Google, l’espion le plus con du monde

On le sait bien : Google se permet de tranquillement lire tous les mails qui passent sur ses serveurs, ceux des boîtes Gmail ainsi que ceux adressés à des boîtes Gmail

En général, le but est de refourguer de la publicité ciblée. Mais pas seulement. Une petite histoire (vraie) qui montre que les conséquences peuvent être autrement plus dramatiques…

Google, l’espion le plus con du monde

Aujourd’hui, je vais vous raconter une drôle d’histoire au pays des GAFAM. C’est l’histoire de Mark, Californien père au foyer d’un très jeune garçon. Mark est ultra-connecté, notamment aux services de Google.

Mark, souriant, derrière son ordinateur. Une flèche indique « compte Gmail vieux de 15 ans » sur son ordi ; une autre pointe sur un symbole Wi-Fi « milliers de photos/vidéos dans Google Cloud » ; une dernière pointe sur son smartphone « forfait téléphonique Google Fi ». Le smiley dit : « Diantre, comment cela pourrait-il mal tourner ? »

En février 2021, Mark remarque que le sexe de son fils est gonflé et douloureux.

Comme c’est un vendredi soir en pleine pandémie, un rendez-vous d’urgence en téléconsultation est pris avec l’hôpital.

La maman tient son bébé tout nu qui est en train de pleurer. Au téléphone, un médecin dit : « Est-ce que vous pouvez nous envoyer des photos pour qu'on puisse examiner le problème ? » La maman : « On vous envoie ça tout de suite ! » Mark prend des photos avec son téléphone : « Click !  Click ! »

Le mal est identifié, des antibiotiques sont prescrits, la santé du bambin s’améliore ensuite rapidement, bref tout va bien.

Sauf que bien sûr, l’histoire ne s’arrête pas là.

Deux jours plus tard…

Mark regarde son téléphone en transpirant, une notification indique : « Ding ! Ding ! Votre compte Google a été désactivé. Raison : activités pédopornographiques détectées. » Mark : « Euuuh… kouwa ?! » Le smiley : « Ah, ça y est ! SATOURNEUMAL ! »

Eh oui, car Google (tout comme Apple, Microsoft et les autres) est très engagé dans la lutte contre la pédocriminalité. Jusqu’à se permettre de lire et analyser vos conversations mail, qui, rappelons-le, sont des conversations PRIVÉES.

Un mec en costard : « Ah bah oui mais la fin justifie les moyens. Pi si vous n'avez rien à cacher… » Gee : « Si on va par là, on fait quoi, on met des capteurs chez tout le monde pour détecter qui abuse de ses gosses à la maison ? » Le mec : « Eh bien à ce sujet, je vous ai parlé de nos enceintes connectées ? »

Le pire étant donc que non contents d’espionner tranquillou tous les mails qui passent sur leurs serveurs, les empafés de chez Google sont infoutus de faire la différence entre une image pédopornographique et une photo d’ordre médical.

Le mec : « Ah non mais c'est pas nous, c'est l'algori… » Il est interrompu par une mandale de Gee, en colère, qui dit : « La ferme ! L'algorithme, c'est vous qui l'avez codé !  Les données d'entraînement, c'est vous qui les fournissez !  Y'a pas d'intelligence supérieure ou externe à l'œuvre, assumez vos merdes ! » Le smiley, en colère aussi : « Et pi si vous maîtrisez pas vos outils… ARRÊTEZ-LES ! »

La police est bien entendu prévenue par Google et arrive rapidement à la conclusion évidente qu’il s’agit de photos médicales et qu’il n’y a aucune raison de poursuivre Mark. Elle tente de le joindre mais…

Une policière et un policier discutent derrière un ordinateur : « T'as essayé son mail ? » « Son Gmail est désactivé. » « Et son téléphone ? » « Son forfait Google Fi est désactivé. » « Et son adresse physique ? » « Flemme. » Le smiley : « Manquerait plus qu'ils virent sa maison de Google Maps, tiens… »

Bien sûr, Mark, ingénieur logiciel de formation, est confiant : la police l’ayant déjà lavé de tous soupçons, il va faire une réclamation à Google, expliquer la situation qui est somme toute très claire et toute bête, et tout va rentrer dans l’ordre.

Un connard cravaté : « Mais bien entendu. » Mark, avec des yeux de chat mignon, plein d'espoir : « C'est vrai ? » Le connard : « Non. » Le smiley : « Ah bah quand on a algorithmisé la connerie, autant aller au bout du processus, hein… »

Le compte finit par être définitivement supprimé, et comme Mark y a attaché à peu près toute sa vie numérique (comptes liés, forfait de téléphone, sauvegardes, etc.)…

Un prêtre devant une tombe qui indique « markonator@gmail.com, 2005-2021, Rest in ~/.trash » : « Nous sommes réunis aujourd'hui pour dire adieu à la vie numérique de Mark, fauchée en pleine jeunesse par les aléas de la toute puissance imbécile des géants du web… »

L’identité numérique de Mark ne vécut pas heureuse et n’eut pas beaucoup d’avatars.

Fin.

Le smiley : « C'est vrai que les happy ends hollywoodiens, c'est surfait. »

L’histoire de Mark est une histoire vraie, et elle n’est pas un cas isolé.

Heureusement, il n’y a aucune fatalité à ce que cela nous arrive à nous aussi.

Pour cela, commençons évidemment par ne pas utiliser Gmail, Outlook et compagnie pour nos mails.

Gee : « Allons chez des fournisseurs comme Proton Mail…  … ou Gandi, quitte à débourser quelques euros par an. »

Si, parfois, nous n’avons pas d’autre choix que d’avoir un compte Gmail, ne l’utilisons pas pour des mails sensibles, et n’utilisons pas nos comptes Google/Facebook/autre pour nous identifier sur d’autres sites, même si c’est pratique.

La Geekette : « Un compte par site, enregistré avec une adresse mail pas chez un GAFAM. » Un mec : « Mais c'est chiant ! » La Geekette : « Moins que de tout perdre parce que ton fils avait mal au zgeg. »

Enfin, et surtout, même s’il peut nous arriver d’utiliser ces outils… n’obligeons pas les autres à le faire.

Gee : « Le piège, c'est quand Facebook devient l'unique porte d'entrée numérique à ton magasin ou à ton restaurant…  Garder un Signal à coté de WhatsApp permet de maintenir le contact sans participer à l'hégémonie de ces plateformes.  En ayant une adresse mail différente de Gmail, j'évite que les mails que mes proches dégooglisés m'envoient n'arrivent quand même sur les serveurs de Google.  C'est déjà ça ! »

(De manière générale : faisons au mieux. L’hygiène numérique, c’est pas simple, c’est pas à la portée de tout le monde. Faisons ce que nous pouvons.)

Note : BD sous licence CC BY SA (grisebouille.net), dessinée le 6 septembre 2022 par Gee.

Sources :

Crédit : Gee (Creative Commons By-Sa)




Bifurquer avant l’impact : l’impasse du capitalisme de surveillance

La chaleur de l’été ne nous fait pas oublier que nous traversons une crise dont les racines sont bien profondes. Pendant que nos forêts crament, que des oligarques jouent aux petits soldats à nos portes, et vu que je n’avais que cela à faire, je lisais quelques auteurs, ceux dont on ne parle que rarement mais qui sont Ô combien indispensables. Tout cela raisonnait si bien que, le temps de digérer un peu à l’ombre, j’ai tissé quelques liens avec mon sujet de prédilection, la surveillance et les ordinateurs. Et puis voilà, paf, le déclic. Dans mes archives, ces mots de Sébastien Broca en 2019 : « inscrire le capitalisme de surveillance dans une histoire plus large ». Mais oui, c’est là dessus qu’il faut insister, bien sûr. On s’y remet.

Je vous livre donc ici quelques réflexions qui, si elles sont encore loin d’être pleinement abouties, permettront peut-être à certains lecteurs d’appréhender les luttes sociales qui nous attendent ces prochains mois. Alimentons, alimentons, on n’est plus à une étincelle près.

— Christophe Masutti


Le capitalisme de surveillance est un mode d’être du capitalisme aujourd’hui dominant l’ensemble des institutions économiques et politiques. Il mobilise toutes les technologies de monitoring social et d’analyse de données dans le but de consolider les intérêts capitalistes à l’encontre des individus qui se voient spoliés de leur vie privée, de leurs droits et du sens de leur travail. L’exemple des entreprises-plateformes comme Uber est une illustration de cette triple spoliation des travailleurs comme des consommateurs. L’hégémonie d’Uber dans ce secteur d’activité s’est imposée, comme tout capitalisme hégémonique, avec la complicité des décideurs politiques. Cette complicité s’explique par la dénégation des contradictions du capitalisme et la contraction des politiques sur des catégories anciennes largement dépassées. Que les décideurs y adhèrent ou non, le discours public reste campé sur une idée de la production de valeur qui n’a plus grand-chose de commun avec la réalité de l’économie sur-financiarisée.

Il est donc important d’analyser le capitalisme de surveillance à travers les critiques du capitalisme et des technologies afin de comprendre, d’une part pourquoi les stratégies hégémoniques des multinationales de l’économie numérique ne sont pas une perversion du capitalisme mais une conséquence logique de la jonction historique entre technologie et finance, et d’autre part que toute régulation cherchant à maintenir le statu quo d’un soi-disant « bon » capitalisme est vouée à l’échec. Reste à explorer comment nous pouvons produire de nouveaux imaginaires économiques et retrouver un rapport aux technologies qui soit émancipateur et générateur de libertés.

paquet de cigarette dont la marque est "Capitalism" avec pour avertissement "the cancer of the working class"
Une critique du capitalisme qui s’est déjà bien étoffée au cours de l’histoire.

Situer le capitalisme de surveillance dans une histoire critique du capitalisme

Dans la Monthly Review en 2014, ceux qui forgèrent l’expression capitalisme de surveillance inscrivaient cette dernière dans une critique du capitalisme monopoliste américain depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. En effet, lorsqu’on le ramène à l’histoire longue, qui ne se réduit pas aux vingt dernières années de développement des plus grandes plateformes numériques mondiales, on constate que le capitalisme de surveillance est issu des trois grands axes de la dynamique capitaliste de la seconde moitié du XXᵉ siècle. Pour John B. Foster et Robert W. McChesney, la surveillance cristallise les intérêts de marché de l’économie qui soutient le complexe militaro-industriel sur le plan géopolitique, la finance, et le marketing de consommation, c’est-à-dire un impérialisme sur le marché extérieur (guerre et actionnariat), ce qui favorise en retour la dynamique du marché intérieur reposant sur le crédit et la consommation. Ce système impérialiste fonctionne sur une logique de connivence avec les entreprises depuis plus de soixante ans et a instauré la surveillance (de l’espionnage de la Guerre Froide à l’apparition de l’activité de courtage de données) comme le nouveau gros bâton du capitalisme.

Plus récemment, dans une interview pour LVSL, E. Morozov ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme qu’aujourd’hui l’enjeu des Big Tech aux États-Unis se résume à la concurrence entre les secteurs d’activités technologiques sur le marché intérieur et « la volonté de maintenir le statut hégémonique des États-Unis dans le système financier international ».

Avancées technologiques et choix sociaux

Une autre manière encore de situer le capitalisme de surveillance sur une histoire longue consiste à partir du rôle de l’émergence de la microélectronique (ou ce que j’appelle l’informatisation des organisations) à travers une critique radicale du capitalisme. C’est sur les écrits de Robert Kurz (et les autres membres du groupe Krisis) qu’il faut cette fois se pencher, notamment son travail sur les catégories du capitalisme.

Ici on s’intéresse à la microélectronique en tant que troisième révolution industrielle. Sur ce point, comme je le fais dans mon livre, je préfère maintenir mon approche en parlant de l’informatisation des organisations, car il s’agit surtout de la transformation des processus de production et pas tellement des innovations techniques en tant que telles. Si en effet on se concentre sur ce dernier aspect de la microélectronique, on risque d’induire un rapport mécanique entre l’avancement technique et la transformation capitaliste, alors que ce rapport est d’abord le résultat de choix sociaux plus ou moins imposés par des jeux de pouvoirs (politique, financier, managérial, etc.). Nous y reviendrons : il est important de garder cela en tête car l’objet de la lutte sociale consiste à prendre la main sur ces choix pour toutes les meilleures raisons du monde, à commencer par notre rapport à l’environnement et aux techniques.

Pour expliquer, je vais devoir simplifier à l’extrême la pensée de R. Kurz et faire des raccourcis. Je m’en excuse par avance. R. Kurz s’oppose à l’idée de la cyclicité des crises du capitalisme. Au contraire ce dernier relève d’une dynamique historique, qui va toujours de l’avant, jusqu’à son effondrement. On peut alors considérer que la succession des crises ont été surmontées par le capitalisme en changeant le rapport structurel de la production. Il en va ainsi pour l’industrialisation du XIXᵉ siècle, le fordisme (industrialisation moderne), la sur-industrialisation des années 1930, le marché de consommation des années 1950, ou de la financiarisation de l’économie à partir des années 1970. Pour R. Kurz, ces transformations successives sont en réalité une course en avant vers la contradiction interne du capitalisme, son impossibilité à renouveler indéfiniment ses processus d’accumulation sans compter sur les compensations des pertes de capital, qu’elles soient assurées par les banques centrales qui produisent des liquidités (keynésianisme) ou par le marché financier lui-même remplaçant les banques centrales (le néolibéralisme qui crée toujours plus de dettes). Cette course en avant connaît une limite indépassable, une « borne interne » qui a fini par être franchie, celle du travail abstrait (le travail socialement nécessaire à la production, créant de la valeur d’échange) qui perd peu à peu son sens de critère de valeur marchande.

Cette critique de la valeur peut être vue de deux manières qui se rejoignent. La première est amenée par Roswitha Scholz et repose sur l’idée que la valeur comme rapport social déterminant la logique marchande n’a jamais été critiquée à l’aune tout à fait pratique de la reproduction de la force de travail, à savoir les activités qu’on détermine comme exclusivement féminines (faire le ménage, faire à manger, élever les enfants, etc.) et sont dissociées de la valeur. Or, cette tendance phallocrate du capitalisme (comme de la critique marxiste/socialiste qui n’a jamais voulu l’intégrer) rend cette conception autonome de la valeur complètement illusoire. La seconde approche situe dans l’histoire la fragilité du travail abstrait qui dépend finalement des processus de production. Or, au tournant des années 1970 et 1980, la révolution informatique (la microélectronique) est à l’origine d’une rationalisation pour ainsi dire fulgurante de l’ensemble des processus de production en très peu de temps et de manière mondialisée. Il devient alors plus rentable de rationaliser le travail que de conquérir de nouveaux espaces pour l’accumulation de capital. Le régime d’accumulation atteint sa limite et tout se rabat sur les marchés financiers et le capital fictif. Comme le dit R. Kurz dans Vies et mort du capitalisme1 :

C’est le plus souvent, et non sans raison, la troisième révolution industrielle (la microélectronique) qui est désignée comme la cause profonde de la nouvelle crise mondiale. Pour la première fois dans l’histoire du capitalisme, en effet, les potentiels de rationalisation dépassent les possibilités d’une expansion des marchés.

Non seulement il y a la perte de sens du travail (la rationalisation à des échelles inédites) mais aussi une rupture radicale avec les catégories du capitalisme qui jusque-là reposaient surtout sur la valeur marchande substantiellement liée au travail abstrait (qui lui-même n’intégrait pas de toute façon ses propres conditions de reproduction).

Très voisins, les travaux d’Ernst Lohoff et de Norbert Trenkle questionnent la surfinanciarisation de l’économie dans La grande dévalorisation2. Pour eux, c’est la forme même de la richesse capitaliste qui est en question. Ils en viennent aux mêmes considérations concernant l’informatisation de la société. La troisième révolution industrielle a créé un rétrécissement de la production de valeur. La microélectronique (entendue cette fois en tant que description de dispositifs techniques) a permis l’avancée de beaucoup de produits innovants mais l’innovation dans les processus de production qu’elle a induits a été beaucoup plus forte et attractive, c’est-à-dire beaucoup plus rentable : on a préféré produire avec toujours moins de temps de travail, et ce temps de travail a fini par devenir une variable de rentabilité au lieu d’être une production de valeur.

Si bien qu’on est arrivé à ce qui, selon Marx, est une incompatibilité avec le capitalisme : l’homme finit par se situer en dehors du processus de production. Du moins, il tend à l’être dans nos économies occidentales. Et ce fut pourtant une sorte d’utopie formulée par les capitalistes eux-mêmes dans les années 1960. Alors que les industries commençaient à s’informatiser, le rêve cybernéticien d’une production sans travailleurs était en plein essor. Chez les plus techno-optimistes on s’interrogeait davantage à propos des répercussions de la transformation des processus de production sur l’homme qu’à propos de leur impact sur la dynamique capitaliste. La transformation « cybernétique » des processus de production ne faisait pas vraiment l’objet de discussion tant la technologie était à l’évidence une marche continue vers une nouvelle société. Par exemple, pour un sociologue comme George Simpson3, au « stade 3 » de l’automatisation (lorsque les machines n’ont plus besoin d’intervention humaine directe pour fonctionner et produire), l’homme perd le sens de son travail, bien que libéré de la charge physique, et « le système industriel devient un système à boutons-poussoirs ». Que l’automatisation des processus de production (et aussi des systèmes décisionnels) fasse l’objet d’une critique ou non, ce qui a toujours été questionné, ce sont les répercussions sur l’organisation sociale et le constat que le travail n’a jamais été aussi peu émancipateur alors qu’on en attendait l’inverse4.

La surveillance comme catégorie du capitalisme

Revenons maintenant au capitalisme de surveillance. D’une part, son appellation de capitalisme devient quelque peu discutable puisqu’en effet il n’est pas possible de le désincarner de la dynamique capitaliste elle-même. C’est pour cela qu’il faut préciser qu’il s’agit surtout d’une expression initialement forgée pour les besoins méthodiques de son approche. Par contre, ce que j’ai essayé de souligner sans jamais le dire de cette manière, c’est que la surveillance est devenue une catégorie du capitalisme en tant qu’elle est une tentative de pallier la perte de substance du travail abstrait pour chercher de la valeur marchande dans deux directions :

  • la rationalisation à l’extrême des processus productifs qu’on voit émerger dans l’économie de plateformes, de l’esclavagisme moderne des travailleurs du clic à l’ubérisation de beaucoup de secteurs productifs de services, voire aussi industriels (on pense à Tesla). Une involution du travail qui en retour se paie sur l’actionnariat tout aussi extrême de ces mêmes plateformes dont les capacités d’investissement réel sont quasi-nulles.
  • L’autre direction est née du processus même de l’informatisation des organisations dès le début, comme je l’ai montré à propos de l’histoire d’Axciom, à savoir l’extraction et le courtage de données qui pillent littéralement nos vies privées et dissocient cette fois la force de travail elle-même du rapport social qu’elle implique puisque c’est dans nos intimités que la plus-value est recherchée. La financiarisation de ces entreprises est d’autant plus évidente que leurs besoins d’investissement sont quasiment nuls. Quant à leurs innovations (le travail des bases de données) elles sont depuis longtemps éprouvées et reposent aussi sur le modèle de plateforme mentionné ci-dessus.

Mais alors, dans cette configuration, on a plutôt l’impression qu’on ne fait que placer l’homme au centre de la production et non en dehors ou presque en dehors. Il en va ainsi des livreurs d’Uber, du travail à la tâche, des contrats de chantiers adaptés à la Recherche et à l’Enseignement, et surtout, surtout, nous sommes nous-mêmes producteurs des données dont se nourrit abondamment l’industrie numérique.

On comprend que, par exemple, certains ont cru intelligent de tenter de remettre l’homme dans le circuit de production en basant leur raisonnement sur l’idée de la propriété des données personnelles et de la « liberté d’entreprendre ». En réalité la configuration du travail à l’ère des plateformes est le degré zéro de la production de valeur : les données n’ont de valeur qu’une fois travaillées, concaténées, inférées, calculées, recoupées, stockées (dans une base), etc. En soi, même si elles sont échangeables sur un marché, il faut encore les rendre rentables et pour cela il y a de l’Intelligence Artificielle et des travailleurs du clic. Les seconds ne sont que du temps de travail volatile (il produit de la valeur en tant que travail salarié, mais si peu qu’il en devient négligeable au profit de la rationalisation structurelle), tandis que l’IA a pour objectif de démontrer la rentabilité de l’achat d’un jeu de données sur le marché (une sorte de travail mort-vivant5 qu’on incorporerait directement à la marchandisation). Et la boucle est bouclée : cette rentabilité se mesure à l’aune de la rationalisation des processus de production, ce qui génère de l’actionnariat et une tendance au renforcement des monopoles. Pour le reste, afin d’assurer les conditions de permanence du capitalisme (il faut bien des travailleurs pour assurer un minimum de salubrité de la structure, c’est-à-dire maintenir un minimum de production de valeur), deux choses :

  • on maintient en place quelques industries dont tout le jeu mondialisé consiste à être de plus en plus rationalisées pour coûter moins cher et rapporter plus, ce qui accroît les inégalités et la pauvreté (et plus on est pauvre, plus on est exploité),
  • on vend du rêve en faisant croire que le marché de produits innovants (concrets) est en soi producteur de valeur (alors que s’accroît la pauvreté) : des voitures Tesla, des services par abonnement, de l’école à distance, un métavers… du vent.

Réguler le capitalisme ne suffit pas

Pour l’individu comme pour les entreprises sous perfusion technologique, l’attrait matériel du capitalisme est tel qu’il est extrêmement difficile de s’en détacher. G. Orwell avait (comme on peut s’y attendre de la part d’un esprit si brillant) déjà remarqué cette indécrottable attraction dans Le Quai de Wigan : l’adoration de la technique et le conformisme polluent toute critique entendable du capitalisme. Tant que le capitalisme maintiendra la double illusion d’une production concrète et d’un travail émancipateur, sans remettre en cause le fait que ce sont bien les produits financiers qui représentent l’essentiel du PIB mondial6, les catégories trop anciennes avec lesquelles nous pensons le capitalisme ne nous permettront pas de franchir le pas d’une critique radicale de ses effets écocides et destructeurs de libertés.

Faudrait-il donc s’en accommoder ? La plus importante mise en perspective critique des mécanismes du capitalisme de surveillance, celle qui a placé son auteure Shoshana Zuboff au-devant de la scène ces trois dernières années, n’a jamais convaincu personne par les solutions qu’elle propose.

Premièrement parce qu’elle circonscrit le capitalisme de surveillance à la mise en œuvre par les GAFAM de solutions de rentabilité actionnariale en allant extraire le minerai de données personnelles afin d’en tirer de la valeur marchande. Le fait est qu’en réalité ce modèle économique de valorisation des données n’est absolument pas nouveau, il est né avec les ordinateurs dont c’est la principale raison d’être (vendables). Par conséquent ces firmes n’ont créé de valeur qu’à la marge de leurs activités principales (le courtage de données), par exemple en fournissant des services dont le Web aurait très bien pu se passer. Sauf peut-être la fonction de moteur de recherche, nonobstant la situation de monopole qu’elle a engendrée au détriment de la concurrence, ce qui n’est que le reflet de l’effet pervers du monopole et de la financiarisation de ces firmes, à savoir tuer la concurrence, s’approprier (financièrement) des entreprises innovantes, et tuer toute dynamique diversifiée d’innovation.

Deuxièmement, les solutions proposées reposent exclusivement sur la régulation des ces monstres capitalistes. On renoue alors avec d’anciennes visions, celles d’un libéralisme garant des équilibres capitalistes, mais cette fois presque exclusivement du côté du droit : c’est mal de priver les individus de leur vie privée, donc il faut plus de régulation dans les pratiques. On n’est pas loin de renouer avec la vieille idée de l’ethos protestant à l’origine du capitalisme moderne selon Max Weber : la recherche de profit est un bien, il s’accomplit par le travail et le don de soi à l’entreprise. La paix de nos âmes ne peut donc avoir lieu sans le capitalisme. C’est ce que cristallise Milton Friedman dans une de ses célèbres affirmations : « la responsabilité sociale des entreprises est de maximiser leurs profits »7. Si le capitalisme est un dispositif géant générateur de profit, il n’est ni moral ni immoral, c’est son usage, sa destination qui l’est. Par conséquent, ce serait à l’État d’agir en assumant les conséquences d’un mauvais usage qu’en feraient les capitalistes.

Contradiction : le capitalisme n’est pas un simple dispositif, il est à la fois marché, organisation, choix collectifs, et choix individuels. Son extension dans nos vies privées est le résultat du choix de la rationalisation toujours plus drastique des conditions de rentabilité. Dans les années 1980, les économistes néoclassiques croyaient fortement au triptyque gagnant investissement – accroissement de main d’œuvre – progrès technique. Sauf que même l’un des plus connus des économistes américains, Robert Solow, a dû se rendre à une évidence, un « paradoxe » qu’il soulevait après avoir admis que « la révolution technologique [de l’informatique] s’est accompagnée partout d’un ralentissement de la croissance de la productivité, et non d’une augmentation ». Il conclut : « Vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité »8. Pour Solow, croyant encore au vieux monde de la croissance « productrice », ce n’était qu’une question de temps, mais pour l’économie capitaliste, c’était surtout l’urgence de se tourner vers des solutions beaucoup plus rapides : l’actionnariat (et la rationalisation rentable des process) et la valorisation quasi-immédiate de tout ce qui pouvait être valorisable sur le marché le plus facile possible, celui des services, celui qui nécessite le moins d’investissements.

La volonté d’aller dans le mur

Le capitalisme à l’ère numérique n’a pas créé de stagnation, il est structurellement destructeur. Il n’a pas créé de défaut d’investissement, il est avant tout un choix réfléchi, la volonté d’aller droit dans le mur en espérant faire partie des élus qui pourront changer de voiture avant l’impact. Dans cette hyper-concurrence qui est devenue essentiellement financière, la seule manière d’envisager la victoire est de fabriquer des monopoles. C’est là que la fatuité de la régulation se remarque le plus. Un récent article de Michael Kwet9 résume très bien la situation. On peut le citer longuement :

Les défenseurs de la législation antitrust affirment que les monopoles faussent un système capitaliste idéal et que ce qu’il faut, c’est un terrain de jeu égal pour que tout le monde puisse se faire concurrence. Pourtant, la concurrence n’est bonne que pour ceux qui ont des ressources à mettre en concurrence. Plus de la moitié de la population mondiale vit avec moins de 7,40 dollars [7,16 euros] par jour, et personne ne s’arrête pour demander comment ils seront “compétitifs” sur le “marché concurrentiel” envisagé par les défenseurs occidentaux de l’antitrust. C’est d’autant plus décourageant pour les pays à revenu faible ou intermédiaire que l’internet est largement sans frontières.

À un niveau plus large […] les défenseurs de l’antitrust ignorent la division globalement inégale du travail et de l’échange de biens et de services qui a été approfondie par la numérisation de l’économie mondiale. Des entreprises comme Google, Amazon, Meta, Apple, Microsoft, Netflix, Nvidia, Intel, AMD et bien d’autres sont parvenues à leur taille hégémonique parce qu’elles possèdent la propriété intellectuelle et les moyens de calcul utilisés dans le monde entier. Les penseurs antitrust, en particulier ceux des États-Unis, finissent par occulter systématiquement la réalité de l’impérialisme américain dans le secteur des technologies numériques, et donc leur impact non seulement aux États-Unis, mais aussi en Europe et dans les pays du Sud.

Les initiatives antitrust européennes ne sont pas meilleures. Là-bas, les décideurs politiques qui s’insurgent contre les maux des grandes entreprises technologiques tentent discrètement de créer leurs propres géants technologiques.

Dans la critique mainstream du capitalisme de surveillance, une autre erreur s’est révélée, en plus de celle qui consiste à persister dans la défense d’un imaginaire capitaliste. C’est celle de voir dans l’État et son pouvoir de régulation un défenseur de la démocratie. C’est d’abord une erreur de principe : dans un régime capitaliste monopoliste, l’État assure l’hégémonie des entreprises de son cru et fait passer sous l’expression démocratie libérale (ou libertés) ce qui favorise l’émergence de situations de domination. Pour lutter contre, il y a une urgence dans notre actualité économique : la logique des start-up tout autant que celle de la « propriété intellectuelle » doivent laisser place à l’expérimentation collective de gouvernance de biens communs de la connaissance et des techniques (nous en parlerons plus loin). Ensuite, c’est une erreur pratique comme l’illustrent les affaires de lobbying et de pantouflage dans le petit monde des décideurs politiques. Une illustration parmi des centaines : les récents Uber Files démontrant, entre autres, les accords passés entre le président Emmanuel Macron et les dirigeants d’Uber (voir sur le site Le Monde).

Situer ces enjeux dans un contexte historique aussi général suppose de longs développements, rarement simples à exposer. Oui, il s’agit d’une critique du capitalisme, et oui cette critique peut être plus ou moins radicale selon que l’on se place dans un héritage marxiste, marxien ou de la critique de la valeur, ou que l’on demeure persuadé qu’un capitalisme plus respectueux, moins « féodal » pourrait advenir. Sans doute qu’un mirage subsiste, celui de croire qu’autant de bienfaits issus du capitalisme suffisent à le dédouaner de l’usage dévoyé des technologies. « Sans le capitalisme nous en serions encore à nous éclairer à la bougie…» En d’autres termes, il y aurait un progrès indiscutable à l’aune duquel les technologies de surveillance pourraient être jugées. Vraiment ?

 

« Il y a une application pour ça », le slogan d’Apple qui illustre bien le solutionnisme technologique.

Situer le capitalisme de surveillance dans notre rapport à la technique

C’est un poncif : les technologies de surveillance ont été développées dans une logique de profit. Il s’agit des technologies dont l’objectif est de créer des données exploitables à partir de nos vies privées, à des fins de contrôle ou purement mercantiles (ce qui revient au même puisque les technologies de contrôle sont possédées par des firmes qui achètent des données).

Or, il est temps de mettre fin à l’erreur répandue qui consiste à considérer que les technologies de surveillance sont un mal qui pervertit le capitalisme censé être le moteur de la démocratie libérale. Ceci conduit à penser que seule une régulation bien menée par l’État dans le but de restaurer les vertus du « bon » capitalisme serait salutaire tant nos vies privées sont sur-exploitées et nos libertés érodées. Tel est le credo de Shoshana Zuboff et avec elle bon nombre de décideurs politiques.

Croire qu’il y a de bons et de mauvais usages

L’erreur est exactement celle que dénonçait en son temps Jacques Ellul. C’est celle qui consiste à vouloir absolument attribuer une valeur à l’usage de la technique. Le bon usage serait celui qui pousse à respecter la vie privée, et le mauvais usage celui qui tend à l’inverse. Or, il n’y a d’usage technique que technique. Il n’y a qu’un usage de la bombe atomique, celui de faire boum (ou pas si elle est mal utilisée). Le choix de développer la bombe est, lui, par contre, un choix qui fait intervenir des enjeux de pouvoir et de valeurs.

Au tout début des années 1970, à l’époque où se développaient les techniques d’exploitation des bases de données et le courtage de données, c’est ce qu’ont montré James Martin et Adrian Norman pour ce qui concerne les systèmes informatiques10 : à partir du moment où un système est informatisé, la quantification est la seule manière de décrire le monde. Ceci est valable y compris pour les systèmes décisionnels. Le paradoxe que pointaient ces auteurs montrait que le traitement de l’information dans un système décisionnel – par exemple dans n’importe quelle organisation économique, comme une entreprise – devait avoir pour objectif de rationaliser les procédures et les décisions en utilisant une quantité finie de données pour en produire une quantité réduite aux éléments les plus stratégiques, or, l’informatisation suppose un choix optimum parmi une grande variété d’arbres décisionnels et donc un besoin croissant de données, une quantité tendant vers l’infini.

Martin et Norman illustraient ce qu’avait affirmé Jacques Ellul vingt ans auparavant : la technique et sa logique de développement seraient autonomes. Bien que discutable, cette hypothèse montre au moins une chose : dans un monde capitaliste, tout l’enjeu consisterait comme au rugby à transformer l’essai, c’est-à-dire voir dans le développement des techniques autant d’opportunités de profit et non pas d’investissements productifs. Les choix se posent alors en termes d’anti-productivité concrète. Dans le monde des bases de données et leur exploitation la double question qui s’est posée de 1970 à aujourd’hui est de savoir si nous sommes capables d’engranger plus ou moins de données et comment leur attribuer une valeur marchande.

Le reste n’est que sophismes : l’usine entièrement automatisée des rêves cybernéticiens les plus fous, les boules de cristal des statistiques électorales, les données de recouvrement bancaires et le crédit à la consommation, les analyses marketing et la consommation de masse, jusqu’à la smart city de la Silicon Valley et ses voitures autonomes (et ses aspirateurs espions)… la justification de la surveillance et de l’extraction de données repose sur l’idée d’un progrès social, d’un bon usage des technologies, et d’une neutralité des choix technologiques. Et il y a un paralogisme. Si l’on ne pense l’économie qu’en termes capitalistes et libéraux, cette neutralité est un postulat qui ne peut être remis en cause qu’à l’aune d’un jugement de valeur : il y aurait des bons et des mauvais usages des technologies, et c’est à l’État d’assurer le rôle minimal de les arbitrer au regard de la loi. Nul ne remet alors en question les choix eux-mêmes, nul ne remet en question l’hégémonie des entreprises qui nous couvrent de leurs « bienfaits » au prix de quelques « négligeables » écarts de conduite, nul ne remet en question l’exploitation de nos vies privées (un mal devenu nécessaire) et l’on préfère nous demander notre consentement plus ou moins éclairé, plus ou moins obligé.

La technologie n’est pas autonome

Cependant, comme nous le verrons vers la fin de ce texte, les études en sociologie des sciences montrent en fait qu’il n’y a pas d’autonomie de la technique. Sciences, technologies et société s’abreuvent mutuellement entre les usages, les expérimentations et tous ces interstices épistémiques d’appropriation des techniques, de désapprentissage, de renouvellement, de détournements, et d’expression des besoins pour de nouvelles innovations qui seront à leur tour appropriées, modifiées, transformées, etc. En réalité l’hypothèse de l’autonomie de la technique a surtout servi au capitalisme pour suivre une course à l’innovation qui ne saurait être remise en question, comme une loi naturelle qui justifie en soi la mise sur le marché de nouvelles technologies et au besoin faire croire en leur utilité. Tel est le fond de commerce du transhumanisme et son « économie des promesses ».

L’erreur consiste à prêter le flanc au solutionnisme technologique (le même qui nous fait croire que des caméras de surveillance sont un remède à la délinquance, ou qu’il faut construire des grosses berlines sur batteries pour ne plus polluer) et à se laisser abreuver des discours néolibéraux qui, parce qu’il faut bien rentabiliser ces promesses par de la marchandisation des données – qui est elle-même une promesse pour l’actionnariat –, nous habituent petit à petit à être surveillés. Pour se dépêtrer de cela, la critique du capitalisme de surveillance doit être une critique radicale du capitalisme et du néolibéralisme car la lutte contre la surveillance ne peut être décorrélée de la prise en compte des injustices sociales et économiques dont ils sont les causes pratiques et idéologiques.

Je vois venir les lecteurs inquiets. Oui, j’ai placé ce terme de néolibéralisme sans prévenir. C’est mettre la charrue avant les bœufs mais c’est parfois nécessaire. Pour mieux comprendre, il suffit de définir ce qu’est le néolibéralisme. C’est l’idéologie appelée en Allemagne ordolibéralisme, si l’on veut, c’est-à-dire l’idée que le laissez-faire a démontré son erreur historique (les crises successives de 1929, 1972, 2008, ou la crise permanente), et que par conséquent l’État a fait son grand retour dans le marché au service du capital, comme le principal organisateur de l’espace de compétition capitaliste et le dépositaire du droit qui érige la propriété et le profit au titre de seules valeurs acceptables. Que des contrats, plus de discussion, there is no alternative, comme disait la Margaret. Donc partant de cette définition, à tous les niveaux organisationnels, celui des institutions de l’État comme celui des organisations du capital, la surveillance est à la fois outil de contrôle et de génération de profit (dans les limites démontrées par R. Kurz, à savoir : pas sans compter presque exclusivement sur l’actionnariat et les produits financiers, cf. plus haut).

Le choix du « monitoring »

La course en avant des technologies de surveillance est donc le résultat d’un choix. Il n’y a pas de bon ou de mauvais usage de la surveillance électronique : elle est faite pour récolter des données. Le choix en question c’est celui de n’avoir vu dans ces données qu’un objet marchand. Peu importe les bienfaits que cela a pu produire pour l’individu, ils ne sont visibles que sur un court terme. Par exemple les nombreuses applications de suivi social que nous utilisons nous divertissent et rendent parfois quelque service, mais comme le dit David Lyon dans The Culture of Surveillance, elle ne font que nous faire accepter passivement les règles du monitoring et du tri social que les États comme les multinationales mettent en œuvre.

Il n’y a pas de différence de nature entre la surveillance des multinationales et la surveillance par l’État : ce sont les multinationales qui déterminent les règles du jeu de la surveillance et l’État entérine ces règles et absorbe les conditions de l’exercice de la surveillance au détriment de sa souveraineté. C’est une constante bien comprise, qu’il s’agisse des aspects techniques de la surveillance sur lesquels les Big Tech exercent une hégémonie qui en retour sert les intérêts d’un ou plusieurs États (surtout les États-Unis aujourd’hui), ou qu’il s’agisse du droit que les Big Tech tendent à modifier en leur faveur soit par le jeu des lobbies soit par le jeu des accords internationaux (tout comme récemment le nouvel accord entre l’Europe et les États-Unis sur les transferts transatlantiques de données, qui vient contrecarrer les effets d’annonce de la Commission Européenne).

dessins de personnes qui brisent un mur sombre pour aller vers des colines vertes
Trouver et cultiver nos espaces de libertés.
Illustration CC-By David Revoy (sources)

Quels espaces de liberté dans ce monde technologique ?

Avec l’apparition des ordinateurs et des réseaux, de nombreuses propositions ont vu le jour. Depuis les années 1970, si l’on suit le développement des différents mouvements de contestation sociale à travers le monde, l’informatique et les réseaux ont souvent été plébiscités comme des solutions techniques aux défauts des démocraties. De nombreux exemples d’initiatives structurantes pour les réseaux informatiques et les usages des ordinateurs se sont alors vus détournés de leurs fonctions premières. On peut citer le World Wide Web tel que conçu par Tim Berners Lee, lui même suivant les traces du monde hypertextuel de Ted Nelson et son projet Xanadu. Pourquoi ce design de l’internet des services s’est-il trouvé à ce point sclérosé par la surveillance ? Pour deux raisons : 1) on n’échappe pas (jamais) au développement technique de la surveillance (les ordinateurs ont été faits et vendus pour cela et le sont toujours11) et 2) parce qu’il y a des intérêts de pouvoir en jeu, policiers et économiques, celui de contrôler les communications. Un autre exemple : le partage des programmes informatiques. Comme chacun le sait, il fut un temps où la création d’un programme et sa distribution n’étaient pas assujettis aux contraintes de la marchandisation et de la propriété intellectuelle. Cela permettait aux utilisateurs de machines de partager non seulement des programmes mais des connaissances et des nouveaux usages, faisant du code un bien commun. Sous l’impulsion de personnages comme Bill Gates, tout cela a changé au milieu des années 1970 et l’industrie du logiciel est née. Cela eut deux conséquences, négative et positive. Négative parce que les utilisateurs perdaient absolument toute maîtrise de la machine informatique, et toute possibilité d’innovation solidaire, au profit des intérêts d’entreprises qui devinrent très vite des multinationales. Positive néanmoins, car, grâce à l’initiative de quelques hackers, dont Richard Stallman, une alternative fut trouvée grâce au logiciel libre et la licence publique générale et ses variantes copyleft qui sanctuarisent le partage du code. Ce partage relève d’un paradigme qui ne concerne plus seulement le code, mais toute activité intellectuelle dont le produit peut être partagé, assurant leur liberté de partage aux utilisateurs finaux et la possibilité de créer des communs de la connaissance.

Alors que nous vivons dans un monde submergé de technologies, nous aurions en quelque sorte gagné quelques espaces de liberté d’usage technique. Mais il y a alors comme un paradoxe.

À l’instar de Jacques Ellul, pour qui l’autonomie de la technique implique une aliénation de l’homme à celle-ci, beaucoup d’auteurs se sont inquiétés du fait que les artefacts techniques configurent par eux-mêmes les actions humaines. Qu’on postule ou pas une autonomie de la technique, son caractère aliénant reste un fait. Mais il ne s’agit pas de n’importe quels artefacts. Nous ne parlons pas d’un tournevis ou d’un marteau, ou encore d’un silex taillé. Il s’agit des systèmes techniques, c’est-à-dire des dispositifs qu’on peut qualifier de socio-techniques qui font intervenir l’homme comme opérateur d’un ensemble d’actions techniques par la technique. En quelque sorte, nous perdons l’initiative et les actions envisagées tendent à la conformité avec le dispositif technique et non plus uniquement à notre volonté. Typiquement, les ordinateurs dans les entreprises à la fin des années 1960 ont été utilisés pour créer des systèmes d’information, et c’est à travers ces systèmes techniques que l’action de l’homme se voit configurée, modelée, déterminée, entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Dans son article « Do artefacts have politics ? », Langdon Winner s’en inquiétait à juste titre : nos objectifs et le sens de nos actions sont conditionnés par la technique. Cette dernière n’est jamais neutre, elle peut même provoquer une perte de sens de l’action, par exemple chez le travailleur à la chaîne ou le cadre qui non seulement peuvent être noyés dans une organisation du travail trop grande, mais aussi parce que l’automatisation de la production et de la décision les prive de toute initiative (et de responsabilité).

La tentation du luddisme

Pour lutter contre cette perte de sens, des choix sont envisageables. Le premier consiste à lutter contre la technique. En évacuant la complexité qu’il y a à penser qu’un mouvement réfractaire au développement technique puisse aboutir à une société plus libre, on peut certes imaginer des fronts luddites en certains secteurs choisis. Par exemple, tel fut le choix du CLODO dans la France des années 1980, prétendant lutter contre l’envahissement informatique dans la société. Concernant la surveillance, on peut dire qu’au terme d’un processus de plus de 50 ans, elle a gagné toutes les sphères socio-économiques grâce au développement technologique. Un front (néo-)luddite peut sembler justifié tant cette surveillance remet en cause très largement nos libertés et toutes les valeurs positives que l’on oppose généralement au capitalisme : solidarité et partage, notamment.

Pour autant, est-ce que la lutte contre le capitalisme de surveillance doit passer par la négation de la technique ? Il est assez évident que toute forme d’action directe qui s’oppose en bloc à la technique perd sa crédibilité en ce qu’elle ne fait que proposer un fantasme passéiste ou provoquer des réactions de retrait qui n’ont souvent rien de constructif. C’est une critique souvent faite à l’anarcho-primitivisme qui, lorsqu’il ne se contente pas d’opposer une critique éclairée de la technique (et des processus qui ont conduit à la création de l’État) en vient parfois à verser dans la technophobie. C’est une réaction aussi compréhensible que contrainte tant l’envahissement technologique et ses discours ont quelque chose de suffoquant. En oubliant cette question de l’autonomie de la technique, je suis personnellement tout à fait convaincu par l’analyse de J. Ellul selon laquelle nous sommes à la fois accolés et dépendants d’un système technique. En tant que système il est devenu structurellement nécessaire aux organisations (qu’elles soient anarchistes ou non) au moins pour communiquer, alors que le système capitaliste, lui, ne nous est pas nécessaire mais imposé par des jeux de pouvoirs. Une réaction plus constructive consiste donc à orienter les choix technologiques, là où l’action directe peut prendre un sens tout à fait pertinent.

Prenons un exemple qui pourrait paraître trivial mais qui s’est révélé particulièrement crucial lors des périodes de confinement que nous avons subies en raison de l’épidémie Covid. Qu’il s’agisse des entreprises ou des institutions publiques, toutes ont entamé dans l’urgence une course en avant vers les solutions de visio-conférence dans l’optique de tâcher de reproduire une forme présentielle du travail de bureau. La visio-conférence suscite un flux de données bien plus important que la voix seule, et par ailleurs la transmission vocale est un ensemble de techniques déjà fort éprouvées depuis plus d’un siècle. Que s’est-il produit ? Les multinationales se sont empressées de vendre leurs produits et pomper toujours plus de données personnelles, tandis que les limites pratiques de la visio-conférence se sont révélées : dans la plupart des cas, réaliser une réunion « filmée » n’apporte strictement rien de plus à l’efficacité d’une conférence vocale. Dans la plupart des cas, d’ailleurs, afin d’économiser de la bande passante (croit-on), la pratique courante consiste à éteindre sa caméra pendant la réunion. Où sont les gains de productivité tant annoncés par les GAFAM ? Au lieu de cela, il y a en réalité un détournement des usages, et même des actes de résistance du quotidien (surtout lorsqu’il s’agit de surveiller les salariés à distance).

Les choix technologiques doivent être collectifs

Une critique des techniques pourrait donc consister à d’abord faire le point sur nos besoins et en prenant en compte l’urgence climatique et environnementale dans laquelle nous sommes (depuis des décennies). Elle pourrait aussi consister à prendre le contrepoint des discours solutionnistes qui tendent à justifier le développement de techniques le plus souvent inutiles en pratique mais toujours plus contraignantes quant au limites éthiques vers lesquelles elles nous poussent. Les choix technologiques doivent donc d’abord être des choix collectifs, dont l’assentiment se mesure en fonction de l’économie énergétique et de l’acceptabilité éthique de la trajectoire choisie. On peut revenir à une technologie ancienne et éprouvée et s’en contenter parce qu’elle est efficace et on peut refuser une technologie parce qu’elle n’est pas un bon choix dans l’intérêt collectif. Et par collectif, j’entends l’ensemble des relations inter-humaines et des relations environnementales dont dépendent les premières.

Les attitudes de retraits par rapports aux technologies, le refus systématique des usages, sont rarement bénéfiques et ne constituent que rarement une démarche critique. Ils sont une réaction tout à fait compréhensible du fait que la politique a petit à petit déserté les lieux de production (pour ce qu’il en reste). On le constate dans le désistement progressif du syndicalisme ces 30 ou 40 dernières années et par le fait que la critique socialiste (ou « de gauche ») a été incapable d’intégrer la crise du capitalisme de la fin du XXᵉ siècle. Pire, en se transformant en un centre réactionnaire, cette gauche a créé une technocratie de la gestion aux ordres du néolibéralisme : autoritarisme et pansements sociaux pour calmer la révolte qui gronde. Dès lors, de désillusions en désillusions, dans la grande cage concurrentielle de la rareté du travail rémunéré (rentable) quelle place peut-il y avoir pour une critique des techniques et de la surveillance ? Peut-on demander sérieusement de réfléchir à son usage de Whatsapp à une infirmière qui a déjà toutes les difficultés du monde à concilier la garde de ses enfants, les heures supplémentaires (parfois non payées) à l’hôpital, le rythme harassant du cycle des gardes, les heures de transports en commun et par dessus le marché, le travail domestique censé assurer les conditions de reproduction du travail abstrait ? Alors oui, dans ces conditions où le management du travail n’est devenu qu’une affaire de rationalisation rentable, les dispositifs techniques ne font pas l’objet d’usages réfléchis ou raisonnés, il font toujours l’objet d’un usage opportuniste : je n’utilise pas Whatsapp parce que j’aime Facebook ou que je me fiche de savoir ce que deviennent mes données personnelles, j’utilise Whatsapp parce que c’est le moyen que j’ai trouvé pour converser avec mes enfants et m’assurer qu’ils sont bien rentrés à la maison après l’école.

Low tech et action directe

En revanche, un retrait que je pourrais qualifier de technophobe et donc un minimum réfléchi, laisse entier le problème pour les autres. La solidarité nous oblige à créer des espaces politiques où justement technologie et capitalisme peuvent faire l’objet d’une critique et surtout d’une mise en pratique. Le mouvement Low Tech me semble être l’un des meilleurs choix. C’est en substance la thèse que défend Uri Gordon (« L’anarchisme et les politiques techniques ») en voyant dans les possibilités de coopérations solidaires et de choix collectivement réfléchis, une forme d’éthique de l’action directe.

Je le suivrai sur ce point et en étendant davantage le spectre de l’action directe. Premièrement parce que si le techno-capitalisme aujourd’hui procède par privation de libertés et de politique, il n’implique pas forcément l’idée que nous ne soyons que des sujets soumis à ce jeu de manière inconditionnelle. C’est une tendance qu’on peut constater dans la plupart des critiques du pouvoir : ne voir l’individu que comme une entité dont la substance n’est pas discutée, simplement soumis ou non soumis, contraint ou non contraint, privé de liberté ou disposant de liberté, etc. Or il y a tout un ensemble d’espaces de résistance conscients ou non conscients chez tout individu, ce que Michel de Certeau appelait des tactiques du quotidien12. Il ne s’agit pas de stratégies où volonté et pouvoir se conjuguent, mais des mouvements « sur le fait », des alternatives multiples mises en œuvre sans chercher à organiser cet espace de résistance. Ce sont des espaces féconds, faits d’expérimentations et d’innovations, et parfois même configurent les techniques elles-mêmes dans la différence entre la conception initiale et l’usage final à grande échelle. Par exemple, les ordinateurs et leurs systèmes d’exploitations peuvent ainsi être tantôt les instruments de la surveillance et tantôt des instruments de résistance, en particulier lorsqu’ils utilisent des logiciels libres. Des apprentissages ont lieu et cette fois ils dépassent l’individu, ils sont collectifs et ils intègrent des connaissances en commun.

En d’autres termes, chaque artefact et chaque système technique est socialement digéré, ce qui en retour produit des interactions et détermine des motivations et des objectifs qui peuvent s’avérer très différents de ceux en fonction desquels les dispositifs ont été créés. Ce processus est ce que Sheila Jasanoff appelle un processus de coproduction épistémique et normatif13 : sciences et techniques influencent la société en offrant un cadre tantôt limitatif, tantôt créatif, ce qui en retour favorise des usages et des besoins qui conditionnent les trajectoires scientifiques et technologiques. Il est par conséquent primordial de situer l’action directe sur ce créneau de la coproduction en favorisant les expériences tactiques individuelles et collectives qui permettent de déterminer des choix stratégiques dans l’orientation technologique de la société. Dit en des mots plus simples : si la décision politique n’est plus suffisante pour garantir un cadre normatif qui reflète les choix collectifs, alors ce sont les collectifs qui doivent pouvoir créer des stratégies et au besoin les imposer par un rapport de force.

Créer des espaces d’expérimentations utopiques

Les hackers ne produisent pas des logiciels libres par pur amour d’autrui et par pure solidarité : même si ces intentions peuvent être présentes (et je ne connais pas de libristes qui ne soient pas animés de tels sentiments), la production de logiciel libre (ou open source) est d’abord faite pour créer de la valeur. On crée du logiciel libre parce que collectivement on est capable d’administrer et valoriser le bien commun qu’est le code libre, à commencer par tout un appareillage juridique comme les licences libres. Il en va de même pour toutes les productions libres qui emportent avec elles un idéal technologique : l’émancipation, l’activité libre que représente le travail du code libre (qui n’est la propriété de personne). Même si cela n’exempte pas de se placer dans un rapport entre patron (propriétaire des moyens de production) et salarié, car il y a des entreprises spécialisées dans le Libre, il reste que le Libre crée des espaces d’équilibres économiques qui se situent en dehors de l’impasse capitaliste. La rentabilité et l’utilité se situent presque exclusivement sur un plan social, ce qui explique l’aspect très bigarré des modèles d’organisations économiques du Libre, entre associations, fondations, coopératives…

L’effet collatéral du Libre est aussi de créer toujours davantage d’espaces de libertés numériques, cette fois en dehors du capitalisme de surveillance et ses pratiques d’extraction. Cela va des pratiques de chiffrement des correspondances à l’utilisation de logiciels dédiés explicitement aux luttes démocratiques à travers le monde. Cela a le mérite de créer des communautés plus ou moins fédérées ou archipélisées, qui mettent en pratique ou du moins sous expérimentation l’alliance entre les technologies de communication et l’action directe, au service de l’émancipation sociale.

Il ne s’agit pas de promettre un grand soir et ce n’est certes pas avec des expériences qui se complaisent dans la marginalité que l’on peut bouleverser le capitalisme. Il ne s’agit plus de proposer des alternatives (qui fait un détour lorsqu’on peut se contenter du droit chemin?) mais des raisons d’agir. Le capitalisme est désuet. Dans ses soubresauts (qui pourraient bien nous mener à la guerre et la ruine), on ressort l’argument du bon sens, on cherche le consentement de tous malgré l’expérience que chacun fait de l’exploitation et de la domination. Au besoin, les capitalistes se montrent autoritaires et frappent. Mais que montrent les expériences d’émancipation sociales ? Que nous pouvons créer un ordre fait de partage et d’altruisme, de participation et de coopération, et que cela est parfaitement viable, sans eux, sur d’autres modèles plus cohérents14. En d’autres termes, lutter contre la domination capitaliste, c’est d’abord démontrer par les actes que d’autres solutions existent et sans chercher à les inclure au forceps dans ce système dominant. Au contraire, il y a une forme d’héroïsme à ne pas chercher à tordre le droit si ce dernier ne permet pas une émancipation franche et durable du capitalisme. Si le droit ne convient pas, il faut prendre le gauche.

La lutte pour les libertés numériques et l’application des principes du Libre permettent de proposer une sortie positive du capitalisme destructeur. Néanmoins on n’échappera pas à la dure réalité des faits. Par exemple que l’essentiel des « tuyaux » des transmissions numériques (comme les câbles sous-marins) appartiennent aux multinationales du numérique et assurent ainsi l’un des plus écrasants rapports de domination de l’histoire. Pourtant, on peut imaginer des expériences utopiques, comme celle du Chaos Computer Club, en 2012, consistant à créer un Internet hors censure via un réseau de satellite amateur.

L’important est de créer des espaces d’expérimentation utopiques, parce qu’ils démontrent tôt ou tard la possibilité d’une solution, il sont préfiguratifs15. Devant la décision politique au service du capital, la lutte pour un réseau d’échanges libres ne pourra certes pas se passer d’un rapport de force mais encore moins de nouveaux imaginaires. Car, finalement, ce que crée la crise du capitalisme, c’est la conscience de son écocide, de son injustice, de son esclavagisme technologique. Reste l’espoir, première motivation de l’action.

Notes


  1. R. Kurz, Vies et mort du capitalisme, Nouvelles Éditions Ligne, 2011, p. 37↩︎
  2. Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise, Paris, Post-éditions, 2014.↩︎
  3. Georges Simpson, « Western Man under Automation », International Journal of Comparative Sociology, num. 5, 1964, pp. 199-207.↩︎
  4. Comme le dit Moishe Postone dans son article « Repenser Le Capital à la lumière des Grundrisse » : « La transformation radicale du processus de production mentionnée plus haut n’est pas le résultat quasi-automatique du développement rapide des savoirs techniques et scientifique et de leurs applications. C’est plutôt une possibilité qui naît d’une contradiction sociale intrinsèque croissante. Bien que la course du développement capitaliste génère la possibilité d’une structure nouvelle et émancipatrice du travail social, sa réalisation générale est impossible dans le capitalisme. »↩︎
  5. Là je reprends une catégorie marxiste. Marx appelle le (résultat du -) travail mort ce qui a besoin de travail productif. Par exemple, une matière comme le blé récolté est le résultat d’un travail déjà passé, il lui faut un travail vivant (celui du meunier) pour devenir matière productive. Pour ce qui concerne l’extraction de données, il faut comprendre que l’automatisation de cette extraction, le stockage, le travail de la donnée et la marchandisation sont un seul et même mouvement (on ne marchande pas des jeux de données « en l’air », ils correspondent à des commandes sur une marché tendu). Les données ne sont pas vraiment une matière première, elles ne sont pas non plus un investissement, mais une forme insaisissable du travail à la fois matière première et système technique.↩︎
  6. On peut distinguer entre économie réelle et économie financière. Voir cette étude de François Morin, juste avant le crack de 2008. François Morin, « Le nouveau mur de l’argent », Nouvelles Fondations, num. 3-4, 2007, p. 30-35.↩︎
  7. The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.↩︎
  8. Robert Solow, « We’d better watch out », New York Times Book Review, 12 juillet 1987, page 36.↩︎
  9. Mike Kwet, « Digital Ecosocialism Breaking the power of Big Tech » (ROAR Magazine), trad. Fr. Louis Derrac, sous le titre « Écosocialisme numérique – Briser le pouvoir des Big Tech », parue sur Framablog.org.↩︎
  10. James Martin et Adrian R. D. Norman, The Computerized Society. An Appraisal of the Impact of Computers on Society over the next 15 Years, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1970, p. 522.↩︎
  11. c’est ce que je tâche de montrer dans une partie de mon livre Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance : pourquoi fabriquer et acheter des ordinateurs ? Si les entreprises sont passées à l’informatique c’est pour améliorer la production et c’est aussi pourquoi le courtage de données s’est développé.↩︎
  12. Sur les « tactiques numériques », on pourra lire avec profit l’article de Beatrice Latini et Jules Rostand, « La libre navigation. Michel de Certeau à l’épreuve du numérique », Esprit, 2022/1-2 (Janvier-Février), p. 109-117.↩︎
  13. Sheila Jasanoff, « Ordering Knowledge, Ordering Society », dans S. Jasanoff (éd.), States of knowledge. The co-production of science and social order, Londres, Routledge, 2004, pp. 13-45.↩︎
  14. Sur ce point on peut lire avec intérêt ce texte de Ralph Miliband, « Comment lutter contre l’hégémonie capitaliste ? », paru initialement en 1990 et traduit sur le site Contretemps.↩︎
  15. Voir David Graeber, et Alexie Doucet, Comme si nous étions déjà libres, Montréal, Lux éditeur, 2014. La préfiguration est l’« idée selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ». Voir aussi Marianne Maeckelbergh, « Doing is Believing: Prefiguration as Strategic Practice in the Alterglobalization Movement », Social Movement Studies, vol. 10, num. 1, 2011, pp. 1‑20.↩︎



Fermer ses comptes… et respirer !

L’équipe de traduction des bénévoles de Framalang vous propose aujourd’hui le bref témoignage de Silvia, une designeuse indépendante1, qui avait atteint comme beaucoup un degré d’addiction élevé aux réseaux sociaux. Comme d’autres aussi, elle a renoncé progressivement à ces réseaux, et fait le bilan après six mois du nouvel état d’esprit dont elle a bénéficié, une sorte de sentiment de soulagement, celui d’avoir retrouvé un peu de liberté…
Bien sûr chacun a une trajectoire différente et la démarche peut n’être pas aussi facile, mais pourquoi ne pas tenter ?

Article original sur le blog de l’autrice : Life off social media, six months in
Traduction Framalang : Bromind, Diane, Florence, goofy, Marius, ngfchristian, Penguin

Six mois hors réseaux sociaux, six mois dans ma vie

par Silvia Maggi

J’étais vraiment partout. Citez-moi un réseau social, et sans doute, j’y avais un compte… Internet a toujours été important pour moi, et un certain degré de présence en ligne était bon pour mon travail, mes hobbies et mes relations sociales.

Mes préférés étaient Twitter, Flickr et LinkedIn. J’ai été une utilisatrice plutôt précoce. Puis sont arrivés Facebook et Instagram, qui sont ensuite devenus les principales raisons pour lesquelles j’ai fermé la plupart de mes comptes. Dès l’origine, j’ai eu une relation d’amour-haine avec Facebook. La première fois que je m’y suis connectée, j’ai détesté l’interface, les couleurs, et j’avais du mal à voir l’intérêt. D’ailleurs, j’ai aussitôt fermé le compte que je venais d’ouvrir, et je n’y suis revenue que plus tard, poussée par des amis qui me disaient « on y est tous et c’est marrant ».

Avec Instagram, le ressentiment est monté progressivement. Mon amour pour la photographie aurait pu être satisfait par l’application mais c’était également une période où les filtres étaient utilisés à outrance – à l’époque, l’autre application en vogue pour la prise de photos était Hipstamatic – et je préférais de toute façon prendre des clichés plutôt avec un appareil photo.

À mesure que la popularité d’Instagram augmentait, associée à la qualité du contenu, je suis devenue accro. Je n’ai jamais effacé mon compte Flickr, mais je ne visitais que rarement la plateforme : à un moment, on a eu l’impression que tout le monde avait migré vers l’application aux photos carrées. Cependant, quand Facebook a acheté Instagram pour 1 milliard de dollars en 2012, son avenir est devenu malheureusement évident. Avance rapide jusqu’à janvier 2021 : j’ai désactivé ce que je considérais à une époque comme mon précieux compte Instagram, et j’ai également fermé mon compte WhatsApp. Avant cela, j’avais fermé mes comptes Twitter, Facebook et Pinterest. Six mois plus tard, je peux dire comment les choses se sont passées.

Le bruit de fond s’est tu

Au début, c’était une sensation étrange : quelque chose manquait. Dans ma vie, je m’étais habituée à un certain niveau de bruit, au point de ne plus m’en rendre compte. Une fois qu’il a disparu, cela est devenu si évident que je m’en suis sentie soulagée. J’ai désormais moins d’opportunités de distractions et ainsi, il m’est devenu progressivement, plus facile de rester concentrée plus longtemps. En conséquence, cela a considérablement amélioré ma productivité et désormais, je suis à même de commencer et terminer la lecture de livres.

Le monde a continué de tourner

Je ne prête plus l’oreille aux mèmes, scandales ni à tout ce qui devient viral ou tendance sur les réseaux sociaux. Au lieu d’avoir peur de rater quelque chose, j’y suis indifférente. Le temps que je passais à suivre ce qui arrivait en ligne, je le passe ailleurs. Et le mieux dans tout ça, c’est que je ne me sens pas obligée de donner mon avis. J’ai des opinions précises sur les choses qui me tiennent à cœur, mais je doute que le monde entier ait besoin de les connaître.

En ce moment historique, tout peut être source de division, et les réseaux sociaux sont un endroit où la plupart des gens choisissent un camp. C’est un triste spectacle à voir car les arguments clivants sont amplifiés mais jamais réellement apaisés.

Ma santé mentale s’est améliorée

Il y a quelques années, je pensais qu’avoir du succès sur Instagram pourrait devenir mon boulot d’appoint. C’est arrivé à beaucoup de gens, alors pourquoi pas moi ? J’avais acheté un cours en ligne, proposé par un influenceur célèbre, pour comprendre comment rendre mon compte Instagram digne d’intérêt, et faire monter mes photos tout en haut grâce à l’algorithme.

À partir de ce moment, je me suis retrouvée enfermée dans une boucle. Je sortais et prenais avec frénésie plein de photos, les publiais puis je vérifiais les statistiques pour voir comment elles évoluaient. J’ai eu de bons moments, rencontré des personnes géniales, mais ce n’était jamais assez. En tant que photographe, je n’en faisais jamais assez. Les statistiques sont devenues un problème : j’en étais obsédée. Je les vérifiais tout le temps, me demandant ce que je faisais mal. Quand tout cela est devenu trop, je suis passée à un compte personnel, espérant résoudre mon problème en cliquant sur un simple bouton. Ça ne s’est pas passé ainsi : les chiffres n’étaient pas le vrai problème.

À chaque fois que j’éprouvais comme une démangeaison de photographier, et que je ne pouvais pas prendre de photos, je me sentais coupable parce que je n’avais rien à poster. Ma passion pour la photographie est passée d’une activité qui ne m’a jamais déçue, à une source d’anxiété et de sentiment d’infériorité. Depuis que j’ai désactivé mon compte Instagram, je prends des photos quand j’en ai envie. Je les poste sur Flickr, ou bien je les garde pour moi. Ça ne compte plus vraiment, tant que c’est un exutoire créatif.

écrit au néon rose sur fond de feuillage 'and breathe' (en français : et respirez)- Photo de Max van den Oetelaar.
Photo de Max van den Oetelaar, licence Unsplash

 

Finie l’immédiateté

Chaque fois que j’avais quelque chose à dire ou à montrer, je postais presque immédiatement sur un réseau social. C’était la chose normale à faire. Même si cela a diminué pendant les dernières années, je vois cela comme une attitude étrange de ma part. C’est peut-être une réflexion due au fait que je me connais un peu mieux désormais, mais il m’a toujours fallu du temps pour assimiler des concepts et me forger des opinions. C’est pour cela que je préfère écrire sur mon blog et que j’ai réduit récemment ma fréquence de publication : je donne davantage de détails sur mes apprentissages et mes réalisations récentes.

Conclusion

Quitter les réseaux sociaux a été une bonne décision pour moi. Je suis plus concentrée, moins anxieuse et j’ai à présent plus de temps libre. Cela, en plus des divers confinements, m’a permis de mieux me concentrer et réfléchir davantage à ce qui compte vraiment. Prendre cette décision ne conviendrait certainement pas à tout le monde, mais il est important de réaliser à quel point les réseaux sociaux influencent nos vies, et à quel point ils peuvent changer nos habitudes ainsi que notre manière de penser. Et ainsi, prendre des décisions à notre place.

Pour aller plus loin
Des articles en anglais

Des très nombreux témoignages en français qui mettent souvent l’accent sur la difficulté à se « sevrer »…

Mise à jour

22 Novembre 2021. Il y a deux mois, je me suis connectée à Instagram et n’ai rien ressenti. J’ai vu une vidéo d’un ami, mais je n’ai nullement éprouvé le besoin de regarder plus loin.
Il n’y avait aucun intérêt à maintenir ce compte en mode inactif, alors j’ai demandé sa suppression.
Maintenant c’est fini.

 




La place du numérique à l’école relève de la place de l’école dans la société

Début septembre, nous avons été contactés par Hervé Le Crosnier, éditeur de (l’excellente) maison d’édition C&F éditions. Il demandait si nous accepterions d’écrire un court texte sur la façon dont Framasoft avait vécu ses interactions avec le milieu éducatif pendant ce moment très particulier qu’était le confinement (entre le 17 mars et le 11 mai 2020). Ce texte servirait à alimenter l’ouvrage « L’École sans école : ce que le confinement nous apprend sur l’école » à paraître en décembre 2020 chez C&F éditions.

Nous avons déjà énormément écrit et partagé pendant le confinement. Nos quatorze « carnets de bord du confinement » représentaient déjà pas loin de 200 pages (indispensables mèmes inclus). Cependant, il est vrai que nous n’avions évoqué qu’en pointillé nos rapports avec l’école pendant ces deux mois. Quasiment quatre ans jour pour jour après notre « billet de sécession » et à quelques jours de la tenue des États Généraux du Numérique Éducatif, il nous a paru important de prendre un peu de recul et de documenter cette période là, et de mettre à jour notre positionnement.

C’est Pierre-Yves Gosset, co-directeur de l’association, qui s’est chargé de la rédaction du texte qui suit. Réputé pour ses bilans trimestriels de quarante pages, il aura transformé ce qui devait être un « court texte » en un document d’une quinzaine de pages (et encore, il s’est retenu, paraît-il). La raison en est assez simple : pour comprendre les décisions et actions de Framasoft pendant le confinement, il faut non seulement avoir un contexte des relations entre l’association et « l’institution Éducation Nationale » depuis près de vingt ans, mais aussi avoir la possibilité de déployer une pensée qui s’écarte du simple solutionnisme technologique.

La période de confinement aura été, pour Framasoft, comme pour une large partie de l’humanité, une période marquante. Pour nombre d’élèves, elle aura été une période traumatisante. Avant de parler de « continuité pédagogique » ou de « numérique éducatif », qui sont évidemment des sujets importants, il nous semblait important de donner un éclairage certes partiel, mais donnant à la fois une dimension historique et une dimension prospective. Les outils ne sont pas que des outils, comme l’écrivait Stph, un autre membre de Framasoft, dans son billet « Connaître les machines ». L’éducation aux médias et à l’information (EMI), le développement de la littératie numérique sont les véritables enjeux du numérique à l’école. Et la place de l’école – avec ou sans murs –  est le véritable enjeu de notre société.

 


La place du numérique à l’école est à l’image de la place de l’école dans la société.

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Histoire

Nous sommes en 2001, dans un lycée de Bobigny. Une professeure de français et un professeur de mathématiques souhaitent expérimenter internet, cette technologie récemment arrivée dans les établissements scolaires. Internet est avant tout un objet technique : il faut avoir le matériel nécessaire (les cartes réseaux n’étaient pas encore la norme ; en France, le wifi n’était utilisé que par quelques poignées de personnes), savoir utiliser ce matériel, savoir se connecter et, surtout, savoir, selon l’expression de l’époque, « surfer en ligne ». Internet est une fenêtre ouverte sur le monde, même si la création de Wikipédia date de janvier de la même année et mettra quelques années à prendre de l’ampleur. C’est aussi un outil d’expression permettant de rendre votre publication potentiellement accessible à toute autre personne connectée. Avoir cette possibilité, en tant qu’enseignant dans un lycée, c’était parcourir des chemins d’expérimentation jusqu’alors peu empruntés : non seulement cela permettait de découvrir ou approfondir l’usage des « Technologies de l’Information et de la Communication », mais plus important encore de partager de l’information, des pratiques, des retours d’expériences entre enseignants.

C’est cette dernière possibilité qui intéresse particulièrement ces deux enseignants. D’abord nommé « Framanet » (pour FRAnçais et MAthématiques sur intraNET, car publié sur le réseau interne du lycée), puis rendu public sur internet, leur site permettait d’expérimenter l’usage pédagogique des nouvelles technologies, en direction notamment des élèves en difficulté à l’entrée en sixième. Au départ simple page du projet Framanet, puis devenue peu à peu une rubrique du site à part entière, la catégorie « Framasoft » listait pour sa part une sélection de logiciels (libres et non-libres) qui pouvaient être utiles aux enseignant⋅es.

Quelques années plus tard, cette rubrique deviendra un site web indépendant (framasoft.net), et une association verra le jour afin de pouvoir gérer collectivement ce modeste commun numérique2
.

Faisant le choix en 2004 de ne référencer que des logiciels libres, par conviction philosophique, politique et pédagogique, l’annuaire Framasoft allait devenir l’une des principales portes d’entrée francophone du logiciel libre.

 

 

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Ses rapports avec le monde de l’éducation sont alors encore très forts : l’association est principalement composée d’enseignants ou de personnes proches du monde éducatif, le site est hébergé gracieusement pendant plusieurs années par le Centre de Ressources Informatique de Haute-Savoie (CRI74), les relations avec le pôle logiciels libres du SCÉRÉN3 sont au beau fixe, les enseignants s’emparent du libre et créent de multiples associations (ABULEdu4, Sésamath5, Scidéralle6, etc.). C’est une période extrêmement riche et foisonnante pour le libre à l’école. Évidemment, les solutions de Microsoft sont omniprésentes dans les établissements, et les victoires des partisans du logiciel libre sont rares. Mais il n’en demeure pas moins que la marge de manœuvre laissée aux enseignants est grande, et que les sujets du libre à l’école, des Ressources Éducatives Libres, des licences Creative Commons, etc. ne sont certes pas soutenus par l’institution, mais pas freinés non plus.

Mais au début des années 2010, les frictions se multiplient ; la ligne institutionnelle se durcit, au ministère de l’Éducation nationale comme dans tout le pays. En 2012, des organismes publics comme le CRI74 ferment, mettant de facto à la porte d’internet des projets comme la distribution éducative libre Pingoo, les espaces d’échanges et les manuels libres de mathématiques de l’association Sésamath, ou le site Framasoft.net. Le SCÉRÉN devient Canopée en 2014 et voit son pôle logiciel libre disparaître. De plus en plus de professeurs font remonter auprès de nous les difficultés qu’ils rencontrent pour parler du libre à leur hiérarchie, ou à le mettre en œuvre dans leurs établissements.

Du côté de l’équipe Framasoft, on sent bien que le monde numérique a changé. On installe de moins en moins les logiciels – libres ou pas – sur les disques durs des ordinateurs, mais on les utilise de plus en plus dans les navigateurs web. En parlant de navigateurs web, justement, le logiciel libre vedette Firefox, qui avait atteint 30 % de parts de marché dans le monde en 2010 (son plus haut niveau, provoquant la fin de l’hégémonie d’Internet Explorer et évitant de peu une « Microsoftisation » du web) se prend de plein fouet l’arrivée de Google Chrome. Ce dernier, porté par la puissance de Google, dépassera Firefox en 2 ans à peine et culmine à plus de 65 % de parts de marché en 2020. Google devient alors omniprésent, notamment sur les marchés de la recherche web et du navigateur, mais aussi sur celui des applications web (Google Drive, Google Docs, GMail, etc.) et, bien entendu, des smartphones avec son système Androïd (80 % des parts de marché dans le monde).

L’école, comme le reste de la société, migre donc d’un numérique « logiciel » où les choix étaient très nombreux, et où les marges de manœuvres par établissement relativement larges, à un numérique « serviciel » où le ministère peut bien plus facilement pousser ses préconisations du haut vers le bas et où les enseignants se voient enjoints à utiliser telle ou telle application. Quant au numérique « matériel » ? On voit la multiplication des « TNI » (tableaux blancs interactifs), des plans « 1 élève, 1 tablette », etc. Mais là encore, la puissance de Google, Apple et bien entendu Microsoft ne laissera aucune chance aux initiatives locales et libres, comme le projet TabulEdu6 par exemple.

L’épuisement

À cette époque (2010/2015), Framasoft est une des associations (avec l’April7, l’AFUL8, AbulEdu, Scidéralle et d’autres) qui militent activement pour que le logiciel libre et ses valeurs ne soient pas un impensé dans les pratiques numériques éducatives.

Nous rencontrons à de nombreuses reprises des conseillers, des fonctionnaires, des élus, des chefs d’établissements, et même des secrétaires d’État et des minitres. Nous leur présentons, avec autant d’objectivité que possible, quels sont les avantages, mais aussi les inconvénients du logiciel libre, notamment dans ses processus de développements, souvent éloignés du modèle capitalistique dominant.

Mais, peu à peu, les portes comme les oreilles se ferment. Ce qui compte, ce sont les usages, et uniquement les usages. Peu importe les conséquences d’une dépendance à tel ou tel acteur, tant que le logiciel fait le boulot. L’Éducation nationale veut acheter du logiciel comme on achète des petits pois : sur étagère. Oh évidemment, les enseignants sont invités à « donner leur avis », à « faire remonter leurs besoins », à « co-construire » le logiciel. Mais attention, ces échanges doivent se faire chez l’éditeur. Car il s’agit bien pour ce dernier de profiter de ces retours d’expériences et de l’expertise des enseignants pour améliorer ce qui n’est rien d’autre qu’un produit : le logiciel, leur logiciel. Microsoft a des moyens plus que conséquents. En 2016, Microsoft était la troisième capitalisation boursière mondiale (425 milliards de dollars), derrière… Alphabet/Google (556 Mds$ ) et Apple (582 Mds$ ). En conséquence, on nous demandait, à nous, représentants du milieu du libre, porteurs de valeurs, d’idées, mais aussi de code logiciel de qualité (tels ceux de Firefox, de LibreOffice, de GNU/Linux et de milliers d’autres) de lutter à armes soi-disant égales contre les trois plus grosses entreprises mondiales, aux moyens quasi illimités. Comment lutter pied à pied avec une entreprise qui, du jour au lendemain, peut inviter – tous frais payés – des centaines de personnels de l’éducation de nombreux pays dans un hôtel luxueux en Thaïlande9
, quand nous peinions déjà, en tant qu’association, à payer la facture de notre hébergement web de quelques dizaines d’euros mensuels ? Comment paraître crédible quand Microsoft pouvait inviter des « enseignants innovants »10 dans ses gigantesques locaux d’Issy-les-Moulineaux11 (pardon, son « Campus équipé de Showrooms et de classes immersives »), alors que le local de Framasoft se limitait à 6m² dans un quartier populaire de Lyon ? (rassurez-vous, depuis nous avons multiplié par 3 la surface de nos bureaux.)

Bref, les pas en arrière furent pendant ces années-là bien plus nombreux que les pas en avant.

Progression du libre dans l’Éducation nationale — Allégorie

Mais nous ne désespérions pas. Nous pensions pouvoir de nouveau trouver des interlocuteurs avec qui échanger. Nous estimions nos requêtes raisonnables : 1) faire une place suffisante au logiciel libre à l’école ; 2) libérer quelques heures de formations aux enseignants aux questions de licences (que ça soit pour les logiciels, mais aussi pour leurs productions pédagogiques et les ressources qu’ils pourraient trouver en ligne) ; 3) comprendre et accepter quels étaient les modes du développement d’un logiciel libre (basé sur la contribution des acteurs, et non sur l’acquisition des consommateurs).

Cependant, les institutions françaises étant ce qu’elles sont, nos interlocuteurs disparaissaient d’une année sur l’autre, suite à une élection, une mutation, une mise en retraite, ou au placard. Et la société française, elle, rentrait peu à peu dans l’ère de la start-up nation, de l’ubérisation. En conséquence, nous entendions de plus en plus souvent la petite musique « Le numérique à l’école est un marché, et le logiciel libre est bien utile pour mettre en tension ce marché ». « Mettre en tension », tout est là. Le principal intérêt du logiciel libre n’est plus de donner du pouvoir pédagogique aux enseignants, il n’est plus de pouvoir adapter les logiciels aux besoins spécifiques des élèves, il n’est plus de faciliter l’émancipation par la capacitation, il n’est plus de proposer une force de résistance à la marchandisation de l’école… Il devient juste une variable d’ajustement permettant de négocier à la baisse les prix des logiciels de Microsoft & co. Nous, considérés comme des hippies du numérique, étions devenus un épouvantail qu’on agitait sous le nez d’entreprises multi-milliardaires, leur suggérant : « Si vous ne baissez pas vos prix, on va peut-être préférer du logiciel libre ! ».

L’agacement et la frustration laissèrent peu à peu place à la fatigue, puis à l’épuisement.

La rupture

Cette emprise des géants du numérique sur l’éducation se traduira concrètement, politiquement, en 2015 lorsque la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat Vallaud Belkacem signera un partenariat avec Microsoft. Pour comprendre en quoi ce partenariat est un camouflet envers les acteurs du Libre, nous pouvons ici simplement citer le communiqué de presse de Microsoft12 :

« 13 millions d’euros seront ainsi investis par Microsoft pour le développement du numérique éducatif : l’accompagnement des enseignants et des cadres de l’éducation, la mise à disposition de plateformes collaboratives, ainsi que l’apprentissage du code informatique. Cette signature s’inscrit dans le prolongement de la visite à Paris de Satya Nadella, CEO de Microsoft, le 9 novembre dernier, et de sa rencontre avec le président de la République, François Hollande. »

Trois choses me semblent importantes ici.

D’abord, il s’agit d’un partenariat décidé au plus haut niveau de l’État. Le patron de la troisième entreprise mondiale rencontre le patron – pardon le président – de la cinquième puissance mondiale, et ils décident de signer un contrat – pardon, un partenariat – concernant plus de dix millions d’élèves. Les raisons pédagogiques présidant au choix de cette entreprise sont-elles rendues publiques ? Non. Y a-t-il eu consultation des enseignants et de la société civile ? Non plus. Difficile à prouver tant la manœuvre fut opaque, mais cela avait le goût amer d’une action de lobbying fort bien orchestrée.

Ensuite, ce partenariat fut signé juste après la grande consultation nationale pour le projet de loi Pour une République Numérique13 porté par la ministre Axelle Lemaire. Cette consultation avait fait ressortir un véritable plébiscite en faveur du logiciel libre dans les administrations publiques et des amendements ont été discutés dans ce sens, même si le Sénat a finalement enterré l’idée. Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du logiciel libre ont cru déceler chez nombre d’élus une oreille attentive, surtout du point de vue de la souveraineté numérique. Pourtant, la ministre Najat Vallaud Belkacem a finalement décidé de montrer à quel point l’Éducation nationale ne saurait être réceptive à l’usage des logiciels libre en signant ce partenariat, qui constituait, selon l’analyse par l’April des termes de l’accord, une « mise sous tutelle de l’informatique à l’école » par Microsoft.

Enfin, notez bien qui investit. Est-ce l’État qui achète pour 13 millions d’euros de produits Microsoft ? Non. C’est bien Microsoft, entreprise privée étatsunienne, qui investit 13 millions d’euros dans l’institution publique qui devrait être l’objet du plus de protection : l’Éducation nationale. Nike aurait-il offert pour 13 millions d’euros de paires de chaussures pour les cours de sport ou McDonald’s aurait-il offert pour 13 millions d’euros de burgers pour les cantines, je doute que la ministre s’en serait vantée. Mais comme il ne s’agit « que » de logiciels, tout va bien, il ne s’agit absolument pas d’un pas de géant dans la marchandisation de l’école. Nous avons l’esprit mal placé. Nous voyons le mal partout.

Mais nous ne sommes pas aveugles, et le départ de Mathieu Jandron, nommé en septembre 2015 au plus haut poste « numérique » du Ministère et principal architecte de ce partenariat, ne nous échappera pas : il partira en 2018 travailler chez une autre entreprise du secteur privé, Amazon14.

Les « Revolving doors » : mécanisme décrivant une rotation de personnel entre un rôle de législateur et régulateur, et un poste dans l’industrie affecté par ces mêmes législation et régulation (donc avec suspicion de conflit d’intérêt).,
Source : Grandvgartam, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 

Au sein de Framasoft, nous sommes atterrés. Et en colère.

Nous écrivons alors un billet intitulé « Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation nationale »15.

Rédigé principalement par Christophe Masutti, alors co-président de l’association, nous y rappelions notre positionnement à la fois philosophique et politique :

« Une technologie n’est pas neutre, et encore moins celui ou celle qui fait des choix technologiques. Contrairement à l’affirmation de la ministre de l’Éducation Mme Najat Vallaud-Belkacem, une institution publique ne peut pas être “neutre technologiquement”, ou alors elle assume son incompétence technique (ce qui serait grave). En fait, la position de la ministre est un sophisme déjà bien ancien ; c’est celui du Gorgias de Platon qui explique que la rhétorique étant une technique, il n’y en a pas de bon ou de mauvais usage, elle ne serait qu’un moyen. Or, lui oppose Socrate, aucune technique n’est neutre : le principe d’efficacité suppose déjà d’opérer des choix, y compris économiques, pour utiliser une technique plutôt qu’une autre ; la possession d’une technique est déjà en soi une position de pouvoir ; enfin, rappelons l’analyse qu’en faisait Jacques Ellul : la technique est un système autonome qui impose des usages à l’homme qui en retour en devient dépendant. Même s’il est consternant de rappeler de tels fondamentaux à ceux qui nous gouvernent, tout choix technologique suppose donc une forme d’aliénation. En matière de logiciels, censés servir de supports dans l’Éducation nationale pour la diffusion et la production de connaissances pour les enfants, il est donc plus qu’évident que choisir un système plutôt qu’un autre relève d’une stratégie réfléchie et partisane. »

Nous faisions par ailleurs dans cet article une chronologie des interactions entre l’Éducation nationale et le libre plus détaillée que dans le présent texte. Mais sa raison d’être, en dehors d’y exprimer notre colère, était surtout d’annoncer une rupture stratégique dans nos modalités d’actions (un « pivot » aurait-on dit dans la startup nation). Cette rupture se traduisait notamment non seulement par notre volonté de ne plus être dans une démarche active vis-à-vis du ministère (c’est-à-dire de ne plus les interpeller, ni les solliciter du tout), mais aussi en mettant une condition claire à toute discussion que l’institution souhaiterait engager avec nous : à chaque fois qu’un membre de l’institution relativement haut placé (ministère, rectorat, académie, Canopée, etc.) souhaiterait avoir notre avis, notre expertise, ou une intervention de notre part, nous demandions au préalable une prise de position écrite et publique que cet avis, cette expertise, ou cette intervention valait comme volonté de l’institution en question de reconnaître les valeurs portées par le mouvement du logiciel libre (partage, entraide, transparence, co-construction, contribution, etc.). Par ce mécanisme, nous évitions de perdre notre temps, notre énergie, et l’argent de nos donateurs (l’association Framasoft n’étant financée que par les dons, essentiellement de particuliers, et ne percevant aucune subvention).

Dit autrement, nous avons fait sécession, rompu le lien de soumission qui nous liait à l’Éducation nationale, et pris une autre voie, celle de l’éducation populaire.

La sécession

Pendant les années qui suivirent, ce mécanisme fut plutôt efficace. Lorsque nous recevions une sollicitation, nous répondions : « Votre institution est-elle prête, publiquement, à reconnaître les valeurs portées par le mouvement du logiciel libre ? ». La réponse, lorsqu’il y en avait une, était généralement « Non ». Cela réglait le problème pour nous. Inutile de perdre de l’énergie pour servir de caution. Nous renvoyions alors nos interlocuteurs vers des associations de plaidoyers – ce que n’a jamais été Framasoft – telles que l’April ou l’Aful, et nous retournions vaquer à nos occupations.

Car fin 2014, Framasoft avait lancé une campagne intitulée « Dégooglisons Internet »16 qui visait trois objectifs : 1) sensibiliser le plus large public aux dominations techniques, économiques et culturelles des GAFAM ; 2) démontrer que le logiciel libre proposait des solutions efficaces et actionnables à moindre coût et 3) essaimer notre démarche de décentralisation d’internet, afin de ne pas transformer Framasoft en « Google du libre ».

Cette campagne fut un formidable succès. Entre 2015 et 2018, l’association a donné des centaines de conférences et d’interviews alertant sur la toxicité des GAFAM. Elle proposait 30 services libres, éthiques, décentralisés et solidaires (soit quasiment la mise en service d’une plateforme par mois, pendant trois ans !), et impulsait la création d’un collectif nommé CHATONS17 (Collectif des hébergeurs alternatifs transparent ouverts neutres et solidaires) regroupant aujourd’hui plus de 70 structures reprenant la démarche de Framasoft.

Les différents services mis en œuvre accueillaient plus de 500 000 personnes par mois, dont un très grand nombre d’enseignants et d’élèves. Sans aucun soutien de l’administration. Le tout pour un coût dérisoire- : moins de 700 000€ investis sur 3 ans, soit un coût inférieur à celui de la construction d’un seul gymnase scolaire.

Le confinement

Retour au temps présent. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, annonce d’abord le 12 mars que la fermeture des écoles dans le cadre de la pandémie COVID-19 « n’a jamais été envisagée »18. Le 13 mars – le lendemain, donc – le même ministre annonce la fermeture des écoles19, en affirmant que le dispositif « Ma classe à la maison » est prêt et permettra à près d’un million d’enseignants qui n’ont jamais été préparés à cela d’assurer une « continuité pédagogique ». Il affirme aussi «  Je veux qu’aucun élève ne reste sur le bord du chemin.  »

LOL. À peine deux semaines plus tard, le ministre lui-même reconnaît avoir « perdu le contact » avec 5 à 8 % des élèves20. Sur 12 352 000 écoliers, collégiens ou lycéens, cela fait quand même entre 600 000 et un million d’élèves « perdus ». Une broutille.

La raison principale en est la totale impréparation du ministère, qui dans une tradition bien française, a donné ses ordres à ses troupes, pensant sans doute comme le disait de Gaulle que « l’intendance suivra ». Ce ministère complètement hors-sol, avec des directives contredisant régulièrement celles de la veille ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourtant, ils étaient en place, ces Espaces Numériques de Travail (et avaient coûté cher). Elles existaient bien, ces applications pédagogiques vendues par les « EdTech ». Alors ? Alors les enseignants n’étaient ni formés ni préparés ; les équipes et les infrastructures techniques étaient sous-dimensionnées. On n’envoie pas un million d’élèves un lundi matin sur un ENT prévu pour n’en accueillir que quelques milliers simultanément. Les élèves – comme les enseignants – étaient sous-équipés. Dans les foyers qui avaient la chance d’avoir un ordinateur et une connexion internet, il fallait bien partager cette machine non seulement entre frères et sœurs, mais aussi avec les parents sommés de télétravailler.

Élèves et profs tentant de rejoindre leur Espace Numérique de Travail pendant le confinement — allégorie
Source : Flickr CC BY-NC-SA

 

La conséquence, c’est que les enseignants les plus à l’aise se sont adaptés. Prenant même parfois conseils auprès des élèves, ils multiplient les groupes WhatsApp, les visio Zoom, les comptes sur Google Classrooms, les discussions sur Discord, etc. Ils s’auto-organisent hors des outils le plus souvent, hors des services proposés par leur propre institution. Comment leur en vouloir ? En tout cas, la position de Framasoft est claire : même si nous ne souhaitons évidemment pas promouvoir les outils des GAFAM, le bien-être psychologique des enfants dans cette forte période de stress passe avant tout. Le chaos dû à l’incurie de l’institution doit être compensé, par tous les moyens. Et si cela signifie échanger par Télégram plutôt que ne pas échanger du tout, eh bien tant pis. Même si cela nous fait mal au cœur, et pas qu’au cœur, de voir les services de GAFAM tant utilisés alors que le logiciel libre propose de véritables alternatives, nous nous refusons de nous ériger en moralisateurs et de rajouter de la culpabilité à la détresse. La santé avant le respect du RGPD.

Pour autant, des outils libres existent ! Notamment ceux proposés par Framasoft. Dès le 13 mars, nous voyons certains services pris d’assaut par des enseignants et leurs classes. Des milliers de Framapads (alternative à Google Docs) sont créés chaque jour ; nous ouvrons jusqu’à 20 000 visioconférences Framatalk en une semaine. Car l’information circule, les enseignants sensibilisés aux questions du RGPD, de la vie privée, ou de la toxicité des GAFAM se passent le mot : rendez-vous sur les services de Framasoft. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche enverra même une note officielle recommandant nos services à leurs personnels21.

 

Pendant les deux premières semaines de confinement, c’est la folie : nous mettons en pause tous nos projets, et la petite équipe de 9 salariés que nous sommes redirigent tous leurs efforts pour faire en sorte de pouvoir continuer à « faire du lien » entre personnes confinées (qu’il s’agisse de profs, d’élèves ou pas). Nous louons une demi-douzaine de serveurs supplémentaires, nous renforçons les services existants, nous en proposons de nouveaux, nous écrivons des guides de bonnes pratiques22, etc. Nous documentons publiquement notre quotidien dans une série d’articles de confinement, un carnet qui totalisera l’équivalent de plus de 200 pages au final23. Nous dormons peu. Et mal.

Mais rapidement et malgré nos efforts, nous voyons bien que la part du public scolaire dans la proportion de nos utilisateurs explose24. Si nous continuons ainsi, les élèves vont monopoliser nos services, les rendant indisponibles pour les syndicalistes, les associations, l’urgence sociale, les collectifs, les soignants. Nous nous réunissons (virtuellement) et prenons une décision inédite et radicale : nous faisons le choix, difficile pour nous, d’afficher le message suivant sur nos principaux services :

Nous demandons aux personnes relevant de l’Éducation nationale (profs, élèves, personnel administratif) de ne pas utiliser nos services durant le confinement et de demander conseil à leurs référent·es. Nous savons que le ministère de l’Éducation nationale a les moyens, les compétences et la visibilité pour créer les services en ligne nécessaires à son bon fonctionnement durant un confinement. Notre association loi 1901 ne peut pas compenser le manque de préparation et de volonté du ministère. Merci de réserver nos services aux personnes qui n’ont pas les moyens informatiques d’une institution nationale (individus, associations, petites entreprises et coopératives, collectifs, familles, etc.). Le formulaire ci-dessous vous permettra de créer un salon chez un hébergeur éthique aléatoire en qui nous avons confiance.

Suite à ce texte, nous recevons des messages via les médias sociaux ou par contacts privés. Alors que nous nous attendions à nous prendre des insultes, voire des cailloux, les enseignants nous… remercient ! Ils nous expliquent qu’évidemment, cela leur aurait mieux convenu d’utiliser nos services plutôt que ceux des CHATONS, vers qui nous les redirigeons, mais ils comprennent notre position, et soutiennent notre volonté de les appeler à interpeller leur hiérarchie. Évidemment, les tenants de la startup nation, eux, se serviront de notre décision pour décrédibiliser le libre, en disant en substance « Vous voyez : même la plus grosse association du libre francophone n’arrive pas à passer à l’échelle. C’est bien la preuve que seuls les GAFAM sont sérieux ». Bon, à part le fait que nous n’avons jamais eu pour but de « passer à l’échelle », cela ne fait que renforcer notre sentiment que leur façon de penser (basée sur le succès, la croissance, la réussite, le chiffre d’affaires, bref devenir et rester le « premier de cordée ») ne pourra jamais s’adapter à la nôtre qui ne vise ni à la gloire, ni à la pérennité, ni au fait de créer un mouvement de masse, et encore moins au succès financier.

Quelques remerciements de profs (ou pas) reçus pendant le confinement. <3

Ce message d’alerte aura peut-être eu aussi un effet inattendu et non mesurable pour le moment. Un projet interne à la direction du numérique éducatif, nommé « apps.education.fr »25 est rendu public par anticipation fin avril. Prévu initialement pour être annoncé fin 2020, ce projet de la direction du numérique éducatif vise à proposer plusieurs services en ligne (hébergement de blogs, vidéos, documents collaboratifs, etc), basés exclusivement sur du logiciel libre, réservés aux enseignants et élèves. C’est en quelque sorte le pendant de Framasoft, mais mis en place et géré par et pour l’Éducation nationale. Pour nous, c’est (enfin !) le premier signe concret et positif que nous voyons de la part de l’institution depuis des années. Nous y voyons, peut-être par manque d’humilité, le fait que notre discours, nos idées, et surtout notre volonté que les données des élèves soient gérées en interne et non par des tiers – qu’il s’agisse de Microsoft ou de Framasoft – ont peut-être fini par être entendues. L’avenir nous le dira.

Nous serons d’ailleurs contactés par les personnes gérant le service apps.education.fr peu après l’annonce de son lancement. Elles nous proposent de réaliser deux plugins qui permettraient une authentification plus facile des professeurs au sein du logiciel PeerTube, proposé sur plateforme. Nous en discutons au sein de l’association, car une prestation réalisée pour le compte d’un ministère dont nous critiquons une grande partie des décisions depuis plusieurs années pourrait nous mettre en porte-à-faux en délégitimant notre parole. D’autant plus que la DNE pourrait parfaitement solliciter n’importe quelle société informatique pour cette prestation puisque le code de PeerTube est libre et ouvert. Cependant, nous décidons de réaliser ces plugins, essentiellement parce que nous nous sentons en confiance et écoutés par l’équipe de apps.education.fr. Malgré l’urgence, les plugins seront livrés à temps et toutes les parties prenantes seront satisfaites. Ce plugin permet aujourd’hui à l’Éducation nationale d’héberger plus de 22 000 vidéos, sur une trentaine « d’instances PeerTube » (c’est-à-dire des sites web différents, hébergeant chacun le logiciel PeerTube et des vidéos associées)26. Ces instances sont par ailleurs fédérées entre elles. c’est-à-dire que depuis l’instance PeerTube de l’académie de Lyon (8 000 vidéos), il est parfaitement possible, sans changer de site web, de visionner les vidéos des instances de l’académie de Nancy-Metz (2 300 vidéos) ou celles de l’académie de Nantes (458 vidéos). Cette réalisation pourrait laisser penser à une forme de « partenariat public commun »27 mais nous sommes plus circonspects dans l’analyse : ce n’est pas parce que nous constatons un pas en avant dans la bonne direction que nous oublions toutes les bassesses et les dérobades de ces dernières années.

Pendant cette période, nous accompagnons aussi ponctuellement le collectif citoyen « Continuité pédagogique », créé dans l’urgence pour accompagner numériquement les enseignants. Le Framablog publiera leur première communication publique28 et nous leur apporterons avis et conseils. Ce collectif informel, créé spontanément lors de la pandémie, donnera naissance à l’association « Faire École Ensemble »29 qui facilite le soutien citoyen à la communauté éducative pendant l’épidémie de COVID-19.

En parallèle, Framasoft et d’autres membres du collectif CHATONS mettront en place un site web dédié30 permettant de choisir parmi plusieurs services web, indépendamment de l’hébergeur dudit service. Cela nous permettra de répartir la forte charge subie par Framasoft sur les épaules de nombreux « chatons », engagés eux aussi dans une démarche éthique de solidarité et de respect des données personnelles.

 

Site https://entraide.chatons.org.

L’À venir

« Et maintenant ? ». Eh bien maintenant, il serait sans doute bon de se poser la question des enjeux du numérique à l’école.

Pour l’instant, côté ministère, ces enjeux sont les mêmes marronniers depuis des années : il y a le sacro-saint enjeu des usages (qui utilise quels outils et comment ?), celui du rapport à l’écran (l’écran c’est bien mais pas trop), et celui des apports pédagogiques (est-ce que l’élève progresse plus ou moins vite avec telle ou telle application, ou sans ?). Misère ! Comment être plus à côté de la plaque ?

Les débats autour du numérique à l’école relèvent avant tout de la place de l’école dans la société.

Framasoft n’a rien à vendre. Et ne cherche même plus à convaincre les institutions. Même si une proportion non négligeable des membres de l’association sont enseignants, nous ne nous prétendons pas experts en pédagogie. Cependant, cela ne nous empêche pas d’être une force d’interpellation, notamment sur les sujets du numérique. Cela, plutôt que de réitérer une liste de propositions comme nous l’avions déjà fait avec d’autres associations il y a plus de dix ans31, m’amène plutôt à poser quelques questions.

Plutôt que le rapport à l’écran, ne devrait-on pas interroger le rapport à la distance ?

Comment réinventer les liens entre enseignants et élèves, profs et enseignants, mais aussi entre élèves ? La posture de l’enseignant en ligne ne peut pas être la même qu’en classe « physique ». En ligne, les enfants ne sont pas un public captif, cela a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. La place des parents, bien plus présents dans cette école hors des murs, bouscule aussi les habitudes des uns et des autres. Les notions de groupes, mais aussi de présence ou d’absence vont ainsi devoir être ré-interrogées.

Un risque que l’on peut déjà identifier est de vouloir inclure dans les outils numériques des dispositifs de surveillance bien trop poussés. Comme tout mécanisme de contrôle, ces traqueurs seront au départ proposés comme facilitant la vie de l’enseignant ou de l’élève (« Camille Dupuis-Morizeau ne s’est pas connectée depuis 4 jours, voulez-vous lui envoyer un rappel automatique ? »), ou des outils de remédiation (par exemple lorsque qu’un élève commet une erreur lors de la réalisation d’un exercice en ligne, et que l’application lui propose des pistes pour corriger son erreur et aboutir à la « bonne » solution). Mais, malgré tous les avantages qu’on peut y voir, c’est probablement ouvrir une boite de Pandore. En effet, une fois mis en place, non seulement le retour en arrière sera très compliqué, mais les risques de surenchère seront inévitables, à coup de prétendue « intelligence artificielle » ou d’algorithmes étudiant de façon détaillée les comportements des utilisateurs de ces plateformes afin de conseiller en permanence des corrections pédagogiques, mais aussi comportementales.

Comme le démontre Christophe Masutti dans son ouvrage Affaires Privées : Aux sources du capitalisme de surveillance32, la surveillance est un corrélat social. Là où cela peut poser problème, c’est lorsqu’on finit par ne plus penser nos relations sociales autrement que par l’automatisation et la technicisation de la surveillance.

« Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, par Christophe Masutti», paru chez C&F éditions. Plus d’informations ici : https://cfeditions.com/masutti/

Qui définira les limites éthiques du périmètre souhaitable de ces mesures ? En amont – c’est-à-dire avant que ces technologies de surveillance ne soient intégrées dans les plateformes éducatives – et non pas en aval. Car aujourd’hui, l’un des principaux arguments des EdTech33 est bien de faciliter le travail de l’enseignant en automatisant cette surveillance. Certes cela donne de beaux graphiques, de jolies courbes, des niveaux d’alerte ou d’attention pour tel ou tel élève. Sauf que rares sont les pédagogues qui comprennent comment fonctionnent ces algorithmes, ou par qui et comment ils sont écrits, ni quels sont les bénéfices que l’entreprise qui les a réalisés escompte. S’ils le savaient, je doute qu’ils regarderaient ces applications avec autant d’appétence.

Cela m’amène à une seconde question.

Le numérique étant, qu’on le veuille ou non, omniprésent : quelle place veut-on donner à l’éducation aux médias et à la littératie numérique ?

La littératie numérique peut se définir comme « la capacité d’un individu à participer à une société qui utilise les technologies de communications numériques dans tous ses domaines d’activité » (Wikipédia34). Cela inclut de nombreuses composantes : la littératie informatique (notamment le rapport à l’ordinateur, qu’il soit de bureau ou de poche), la littératie technologique (posant plutôt le rapport aux enjeux entre technologies et individus ou sociétés), la littératie informationnelle (notamment notre capacité à avoir une analyse critique de la masse d’informations reçue chaque jour, ainsi que notre capacité à chercher – et trouver – l’information pertinente), la littératie communicationnelle (notre capacité à écrire et publier pour un public), etc.

Or, s’il y a bien une chose qu’a pu démontrer la crise de la COVID-19, c’est bien que cette littératie était loin d’être un acquis. Non seulement pour les élèves, qu’on présentait souvent comme des digital natives alors qu’il n’en était rien, mais aussi – et surtout – pour les enseignants.

Alors certes, nous avons bien compris que l’Éducation nationale était en mutation, suite à la pandémie. Notamment Canopée dont le métier historique d’éditeur devient de plus en plus celui de formateur. Mais dans l’ensemble, nous voyons surtout des éléments qui nous donnent à penser que ces formations se feront encore principalement sur des « outils », y compris les outils Framasoft, d’ailleurs. Or, c’est voir le problème par le mauvais bout de la lorgnette. Pour reprendre la métaphore du proverbe bien connu, cela revient certes à donner un poisson aux enseignants formés à tel ou tel outil, et après tout pourquoi pas. Mais ça n’est sûrement pas leur apprendre à pêcher. Tant que les formations au numérique se focaliseront davantage sur les outils, les pratiques, les usages, que sur l’éducation aux technologies en général, et aux médias en particulier, les capacités de littératie numérique stagneront.

Or, il ne s’agit pas d’un impensé au niveau du ministère – du moins je ne le pense pas – mais bien d’une volonté politique. Former aux outils permet de garder le contrôle du public (entre autres parce que ces outils n’ont de cesse d’évoluer, rendant le public dépendant aux formations elles-mêmes). Partager et diffuser ces savoirs auprès des enseignants les rendraient beaucoup, beaucoup, plus autonomes dans leurs pratiques, ce qui poserait de nombreux problèmes non seulement aux lobbyistes des GAFAM, mais aussi à l’institution qui devrait lâcher prise sur la question de la ligne de conduite à tenir sur les enjeux et l’apport des technologies dans notre société.

Cela m’amène à une troisième question.

Quelle est la position du monde enseignant sur la question de la technologie ?

Les outils sont-ils neutres, comme le disait le Gorgias de Platon ? Ou, au contraire, comme Socrate (et Framasoft) reconnaît-on que les technologies générant par nature pouvoir et aliénation, il convient de penser leur place à l’école ? D’autant plus quand elles deviennent aujourd’hui une soi-disant « compétence à acquérir ».

La réponse à cette question n’est pas sans conséquence. Si les enseignants pensent que les outils sont neutres, alors au final seul compte le fait d’acquérir tel savoir, telle compétence ou telle maîtrise de cet outil. Il reste bien sûr une marge de manœuvre pédagogique, et heureusement, mais la réflexion est limitée : j’utilise l’outil parce qu’il me permet d’améliorer la situation dans laquelle je n’ai pas l’outil. Si par contre, le monde éducatif reconnaît le caractère ambivalent des outils (toute technologie est un pharmakon35, c’est-à-dire à la fois remède, poison et bouc-émissaire, disait le philosophe Bernard Stiegler, décédé cet été), alors on ne peut pas uniquement travailler l’aspect positif/remède de ces derniers. Il faut impérativement se poser la question de leurs effets négatifs/poisons, ainsi que la dimension exutoire qu’ils portent en eux.

Or, force est de constater que si ces aspects, qui ne relèvent pas de la vision d’un « solutionnisme technologique », sont parfois abordés dans le débat public – le plus souvent portés par la société civile – cela est rarement le cas au cours de la formation des enseignants, et encore moins face aux élèves. À l’exception des réseaux sociaux, présentés avant tout comme un lieu de désinformation ou de danger (ce qui peut effectivement être le cas), les logiciels, applications, ou technologies numériques ne sont souvent présentées que comme un moyen d’étendre un champ d’action individuel ou collectif, mais rarement comme un instrument à double tranchant.

Pourtant, même rapidement formés à cette question, je pense que les enseignants parviendraient rapidement à identifier les valeurs du logiciel libre – « liberté, égalité, fraternité » – et à les mettre en regard de celles des logiciels dits privateurs : aliénation, discrimination, marchandisation.

J’en viens donc à une quatrième question.

L’école doit-elle rester un espace sanctuarisé vis-à-vis de la marchandisation ?

Si oui, comment accepter et justifier l’emprise de certaines entreprises du numérique dont les logos se retrouvent sur chaque machine, et dont la manipulation des produits (les fameux « usages et pratiques ») sont ni plus ni moins qu’enseignés et imposés à des millions d’élèves chaque année ?

Cela n’est d’ailleurs pas sans poser la question des inégalités face au numérique. Pendant le confinement, seules les personnes (profs, élèves ou parents) qui disposaient à la fois d’une connexion internet, de matériels adéquats, des savoirs nécessaires, et de conditions adaptées (par exemple une chambre ou un bureau au calme) ont réellement pu expérimenter ce qu’était « l’école confinée ».

Cela me conduit à une dernière question, récurrente et qui peut sonner triviale, mais qui demeure la plus importante à mon sens :

L’école doit-elle accompagner les élèves à faire société ? Ou doit-elle exclusivement les préparer à un emploi ?

Le rôle de l’école semble bien d’être, au moins sur le papier, de former des citoyens éclairés, critiques et créatifs36.

Cependant, comme l’indique Nico Hirtt dans son ouvrage L’école prostituée : L’offensive des entreprises sur l’enseignement37, le numérique à l’école peut alors servir de cheval de Troie afin de faciliter l’introduction de concepts néo-libéraux tels que « l’employabilité ».

Vouloir familiariser les élèves aux nouveaux supports numériques, favoriser l’éducation à distance sont des objectifs tout à fait légitimes, ce sont les conditions dans lesquelles ces transformations s’effectuent qui sont contestables. En s’alliant avec le privé, l’État permet aux industriels de contribuer aux décisions dans le domaine des programmes interactifs (introduire des marques…), d’intervenir dans la gestion des écoles (promouvoir la sélection), de favoriser des enseignements discriminatifs (reconnaissance de diplômes en ligne payants, services éducatifs payants, etc.). L’État, en réduisant ses impératifs éducatifs aux impératifs du marché du travail et notamment technologique, risque ainsi de provoquer une dévalorisation de la connaissance et l’ exacerbation d’une école à deux vitesses. 38

Il semblerait bien qu’on ne puisse avoir ni de société libérée, ni d’école délivrée, sans logiciel libre.

Je demeure en tout cas persuadé que ce n’est qu’en répondant à des questions de ce type, et surtout en affirmant publiquement et collectivement la place de l’école dans la société, que nous pourrons apprendre à articuler l’école et le numérique, et que l’institution pourra se dépêtrer d’une vision « solutionniste » ne servant que des intérêts privés et non l’intérêt général.

 

 

Pierre-Yves Gosset, co-directeur et délégué général de l’association Framasoft (texte sous licence Creative Commons BY39)

Image d’illustration : école Arménienne équipée d’ordinateurs du projet (libre) One Laptop Per Child

 

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1 – Il est à noter que la partie « TICE et Français » de Framanet donnera pour sa part naissance au site weblettres.net, actuellement l’un des principaux portails de l’enseignement des lettres en France.

2 – Le SCÉRÉN (Services Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation Nationale) est le réseau national composé du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), des 31 Centres régionaux de documentation pédagogique et de leurs centres départementaux et locaux. Son pôle « logiciels libres », coordonné par Jean-Pierre Archambault, fut créé en 2002. Il disparaîtra autour de 2014, lorsque le SCÉRÉN se « modernisera » et deviendra le réseau Canopée.

3https://abuledu-fr.org

4https://www.sesamath.net/

5http://scideralle.org/

6https://www.ryxeo.com/les-tablettes-tabuledu/

7https://april.org

8https://aful.org

9 – Le « Microsoft Innovative Teacher Awards de 2008 » par exemple a eu lieu à Bangkok

https://web.archive.org/web/20121203043808/http://www.schoolnet.org.za/itf/2008_ITA_Flier.pdf.

Officiellement, 5 enseignants français étaient invités. (voir : https://framablog.org/2008/02/19/forum-des-enseignants-innovants-suite-et-fin/). Ce genre d’événements est organisé régulièrement depuis des décennies par Microsoft, qui se construit ainsi un réseau de soutiens. Même si rien n’est contractualisé, les participants à de telles rencontres sont « en dette » auprès de l’entreprise qui les a invitée. C’est la logique profonde du « don et contre-don » qui cimente les partenariats.

10 – https://framablog.org/2008/02/18/forum-enseignants-innovants-microsoft-partenaire/.

11https://framablog.org/2014/09/30/microsoft-education-logiciel-libre-video/.

12https://news.microsoft.com/fr-fr/2015/11/30/numerique-a-l-ecole-microsoft-france-renforce-son-partenariat-avec-le-ministere-de-l-education-nationale/.

13https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_pour_une_R%C3%A9publique_num%C3%A9rique.

14 – http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/04/05042018Article636585093683659445.aspx.

15 – https://framablog.org/2016/11/25/pourquoi-framasoft-nira-plus-prendre-le-the-au-ministere-de-leducation-nationale/#fn4.

16 – https://degooglisons-internet.org.

17 – https://chatons.org.

18 – https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-la-fermeture-totale-de-toutes-les-ecoles-jamais-envisagee-assure-le-ministre-de-l-education_3862803.html.

19 – https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-13-mars-2020.

20 – https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/coronavirus-l-education-nationale-a-perdu-le-contact-avec-5-a-8-des-eleves-dit-blanquer-7800338180.

21 – Dans le « ¨lan de continuité pédagogique », on peut lire : « Parmi les actions possibles : […] Travail collaboratif en ligne : par exemple, solutions libres de type https://framasoft.org/ ou

cloud (ex : OneDrive ou Google Drive) qui permettent de travailler en groupe à distance pour une création d’un texte/dissertation/présentation collaborative. ». (http://people.irisa.fr/Martin.Quinson/Fiches-PlanContinuite%CC%81Pe%CC%81dagogique.pdf). Une assertion devenue quelques semaines plus tard suite aux protestations de Framasoft : « Du côté des logiciels libres l’association Framasoft propose de nombreux services dont la plupart sont malheureusement victimes de leurs succès mais propose presque toujours des liens vers des solutions alternatives portées par des hébergeurs éthiques comme l’association Chatons (https://chatons.org/). » (https://services.dgesip.fr/fichiers/PlanContinuitePedagogiqueDGESIP_19052020.pdf)

22 – https://framasoft.frama.io/teletravail/.

23 – https://framablog.org/tag/log/.

24 – Dans le thread Twitter du 21 mars 2020, j’expliquais : « Le truc, c’est qu’avec le coronavirus, on est passé du jour au lendemain de 100 paniers/j à 140. Ca pique déjà, pour nous. Mais on a vu les profs se retourner vers nous en disant « Vous pouvez nous fournir 1800 paniers /j ? ». La réponse est « non ». A titre perso, je paie des impôts pour que le MEN fournisse des pratiques, des lieux, du matériel ET des services aux enseignants et aux élèves. A part envoyer mes collègues au burnout, ça n’a aucun sens d’accueillir les enseignant⋅es en ce moment. On ne pourra pas fournir. » https://twitter.com/pyg/status/1241410351436005377.

25 – https://apps.education.fr.

26 – Pour mettre à jour ce calcul, aller sur https://instances.joinpeertube.org/instances et dans le champ de recherche, filtrer avec les mots clés « education » ou « ac- ».

27 – https://politiquesdescommuns.cc/outils/partenariat-public-communs.

28 – https://framablog.org/2020/03/18/une-mobilisation-citoyenne-pour-la-continuite-pedagogique/.

29 – https://faire-ecole.org/.

30 – https://entraide.chatons.org.

31 – http://scideralle.org/spip.php?page=article&id_article=597.

32 – https://cfeditions.com/masutti/.

33 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Technologies_de_l’%C3%A9ducation. Il est intéressant de noter qu’en France, la « EdTech » représente clairement le secteur marchand des technologies de l’éducation, notamment les start-up de ce domaine, alors que dans d’autres pays les EdTech regroupent plutôt un champ disciplinaire visant à rapprocher apprenants, enseignants, et nouvelles technologies. Ce champ est, en France, identifié sous l’acronyme « TICE » (Technologies de l’Information et de la Communication appliquées à l’Éducation).

34 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Littératie_numérique.

35 – http://arsindustrialis.org/pharmakon.

36 – Lire notamment les précoccupations des signataires de « L’appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’école » : http://nevendezpasleducation.org/.

37 – https://www.laicite.be/publication/lecole-prostituee/.

38 – Zetlaoui Tiphaine. « L’école prostituée de Nico Hirtt », In: Quaderni, n°48, Automne 2002. Le risque : les choix technopolitiques.p. 127-130.

39 – https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr.




Prendre de la hauteur

Aujourd’hui, nous vous proposons une petite (hum) analyse à chaud du processus de maturation des stratégies de Framasoft. Forcément incomplète et bancale, pyg essaie d’y dessiner — à partir du contexte actuel et des actions menées en réaction au confinement — le périmètre des actions à venir.

L’accès à l’ensemble de nos articles « framaconfinement » : https://framablog.org/category/framasoft/framaconfinement/

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

Il y a quelques jours, notre collaboratrice et amie Marie-Cécile Godwin Paccard demandait à quelques personnes quelles étaient les lectures qui selon elles, éclairaient le mieux le moment présent (et, en creux, ceux qui allaient venir).

J’ai failli lui répondre « La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre » de Naomi Klein, un livre qui reste toujours d’une grande actualité pour comprendre comment quelques personnes influentes avaient pu – et continuent à – influer le cours de l’histoire en utilisant la psychologie des foules, la peur et les états de sidération pour faire mettre en applications des doctrines néolibérales qui accentuent les inégalités.

Mais cela me paraissait un peu trop dense, et surtout pas forcément en connexion directe avec les moments inédits que nous traversons en ce moment et les solutions à y apporter.

J’ai donc proposé l’article du Financial Times « Le monde après le coronavirus » du professeur d’histoire Yuval Noah Harari. Une version traduite automatiquement par Deepl s’est retrouvée plus ou moins par hasard en ligne ici, et le magazine Usbek et Rica en a aussi fait une analyse.

Bien que je sois loin d’être un grand fan d’Harari, je lui reconnais volontiers le talent de mettre en perspective les situations, afin d’entrouvrir des portes d’avenirs possibles.

Dans ce texte, dont je ne partage pas l’ensemble de l’analyse, la phrase qui m’a le plus marqué est celle-ci « En cette période de crise, nous sommes confrontés à deux choix particulièrement importants. Le premier est entre la surveillance totalitaire et la responsabilisation des citoyens. Le second est entre l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale ».

Il est encore un peu tôt pour en tirer des conclusions, mais force est de constater que le numérique est lui aussi infecté par un virus : celui de la surveillance et de l’autocontrôle. Les voisins qui se dénoncent, la Pologne qui demande aux personnes contaminées d’envoyer régulièrement des preuves photographiques de leur confinement, la Hongrie qui bascule silencieusement en dictature, les applications censées vous prévenir si une personne malade est proche de vous (spoiler : ça marche très mal, même BFMTV le dit, et heureusement), la police qui envoie des drones surveiller le confinement, les startups qui proposent d’utiliser la reconnaissance faciale, etc.
Les exemples se comptent par dizaines chaque semaine. La (formidable) équipe d’e-traces permet de faire une veille via leur (moins formidable) site web. Et ça n’est pas rassurant. Du tout.

« Ainsi s’éteint la liberté. Sous une pluie d’applaudissements. » © Film (trop) célèbre

 

Les raisons de cette surveillance sont nombreuses, et l’une des plus probables fait probablement jouer ce bon vieux « putain de facteur humain » : les dirigeants gouvernementaux ont lâché l’affaire, et ne se voient plus que comme des « managers » de leur pays et de leurs concitoyens. Et de leur point de vue, pour manager, il faut contrôler.

Pris au dépourvu, et pas dupes du fait qu’il leur sera demandé des comptes dans quelques semaines ou mois, ils sont probablement pris de panique à l’idée d’être jugés pour leur inaction ou leur mauvaise gestion de la crise (et oui, « Gouverner, c’est prévoir ». #onnoublierapas. On ne pardonnera pas.). Après avoir fait l’autruche les premiers jours en demandant au peuple de continuer à travailler comme si ce n’était qu’une mauvaise grippe, ces « personnes en responsabilité », notamment politiques, ont fait ce qu’elles font le mieux : agiter les bras, donner de la voix, brasser de l’air, et faire quelques annonces tonitruantes, le tout en laissant les acteurs de terrain prendre des décisions dans l’urgence pour éviter qu’il n’y ait trop de casse. Cela a rassuré, un temps. Mais la crise étant amenée à durer, voire à se reproduire, ces personnes sont aussi conscientes que cela ne fera pas illusion longtemps.

Emmanuel Macron quand il aura compris qu’on a pris au premier degré son « Qu’ils viennent me chercher ! » — Allégorie

 

Il leur faut soi-disant combattre un « ennemi » invisible (spoiler : un virus n’a pas d’intention belliqueuse, il fait sa vie de virus, point barre), microscopique, qui est pourtant aujourd’hui capable de mettre un coup d’arrêt à la sacro-sainte croissance des plus grandes économies mondiales. Se sentant sans doute un peu morveuses (ben oui, la réduction de nombre de lits d’hôpitaux, la précarité de celles et ceux qui sont aujourd’hui « au front », c’est bien eux qui l’ont organisée), elles doivent trouver un bouc-émissaire. Et quel meilleur bouc-émissaire que l’individu ? Celui qui ne respecte pas la loi, pas le confinement, pas le lavage des mains, pas les applaudissements quotidiens certes nécessaires et qui procurent un sentiment d’utilité, mais qui détournent notre attention d’une vigilance et d’une critique collective. Celui qui oserait dire : « Il y a eu du retard dans les mesures de confinement. ». C’est lui, celui qui refuse de prendre les armes pour mener une guerre qui n’en est pas une, qui pourra être incriminé par la suite, masquant d’autant plus facilement les atermoiements, et – disons-le – les erreurs bien plus importantes commises par d’autres.

« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir ». – Aldous Huxley, notamment auteur du « Meilleur des mondes »

 

Surveiller et punir, ça n’est pas très disruptif

Mais pour cela, ces responsables vont avoir besoin d’une alliée : la technologie.
En mettant en place ici une plateforme, là des outils de surveillance, ils pourront toujours dire « Regardez, nous avons agi. Et nos actions démontrent que grâce à nous, … [inventez la fin de la phrase : « La réserve citoyenne a pu aider les agriculteurs en sous nombre », « nous avons pu éviter que de mauvais citoyens contaminent des innocents », etc.] ». Décidément, surveiller et punir, ça n’est pas très disruptif.

Là où se situe, peut-être, la nouveauté, c’est dans la massification, l’hypertechnologisation et l’hypercentralisation de ces mécanismes de surveillance. L’État peut dès demain contraindre les opérateurs téléphoniques à fournir les données de géolocalisation de votre téléphone [edit: zut, le temps d’écrire cet article, et il semblerait qu’Orange le fasse déjà], afin de savoir qui vous avez croisé, à quelle heure, etc. Entre les mains de scientifiques, ces données pourraient être qualifiées de « données d’intérêt général ». Entre les mains de politiques fuyant leurs responsabilités et cherchant des boucs émissaires à sacrifier en place médiatique, elles composent une dystopie totalitaire.
Il sera alors simplissime de basculer d’une société de surveillance à une société de contrôle, ce qui est le rêve humide de pas mal de dirigeants politiques.

À partir de là, tout ce qui n’est pas sous contrôle — qu’il s’agisse d’un logiciel libre diffusant une information non contrôlée, ou d’un pays voisin qui ne serait pas parfaitement aligné avec leurs valeurs et leurs idées — deviendrait alors au mieux subversif, au pire ennemi. C’est en tout cas l’un des risques soulevé dans le texte d’Harari.

Alors évidemment, puisque « nous sommes en guerre » (non), tous les moyens seront permis, « quoi qu’il en coûte » (non plus).

Le positionnement des GAFAM & compagnie

Cette pandémie pose aussi la question de la place des plateformes comme soutien à la « continuité » qu’elle soit pédagogique, informationnelle, sociale (ah, les « CoronApéros » sur Whatsapp…) ou économique et organisationnelle.

Et là, plus que jamais, nous devons être vigilant⋅e⋅s et conscient⋅e⋅s du pouvoir que nous sommes en train de donner à quelques entreprises. Certes l’État fut défaillant. Il l’est encore. Mais Whatsapp, Facebook, Google Docs, ou les lives Youtube ont permis à nombre d’entre nous de rester connectés avec nos élèves, nos collègues, nos ami⋅e⋅s, nos familles.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître pour le directeur d’une association d’éducation populaire qui, depuis des années, alerte sur la toxicité du modèle économique des GAFAM, je leur suis reconnaissant.
Bon, je n’irai tout de même pas jusqu’à leur envoyer des cookies, mais je reconnais le rôle positif qu’elles ont eu dans un moment de panique mondiale qui aurait pu dégénérer.
En nous permettant de rester en lien, de se rassurer les un⋅e⋅s les autres, de partager de l’information, de réfléchir ou d’agir ensemble, ces plateformes ont – peut être – participé à éviter des situations « pires » que celles que nous avons vécues.

À Framasoft, nous essayons, autant que possible, de ne pas porter de jugement sur les pratiques ou les usages numériques, mais plutôt de donner des clés de compréhension et des moyens d’action. Afin que chacun⋅e puisse faire son choix en toute connaissance de cause, librement.
Ces dernières semaines, nous avons donc vu des flots de personnes se ruant sur Zoom, Discord, Google Docs, etc. Et nous nous sommes bien retenus de leur faire la morale, car la situation nous semble déjà suffisamment complexe comme cela.

Mais si notre rôle est de partager des grilles de lecture, alors j’aimerais partager les suivantes avec vous.

1. Un périmètre de surveillance accrue

La première, c’est celle de la capacité de surveillance accrue des plateformes. Tout un pan des interactions sociales qui leur échappait jusqu’à présent leur est aujourd’hui révélé. Whatsapp (qui appartient à Facebook), sait avec qui vous prenez l’apéro. Discord sait qui sont vos élèves. Netflix a pu affiner sa connaissance de vos goûts en termes de séries. Microsoft Teams connait les projets sur lesquels vous travaillez.
Bref, la taille du graphe social vient, en quelques jours, d’augmenter d’une taille significative.

« Et alors ? Leurs outils fonctionnent, et je n’ai rien à cacher. ». Bon, d’abord c’est faux : tout le monde a quelque chose à cacher, quand bien même il ne s’agirait pas de choses illégales. Ensuite, un grand nombre de ces entreprises opère un « capitalisme de surveillance » c’est-à-dire un processus qui transforme nos comportements présents en prédictions monnayées de nos comportements futurs .

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Tout agent économique rationnel devrait donc, à minima, se poser la question suivante : « Comment des entreprises comme Google, Facebook ou Zoom, arrivent-elles à se financer ? Qui paie ? ». La réponse « Par la publicité » est beaucoup trop partielle par rapport à la réalité. Ces entreprises sont en fait des structures d’orientation de nos comportements. Donc des structures de contraintes, et non émancipatrices. C’est ce que l’un des administrateurs de Framasoft, Christophe Masutti, expose dans son livre « Affaires privées — Aux sources du capitalisme de surveillance », en montrant que les choix qui ont abouti à ce capitalisme de surveillance ont été depuis longtemps motivés par la construction d’une économie prédatrice (de nos vies privées et de nos identités) et prescriptive (l’obligation de conformer nos comportements au marché).

Accroître nos usages sur ces plateformes, c’est donc augmenter le pouvoir qu’elles ont – et qu’elles auront – sur nous.

2. Substitution à l’État

La seconde grille de lecture, c’est celle de la substitution aux États, aux services publics, aux autorités administratives.

Il n’aura échappé à personne que nos représentants et élus nationaux, qui vivaient déjà une crise de confiance, sont aujourd’hui pointés du doigt pour leur gestion approximative de la crise. Dans ce cadre-là, il ne parait pas absurde de supposer que les organisations et les individus se retournent vers « ce qui marche, même quand le monde est à l’arrêt ». Et sur ce plan, nul doute que la confiance dans les plateformes vient de gagner pas mal de points. Tout agent politique rationnel aura donc intérêt à s’adosser aux plateformes, afin de profiter de l’effet de confiance qu’elles auront accumulé.
Leur utilité à la vie publique, économique et sociale était déjà importante, elle est devenue aujourd’hui centrale et essentielle.
L’importance des GAFAM est devenue à ce point critique qu’il devient assez simple de comprendre que celui qui les contrôlera contrôlera le monde.
Si l’on regarde l’autre face de cette pièce, on peut déduire qu’au vu de l’accroissement de la puissance de ces plateformes, on constate un affaiblissement du pouvoir des États et des institutions qui les composent.

On va donc probablement voir dans les prochaines semaines/mois une tension entre deux courants.

D’un côté, la poursuite de la « plateformisation » de nos vies (et pas seulement de l’État). En période de confinement, obtenir un créneau de livraison – qu’il s’agisse d’une paire de chaussettes via Amazon ou d’un plat Thaï par Uber Eats – devient une gageure. D’autant plus que derrière le bouton « Commander », c’est bien un être humain qui doit conduire ou pédaler dans des rues désertées pour vous livrer, parfois au risque de sa vie.
D’un autre côté, il y aura probablement pour les États la volonté d’utiliser le régime d’exception de « l’état d’urgence sanitaire » et son cortège d’ordonnances pour restreindre les libertés fondamentales, notamment en contraignant les plateformes à fournir des données et des outils de surveillance.

Entre la peste et le corona, l’ami Antonio Casilli en vient à évoquer une troisième voie, en rupture totale avec les précédentes : « certaines de ces grandes plateformes sont en réalité des infrastructures d’utilité publique qu’on a intérêt a minima à réguler de manière contraignante, et a maxima à collectiviser. Je ne parle pas forcément de nationalisation, j’y suis même assez opposé, mais de retrouver la vocation initiale de ces plateformes, un terme qui évoque un projet commun. Cette approche par les communs serait un profond changement de nature qui pourrait émerger de l’urgence. ».

Ça, c’est certain, c’est une solution qui aurait de la gueule, du panache même ! Et qui profiterait vraiment à plusieurs milliards d’êtres humains, hormis la petite dizaine de multi-multimilliardaires qui contrôlent ces entreprises. Mais bon, même si à 7 milliards contre 10 personnes, l’affaire serait vite pliée, je ne suis pas dupe du fait que les mentalités ne sont pas encore prêtes à envisager une telle bascule de la propriété privée vers les communs.

« Le Peuple venant réclamer la collectivisation d’Amazon à un Jeff Bezos chevelu » — Allégorie

Et on fait quoi, nous, libristes, là dedans ?

« Les libristes », ça n’existe pas plus que « les profs » : les communautés et individualités sont multiples. Mais je me suis permis ce long détour, essayant d’entrevoir des avenirs possibles, afin de tenter d’expliquer quelle pourrait être la stratégie de Framasoft dans les semaines et les mois à venir.

Sortir de la sidération

Pour l’instant, et comme notre « Journal du confinement » vous en a donné les bribes, notre principale réaction a été, eh bien… de réagir. Ce qui est bien plus facile à écrire qu’à faire.

« Sidération des libristes apprenant le confinement » — Allégorie

 

Il s’agissait surtout de sortir de l’état de sidération dû aux chocs des annonces de confinement. Chocs dus aux répercussions sur nos services, mais aussi répercussions psychologiques sur les équipes salariées comme bénévoles. Cela s’est mis en œuvre de la façon suivante :

Axe 1 : prendre la mesure

Les trois premières actions, immédiates, furent :

1. de mettre au clair le fait que la santé (physique, mentale, psychique) et le bien-être de chaque membre passait en priorité devant toute autre mission ou engagement. C’était évidemment déjà le cas avant, mais cela a permis de mettre tout le monde à l’aise : si on est angoissé, malade, fatigué, qu’on a des courses à faire, les enfants à qui il faut faire la classe, ou même si on est juste en colère après la situation, eh bien on peut arrêter de travailler ou de bénévoler, ne plus répondre aux notifications ou messages. Et ce, sans autre justification que la situation exceptionnelle vécue en ce moment. C’est bête, mais le rappeler nous a, je pense, fait du bien à tou⋅te⋅s.

2. de suspendre tous les projets en cours : crowdfunding, PeerTube, Mobilizon, Framacloud, etc. Et d’affecter toutes les forces bénévoles et salariées sur la problématique COVID-19. Cela nous a permis de ranger dans un placard tous les « onglets mentaux » qui seraient venus nous rajouter de l’anxiété ou de la charge mentale. Avoir un et un seul objectif clair (pouvoir accueillir la vague qui nous tombait dessus) nous a évité de nous disperser, ce qui serait immanquablement arrivé si nous avions essayé de jongler en plus avec nos tâches « pré-confinement ».

 

3. dire temporairement non à l’Éducation Nationale. Nous l’avons évoqué à de multiples reprises ici ou ailleurs, cela n’a pas été une décision facile à prendre. Mais faire ce choix et inviter profs et élèves à se référer à leur Ministère n’a eu quasiment que des effets positifs !

  • Il a participé à mettre en lumière l’impréparation du Ministère (qui affirmait que « Tout était prêt »).
  • Il a permis à toutes les associations, collectifs, particuliers, petites entreprises, syndicats qui utilisaient nos services de pouvoir continuer à les utiliser. En cas de panne due à l’afflux brusque et soudain d’élèves, toutes ces structures se seraient retrouvées sans accès à leurs données, ou sans capacité de se coordonner avec leurs outils habituels.
  • Il a rappelé que Framasoft n’est pas un service public, et ne souhaite pas s’y substituer. Non, parce qu’en vrai, on aime les services publics et voir des entreprises, des startups ou même des associations prendre leur place est à notre avis une très très mauvaise idée, et concourt à les affaiblir plus qu’à les renforcer.

Sur ce dernier point, il est à noter 1) que nos services viennent de rouvrir aux enseignant⋅e⋅s, tout en gardant à l’esprit qu’il s’agit d’une ressource partagée dont il ne faut pas abuser ; 2) qu’en dehors de deux ou trois grincheux, l’immense majorité des enseignant⋅e⋅s ont compris et même soutenu notre démarche. Merci à elles et eux pour tous les messages d’encouragement reçus.

 

Quelques remerciements de profs (ou pas) reçus ces derniers jours. <3

 

Axe 2 : renforcer le collectif CHATONS :

Site https://entraide.chatons.org.

Axe 3 : améliorer les perfs et la stabilité de nos services

  • Nos équipes techniques ont travaillé d’arrache-claviers à l’amélioration des performances des logiciels qui étaient stressés. Ainsi, il est probable que Framasoft soit l’organisation qui opère le plus de pads et de calcs dans le monde (500 000 pads et 200 000 calcs, qui dit mieux ?). Du fait de cette position, la moindre amélioration des performances sur le logiciel original, permet de rendre nos services plus performants, mais aussi d’améliorer à terme les performances et la stabilité de tous les pads ou calcs de la planète. Dit autrement : les améliorations apportées à Framapad.org pendant le confinement (ici, ) profitent aux pads April, aux pads Infini, aux pads de La Quadrature ou de la FFDN, etc. ;
  • Nous avons réparti la charge entre nos services pris d’assaut par ceux identifiés et validés. Cf. par exemple https://framatalk.org/ qui redirige vers plusieurs dizaines d’autres instances de façon aléatoire ;
  • Nous avons loué une dizaine de nouveaux serveurs et commencé à répartir les services surchargés dessus.

Et un, et deux, et trois serveurs pour Framatalk ! \o/

 

Axe 4 : accompagner par des outils, des savoirs-faire, des savoirs/expérience.

Il s’agissait de répondre aux besoins et aux appels à l’aide.

Mémo « Télétravailler avec des outils libres » – Accédez au site web ou téléchargez le PDF.

Nous avons besoin d’un plan

Bon, c’est déjà pas mal.
Surtout en 15 jours. Surtout en pleine pandémie.

Mais cela ne fait pas vraiment une stratégie. Ni un plan.

Je ne suis pas tout à fait certain d’assumer ce meme… — pyg, #TeamChauve

 

Il faudra évidemment dénoncer les lois liberticides qui ne manqueront pas d’arriver. Il faudra garder traces de tous les mensonges. (je le répète : #onnoublierapas. On ne pardonnera pas.)

Il faudra aussi pousser les institutions à prendre conscience du fait qu’il faut prendre soin de nos infrastructures numériques. Développer ou contribuer activement aux alternatives libres à Zoom (coucou Jitsi) ou à Google Docs (coucou Nextcloud et LibreOfficeOnline) coûterait peu. Très peu. Trop peu ? Car c’est à se demander comment une micro-association comme Framasoft peut se retrouver à développer, de front, des logiciels comme PeerTube, Mobilizon, Framadate, Framaforms et bien d’autres tout en contribuant en parallèle au code d’Etherpad, d’Ethercalc ou de Nextcloud, sans que ces mêmes institutions, qui utilisent ces logiciels, ne les perçoivent comme des « communs stratégiques ».

[Edit : le temps de publier ce billet, nous apprenons par hasard que PeerTube sera déployé par 35 académies. Tant mieux, vraiment. C’est exactement ce qu’il faut faire. Maintenant, cela ne fera sens et ne sera résilient (encore un terme absorbé par le capitalisme) que si l’État contribue au développement de ce logiciel, porté à bout de bras par une petite association Française, si des moyens financiers sont débloqués pour héberger les données en interne (Scaleway, c’est anciennement Online, filliale à 100% du groupe Illiad détenue majoritairement par le multimilliardaire Xavier Niel), et si le ministère embauche et rémunère correctement des équipes informatiques pour gérer les services. Sinon, on revient exactement à la situation de l’État-prédateur-gestionnaire-irresponsable pré-COVID19.]

L’État et les collectivités paient (et c’est tant mieux, car c’est aussi leur rôle, même si l’État s’est fortement désengagé ces dernières années) pour entretenir les espaces publics, les voiries, les chemins, les espaces naturels. Mais quand il s’agit de produire des briques publiques en logiciel libre, les initiatives restent bien timides. Inviter les développeurs et développeuses du libre à produire des alternatives à Zoom ou Google Docs en mode Startuffe Nation ou même en mode communautaire/associatif, puis à en devenir simple consommateur, revient quelque part à nier le caractère essentiel de ces infrastructures numériques.

Numérique et effondrement

Il y a un an quasiment jour pour jour, mon camarade Gee et moi-même donnions une conférence lors des JDLL 2019 sobrement intitulée « Numérique et effondrement » et cyniquement sous-titrée « La bonne nouvelle c’est que le capitalisme va crever. La mauvaise nouvelle, c’est qu’on risque fort de crever avec lui. ».

La vidéo fut perdue, mais nous avons pu remettre la main sur la bande son et, du coup, on vous a refait un montage avec le son et le diaporama, sans nos trombines. Franchement, vous êtes gagnants.
C’était un peu foutraque (nous ne sommes pas experts du sujet). On y parlait dérèglement climatique, perte de biodiversité, risque de pandémie (bon, rapidement, nous ne sommes pas devins non plus), inaction politique et, évidemment, numérique.

 

 

Cela avait été pour moi l’occasion de réfléchir à ce que nous pourrions faire, nous, libristes, dans un monde où l’Etat serait en grande partie absent.
Cette réflexion était loin d’être aboutie (il faut dire qu’on espérait peut-être avoir quelques années pour l’affiner), et surtout, elle ne présentait qu’une stratégie parmi des millions de stratégies possibles, des milliers de souhaitables, et des centaines qui pourraient être mises en œuvre.

Elle se résumait en gros en 6 points. Ces points ne constituent ni un plan de bataille (on n’est pas très belliqueux), ni une stratégie (qu’on vous exposera dès qu’on l’aura conçue 😉 ), mais ils constituent à mon avis une ligne directrice, un fil rouge, qu’il pourrait être intéressant de suivre dans les mois à venir.

1. Convivialité

Il faudra poursuivre le développement d’outils conviviaux (au sens d’Ivan Illich).
Pour Framasoft, cela signifie reprendre le développement de Mobilizon et PeerTube, actuellement suspendus. Et voir si nous avons toujours les moyens humains et financiers de produire notre projet « framacloud » (un Nextcloud blindé d’extensions, avec du LibreOfficeOnline, ouvert à toutes et tous, mais avec un espace disque volontairement très limité).

Mais il y aura sans doute de nouveaux outils à inventer et à construire dans un monde post-confinement.
Nous resterons attaché⋅e⋅s à ce que ces outils soient libres et émancipateurs.

2. Communs

L’épisode Coronavirus aura montré qu’en tant que société, le choix entre intérêts privés et intérêt général est d’autant plus clivant, et n’est pas sans conséquence sur la vie de milliards d’individus.

Et si on passait de la société de (sur)consommation à la société de contribution ? — Diapo tirée de la conf « Peut-on faire du libre sans vision politique ? ».

 

Le discours « TINA » ne tient plus : il y a une autre voie entre une gestion privée et le tout-État, et ce sont les communs, ces multiples communautés se fixant des règles pour partager et pérenniser des ressources communes. La théoricienne des communs, Elinor Ostrom, a montré qu’une gestion collective peut être plus efficace qu’une gestion publique ou privée. La propriété exclusive est également à remettre en question, les communs mettent en lumière des formes de propriétés collectives variées et inventives.

Distincts du public et du privé  — en tout cas en échappant à la propriété strictement privée et en ouvrant des propriétés « d’usage » — ils nous semblent la meilleure piste à développer pour prendre conscience de nos interdépendances (entre humains, avec la nature, avec les non-humains, etc.).

À Framasoft, nous continuerons à promouvoir les communs, notamment numériques.

3. Coopération, collaboration et contribution

Faire, c’est bien. Faire ensemble, c’est mieux.

L’un des plus grands défis que nous avons à relever en tant qu’association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et des communs culturels est peut-être de rappeler qu’il faut prendre soin d’Internet en général et du logiciel libre en particulier, car il s’agit de communs essentiels. L’immense majorité des gens n’ont aucune idée de la façon dont est conçu et développé un logiciel libre. Et pour celles et ceux qui le savent, très peu osent contribuer. En conséquence, l’épanouissement de logiciels libres repose beaucoup sur une forme de « caste de développeurs et développeuses », qui détiendrait l’espèce de pouvoir magique de transformer des lignes de codes en logiciels.

C’est entre autres pour contribuer à changer cet état de fait que Framasoft a initié sa campagne « Contributopia ». Il s’agit de rendre chacune et chacun légitime et capable face au numérique. Et cela ne pourra se faire qu’en accueillant, en mettant en confiance, en donnant des clés, en partageant nos savoirs et nos pouvoirs.
« La route est longue, mais la voie est libre » est un des slogans de Framasoft. Soyons honnêtes : nous tâtonnons et itérons encore sur ce chemin, mais nous savons que c’est la voie à suivre.

4. Collectif, et communauté

Faire c’est bien. Faire ensemble, c’est mieux. Se (re)connaître, c’est se donner les moyens d’aller plus loin.

Non, on ne va pas se mentir : le collectif, parfois, c’est la merde. On est pas d’accord, on se dispute, on peste après les engagements non tenus des uns, ou après les modalités de prise de décision des autres. C’est parfois épuisant.
« Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin » dit l’adage. Et parfois, eh bien on a juste envie d’aller plus vite.

Cependant, une communauté ça vous soutient, ça vous nourrit. Parfois au sens littéral, car à Framasoft, nous ne vivons que de vos dons. À titre personnel, on peut donc dire que c’est la communauté Framasoft qui remplit mon frigo et paye mon loyer (merci !). Construire ou rejoindre un collectif ou une communauté, c’est un travail long, lent, parfois fastidieux. Ça nous bouscule. Mais là encore, dans « le-monde-d’après-mars-2020 », c’est probablement dans ces communautés, qu’elles soient locales ou virtuelles, que vous trouverez la force d’agir.

5. Confiance.

Wikipédia nous apprend que la confiance serait « un état psychologique se caractérisant par l’intention d’accepter la vulnérabilité sur la base de croyances optimistes sur les intentions (ou le comportement) d’autrui ». C’est un poil compliqué dit comme ça, mais on peut en retenir qu’il s’agit de se fier à quelqu’un.

Là encore, pour Framasoft, la confiance est essentielle. La confiance que notre communauté nous porte. Celle que nous plaçons dans les valeurs du libre.
La « crise de confiance » que nous vivons, notamment envers les responsables politiques ne doit pas nous amener à nous replier sur nous-mêmes.
Nous continuerons donc à tisser des liens au sein de notre archipel. Tout simplement parce que nous ne voulons pas d’un monde où la méfiance serait le comportement par défaut.

6. Culture

« Mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, la culture ? On parle bien de logiciel libre, non ? »

Eh bien elle a tout à faire là, la culture. Parce que c’est elle qui nous relie. Mais aussi parce que c’est elle qui nous différencie. Et que sans ces différences, tout serait normalisé, lissé… triste en fait. Mais aussi, parce que le logiciel libre, nous l’avons dit et répété, est un moyen et non une fin.
« Pas de société libre sans logiciel libre » avons-nous souvent l’habitude de dire. C’est donc bien cela que nous voulons, c’est bien cela notre objectif : une société libre.
D’après Wikipédia (toujours elle), « En sociologie, la culture est définie de façon plus étroite comme « ce qui est commun à un groupe d’individus » et comme « ce qui le soude », c’est-à-dire ce qui est appris, transmis, produit et créé. ». Ca tombe bien, Framasoft est classée — puisqu’il faut aux administrations une case pour chaque chose — dans la rubrique « associations culturelles ».

« En cette période de crise, nous sommes confrontés à deux choix particulièrement importants. Le premier est entre la surveillance totalitaire et la responsabilisation des citoyens. Le second est entre l’isolement nationaliste et la solidarité mondiale » disait Harari.

Face à ces choix, parce que le monde a changé, Framasoft devra donc inventer de nouvelles façons d’apprendre, transmettre, produire et créer.




Mobilizon : lifting the veil on the beta release

Mobilizon is an alternative to Facebook groups and events. After a successful crowdfunding, it is time we gave you a taste of this software and updated you on its progress.

This article is a part of « Contributopia’s travel journals ». From October to December of 2019, we will assess our many (donations-founded) actions, which are tax-deductible for French taxpayers. Donate here if you can.

La version originale (en Français) de cet article est à lire ici.

An eagerly awaited alternative to Facebook events

During the Spring of 2019, we launched our Mobilizon crowfunding, to fund a free/libre software allowing communities to liberate themselves from Facebook events, groups and pages.

This crowdfunding’s aim was to produce Mobilizon and to know how far you all wanted us to go with this project. Over one thousand people funded this project, and we are very pleased to see how enthusiastic you all were: evidently, many of us are tired of Facebook’s walled garden around our events!

Thank you all for the sucess of this crowdfunding!

Today, we are keeping a promise we made during the campaign: sharing Mobilizon’s progress with you. We decided to showcase it to you as soon as possible, even though most features are not developed yet. This is precisely what a beta is: some things are still rough around the edges, the paint is fresh, not everything is in place (yet)… but you can still get a clear picture of what we have achieved and how much work still remains to be done.

A beta release to lay the foundations

Mobilizon‘s aim is to create a free/libre software allowing communities to create their own spaces to publish event.

Here is everything you can do with Mobilizon:

  • Sign up with your email and a password, then log in;
  • Receive email notifications;
  • Create and manage several identities from the same account;
    • to compartimentalize your events;
    • Every identity consists of an ID, a public name (name, nickname, username, etc.) an avatar and a bio
  • Create, edit or delete events;
    • From the identity you used to create said event;
    • You can create, keep, edit (and delete) draft events;
    • You can manually aprove (or refuse) attendance requests.
    • You can easily share by mail or on your social medias;
    • You can add events to your calendar.
  • Register for an event by choosing one of your identities;
  • Report problematic content to the instance[2] moderation;
  • Manage reports of problematic content

dessin de Mobilizon par David Revoy
Mobilizon, illustrated by David Revoy – License : CC-By 4.0

We are very enthusiastic about the ability to use different identities. Under the same account, you can compartimentalize several aspects of your social life: one identity for sports, one for family gatherings, another one for activism, etc.

This is the sort of tool Facebook & Co will never offer, as they have a vested interest in gathering every aspects of our social lives under a single, and therefore advertiser-friendly, profile… Thus, it always brings us great joy to realize that when we distance oursleves from these platforms model, we can imagine user-friendly, emancipatory tools.

Better yet, you can have a look by yourself…

test.mobilizon.org: discover the software and its features

Wait up before you organize a Last Party Before Armageddon on test.mobilizon.org: it is only a demo site! Feel free to use it however you want, to click at will: there will be no consequences as every account, event etc. will be automatically deleted every 48 hours.

Click on the screenshot to go and visit the demo of Mobilizon !

One of our promises while we were mapping out Mobilizon’s development was to create a tool by and for people, so we worked with UI/UX designers… we hope you like the result!

We have made room on our forum for your feedback. However, we will probably not be able to answer to requests pertaning to new features, as we already have much to do!

The way is already mapped out: we are Mobilized!

In the next few months, we will publish regular updates of this beta release, and show you its progress. This way, we will have time to observe and hear your feedback, up until the first fully functional release of Mobilizon, which is planned for the first semester of 2020.

Depending on your level of expertise, you may look under the hood and read Mobilizon’s source code. Nevertheless, we do not recommend installing Mobilizon on your server before we take care of its federated[1] features.

As Mobilizon is not (yet) federated[1], it is not (yet) possible, for example, to register to a Framaparty posted on Framasoft’s Mobilizon instance[2] from an account created on a UnitedUni instance, hosted by your college. Both the federeated aspect and the ability to register to an event anonymously are being developed right now. We will introduce you to them when we keep you updated on the software again, around December.

With the federation features coming next december, compass roses will multiply!
Illustration: David Revoy – License : CC-By 4.0

During 1st semester of 2020, we will publish the first stable release of Mobilizon. We will implement moderation tools as well as collaborative ones (groups, organizational spaces, private messages). We will be in touch with pioneer installers and users (the latest have probably used their pals’ servers). We will be working on technical documentation too.

We keep our promises, starting now

We at Framasoft cannot wait to see as many people as possible free themselves for Facebook events, and use Mobilizon to organize, say, an advocacy group or a Climate March.

However, we might have to wait a bit before closing down all these Facebook groups that structure part of our lives. Meanwhile, we hope this demo will show the potential of a software meant to gather, organize and mobilize… people who are trying to make the world a better place.

Have a look at Contributopia’s travel journals and discover more articles and actions made possible by your donations. If you like what you just read, please think of supporting us, as your donations are the only thing that allow us to go on. As Framasoft is a public interest organization, the real cost of a 100 € donation from a French taxpayer is only of 34 €.

Support Framasoft

Header illustration: CC-By David Revoy


Notes

[1] Federation: If my college hosts my email, and yet I can communicate with a gmail (hosted by Google), it is because they speak the same language: they are federated. The federation, here, refers to the use of a common language (a « protocol ») to be able to connect. Capacities do not rely on a single player (e.g.: Facebook for WhatsApp, Google for YouTube, etc), but rather on a multitude of companies, organizations, collectives, institutions, or even private individuals, required they posess the appropriate skills. This provides more resilience and independance to these networks, and makes them harder to control as well. Thus, in the case of Mobilizon, different instances[2] of the software (on the servers of a college, collective or organization such as Framasoft, for example) will be able to synchronize the data made public (events, messages, groups, etc.).

 

[2] Instance: an instance is one hosted installation of a federated software. This software is therefore located on a server, under the responsibility of the people who administer this server (the hosts). Each host can choose whether to connect or not its instance with others, and therefore whether or not to grant access to the information shared on said instance to its members. For example, framapiaf.org, mamot.fr and miaou.drycat.fr are three Mastodon instances (respectively from the hosts Framasoft, La Quadrature du Net and Drycat). As these 3 instances are federated, their members can communicate with each other. In the same vein, two -or even two thousand- Mobilizon instances can be connected and share events.




Mobilizon : on lève le voile sur la bêta

Mobilizon sera une alternative aux événements et groupes Facebook. Suite au succès de son financement participatif, il est temps de vous donner un avant-goût de ce logiciel et de faire le point sur l’avancement du projet.

Cet article fait partie des « Carnets de voyage de Contributopia ». D’octobre à décembre 2019, nous y ferons le bilan des nombreuses actions que nous menons, lesquelles sont financées par vos dons (qui peuvent donner lieu à une réduction d’impôts pour les contribuables français). Si vous le pouvez, pensez à nous soutenir.

An english version of this post is available here.

Une alternative très attendue aux événements Facebook

Au printemps 2019, nous avons lancé une collecte autour du projet Mobilizon, un logiciel libre qui permettra à des communautés de s’émanciper des événements, groupes et pages Facebook.

L’objectif de la collecte était de nous donner les moyens de produire Mobilizon et de savoir jusqu’où vous vouliez que nous nous engagions sur ce projet. Plus de mille personnes ont financé ce projet, avec un enthousiasme qui fait plaisir à voir : visiblement, nous sommes nombreuses et nombreux à en avoir marre que Facebook soit l’outil qui enferme les événements rythmant nos vies !

Merci d’avoir fait de cette collecte un si beau succès !

Aujourd’hui, nous tenons une promesse faite lors de la collecte : partager avec vous l’avancement de Mobilizon. Nous avons décidé de vous le montrer le plus tôt possible, même si toutes les fonctionnalités promises ne sont pas encore développées. C’est le principe d’une version bêta : c’est encore brut, la peinture est fraîche, tout n’est pas (encore) présent… mais cela permet d’avoir une bonne idée de ce qui est réalisé et du travail qu’il reste à faire.

Une première version bêta qui pose les fondations

Le projet derrière Mobilizon, c’est d’avoir un logiciel libre qui permettra à des communautés d’héberger des espaces de publication pour y annoncer des évènements.

Voici tout ce que vous pouvez d’ores et déjà faire avec Mobilizon :

  • Créer un compte, grâce à un email et un mot de passe, et vous y connecter ;
  • Recevoir des notifications par email ;
  • Créer et gérer plusieurs identités sur un même compte ;
    • pour cloisonner vos événements ;
    • Chaque identité comprend un identifiant, un nom à afficher (nom, surnom, pseudonyme, etc.), un avatar et une description ;
  • Créer, modifier ou supprimer des événements ;
    • À partir de l’identité qui vous a servi à créer l’événement ;
    • Avec la possibilité de créer, conserver, modifier (et supprimer) des événements en mode brouillon ;
    • Avec la possibilité de valider (ou refuser) manuellement les demandes de participation ;
    • Que vous pouvez partager facilement sur vos réseaux ou par email ;
    • Que vous pouvez ajouter à votre agenda.
  • S’inscrire à un événement en choisissant une de vos identités ;
  • Signaler des contenus problématiques à la modération de l’instance[2] ;
  • Gérer les signalements de contenus problématiques.

dessin de Mobilizon par David Revoy
Mobilizon, illustré par David Revoy – Licence : CC-By 4.0

Le principe d’avoir plusieurs identités est une idée qui nous enthousiasme beaucoup. Avec un seul et même compte, vous pouvez séparer divers aspects de votre vie sociale : utiliser une identité pour vos entraînements sportifs, une autre pour vos retrouvailles familiales, encore une autre pour vos actions militantes, etc.

C’est le genre d’outil que ne proposeront jamais des géants tels que Facebook, qui ont bien trop intérêt à ce que tous les aspects de votre vie sociale se fondent en un seul et unique profil publicitaire… Or, c’est toujours une joie de se rendre compte qu’en s’éloignant du modèle de ces plateformes, on arrive à imaginer des outils conviviaux et émancipateurs.

Mais le mieux, c’est encore que vous alliez voir par vous-même…

test.mobilizon.org, un site web pour découvrir le logiciel et ses fonctionnalités

Ne courez pas tout de suite y organiser la dernière fête avant la fin du monde, car test.mobilizon.org n’est qu’un site de démonstration ! Il vous permet d’y faire ce que vous voulez, de cliquer partout et n’importe où, en toute inconséquence vu que les comptes, événements, etc. y seront automatiquement effacés toutes les 48 heures.

Cliquez sur la capture d’écran pour aller sur le site de test de Mobilizon !

Mobilizon a été créé avec des designers pour concevoir l’expérience d’utilisation et l’interface graphique. C’est une des promesses que nous avions faite en dressant la feuille de route Contributopia : faire des outils pour et avec les gens, en incluant des professionel·les du design dans notre travail… Nous espérons que le résultat vous plaira !

Nous avons ouvert un espace de notre forum pour que vous puissiez exprimer vos retours sur le travail effectué. En revanche, nous ne pourrons probablement pas répondre aux demandes de fonctionnalités supplémentaires, car notre planning est déjà bien chargé !

Le chemin est tracé, et nous sommes Mobilizé·es !

Au cours des prochains mois, nous allons proposer des mises à jour régulières de cette version bêta et vous en présenter les avancées. Cela nous permettra d’avoir le temps d’observer et de recueillir vos réactions jusqu’à la première version pleinement fonctionnelle de Mobilizon, prévue pour le premier semestre 2020.

Les plus expert·es d’entre vous peuvent aller voir sous le capot et consulter ici le code source de Mobilizon. Cependant tant que nous n’avons pas finalisé l’aspect fédéré[1] de Mobilizon nous ne vous recommandons pas de l’installer sur votre serveur.

Parce que Mobilizon n’est pas (encore) fédéré[1], il n’est pas (encore) possible, par exemple, de s’inscrire à la Frama-fête publiée sur l’instance[2] Mobilizon de Framasoft, depuis un compte créé sur l’instance MobilizTaFac hébergée par votre université. La fédération, tout comme la possibilité de s’inscrire à un événement de manière anonyme, sont des fonctionnalités en cours de développement. Nous vous les présenterons lors d’un nouveau point sur le logiciel, courant décembre.

En décembre, avec la fédération, les roses des vents se multiplieront !
Illustration : David Revoy – Licence : CC-By 4.0

C’est au cours du 1er semestre 2020 que nous publierons la première version stable de Mobilizon. Nous y implémenterons des outils collaboratifs (les groupes, leur espace d’organisation, la messagerie) et des outils de modération. Nous échangerons alors avec les pionnier·es qui l’auront installée sur leurs serveurs (ou utilisée sur les serveurs des copains et copines), et nous travaillerons sur la documentation technique.

Le début d’une promesse tenue

Au sein de Framasoft, nous brûlons d’impatience, car nous avons envie de voir un maximum de monde s’émanciper des événements Facebook pour créer, grâce à Mobilizon, un groupe de plaidoyer citoyen ou une marche pour le climat.

Et pourtant, il va falloir se retenir encore un peu de fermer les groupes Facebook où s’organise une part de nos vies. En attendant, nous espérons que cette démonstration vous montrera le potentiel d’un outil qui contribuera à rassembler, à organiser et à mobilizer… celles et ceux qui changent le monde.

Rendez-vous sur la page des Carnets de Contributopia pour y découvrir d’autres articles, d’autres actions que nous avons menées grâce à vos dons. Si ce que vous venez de lire vous plaît, pensez à soutenir notre association, qui ne vit que par vos dons. Framasoft étant reconnue d’intérêt général, un don de 100 € d’un contribuable français reviendra, après déduction, à 34 €.

Soutenir Framasoft

Illustration d’entête : CC-By David Revoy

 


Notes

[1] Fédération :Si mon email hébergé par mon université peut communiquer avec un gmail hébergé par Google, c’est qu’ils parlent le même langage, qu’ils sont fédérés. La fédération, ici, désigne le fait d’utiliser un langage commun (un « protocole ») afin de se mettre en réseau. L’intérêt est que les capacités ne dépendent plus d’un seul acteur (ex: Facebook pour WhatsApp ou Facebook, Google pour YouTube, etc.), mais bien d’une multitude d’entreprises, associations, collectifs, institutions ou même particuliers en ayant les compétences. Chacun héberge une partie des données du réseau (comptes, messages, images, vidéos, etc), mais peut donner accès à d’autres parties du réseau. Cela afin de rendre l’ensemble plus résilient, plus indépendant ou plus difficile à contrôler. Ainsi, dans le cas de Mobilizon, différentes instances[2] du logiciel (sur les serveurs d’une faculté, d’un collectif ou d’une association comme Framasoft, par exemple) pourront synchroniser entre elles les données rendues publiques (événements, messages, groupes, etc). Lire cet article pour plus d’informations .

 

[2] Instance : une instance est un hébergement d’un logiciel fédéré. Ce logiciel se trouve donc sur un serveur, sous la responsabilité des personnes qui administrent ce serveur (qui ont donc le rôle d’hébergeur). Chaque hébergeur peut choisir de connecter (ou non) son instance avec d’autres, et donc de donner (ou non) un accès à ses membres aux informations qui y sont diffusées. Par exemple, framapiaf.org, mamot.fr et miaou.drycat.fr sont trois instances du logiciel Mastodon (respectivement des hébergeurs Framasoft, La Quadrature du Net et Drycat). Ces 3 instances étant fédérées, leurs membres peuvent échanger entre eux. Dans le même ordre d’idée, deux – ou même deux cents – instances Mobilizon peuvent être connectées entre elles et partager des événements.




« c’est pratique mais c’est une dépossession… »

Aude Vidal qui signe l’article ci-dessous est autrice d’Égologie (Le Monde à l’envers) et de La Conjuration des ego. Féminismes et individualisme (Syllepse), éditrice d’On achève bien les éleveurs (L’Échappée).
Nous la remercions de nous autoriser à reproduire ici le 300e billet de son blog sur l’écologie politique où elle aborde avec vigueur et acuité les diverses facettes de son engagement : écologie, féminisme, anti-capitalisme…
Il s’agit ici d’une réflexion sur la difficulté, y compris en milieu militant, à renoncer au confort (« c’est pratique ») procuré par nos outils numériques, pour réapprendre peut-être à… se faire chier ?


C’est pratique
Par Aude – Le billet original sur son blog

Je n’aime pas me faire chier dans la vie, et je ne dois pas être la seule.
Il m’arrive pourtant souvent d’être surprise que ce soit, autour de moi, un critère décisif pour organiser sa vie : aller au plus pratique. À ce qui engage le moins d’efforts. Les pubs fourmillent d’invitations à se laisser dorloter en échange de quelques euros. Le champ des services ne cesse jamais de s’étendre – et de libérer la croissance. Plus besoin de sortir se faire couper les cheveux, le coiffeur vient chez vous. Inutile de penser à mettre de la bière au frigo, un livreur vous l’apporte. Des services auparavant réservés aux client·es des grands hôtels se massifient désormais : faites livrer des fleurs, chercher un document à la maison, etc. Votre maison est devenue le centre du monde, si vous le voulez bien. Il doit bien être possible de faire autrement, c’est comme cela que nous vivions il y a encore cinq ans.

Tous ces services se déploient dans une société de plus en plus inégalitaire : d’un côté des gens qui méritent de bien bouffer après leur journée de boulot ou une réunion exigeante (voir les pubs qui mettent en scène le réconfort après l’effort), de l’autre des galériens qui sont payés une misère pour leur livrer un pad thai ou un kit apéro (ici le témoignage d’un livreur chez Frichti). C’est surtout parce que le chômage reste massif et l’armée de réserve importante, parce que les emplois ont été délibérément déqualifiés en auto-entreprise que ces entreprises prolifèrent. Si les galériens en ont marre de risquer leur vie et la vôtre en conduisant comme des dingues, ils trouveront un migrant à qui faire faire le boulot. Mais le tout s’appuie sur un mélange de paresse et de sens de ce qui lui est dû qui saisit l’individu en régime libéral au moment de faire à bouffer ou de s’occuper de la dimension matérielle de sa vie. Certes nous devons encore être quelques-un·es à cuire des nouilles quand nous avons la flemme de cuisiner et qui apprécions de sortir au restaurant pour nous changer les idées, découvrir un autre monde, des odeurs,une ambiance (et je n’oublie pas que ces lieux aussi sont propices à l’exploitation du travail). Mais la compétition économique pousse au cul tout le monde pour inventer des services innovants – c’est à dire dont personne n’avait vraiment besoin, qui étaient des rêves d’enfants gâtés mais qui, intelligemment marketés, nous laissent imaginer que nos vies sont vachement mieux avec. Ils constituent une industrie de la compensation sur laquelle il faudra mettre le doigt un jour et qui en attendant offre aux winners des vies de merde pleines de gratifications.

C’est pratique aussi, quand votre smartphone pense à votre place, que le logiciel va chercher vos mots de passe sur une autre bécane, recueille et transfère vos données à votre insu… Pratique, mais un peu inquiétant. Qu’importe, c’est surtout bien pratique ! Je suis la première à ne pas faire en matière de sécurité tous les efforts que me proposent des camarades plus cultivés que moi sur ces questions. Mais malgré cette désinvolture, je flippe quand je vois le niveau d’indépendance acquis par mon smartphone. Après des années de résistance et bien qu’il soit encore possible d’acheter neufs des téléphones bien conçus qui permettent de téléphoner (et d’avoir l’heure), j’ai cédé pour le côté pratique (1) : plus besoin de m’inquiéter d’avoir une connexion Internet régulière, de préparer mes déplacements et ma vie sociale comme je le faisais, avec capture d’écran de plans, schémas dessinés dans l’agenda, infos importantes notées sur papier, etc. Mais je me sens sous tutelle, dépossédée, comme une gamine gâtée sauf que je sais ce que c’est que l’autonomie et je regrette celle que j’avais avant.

Car c’est pratique mais c’est une dépossession : plus la peine de se soucier de la dimension matérielle de sa vie (et de savoir cuire des nouilles), pas besoin de garder la maîtrise de ses outils… Jusqu’ici, tout va bien, tant qu’on fait encore partie de la petite bourgeoisie qui peut se payer tout ça, tant que des pans entiers du macro-système technicien ne s’effondrent pas. Mais tout cela nous déqualifie humainement et il est des menaces plus immédiates encore que l’effondrement écologique ou une vraie crise de l’énergie : nos libertés, individuelles et collectives.

Je côtoie beaucoup de personnes engagées, qui n’ont pas de mots assez durs pour stigmatiser le capitalisme et le productivisme, qui éteignent la lumière dans les pièces qu’elles n’utilisent pas et qui pourtant maintiennent des comptes dans des réseaux sociaux devenus plus gros que des États, qui consomment un paquet de ressources et d’énergie pour calculer ce qu’elles aiment et vendre le résultat à d’autres boîtes, censurent leurs images, détournent leurs « ami·es » d’elles ou réciproquement sur base algorithmique, censurent les noms de groupes pas assez familiaux, gèrent leur environnement social comme un pensionnat dans les années 1950 en attendant de purement et simplement censurer leurs propos (2). Et ces personnes, parfois ces collectifs et associations, restent parce que c’est « pratique »(3).

J’ai toujours reçu un minimum d’écho dans des groupes anti-capitalistes, écologistes ou féministes, quand j’ai suggéré que Facebook, Twitter, Google Drive et autres n’étaient pas nos amis et proposé d’utiliser les outils créés et maintenus par des groupes politiques plus proches de nous et soucieux de nos libertés : les outils Framasoft (qui vont du pad à l’agenda en ligne, en passant par l’interface de sondages et la feuille de calcul), le Crabgrass de Riseup qui offre des fonctionnalités magiques et je me désole de ne faire partie d’aucun groupe qui l’utilise, etc. Et j’ai régulièrement mis en cause chez mes correspondant·es l’idée saugrenue d’avoir un compte Gmail qui vous pousse à garder dix ans de données en ligne plutôt que de ranger dans des fichiers dédiés et régulièrement sauvegardés les images qui vous tiennent à cœur. Et chaque fois, ce que j’entends, c’est que ce serait sympa de sauver la banquise mais… quand même, c’est pratique. Et j’ai vu des bonnes volontés s’arrêter au fait que Framacalc ne propose pas de mettre en couleur les cases, même quand cette couleur contribue à la lisibilité de la feuille sans rajouter aucune information digne d’intérêt. Aucune. Ces outils sont parfois moins bien que leur concurrence commerciale mais ne peut-on arbitrer sur d’autres critères ?

Nous n’allons pas nous flageller, non : si ces entreprises prolifèrent, de la start-up aux GAFA, c’est bien parce que les États leur laissent la bride sur le col. Ils démontent le droit du travail au profit de la micro-entreprise, ils votent des législations liberticides et laissent passer des pratiques intrusives et des concentrations industrielles qui devraient normalement tomber sous le coup de lois anti-trust (Messenger + Facebook + WhatsApp + Instagram, what else?). C’est bien simple : les appels au contrôle des GAFA viennent aujourd’hui du sein desdits GAFA (et pas forcément des concurrents !) autant que des politiques. Visiblement, ça nous touche moins que la dernière vidéo de pandas mignons qui fait le buzz. Mais ça devrait. Et bien que notre marge de manœuvre soit limitée, bien qu’une défection individuelle ne signifie pas grand-chose numériquement, même si c’est dur de se passer des centaines de likes qui saluent vos traits d’esprit et vos indignations sur Twitter, même si votre organisation a fait son trou sur Facebook, il me semble que la première chose à faire, dans cette situation, c’est de quitter ces réseaux pour en faire vivre de plus démocratiques, sobres et décentralisés. Votre engagement anti-capitaliste, écologiste et anti-autoritaire le mérite bien…

Mauvaise nouvelle : il va falloir réapprendre à se faire un peu chier, dans la vie.

 

PS : Ceci est mon 300e billet sur ce blog, ouvert il y a exactement dix ans. 300 billets, ça ne veut pas dire 300 textes, il y a quelques annonces sur le lot. Mais oui, cela fait deux textes par mois en moyenne. Les meilleurs ont été publiés ailleurs (notamment dans les journaux papier L’An 02, CQFD, L’Âge de faire, Moins ! et d’autres encore) ou reformulés dans le cadre des livres Égologie (Le Monde à l’envers, 2007) et La Conjuration des ego (Syllepse, 2019). Je prépare aussi la réédition de ma brochure sur le revenu garanti (aux éditions du Monde à l’envers cet hiver). C’est un blog qui m’a aidée à écrire dans des formats courts puis un peu plus longs (mais toujours pas très longs !) et à faire œuvre malgré le chômage de longue durée et le manque de sollicitations. Je me fais chier à payer le nom de domaine chaque année, ce qui permet de bénéficier d’un hébergement offert par Gandi.net et de ne pas livrer votre cerveau à la publicité.

(1) À vrai dire j’ai cédé dans la perspective d’un travail de terrain à l’étranger, où les seuls accès à Internet se faisaient par mobile et où mes informateurs utilisaient WhatsApp plus volontiers que des sms hors de prix. Et j’y ai gagné un dictaphone de bien meilleure qualité. Mais au quotidien, en France, je me laisse convaincre par le smartphone alors que j’ai encore le choix tous les matins de mettre plutôt mon vieux Nokia dans ma poche.

(2) Ces réseaux sociaux hébergent vos propos, vous permettent de mettre en ligne vos textes, images, fichiers vidéo et audio. Vous restez responsable de vos publications. Tout va bien. Sauf que les dernières innovations en matière de libertés civiles (qui s’accompagnent de la remise en cause d’un droit de la presse qui fonctionne très bien depuis 1881) font de ces réseaux vos éditeurs, lesquels partagent avec vous la responsabilité pénale de vos publications. Devinez la peine que vont prendre ces gros acteurs capitalistes à faire vérifier par des petites mains rémunérées que vos propos sont en effet contraires à la loi, diffamatoires, insultants ou appelant à la haine ? C’est moins cher de le mettre à la poubelle dès qu’une personne qui ne vous aime pas les signale, d’autant plus que vous ne représentez rien (à moins que vous ne soyez Donald Trump, dans ce cas  l’appel à la haine est acceptable). Les organisations qui pourraient se saisir de ce cas de censure pour le rendre public sont elles aussi sur ces réseaux (qui contrôlent leur audience) ou ailleurs et plus personne ne les entend crier parce que tout le monde est sur Facebook. Monde de rêve, hein ?

(3) Moi aussi, je reste, tentant de limiter ma participation et préférant socialiser dans des lieux plus proches de mes valeurs, Seenthis.net ou Mastodon.

 

unmilitant appelle à la convergence des luttes contre le capitalisme en mentionnant tous les réseaux sociaux classiques (facebook, twitter, whatsapp etc.) derrière lui des flics trouvent que c’est pratqiue pour se retrouver
illustration réalisée avec https://framalab.org/gknd-creator/#