisés plus tard à des fins non souhaitées. Cela signifie qu’au lieu du consensus et du débat démocratique nous avons en réalité affaire à des séries de buzz et des cancans. Cela signifie une mise en concurrence farouche entre des contenus discursifs de qualité et de légitimités inégales mais prétendument équivalents, entre une casserole qui braille La donna è mobile et la version Pavarotti, entre une conférence du Collège de France et un historien révisionniste amateur dans sa cuisine, entre des contenus journalistiques et des fake news, entre des débats argumentés et des plateaux-télé nauséabonds.

Tout cela ne relève en aucun cas du consensus et encore moins du débat, mais de l’annulation des chaînes de valeurs (quelles qu’elles soient) au profit d’une mise en concurrence de contenus à des fins lucratives et de captation de l’attention. Le village global est devenu une poubelle globale, et ce n’est pas brillant.


Là où les médias sociaux centralisés impliquaient une ouverture en faveur d’une croissance lucrative du nombre d’utilisateurs, le Fediverse se fout royalement de ce nombre, pourvu qu’il puisse mettre en place des chaînes de confiance.


Dans cette perspective, le Fediverse cherche à inverser la tendance. Non par la technologie (le protocole ActivityPub ou autre), mais par le fait qu’il incite à réfléchir sur la manière dont nous voulons conduire nos débats et donc faire circuler l’information.

On pourrait aussi bien affirmer qu’il est normal de se voir fermer les portes (ou du moins être exclu de fait) d’une instance féministe si on est soi-même un homme, ou d’une instance syndicaliste si on est un patron, ou encore d’une instance d’un parti politique si on est d’un autre parti. C’est un comportement tout à fait normal et éminemment social de faire partie d’un groupe d’affinités, avec ses expériences communes, pour parler de ce qui nous regroupe, d’actions, de stratégies ou simplement un partage d’expériences et de subjectivités, sans que ceux qui n’ont pas les mêmes affinités ou subjectivités puissent s’y joindre. De manière ponctuelle on peut se réunir à l’exclusion d’autre groupes, pour en sortir à titre individuel et rejoindre d’autre groupes encore, plus ouverts, tout comme on peut alterner entre l’intimité d’un salon et un hall de gare.

Dans ce texte paru sur le Framablog, A. Mansoux et R. R. Abbing montrent que le Fediverse est une critique de l’ouverture. Ils ont raison. Là où les médias sociaux centralisés impliquaient une ouverture en faveur d’une croissance lucrative du nombre d’utilisateurs, le Fediverse se fout royalement de ce nombre, pourvu qu’il puisse mettre en place des chaînes de confiance.

Un premier mouvement d’approche consiste à se débarrasser d’une conception complètement biaisée d’Internet qui fait passer cet ensemble de réseaux pour une sorte de substrat technique sur lequel poussent des services ouverts aux publics de manière égalitaire. Évidemment ce n’est pas le cas, et surtout parce que les réseaux ne se ressemblent pas, certains sont privés et chiffrés (surtout dans les milieux professionnels), d’autres restreints, d’autres plus ouverts ou complètement ouverts. Tous dépendent de protocoles bien différents. Et concernant les médias sociaux, il n’y a aucune raison pour qu’une solution technique soit conçue pour empêcher la première forme de modération, à savoir le choix des utilisateurs. Dans la mesure où c’est le propriétaire de l’instance (du serveur) qui reste in fine responsable des contenus, il est bien normal qu’il puisse maîtriser l’effort de modération qui lui incombe. Depuis les années 1980 et les groupes usenet, les réseaux sociaux se sont toujours définis selon des groupes d’affinités et des règles de modération clairement énoncées.

À l’inverse, avec des conditions générales d’utilisation le plus souvent obscures ou déloyales, les services centralisés tels Twitter, Youtube ou Facebook ont un modèle économique tel qu’il leur est nécessaire de drainer un maximum d’utilisateurs. En déléguant le choix de filtrage à chaque utilisateur, ces médias sociaux ont proposé une représentation faussée de leurs services :

  1. Faire croire que c’est à chaque utilisateur de choisir les contenus qu’il veut voir alors que le système repose sur l’économie de l’attention et donc sur la multiplication de contenus marchands (la publicité) et la mise en concurrence de contenus censés capter l’attention. Ces contenus sont ceux qui totalisent plus ou moins d’audience selon les orientations initiales de l’utilisateur. Ainsi on se voit proposer des contenus qui ne correspondent pas forcément à nos goûts mais qui captent notre attention parce de leur nature attrayante ou choquante provoquent des émotions.
  2. Faire croire qu’ils sont des espaces démocratiques. Ils réduisent la démocratie à la seule idée d’expression libre de chacun (lorsque Trump s’est fait virer de Facebook les politiques se sont sentis outragés… comme si Facebook était un espace public, alors qu’il s’agit d’une entreprise privée).

Les médias sociaux mainstream sont tout sauf des espaces où serait censée s’exercer la démocratie bien qu’ils aient été considérés comme tels, dans une sorte de confusion entre le brouhaha débridé des contenus et la liberté d’expression. Lors du « printemps arabe » de 2010, par exemple, on peut dire que les révoltes ont beaucoup reposé sur la capacité des réseaux sociaux à faire circuler l’information. Mais il a suffi aux gouvernements de censurer les accès à ces services centralisés pour brider les révolutions. Ils se servent encore aujourd’hui de cette censure pour mener des négociations diplomatiques qui tantôt cherchent à attirer l’attention pour obtenir des avantages auprès des puissances hégémoniques tout en prenant la « démocratie » en otage, et tantôt obligent les GAFAM à se plier à la censure tout en facilitant la répression. La collaboration est le sport collectif des GAFAM. En Turquie, Amnesty International s’en inquiète et les exemples concrets ne manquent pas comme au Vietnam récemment.

Si les médias sociaux comme Twitter et Facebook sont devenus des leviers politiques, c’est justement parce qu’ils se sont présentés comme des supports technologiques à la démocratie. Car tout dépend aussi de ce qu’on entend par « démocratie ». Un mot largement privé de son sens initial comme le montre si bien F. Dupuis-Déri4. Toujours est-il que, de manière très réductrice, on tient pour acquis qu’une démocratie s’exerce selon deux conditions : que l’information circule et que le débat public soit possible.

Même en réduisant la démocratie au schéma techno-structurel que lui imposent les acteurs hégémoniques des médias sociaux, la question est de savoir s’il permettent la conjonction de ces conditions. La réponse est non. Ce n’est pas leur raison d’être.

Alors qu’Internet et le Web ont été élaborés au départ pour être des dispositifs égalitaires en émission et réception de pair à pair, la centralisation des accès soumet l’émission aux conditions de l’hébergeur du service. Là où ce dernier pourrait se contenter d’un modèle marchand basique consistant à faire payer l’accès et relayer à l’aveugle les contenus (ce que fait La Poste, encadrée par la loi sur les postes et télécommunications), la salubrité et la fiabilité du service sont fragilisés par la responsabilisation de l’hébergeur par rapport à ces contenus et la nécessité pour l’hébergeur à adopter un modèle économique de rentabilité qui repose sur la captation des données des utilisateurs à des fins de marketing pour prétendre à une prétendue gratuité du service5. Cela implique que les contenus échangés ne sont et ne seront jamais indépendants de toute forme de censure unilatéralement décidée (quoi qu’en pensent les politiques qui entendent légiférer sur l’emploi des dispositifs qui relèveront toujours de la propriété privée), et jamais indépendants des impératifs financiers qui justifient l’économie de surveillance, les atteintes à notre vie privée et le formatage comportemental qui en découlent.

Paradoxalement, le rêve d’un espace public ouvert est tout aussi inatteignable pour les médias sociaux dits « alternatifs », où pour des raisons de responsabilité légale et de choix de politique éditoriale, chaque instance met en place des règles de modération qui pourront toujours être considérées par les utilisateurs comme abusives ou au moins discutables. La différence, c’est que sur des réseaux comme le Fediverse (ou les instances usenet qui reposent sur NNTP), le modèle économique n’est pas celui de l’exploitation lucrative des données et n’enferme pas l’utilisateur sur une instance en particulier. Il est aussi possible d’ouvrir sa propre instance à soi, être le seul utilisateur, et néanmoins se fédérer avec les autres.

De même sur chaque instance, les règles d’usage pourraient être discutées à tout moment entre les utilisateurs et les responsables de l’instance, de manière à créer des consensus. En somme, le Fediverse permet le débat, même s’il est restreint à une communauté d’utilisateurs, là où la centralisation ne fait qu’imposer un état de fait tout en tâchant d’y soumettre le plus grand nombre. Mais dans un pays comme le Vietnam où l’essentiel du trafic Internet passe par Facebook, les utilisateurs ont-ils vraiment le choix ?

Ce sont bien la centralisation et l’exploitation des données qui font des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube et Twitter des instruments extrêmement sensibles à la censure d’État, au service des gouvernements totalitaires, et parties prenantes du fascisme néolibéral.

L’affaire Cambridge Analytica a bien montré combien le débat démocratique sur les médias sociaux relève de l’imaginaire, au contraire fortement soumis aux effets de fragmentation discursive. Avant de nous demander quelles idéologies elles permettent de véhiculer nous devons interroger l’idéologie des GAFAM. Ce que je soutiens, c’est que la structure même des services des GAFAM ne permet de véhiculer vers les masses que des idéologies qui correspondent à leurs modèles économiques, c’est-à-dire compatibles avec le profit néolibéral.

En reprenant des méthodes d’analyse des années 1970-80, le marketing psychographique et la socio-démographie6, Cambridge Analytica illustre parfaitement les trente dernières années de perfectionnement de l’analyse des données comportementales des individus en utilisant le big data. Ce qui intéresse le marketing, ce ne sont plus les causes, les déterminants des choix des individus, mais la possibilité de prédire ces choix, peu importent les causes. La différence, c’est que lorsqu’on applique ces principes, on segmente la population par stéréotypage dont la granularité est d’autant plus fine que vous disposez d’un maximum de données. Si vous voulez influencer une décision, dans un milieu où il est possible à la fois de pomper des données et d’en injecter (dans les médias sociaux, donc), il suffit de voir quels sont les paramètres à changer. À l’échelle de millions d’individus, changer le cours d’une élection présidentielle devient tout à fait possible derrière un écran.

Trump at hospital - Public domain. Source : White House

C’est la raison pour laquelle les politiques du moment ont surréagi face au bannissement de Trump des plateformes comme Twitter et Facebook (voir ici ou ). Si ces plateformes ont le pouvoir de faire taire le président des États-Unis, c’est que leur capacité de caisse de résonance accrédite l’idée qu’elles sont les principaux espaces médiatiques réellement utiles aux démarches électoralistes. En effet, nulle part ailleurs il n’est possible de s’adresser en masse, simultanément et de manière segmentée (ciblée) aux populations. Ce faisant, le discours politique ne s’adresse plus à des groupes d’affinité (un parti parle à ses sympathisants), il ne cherche pas le consensus dans un espace censé servir d’agora géante où aurait lieu le débat public. Rien de tout cela. Le discours politique s’adresse désormais et en permanence à chaque segment électoral de manière assez fragmentée pour que chacun puisse y trouver ce qu’il désire, orienter et conforter ses choix en fonction de ce que les algorithmes qui scandent les contenus pourront présenter (ou pas). Dans cette dynamique, seul un trumpisme ultra-libéral pourra triompher, nulle place pour un débat démocratique, seules triomphent les polémiques, la démagogie réactionnaire et ce que les gauches ont tant de mal à identifier7 : le fascisme.

Face à cela, et sans préjuger de ce qu’il deviendra, le Fediverse propose une porte de sortie sans toutefois remettre au goût du jour les vieilles représentations du village global. J’aime à le voir comme une multiplication d’espaces (d’instances) plus où moins clos (ou plus ou moins ouverts, c’est selon) mais fortement identifiés et qui s’affirment les uns par rapport aux autres, dans leurs différences ou leurs ressemblances, en somme dans leurs diversités.

C’est justement cette diversité qui est à la base du débat et de la recherche de consensus, mais sans en constituer l’alpha et l’oméga. Les instances du Fediverse, sont des espaces communs d’immeubles qui communiquent entre eux, ou pas, ni plus ni moins. Ils sont des lieux où l’on se regroupe et où peuvent se bâtir des collectifs éphémères ou non. Ils sont les supports utilitaires où des pratiques d’interlocution non-concurrentielles peuvent s’accomplir et s’inventer : microblog, blog, organiseur d’événement, partage de vidéo, partage de contenus audio, et toute application dont l’objectif consiste à outiller la liberté d’expression et non la remplacer.

Angélisme ? Peut-être. En tout cas, c’est ma manière de voir le Fediverse aujourd’hui. L’avenir nous dira ce que les utilisateurs en feront.

 

 


  1. On peut se référer au passage de la plateforme suprémaciste Gab aux réseaux du Fediverse, mais qui finalement fut bloquée par la plupart des instances du réseau.
  2. Par exemple, sans remplacer les outils de modération par du machine learning plus ou moins efficace, on peut rendre visible davantage les procédures de reports de contenus haineux, mais à condition d’avoir une équipe de modérateurs prête à réceptionner le flux : les limites deviennent humaines.
  3. Turoff, Murray, and Starr Roxane Hiltz. 1994. The Network Nation: Human Communication via Computer. Cambridge: MIT Press, p. 401.
  4. Dupuis-Déri, Francis. Démocratie, histoire politique d’un mot: aux États-Unis et en France. Montréal (Québec), Canada: Lux, 2013.
  5. Et même si le service était payant, l’adhésion supposerait un consentement autrement plus poussé à l’exploitation des données personnelles sous prétexte d’une qualité de service et d’un meilleur ciblage marketing ou de propagande. Pire encore s’il disposait d’une offre premium ou de niveaux d’abonnements qui segmenteraient encore davantage les utilisateurs.
  6. J’en parlerai dans un article à venir au sujet du courtage de données et de la société Acxiom.
  7. …pas faute d’en connaître les symptômes depuis longtemps. Comme ce texte de Jacques Ellul paru dans la revue Esprit en 1937, intitulé « Le fascisme fils du libéralisme », dont voici un extrait : « [Le fascisme] s’adresse au sentiment et non à l’intelligence, il n’est pas un effort vers un ordre réel mais vers un ordre fictif de la réalité. Il est précédé par tout un courant de tendances vers le fascisme : dans tous les pays nous retrouvons ces mesures de police et de violence, ce désir de restreindre les droits du parlement au profit du gouvernement, décrets-lois et pleins pouvoirs, affolement systématique obtenu par une lente pression des journaux sur la mentalité courante, attaques contre tout ce qui est pensée dissidente et expression de cette pensée, limitation de liberté de parole et de droit de réunion, restriction du droit de grève et de manifester, etc. Toutes ces mesures de fait constituent déjà le fascisme. ».



Laurent Chemla propose : exigeons des GAFAM l’interopérabilité

« Il est évidemment plus qu’urgent de réguler les GAFAM pour leur imposer l’interopérabilité. » écrit Laurent Chemla. Diable, il n’y va pas de main morte, le « précurseur dans le domaine d’Internet » selon sa page Wikipédia.

Nous reproduisons ici avec son accord l’article qu’il vient de publier sur son blog parce qu’il nous paraît tout à fait intéressant et qu’il est susceptible de provoquer le débat : d’aucuns trouveront sa proposition nécessaire pour franchir une étape dans la lutte contre des Léviathans numériques et le consentement à la captivité. D’autres estimeront peut-être que sa conception a de bien faibles chances de se concrétiser : est-il encore temps de réguler les Gafam ?

Nous souhaitons que s’ouvre ici (ou sur son blog bien sûr) la discussion. Comme toujours sur le Framablog, les commentaires sont ouverts mais modérés.

Interopérabilitay

« Interopérabilité » : ce mot m’ennuie. Il est moche, et beaucoup trop long.

Pourtant il est la source même d’Internet. Quasiment sa définition, au moins sémantique puisqu’il s’agit de faire dialoguer entre eux des systèmes d’information d’origines variées mais partageant au sein d’un unique réseau de réseaux la même « lingua franca » : TCP/IP et sa cohorte de services (ftp, http, smtp et tant d’autres) définis par des standards communs. Des machines « interopérables », donc.

Faisons avec.

L’interopérabilité, donc, est ce qui a fait le succès d’Internet, et du Web. Vous pouvez vous connecter sur n’importe quel site Web, installé sur n’importe quel serveur, quelle que soit sa marque et son système d’exploitation, depuis votre propre ordinateur, quelle que soit sa marque, son système d’exploitation, et le navigateur installé dessus.

Avant ça existaient les silos. Compuserve, AOL, The Microsoft Network en étaient les derniers représentants, dinosaures communautaires enterrés par la comète Internet. Leur volonté d’enfermer le public dans des espaces fermés, contrôlés, proposant tant bien que mal tous les services à la fois, fut ridiculisée par la décentralisation du Net.

Ici vous ne pouviez échanger qu’avec les clients du même réseau, utilisant le même outil imposé par le vendeur (« pour votre sécurité »), là vous pouviez choisir votre logiciel de mail, et écrire à n’importe qui n’importe où. Interopérabilité.

Ici vous pouviez publier vos humeurs, dans un format limité et imposé par la plateforme (« pour votre sécurité »), là vous pouviez installer n’importe quel « serveur web » de votre choix et y publier librement des pages accessibles depuis n’importe quel navigateur. Interopérabilité.

Bref. Le choix était évident, Internet a gagné.

Il a gagné, et puis… Et puis, selon un schéma désormais compris de tous, le modèle économique « gratuité contre publicité » a envahi le Web, en créant – une acquisition après l’autre, un accaparement de nos données après l’autre – de nouveaux géants qui, peu à peu, se sont refermés sur eux-mêmes (« pour votre sécurité »).

Il fut un temps où vous pouviez écrire à un utilisateur de Facebook Messenger depuis n’importe quel client, hors Facebook, respectant le standard (en l’occurrence l’API) défini par Facebook. Et puis Facebook a arrêté cette fonctionnalité. Il fut un temps où vous pouviez développer votre propre client Twitter, qui affichait ses timelines avec d’autres règles que celles de l’application officielle, pourvu qu’il utilise le standard (encore une API) défini par Twitter. Et puis Twitter a limité cette fonctionnalité. De nos jours, il devient même difficile d’envoyer un simple email à un utilisateur de Gmail si l’on utilise pas soi-même Gmail, tant Google impose de nouvelles règles (« pour votre sécurité ») à ce qui était, avant, un standard universel.

On comprend bien les raisons de cette re-centralisation : tout utilisateur désormais captif devra passer davantage de temps devant les publicités, imposées pour pouvoir utiliser tel ou tel service fermé. Et il devra – pour continuer d’utiliser ce service – fournir toujours davantage de ses données personnelles permettant d’affiner son profil et de vendre plus cher les espaces publicitaires. Renforçant ainsi toujours plus les trésoreries et le pouvoir de ces géants centralisateurs, qui ainsi peuvent aisément acquérir ou asphyxier tout nouveau wanabee concurrent, et ainsi de suite.

C’est un cercle vertueux (pour les GAFAM) et vicieux (pour nos vies privées et nos démocraties), mais c’est surtout un cercle « normal » : dès lors que rien n’impose l’interopérabilité, alors – pour peu que vous soyez devenu assez gros pour vous en passer – vous n’avez plus aucun intérêt à donner accès à d’autres aux données qui vous ont fait roi. Et vous abandonnez alors le modèle qui a permis votre existence au profit d’un modèle qui permet votre croissance. Infinie.

Imaginez, par exemple, qu’à l’époque des cassettes vidéo (respectant le standard VHS) un fabricant de magnétoscopes ait dominé à ce point le marché qu’on ait pu dire qu’il n’en existait virtuellement pas d’autres : il aurait évidemment modifié ce standard à son profit, en interdisant par exemple l’utilisation de cassettes d’autres marques que la sienne (« pour votre sécurité »), de manière à garantir dans le temps sa domination. C’est un comportement « normal », dans un monde libéral et capitaliste. Et c’est pour limiter ce comportement « normal » que les sociétés inventent des régulations (standards imposés, règles de concurrence, lois et règlements).

Et il est évidemment plus qu’urgent de réguler les GAFAM pour leur imposer l’interopérabilité.

Nous devons pouvoir, de nouveau, écrire depuis n’importe quel logiciel de messagerie à un utilisateur de Facebook Messenger, pourvu qu’on respecte le standard défini par Facebook, comme nous devons écrire à n’importe quel utilisateur de Signal en respectant le standard de chiffrement de Signal. Il n’est pas question d’imposer à Signal (ou à Facebook) un autre standard que celui qu’il a choisi (ce qui empêcherait toute innovation), pourvu que le standard choisi soit public, et libre d’utilisation. Mais il est question de contraindre Facebook à (ré)ouvrir ses API pour permettre aux utilisateurs d’autres services d’interagir de nouveau avec ses propres utilisateurs.

Au passage, ce point soulève une problématique incidente : l’identité. Si je peux écrire à un utilisateur de Messenger, celui-ci doit pouvoir me répondre depuis Messenger. Or Messenger ne permet d’écrire qu’aux autres utilisateurs de Messenger, identifiés par Facebook selon ses propres critères qu’il n’est pas question de lui imposer (il a le droit de ne vouloir admettre que des utilisateurs affichant leur « identité réelle », par exemple : ce choix est le sien, comme il a le droit de limiter les fonctionnalités de Messenger pour lui interdire d’écrire à d’autres : ce choix est aussi le sien).

Il est donc cohérent d’affirmer que – pour pouvoir écrire à un utilisateur de Messenger depuis un autre outil – il faut avoir soi-même un compte Messenger. Il est donc logique de dire que pour pouvoir lire ma timeline Twitter avec l’outil de mon choix, je dois avoir un compte Twitter. Il est donc évident que pour accéder à mon historique d’achat Amazon, je dois avoir un compte Amazon, etc.

capture d’écran, discussion sur Twitter
capture d’écran, discussion avec L. Chemla sur Twitter. cliquez sur cette vignette pour agrandir l’image

L’obligation d’avoir une identité reconnue par le service auquel on accède, c’est sans doute le prix à payer pour l’interopérabilité, dans ce cas (et – au passage – c’est parce que la Quadrature du Net a décidé d’ignorer cette évidence que j’ai choisi de quitter l’association).

Ce qui ne doit évidemment pas nous obliger à utiliser Messenger, Amazon ou Twitter pour accéder à ces comptes: l’interopérabilité doit d’accéder à nos contacts et à nos données depuis l’outil de notre choix, grâce à l’ouverture obligatoire des API, pourvu qu’on dispose d’une identité respectant les standards du service qui stocke ces données.

On pourrait résumer ce nouveau type de régulation avec cette phrase simple :

« si ce sont MES données, alors je dois pouvoir y accéder avec l’outil de MON choix ».

Je dois pouvoir lire ma timeline Twitter depuis l’outil de mon choix (et y publier, si évidemment j’y ai un compte, pour que les autres utilisateurs de Twitter puissent s’y abonner).

Je dois pouvoir consulter mon historique d’achats chez Amazon avec l’outil de mon choix.

Je dois pouvoir écrire à (et lire les réponses de) mes contacts Facebook avec l’outil de mon choix.

Il y aura, évidemment, des résistances.

On nous dira (« pour votre sécurité ») que c’est dangereux, parce que nos données personnelles ne seront plus aussi bien protégées, dispersées parmi tellement de services décentralisés et piratables. Mais je préfère qu’une partie de mes données soit moins bien protégée (ce qui reste à démontrer) plutôt que de savoir qu’une entreprise privée puisse vendre (ou perdre) la totalité de ce qui est MA vie.

On nous dira que c’est « excessivement agressif pour le modèle économique des grandes plateformes », alors qu’évidemment c’est justement le modèle économique des grandes plateformes qui est excessivement agressif pour nos vies privées et nos démocraties, d’une part, et que d’autre part l’interopérabilité ne modifie en rien ce modèle économique : dès lors qu’elles stockent toujours une partie de nos données elles restent (hélas) en capacité de les vendre et/ou de les utiliser pour « éduquer » leurs IA. Tout au plus constateront-elles un manque-à-gagner comptable, mais ne gagnent-elles pas déjà largement assez ?

À ce jour, l’interopérabilité s’impose comme la seule solution réaliste pour limiter le pouvoir de nuisance de ces géants, et pour rétablir un peu de concurrence et de décentralisation dans un réseau qui, sinon, n’a plus d’autre raison d’être autre chose qu’un simple moyen d’accéder à ces nouveaux silos (qu’ils devraient donc financer, eux, plutôt que les factures de nos FAI).

À ce jour, l’ARCEP, la Quadrature du Net (même mal), l’EFF, le Sénat, et même l’Europe (Margrethe Vestager s’est elle-même déclarée en faveur de cette idée) se sont déclarés pour une obligation d’intéropérabilité. C’est la suite logique (et fonctionnelle) du RGPD.

Qu’est-ce qu’on attend ?

Édit. de Laurent suite à la publication de l’article sur son blog

Suite à ce billet des discussions sur Twitter et Mastodon, indépendamment, m’ont amené à préciser ceci : prenons par exemple mamot.fr (l’instance Mastodon de la Quadrature) et gab.ai (l’instance Mastodon de la fachosphère). Mamot.fr, comme nombre d’autres instances, a refusé de se fédérer avec Gab. C’est son droit. En conséquence, les utilisateurs de Gab ne peuvent pas poster sur Mamot, et inversement.

Pour autant, les deux sont bel et bien interopérables, et pour cause : elles utilisent le même logiciel. Gab pourrait parfaitement développer un bout de code pour permettre à ses utilisateurs de publier sur Mamot, pour peu qu’ils s’y soient identifiés (via une OAuth, pour les techniciens) prouvant ainsi qu’ils en acceptent les CGU.

Ce qu’elles ne sont pas, c’est interconnectées : il n’est pas possible de publier sur l’une en s’identifiant sur l’autre, et inversement.

Je crois qu’au fond, les tenants de l’idée qu’on devrait pouvoir publier n’importe quoi n’importe où, sans identification supplémentaire, confondent largement ces deux notions d’interconnexion et d’interopérabilité. Et c’est fort dommage, parce que ça brouille le message de tous.

 

Pour aller plus loin dans la technique, vous pouvez aussi lire cette réponse de Laurent dans les commentaires de NextINpact.