La liberté contre les traces dans le nuage – Une interview d’Eben Moglen

SheevaPlugIl y a un peu plus d’une semaine Tristan Nitot évoquait sur son blog une « magnifique interview » du juriste Eben Moglen par le journaliste Glyn Moody (que nous connaissons bien sûr le Framablog, preuve en est qu’ils ont l’honneur de tags dédiés : Moglen et Moody).

C’est la traduction de l’intégralité de cette interview que nous vous proposons ci-dessous.

Pourquoi Nitot était-il si enthousiaste ? Parce qu’il est légitime de s’inquiéter chaque jour davantage du devenir de nos données personnelles captées par des Facebook et des Google. Mais la critique récurrente sans possibilités d’alternatives pousse au découragement.

Or, poursuit-il, cette interview propose « une ébauche de solution technique qui pourrait bien signer la fin du Minitel 2.0 ». Eben Moglen y explique « comment des petits ordinateurs comme le Sheevaplug (cf photo ci-contre) ou le Linutop 2 pourraient bien changer la donne en permettant la construction d’un réseau social distribué (ou a-centré) dont chacun pourrait contrôler un bout et surtout contrôler son niveau de participation ».

Et Tristan de conclure de manière cinglante : « l’identité en ligne, la liste de nos relations, les archives de nos messages échangés sont bien trop précieuses pour être confiées à quelconque organisation privée, quelle qu’elle soit ».

La décennie « Microsoft » qui s’achève nous aura vu essayer, avec plus ou moins de succès, d’empêcher le contrôle de nos ordinateurs personnels, en y substituant du logiciel propriétaire par du logiciel libre.

La décennie « Google » qui s’annonce risque fort d’être celle des tentatives pour empêcher le contrôle d’Internet, en ne laissant plus nos données personnelles sur des serveurs privés mais sur nos propres serveurs personnels.

Remarque : à propos d’Eben Moglen, nous vous rappelons l’existence d’une conférence que nous considérons parmi les plus importantes jamais présentées par la communauté du Libre.

Une interview d’Eben Moglen – La liberté contre les données dans le nuage

Interview: Eben Moglen – Freedom vs. The Cloud Log

Eben Moglen interviewé par Glyn Moody – 17 mars 2010 – The H
(Traduction Framalang : Goofy, Simon Descarpentries et Barbidule)

Le logiciel libre a gagné : presque tous les poids lourds du Web les plus en vue comme Google, Facebook et Twitter, fonctionnent grâce à lui. Mais celui-ci risque aussi de perdre la partie, car ces mêmes services représentent aujourd’hui une sérieuse menace pour notre liberté, en raison de l’énorme masse d’informations qu’ils détiennent sur nous, et de la surveillance approfondie que cela implique.

Eben Moglen est sûrement mieux placé que quiconque pour savoir quels sont les enjeux. Il a été le principal conseiller juridique de la Free Software Foundation pendant 13 ans, et il a contribué à plusieurs versions préparatoires de la licence GNU GPL. Tout en étant professeur de droit à l’école de droit de Columbia, il a été le directeur fondateur du Software Freedom Law Center (Centre Juridique du Logiciel Libre). Le voici aujourd’hui avec un projet ambitieux pour nous préserver des entreprises de services en ligne qui, bien que séduisantes, menacent nos libertés. Il a expliqué ce problème à Glyn Moody, et comment nous pouvons y remédier.

Glyn Moody : Quelle est donc cette menace à laquelle vous faites face ?

Eben Moglen : Nous sommes face à une sorte de dilemme social qui vient d’une dérive dans la conception de fond. Nous avions un Internet conçu autour de la notion de parité – des machines sans relation hiérarchique entre elles, et sans garanties quant à leur architectures internes et leur comportements, mises en communication par une série de règles qui permettaient à des réseaux hétérogènes d’être interconnectés sur le principe admis de l’égalité de tous.

Sur le Web, les problèmes de société engendrés par le modèle client-serveur viennent de ce que les serveurs conservent dans leur journaux de connexion (logs) les traces de toute activité humaine sur le Web, et que ces journaux peuvent être centralisés sur des serveurs sous contrôle hiérarchisé. Ces traces deviennent le pouvoir. À l’exception des moteurs de recherche, que personne ne sait encore décentraliser efficacement, quasiment aucun autre service ne repose vraiment sur un modèle hiérarchisé. Ils reposent en fait sur le Web – c’est-à-dire le modèle de pair-à-pair non hiérarchisé créé par Tim Berners-Lee, et qui est aujourd’hui la structure de données dominante dans notre monde.

Les services sont centralisés dans un but commercial. Le pouvoir des traces est monnayable, parce qu’elles fournissent un moyen de surveillance qui est intéressant autant pour le commerce que pour le contrôle social exercé par les gouvernements. Si bien que le Web, avec des services fournis suivant une architecture de base client-serveur, devient un outil de surveillance autant qu’un prestataire de services supplémentaires. Et la surveillance devient le service masqué, caché au cœur de tous les services gratuits.

Le nuage est le nom vernaculaire que nous donnons à une amélioration importante du Web côté serveur – le serveur, décentralisé. Au lieu d’être une petite boîte d’acier, c’est un périphérique digital qui peut être en train de fonctionner n’importe où. Ce qui signifie que dans tous les cas, les serveurs cessent d’être soumis à un contrôle légal significatif. Ils n’opèrent plus d’une manière politiquement orientée, car ils ne sont plus en métal, sujets aux orientations localisées des lois. Dans un monde de prestation de services virtuels, le serveur qui assure le service, et donc le journal qui provient du service de surveillance induit, peut être transporté sur n’importe quel domaine à n’importe quel moment, et débarrassé de toute obligation légale presque aussi librement.

C’est la pire des conséquences.

GM : Est-ce qu’un autre facteur déclenchant de ce phénomène n’a pas été la monétisation d’Internet, qui a transféré le pouvoir à une entreprise fournissant des services aux consommateurs ?

EM : C’est tout à fait exact. Le capitalisme a aussi son plan d’architecte, qu’il rechigne à abandonner. En fait, ce que le réseau impose surtout au capitalisme, c’est de l’obliger à reconsidérer son architecture par un processus social que nous baptisons bien maladroitement dés-intermédiation. Ce qui correspond vraiment à la description d’un réseau qui contraint le capitalisme à changer son mode de fonctionnement. Mais les résistances à ce mouvement sont nombreuses, et ce qui nous intéresse tous énormément, je suppose, quand nous voyons l’ascension de Google vers une position prééminente, c’est la façon dont Google se comporte ou non (les deux à la fois d’ailleurs) à la manière de Microsoft dans sa phase de croissance. Ce sont ces sortes de tentations qui s’imposent à vous lorsque vous croissez au point de devenir le plus grand organisme d’un écosystème.

GM : Pensez-vous que le logiciel libre a réagi un peu lentement face au problème que vous soulevez ?

EM : Oui, je crois que c’est vrai. Je pense que c’est difficile conceptuellement, et dans une large mesure cette difficulté vient de ce que nous vivons un changement de génération. À la suite d’une conférence que j’ai donnée récemment, une jeune femme s’est approchée et m’a dit : « j’ai 23 ans, et aucun de mes amis ne s’inquiète de la protection de sa vie privée ». Eh bien voilà un autre paramètre important, n’est-ce pas ? – parce que nous faisons des logiciels aujourd’hui en utilisant toute l’énergie et les neurones de gens qui ont grandi dans un monde qui a déjà été touché par tout cela. Richard et moi pouvons avoir l’air un peu vieux jeu.

GM : Et donc quelle est la solution que vous proposez ?

EM : Si nous avions une classification des services qui soit véritablement défendable intellectuellement, nous nous rendrions compte qu’un grand nombre d’entre eux qui sont aujourd’hui hautement centralisés, et qui représentent une part importante de la surveillance contenue dans la société vers laquelle nous nous dirigeons, sont en fait des services qui n’exigent pas une centralisation pour être technologiquement viables. En réalité ils proposent juste le Web dans un nouvel emballage.

Les applications de réseaux sociaux en sont l’exemple le plus flagrant. Elles s’appuient, dans leurs métaphores élémentaires de fonctionnement, sur une relation bilatérale appelée amitié, et sur ses conséquences multilatérales. Et elles sont complètement façonnées autour de structures du Web déjà existantes. Facebook c’est un hébergement Web gratuit avec des gadgets en php et des APIs, et un espionnage permanent – pas vraiment une offre imbattable.

Voici donc ce que je propose : si nous pouvions désagréger les journaux de connexion, tout en procurant aux gens les mêmes fonctionnalités, nous atteindrions une situation Pareto-supérieure. Tout le monde – sauf M. Zuckerberg peut-être – s’en porterait mieux, et personne n’en serait victime. Et nous pouvons le faire en utilisant ce qui existe déjà.

Le meilleur matériel est la SheevaPlug, un serveur ultra-léger, à base de processeur ARM (basse consommation), à brancher sur une prise murale. Un appareil qui peut être vendu à tous, une fois pour toutes et pour un prix modique ; les gens le ramènent à la maison, le branchent sur une prise électrique, puis sur une prise réseau, et c’est parti. Il s’installe, se configure via votre navigateur Web, ou n’importe quelle machine disponible au logis, et puis il va chercher toutes les données de vos réseaux sociaux en ligne, et peut fermer vos comptes. Il fait de lui-même une sauvegarde chiffrée vers les prises de vos amis, si bien que chacun est sécurisé de façon optimale, disposant d’une version protégée de ses données chez ses amis.

Et il se met à faire toutes les opérations que nous estimons nécessaires avec une application de réseau social. Il lit les flux, il s’occupe du mur sur lequel écrivent vos amis – il rend toutes les fonctionnalités compatibles avec ce dont vous avez l’habitude.

Mais le journal de connexion est chez vous, et dans la société à laquelle j’appartiens au moins, nous avons encore quelques vestiges de règles qui encadrent l’accès au domicile privé : si des gens veulent accéder au journal de connexion ils doivent avoir une commission rogatoire. En fait, dans chaque société, le domicile privé de quelqu’un est presque aussi sacré qu’il peut l’être.

Et donc, ce que je propose basiquement, c’est que nous construisions un environnement de réseau social reposant sur les logiciels libres dont nous disposons, qui sont d’ailleurs déjà les logiciels utilisés dans la partie serveur des réseaux sociaux; et que nous nous équipions d’un appareil qui inclura une distribution libre dont chacun pourra faire tout ce qu’il veut, et du matériel bon marché qui conquerra le monde entier que nous l’utilisions pour ça ou non, parce qu’il a un aspect et des fonctions tout à fait séduisantes pour son prix.

Nous prenons ces deux éléments, nous les associons, et nous offrons aussi un certain nombre d’autres choses qui sont bonnes pour le monde entier. Par exemple, pouvoir relier automatiquement chaque petit réseau personnel par VPN depuis mon portable où que je sois, ce qui me procurera des proxies chiffrés avec lesquels mes recherches sur le Web ne pourront pas être espionnées. Cela signifie que nous aurons des masses d’ordinateurs disponibles pour ceux qui vivent en Chine ou dans d’autres endroits du monde qui subissent de mauvaises pratiques. Ainsi nous pourrons augmenter massivement l’accès à la navigation libre pour tous les autres dans le monde. Si nous voulons offrir aux gens la possibilité de profiter d’une navigation anonymisée par un routage en oignon, c’est avec ce dispositif que nous le ferons, de telle sorte qu’il y ait une possibilité crédible d’avoir de bonnes performances dans le domaine.

Bien entendu, nous fournirons également aux gens un service de courriels chiffrés – permettant de ne pas mettre leur courrier sur une machine de Google, mais dans leur propre maison, où il sera chiffré, sauvegardé chez tous les amis et ainsi de suite. D’ailleurs à très long terme nous pourrons commencer à ramener les courriels vers une situation où, sans être un moyen de communication privée, ils cesseront d’être des cartes postales quotidiennes aux services secrets.

Nous voudrions donc aussi frapper un grand coup pour faire avancer de façon significative les libertés fondamentales numériques, ce qui ne se fera pas sans un minimum de technicité.

GM : Comment allez-vous organiser et financer un tel projet, et qui va s’en occuper ?

EM : Avons-nous besoin d’argent ? Bien sûr, mais de petites sommes. Avons-nous besoin d’organisation ? Bien sûr, mais il est possible de s’auto-organiser. Vais-je aborder ce sujet au DEF CON cet été, à l’Université de Columbia ? Oui. Est-ce que M. Shuttleworth pourrait le faire s’il le voulait ? Oui encore. Ça ne va pas se faire d’un coup de baguette magique, ça se fera de la manière habituelle : quelqu’un va commencer à triturer une Debian ou une Ubuntu ou une autre distribution, et va écrire du code pour configurer tout ça, y mettre un peu de colle et deux doigts de Python pour que ça tienne ensemble. D’un point de vue quasi capitaliste, je ne pense pas que ce soit un produit invendable. En fait, c’est un produit phare, et nous devrions en tout et pour tout y consacrer juste un peu de temps pour la bonne cause jusqu’à ce que soit au point.

GM : Comment allez-vous surmonter les problèmes de masse critique qui font qu’on a du mal à convaincre les gens d’adopter un nouveau service ?

EM : C’est pour cela que la volonté constante de fournir des services de réseaux sociaux interopérables est fondamentale.

Pour le moment, j’ai l’impression que pendant que nous avancerons sur ce projet, il restera obscur un bon moment. Les gens découvriront ensuite qu’on leur propose la portabilité de leur réseau social. Les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux laissent en friche les possibilités de leurs propres réseaux parce que tout le monde veut passer devant M. Zuckerberg avant qu’il fasse son introduction en bourse. Et c’est ainsi qu’ils nous rendront service, parce qu’ils rendront de plus en plus facile de réaliser ce que notre boîte devra faire, c’est-à-dire se connecter pour vous, rapatrier toutes vos données personnelles, conserver votre réseau d’amis, et offrir tout ce que les services existants devraient faire.

C’est comme cela en partie que nous inciterons les gens à l’utiliser et que nous approcherons la masse critique. D’abord, c’est cool. Ensuite, il y a des gens qui ne veulent pas qu’on espionne leur vie privée. Et puis il y a ceux qui veulent faire quelque chose à propos de la grande e-muraille de Chine, et qui ne savent pas comment faire. En d’autres termes, je pense qu’il trouvera sa place dans un marché de niches, comme beaucoup d’autres produits.

GM : Alors que le marché des mobiles est en train de décoller dans les pays émergents, est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux demander aux téléphones portables de fournir ces services ?

EM : Sur le long terme, il existe deux endroits où vous pouvez raisonnablement penser stocker votre identité numérique : l’un est l’endroit où vous vivez, l’autre est dans votre poche. Et un service qui ne serait pas disponible pour ces deux endroits à la fois n’est probablement pas un dispositif adapté.

A la question « pourquoi ne pas mettre notre serveur d’identité sur notre téléphone mobile ? », ce que je voudrais répondre c’est que nos mobiles sont très vulnérables. Dans la plupart des pays du monde, vous interpellez un type dans la rue, vous le mettez en état d’arrestation pour un motif quelconque, vous le conduisez au poste, vous copiez les données de son téléphone portable, vous lui rendez l’appareil, et vous l’avez eu.

Quand nous aurons pleinement domestiqué cette technologie pour appareils nomades, alors nous pourrons commencer à faire l’inverse de ce que font les opérateurs de réseaux. Leur activité sur la planète consiste à dévorer de d’Internet, et à excréter du réseau propriétaire. Ils devront faire l’inverse si la technologie de la téléphonie devient libre. Nous pourrons dévorer les réseaux propriétaires et essaimer l’Internet public. Et si nous y parvenons, la lutte d’influence va devenir bien plus intéressante.




Logiciel Libre : la Guerre Mondiale aura bien lieu

The U.S. Army - CC byUn évènement d’importance est passé totalement inaperçu la semaine dernière du côté des médias francophones (à l’exception notable de Numerama). Il faut dire qu’à priori cela ne nous concerne pas puisqu’il oppose un lobby américain à l’état indonésien.

Et pourtant, à l’heure de la mondialisation (de moins en moins heureuse), cet épisode est riche d’enseignements et annonce peut-être la fin de l’enfance et de l’innocence pour le logiciel libre.

« Ils » veulent la guerre économique et politique ? Alors ils l’auront ! Et tant qu’Internet demeurera neutre et ouvert, « nous » ne sommes en rien assurés de la perdre, quand bien même nous n’ayons pas la puissance financière de notre côté et la capacité à mobiliser un bataillon des meilleurs avocats à notre service[1].

En perdant un brin notre sang-froid, nous pourrions presque qualifier cela de « Choc des Civilisations 2.0 » !

Plantons le décor de ce qui ressemble au départ à une information trop grosse pour être vraie.

Compagnies aériennes, paradis fiscaux, organisations terroristes… nombreuses sont les listes noires, émanant d’organismes divers et variés (nationaux ou internationaux, publics ou privés). Ainsi en va-t-il du « Special 301 Report » qui provient du bureau s’occupant officiellement de la politique commerciale internationale des États-Unis (The Office of the United States Trade Representative ou USTR).

Ce rapport vise à examiner chaque année la situation de la protection et de l’application des droits de la « propriété intellectuelle » à l’échelle mondiale. Il classe ainsi les pays en trois catégories : « surveillance en priorité » (on y retrouve en 2009 par exemple la Chine, la Russie et, plus surprenant, le Canada), « surveillance inférieure » et les autres, les bons élèves (cf cette mappemonde Wikipédia).

C”est un instrument de la politique économique internationale des États-Unis, et gare à vous si vous êtes en haut de la pyramide. Parce que vous fabriquez de fausses chaussures Nike, parce que vous produisez des médicaments sans y avoir autorisation, parce que vous proposez, dans la rue ou sur vos serveurs, des versions « piratés » de tel film, musique ou logiciel, etc.

Que la contrefaçon, la copie illégale, le non respect des brevets… fassent du tort à une économie américaine qui repose beaucoup sur l’exploitation de sa « propriété intellectuelle » et constituent par là-même un grand manque à gagner, nul ne le conteste. Qu’adossés à l’USTR on trouve un certain nombre d’associations qui agissent comme des lobbys en poussant le gouvernement américain à faire pression sur les pays incriminés pour qu’ils prennent les mesures nécessaires afin d’améliorer la situation, c’est de bonne guerre, d’autant que l’on connait l’influence et la force de persuasion des États-Unis dans la géopolitique internationale.

Mais que, tenez-vous bien, la volonté d’un état à développer le logiciel libre dans son pays en fasse un ennemi des intérêts américains de la « propriété intellectuelle » propre à vouloir le faire figurer en bonne place dans le « Special 301 Report », c’est nouveau, c’est scandaleux, et c’est ô combien révélateur des craintes, pour ne pas dire de la panique, qu’il suscite désormais dans l’économie « traditionnelle » de la connaissance.

C’est pourtant ce que n’a pas hésité à suggérer la très sérieuse et puissante International Intellectual Property Alliance (ou IIPA), coalition d’associations représentants les plus grandes multinationales des secteurs de la culture, du divertissement et des nouvelles technologies. On y retrouve ainsi le RIAA pour l’industrie musicale (Universal, Warner…), le MPAA pour le cinéma (Walt Disney, Paramount…), l’IFTA pour la télévision, l’ESA pour le jeu vidéo (Electronic Arts, Epic Games…) sans oublier la BSA pour l’informatique (Apple, Microsoft…).

Donc ici l’Inde, la Brésil et surtout l’Indonésie sont pointés du doigt pour la simple et (très) bonne raison qu’ils souhaitent favoriser l’usage du logiciel libre au sein de leur administration ! Vous avez bien lu, mis à l’index non pas parce qu’on veut l’imposer (ce qui aurait pu alors se discuter) mais juste parce qu’on souhaite l’encourager !

Plus c’est gros mieux c’est susceptible de passer, comme dirait le dicton populaire. Mais quels sont alors les (pseudos) arguments avancés ? Vous le saurez en parcourant l’article ci-dessous, traduit du journal anglais The Guardian.

On veut clairement nous abuser en nous faisant croire qu’il y a la « propriété intellectuelle » d’un côté et le logiciel libre de l’autre (qui tel Attila détruirait toute valeur marchande sur son passage). C’est de la propagande économique mais ne nous y trompons pas, c’est également éminemment politique puisque derrière cette initiative se cache une certaine conception du libéralisme et du rôle des états, où vieille Europe et monde anglo-saxon ne sont d’ailleurs pas forcément toujours sur la même longueur d’onde.

Cet épisode est évidemment à rapprocher avec ce qui se passe en ce moment du côté de l’ACTA.

L’ironie de l’histoire (outre le fait que le logiciel libre soit « né » aux USA), c’est que le Framablog passe son temps à patiemment ajouter des pays à sa propre liste blanche des institutions légitimement intéressées par les logiciels, les contenus et les formats libres et ouverts : Suisse, Angleterre, Canada, Brésil, Équateur, Amérique latine… sans oublier les États-Unis d’Obama qui n’en sont plus à un paradoxe près.

La liste est blanche pour certains et noire pour d’autres. Un nouvel échiquier se dessine, et la partie peut alors commencer…

Vous utilisez l’open source ? Vous êtes un ennemi de la nation !

When using open source makes you an enemy of the state

Bobbie Johnson – 23 Février 2010 – The Guardian Blog Technology
(Traduction Framalang : Tinou et Goofy)

Le lobby du copyright aux États-Unis s’est longtemps battu contre les logiciels open source – c’est maintenant au tour de l’Indonésie d’être dans la ligne de mire pour avoir poussé à leur utilisation dans les institutions gouvernementales.

Nous ne sommes que mardi, et cette semaine s’est déjà révélée intéressante pour les droits numériques. Le gouvernement britannique a reformulé sa proposition controversée de riposte graduée, et le traité secret de lutte contre la contrefaçon, l’ACAC (NdT : ou ACTA en anglais), fait de nouveau les gros titres. Pendant ce temps, un juge américain est encore en train de délibérer dans l’affaire Google Books.

Et comme si cela ne suffisait pas, voilà une nouvelle pierre à ajouter à l’édifice branlant des dernières nouvelles, grâce à Andres Guadamuz, professeur de droit à l’université d’Édimbourg.

Suite à des recherches, Guadamuz a découvert qu’un lobby influent demande, en substance, au gouvernement des États-Unis de considérer l’open source comme l’équivalent de la piraterie — voire pire.

Pardon ?

Il apparaît que l’Alliance Internationale pour la Propriété Intellectuelle (NdT : International Intellectual Property Alliance ou IIPA en anglais), groupe qui allie des organisations comme la MPAA et la RIAA, a demandé au représentant américain au commerce d’envisager d’inclure des pays comme l’Indonésie, le Brésil et l’Inde dans sa « Liste de surveillance n°301 », parce qu’ils utilisent des logiciels libres.

Qu’est-ce que la « Liste de surveillance n°301 » ? C’est un rapport sur « le respect réel de la propriété intellectuelle » dans le monde – en réalité une liste de pays que le gouvernement des États-Unis considère comme des ennemis du capitalisme. Elle est souvent utilisée comme moyen de pression commerciale — souvent dans le domaine de l’industrie pharmaceutique et de la contrefaçon — pour essayer de forcer les gouvernements à changer d’attitude.

On pourrait avancer qu’il n’est pas surprenant de la part du représentant américain au commerce — supposé militer pour un capitalisme de l’économie de marché — de ne pas aimer pas les logiciels libres, mais la situation n’est pas aussi simple.

Je sais bien qu’on a tendance à rattacher l’open source aux idéaux socialistes, mais je pense aussi que c’est un exemple de l’économie de marché en action. Quand les entreprises ne peuvent pas jouer contre des concurrents écrasants, elles contournent le problème et trouvent d’autres moyens de réduire les coûts pour rester dans la course. La plupart des logiciels libres, qui n’appartiennent pas à des états, se contentent de pousser la logique de la réduction du coût jusqu’à son terme et se servent de la gratuité comme d’un bâton pour taper sur la concurrence (iriez-vous accuser Google, dont le produit phare est gratuit, d’être anti-capitaliste ?).

Ceci dit, dans les pays où le gouvernement a légiféré en faveur de l’adoption de logiciels libres et/ou open source, cette tactique ne manque pas de cohérence, puisqu’elle attaque des acteurs comme Microsoft. Mais ce n’est pas tout.

Là où ça devient intéressant, c’est que Guadamuz a découvert que les gouvernements n’ont même pas besoin de légiférer. Une simple recommandation suffit.

L’année dernière, par exemple, le gouvernement indonésien a envoyé une circulaire à tous ses ministères et aux entreprises nationales, les incitant à utiliser des logiciels libres. Selon l’IIPA, il « encourage les agences gouvernementales à utiliser des logiciels libres ou open source, avec l’objectif d’en avoir terminé le déploiement fin 2011. On aboutira ainsi, selon la circulaire, à un usage légitime de logiciels libres, ainsi qu’à une réduction générale des coûts en logiciel ».

Rien de grave là-dedans, non ? Après tout, le gouvernement britannique a déclaré qu’il mettrait le turbo sur l’usage de logiciel open source.

Mais l’IIPA suggère que l’Indonésie mérite sa place sur la liste n°301 parce qu’encourager (et non forcer) de telles initiatives « affaiblit l’industrie du logiciel » et « ne contribue pas au respect des droits relatifs à la propriété intellectuelle ».

Extraits de la recommandation :

« La politique du gouvernement indonésien (…) affaiblit l’industrie du logiciel et sabote sa compétitivité à long terme en créant une préférence artificielle pour des sociétés qui proposent des logiciels open source et des services dérivés, et va même jusqu’à refuser l’accès du marché gouvernemental à des entreprises reconnues.

Au lieu de promouvoir un système qui permettrait aux utilisateurs de bénéficier de la meilleure solution disponible sur le marché, indépendamment du modèle de développement, elle encourage un état d’esprit qui ne reconnaît pas à sa juste valeur la création intellectuelle.

Ainsi, elle échoue à faire respecter les droits liés à la propriété intellectuelle et limite également la capacité du gouvernement ou des clients du secteur public (comme par exemple les entreprises nationales) à choisir les meilleures solutions. »

Oublions que cet argument ne tient pas compte du grand nombre d’entreprises qui prospèrent autour du modèle du logiciel open source (RedHat, WordPress et Canonical, pour ne citer qu’eux). Au-delà de ça, voici ce qui me paraît stupéfiant : il suffit de recommander des produits open source — produits qui peuvent être facilement taillés sur mesure sans affecter les règles définies par la licence — pour être accusé de vouloir tout « saboter ».

En fait, la mise en œuvre du respect de la propriété intellectuelle est souvent plus stricte dans la communauté open source, et ceux qui enfreignent les licences ou oublient d’attribuer les crédits à qui de droit sont souvent cloués au pilori.

Si ce que vous lisez vous met hors de vous, vous avez raison. C’est abracadabrant. Mais l’IIPA et l’USTR n’en sont pas à leur coup d’essai : il y a quelques années, ils ont mis le Canada sur leur liste des pays à surveiller en priorité.

Notes

[1] Crédit photo : The U.S. Army (Creative Commons By)