Demain, une science citoyenne dans une société pair à pair ?

De simples citoyens ont-ils un rôle à jouer dans les sciences, où ils sont pour l’instant contingentés au mieux à des fonctions subalternes ?

On voit d’ici se lever d’inquiets sourcils à l’énoncé du simple terme de science citoyenne, tant la communauté scientifique se vit comme distincte de l’ensemble du corps social par ses missions, ses méthodes et son éthique. Pourtant un certain nombre d’expériences, de projets et même de réalisations montrent que la recherche scientifique universitaire peut tirer un profit important de sa collaboration avec les citoyens motivés, lesquels en retour élèveront leur niveau de connaissances tout en ayant un droit de regard sur la recherche.

Réconcilier citoyens et universitaires scientifiques, longtemps une utopie, est rendu aujourd’hui possible par des objets technologiques désormais beaucoup plus accessibles à chacun.

Cela ne va pas sans perplexité et crainte de dégrader les principes fondamentaux de méthode et d’éthique qui guident le travail scientifique, mais des systèmes de contrôle existent : de même que du code open source peut être révisé par des spécialistes du code, la science citoyenne peut être évaluée par des scientifiques (qui d’ailleurs ont eux-mêmes l’habitude d’être évalués par des pairs).

D’autres conditions sont également nécessaires : le partage mutuel des connaissances nécessite le pair à pair, des licences permissives, un élèvement du niveau de connaissances de la population et bien entendu l’extension des biens communs scientifiques.

Telles sont les problématiques explorées de façon approfondie par Diana Wildschut dans le long article universitaire que l’équipe Framalang vous propose.

Alors, pouvons-nous imaginer comme l’auteure un futur où au sein d’une société de pair à pair l’échange collaboratif mutuel fasse de la science un bien commun ?

La nécessité d’une science citoyenne pour aller vers une société de pair à pair durable

Article original de Diana Wildschut sur ScienceDirect : The need for citizen science in the transition to a sustainable peer-to-peer-society

Traduction Framalang : Bam92, dodosan, goofy, jaaf, lumpid, lyn, mo, Opsylac, simon

L’essentiel de l’article

Notre monde est en transition vers une société de pair à pair caractérisée par une nouvelle façon de produire les choses, des logiciels à l’alimentation, en passant par les villes et la connaissance scientifique. Cela nécessite un nouveau rôle pour la science.

Plutôt que de se focaliser sur la production de connaissances pour les ONG, les gouvernements et les entreprises, les scientifiques devraient prendre conscience que les citoyens seront les décideurs dans une future société de pair à pair (p2p), produire des connaissances durables et accessibles, et travailler ensemble aux côtés des scientifiques citoyens.

Les citoyens ont démontré leur capacité à définir leurs propres sujets de recherche, à monter leurs propres projets, à s’éduquer et à gérer des projets complexes. Il est temps pour eux d’être pris au sérieux.

Il existe toujours un grand fossé entre les citoyens et les scientifiques universitaires quand il est question de partage des connaissances. Les données collectées par des citoyens ne sont presque jamais utilisées par les scientifiques universitaires, et les résultats de la recherche scientifique restent en grande part cachés derrière des barrières de péage.

Si nous voulons qu’une transition durable prenne place, nous devons faire tomber les barrières entre la science et le public. Les préoccupations des citoyens doivent être prises au sérieux et leurs connaissances utilisées et valorisées.

 

1. Introduction

Notre monde est en cours de transition vers une société de pair à pair (p2p), caractérisée par une nouvelle façon de produire tout, des logiciels à l’alimentation, en passant par les villes et la connaissance scientifique (Bauwens 2012). Dans une société de pair à pair, des réseaux d’individus, ou de pairs, prennent en charge les tâches qui étaient précédemment entre les mains des institutions. Cela nécessite un nouveau rôle pour la science. Plutôt que de se focaliser sur la production de connaissances pour les ONG, les gouvernements et les entreprises, les scientifiques devraient prendre conscience que les citoyens seront les nouveaux décideurs dans une future société de pair à pair, produire des connaissances durables et accessibles et travailler ensemble avec des scientifiques citoyens.

Dans cet essai, quand je parle de citoyens, je parle des non-professionnels qui s’engagent dans ce qui les touche directement, qui peut être une ville, une rue, l’environnement, le système démocratique, etc. Quand je parle de scientifiques citoyens je parle des gens qui pratiquent la science en dehors d’un environnement universitaire ou du contexte industriel, et qui ont reçu ou non une formation scientifique réelle. Ma définition d’un système néolibéral est un système avec un marché libre, un petit gouvernement dans un monde globalisé.

En regardant autour de nous, nous voyons de vieilles structures échouer. L’efficacité des ONG est mise en doute (Edwards & Hulme, 1996) et elles semblent essentiellement préoccupées par leur propre survie. Elles en sont restées aux méthodes des années 80 ; elles se déguisent en porcs ou en abeilles, ou portent des masques à gaz et se présentent comme un petit groupe guère impressionnant dans le quartier général d’entreprises ou de gouvernements. Leurs causes sont légitimes et les problèmes qu’elles mettent à l’ordre du jour sont urgents, mais leurs méthodes sont complètement inadaptées au monde dans lequel nous vivons. L’attention des gouvernements néolibéraux n’est plus focalisée sur le bien-être des citoyens, elle s’est depuis longtemps déplacée vers les intérêts des entreprises (Chomsky,1999 ; von Werlhof, 2008). Les intérêts à long terme, y compris ceux de la science, en pâtissent (Saltelli & Giampietro, 2017). Les entreprises n’ont pas l’obligation légale d’agir dans l’intérêt public, et n’ont pas tendance à le faire si cela s’oppose à leurs intérêts économiques à court terme (Banerjee, 2008 ; Chomsky, 1999).

L’avenir de la planète pourrait bien se retrouver entre les mains de petits groupes de citoyens ou d’individus qui bâtissent une nouvelle société à côté de l’existante en jetant les bases d’initiatives durables qui seraient interconnectées en réseaux de pair à pair. Dès à présent, la science procure des technologies qui donnent aux gens le pouvoir de faire leurs propres recherches, en utilisant leurs smartphones, leurs webcams et leurs ordinateurs portables (Bonney et al., 2014). Mais il y a toujours un large fossé entre les citoyens et les scientifiques universitaires quand on en arrive au partage des connaissances. Les connaissances collectées par les citoyens sont très peu utilisées par les scientifiques universitaires, et les résultats de la recherche scientifique sont le plus souvent cachés derrières des barrières de péage.

Si nous voulons qu’une transition durable prenne place, nous devons abaisser ces barrières entre la science et le public. Les préoccupations des citoyens doivent être prises au sérieux et leurs connaissances utilisées et jugées à leur juste valeur (Irwin, 1995).

Dans cet essai je soutiens que les citoyens sont prêts à produire une science valable, et à utiliser et comprendre la science produite par les scientifiques universitaires. Ils sont prêts à utiliser la science pour combler certains fossés existants que les gouvernements, les entreprises et les ONG laissent à l’abandon.

Faire sérieusement, sans se prendre au sérieux.

2. La science citoyenne

Au début de la révolution scientifique, quiconque ayant du temps libre pouvait regarder les étoiles, accumuler des données et faire des prévisions. On n’avait pas besoin d’équipements ou de compétences mathématiques. Les scientifiques étaient souvent des fermiers, artistes ou hommes d’État. Ce n’était pas des spécialistes mais plutôt des généralistes.

À partir de la seconde moitié du 19e siècle, la science est devenue une affaire de spécialistes, qui utilise des équipements de pointe ainsi que les mathématiques, et nécessite des années d’études universitaires. La science n’était plus quelque chose que n’importe qui pouvait pratiquer (Vermij, 2006).

Ces dernières décennies, les ordinateurs sont devenus bon marché et puissants. Internet permet à tous d’accéder à des données ainsi qu’à des formations. Le développement de microcontrôleurs programmables bon marché a permis à de nombreux profanes de créer leur propre électronique. La popularité de ces microcontrôleurs peut être attribuée principalement à Arduino, une carte microcontrôleur, open source, bon marché, avec un environnement de programmation en ligne.

Programmer de telles cartes est facile grâce à l’abondance d’exemples, tutoriels et codes fournis par la communauté. Les cartes peuvent être connectées à un circuit, en respectant des schémas disponibles en ligne. La communauté Arduino maintient une excellente documentation pour les débutants et les experts sur www.arduino.cc.

La possibilité de se procurer des capteurs peu coûteux est le prochain problème à résoudre. L’utilisation de capteurs combinée avec ATMegas (les microcontrôleurs utilisés sur les cartes Arduino) est très populaire. Les gens peuvent mesurer autour d’eux tout ce qui leur passe par la tête. Ils collectent toutes les données et cherchent à les comparer à celles d’autres personnes. Cela crée un besoin de plate-formes open data permettant de partager ces données en ligne. Des communautés se forment non seulement autour du matériel, mais aussi autour de sujets de recherche. Par exemple, spectralworkbench.org, où les personnes partagent leurs analyses spectrales de différentes sources lumineuses. Ils utilisent un spectromètre fait d’un morceau de carton et d’un morceau de CD connecté à une webcam. Ils déposent leurs spectres dans la base de données, qui contient des résultats venant à la fois de spectrographes professionnels et amateurs. Il s’agit d’un mélange de spectres utiles et d’images floues. La base de données est alimentée essentiellement par des passionnés curieux, et à mesure que sa taille augmente, elle devient une ressource précieuse pour déterminer des éléments chimiques. Dans la section « Apprendre » du site internet, on peut découvrir l’usage qui est fait des données. Des citoyens l’utilisent pour mesurer la contamination de la nourriture, la présence d’OGM (Critical Art Ensemble, 2003), la quantité d’azote dans des terres agricoles, le niveau de pollution de l’air, etc. Cela les amène à porter un regard critique sur les informations obtenues depuis des sources officielles, comme les gouvernements et les industriels.

Un spectrographe maison fait d’un morceau de carton et d’un morceau de CD

Une avancée récente est le Lab-on-a-Chip (Ndt : littéralement, laboratoire-sur-une-puce), un petit laboratoire qui peut être utilisé pour des analyses de fluides. Le Lab-on-a-Chip est bon marché et facile à utiliser. Le but est d’en faire un labo si facile à utiliser que n’importe qui puisse s’en servir sans connaissances préalables. Dans le domaine médical, il permet aux patients de faire leur propre diagnostic in vitro. Il permet aussi de raccourcir le temps nécessaire pour prendre une décision car le patient qui possède déjà le laboratoire à la maison n’a pas à attendre un rendez-vous (von Lode, 2005).

Un Lab-on-a-Chip est une petite plaque de verre sur laquelle sont gravés de minuscules canaux fluides. Elle est montée accolée à un capteur semi-conducteur, connecté à un microcontrôleur qui effectue les analyses ou envoie les données à un outil d’analyse.

Le boom récent des Fablabs et des ateliers ouverts pour la fabrication numérique, qui trouvent leur origine au MIT (Gershenfeld, 2012), a permis au citoyen scientifique de graver ses propres systèmes Lab-on-a-Chip, en lui donnant accès à des ciseaux lasers et des imprimantes 3D. En utilisant Arduino et du logiciel open source pour l’analyse, il peut maintenant effectuer lui-même des analyses de fluides chimiques complexes.

Ces nouvelles technologies sont désormais à la disposition de tous, pour autant qu’on ne soit pas effrayé par la technologie. De nouveaux outils voient le jour sous forme d’outils pour jeux vidéo et il faut un peu de temps avant que des gens les rendent accessibles à un public plus large en les dotant d’interfaces conviviales. Ce processus est déjà entamé et de nombreux outils deviennent utiles à ceux qui sont intéressés à les utiliser plutôt qu’à les faire fonctionner.

Ce ne sont pas seulement les données collectées par les citoyens, mais aussi leurs connaissances, leur intelligence, leur créativité et les réseaux sociaux, qui ont de la valeur pour les scientifiques universitaires. Dans beaucoup de projets de science citoyenne menés par des scientifiques universitaires, seul le temps du participant et la puissance de traitement de son ordinateur sont utilisés. Généralement, le participant n’est utilisé que pour la collecte des données et leur classement. L’intelligence du participant ou sa créativité sont rarement nécessaires et le projet n’offre que des opportunités très limitées pour une amélioration personnelle (Rotman et al., 2012). Parfois, une formation est disponible qui permet au participant d’apprendre à reconnaître des motifs, des espèces et des types de galaxies, mais il n’est presque jamais invité à participer à la conception de la recherche.

Les citoyens ont de précieuses connaissances souvent hors de portée des scientifiques universitaires (voir aussi Pereira et Saltelli). Ils disposent d’une connaissance locale que Warren (Warren, 1991) décrit comme

« une connaissance qui est particulière à une culture ou à une société donnée). […] C’est le fondement de la prise de décision à un niveau local en agriculture, pour les soins médicaux, la préparation alimentaire, l’éducation, la gestion des ressources naturelles, et une foultitude d’autres activités dans les communautés rurales. »

Mais bien sûr, il n’y a pas que dans les communautés rurales que la connaissance locale est importante. Les citoyens sont bien plus capables de participer qu’il ne leur est permis de le montrer (Fischer, 2000). De nombreux gouvernements locaux réalisent maintenant qu’ils ont besoin de l’apport de leurs citoyens pour gouverner leur cité à la satisfaction de ceux-ci. Commencer à travailler avec des citoyens critiques n’est pas une étape facile à franchir, mais dès que les citoyens sont impliqués dans la fourniture des connaissances qui permettront la prise de décision, ils sont plus enclins à accepter les conséquences et les mesures qui en résultent.
Dans la ville néerlandaise d’Amersfoot, le gouvernement local avait besoin de données sur les impacts du changement climatique à une échelle très locale, où seulement des données globales étaient disponibles. Après avoir assisté à une conférence sur la science citoyenne, il a décidé de ne pas confier le travail à un consultant, mais de trouver un groupe de citoyens intéressés par l’investigation sur les changements climatiques dans leur voisinage. Le groupe a été chargé de mettre en place la recherche, de décider quels indicateurs devaient être mesurés, qui faire participer et comment publier les résultats. Ils ont maintenant démarré leur projet dont les résultats sont visibles sur www.meetjestad.net (Meet je Stad, 2015).

Les scientifiques universitaires voient les avantages à coopérer avec les citoyens, non seulement pour la valeur qualitative de leurs connaissances locales, mais aussi pour leurs réseaux sociaux étendus. Les citoyens actifs savent ce qui se passe dans leur communauté et peuvent dire quels investisseurs devraient être impliqués. Aussi doivent-ils être impliqués au tout début d’un projet de recherche, sinon il sera trop tard pour tirer profit de cette partie de leurs connaissances. Il y a vingt ans, Alan Irwin (Irwin, 1995) prônait la réunion des mondes de la science universitaire et de la science citoyenne. Aujourd’hui le besoin et les possibilités se sont accrus. Les scientifiques citoyens disposent de plus d’outils pour créer de la connaissance, l’infrastructure existe pour la partager et nous avons quelques gros problèmes à résoudre pour lesquels nous avons besoin de toute l’aide disponible.
Et Cash et al. (2003) de conclure que « […] les efforts pour mobiliser la science et la technologie pour la durabilité ont plus de chances d’être efficaces si on gère les frontières entre la connaissance et l’action d’une façon qui améliore à la fois l’importance, la crédibilité et la légitimité de l’information produite. » De nombreux citoyens sont prêts à l’action ou déjà actifs. Ils ont besoin de connaissances scientifiques.

Pour libérer le savoir, mieux vaut ouvrir les portes…
Stockholm Public Library CC-BY Samantha Marx

3. Accès libre

Pour cet essai, j’avais prévu de n’utiliser que des références à des articles disponibles en accès libre, juste pour le principe. Le fait que cela se soit avéré impossible est en soi encore plus parlant que je ne l’aurais voulu. Pour être en mesure de rédiger un essai comme celui-ci, un scientifique citoyen serait obligé de contacter par e-mail des amis travaillant dans des universités, d’utiliser le hashtag Twitter #icanhazpdf (lepdfsivouplé) et d’écrire des mails à des auteurs, en espérant recevoir leurs articles en retour.

Certains des articles en accès restreint, comme celui-ci, parlent de la science citoyenne, dont certains pourraient directement intéresser les citoyens. Mais les citoyens qui luttent pour construire leurs propres projets scientifiques sans budget ont peu de chances de pouvoir investir 41,95 $ dans un article dont ils ne sont même pas certains qu’il leur sera utile. Dans la plupart des cas, la science qui traite de science citoyenne n’atteindra pas des citoyens pratiquant les sciences, ni des citoyens ayant besoin d’un apport scientifique.

Dans la société de pair à pair, il est tacitement convenu que quiconque utilise les services d’une autre personne, restitue quelque chose à la communauté dont il se nourrit. Aussi, faire de la recherche en se basant sur de la science citoyenne et ne pas en partager les résultats serait une violation de ces règles tacites.

Les droits d’auteur et les brevets empêchent la mise à disposition et le développement de la connaissance. On pense souvent que les droits d’auteur sont le seul moyen de protéger les auteurs, mais il existe d’autres moyens de protéger les droits des auteurs et des développeurs de produits logiciels open source. Certaines institutions développent leurs propres licences pour les logiciels open source (MIT Public License, 1988) ou pour le matériel open source (CERN Open Hardware License, 2011). Elles utilisent leurs connaissances des droits d’auteur et de la propriété intellectuelle pour aider les gens qui veulent ajouter leurs données, idées, conceptions et produits au domaine public. Une fois là, cela pourra être utilisé comme base par n’importe qui (selon la licence), mais ne pourra jamais être réclamé, breveté ou sorti du domaine public. Chacune des licences propose ses propres solutions, laissant au développeur le choix de qui peut utiliser son produit et dans quelles conditions. Certaines licences permettent une utilisation commerciale du produit, d’autres non. Certaines demandent l’attribution à l’auteur original. D’autres demandent que les sous-produits soient publiés sous la même licence que l’original.

Concevoir ces licences et les rendre disponibles est une manière très appréciée pour les institutions de restituer quelque chose aux biens communs.

…car, comme on dit en langage Wikipédia « Citation Needed ».

4. Éducation

L’existence de citoyens instruits est une condition nécessaire pour avoir une démocratie qui fonctionne (Hils Hauge et Barwell), et ça l’est tout autant dans une société de pair à pair. Néanmoins, aux Pays-Bas par exemple [ndt : l’auteure est néerlandaise], les études universitaires ne sont pas facilement accessibles à tous les citoyens qui pourraient y prétendre. Les gens qui ont déjà un diplôme payent des frais d’inscription très élevés. Étudier à temps partiel est déconseillé et dans la majorité des disciplines ce n’est même pas possible. Cela entre en conflit avec l’idéal « d’éducation tout au long de la vie » qui est diffusé par les institutions éducatives, et cela ne permet pas d’avoir des citoyens ouverts à tout et bien informés. Cependant, nous comptons sur eux pour faire des choix éclairés au moment de voter (Westheimer et Kahne, 2000). Pour les gouvernements, la mode est de vouloir des citoyens impliqués, mais très peu d’efforts sont faits pour leur donner les outils et informations nécessaires.

Mais maintenant, une part croissante des citoyens est en train de trouver le chemin vers des études plus accessibles et moins structurées. De nouvelles méthodes de partage des connaissances sont inventées, le plus souvent en utilisant Internet. Les cours magistraux de certaines universités sont disponibles en streaming. Cela peut aider pour compléter une formation, mais sans exercices cela reste incomplet. Khan Academy.org est un site web où vous pouvez vous former vous-mêmes dans n’importe quelle matière du lycée à l’université. Il utilise un algorithme intelligent qui permet aux étudiants de garder la trace de leur progrès. Néanmoins la Khan Academy fonctionne essentiellement du sommet vers la base, une personne donne un cours et un étudiant consomme cette connaissance. OpenTOKO (http://web.archive.org/web/20140927205928/http://www.opentoko.org/) a une approche différente.
Un thème est proposé en ligne, des experts et des novices s’y inscrivent, créant un groupe de connaissances partagées qui se réunit pour un après-midi. La dynamique est très variable, parfois un TOKO est planifié largement à l’avance, parfois dans un délai très court. Les thèmes peuvent être populaires ou ésotériques ; on peut être très nombreux ou seulement deux ou trois. Souvent, il s’avère que les experts apprennent des compétences, des connaissances ou des questions des débutants. Les experts acquièrent une meilleure compréhension du thème, et cela donne au débutant un bon départ sur le sujet. OpenTOKO doit encore être amélioré. Un système de référencement automatique doit être créé, permettant à chacun de suggérer un thème, de s’inscrire comme expert ou novice, de proposer un lieu ou une date. Quand toutes les conditions sont réunies, un OpenTOKO est automatiquement créé.
L’inscription est gratuite, tout le monde en profite en améliorant ses connaissances. Les thèmes abordés sont divers : langage de programmation, électronique, mathématiques et statistiques mais aussi comment tricoter des chaussettes ou faire pousser des légumes, tout dépend de ce que souhaitent les participants. Les scientifiques qui souhaitent faire participer des citoyens à leurs cours, n’ont pas besoin de simplifier leurs résultats ou leur langage. Les citoyens peuvent apprendre eux-mêmes et devenir familiers de la terminologie utilisée dans les différents domaines scientifiques.

Wikipédia peut être utilisée comme point de départ de collecte d’informations sur pratiquement tous les sujets. À partir de là, il est facile de trouver des publications scientifiques, mais à nouveau les citoyens se heurtent souvent à des ressources payantes.

Cliquez sur l’image pour voir la vidéo sur la chaîne YouTube de Datagueule.

5. Vers une société de pair à pair

On constate, au cours de la dernière décennie, une tendance au partage sur un mode de p2p : d’un individu vers les autres. En 1999, un adolescent a créé le logiciel Napster, qui permettait à tout le monde de partager des fichiers numériques (Carlsson et Gustavsson, 2001). Napster utilisait un serveur central. À cause de cela, l’industrie du disque, via des poursuites judiciaires, a pu fermer Napster. Les outils d’échange de musique de la génération suivante sont les réseaux P2P, dans lesquels les utilisateurs échangent directement leurs fichiers avec d’autres personnes. Ces réseaux ne sont pas hiérarchisés et sont difficiles à fermer. Brafman et Beckstrom (2006) compare ces organisations sans leader à des étoiles de mer, et les organisations hiérarchiques à des araignées ; si vous coupez la tête d’une araignée, elle meurt. L’étoile de mer, elle, n’a pas de tête. Coupez un bras et un nouveau bras se formera. Coupez l’étoile de mer en deux et vous obtiendrez deux étoiles de mer. Les réseaux P2P semblent indestructibles aussi longtemps qu’ils ont la volonté d’exister.

Bauwens et Lievens (2013) voient la transition vers une société de pair à pair comme l’inévitable prochaine étape du développement humain. Leur présentation de l’histoire de la société occidentale commence à l’époque romaine. À cette époque, 80 % des gens étaient des esclaves. La société romaine dépendait entièrement de ces esclaves, et en avait un besoin toujours plus important. Pour continuer d’augmenter le nombre d’esclaves, ils devaient continuer d’étendre leur empire. Finalement, cela devint plus cher que des solutions alternatives comme le métayage. Ils commencèrent donc à affranchir des esclaves, leur laissant cultiver la terre en échange d’un partage des récoltes. Cette pratique a évolué vers le système féodal qui a perduré plusieurs siècles.

L’industrialisation, au 19e siècle, a déplacé les travailleurs vers les villes, ces derniers achetant alors leur nourriture au lieu de la faire pousser. Les travailleurs ont reçu un salaire, le moment du capitalisme était venu. Dans le même temps, les gens prirent une place précise dans de grandes structures hiérarchisées.

Maintenant, l’automatisation a réduit la quantité de travail humain nécessaire à la production des besoins indispensables à nos sociétés. Et le spécialiste d’économie politique Skidelsky(2012) de conclure : « La vérité est que nous ne pouvons pas continuer à automatiser efficacement nos productions sans remettre en cause nos attitudes envers la consommation, le travail, les loisirs et la distribution des revenus. » Dans les sociétés occidentales, seule une petite part de notre travail sert à fournir les besoins fondamentaux de la société. La majorité des gens a un travail qui n’est pas vraiment indispensable (Graeber, 2013). La plupart d’entre eux en ont conscience, ce qui a souvent un impact négatif sur leur santé morale et physique.
On constate aussi une augmentation du nombre de personnes sans emploi pour qui l’ancien système est un échec. Ils ont été virés par leur ancien employeur, souvent après des décennies de travail dévoué et de loyauté. Une grande partie des gens virés sont devenus trop chers à cause de leur ancienneté. Les employeurs ont tendance à choisir des employés moins chers, plutôt que plus expérimentés. Ici, l’argent prime sur la qualité ou l’humanité.

Certains chômeurs choisissent désormais de faire les choses différemment, et se mettent à chercher un nouveau système plus respectueux des personnes et valorisant la qualité. Comme les esclaves affranchis, ils sont un nombre croissant dans nos sociétés à avoir l’énergie nécessaire pour commencer à travailler dans un nouveau système. Bauwens et Lievens appelle ce système « l’économie P2P », celle-ci est basée sur les échanges entre individus.

La combinaison d’un savoir disponible et d’une insatisfaction croissante face à la manière dont les gouvernements traitent les questions écologiques encourage les personnes à s’impliquer dans des expériences à l’échelle locale pour produire de l’énergie et de la nourriture, pour recycler les déchets et pour plus de démocratie et d’innovation sociale. Certaines de ces expériences échouent, mais d’autres sont des succès et rendent stables des alternatives locales et modestes qui peuvent inspirer les autres. Tout ne peut pas se faire facilement au niveau local. Il vaut mieux que la médecine spécialisée soit exercée dans un hôpital dédié. Les experts sont les plus à même de traiter les questions de droit, bien que le système des jurys populaires soit un peu plus P2P que les systèmes judiciaires avec uniquement des juges, et qu’il soit considéré comme juste dans de nombreux pays. Les processus de production que l’on dit plus efficaces à grande échelle, ne le sont peut-être pas tant que ça si tous les coûts réels relatifs au transport, aux infrastructures, aux ressources naturelles et aux déchets sont inclus dans le calcul. Souvent, ces « externalités » comme on les appelle, ne sont pas financées par les multinationales (Mansfield, 2011 ; Scherhorn, 2005).

Le pair à pair, vous savez, le truc d’avant les plateformes, qui marchait mieux et générait moins de dangers…?

6. Quand les systèmes se percutent

La société de pair à pair peut cohabiter avec la société capitaliste dans de nombreux cas, tout comme les scientifiques citoyens cohabitent avec les scientifiques universitaires. Il peut y avoir des conflits de nature financière, comme dans le cas des maisons de disques avec les réseaux p2p pour la distribution de musique, où les deux cotés essayent de maximiser leurs profits. Les situations les plus intéressantes, cependant, sont celles où les deux points de vue sont valables, mais incompatibles.

La société de pair à pair est basée sur la confiance acquise lors de travaux préalables. Si vous contribuez à la communauté, vous obtenez en retour du respect et de la confiance. Cependant, dans la société capitaliste, la confiance se base sur les diplômes. Si vous voulez un travail en tant qu’ingénieur informaticien, il vous faut avoir des diplômes et des qualifications pour prouver que vous pouvez écrire du code. Dans la société de pair à pair, vous prouvez que vous pouvez écrire du code en écrivant du code. Le code est open source afin que les utilisateurs puissent vérifier s’il fonctionne et que les experts puissent vérifier qu’il est bien écrit et ne contient pas de virus. Quand les deux mondes se rencontrent, ils sont souvent sceptiques sur l’approche de l’autre.
Certaines personnes voient les forces et faiblesses de chaque système, et un ingénieur informaticien peut avoir un emploi sans diplôme, s’il rencontre le bon responsable des ressources humaines. Le lien entre les deux mondes vient de ceux qui reconnaissent les possibilités de coopérer et ont un statut qui leur permet de s’écarter des règles en usage. Dans tous les cas, la manière pair à pair d’assurer la qualité ou la fiabilité d’un pair demandera plus d’efforts que pour un scientifique universitaire par exemple. Il faudra faire des recherches sur la personne, soit à travers un contact personnel, soit en regardant à sa réputation auprès de ses pairs et son travail. Pour des nouveaux venus, il s’agit de deux situations complètement différentes.

Mais que peut-on dire des autres différences entre les scientifiques citoyens et les scientifiques universitaires ? Pour faire de la vraie science, il faut travailler selon un certain nombre de règles, mais les citoyens peuvent n’en faire qu’à leur tête. Comment se positionnent-ils vis-à-vis de l’éthique ou de la qualité ? C’est ce qui inquiète de nombreux scientifiques universitaires. Les motivations des citoyens et la qualité de leur travail sont suspectes (Show, 2015). Même les projets montés et gérés par des scientifiques universitaires qui utilisent des données collectées par des volontaires ont du mal à se faire publier (Bonney et al, 2014).

Il est vrai que la science citoyenne n’a pas nécessairement un ensemble fixe de règles sur l’éthique ou les méthodes. Bien qu’il y ait quantité d’exemples de réseaux qui partagent une charte éthique ou une liste de méthodes [29], comme certains diy-biolabs (ndt : littéralement labo-bio à faire soi-même) (Diybio,2016) et makerspaces (espaces collaboratifs) (Fablab.nl), beaucoup n’y ont jamais pensé, n’en ont jamais discuté, ou même, ne s’y sont simplement pas intéressés. Mais tout comme n’importe quel programmeur peut vérifier du code informatique ouvert, n’importe quel scientifique universitaire peut vérifier si un projet de science citoyenne est bien fait, à l’aune des normes universitaires. Pour moi, cela ne veut pas dire que les normes universitaires doivent être celles qu’il faut utiliser pour évaluer la science citoyenne, mais qu’il est possible de le faire. Dans certains cas, les normes universitaires sont moins strictes que celle utilisées dans la science citoyenne.

Par exemple, dans la science conventionnelle, il n’est pas courant d’ouvrir l’ensemble des données, alors que c’est le cas dans la science citoyenne. De ce point de vue, la science citoyenne et plus reproductible et la fraude est plus facile à détecter. Les expériences des scientifiques citoyens sont souvent répétées et améliorées. Les scientifiques citoyens ne sont pas soumis à la pression de la publication (Saltelli et Giampetro, traitent du déchirement entre publier ou périr comme d’un ingrédient clé de la crise de la recherche scientifique), ils publient quand ils pensent avoir trouvé quelque chose d’intéressant. Le travail est ouvert au regard des pairs de la première tentative aux conclusions finales.

Un exemple de base de données ouverte, libre et collaborative qu’on aime beaucoup ;)

Les scientifiques citoyens publient plus facilement des résultats négatifs. Ils ne sont pas gênés par leurs erreurs. Les publications de résultats positifs contiennent aussi un chapitre sur les tentatives précédentes qui ont échoué, et un retour sur la cause de l’échec. Ces résultats négatifs sont, à mon avis, aussi valables que des résultats positifs, bien que dans la recherche scientifique conventionnelle il existe une forte propension à ne publier que des résultats positifs, ce qui rend la recherche scientifique universitaire incomplète (Dwan et al., 2008).

Les scientifiques citoyens sont souvent suspectés d’avoir des partis pris, des motivations ou des ordres du jour cachés. Nous savons désormais que les professionnels de la science ont aussi des partis pris. Les scientifiques citoyens sont même moins susceptibles d’avoir certains partis pris, comme ceux relatifs au prestige ou au financement, et ce goût pour les résultats positifs. Mais le fait que les scientifiques universitaires ne soient pas forcément meilleurs que n’importe quel scientifique citoyen ne signifie pas que nous devons ignorer les problèmes potentiels liés à la qualité des scientifiques citoyens. Afin de permettre plus de coopération entre les scientifiques citoyens et universitaires, nous devons insister sur la totale transparence concernant les conflits d’intérêt, tant pour les scientifiques universitaires que citoyens. Dans la recherche scientifique universitaire, il existe une saine discussion sur la qualité, les partis pris et les conflits d’intérêt. Dans la science citoyenne le sujet est difficilement évoqué, ce qui est une honte puisque certains partis pris sont moins susceptibles d’exister quand leur propriétaire en a conscience.

La qualité est souvent décrite comme être « adapté à la fonction ». Parfois, nous pouvons avoir besoin de données précises issues de capteurs onéreux. Dans de tels cas, la recherche universitaire pourrait aboutir à une meilleure qualité. Mais dans d’autre cas, nous pouvons avoir besoin d’une haute définition et ici de vastes groupes de citoyens sont plus à même de fournir de la haute qualité. La connaissance n’est adaptée au besoin que si elle est ouverte à ceux qui en ont besoin. Il est par conséquent important que les connaissances relatives au changement climatique et aux autres problèmes mondiaux soient totalement ouvertes.

Je pense qu’il serait bon que les scientifiques universitaires et citoyens aient un débat sur les raisons pour lesquelles des résultats de qualité sont utiles aux autres citoyens, aux décideurs politiques locaux et aux scientifiques universitaires suivant la fonction retenue. Si nous voulons partager les données entre les scientifiques citoyens et universitaires, ou entre les scientifiques citoyens et les décideurs, quelles sont les barrières et comment peut-on les dépasser ? Devons-nous trouver un ensemble de critères définissant la qualité (y compris l’accessibilité) qui soit satisfaisant pour les chercheurs scientifiques et gérable par les citoyens ?

7. Les biens communs

La plupart des enjeux soulevés dans les paragraphes précédents nous amènent à la notion de biens communs. Les biens communs incluent tout ce qui appartient à tout le monde, par exemple l’atmosphère, l’écosystème planétaire, la culture et les connaissances humaines.

La majeure partie de la richesse mondiale privée existe parce que les biens ou les services qui appartiennent aux biens communs peuvent souvent être accaparés sans payer, et qu’il n’y a pas d’obligation de restituer quelque chose aux biens communs.

Cela concerne les entreprises qui polluent ou s’approprient des ressources, les sociétés de divertissement commerciales qui prennent des contes traditionnels dans le domaine public pour les placer sous droits d’auteur, les entreprises qui brevètent des gènes qui sont en grande partie naturels, ainsi que les recherches scientifiques qui utilisent des contributions en provenance des biens communs, sans jamais restituer leurs résultats aux biens communs (Barnes, 2006).

Le changement climatique, la pollution et l’épuisement des ressources sont le problème de tout le monde. Ces problèmes font autant partie des biens communs que les solutions. Leur résolution n’a pas à dépendre d’une initiative privée. En partageant le savoir entre scientifiques universitaires et citoyens, nous pouvons travailler ensemble sur ces questions.

Les enclosures, c’est bon pour les poules dans Minetest… pas pour les enjeux mondiaux.

8. Débat et conclusion

Les scientifiques citoyens ne sont pas des anges envoyés de l’au-delà pour sauver la science. Ils ne sont pas là non plus pour détruire les institutions universitaires et prendre le pouvoir. Ils ont leurs propres programmes, imperfections et partis pris, comme les scientifiques universitaires. Une meilleure prise de conscience de ces partis pris peut améliorer la qualité de leur travail. Chaque débat sur la qualité doit être respectueux et ouvert, et tenir compte des limites de la science citoyenne et de ses pratiquants. Nous savons que les citoyens ne prennent pas toujours la bonne décision quand ils votent, ne votent pas ou achètent quelque chose. Donc pourquoi devrait-on compter sur eux pour résoudre les problèmes de la société ? On ne doit rien attendre de personne, mais nous devons impliquer toute l’aide disponible, et si les gens sont intrinsèquement motivés, nous ne devons pas les marginaliser

Bien que les groupes qui utilisent la science citoyenne pour résoudre les problèmes, dont à leur avis les institutions ne s’occupent pas, soient encore petits, l’intérêt qu’ils reçoivent des autres et la disponibilité des outils et des infrastructures faciles à utiliser peuvent conduire à des groupes plus nombreux et plus grands, et à un réseau plus fort d’individus. Ce que nous voyons actuellement est une tendance à l’indépendance des personnes qui pensent et qui font. Ils développeront peut-être un jour leurs propres institutions, mais risquent aussi de rester des groupes faiblement liés d’individus isolés.

C’est la même chose en ce qui concerne la transition vers une société de pair à pair. La transition est en cours. Elle n’a pas besoin d’une révolution mais elle croît à côté du système actuel. Elle accélère là où le système actuel échoue. Elle a besoin de cet élan, et si le système actuel résout soudain les problèmes, ou si le système P2P n’y arrive pas, cette tendance pourrait s’arrêter. Pour le moment, ça grandit.

Les citoyens ont envie de contribuer à trouver des solutions aux problèmes que le système néo-libéral échoue à résoudre, comme les problèmes d’environnement, de représentation démocratique (publiclab.org). Les citoyens partagent de plus en plus pour la prise de décision à mesure que notre société évolue vers un modèle P2P (Public Laboratory, 2016).

Les citoyens ont prouvé qu’ils étaient capables de formuler leurs propres thèmes de recherche, de monter leurs propres projets, de se former et de gérer des projets complexes. Il est temps de les prendre au sérieux.

Les scientifiques contribuent déjà à l’émancipation des citoyens en développant par exemple de nouvelles technologies et licences, mais celles-ci découlent de la connaissance scientifique. Il est aussi nécessaire de partager la connaissance elle-même. Si les scientifiques veulent que leurs résultats soient utiles, ils doivent les rendre accessibles aux citoyens.

Les connaissances créées par les citoyens peuvent être très utiles aux chercheurs universitaires. Néanmoins, l’initiative de donner quelque chose en retour à la communauté doit être prise par les chercheurs universitaires qui s’engagent dans des projets de science citoyenne.

Nous ne sommes pas loin de nous débarrasser de tout ce qui entrave la voie de la production collaborative de connaissances utiles. Il faudra des ajustements de part et d’autre pour rassembler la science citoyenne et la science universitaire, mais nous pouvons joindre nos efforts afin de rendre possible cette transition durable.

Comment ? En collaborant, on te dit, mon chaton !

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Google, nouvel avatar du capitalisme, celui de la surveillance

Nous avons la chance d’être autorisés à traduire et publier un long article qui nous tient à cœur : les idées et analyses qu’il développe justifient largement les actions que nous menons avec vous et pour le plus grand nombre.

Avant propos

Par Framatophe.

Dans ses plus récents travaux, Shoshana Zuboff procède à une analyse systématique de ce qu’elle appelle le capitalisme de surveillance. Il ne s’agit pas d’une critique du capitalisme-libéral en tant qu’idéologie, mais d’une analyse des mécanismes et des pratiques des acteurs dans la mesure où elles ont radicalement transformé notre système économique. En effet, avec la fin du XXe siècle, nous avons aussi vu la fin du (néo)libéralisme dans ce qu’il avait d’utopique, à savoir l’idée (plus ou moins vérifiée) qu’en situation d’abondance, chacun pouvait avoir la chance de produire et capitaliser. Cet égalitarisme, sur lequel s’appuient en réalité bien des ressorts démocratiques, est mis à mal par une nouvelle forme de capitalisme : un capitalisme submergé par des monopoles capables d’utiliser les technologies de l’information de manière à effacer la « libre concurrence » et modéliser les marchés à leurs convenances. La maîtrise de la production ne suffit plus : l’enjeu réside dans la connaissance des comportements. C’est de cette surveillance qu’il s’agit, y compris lorsqu’elle est instrumentalisée par d’autres acteurs, comme un effet de bord, telle la surveillance des États par des organismes peu scrupuleux.

La démarche intellectuelle de Shoshana Zuboff est très intéressante. Spécialiste au départ des questions managériales dans l’entreprise, elle a publié un ouvrage en 1988 intitulé In the Age Of The Smart Machine où elle montre comment les mécanismes productivistes, une fois dotés des moyens d’« informationnaliser » la division du travail et son contrôle (c’est-à-dire qu’à chaque fois que vous divisez un travail en plusieurs tâches vous pouvez en renseigner la procédure pour chacune et ainsi contrôler à la fois la production et les hommes), ont progressivement étendu l’usage des technologies de l’information à travers toutes les chaînes de production, puis les services, puis les processus de consommation, etc. C’est à partir de ces clés de lecture que nous pouvons alors aborder l’état de l’économie en général, et on s’aperçoit alors que l’usage (lui même générateur de profit) des Big Data consiste à maîtriser les processus de consommation et saper les mécanismes de concurrence qui étaient auparavant l’apanage revendiqué du libéralisme « classique ».

Ainsi, prenant l’exemple de Google, Shoshana Zuboff analyse les pratiques sauvages de l’extraction de données par ces grands acteurs économiques, à partir des individus, des sociétés, et surtout du quotidien, de nos intimités. Cette appropriation des données comportementales est un processus violent de marchandisation de la connaissance « sur » l’autre et de son contrôle. C’est ce que Shoshana Zuboff nomme Big Other :

« (Big Other) est un régime institutionnel, omniprésent, qui enregistre, modifie, commercialise l’expérience quotidienne, du grille-pain au corps biologique, de la communication à la pensée, de manière à établir de nouveaux chemins vers les bénéfices et les profits. Big Other est la puissance souveraine d’un futur proche qui annihile la liberté que l’on gagne avec les règles et les lois.» 1

Dans l’article ci-dessous, Shoshana Zuboff ne lève le voile que sur un avatar de ce capitalisme de surveillance, mais pas n’importe lequel : Google. En le comparant à ce qu’était General Motors, elle démontre comment l’appropriation des données comportementales par Google constitue en fait un changement de paradigme dans les mécanismes capitalistes : le capital, ce n’est plus le bien ou le stock (d’argent, de produits, de main-d’oeuvre etc.), c’est le comportement et la manière de le renseigner, c’est à dire l’information qu’une firme comme Google peut s’approprier.

Ce qui manquait à la littérature sur ces transformations de notre « société de l’information », c’étaient des clés de lecture capables de s’attaquer à des processus dont l’échelle est globale. On peut toujours en rester à Big Brother, on ne fait alors que se focaliser sur l’état de nos relations sociales dans un monde où le capitalisme de surveillance est un état de fait, comme une donnée naturelle. Au contraire, le capitalisme de surveillance dépasse les États ou toute forme de centralisation du pouvoir. Il est informel et pourtant systémique. Shoshana Zuboff nous donne les clés pour appréhender ces processus globaux, partagé par certaines firmes, où l’appropriation de l’information sur les individus est si totale qu’elle en vient à déposséder l’individu de l’information qu’il a sur lui-même, et même du sens de ses actions.

 

Shoshana Zuboff est professeur émérite à Charles Edward Wilson, Harvard Business School. Cet essai a été écrit pour une conférence en 2016 au Green Templeton College, Oxford. Son prochain livre à paraître en novembre 2017 s’intitule Maître ou Esclave : une lutte pour l’âme de notre civilisation de l’information et sera publié par Eichborn en Allemagne, et par Public Affairs aux États-Unis.

Les secrets du capitalisme de surveillance

par Shoshana Zuboff

Article original en anglais paru dans le Franfurter Allgemeine Zeitung : The Secrets of Surveillance Capitalism

Traduction originale : Dr. Virginia Alicia Hasenbalg-Corabianu, révision Framalang : mo, goofy, Mannik, Lumi, lyn

Le contrôle exercé par les gouvernements n’est rien comparé à celui que pratique Google. L’entreprise crée un genre entièrement nouveau de capitalisme, une logique d’accumulation systémique et cohérente que nous appelons le capitalisme de surveillance. Pouvons-nous y faire quelque chose ?

Nous devons faire face aux assauts menés par les appétits insatiables d’un tout nouveau genre de capitalisme : le capitalisme de surveillance. Image © ddp images

 

Google a dépassé Apple en janvier en devenant la plus grosse capitalisation boursière du monde, pour la première fois depuis 2010 (à l’époque, chacune des deux entreprises valait moins de 200 milliards de dollars; aujourd’hui, chacune est évaluée à plus de 500 milliards). Même si cette suprématie de Google n’a duré que quelques jours, le succès de cette entreprise a des implications pour tous ceux qui ont accès à Internet. Pourquoi ? Parce que Google est le point de départ pour une toute nouvelle forme de capitalisme dans laquelle les bénéfices découlent de la surveillance unilatérale ainsi que de la modification du comportement humain. Il s’agit d’une intrusion globale. Il s’agit d’un nouveau capitalisme de surveillance qui est inimaginable en dehors des insondables circuits à haute vitesse de l’univers numérique de Google, dont le vecteur est l’Internet et ses successeurs. Alors que le monde est fasciné par la confrontation entre Apple et le FBI, véritable réalité est que les capacités de surveillance d’espionnage en cours d’élaboration par les capitalistes de la surveillance sont enviées par toutes les agences de sécurité des États. Quels sont les secrets de ce nouveau capitalisme, comment les entreprises produisent-elles une richesse aussi stupéfiante, et comment pouvons-nous nous protéger de leur pouvoir envahissant ?

I. Nommer et apprivoiser

La plupart des Américains se rendent compte qu’il y a deux types de personnes qui sont régulièrement surveillées quand elles se déplacent dans le pays. Dans le premier groupe, celles qui sont surveillées contre leur volonté par un dispositif de localisation attaché à la cheville suite à une ordonnance du tribunal. Dans le second groupe, toutes les autres.

Certains estiment que cette affirmation est absolument fondée. D’autres craignent qu’elle ne puisse devenir vraie. Certains doivent penser que c’est ridicule. Ce n’est pas une citation issue d’un roman dystopique, d’un dirigeant de la Silicon Valley, ni même d’un fonctionnaire de la NSA. Ce sont les propos d’un consultant de l’industrie de l’assurance automobile, conçus comme un argument en faveur de « la télématique automobile » et des capacités de surveillance étonnamment intrusives des systèmes prétendument bénins déjà utilisés ou en développement. C’est une industrie qui a eu une attitude notoire d’exploitation de ses clients et des raisons évidentes d’être inquiète, pour son modèle économique, des implications des voitures sans conducteur. Aujourd’hui, les données sur l’endroit où nous sommes et celui où nous allons, sur ce que nous sentons, ce que nous disons, les détails de notre conduite, et les paramètres de notre véhicule se transforment en balises de revenus qui illuminent une nouvelle perspective commerciale. Selon la littérature de l’industrie, ces données peuvent être utilisées pour la modification en temps réel du comportement du conducteur, déclencher des punitions (hausses de taux en temps réel, pénalités financières, couvre-feux, verrouillages du moteur) ou des récompenses (réductions de taux, coupons à collectionner pour l’achat d’avantages futurs).

Bloomberg Business Week note que ces systèmes automobiles vont donner aux assureurs la possibilité d’augmenter leurs recettes en vendant des données sur la conduite de leur clientèle de la même manière que Google réalise des profits en recueillant et en vendant des informations sur ceux qui utilisent son moteur de recherche. Le PDG de Allstate Insurance veut être à la hauteur de Google. Il déclare : « Il y a beaucoup de gens qui font de la monétisation des données aujourd’hui. Vous allez chez Google et tout paraît gratuit. Ce n’est pas gratuit. Vous leur donnez des informations ; ils vendent vos informations. Pourrions-nous, devrions-nous vendre ces informations que nous obtenons des conducteurs à d’autres personnes, et réaliser ainsi une source de profit supplémentaire…? C’est une partie à long terme. »

Qui sont ces « autres personnes » et quelle est cette « partie à long terme » ? Il ne s’agit plus de l’envoi d’un catalogue de vente par correspondance ni le ciblage de la publicité en ligne. L’idée est de vendre l’accès en temps réel au flux de votre vie quotidienne – votre réalité – afin d’influencer et de modifier votre comportement pour en tirer profit. C’est la porte d’entrée vers un nouvel univers d’occasions de monétisation : des restaurants qui veulent être votre destination ; des fournisseurs de services qui veulent changer vos plaquettes de frein ; des boutiques qui vous attirent comme les sirènes des légendes. Les « autres personnes », c’est tout le monde, et tout le monde veut acheter un aspect  de votre comportement pour leur profit. Pas étonnant, alors, que Google ait récemment annoncé que ses cartes ne fourniront pas seulement l’itinéraire que vous recherchez, mais qu’elles suggéreront aussi une destination.

Le véritable objectif : modifier le comportement réel des gens, à grande échelle.

Ceci est juste un coup d’œil pris au vol d’une industrie, mais ces exemples se multiplient comme des cafards. Parmi les nombreux entretiens que j’ai menés au cours des trois dernières années, l’ingénieur responsable de la gestion et analyse de méga données d’une prestigieuse entreprise de la Silicon Valley qui développe des applications pour améliorer l’apprentissage des étudiants m’a dit : « Le but de tout ce que nous faisons est de modifier le comportement des gens à grand échelle. Lorsque les gens utilisent notre application, nous pouvons cerner leurs comportements, identifier les bons et les mauvais comportements, et développer des moyens de récompenser les bons et punir les mauvais. Nous pouvons tester à quel point nos indices sont fiables pour eux et rentables pour nous. »

L’idée même d’un produit efficace, abordable et fonctionnel puisse suffire aux échanges commerciaux est en train de mourir. L’entreprise de vêtements de sport Under Armour réinvente ses produits comme des technologies que l’on porte sur soi. Le PDG veut lui aussi ressembler à Google. Il dit : « Tout cela ressemble étrangement à ces annonces qui, à cause de votre historique de navigation, vous suivent quand vous êtes connecté à l’Internet (Internet ou l’internet), c’est justement là le problème – à ce détail près que Under Armour traque votre comportement réel, et que les données obtenues sont plus spécifiques… si vous incitez les gens à devenir de meilleurs athlètes ils auront encore plus besoin de notre équipement. » Les exemples de cette nouvelle logique sont infinis, des bouteilles de vodka intelligentes aux thermomètres rectaux reliés à Internet, et littéralement tout ce qu’il y a entre les deux. Un rapport de Goldman Sachs appelle une « ruée vers l’or » cette course vers « de gigantesques quantités de données ».

La bataille des données comportementales

Nous sommes entrés dans un territoire qui était jusqu’alors vierge. L’assaut sur les données de comportement progresse si rapidement qu’il ne peut plus être circonscrit par la notion de vie privée et sa revendication. Il y a un autre type de défi maintenant, celui qui menace l’idéal existentiel et politique de l’ordre libéral moderne défini par les principes de l’autodétermination constitué au cours des siècles, voire des millénaires. Je pense à des notions qui entre autres concernent dès le départ le caractère sacré de l’individu et les idéaux de l’égalité sociale ; le développement de l’identité, l’autonomie et le raisonnement moral ; l’intégrité du marché ; la liberté qui revient à la réalisation et l’accomplissement des promesses ; les normes et les règles de la collectivité ; les fonctions de la démocratie de marché ; l’intégrité politique des sociétés et l’avenir de la souveraineté démocratique. En temps et lieu, nous allons faire un bilan rétrospectif de la mise en place en Europe du « Droit à l’Oubli » et l’invalidation plus récente de l’Union européenne de la doctrine Safe Harbor2 comme les premiers jalons d’une prise en compte progressive des vraies dimensions de ce défi.

Il fut un temps où nous avons imputé la responsabilité de l’assaut sur les données comportementales à l’État et à ses agences de sécurité. Plus tard, nous avons également blâmé les pratiques rusées d’une poignée de banques, de courtiers en données et d’entreprises Internet. Certains attribuent l’attaque à un inévitable « âge des mégadonnées », comme s’il était possible de concevoir des données nées pures et irréprochables, des données en suspension dans un lieu céleste où les faits se subliment dans la vérité.

Le capitalisme a été piraté par la surveillance

Je suis arrivée à une conclusion différente : l’assaut auquel nous sommes confronté⋅e⋅s est conduit dans une large mesure par les appétits exceptionnels d’un tout nouveau genre du capitalisme, une nouvelle logique systémique et cohérente de l’accumulation que j’appelle le capitalisme de surveillance. Le capitalisme a été détourné par un projet de surveillance lucrative qui subvertit les mécanismes évolutifs « normaux » associés à son succès historique et qui corrompt le rapport entre l’offre et la demande qui, pendant des siècles, même imparfaitement, a lié le capitalisme aux véritables besoins de ses populations et des sociétés, permettant ainsi l’expansion fructueuse de la démocratie de marché.

© AFP Eric Schmidt siégeant à Google/Alphabet

Le capitalisme de surveillance est une mutation économique nouvelle, issue de l’accouplement clandestin entre l’énorme pouvoir du numérique avec l’indifférence radicale et le narcissisme intrinsèque du capitalisme financier, et la vision néolibérale qui a dominé le commerce depuis au moins trois décennies, en particulier dans les économies anglo-saxonnes. C’est une forme de marché sans précédent dont les racines se développent dans un espace de non-droit. Il a été découvert et consolidé par Google, puis adopté par Facebook et rapidement diffusé à travers l’Internet. Le cyberespace est son lieu de naissance car, comme le célèbrent Eric Schmidt, Président de Google/Alphabet, et son co-auteur Jared Cohen, à la toute première page de leur livre sur l’ère numérique, « le monde en ligne n’est vraiment pas attaché aux lois terrestres… Il est le plus grand espace ingouvernable au monde ».

Alors que le capitalisme de surveillance découvre les pouvoirs invasifs de l’Internet comme source d’accumulation de capital et de création de richesses, il est maintenant, comme je l’ai suggéré, prêt à transformer aussi les pratiques commerciales au sein du monde réel. On peut établir l’analogie avec la propagation rapide de la production de masse et de l’administration dans le monde industrialisé au début du XXe siècle, mais avec un bémol majeur. La production de masse était en interaction avec ses populations qui étaient ses consommateurs et ses salariés. En revanche, le capitalisme de surveillance se nourrit de populations dépendantes qui ne sont ni ses consommateurs, ni ses employés, mais largement ignorantes de ses pratiques.

L’accès à Internet, un droit humain fondamental

Nous nous étions jetés sur Internet pour y trouver réconfort et solutions, mais nos besoins pour une vie efficace ont été contrecarrés par les opérations lointaines et de plus en plus impitoyables du capitalisme de la fin du XXe siècle. Moins de deux décennies après l’introduction du navigateur web Mosaic auprès du public, qui permettait un accès facile au World Wide Web, un sondage BBC de 2010 a révélé que 79 % des personnes de 26 pays différents considéraient l’accès à l’Internet comme un droit humain fondamental. Tels sont les Charybde et Scylla de notre sort. Il est presque impossible d’imaginer la participation à une vie quotidienne efficace – de l’emploi à l’éducation, en passant par les soins de santé – sans pouvoir accéder à Internet et savoir s’en servir, même si ces espaces en réseau autrefois florissants s’avèrent être une forme nouvelle et plus forte d’asservissement. Il est arrivé rapidement et sans notre accord ou entente préalable. En effet, les préjudices les plus poignants du régime ont été difficiles à saisir ou à théoriser, brouillés par l’extrême vitesse et camouflés par des opérations techniques coûteuses et illisibles, des pratiques secrètes des entreprises, de fausses rhétoriques discursives, et des détournements culturels délibérés.

Apprivoiser cette nouvelle force nécessite qu’elle soit nommée correctement. Cette étroite interdépendance du nom et de l’apprivoisement est clairement illustrée dans l’histoire récente de la recherche sur le VIH que je vous propose comme analogie. Pendant trois décennies, les recherches des scientifiques visaient à créer un vaccin en suivant la logique des guérisons précédentes qui amenaient le système immunitaire à produire des anticorps neutralisants. Mais les données collectées et croisées ont révélé des comportements imprévus du virus VIH défiant les modèles obtenus auprès d’autres maladies infectieuses.

L’analogie avec la recherche contre le SIDA

La tendance a commencé à prendre une autre direction à la Conférence internationale sur le SIDA en 2012, lorsque de nouvelles stratégies ont été présentées reposant sur une compréhension plus adéquate de la biologie des quelques porteurs du VIH, dont le sang produit des anticorps naturels. La recherche a commencé à se déplacer vers des méthodes qui reproduisent cette réponse d’auto-vaccination. Un chercheur de pointe a annoncé : « Nous connaissons le visage de l’ennemi maintenant, et nous avons donc de véritables indices sur la façon d’aborder le problème. »

Ce qu’il nous faut en retenir : chaque vaccin efficace commence par une compréhension approfondie de la maladie ennemie. Nous avons tendance à compter sur des modèles intellectuels, des vocabulaires et des outils mis en place pour des catastrophes passées. Je pense aux cauchemars totalitaires du XXe siècle ou aux prédations monopolistiques du capitalisme de l’Âge d’Or. Mais les vaccins que nous avons développés pour lutter contre ces menaces précédentes ne sont pas suffisants ni même appropriés pour les nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés. C’est comme si nous lancions des boules de neige sur un mur de marbre lisse pour ensuite les regarder glisser et ne laisser rien d’autre qu’une trace humide : une amende payée ici, un détour efficace là.

Une impasse de l’évolution

Je tiens à dire clairement que le capitalisme de surveillance n’est pas la seule modalité actuelle du capitalisme de l’information, ni le seul modèle possible pour l’avenir. Son raccourci vers l’accumulation du capital et l’institutionnalisation rapide, cependant, en a fait le modèle par défaut du capitalisme de l’information. Les questions que je pose sont les suivantes : est-ce que le capitalisme de surveillance devient la logique dominante de l’accumulation dans notre temps, ou ira-t-il vers une impasse dans son évolution – une poule avec des dents au terme de l’évolution capitaliste ? Qu’est-ce qu’un vaccin efficace impliquerait ? Quel pourrait être ce vaccin efficace ?

Le succès d’un traitement dépend de beaucoup d’adaptations individuelles, sociales et juridiques, mais je suis convaincue que la lutte contre la « maladie hostile » ne peut commencer sans une compréhension des nouveaux mécanismes qui rendent compte de la transformation réussie de l’investissement en capital par le capitalisme de surveillance. Cette problématique a été au centre de mon travail dans un nouveau livre, Maître ou Esclave : une lutte pour le cœur de notre civilisation de l’information, qui sera publié au début de l’année prochaine. Dans le court espace de cet essai, je voudrais partager certaines de mes réflexions sur ce problème.

II. L’avenir : le prédire et le vendre

Les nouvelles logiques économiques et leurs modèles commerciaux sont élaborés dans un temps et lieu donnés, puis perfectionnés par essais et erreurs. Ford a mis au point et systématisé la production de masse. General Motors a institutionnalisé la production en série comme une nouvelle phase du développement capitaliste avec la découverte et l’amélioration de l’administration à grande échelle et la gestion professionnelle. De nos jours, Google est au capitalisme de surveillance ce que Ford et General Motors étaient à la production en série et au capitalisme managérial il y a un siècle : le découvreur, l’inventeur, le pionnier, le modèle, le praticien chef, et le centre de diffusion.

Plus précisément, Google est le vaisseau amiral et le prototype d’une nouvelle logique économique basée sur la prédiction et sa vente, un métier ancien et éternellement lucratif qui a exploité la confrontation de l’être humain avec l’incertitude depuis le début de l’histoire humaine. Paradoxalement, la certitude de l’incertitude est à la fois une source durable d’anxiété et une de nos expériences les plus fructueuses. Elle a produit le besoin universel de confiance et de cohésion sociale, des systèmes d’organisation, de liaison familiale, et d’autorité légitime, du contrat comme reconnaissance formelle des droits et obligations réciproques, la théorie et la pratique de ce que nous appelons « le libre arbitre ». Quand nous éliminons l’incertitude, nous renonçons au besoin humain de lancer le défi de notre prévision face à un avenir toujours inconnu, au profit de la plate et constante conformité avec ce que d’autres veulent pour nous.

La publicité n’est qu’un facteur parmi d’autres

La plupart des gens attribuent le succès de Google à son modèle publicitaire. Mais les découvertes qui ont conduit à la croissance rapide du chiffre d’affaires de Google et à sa capitalisation boursière sont seulement incidemment liées à la publicité. Le succès de Google provient de sa capacité à prédire l’avenir, et plus particulièrement, l’avenir du comportement. Voici ce que je veux dire :

Dès ses débuts, Google a recueilli des données sur le comportement lié aux recherches des utilisateurs comme un sous-produit de son moteur de recherche. À l’époque, ces enregistrements de données ont été traités comme des déchets, même pas stockés méthodiquement ni mis en sécurité. Puis, la jeune entreprise a compris qu’ils pouvaient être utilisés pour développer et améliorer continuellement son moteur de recherche.

Le problème était le suivant : servir les utilisateurs avec des résultats de recherche incroyables « consommait » toute la valeur que les utilisateurs produisaient en fournissant par inadvertance des données comportementales. C’est un processus complet et autonome dans lequel les utilisateurs sont des « fins-en-soi ». Toute la valeur que les utilisateurs produisent était réinvestie pour simplifier l’utilisation sous forme de recherche améliorée. Dans ce cycle, il ne restait rien à  transformer en capital, pour Google. L’efficacité du moteur de recherche avait autant besoin de données comportementales des utilisateurs que les utilisateurs de la recherche. Faire payer des frais pour le service était trop risqué. Google était sympa, mais il n’était pas encore du capitalisme – seulement l’une des nombreuses startups de l’Internet qui se vantaient de voir loin, mais sans aucun revenu.

Un tournant dans l’usage des données comportementales

L’année 2001 a été celle de l’effervescence dans la bulle du dot.com avec des pressions croissantes des investisseurs sur Google. À l’époque, les annonceurs sélectionnaient les pages du terme de recherche pour les afficher. Google a décidé d’essayer d’augmenter ses revenus publicitaires en utilisant ses capacités analytiques déjà considérables dans l’objectif d’accroître la pertinence d’une publicité pour les utilisateurs – et donc sa valeur pour les annonceurs. Du point de vue opérationnel cela signifiait que Google allait enfin valoriser son trésor croissant de données comportementales. Désormais, les données allaient être aussi utilisées pour faire correspondre les publicités avec les des mots-clés, en exploitant les subtilités que seul l’accès à des données comportementales, associées à des capacités d’analyse, pouvait révéler.

Il est maintenant clair que ce changement dans l’utilisation des données comportementales a été un tournant historique. Les données comportementales qui avaient été rejetées ou ignorées ont été redécouvertes et sont devenues ce que j’appelle le surplus de comportement. Le succès spectaculaire de Google obtenu en faisant correspondre les annonces publicitaires aux pages a révélé la valeur transformationnelle de ce surplus comportemental comme moyen de générer des revenus et, finalement, de transformer l’investissement en capital. Le surplus comportemental était l’actif à coût zéro qui changeait la donne, et qui pouvait être détourné de l’amélioration du service au profit d’un véritable marché. La clé de cette formule, cependant, est que ce nouveau marché n’est pas le fruit d’un échange avec les utilisateurs, mais plutôt avec d’autres entreprises qui ont compris comment faire de l’argent en faisant des paris sur le comportement futur des utilisateurs. Dans ce nouveau contexte, les utilisateurs ne sont plus une fin en soi. Au contraire, ils sont devenus une source de profit d’un nouveau type de marché dans lequel ils ne sont ni des acheteurs ni des vendeurs ni des produits. Les utilisateurs sont la source de matière première gratuite qui alimente un nouveau type de processus de fabrication.

© dapd voir le monde avec l’œil de Google : les Google Glass

Bien que ces faits soient connus, leur importance n’a pas été pleinement évaluée ni théorisée de manière adéquate. Ce qui vient de se passer a été la découverte d’une équation commerciale étonnamment rentable – une série de relations légitimes qui ont été progressivement institutionnalisées dans la logique économique sui generis du capitalisme de surveillance. Cela ressemble à une planète nouvellement repérée avec sa propre physique du temps et de l’espace, ses journées de soixante-sept heures, un ciel d’émeraude, des chaînes de montagnes inversées et de l’eau sèche.

Une forme de profit parasite

L’équation : tout d’abord, il est impératif de faire pression pour obtenir plus d’utilisateurs et plus de canaux, des services, des dispositifs, des lieux et des espaces de manière à avoir accès à une gamme toujours plus large de surplus de comportement. Les utilisateurs sont la ressource humaine naturelle qui fournit cette matière première gratuite.

En second lieu, la mise en œuvre de l’apprentissage informatique, de l’intelligence artificielle et de la science des données pour l’amélioration continue des algorithmes constitue un immense « moyen de production » du XXIe siècle coûteux, sophistiqué et exclusif.

Troisièmement, le nouveau processus de fabrication convertit le surplus de comportement en produits de prévision conçus pour prédire le comportement actuel et à venir.

Quatrièmement, ces produits de prévision sont vendus dans un nouveau type de méta-marché qui fait exclusivement commerce de comportements à venir. Plus le produit est prédictif, plus faible est le risque pour les acheteurs et plus le volume des ventes augmente. Les profits du capitalisme de surveillance proviennent principalement, sinon entièrement, de ces marchés du comportement futur.

Alors que les annonceurs ont été les acheteurs dominants au début de ce nouveau type de marché, il n’y a aucune raison de fond pour que de tels marchés soient réservés à ce groupe. La tendance déjà perceptible est que tout acteur ayant un intérêt à monétiser de l’information probabiliste sur notre comportement et/ou à influencer le comportement futur peut payer pour entrer sur un marché où sont exposées et vendues les ressources issues du comportement des individus, des groupes, des organismes, et les choses. Voici comment dans nos propres vies nous observons le capitalisme se déplacer sous nos yeux : au départ, les bénéfices provenaient de produits et services, puis de la spéculation, et maintenant de la surveillance. Cette dernière mutation peut aider à expliquer pourquoi l’explosion du numérique a échoué, jusqu’à présent, à avoir un impact décisif sur la croissance économique, étant donné que ses capacités sont détournées vers une forme de profit fondamentalement parasite.

III. Un péché non originel

L’importance du surplus de comportement a été rapidement camouflée, à la fois par Google et mais aussi par toute l’industrie de l’Internet, avec des étiquettes comme « restes numériques », « miettes numériques », et ainsi de suite. Ces euphémismes pour le surplus de comportement fonctionnent comme des filtres idéologiques, à l’instar des premières cartes géographiques du continent nord-américain qui marquaient des régions entières avec des termes comme « païens », « infidèles », « idolâtres », « primitifs », « vassaux » ou « rebelles ». En vertu de ces étiquettes, les peuples indigènes, leurs lieux et leurs revendications ont été effacés de la pensée morale et juridique des envahisseurs, légitimant leurs actes d’appropriation et de casse au nom de l’Église et la Monarchie.

Nous sommes aujourd’hui les peuples autochtones dont les exigences implicites d’autodétermination ont disparu des cartes de notre propre comportement. Elles sont effacées par un acte étonnant et audacieux de dépossession par la surveillance, qui revendique son droit d’ignorer toute limite à sa soif de connaissances et d’influence sur les nuances les plus fines de notre comportement. Pour ceux qui s’interrogent sur l’achèvement logique du processus global de marchandisation, la réponse est qu’ils achèvent eux-mêmes la spoliation de notre réalité quotidienne intime, qui apparaît maintenant comme un comportement à surveiller et à modifier, à acheter et à vendre.

Le processus qui a commencé dans le cyberespace reflète les développements capitalistes du dix-neuvième siècle qui ont précédé l’ère de l’impérialisme. À l’époque, comme Hannah Arendt le décrit dans Les Origines du totalitarisme, « les soi-disant lois du capitalisme ont été effectivement autorisées à créer des réalités » ainsi on est allé vers des régions moins développées où les lois n’ont pas suivi. « Le secret du nouvel accomplissement heureux », a-t-elle écrit, « était précisément que les lois économiques ne bloquaient plus la cupidité des classes possédantes. » Là, « l’argent pouvait finalement engendrer de l’argent », sans avoir à passer par « le long chemin de l’investissement dans la production… »

Le péché originel du simple vol

Pour Arendt, ces aventures du capital à l’étranger ont clarifié un mécanisme essentiel du capitalisme. Marx avait développé l’idée de « l’accumulation primitive » comme une théorie du Big-Bang – Arendt l’a appelé « le péché originel du simple vol » – dans lequel l’appropriation de terres et de ressources naturelles a été l’événement fondateur qui a permis l’accumulation du capital et l’émergence du système de marché. Les expansions capitalistes des années 1860 et 1870 ont démontré, écrit Arendt, que cette sorte de péché originel a dû être répété encore et encore, « de peur que le moteur de l’accumulation de capital ne s’éteigne soudainement ».

Dans son livre The New Imperialism, le géographe et théoricien social David Harvey s’appuie sur ce qu’il appelle « accumulation par dépossession ». « Ce que fait l’accumulation par dépossession » écrit-il, « c’est de libérer un ensemble d’actifs… à un très faible (et dans certains cas, zéro) coût ». Le capital sur-accumulé peut s’emparer de ces actifs et les transformer immédiatement en profit… Il peut aussi refléter les tentatives de certains entrepreneurs… de « rejoindre le système » et rechercher les avantages de l’accumulation du capital.

Brèche dans le « système »

Le processus qui permet que le « surplus de comportement » conduise à la découverte du capitalisme de surveillance illustre cette tendance. C’est l’acte fondateur de la spoliation au profit d’une nouvelle logique du capitalisme construite sur les bénéfices de la surveillance, qui a ouvert la possibilité pour Google de devenir une entreprise capitaliste. En effet, en 2002, première année rentable Google, le fondateur Sergey Brin savoura sa percée dans le « système », comme il l’a dit à Levy,

« Honnêtement, quand nous étions encore dans les jours du boom dot-com, je me sentais comme un idiot. J’avais une startup – comme tout le monde. Elle ne générait pas de profit, c’était le cas des autres aussi, était-ce si dur ? Mais quand nous sommes devenus rentables, j’ai senti que nous avions construit une véritable entreprise « .

Brin était un capitaliste, d’accord, mais c’était une mutation du capitalisme qui ne ressemblait à rien de tout ce que le monde avait vu jusqu’alors.

Une fois que nous comprenons ce raisonnement, il devient clair qu’exiger le droit à la vie privée à des capitalistes de la surveillance ou faire du lobbying pour mettre fin à la surveillance commerciale sur l’Internet c’est comme demander à Henry Ford de faire chaque modèle T à la main. C’est comme demander à une girafe de se raccourcir le cou ou à une vache de renoncer à ruminer. Ces exigences sont des menaces existentielles qui violent les mécanismes de base de la survie de l’entité. Comment pouvons-nous nous espérer que des entreprises dont l’existence économique dépend du surplus du comportement cessent volontairement la saisie des données du comportement ? C’est comme demander leur suicide.

Toujours plus de surplus comportemental avec Google

Les impératifs du capitalisme de surveillance impliquent qu’il faudra toujours plus de surplus comportemental pour que Google et d’autres les transforment en actifs de surveillance, les maîtrisent comme autant de prédictions, pour les vendre dans les marchés exclusifs du futur comportement et les transformer en capital. Chez Google et sa nouvelle société holding appelée Alphabet, par exemple, chaque opération et investissement vise à accroître la récolte de surplus du comportement des personnes, des organismes, de choses, de processus et de lieux à la fois dans le monde virtuel et dans le monde réel. Voilà comment un jour de soixante-sept heures se lève et obscurcit un ciel d’émeraude. Il faudra rien moins qu’une révolte sociale pour révoquer le consensus général à des pratiques visant à la dépossession du comportement et pour contester la prétention du capitalisme de surveillance à énoncer les données du destin.

Quel est le nouveau vaccin ? Nous devons ré-imaginer comment intervenir dans les mécanismes spécifiques qui produisent les bénéfices de la surveillance et, ce faisant, réaffirmer la primauté de l’ordre libéral dans le projet capitaliste du XXIe siècle. Dans le cadre de ce défi, nous devons être conscients du fait que contester Google, ou tout autre capitaliste de surveillance pour des raisons de monopole est une solution du XXe siècle à un problème du 20e siècle qui, tout en restant d’une importance vitale, ne perturbe pas nécessairement l’équation commerciale du capitalisme de surveillance. Nous avons besoin de nouvelles interventions qui interrompent, interdisent ou réglementent : 1) la capture initiale du surplus du comportement, 2) l’utilisation du surplus du comportement comme matière première gratuite, 3) des concentrations excessives et exclusives des nouveaux moyens de production, 4) la fabrication de produits de prévision, 5) la vente de produits de prévision, 6) l’utilisation des produits de prévision par des tiers pour des opérations de modification, d’influence et de contrôle, et 5) la monétisation des résultats de ces opérations. Tout cela est nécessaire pour la société, pour les personnes, pour l’avenir, et c’est également nécessaire pour rétablir une saine évolution du capitalisme lui-même.

IV. Un coup d’en haut

Dans la représentation classique des menaces sur la vie privée, le secret institutionnel a augmenté, et les droits à la vie privée ont été érodés. Mais ce cadrage est trompeur, car la vie privée et le secret ne sont pas opposés, mais plutôt des moments dans une séquence. Le secret est une conséquence ; la vie privée est la cause. L’exercice du droit à la vie privée a comme effet la possibilité de choisir, et l’on peut choisir de garder quelque chose en secret ou de le partager. Les droits à la vie privée confèrent donc les droits de décision, mais ces droits de décision ne sont que le couvercle sur la boîte de Pandore de l’ordre libéral. À l’intérieur de la boîte, les souverainetés politiques et économiques se rencontrent et se mélangent avec des causes encore plus profondes et plus subtiles : l’idée de l’individu, l’émergence de soi, l’expérience ressentie du libre arbitre.

Le capitalisme de surveillance ne dégrade pas ces droits à la décision – avec leurs causes et leurs conséquences – il les redistribue plutôt. Au lieu de nombreuses personnes ayant quelques « droits », ces derniers ont été concentrés à l’intérieur du régime de surveillance, créant ainsi une toute nouvelle dimension de l’inégalité sociale. Les implications de cette évolution me préoccupent depuis de nombreuses années, et mon sens du danger s’intensifie chaque jour. L’espace de cet essai ne me permet pas de poursuivre jusqu’à la conclusion, mais je vous propose d’en résumer l’essentiel.

Le capitalisme de surveillance va au-delà du terrain institutionnel classique de l’entreprise privée. Il accumule non seulement les actifs de surveillance et des capitaux, mais aussi des droits. Cette redistribution unilatérale des droits soutient un régime de conformité administré en privé fait de récompenses et des punitions en grande partie déliée de toute sanction. Il opère sans mécanismes significatifs de consentement, soit sous la forme traditionnelle d’un « exit, voice or loyalty »3 associé aux marchés, soit sous la forme d’un contrôle démocratique exprimé par des lois et des règlements.

Un pouvoir profondément antidémocratique

En conséquence, le capitalisme de surveillance évoque un pouvoir profondément anti-démocratique que l’on peut qualifier de coup d’en haut : pas un coup d’état, mais plutôt un coup contre les gens, un renversement de la souveraineté du peuple. Il défie les principes et les pratiques de l’autodétermination – dans la vie psychique et dans les relations sociales, le politique et la gouvernance – pour lesquels l’humanité a souffert longtemps et sacrifié beaucoup. Pour cette seule raison, ces principes ne doivent pas être confisqués pour la poursuite unilatérale d’un capitalisme défiguré. Pire encore serait leur forfait par notre propre ignorance, impuissance apprise, inattention, inconvenance, force de l’habitude, ou laisser aller. Tel est, je crois, le terrain sur lequel notre lutte pour l’avenir devra se dérouler.

Hannah Arendt a dit un jour que l’indignation est la réponse naturelle de l’homme à ce qui dégrade la dignité humaine. Se référant à son travail sur les origines du totalitarisme, elle a écrit : « Si je décris ces conditions sans permettre à mon indignation d’y intervenir, alors j’ai soulevé ce phénomène particulier hors de son contexte dans la société humaine et l’ai ainsi privé d’une partie de sa nature, privé de l’une de ses qualités intrinsèques importantes. »

C’est donc ainsi pour moi et peut-être pour vous : les faits bruts du capitalisme de surveillance suscitent nécessairement mon indignation parce qu’ils rabaissent la dignité humaine. L’avenir de cette question dépendra des savants et journalistes indignés attirés par ce projet de frontière, des élus et des décideurs indignés qui comprennent que leur autorité provient des valeurs fondamentales des communautés démocratiques, et des citoyens indignés qui agissent en sachant que l’efficacité sans l’autonomie n’est pas efficace, la conformité induite par la dépendance n’est pas un contrat social et être libéré de l’incertitude n’est pas la liberté.

—–

1. Shoshana Zuboff, « Big other : surveillance capitalism and the prospects of an information civilization », Journal of Information Technology, 30, 2015, p. 81.

2. Le 6 octobre 2015, la Cour de justice de l’Union européenne invalide l’accord Safe Harbor. La cour considère que les États-Unis n’offrent pas un niveau de protection adéquat aux données personnelles transférées et que les états membres peuvent vérifier si les transferts de données personnelles entre cet état et les États-Unis respectent les exigences de la directive européenne sur la protection des données personnelles.

3. Référence aux travaux de A. O. Hirschman sur la manière de gérer un mécontentement auprès d’une entreprise : faire défection (exit), ou prendre la parole (voice). La loyauté ayant son poids dans l’une ou l’autre décision.




Les Gitlab Pages débarquent dans Framagit !

La création d’un site web depuis votre compte Framagit est beaucoup plus souple, et c’est une belle victoire pour le libre !

Attention : ce billet comporte des éléments techniques… Si vous avez un compte Framagit et/ou si vous vous intéressez à la création d’un site web statique depuis un dépôt Git, il est fait pour vous ! Si vous n’avez pas tout compris à cette phrase, la suite va vous paraître délicieusement absurde :p !
NB : l’édition communautaire de Gitlab est la version libre de la forge logicielle Gitlab, qui existe aussi en version non-libre, appelée version entreprise. Bien évidemment, nous utilisons la version libre pour fournir le service Framagit 🙂
NB : les adresses IP pour utiliser votre propre domaine ont changé. Il faut maintenant faire pointer votre domaine vers les adresses 2a01:4f8:231:4c99::42 et 176.9.183.74 (ou faire un enregistrement CNAME vers frama.io).

Qu’est‐ce que GitLab Pages ?

À l’instar des pages Github, les pages GitLab permettent à toute personne possédant un dépôt sur une instance de GitLab de créer un site Web via un générateur de site statique (Jekyll, Middleman, Hexo, Hugo, Pelican…) et de l’héberger sur l’infrastructure dudit GitLab.

La compilation du site est effectuée lors du push vers le dépôt GitLab, via le système d’intégration continue de GitLab, puis le résultat est publié à l’endroit idoine pour être accessible via le Web. Il est possible d’utiliser un nom de domaine personnel (il n’est pas obligatoire d’utiliser une adresse du style https://username.gitlab.io), ainsi qu’un certificat personnel.

Et ça sert ?

Oui !

Les pages GitHub sont très souvent utilisées par les développeurs pour fournir une page de présentation de leurs projets, même les plus gros : Ruby on Rails, Django, React…

Les pages GitLab sont donc susceptibles d’être tout autant utilisées que les pages GitHub. La demande est là.

Mais on avait pas déjà un truc comme ça ?

Tout à fait ! J’avais créé Fs Pages pour fournir un service similaire mais plus limité que les Gitlab Pages car Gitlab ne souhaitait pas les intégrer à leur édition communautaire.

Il était possible de publier un site statique via Fs Pages mais la génération du site devait se faire avant de pousser le code : point de génération automatique. De plus, il n’était pas possible d’utiliser un nom de domaine personnel. Votre site statique répondait uniquement via l’adresse https://votre_utilisateur.frama.io.

Le long chemin de la libération

Nous n’allons pas refaire l’historique complet de la libération des Gitlab Pages, surtout que celui-ci est disponible sur LinuxFr. Mais un petit résumé succinct ne fera pas de mal.

Tout a commencé par un tweet de votre serviteur demandant à Gitlab s’il était envisageable d’avoir les Gitlab Pages dans l’édition communautaire de Gitlab (pas la peine de chercher les tweets en question, j’ai fermé mon compte twitter). Gitlab a ouvert un ticket pour discuter de cela.

Gitlab a exposé au fil du temps trois arguments :

  • seules les fonctionnalités utiles aux instances de moins de 100 utilisateurs peuvent aller dans l’édition communautaire (et pour eux, cela n’était pas le cas de Gitlab Pages)
  • https://gitlab.com, qui utilise la version entreprise — donc avec les Gitlab Pages — est libre d’utilisation pour tout un chacun, et contrairement à Github, les dépôts privés sont gratuits
  • les Gitlab Pages sont une fonctionnalité qui ajoute une réelle plus-value à l’édition entreprise : comment vendre leur produit si une des fonctionnalités majeures est déjà dans l’édition communautaire ?

Il est à noter que Gitlab nous a proposé d’utiliser la version entreprise avec un rabais, ce qui est tout à leur honneur, mais comme nous ne souhaitons utiliser que du logiciel libre, nous avons décliné (évidemment 😀)

La communauté a fait valoir que Gitlab Pages n’intéressait pas que les grandes instances, qu’utiliser https://gitlab.com ou Github revenait au même puisque cela équivaut à utiliser du logiciel propriétaire, proposa un financement participatif pour financer la libération et enfin avança que les Gitlab Pages feraient une bonne publicité à Gitlab, les développeurs utilisant de plus en plus fréquemment ce genre de solution pour héberger leurs sites ou leurs blogs. Et même si j’ai horreur de cet argument de notoriété, force m’est d’avouer qu’il a su faire mouche (ainsi que les plus de 100 « 👍 » du ticket) : la libération fut annoncée peu de temps après celui-ci !

En tout, la discussion a duré près de onze mois. Les échanges furent cordiaux et la communauté, opiniâtre, a su faire valoir ses arguments.

Bref, une bien belle victoire pour le libre qui voit là un logiciel apprécié se doter d’une nouvelle fonctionnalité très attendue !

Bon, et maintenant ?

Depuis la mise à jour de Framagit du 2 mars dernier, toute personne possédant un dépôt sur Framagit peut, via les Gitlab Pages, créer et héberger un site sur notre infrastructure, que ce soit en sous-domaine de frama.io (comme moi 😊) ou avec un domaine privé (auquel cas il faudra faire pointer un enregistrement DNS vers les IPs de frama.io : 144.76.206.44 et 2a01:4f8:200:1302::44 ou créer un enregistrement DNS de type CNAME vers frama.io.), avec ou sans certificat.

La documentation de Gitlab sur l’utilisation des Gitlab Pages (en anglais) est très complète et propose même un grand nombre de modèles sur lesquels vous baser. D’Hugo à Pelican en passant par des pages statiques développées à la main, il y en a pour tous les goûts !

Il n’y a que deux ombres au tableau :

  • l’utilisation de certificats Let’s Encrypt n’est pas aisée mais un ticket est ouvert chez Gitlab pour intégrer directement Let’s Encrypt aux Gitlab Pages
  • il n’y a pas de redirection automatique vers la version sécurisée (https) de votre site, quand bien même vous fourniriez un certificat ou que vous utilisiez un sous-domaine de frama.io (ce qui vous fournit automatiquement une version https de votre site grâce à notre achat d’un certificat wildcard (certificat valant pour le domaine et tous ses sous-domaines)). Un ticket est cependant ouvert chez Gitlab à ce sujet. En attendant, pour rediriger vos visiteurs vers la version https de votre site, vous pouvez néanmoins inclure ce petit bout de JavaScript dans vos pages :
    <script>
    var loc = window.location.href+'';
    if (loc.indexOf('http://')==0){
        window.location.href = loc.replace('http://','https://');
    }
    </script>

Le framablog n’étant pas un blog technique, nous ne étendrons pas plus sur les ficelles de Gitlab Pages : on va laisser ça pour notre site dédié à la documentation de nos services.

Au 20 mars, nous sommes déjà 31 (oui, bon, ok, sur 7 560 utilisateurs, ça fait peu) à avoir commencé à bidouiller sur les Gitlab Pages de Framagit (contre 53 quand nous proposions FsPages). Continuez comme ça ! 🙂

Crédits image :




Sur la piste du pistage

La revue de presse de Jonas@framasoft, qui paraît quand il a le temps. Épisode No 3/n

Facebook juge de ce qui est fiable ou non

Le nouvel algorithme de Facebook, qui permet de mettre en avant (ou reléguer aux oubliettes) les informations sur votre mur, cherche à faire du fact-checking. C’est logique : plutôt que de donner la maîtrise à l’utilisateur de ses fils de données, pourquoi ne pas rafistoler les bulles de filtre que le réseau social a lui-même créées ?

Un article à lire chez Numérama.

Le pistage par ultrasons contribue à nous profiler et permet de repérer les utilisateurs de Tor

Les annonceurs et les spécialistes du marketing ont la possibilité d’identifier et de pister des individus en insérant des fréquences audio inaudibles dans une publicité diffusée à la télévision, sur une radio ou en ligne. Ces ultrasons pouvant être captés à proximité par les micros des ordinateurs ou des smartphones, vont alors interpréter les instructions (…) Les annonceurs s’en servent pour lier différents dispositifs au même individu et ainsi créer de meilleurs profils marketing afin de mieux diffuser des publicités ciblées dans le futur.

L’année dernière, des chercheurs ont expliqué que des attaquants pourraient pirater ces ultrasons pour pirater un dispositif (ordinateur ou smartphone). Cette fois-ci, ce sont 6 chercheurs qui ont expliqué que cette technique peut également servir à désanonymiser les utilisateurs de Tor.

Un article à lire chez Developpez.com

Les parents allemands ne veulent pas de la poupée qui espionne leurs enfants

D’après cet article signalé par l’indispensable compte Twitter de Internet of Shit

Les chercheurs expliquent que les pirates peuvent utiliser un dispositif Bluetooth inclus dans la poupée My Friend Cayla pour écouter les enfants et leur parler pendant qu’ils jouent.

La commissaire européenne à la Justice, à la Consommation et à l’Égalité des sexes, Vera Jourova, a déclaré à la BBC :  » je suis inquiète de l’impact des poupées connectées sur la vie privée et la sécurité des enfants ».

Selon les termes de la loi allemande, il est illégal de vendre ou détenir un appareil de surveillance non-autorisé. Enfreindre la loi peut coûter jusqu’à 2 ans de prison.

L’Allemagne a des lois très strictes pour s’apposer à la surveillance. Sans doute parce qu’au siècle dernier le peuple allemand a subi une surveillance abusive, sous le nazisme puis sous le régime communiste de l’Allemagne de l’est.

Euh, et en France, tout va bien ?

image par Cathie Passion (CC BY-SA 2.0)

 




Des métadonnées Twitter…

S’il est de notoriété publique que nos données personnelles sont enregistrées et utilisées par les G.A.F.A.M., il est en revanche moins connu que certaines de ces données sont utilisables par tout le monde. Et c’est bien là le point faible de toute campagne de prévention : on a beau dire que nos données sont utilisées, il est peu fréquent que nos paroles soient illustrées.

x0rz publie sur son blog un billet qui illustre parfaitement ce problème. En effet, il a écrit un petit script Python (moins de 400 lignes de code) qui récupère et synthétise les métadonnées Twitter, accessible par n’importe qui.

Ce billet ouvre deux perspectives :

  • Concernant le harcèlement numérique : certes ces données sont publiques, mais il faut tout de même quelques capacités en programmation pour les exploiter, ce qui n’est pas à la portée de tout le monde. Imaginons qu’apparaissent de plus en plus de programmes grand public permettant d’accumuler et synthétiser ces données. Il deviendra alors plus facile pour un particulier d’identifier et de traquer une autre personne.
  • Concernant les métadonnées en général : dans cet exemple, les données analysées restent très basiques (heure et localisation). Nous arrivons toutefois, par l’accumulation et le recoupement, à déduire des informations intéressantes de ces « méta-métadonnées », et à identifier nettement une personne. Imaginons que les métadonnées enregistrées soient plus précises et plus nombreuses, les informations obtenues seraient alors d’une importance et d’une précision inimaginables. Est-ce alors nécessaire de mentionner qu’à la fois les entreprises (ici Twitter) et les agences gouvernementales ont accès à ce genre de métadonnées ?

Article original écrit par x0rz, consultant en sécurité informatique, sur son blog.

Traduction Framalang : mo, mathis, goofy, valvin, Diane, Moriarty, Bromind et des anonymes

Vous serez surpris par tout ce que vos tweets peuvent révéler de vous et de vos habitudes

Une analyse de l’activité des comptes Twitter

J’utilise Twitter tous les jours. Pour moi qui suis consultant en cybersécurité, c’est de loin un des meilleurs outils pour rester informé des dernières actualités et pour partager des informations qu’on estime pertinentes pour d’autres. Avec la récente investiture de Donald Trump, les dingos de Twitter de la nouvelle administration et l’émergence de groupes de résistance sur Twitter, j’ai décidé de démontrer à quel point il est facile d’exposer des informations révélatrices à partir du compte de quelqu’un d’autre, sans même le pirater.

Métadonnées

Comme tous les réseaux sociaux, Twitter sait beaucoup de choses sur vous, grâce aux métadonnées. En effet, pour un message de 140 caractères, vous aurez un paquet de métadonnées, plus de 20 fois la taille du contenu initial que vous avez saisi ! Et vous savez quoi ? Presque toutes les métadonnées sont accessibles par l’API ouverte de Twitter.
Voici quelques exemples qui peuvent être exploités par n’importe qui (pas seulement les gouvernements) pour pister quelqu’un et en déduire son empreinte numérique :

  • Fuseau horaire et langue choisie pour l’interface de twitter
  • Langues détectées dans les tweets
  • Sources utilisées (application pour mobile, navigateur web…)
  • Géolocalisation
  • Hashtags les plus utilisés, utilisateurs les plus retweetés, etc.
  • Activité quotidienne/hebdomadaire

Un exemple d’analyse de tweet (2010, l’API a beaucoup changé depuis).

Tout le monde connaît les dangers des fuites de géolocalisation et à quel point elles nuisent à la confidentialité. Mais peu de gens se rendent compte que tweeter de façon régulière suffit à en dire beaucoup sur vos habitudes.
Prendre séparément un tweet unique peut révéler des métadonnées intéressantes. Prenez-en quelques milliers et vous allez commencer à voir se dessiner des lignes directrices. C’est là que ça devient amusant.

Méta-métadonnées

Une fois qu’on a collecté suffisamment de tweets d’un compte on peut par exemple identifier ceux qui relèvent d’une entreprise (émettant uniquement pendant les horaires de bureau) et même essayer de deviner combien d’utilisateurs interagissent avec ce compte.
Pour prouver ce que j’avance, j’ai développé un script en python qui récupère tous les derniers tweets de quelqu’un, extrait les métadonnées, et mesure l’activité en fonction de l’heure et du jour de la semaine.

Analyse du compte de @Snowden

Snowden a posté 1682 tweets depuis septembre 2015. Comme on peut le voir ci-dessous, il est facile de déterminer son rythme de sommeil (fuseau horaire de Moscou).

Activité du compte Twitter de Snowden

Analyse du compte de @realdonaldtrump

Est-ce que le compte de Donald Trump est géré par plusieurs personnes ? Cette fois en observant le nombre de sources détectées, je vous laisse deviner…

Sources des tweets du compte de Donald Trump

Recommandations générales

Je vous recommande fortement de lire les conseils de sécurité Twitter du Grugq. En plus de ce guide, je vous conseille d’être prudents avec les fuseaux horaires et les langues que vous utilisez, et d’être également conscients que vos tweets peuvent être analysés comme un tout : ne tweetez pas toujours à la même heure si vous ne voulez pas que les gens devinent votre fuseau horaire. Bien sûr, ces principes sont valables seulement si vous souhaitez rester anonyme, ne les appliquez pas à votre compte principal (ce serait une perte de temps) !

Code source

J’ai publié mon script sur GitHub. C’est open source donc n’hésitez pas à contribuer 😉




Être un géant du mail, c’est faire la loi…

Google, Yahoo, Microsoft (Outlook.com & Hotmail) voient forcément vos emails. Que vous soyez chez eux ou pas, nombre de vos correspondant·e·s y sont (c’est mathématique !), ce qui fait que vos échanges finissent forcément par passer sur leurs serveurs. Mais ce n’est pas là le seul problème.

Quand les facteurs deviennent shérifs…

« Bonjour, c’est moi qui fais la loi ! »
Par Mennonite Church USA ArchivesAlta Hershey, Incoming Mail, 1957, No restrictions, Link

Ça, c’est côté public : « Tout le monde est chez eux, alors au final, que j’y sois ou pas, qu’est-ce que ça change ? ». En coulisses, côté serveurs justement, ça change tout. La concentration des utilisateurs est telle qu’ils peuvent de fait imposer des pratiques aux « petits » fournisseurs d’emails, de listes de diffusion, etc. Ben oui : si vous ne respectez pas les exigences de Gmail, les emails que vous enverrez vers tou·te·s leurs utilisateurs et utilisatrices peuvent passer en spam, voire être tout bonnement bloqués.

Comme pour Facebook, on se trouve face à un serpent qui se mord la queue : « Tous mes amis sont dessus, alors je peux pas aller sur un autre réseau… » (phrase entendue lors des début de Twitter, Instagram, Snapchat, et Framasphère*…). Sauf qu’en perdurant chez eux, on devient aussi une part de la masse qui leur confère un pouvoir sur la gouvernance – de fait – d’Internet !

Il n’y a pas de solutions idéale (et, s’il vous plaît, ne jugeons pas les personnes qui participent à ces silos… elles sont souvent pas très loin dans le miroir 😄) ; mais nous pensons que prendre conscience des enjeux, c’est faire avancer sa réflexion et sa démarche vers plus de libertés.

Nous reprenons donc ici un article de Luc, notre administrateur-système, qui a partagé sur son blog son expérience de « petit » serveur d’email (à savoir Framasoft, principalement pour Framalistes) face à ces Léviathans. Luc ayant placé son blog dans le domaine public, nous nous sommes permis de remixer cet article avec des précisions qu’il a faites en commentaires et des simplifications/explications sur les parties les plus techniques (à grands coups de notes intempestives 😜 ).

Le pouvoir de nuisance des silos de mail

Crédits : Illus­tra­tion de Vincent Van Gogh, Joseph Roulin assis

par Luc Didry, aka Framasky.

Quand on pense aux GAFAM, on pense surtout à leur vilaine habi­tude d’as­pi­rer les données de leurs utili­sa­teurs (et des autres aussi d’ailleurs) mais on ne pense pas souvent à leur poids déme­suré dans le domaine du mail.

Google, c’est gmail, Micro­soft, c’est hotmail, live, msn et je ne sais quels autres domaines, etc. [Outlook.com. On l’oublie souvent. – Note du Framablog]

Tout ça repré­sente un nombre plus que consé­quent d’uti­li­sa­teurs. Google reven­diquait en 2015 900 millions de comptes Gmail. Bon OK, il y en a une part qui ne doit servir qu’à avoir un compte pour son téléphone Android, mais quand même. C’est énorme.

Je n’ai pas de statis­tiques pour Micro­soft et Yahoo, mais c’est pareil : ils pèsent un certain poids dans les échanges mondiaux [nous, on en a trouvé : 1,6 milliard de comptes à eux trois en 2016 – NdF].

Ce qui nous ramène à une situa­tion des plus déplai­santes où un petit nombre d’ac­teurs peut en em***er une multi­tude.

WARNING : la liste à puce qui suit contient des exemples techniques un poil velus. Nos notes vous aideront à y survivre, mais vous avez le droit de la passer pour lire la suite des réflexions de Luc. Ah, et puis il a son franc-parler, le loustic. ^^ – NdF.

Petits exemples vécus :

  • Micro­soft bloque tout nouveau serveur mail qu’il ne connaît pas. C’est arrivé pour mon serveur perso, le serveur de mail de Frama­soft que j’ai mis en place, sa nouvelle IP [l’adresse qui permet d’indiquer où trouver un serveur – NdF] quand je l’ai migré, le serveur de listes de Frama­soft et sa nouvelle IP quand je l’ai migré. Ça me pétait une erreur 554 Message not allowed (de mémoire, je n’ai plus le message sous la main) [erreur qui fait que l’email est tout bonnement refusé – NdF]. Et pour trou­ver comment s’en débrouiller, bon courage : la page d’er­reur de Micro­soft n’in­diquait rien. Je n’ai même pas trouvé tout seul (et pour­tant j’ai cher­ché) : c’est un ami qui m’a trouvé la bonne adresse où se faire dé-black­lis­ter (notez au passage qu’il est impos­sible de faire dé-black­lis­ter une adresse ou un bloc d’adresses IPv6 [la nouvelle façon d’écrire les adresses IP, indispensable face à la croissance du nombre de machines connectées à Internet – NdF]).
  • Gmail qui, du jour au lende­main, décide de mettre tous les mails de mon domaine person­nel en spam. Ce qui ne serait pas trop gênant (hé, les faux posi­tifs, ça existe) si ce n’était pour une raison aber­rante (ou alors c’est une sacrée coïn­ci­dence) : ça s’est passé à partir du moment où j’ai activé DNSSEC [une façon de sécuriser les échanges avec les serveurs DNS [ces serveurs sont les annuaires qui font correspondre une adresse web avec l’adresse IP difficile à retenir pour les humains – NdF²]] sur mon domaine. Et ça s’est terminé dès que j’ai ajouté un enre­gis­tre­ment SPF [une vérification que les emails envoyés ne sont pas usurpés – NdF] à ce domaine. Or le DNSSEC et le SPF n’ont rien à voir ! Surtout pas dans cet ordre-là ! Qu’on ne fasse confiance à un enre­gis­tre­ment SPF que dès lors que le DNS est de confiance (grâce à DNSSEC), soit, mais pourquoi néces­si­ter du SPF si on a du DNSSEC ? [Oui, pourquoi ? – NdF qui laisse cette question aux spécialistes]
  • Yahoo. Ah, Yahoo. Yahoo a décidé de renfor­cer la lutte contre le spam (bien) mais a de fait cassé le fonc­tion­ne­ment des listes de diffu­sion tel qu’il était depuis des lustres (pas bien). En effet, quand vous envoyez un mail à une liste de diffu­sion, le mail arrive dans les boîtes des abon­nés avec votre adresse comme expé­di­teur, tout en étant envoyé par le serveur de listes [le serveur de listes se fait passer pour vous, puisque c’est bien vous qui l’avez envoyé par son intermédiaire… vous suivez ? – NdF]. Et Yahoo a publié un enre­gis­tre­ment DMARC [une sécurité de plus pour l’email… heureusement que Luc a mis des liens wikipédia, hein ? – NdF] indiquant que tout mail ayant pour expé­di­teur une adresse Yahoo doit impé­ra­ti­ve­ment prove­nir d’un serveur de Yahoo. C’est bien gentil, mais non seule­ment ça fout en l’air le fonc­tion­ne­ment des listes de diffu­sion, mais surtout ça met le bazar partout : les serveurs de mail qui respectent les enre­gis­tre­ments DMARC appliquent cette règle, pas que les serveurs de Yahoo. Notez qu’AOL fait la même chose.
  • Orange fait aussi son chieur à coup d’er­reurs Too many connections, slow down. OFR004_104 [104] [« trop de connexions, ralentissement », une erreur qui fait la joie des petits et des grands admin-sys – NdF]. C’est telle­ment connu que le moteur de recherche Google suggère de lui-même wanadoo quand on cherche Too many connections, slow down. Voici la solu­tion que j’ai utili­sée.

Pour s’en remettre, voici une image qui fait plaisir…

On peut le voir, le pouvoir de nuisance de ces silos est énorme. Et plus encore dans le cas de Yahoo qui n’im­pacte pas que les commu­ni­ca­tions entre ses serveurs et votre serveur de listes de diffu­sion, mais entre tous les serveurs et votre serveur de listes, pour peu que l’ex­pé­di­teur utilise une adresse Yahoo [on confirme : dès qu’une personne chez Yahoo utilisait Framalistes, ça devenait un beau bord… Bref, vous comprenez. Mais Luc a lutté et a fini par arranger tout cela. – NdF]. Et comme il y a encore pas mal de gens possé­dant une adresse Yahoo, il y a des chances que vous vous rencon­triez le problème un jour ou l’autre.

Je sais bien que c’est pour lutter contre le spam, et que la messagerie propre devient si compliquée que ça pourrait limite devenir un champ d’expertise à part entière, mais le problème est que quand un de ces gros acteurs tousse, ce sont tous les administrateurs de mail qui s’enrhument.

Si ces acteurs étaient de taille modeste, l’en­semble de la commu­nauté pour­rait soit leur dire d’ar­rê­ter leurs bêtises, soit les lais­ser crever dans leurs forte­resses injoi­gnables. Mais ce n’est malheu­reu­se­ment pas le cas. 🙁 « À grand pouvoir, grandes responsabilités »… Je crois avoir montré leur pouvoir de nuisance, j’aimerais qu’ils prennent leurs responsabilités.

Ils peuvent dicter leur loi, de la même façon qu’Internet Explorer 6 le faisait sur le web il y a des années et que Chrome le fait aujourd’hui (n’ayez pas peur, le titre de la vidéo est en anglais, mais la vidéo est en français). C’est surtout ça qui me dérange.

Une seule solu­tion pour faire cesser ce genre d’abus : la dégoo­gli­sa­tion ! Une décen­tra­li­sa­tion du net, le retour à un Inter­net d’avant, fait de petites briques et pas d’im­menses pans de béton.

 

PS : ne me lancez pas sur MailInB­lack, ça me donne des envies de meurtre.




Chez soi comme au bureau, les applications vampirisent nos données

On n’en peut plus des applis ! Depuis longtemps déjà leur omniprésence est envahissante et nous en avons parlé ici et . Comme le profit potentiel qu’elles représentent n’a pas diminué, leur harcèlement n’a fait qu’augmenter

Aujourd’hui un bref article attire notre attention sur les applications comme vecteurs d’attaques, dangereuses tant pour la vie privée que pour la vie professionnelle.

Avertissement : l’auteur est vice-président d’une entreprise qui vend de la sécurité pour mobile…aux entreprises, d’où la deuxième partie de son article qui cible l’emploi des applications dans le monde du travail, et où manifestement il « prêche pour sa paroisse ».

Il nous a semblé que sa visée intéressée n’enlève rien à la pertinence de ses mises en garde.

Article original paru dans TechCrunch : Attack of the apps

Traduction Framalang : dodosan, goofy, savage, xi,  Asta

Quand les applis attaquent

par Robbie Forkish

Ça paraît une bonne affaire : vos applis favorites pour mobile sont gratuites et en contrepartie vous regardez des pubs agaçantes.

Mais ce que vous donnez en échange va plus loin. En réalité, vous êtes obligé⋅e de céder un grand nombre d’informations privées. Les applications mobiles collectent une quantité énorme de données personnelles : votre emplacement, votre historique de navigation sur Internet, vos contacts, votre emploi du temps, votre identité et bien davantage. Et toutes ces données sont partagées instantanément avec des réseaux de publicité sur mobile, qui les utilisent pour déterminer la meilleure pub pour n’importe quel utilisateur, en tout lieu et à tout moment.

Donc le contrat n’est pas vraiment d’échanger des pubs contre des applis, c’est plutôt de la surveillance sur mobile contre des applis. En acceptant des applis gratuites et payées par la pub sur nos mobiles, nous avons consenti à un  modèle économique qui implique une surveillance complète et permanente des individus. C’est ce qu’Al Gore appelait très justement une économie du harcèlement.

Pourquoi nos données personnelles, notre géolocalisation et nos déplacements sont-ils tellement convoités par les entreprises commerciales ? Parce que nous, les consommateurs, avons toujours et partout notre smartphone avec nous, et qu’il transmet sans cesse des données personnelles en tout genre. Si les annonceurs publicitaires savent qui nous sommes, où nous sommes et ce que nous faisons, ils peuvent nous envoyer des publicités plus efficacement ciblées. Cela s’appelle du marketing de proximité. C’est par exemple la pub du Rite Aid (NdT chaîne de pharmacies) qui vous envoie un message téléphonique quand vous circulez dans les rayons : « Vente flash : -10 % sur les bains de bouche ! »

Ça paraît inoffensif, juste agaçant. Mais cela va bien plus loin. Nous avons maintenant accepté un système dans lequel un site majeur de commerce en ligne peut savoir par exemple, qu’une adolescente est enceinte avant que ses parents ne le sachent, simplement en croisant les données de ses achats, son activité et ses recherches. Ce site de vente en ligne peut alors la contacter par courrier traditionnel ou électronique, ou encore la cibler via son téléphone lorsqu’elle est à proximité d’un point de vente. Nous n’avons aucune chance de voir disparaître un jour cette intrusion dans notre vie privée tant que le profit économique sera juteux pour les développeurs d’applications et les agences de publicité.

Un smartphone compromis représente une menace pas seulement pour l’employé visé mais pour l’entreprise tout entière.

D’accord, cette forme de surveillance du consommateur est intrusive et terrifiante. Mais en quoi cela menace-t-il la sécurité de l’entreprise ? C’est simple. À mesure que les appareils mobiles envahissent le monde du business, les fuites de ces appareils ouvrent la porte de l’entreprise aux piratages, aux vols de données et à des attaques paralysantes.

Si par exemple une entreprise laisse ses employés synchroniser leurs agendas et comptes mail professionnels avec leurs appareils mobiles personnels, cela ouvre la porte à toutes sortes de risques. D’un coup, les téléphones des employés contiennent les informations de contact de tout le monde dans l’organisation ou ont la possibilité d’y accéder. À fortiori, n’importe quelle autre application mobile qui demandera l’accès aux contacts et agendas des employés aura accès aux noms et titres des employés de la compagnie, aussi bien qu’aux numéros de toutes les conférences téléphoniques privées. Cette information peut facilement être utilisée pour une attaque par hameçonnage par une application malveillante ou un pirate.

Elles sont jolies les applis, non ? – Image créée par Tanja Cappell (CC BY-SA 2.0)

Pire, de nombreuses applications monétisent leurs bases d’utilisateurs en partageant les données avec des réseaux publicitaires qui repartagent et mutualisent les données avec d’autres réseaux, aussi est-il impossible de savoir exactement où vont les données et si elles sont manipulées de manière sécurisée par n’importe laquelle des nombreux utilisateurs y ayant accès. Tous ces partages signifient qu’un pirate malveillant n’a même pas besoin d’avoir accès au téléphone d’un employé pour attaquer une entreprise. Il lui suffit de pirater un réseau publicitaire qui possède les informations de millions d’utilisateurs et de partir de là.

Les informations volées peuvent aussi être utilisées pour pirater une entreprise au moyen d’une attaque de point d’eau. Supposons par exemple que des membres du comité de direction déjeunent régulièrement dans le même restaurant. Un attaquant qui a accès à leurs données de localisation pourrait facilement l’apprendre. L’attaquant suppose, à raison, que certains membres vont sur le site du restaurant pour réserver une table et regarder le menu avant le repas. En introduisant du code malveillant sur ce site mal défendu, l’attaquant peut compromettre l’ordinateur de bureau ou le téléphone d’un ou plusieurs membres du comité de direction, et de là, s’introduire dans le réseau de l’entreprise.

Un smartphone compromis représente une menace non seulement pour l’employé ciblé mais pour l’entreprise dans son entier. Des informations sur les activités des employés, à la fois pendant leur temps de travail et en dehors, combinées à des courriels, des informations sensibles ou des documents liés à l’entreprise, peuvent avoir des effets dévastateurs sur une organisation si elles tombent entre de mauvaises mains.
Que doivent donc faire les entreprises pour lutter contre cette menace ?

La première étape est d’en apprendre plus sur votre environnement mobile. Votre organisation doit savoir quelles applications les employés utilisent, ce que font ces applications et si elles sont conformes à la politique de sécurité de l’entreprise. Par exemple, existe-t-il une application de partage de documents particulièrement risquée que vous ne voulez pas que vos employés utilisent ? Est-elle déjà utilisée ? Si vous ne savez pas quelles applications vos employés utilisent pour travailler, vous naviguez à l’aveugle et vous prenez de gros risques.

Il est essentiel que votre entreprise inclue la protection contre les menaces sur mobile dans sa stratégie de sécurité générale.

Deuxièmement, vous allez avoir besoin d’une politique sur l’utilisation des appareils mobiles. La plupart des organisations ont déjà mis en place une politique pour les autres plateformes, y compris pour la gestion des pare-feux et le partage de données avec des partenaires de l’entreprise. Par exemple, si vos employés utilisent la version gratuite d’applications approuvées par l’entreprise mais avec publicité, imposez aux employés d’utiliser la version payante afin de minimiser, sinon éliminer, l’envoi aux employés de données non approuvées sous forme de publicités, même si cela n’éliminera pas la collecte incessante de données personnelles et privées.

Ensuite, votre organisation doit informer les employés sur les risques liés aux applications utilisées. Il est dans votre intérêt de donner du pouvoir aux utilisateurs en les équipant d’outils et en les entraînant afin qu’ils puissent prendre de meilleures décisions quant aux applications téléchargées. Par exemple, incitez vos employés à se poser des questions sur les applications qui demandent des permissions. Il existe beaucoup d’applications qui veulent accéder aux données de localisation, aux contacts ou à la caméra. Les employés ne doivent pas dire automatiquement oui. La plupart des applications fonctionneront très bien si la requête est rejetée, et demanderont à nouveau aux utilisateurs si la permission est vraiment nécessaire. Si une application ne dit pas pourquoi elle a besoin de cet accès, c’est mauvais signe.

Enfin, toutes ces questions peuvent être traitées avec une bonne solution de sécurité pour appareils mobiles. Toute entreprise sans solution de protection des appareils mobiles est par définition inconsciente des informations qui lui échappent et ignore d’où viennent les fuites. Elle est donc incapable de répondre aux risques présents dans son environnement. Il est donc essentiel que votre entreprise inclue la protection des appareils mobiles dans sa stratégie de sécurité afin de protéger la vie privée des employés et les données de l’entreprise de la menace toujours plus grande que représentent la surveillance des téléphones et la collecte de données.




Hé, en vrai, tu sais comment ça marche, toi, Wikipédia ?

Tout le monde connaît Wikipédia, chacun et chacune a son petit avis dessus, mais sait-on réellement comment cette encyclopédie collaborative fonctionne ?

Il y a 20 ans, lorsque, lors d’une soirée entre ami-e-s, on se posait une question du genre « Mais attends, comment on fait l’aspirine ? » le dialogue était souvent le même :

– Je sais pas, c’est pas avec de l’écorce de saule ?

– Oui mais ça doit être chimique, maintenant, non ?

– Je sais pas, t’as pas une encyclopédie ?

– Si, dans la bibliothèque, mais la raclette est prête.

– Bon, tant pis.

…et on en restait là. Aujourd’hui, on sort un ordiphone, on cherche la réponse sur Wikipédia, et on passe la raclette à se chamailler sur la fiabilité d’une encyclopédie où « tout le monde peut écrire n’importe quoi ».

(au fait, pour l’aspirine, on fait comme ça.)
Par NEUROtikerTravail personnel, Domaine public, Lien

En vrai, avez-vous déjà essayé d’écrire n’importe quoi sur Wikipédia… ? Savons-nous seulement comment ça marche ? Comment les articles sont-ils écrits, modifiés, corrigés, vérifiés, amendés… ?

Ça peut être impressionnant, la première fois qu’on se dit « tiens, et si moi aussi je participais à l’élaboration d’une encyclopédie ? » On peut se sentir un peu perdu·e, pas vraiment légitime, ou tout simplement ne pas savoir par quel bout commencer…

Heureusement, les membres de la communauté Wikipédia et Wikmédia France (l’association des contributeurs et contributrices à la Wikipédia francophone), ont créé un MOOC, un cours ouvert gratuit et en ligne, pour nous faire découvrir les rouages du cinquième site le plus visité au monde, et nous apprendre à nous en emparer.

L’an dernier plus de 6 000 personnes se sont inscrites à ce cours. Fort-e-s de cette expérience, l’équipe rempile pour une deuxième édition, l’occasion pour nous de les interroger et de découvrir ce que proposera ce cours.

By MarcBrouillon, DePlusJean. – Dérivé de File:Logo WikiMooc.jpg., CC BY-SA 4.0, Link

 

Bonjour, avant toute chose, est-ce que vous pourriez nous présenter Wikimédia France et vos personnes ?

Jules : Bonjour ! Wikimédia France est une association française à but non-lucratif dont l’objet est « de soutenir en France la diffusion libre de la connaissance, notamment l’encyclopédie Wikipédia. » Il y a souvent des confusions à ce sujet, alors clarifions : Wikipédia est totalement rédigée par des internautes bénévoles, qui s’organisent de manière autonome et déterminent les règles du site. L’association Wikimédia France soutient les contributeurs et l’encyclopédie, mais ne participe pas à la rédaction et n’a aucun pouvoir sur la communauté ; ce n’est d’ailleurs pas la seule association à soutenir l’encyclopédie. Natacha, Alexandre, Valentin et moi-même sommes des contributrices et contributeurs bénévoles de Wikipédia ; nous faisons partie de la douzaine de bénévoles qui conçoivent le WikiMOOC. Je suis par ailleurs salarié de Wikimédia France, qui soutient l’initiative.

Une des missions de Wikimédia France, c’est justement d’inciter qui le veut à contribuer à la Wikipédia francophone… C’est pour cela que vous proposez ce MOOC ? Les cours massivement ouverts et en ligne sont un bon moyen d’inciter aux apports ?

Jules : Oui, les MOOC cumulent plusieurs avantages : bien souvent gratuits, ils sont en ligne et permettent donc de toucher un public plus nombreux qu’avec des formations en présentiel, mais aussi plus diversifié. Le MOOC s’adresse d’ailleurs à toute la francophonie, et près de la moitié des inscrits ne sont pas français.

Alexandre: Le WikiMOOC est effectivement réalisé de manière à donner envie de contribuer. Petit à petit, l’apprenant est guidé vers la rédaction d’un article. Mais il y a des façons très diverses de contribuer : ajouter des sources, des photos, corriger la mise en page, linkifier, améliorer des ébauches d’articles… Une des nouveautés de la deuxième session du WikiMOOC est de présenter des témoignages de contributeurs pour qu’ils racontent ce qu’ils font. Il est aussi plus aisé de contribuer si on ne se sent pas un étranger dans le monde de Wikipédia. Le but du WikiMOOC est aussi de faire mieux connaître ce monde aux apprenant-e-s.

Si je crains que « n’importe qui puisse écrire n’importe quoi dans Wikipédia », ce MOOC me rassurera-t-il ?

Jules : Nous l’espérons, car les choses ne sont pas aussi simples ! L’affirmation initiale, néanmoins, est exacte : n’importe qui peut écrire n’importe quoi sur Wikipédia. Mais le n’importe quoi a de fortes probabilités de ne rester sur Wikipédia qu’une vingtaine de secondes tout au plus. Car il faut étayer toute affirmation par des sources, et des sources de qualité, dont on sait qu’elles sont fiables (pas un obscur blog anonyme, donc). Pour vérifier que cette règle est bien respectée, il y a notamment un groupe de contributrices et contributeurs qui surveillent en temps réel les modifications effectuées sur les 1,8 million d’articles de Wikipédia : on les appelle avec un brin d’humour « les patrouilleurs ». C’est à ce stade que sont annulés la plupart des canulars, « vandalismes » (les dégradations volontaires d’articles) et ajouts d’opinions personnelles (totalement proscrits : on ne donne jamais son avis personnel dans un article). Certaines modifications passent évidemment entre les mailles du filet et ne seront annulées que plusieurs heures ou plusieurs jours après, par d’autres contributeurs – on manque de bras pour tout vérifier !

Finalement, à qui s’adresse ce MOOC ? Aux personnes qui veulent juste en savoir plus ? À celles qui veulent contribuer activement mais ne savent pas comment ?

Valentin : À tout le monde ! On peut effectivement s’inscrire juste pour comprendre comment Wikipédia fonctionne. Mais ce MOOC est surtout un outil permettant en quelques semaines d’assimiler l’essentiel de ce qu’il faut pour contribuer correctement. Nous voulons que de nombreuses personnes s’emparent de cet outil pour désacraliser la contribution à Wikipédia. Tout le monde utilise Wikipédia en tant que consommateur, mais trop peu de personnes viennent contribuer.

Jules : On peut se sentir un peu perdu quand on commence sur Wikipédia, seul⋅e. Le WikiMOOC est justement parfait pour être guidé dans sa découverte de l’encyclopédie, de son fonctionnement et de sa communauté.

Alexandre : Pour moi qui suis aussi universitaire, le WikiMOOC est un fabuleux point d’entrée pour un cours de Wikipédia. J’essaye donc de synchroniser mes cours avec le WikiMOOC ce semestre pour y inscrire mes étudiant-e-s, et j’encourage les collègues à faire de même !

Comme Framasoft, Wikimédia France est une association qui vit du don… Or créer un MOOC coûte cher… Comment avez-vous pu réussir ce tour de force ?

Jules : La création d’un MOOC, pour une université, se compte toujours en dizaines de milliers d’euros. Nous n’en avons dépensé « que » (ça nous paraît énorme, à vrai dire) 7 500 pour la première édition : 2 500 pour la plateforme, FUN, et 5 000 pour la réalisation des vidéos, via une association de vidéastes amateurs, beaucoup moins cher qu’avec un professionnel ! Et moitié moins pour cette seconde édition. Notre force, c’est qu’il y a une douzaine de bénévoles, contributeurs et contributrices francophones, qui bossent sur le projet ; c’est cet investissement bénévole, en temps, qui nous permet de ne pas dépenser trop. Nous réalisons nous-mêmes beaucoup de tâches (créer des visuels, tourner certaines vidéos, concevoir des tutoriels interactifs…) qui dans une université seraient sous-traitées. Nous bénéficions tout de même d’une partie importante de mon temps salarié chez Wikimédia France, même si je m’investis aussi sur du temps bénévole.

Quand il y a une personne face caméra, il y en a souvent plein en coulisses 😉
By English: Credits to Habib M’henni / Wikimedia Commons – Own work, CC BY-SA 4.0, Link

En passant, on lit de l’équipe pédagogique que « Ces trois présentateurs et présentatrices font partie d’une équipe pédagogique plus large, riche de treize wikipédiens et wikipédiennes expérimenté·e·s ». Le langage épicène, qui permet d’éviter la discrimination d’un genre, vous tient à cœur pour la wikipédia francophone ?

Natacha : Le langage épicène (ou langage non sexiste) est un langage inclusif qui tente de ne pas favoriser un genre par rapport à l’autre. Il est utilisé notamment en Suisse et au Québec, surtout dans la fonction publique. Par ailleurs, nous avons un fossé des genres sur Wikipédia – 75 000 articles sur des femmes contre 450 000 biographies d’hommes et moins de 20 % de personnes contribuant sont des femmes – ce qui introduit parfois des biais dans la façon dont les sujets sont traités. La fondation Wikimedia (qui participe au financement de Wikimédia France) en a fait un sujet de priorité depuis qu’un article du New York Times a relevé ce problème en 2011.

Par ailleurs le WikiMOOC cible toute la communauté francophone, et nommer explicitement le genre féminin peut avoir un impact sur la participation des femmes à ce dernier, alors même qu’on cherche à augmenter le nombre de contributrices ce détail peut avoir son importance !

Jules : Natacha a su nous convaincre d’utiliser le langage épicène dans le WikiMOOC ;-). Mais celui-ci n’est pas en usage systématique sur Wikipédia en français, notamment en raison de sa lourdeur visuelle, et car il n’est pas (encore ?) répandu dans les usages. Or Wikipédia a tendance (rien de systématique) à suivre les usages de la langue.

D’ailleurs, on peut parfois ne pas être d’accord avec les choix faits dans les règles que s’impose la communauté Wikipédia (éligibilité des articles, traitement des genres et des personnes trans, application du point de vue…). Quelle est la meilleure manière de faire évoluer ces positions ?

Jules : Le meilleur moyen de faire évoluer les règles de Wikipédia, ou bien les consensus qui ont émergé au coup par coup pour chaque article, c’est de s’investir dans la communauté. On voit souvent des internautes débarquer, parfois très bien intentionnés, mais très maladroits : ils arrivent et veulent tout changer. Or les contributeurs et contributrices sont souvent sur leurs gardes, notamment parce qu’il y a régulièrement des tentatives d’entrisme et de manipulation de Wikipédia à des fins idéologiques et politiques (en faveur d’une personnalité politique par exemple). Ce sont des internautes qui veulent utiliser la notoriété de Wikipédia pour faire et défaire les notoriétés, pour passer leurs idées… alors que ce n’est pas le lieu. Bref, quand on est bien intentionné, il est primordial dans un premier temps de se familiariser avec les règles ainsi que les us et usages relatifs qui guident le déroulement les discussions et les décisions. Cela évite les maladresses, et ça permet de parler le même langage que les autres contributeurs et contributrices bénévoles. Ça instaure une confiance mutuelle.

Wikipédia, c’est une encyclopédie, mais aussi nombre d’autres projets visant à partager le savoir collaborativement… vous en parlerez dans ce MOOC ?

Alexandre : Le mouvement Wikimedia contient de nombreux projets en plus de Wikipédia, comme Wikimedia Commons qui est l’endroit où les fichiers multimédia Wikipédia-compatibles sont déposés. Comment ajouter une photo est une question qui revient souvent donc le sujet est abordé. Au delà, Wikipédia et les projets « sœurs » sont une excellente école pour comprendre les enjeux du copyright et de ses abus, ce que sont les licences Creative Commons et ce qu’elles représentent politiquement. La famille des projets Wikimedia correspond au seul projet libre (libre comme dans libre discours, pas comme dans libre bière 🙂 ) accessible au et connu du grand public. À ce titre, il est une sorte de porte étendard et pour moi, le WikiMOOC a aussi pour vocation de le promouvoir.

Bon c’est bien gentil tout ça, mais ça va me demander quoi de participer à ce MOOC ? Des milliers d’heures de travail ? Un ordi surpuissant dernier cri ? Une connaissance infaillible de la calcification des hydrogénocarbonates ?

Alexandre : le point commun de tous les MOOC, c’est qu’on peut se sentir libre de les aborder à sa manière : regarder seulement les vidéos, faire les exercices ou pas, s’intéresser à une semaine mais pas à l’autre. Dans le WikiMOOC, des mécanismes pédagogiques sont prévus pour inciter les apprenant-e-s à aller le plus en profondeur possible mais tout le monde doit se sentir libre (sauf mes étudiant-e-s qui seront noté-e-s, évidemment !).

Jules : Pour rebondir sur votre question, pas besoin d’ordi surpuissant, un navigateur web à jour suffit amplement. Pour suivre la totalité du cours, il faut compter au moins trois heures de travail par semaine, mais c’est très variable d’une personne à une autre !

Du coup, si je suis convaincu, qu’est-ce que je dois faire pour m’inscrire ?

Valentin : Les inscriptions (gratuites évidemment) ont lieu sur fun-mooc.fr !

Et, comme d’habitude sur le Framablog, on vous laisse le mot de la fin !

Jules : Soyez nombreux et nombreuses à vous inscrire pour aider à donner accès à la connaissance au plus grand nombre !