L’IA Open Source existe-t-elle vraiment ?

À l’heure où tous les mastodontes du numérique, GAFAM comme instituts de recherche comme nouveaux entrants financés par le capital risque se mettent à publier des modèles en masse (la plateforme Hugging Face a ainsi dépassé le million de modèles déposés le mois dernier), la question du caractère « open-source » de l’IA se pose de plus en plus.

Ainsi, l’Open Source Initiative (OSI) vient de publier une première définition de l’IA Open-Source, et la Linux Foundation (dont le nom peut prêter à confusion, mais qui ne représente surtout qu’une oligarchie d’entreprises du secteur) s’interroge également sur le terme.

Au milieu de tout cela, OpenAI devient de manière assez prévisible de moins en moins « open », et si Zuckerberg et Meta s’efforcent de jouer la carte de la transparence en devenant des hérauts de l’« IA Open-Source », c’est justement l’OSI qui leur met des bâtons dans les roues en ayant une vision différente de ce que devrait être une IA Open-Source, avec en particulier un pré-requis plus élevé sur la transparence des données d’entraînement.

Néanmoins, la définition de l’OSI, si elle embête un peu certaines entreprises, manque selon la personne ayant écrit ce billet (dont le pseudo est « tante ») d’un élément assez essentiel, au point qu’elle se demande si « l’IA open source existe-t-elle vraiment ? ».

Note : L’article originel a été publié avant la sortie du texte final de l’OSI, mais celui-ci n’a semble t-il pas changé entre la version RC1 et la version finale.

L’IA Open Source existe-t-elle vraiment ?

Par tante, sous licence CC BY-SA (article originel).
Une traduction Framalang par tcit et deux contributeur·ices anonymes.
Photo de la bannière par Robert Couse-Baker.

 

 

L’Open Source Initiative (OSI) a publié la RC1 (« Release Candidate 1 » signifiant : cet écrit est pratiquement terminé et sera publié en tant que tel à moins que quelque chose de catastrophique ne se produise) de la « Définition de l’IA Open Source ».

D’aucuns pourraient se demander en quoi cela est important. Plein de personnes écrivent sur l’IA, qu’est-ce que cela apporte de plus ? C’est la principale activité sur LinkedIn à l’heure actuelle. Mais l’OSI joue un rôle très particulier dans l’écosystème des logiciels libres. En effet, l’open source n’est pas seulement basé sur le fait que l’on peut voir le code, mais aussi sur la licence sous laquelle le code est distribué : Vous pouvez obtenir du code que vous pouvez voir mais que vous n’êtes pas autorisé à modifier (pensez au débat sur la publication récente de celui de WinAMP). L’OSI s’est essentiellement chargée de définir parmi les différentes licences utilisées partout lesquelles sont réellement « open source » et lesquelles sont assorties de restrictions qui sapent cette idée.

C’est très important : le choix d’une licence est un acte politique lourd de conséquences. Elle peut autoriser ou interdire différents modes d’interaction avec un objet ou imposer certaines conditions d’utilisation. La célèbre GPL, par exemple, vous permet de prendre le code mais vous oblige à publier vos propres modifications. D’autres licences n’imposent pas cette exigence. Le choix d’une licence a des effets tangibles.

Petit aparté : « open source » est déjà un terme un peu problématique, c’est (à mon avis) une façon de dépolitiser l’idée de « Logiciel libre ». Les deux partagent certaines idées, mais là où « open source » encadre les choses d’une manière plus pragmatique « les entreprises veulent savoir quel code elles peuvent utiliser », le logiciel libre a toujours été un mouvement plus politique qui défend les droits et la liberté de l’utilisateur. C’est une idée qui a probablement été le plus abimée par les figures les plus visibles de cet espace et qui devraient aujourd’hui s’effacer.

Qu’est-ce qui fait qu’une chose est « open source » ? L’OSI en dresse une courte liste. Vous pouvez la lire rapidement, mais concentrons-nous sur le point 2 : le code source :

Le programme doit inclure le code source et doit permettre la distribution du code source et de la version compilée. Lorsqu’une quelconque forme d’un produit n’est pas distribuée avec le code source, il doit exister un moyen bien connu d’obtenir le code source pour un coût de reproduction raisonnable, de préférence en le téléchargeant gratuitement sur Internet. Le code source doit être la forme préférée sous laquelle un programmeur modifierait le programme. Le code source délibérément obscurci n’est pas autorisé. Les formes intermédiaires telles que la sortie d’un préprocesseur ou d’un traducteur ne sont pas autorisées.
Open Source Initiative

Pour être open source, un logiciel doit donc être accompagné de ses sources. D’accord, ce n’est pas surprenant. Mais les rédacteurs ont vu pas mal de conneries et ont donc ajouté que le code obfusqué (c’est-à-dire le code qui a été manipulé pour être illisible) ou les formes intermédiaires (c’est-à-dire que vous n’obtenez pas les sources réelles mais quelque chose qui a déjà été traité) ne sont pas autorisés. Très bien. C’est logique. Mais pourquoi les gens s’intéressent-ils aux sources ?

Les sources de la vérité

L’open source est un phénomène de masse relativement récent. Nous avions déjà des logiciels, et même certains pour lesquels nous ne devions pas payer. À l’époque, on les appelait des « Freeware », des « logiciels gratuits ». Les freewares sont des logiciels que vous pouvez utiliser gratuitement mais dont vous n’obtenez pas le code source. Vous ne pouvez pas modifier le programme (légalement), vous ne pouvez pas l’auditer, vous ne pouvez pas le compléter. Mais il est gratuit. Et il y avait beaucoup de cela dans ma jeunesse. WinAMP, le lecteur audio dont j’ai parlé plus haut, était un freeware et tout le monde l’utilisait. Alors pourquoi se préoccuper des sources ?

Pour certains, il s’agissait de pouvoir modifier les outils plus facilement, surtout si le responsable du logiciel ne travaillait plus vraiment dessus ou commençait à ajouter toutes sortes de choses avec lesquelles ils n’étaient pas d’accord (pensez à tous ces logiciels propriétaires que vous devez utiliser aujourd’hui pour le travail et qui contiennent de l’IA derrière tous les autres boutons). Mais il n’y a pas que les demandes de fonctionnalités. Il y a aussi la confiance.

Lorsque j’utilise un logiciel, je dois faire confiance aux personnes qui l’ont écrit. Leur faire confiance pour qu’ils fassent du bon travail, pour qu’ils créent des logiciels fiables et robustes. Qu’ils n’ajoutent que les fonctionnalités décrites dans la documentation et rien de caché, de potentiellement nuisible.

Les questions de confiance sont de plus en plus importantes, d’autant plus qu’une grande partie de notre vie réelle repose sur des infrastructures numériques. Nous savons tous que nos infrastructures doivent comporter des algorithmes de chiffrement entièrement ouverts, évalués par des pairs et testés sur le terrain, afin que nos communications soient à l’abri de tout danger.

L’open source est – en particulier pour les systèmes et infrastructures critiques – un élément clé de l’établissement de cette confiance : Parce que vous voulez que (quelqu’un) soit en mesure de vérifier ce qui se passe. On assiste depuis longtemps à une poussée en faveur d’une plus grande reproductibilité des processus de construction. Ces processus de compilation garantissent essentiellement qu’avec le même code d’entrée, on obtient le même résultat compilé. Cela signifie que si vous voulez savoir si quelqu’un vous a vraiment livré exactement ce qu’il a dit, vous pouvez le vérifier. Parce que votre processus de construction créerait un artefact identique.

Logo du projet Reproducible builds
Le projet Reproducible builds cherche à promouvoir la reproductibilité des systèmes libres, pour plus de transparence.
Le projet est notamment financé par le Sovereign Tech Fund.

 

Bien entendu, tout le monde n’effectue pas ce niveau d’analyse. Et encore moins de personnes n’utilisent que des logiciels issus de processus de construction reproductibles – surtout si l’on considère que de nombreux logiciels ne sont pas compilés aujourd’hui. Mais les relations sont plus nuancées que le code et la confiance est une relation : si vous me parlez ouvertement de votre code et de la manière dont la version binaire a été construite, il me sera beaucoup plus facile de vous faire confiance. Savoir ce que contient le logiciel que j’exécute sur la machine qui contient également mes relevés bancaires ou mes clés de chiffrement.

Mais quel est le rapport avec l’IA ?

Les systèmes d’IA et les 4 libertés

Les systèmes d’IA sont un peu particuliers. En effet, les systèmes d’IA – en particulier les grands systèmes qui fascinent tout le monde – ne contiennent pas beaucoup de code par rapport à leur taille. La mise en œuvre d’un réseau neuronal se résume à quelques centaines de lignes de Python, par exemple. Un « système d’IA » ne consiste pas seulement en du code, mais en un grand nombre de paramètres et de données.

Un LLM moderne (ou un générateur d’images) se compose d’un peu de code. Vous avez également besoin d’une architecture de réseau, c’est-à-dire de la configuration des neurones numériques utilisés et de la manière dont ils sont connectés. Cette architecture est ensuite paramétrée avec ce que l’on appelle les « poids » (weights), qui sont les milliards de chiffres dont vous avez besoin pour que le système fasse quelque chose. Mais ce n’est pas tout.

Pour traduire des syllabes ou des mots en nombres qu’une « IA » peut consommer, vous avez besoin d’une intégration, une sorte de table de recherche qui vous indique à quel « jeton » (token) correspond le nombre « 227 ». Si vous prenez le même réseau neuronal mais que vous lui appliquez une intégration différente de celle avec laquelle il a été formé, tout tomberait à l’eau. Les structures ne correspondraient pas.

Représentation d'une puce informatique sous la forme d'un cerveau.
Image sous CC BY par Mike MacKenzie & Liam Huang

Ensuite, il y a le processus de formation, c’est-à-dire le processus qui a créé tous les « poids ». Pour entraîner une « IA », vous lui fournissez toutes les données que vous pouvez trouver et, après des millions et des milliards d’itérations, les poids commencent à émerger et à se cristalliser. Le processus de formation, les données utilisées et la manière dont elles le sont sont essentiels pour comprendre les capacités et les problèmes d’un système d’apprentissage automatique : si vous voulez réduire les dommages dans un réseau, vous devez savoir s’il a été formé sur Valeurs Actuelles ou non, pour donner un exemple.

Et c’est là qu’est le problème.

L’OSI « The Open Source AI Definition – 1.0-RC1 » exige d’une IA open source qu’elle offre quatre libertés à ses utilisateurs :

  1. Utiliser le système à n’importe quelle fin et sans avoir à demander la permission.
  2. Étudier le fonctionnement du système et inspecter ses composants.
  3. Modifier le système dans n’importe quel but, y compris pour changer ses résultats.
  4. Partager le système pour que d’autres puissent l’utiliser, avec ou sans modifications, dans n’importe quel but.

Jusqu’ici tout va bien. Cela semble raisonnable, n’est-ce pas ? Vous pouvez inspecter, modifier, utiliser et tout ça. Génial. Tout est couvert dans les moindre détails, n’est-ce pas ? Voyons rapidement ce qu’un système d’IA doit offrir. Le code : Check. Les paramètres du modèle (poids, configurations) : Check ! Nous sommes sur la bonne voie. Qu’en est-il des données ?

Informations sur les données : Informations suffisamment détaillées sur les données utilisées pour entraîner le système, de manière à ce qu’une personne compétente puisse construire un système substantiellement équivalent. Les informations sur les données sont mises à disposition dans des conditions approuvées par l’OSI.

En particulier, cela doit inclure (1) une description détaillée de toutes les données utilisées pour la formation, y compris (le cas échéant) des données non partageables, indiquant la provenance des données, leur portée et leurs caractéristiques, la manière dont les données ont été obtenues et sélectionnées, les procédures d’étiquetage et les méthodes de nettoyage des données ; (2) une liste de toutes les données de formation accessibles au public et l’endroit où les obtenir ; et (3) une liste de toutes les données de formation pouvant être obtenues auprès de tiers et l’endroit où les obtenir, y compris à titre onéreux.
Open Source Initiative

Que signifie « informations suffisamment détaillées » ? La définition de l’open source ne parle jamais de « code source suffisamment détaillé ». Vous devez obtenir le code source. Tout le code source. Et pas sous une forme obscurcie ou déformée. Le vrai code. Sinon, cela ne veut pas dire grand-chose et ne permet pas d’instaurer la confiance.

La définition de l’« IA Open Source » donnée par l’OSI porte un grand coup à l’idée d’open source : en rendant une partie essentielle du modèle (les données d’entraînement) particulière de cette manière étrange et bancale, ils qualifient d’« open source » toutes sortes de choses qui ne le sont pas vraiment, sur la base de leur propre définition de ce qu’est l’open source et de ce à quoi elle sert.

Les données d’apprentissage d’un système d’IA font à toutes fins utiles partie de son « code ». Elles sont aussi pertinentes pour le fonctionnement du modèle que le code littéral. Pour les systèmes d’IA, elles le sont probablement encore plus, car le code n’est qu’une opération matricielle générique avec des illusions de grandeur.

L’OSI met une autre cerise sur le gâteau : les utilisateurs méritent une description des « données non partageables » qui ont été utilisées pour entraîner un modèle. Qu’est-ce que c’est ? Appliquons cela au code à nouveau : si un produit logiciel nous donne une partie essentielle de ses fonctionnalités simplement sous la forme d’un artefact compilé et nous jure ensuite que tout est totalement franc et honnête, mais que le code n’est pas « partageable », nous n’appellerions pas ce logiciel « open source ». Parce qu’il n’ouvre pas toutes les sources.

Une « description » de données partiellement « non partageables » vous aide-t-elle à reproduire le modèle ? Non. Vous pouvez essayer de reconstruire le modèle et il peut sembler un peu similaire, mais il est significativement différent. Cela vous aide-t-il d’« étudier le système et d’inspecter ses composants » ? Seulement à un niveau superficiel. Mais si vous voulez vraiment analyser ce qu’il y a dans la boîte de statistiques magiques, vous devez savoir ce qu’il y a dedans. Qu’est-ce qui a été filtré exactement, qu’est-ce qui est entré ?

Cette définition semble très étrange venant de l’OSI, n’est-ce pas ? De toute évidence, cela va à l’encontre des idées fondamentales de ce que les gens pensent que l’open source est et devrait être. Alors pourquoi le faire ?

L’IA (non) open source

Voici le truc. À l’échelle où nous parlons aujourd’hui de ces systèmes statistiques en tant qu’« IA », l’IA open source ne peut pas exister.

De nombreux modèles plus petits ont été entraînés sur des ensembles de données publics explicitement sélectionnés et organisés. Ceux-ci peuvent fournir toutes les données, tout le code, tous les processus et peuvent être appelés IA open-source. Mais ce ne sont pas ces systèmes qui font s’envoler l’action de NVIDIA.

Ces grands systèmes que l’on appelle « IA » – qu’ils soient destinés à la génération d’images, de texte ou multimodaux – sont tous basés sur du matériel acquis et utilisé illégalement. Parce que les ensembles de données sont trop volumineux pour effectuer un filtrage réel et garantir leur légalité. C’est tout simplement trop.

Maintenant, les plus naïfs d’entre vous pourraient se demander : « D’accord, mais si vous ne pouvez pas le faire légalement, comment pouvez-vous prétendre qu’il s’agit d’une entreprise légitime ? » et vous auriez raison, mais nous vivons aussi dans un monde étrange où l’espoir qu’une innovation magique et / ou de l’argent viendront de la reproduction de messages Reddit, sauvant notre économie et notre progrès.

L’« IA open source » est une tentative de « blanchir » les systèmes propriétaires. Dans leur article « Repenser l’IA générative open source : l’openwashing et le règlement sur l’IA de l’UE », Andreas Liesenfeld et Mark Dingemanse ont montré que de nombreux modèles d’IA « Open-Source » n’offrent guère plus que des poids de modèles ouverts. Signification : Vous pouvez faire fonctionner la chose mais vous ne savez pas vraiment ce que c’est.

Cela ressemble à quelque chose que nous avons déjà eu : c’est un freeware. Les modèles open source que nous voyons aujourd’hui sont des blobs freeware propriétaires. Ce qui est potentiellement un peu mieux que l’approche totalement fermée d’OpenAI, mais seulement un peu.

Certains modèles proposent des fiches de présentation du modèle ou d’autres documents, mais la plupart vous laissent dans l’ignorance. Cela s’explique par le fait que la plupart de ces modèles sont développés par des entreprises financées par le capital-risque qui ont besoin d’une voie théorique vers la monétisation.

L’« open source » est devenu un autocollant comme le « Commerce équitable », quelque chose qui donne l’impression que votre produit est bon et digne de confiance. Pour le positionner en dehors du diabolique espace commercial, en lui donnant un sentiment de proximité. « Nous sommes dans le même bateau » et tout le reste. Mais ce n’est pas le cas. Nous ne sommes pas dans le même bateau que Mark fucking Zuckerberg, même s’il distribue gratuitement des poids de LLM parce que cela nuit à ses concurrents. Nous, en tant que personnes normales vivant sur cette planète qui ne cesse de se réchauffer, ne sommes avec aucune de ces personnes.

Photo d'un sticker où il est marqué « Open-Source Fuck Yeah ».
Les libristes adorent pourtant les stickers. Image sous CC BY-SA par Kirsten Comandich.

Mais il y a un autre aspect à cette question, en dehors de redorer l’image des grands noms de la technologie et de leurs entreprises. Il s’agit de la légalité. Au moins en Allemagne, il existe des exceptions à certaines lois qui concernent normalement les auteurs de LLM : si vous le faites à des fins de recherche, vous êtes autorisé à récupérer pratiquement n’importe quoi. Vous pouvez ensuite entraîner des modèles et publier ces poids, et même s’il y a des contenus de Disney là-dedans, vous n’avez rien à craindre. C’est là que l’idée de l’IA open source joue un rôle important : il s’agit d’un moyen de légitimer un comportement probablement illégal par le biais de l’openwashing : en tant qu’entreprise, vous prenez de l’« IA open source » qui est basée sur tous les éléments que vous ne seriez pas légalement autorisé à toucher et vous l’utilisez pour construire votre produit. Faites de l’entraînement supplémentaire avec des données sous licence, par exemple.

L’Open Source Initiative a attrapé le syndrome FOMO (N.d.T : Fear of Missing Out) – tout comme le jury du prix Nobel. Elle souhaite également participer à l’engouement pour l’« IA ».

Mais pour les systèmes que nous appelons aujourd’hui « IA », l’IA open source n’est pas possible dans la pratique. En effet, nous ne pourrons jamais télécharger toutes les données d’entraînement réelles.

« Mais tante, nous n’aurons jamais d’IA open source ». C’est tout à fait exact. C’est ainsi que fonctionne la réalité. Si vous ne pouvez pas remplir les critères d’une catégorie, vous n’appartenez pas à cette catégorie. La solution n’est pas de changer les critères. C’est comme jouer aux échecs avec les pigeons.

 




Rome, septembre 2023 : journal de bord de la troisième visite d’études d’ECHO Network

Pour rappel, les participant⋅es à l’échange européen ECHO Network font partie de 7 organisations différentes dans 5 pays d’Europe : Ceméa France, Ceméa Federzione Italia, Ceméa Belgique, Willi Eichler Academy (Allemagne), Solidar Foundation (réseau européen), Centar Za Mirovne Studije (Croatie), Framasoft (France).

Compte-rendu de la semaine à Rome.


Click here to read the article in English.

C’est la troisième visite d’étude dans le cadre du programme ECHO Network, cette visite nous mène à Rome, la ville musée. Enfin nous : seulement Numahell, puisque le COVID en a décidé autrement pour les trois autres qui avaient prévu de venir…

Après un petit périple par bus puis train depuis Lyon, j’arrive dans l’après-midi à la gare Termini à Rome. Avec les membres des CEMÉA France, nous rejoignons deux membres de Solidar pour manger ensemble. Des questions sur l’educ’pop nous traversent dès le premier soir pendant le repas : quelle est la différence entre éducation populaire et éducation active ? Et l’éducation active, il se passe quoi si tu n’as aucune curiosité ? Bref, des discussions très riches.

Gare de Termini (CAPTAIN RAJU - CC BY-SA - Wikimedia)
Gare de Termini (CAPTAIN RAJU – cc-by-sa – Wikimedia)

Les deux premières journées se déroulent dans la « Casa del municipio » à Rome. Ces maisons municipales permettent aux associations de la ville de s’y retrouver, de faire des activités, de réserver gratuitement des salles. Un peu comme certaines maisons de quartier en France, ou les maisons des associations dans les grandes villes (sauf que dans la plupart des grandes villes c’est payant, par exemple à Toulouse c’est 60€ l’année).

Nous commençons par des exercices de brise-glace pour apprendre à se connaître : épeler le prénom de chacun-e en mimant les voyelles de son prénom, communiquer pour se positionner dans l’ordre alphabétique, et enfin se classer par rapport à là d’où nous venons, du plus loin au plus proche. Animés par Christina des CEMÉA Mezzo Giorno, ces brises glaces seront notre rituel de début de journée.

Jour 1 : formation à distance, projection sur ECHO Network, visite de squat

Formation à distance, en présence : retours d’expérience et début de stratégies

La première matinée est consacrée à des retours d’expérience de trois organisations sur la formation à distance. Si vous vous souvenez, il y a à peu près 3-4 ans il y a eu un confinement ou deux… nous obligeant à modifier nos pratiques en terme de formation.

L’Acque Correnti (traduction : « les courants d’eau ») doit former les bénévoles de l’équivalent italien du service civique, environ 15000 personnes par an. L’état italien fixe des règles strictes sur la formation des services civiques, il y a trois volets.
Soudain, le Covid et paf : la question de la formation à distance se pose. Massimiliano raconte comment ils ont utilisé les fonctionnalités de sous-salles de Zoom (nous connaissons l’alternative libre BigBlueButton qui offre également cette fonctionnalité).

Fondé en 1951 par des éducateur⋅ices et des enseignants, le Movimiento di cooperazione Educativo prône les méthodes de pédagogie active. Il fait partie de la FIMEM, organisation internationale autour de la pédagogie Freinet, créée dans les années 50.
Constitué de groupes territoriaux, ils assurent des activités de formation chaque année, et animent également un groupe de recherche au niveau national, sur les disciplines dont ils s’occupent.
Pour le public enfants, cela va de la maternelle au secondaire. Les formations sont assurées majoritairement à distance, et ce avant le COVID.
Donatella présente l’expérience accumulée, et notamment le site senzascuola.wordpress.com.

Les CEMÉA Federazione Italiana comme son nom l’indique fédère les CEMÉA d’Italie. Les formations assurées par la fédération ce sont dix stages par an, environ neuf jours par stage. Au début, de nombreux formateur⋅ices refusaient d’enseigner à distance : il est important de reconnaître les limites de l’enseignement à distance. Luciano explique qu’il faut « curbare la technologia » (courber, tordre la technologie) à nos pratiques, et non l’inverse. La question est de savoir comment utiliser nos méthodes de pédagogie actives à distance. Il revient sur onze problématiques de la formation à distance, dont certaines sont similaires en ligne ou sur site, telle que la gestion du temps et de l’espace, ou l’alternance des types d’apprentissage.

Le temps de questions / réponses a permis de dégager quelques points intéressants. L’un de nos hôtes, Claudio, indique qu’il faut plus craindre la déshumanisation que les technologies elles-mêmes. De plus, les projections virtuelles nous restreignent l’utilisation de notre langage corporel, de par la vision du corps à travers l’espace 2D des écrans. Il est donc important de se réapproprier les corps et les espaces en 3D, par exemple par des pauses loin de nos ordinateurs.
Les questions d’accessibilité  contribuent également à la marginalisation de certain·es participant·es, notamment la question de la barrière de la langue.

Nous nous accordons à dire qu’il ne faut pas abandonner la formation en ligne aux marchés privés : ces organisations ne font pas forcément de pédagogie active et ont un but plus lucratif qu’émancipateur. Malheureusement, ce sont ces organisations que les institutions financent, l' »ed tech » (education technologies), plutôt que les collectifs d’éducation populaire, à visée plus éthique.

L’ESS, l’enseignement au numérique en Italie

L’après-midi, nous réfléchissons collectivement à la suite du projet Echo Network, en répondant aux questions suivantes : ce que fait chacune de nos structures, ce qui nous intéresse toustes et enfin les perspectives futures du projet.

Tableau avec des post-it attachés dessus.

Nous nous sommes réparti·es ensuite en petits groupes pour une discussion plus informelle. Dans mon groupe, nous avons comparé les pratiques entre l’Italie, la France et Belgique sur l’ESS (Économie Sociale et Solidaire) puis sur la place de l’enseignement du numérique à l’école.

Christina des CEMÉA Mezzo Giorno expose la situation en Italie, où des réformes récentes ont reconfiguré le paysage de l’ESS (Économie Sociale et Solidaire).
En Italie, trois statuts d’organisations sont inclus dans l’ESS :

  • l’Odivu qui est un type d’organisation de volontariat
  • les APIES : des associations à visées sociales, à but non lucratif et ayant moins de 50% de salariés
  • les « impresa sociale », un nouveau type d’entreprise avec des composantes sociales, actuellement en expérimentation

Les frontières sont floues entre ces types d’organisation. Le débat actuel en Italie porte sur la limite public / privé et le contrôle de l’éthique : la troisième catégorie amène un assouplissement des règles pour déterminer si une organisation relève de l’économie sociale ou non. Un peu comme on peut le voir en France avec la RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises), il existe un risque important de social-washing.

Nous apprenons qu’en Italie, les directeurices d’établissement ont beaucoup plus de pouvoir qu’en France et qu’un cloisonnement existe entre écoles et associations, y compris au niveau des enseignants. Cela empêche les associations d’intervenir dans les écoles et d’y amener des méthodes actives et des thématiques comme la sensibilisation aux enjeux du numérique.
En Belgique, c’est paradoxalement dans les écoles « libres » (privées) qu’il y a de plus en plus d’expérimentations de la pédagogie active. Il y a donc de quoi creuser sur le contexte socio-structurel de chaque pays sur ces sujets.

Ensuite, sur la thématique du numérique, j’ai parlé pour le cas français du langage de programmation Scratch qui est utilisé en cours de techno au collège et des Sciences Numériques et Techniques en seconde. J’aurais aussi pu parler de la plateforme PIX, qui est utilisée pour la validation des acquis.

Sur le sujet du matériel, j’explique qu’en France bien souvent celui-ci devient vite obsolète et est mal maintenu. Il dépend des mairies, départements ou régions selon la nature de l’établissement.
En Italie, l’État investit beaucoup avec l’argent de l’EU, des TNI (Tableaux Numériques Interactifs) équipent quasiment chaque classe, mais les enseignants ne sont pas formés et n’en connaissent pas le dixième des possibilités.

Selon des recherches récentes, environ 75% des enseignants utilisent des méthodes de pédagogie frontales en Italie : je me demande combien en France.

Enfin, nous parlons un peu de la question de l’utilisation du jeu ou du jeu vidéo en classe, et j’en profite pour mentionner aux copain·es le projet Minetest (un équivalent libre à Minecraft).

 

Tout un immeuble en autogestion, un commun dans la ville

Nous visitons en fin d’après-midi un lieu d’occupation emblématique à Rome, Spin Time Labs, qui accueille à la fois des réfugié⋅es, des SDF, des étudiant⋅es grévistes contre la hausse des loyers. Le bâtiment dispose d’un auditorium, d’une salle de concert, d’un studio de radio. De nombreuses activités culturelles et artisanales s’y déroulent, nous découvrons en particulier un journal papier édité par un collectif composé exclusivement de jeunes de moins de 25 ans, Scomodo.

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Cet endroit est géré par ses habitant⋅es et contributeurices, il n’y a pas de loyer mais les personnes qui bénéficient du lieu peuvent proposer en échange leur temps, faire des dons financiers ou proposer leur aide sur des chantiers de réfection.

Environ 150 familles sont logées dans cet immeuble occupé, où même la mairie de Rome, pourtant peu orientée à gauche, tolère ce squat pour les services qui y sont rendus, et même les travailleurs sociaux de la mairie renvoient des personnes vers ce lieu pour y trouver de l’aide et des ressources.

Après cette visite, nous nous sommes retrouvé·es pour discuter dans une rue animée du quartier Pigneto, où les riverain·es sont particulièrement investi·es dans la vie du quartier.

Jour 2 : IA, ateliers

Le lendemain 27 septembre, Claudio nous reçoit pour nous présenter le CSV (Centro di servicio volontario) Lazzio. Le lieu est un peu sa maison, on l’y sent comme un poisson dans l’eau.

Christina anime un jeu pour se dégourdir : chacun choisit un geste qui lui correspond et l’a désigné tout le long du jeu, ce qui nous a obligées à avoir une attention visuelle durant ce moment. Ce type d’exercice d’éducation populaire a pour but d’améliorer la cohésion du groupe, et ça fonctionne !

Présentation sur l’IA

Ensuite, nous assistons à la présentation de Marika Mashitti, doctorante à l’Université Roma tre au département des sciences de l’éducation.

Elle commence par des définitions (ce qu’est une IA, les différents types de systèmes) et rappelle que l’IA est surtout une discipline scientifique. Puis elle enchaîne sur un petit historique, qui montre la rapidité des dernières avancées, notamment depuis le début de la pandémie, comme si c’était devenu une urgence de développer ce domaine.

Pour elle, c’est une question de pouvoir. En effet, qui est impliqué dans les recherches sur les IA ? Des personnalités comme Elon Musk et des géants du web tels que Alphabet, Meta, Microsoft, etc.

Elle donne quelques exemples de biais dus aux IA : des discriminations dans la reconnaissance des visages (seulement 52% de succès dans la reconnaissance de visages de femmes noires), des publicités ciblées pour des opportunités de jobs, le profiling.

Extrait d'une diapositive de la présentation, parlant de « l'algocratie ».

Le mot « Algocracy » (« le pouvoir par les algorithmes », forgé par Danaher, 2018), est lâché. Elle insiste sur le fait que la technologie n’est jamais neutre. Elle aborde le point de singularité, en reprenant la proposition de Frederico Cabitza, Professeur à l’Université de Milan. Il définit la singularité comme le moment où l’humain choisit de laisser quasi-intégralement le contrôle à la machine plutôt que sa définition classique, à savoir le moment où celle-ci devient indistinguable d’un humain.

Les membres de l’assemblée ont bien apprécié sa présentation, aussi bien son contenu que l’énergie qui l’anime et posent de nombreuses questions.

 

Les enjeux du numérique en atelier

Nous commençons l’après-midi avec un jeu que j’ai proposé, et que j’avais déjà expérimenté au Camp Climat 2022. il s’agit de se positionner sur deux axes pour une question donnée : un axe selon son niveau de confiance (en anglais : confidence) et l’autre son niveau d’aisance (en anglais : confortable), en se séparant en trois groupes. Christina, Morgane et Claudio ont préparé une liste de 4 problématiques :

  • la formation en ligne
  • les IA
  • les règlementations politiques au sujet du numérique
  • le pouvoir d’agir

Des discussions intéressantes ont eu lieu, chaque personne devant expliciter son choix de positionnement. Cet exercice a permis aux personnes qui avaient peu pris la parole de s’exprimer, les petits groupes facilitant l’écoute. J’y apprends que deux personnes du groupe utilisent régulièrement des IA génératives pour leurs travail quotidien dans la communication, et que la conférence de ce matin leur a fait prendre conscience des enjeux.

Ensuite nous reprenons les discussions, soit autour du travail fait la veille, soit sur les écrits démarrés le matin, pour en faire un résumé sur une feuille A2 : mon groupe a représenté tout cela en un nuage de mots.

Jour 3 : ateliers, « Zazie Nel Metro », rétrospective de la semaine

Ateliers numériques en impro

Le jeudi, nous nous retrouvons dans le même lieu pour deux ateliers sur le numérique, imaginés la veille suite à la réorganisation d’une partie du programme, du fait de l’absence d’un de nos camarades covidés.
Nous avons animé ces deux ateliers en parallèle deux fois, pour que chaque groupe en bénéficie.

  • atelier mobile : les paramètres pour améliorer sa vie privée, et quelques applications libres intéressantes. Animé par Domenico et moi-même.
  • atelier desktop / internet : des logiciels et des applications libres pour s’organiser, notamment Zourit. Animé par Lucas des CEMÉA Belgique et Olivier des CEMÉA France

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J’ai été étonnée car nous n’étions que peu nombreux⋅ses à connaitre ces outils et astuces. Les participant⋅es ont vraiment apprécié de les découvrir. Je trouve ce format d’atelier pratique pour mettre le pied à l’étrier et permettre d’éviter les listes à la Prévert, qui noient parfois l’auditoire.

Visite de « Zazie Nel Metro »

Zazie Nel Metro est un bar associatif et sa librairie associée, gérés par un collectif de personnes très chouettes, qui organisent divers évènements artistiques et citoyens. Iels organisaient 3 jours après un festival nommé « Zazie la bona vita », alliant discussions militantes / politiques et concerts.

Photo d'une affiche du festival, avec le slogan « Zazie Fest Bona Vita »

Notre hôte nous présente une sélections de livres d’auteurices anarchistes ou engagés à gauche, notamment « Cimento, arme di construzionna di massa », de Anselm Jappe, ou encore un livre de Ivan Illich que nous apprécions chez Framasoft. Cela fait écho étrangement à de trop nombreux projets de constructions inutiles, imposés et écocides…

Photos de différents livres posés sur une table

J’y retournerai si je reviens un jour à Rome (e perchè no :))

Retour sur les 3 jours

Nous nous retrouvons dans l’après-midi au local des CEMÉA Mezzo Giorno (ce qui signifie « Milieu de jour » mais aussi « centre de l’Italie »).

Morgane anime le moment qui suit en demandant à chacun·e de noter sur des post-it trois choses de notre séjour, que l’on classe sur trois affiches illustrées :

  • ce qu’il faut conserver (dans un frigo)
  • ce à quoi je vais repenser dans les prochaines semaines (🧠)
  • ce qu’il faut jeter (une poubelle très bien dessinée)

Photo d'une assemblée de personnes assises en cercle avec 3 feuilles de papier au centre, et des morceaux de papiers posés sur ces 3 feuilles.

Invitation à la fête de l’école

Pour finir ce dernier jour, certains d’entre nous assistent à la fête de l’école dans laquelle interviennent nos hôtes des CEMÉA Mezzo Giorno, Christina et Domenico. Cette école se situe dans un quartier populaire mixte socialement ; elle est intéressante car les CEMÉA Mezzo Giorno ont initié depuis plus d’une dizaine d’années une multitude de projets (activités en commun, ateliers musique, …) ayant notamment pour objectif de faire en sorte que la population des migrants soit mieux acceptée : et ça fonctionne.

J’avoue que j’ai un petit moment de nostalgie, tant cette ambiance de fête d’école m’en rappelle d’autres. Et il est temps de prendre congé, je visiterai Rome le lendemain et continuerai mon voyage de retour en France tranquillement en train, ayant le privilège d’avoir du temps devant moi cette fois là.

 

 




Du libre dans les écoles belges avec NumEthic

Aujourd’hui, nous partons à la découverte de NumEthic, une association belge qui œuvre pour promouvoir le libre notamment dans les écoles.

Pour commencer, pouvez-vous nous présenter NumEthic ? 

NumEthic est une association qui a pour but de promouvoir et de créer un espace de réflexions et de pratiques autour du numérique dans l’éducation et en particulier dans l’enseignement. Pour cela nous organisons et donnons des ateliers, des animations et formations autour de ce sujet. Nous voulons également accompagner des écoles dans la réflexion et la mise en place d’outils informatiques libres.

Logo de NumEthic

Vous êtes une ASBL, pouvez-vous expliquer aux non-belges ce que cela signifie ?

C’est une Association Sans But Lucratif. C’est l’équivalent d’une association loi 1901 en France. Pour faire simple, s’il y a des bénéfices liés à nos activités, ils ne peuvent pas être distribués aux membres de l’association. Ils doivent être réinvestis dans l’association.

NumEthic, votre nom d’association est clair. Mais, vous mettez quel sens exactement derrière cette notion de « Numérique Éthique » ?

Parce que nous avons une démarche démocratique et parce que nous nous sommes mal coordonnés ;-), voici ici et là deux réponses intéressantes et qui se complètent.
Émilie : Nous le comprenons dans le sens décrit par Éric Sadin, à savoir que l’éthique à pour base de permettre « le respect inconditionnel de l’intégrité et de la dignité humaine ». Ainsi, pour être éthique, il faut permettre à toute personne d’exercer son jugement, de pouvoir décider en conscience et sans être pris dans un quelconque engrenage marchand.  Notre objectif est donc clairement de provoquer une démarche de questionnement par rapport aux usages que nous avons du numérique car aucune technologie n’est neutre comme le défendait Jacques Ellul, que du contraire. À nos yeux, un numérique éthique serait un numérique respectueux de l’intégrité intellectuelle, morale, psychique de tout un chacun ; un numérique sobre et responsable qui se soucie des questions environnementales, démocratiques, citoyennes, humaines…
Manu : C’est une bonne question. Nous ne pensons pas qu’il y a une réponse simple et définitive. D’abord, parce que notre société et le numérique sont complexes et en mutations constantes, s’arrêter à une réponse, ce serait l’oublier. Ensuite, même si nous partageons une culture relativement commune chaque situation, chaque relation entre une personne ou un groupe de personnes et un objet numérique est singulière. Les enjeux, les besoins et les désirs ne sont pas les mêmes. Notre volonté est de mettre à disposition toute une série de repères, de grilles de lecture pour que tout un chacun puisse déterminer, avec les valeurs qui sont les leurs, ce que devrait être un « numérique éthique » dans leur contexte particulier. D’ailleurs, nous ne voyons pas le logiciel libre comme une fin en soi. Pour nous, c’est non seulement un moyen d’émancipation, par la liberté qu’il procure aux utilisateurs, mais aussi une manière d’expliciter, de mettre en évidence qu’il y a un intérêt à penser la relation que nous avons avec les logiciels, qu’il y a des enjeux philosophiques, culturels, politiques et écologiques. C’est donc une super porte d’entrée pour y réfléchir.

Tout le monde n’a pas la même vision de l’éthique ;-)

Vos actions ciblent principalement le monde de l’éducation. Pourquoi ce choix ?

Émilie : Probablement parce que les fondateurs sont tous les deux des enseignants 😉 plus sérieusement, l’école est un espace d’apprentissage et de découverte. À l’heure où elle est désormais investie par les grandes multinationales de la tech pour répondre à la « transition numérique » de l’enseignement, c’est un devoir moral presque d’éveiller les élèves (et les adultes de l’équipe éducative) aux enjeux du numérique -tant sociétaux qu’écologiques- et de leur proposer un panel d’outils plus respectueux de leurs données personnelles. Cela rentre dans notre démarche d’éducation AU numérique, qui souhaite donner des clefs de compréhension de la culture numérique et de son impact sur l’organisation de notre société.
Manu : Tous les membres actifs travaillent d’une manière ou d’une autre dans les écoles que ce soit en tant qu’enseignant, en tant que technicien en informatique ou les deux. C’est donc quelque chose que nous connaissons, où nous avons de l’expérience et un petit réseau. Même si la voie est libre, la route est longue, autant commencer par un chemin que nous connaissons un peu ;-).

Quel accueil reçoivent vos interventions de la part des enseignants ?

Émilie : Certains sont curieux,  intéressés voire déjà convaincus. Cependant, pour la majorité, le numérique n’est pas un enjeu, seulement un outil : ils et elles préfèrent alors rester dans la simplicité des systèmes dominants bien connus. 
Manu : Ça dépend vraiment des personnes et du sujet. De manière générale, c’est difficile de ne pas faire le constat que le numérique est quasi omniprésent et qu’il transforme notre société en profondeur, d’où le besoin d’y réfléchir. Les enseignants sont assez sensibles à l’aspect « manipulation » des GAFAM vis-à-vis des jeunes, mais l’effort nécessaire à la mise en place d’actions ou dispositif pédagogique bloque la majorité d’entre eux. Il faut savoir qu’en Belgique francophone l’utilisation de Google ou Microsoft est encouragé dans pas mal d’écoles. Le système d’enseignement belge est composé de plusieurs « réseaux ». Certains sont clairement pro-GAFAM, d’autres pas.

Et de la part des inspections (je ne sais pas si cela fonctionne comme cela en Belgique) ?

Nous avons des inspecteurs, mais ils sont là pour vérifier le travail des enseignants. J’imagine que ce n’est pas la même fonction en France.

En France, récemment, nous avons eu la chance de voir l’émergence de apps.education au niveau d’une branche du ministère. Est-ce qu’au niveau belge, il y a une volonté ministérielle de mettre en avant le libre ?

Au niveau du ministère, la volonté est des plus molles pour mettre en place du libre. Il y a bien un accès à une plateforme Moodle offerte à toutes les écoles ou encore une utilisation assez importante de pix.org, mais c’est malheureusement tout. Par ailleurs, il y a un déni évident de nos politiciens vis-à-vis de la violation de la vie privée de la part des GAFAM. C’est donc difficile de faire bouger les lignes même si nous ne désespérons pas.

Arrivez-vous facilement à intervenir dans les écoles ?

Ce n’est pas évident. En tant qu’association, nous existons seulement depuis 2021. Pour le moment, c’est principalement par le bouche-à-oreilles que nous avons accès à des écoles, et donc par des gens qui nous font déjà confiance. 

Parmi vos objectifs présents sur votre site, vous indiquez vouloir « privilégier la diversité de des outils ». Ne craignez vous pas que pour certaines personnes, avoir trop d’outils différents ne soit pas un peu déstabilisant ?

Si une personne est seule face à tous ces outils, c’est sûr que ce sera déstabilisant. C’est pour ça que nous n’envisageons pas les outils comme des «individus» hors de tout contexte, mais comme faisant partie d’une dynamique sociale, d’une communauté sur laquelle les personnes pourront s’appuyer pour faire face à la complexité du monde numérique. Une communauté qui pourra orienter les nouveaux venus qu’ils pourront intégrer par la suite. Et par communauté, j’entends NumEthic, Framasoft, les GULL, ceux autour d’un logiciel spécifique, etc.

C’est vous qui démarchez les établissements ou ceux-ci vous contactent directement ?

Dans la grande majorité des cas, ce sont les établissements qui viennent vers nous. Le peu de démarchage que nous avons fait n’a pas donné beaucoup de résultats.

Quels sont vos souhaits, perspectives d’évolutions pour NumEthic ?

Notre premier souhait, c’est de faire plus d’ateliers, d’animations, d’accompagnements d’école et de faire grandir une communauté autour du projet de NumEthic. Pour cela, nous aimerions engager quelqu’un de manière permanente. Nous espérons également faire plus de lobbying au niveau institutionnel. Et surtout rencontrer plein de chouettes gens :-).

Et pour finir, une petit question trollesque : pourquoi choisir une licence non libre (CC-BY-NC-SA) pour la publication sur votre site qui promeut les logiciels libres ?

C’est une chouette question, parce qu’il met en évidence une certaine tension entre ce que nous défendons en premier lieu, un numérique éthique, et comment, en pratique, celui-ci prend forme avec les logiciels libres par exemple. Dans ce cas, c’est la clause non-commerciale (NC) qui pose problème. Une clause qui s’attarde sur l’aspect économique que nous ne voudrions surtout pas mettre de côté pour penser l’éthique du numérique. Nous ne voudrions d’ailleurs pas tomber dans une vision éthique « absolue », mais plutôt « politique », c’est-à-dire qui s’intéresse à ce que cela produit chez celles et ceux qui la pratique, l’émancipation par exemple.

Pour être honnête, nous n’avons pas discuté du choix de la licence. En Belgique, il y a beaucoup d’acteurs commerciaux, grands ou petits. J’imagine que la clause NC nous permet juste de résister à ce contexte et de nous démarquer en tant que petit acteur.

Troll par Thodor Kittelsen (un de premiers à avoir représenté des trolls)

 

Un grand merci à NumEthic d’avoir pris le temps de nous présenter leur association !




Dégafamisation de L’atelier en Santé

Depuis plusieurs années, nous publions régulièrement (tant que faire se peut du moins !) des articles témoignant de la dégafamisation de structures associatives ou relevant de l’économie sociale et solidaire. Dans le cadre du lancement de emancipasso.org, notre nouvelle initiative pour accompagner les associations vers un numérique plus éthique (lire l’article de lancement), nous avons eu envie de reprendre la publication de ces témoignages.

Pour ce faire, nous avons lancé un appel à participation sur nos réseaux sociaux et quelques structures nous ont répondu (vous pouvez continuer à le faire en nous contactant) ! Nous sommes donc ravis de reprendre une nouvelle série d’articles de dégafamisation avec aujourd’hui le témoignage de L’atelier en Santé, un centre de santé communautaire à Plounéour-Ménez dans le Finistère.

Merci à Gabriel et à Alex d’avoir voulu partager leur aventure en répondant à nos questions, bonne lecture !

Bonjour, peux-tu te présenter brièvement pour le Framablog ?

Je suis donc Gabriel Perraud, médecin généraliste et militant pour des solutions libres et respectueuses des données des utilisateurs dans le champ de la santé. Je me suis déjà investi dans différents projets à ce sujet avec notamment feu LibreHealthCare, puis maintenant, à mon échelle, au sein de l’association InterHop.

(ndlr : Ah oui, je me souviens de LibreHealthCare, je les suivais sur Diaspora*, d’ailleurs j’ai retrouvé le wiki du projet)

Logo de l'association InterHop, icône représentant deux têtes de personnes de profil, l'une ayant un symbole d'électrocardiogramme et l'autre une roue crantée.
Logo de l’association InterHop

Mais dis moi donc Gabriel, Peux tu nous parler de ce projet qui te tient à cœur, depuis un bon moment maintenant ?  tu avais été très évasif en 2019 lors de notre rencontre.

L’Atelier En Santé: Il s’agit d’une association qui a pour but la mise en place d’un centre de santé communautaire au sein d’une commune rurale du Finistère. La devise de notre association est : « Faire santé en commun ». Je vous remets ici des extraits de notre site web de présentation sur la présentation et la définition de notre projet :

  •  L’idée naît en 2018, à Brest, en Finistère, à l’initiative de 2 médecins et d’une salariée agricole. Le souhait de pratiquer la santé autrement. D’avoir le temps d’être pleinement à l’écoute des patients. De faire partie d’un collectif de travail où toutes les voix comptent. D’un collectif dont les patients seraient parties prenantes, qui s’appuierait sur leurs savoirs, encouragerait leur pouvoir d’agir. Et où leur santé serait appréhendée de manière globale, dans ses dimensions tant physiologiques que sociales, environnementales, économiques, etc.

  • « Santé communautaire », d’autres Centres, ailleurs en France qui pratiquent ce type de soin, se sont donné ce nom, source d’inspiration pour les personnes à l’initiative du projet.

  • Ce pourrait être en zone rurale où les soins se font rares. Dans les Monts d’Arrée où cette rareté rime avec un tissu étroit de solidarités. À Plounéour-Ménez où la mairie accueille favorablement le projet.

  • Depuis, l’équipe bénévole de l’association loi 1901 porteuse du projet, L’Atelier en santé (LAES), s’est modifiée et élargie. Elle compte aujourd’hui 9 membres bénévoles – 2 coordinatrices de projet, 2 médecins, 2 kinés (dont Alex), 1 sage-femme et 2 psychologues – qui œuvrent ensemble à la création du futur Centre de santé, qu’ils soient professionnels, futurs salariés du centre ou habitants concernés par le manque d’accès aux soins. »

Et comme on l’a vu dans ta présentation, les logiciels libres seront présents dans cette aventure.

Gabriel : Nous nous sommes mis d’accord dès les premières étapes du projet pour utiliser des logiciels libres tant que cela nous était possible sans mettre en péril la vitalité du projet. Nous avons pu ainsi mettre en place nos outils libres communs pour toute la phase de préfiguration de notre projet de centre de santé.

Vous n’êtes pas toustes des geeks , qu’est ce qui a fait que vous ayez eu envie d’utiliser des outils libres? 

Alex : A vrai dire, je n’avais pas vraiment d’avis sur la question avant ma rencontre avec Gabriel. Je trouve très intéressant de mettre en commun et de rendre accessible des outils numériques. Il y a un véritable enjeu éthique derrière tout ça.

Cela ne t’a pas paru trop compliqué, Alex ? 

Au départ, oui, n’étant pas familier avec l’outil informatique…. Mais je ne saurai dire si c’est lié au fait que le logiciel soit libre ou non, ma pratique en la matière étant quasi nulle. Ceci dit, après un temps d’apprentissage, ces outils se révèlent extrêmement utiles pour le travail en collectif et permettent une efficacité d’action, si bien utilisés. Cela m’a un peu réconcilié avec l’usage de l’outil informatique.

Quel a été le déclencheur de votre dégafamisation ?

Pour ma part, un des premiers éléments déclencheurs a été le besoin de faire fonctionner de façon plus fluide mon Thinkpad T42 sous Windows XP lorsque j’étais étudiant. J’ai lu sur des sites d’informations numériques grand public la sortie d’une nouvelle version d’Ubuntu 10.10 et c’est là que tout a commencé. J’ai commencé à suivre un tutoriel sur, anciennement, « le Site du Zéro » pour savoir comment installer ce système d’exploitation gratuit qui avait l’air bien sympa.

Puis de fil en aiguille je me suis intéressé à la philosophie et aux enjeux politiques des logiciels libres. C’est arrivé au début de mes études de médecine et le lien s’est spontanément fait pour moi entre l’intérêt d’avoir des logiciels issus du mouvement open-source dans le champ de la santé, dans l’intérêt des professionnels, des patients et du système de santé en général.

Dans le cadre de LAES, nous avons mis en place ces outils dès le début. Nous avons d’abord voulu aller à ce qui nous semblait le moins onéreux et le plus flexible en auto-gérant l’infrastructure nous-même sur des serveurs OVH, via YunoHost que j’avais déjà testé à la maison pour divers projets personnels. La responsabilité restait cependant sur les épaules d’une seule personne de l’équipe. Pour rester en cohérence avec le souhait d’une gouvernance partagée et pour me laisser plus de temps à d’autres aspects du projet nous avons pu basculer la gestion des services que nous utilisions à d’autres personnes.

  • Forum/Discourse : cloud.girofle
  • Nuage/Nextcloud : cloud.girofle
  • Boîte mail : OVH
  • Site web/Wordpress : OVH
  • Pads : Cryptpad
  • Messagerie instantanée : on est resté sur Signal.

Parlons d’abord du processus de décision de cette transition. En amont de votre « dégafamisation », avez-vous organisé en interne des moments pour créer du consensus sur le sujet et passer collectivement à l’action (lever aussi les éventuelles résistances au changement) ? Réunions pour présenter le projet, ateliers de réflexion, autres ?

Oui, cela s’est fait lors de réunions. Dès le début avec une mise en commun des savoirs sur ce que comprenait le concept de logiciel libre et les enjeux techniques et politiques qui allaient avec. Nous avions cependant anticipé le fait qu’il n’existe pas (encore) de logiciels métiers (gestion de dossier patient, logiciel d’aide à la prescription) accrédités qui soient libres dans le cadre d’un centre de santé.

Cela ayant un fort impact sur le financement de notre structure et donc sur la vitalité du projet dans son ensemble, nous sommes tombés d’accord sur le fait que la vitalité du projet du centre passerait tout de même avant et que la recherche de logiciel libre se ferait « du mieux que l’on puisse ». Cela ne nous empêche donc pas de nous investir auprès d’Interhop et en particulier des projets Toobib et Goupile par exemple.

Nous avons également comme projet de mettre en place un fablab suivant l’état d’esprit lowtech orienté santé en parallèle du centre de santé pour le développement de solutions libres dans le domaine de la santé.

Mon médecin utilisait jusqu’à il y a 4 ou 5 ans des logiciels libres, mais il a été obligé d’arrêter. Pression des collègues du cabinet, difficultés avec les logiciels de la CPAM… Alors, quand j’entends parler de votre aventure je me demande si vous aussi vous rencontrez des résistances dans l’appropriation de votre écosystème numérique ? 

Oui, j’en parle au-dessus mais là c’est plus un retour d’expérience sur la préfiguration. Pour l’exercice, nous n’avons pas encore du tout libre, nous ferons au mieux. On est en lien avec Interhop/Toobib pour essayer d’avoir des solutions libres/éthiques accréditées.

Au sein de l’équipe, nous avons mis cet état d’esprit dès le début, il n’y avait pas de frein particulier.

En nous ouvrant aux habitants de la commune, l’outil Discourse nous permet d’avoir une interface suffisamment inclusive pour le moment pour permettre des échanges avec des personnes ayant différents niveaux de facilité avec le numérique. Nous utilisons également des pads de Framapad avec les habitants pour nos comptes-rendus de réunions et répartition des tâches.

Est-ce que vous avez rencontré des résistances que vous n’aviez pas anticipées, qui vous ont pris par surprise ? Au contraire, y a-t-il eu des changements dont vous aviez peur et qui se sont passés comme sur des roulettes ?

Non pas franchement pour le moment avant ouverture du centre. Pour la phase d’exercice, nous allons faire des choix dans l’été justement et nous aurons des retours plus tard.

Est-ce qu’il reste des outils auxquels vous n’avez pas encore pu trouver une alternative libre et pourquoi ?

Les logiciels métiers pour le moment, de ce que j’en comprends, l’accréditation peut-être techniquement compliquée et très onéreuse.

Quels étaient vos moyens humains et financiers pour effectuer cette transition vers un numérique éthique ? 

Plutôt des ressources internes, la communauté de YunoHost pour les soucis techniques auxquels je pouvais faire face, puis la plateforme des chatons pour migrer nos outils auprès de personnes bien plus compétentes que nous tout en restant raccord avec nos valeurs et à un coût abordable pour notre structure (prix libre pour cloud.girofle).

Infographie sur la dynamique entre l’équipe projet, l’équipe salariée et les habitant⋅es

Avez-vous organisé un accompagnement de vos utilisateur⋅ices ? Si oui, de quelle manière (formation, tutos, etc.) ?

Oui, avec des tutoriels à la demande, on essaie de simplifier l’accès aux outils au fur et à mesure de l’implication des adhérents. Et de réduire leur nombre également quand on peut.

On profite également des temps off, lorsque nous avons nos réunions en présentiel, pour résoudre les éventuels soucis techniques, faire une installation d’Ubuntu sur un PC qui ne tourne plus sur Windows, installer Aurora Store pour ré accéder à l’installation de Signal sur un vieil appareil Android (pour qui le PlayStore ne fonctionne plus comme il devrait), par exemple.

Est-ce que votre dégafamisation a un impact direct sur votre public ou utilisez-vous des services libres uniquement en interne ? Si le public est en contact avec des solutions libres, comment y réagit-il ? Est-il informé du fait que ça soit libre ?

Pour le moment nous communiquons aux nouveaux bénévoles des raisons de nos choix de logiciels libres et nous faisons l’effort d’essayer au maximum de réduire l’écart possible entre les compétences techniques nécessaires à l’utilisation d’outil et les compétences/envies/besoins des habitants bénévoles. Là on fait un gros travail d’adaptation du forum pour une utilisation plus fluide avec les mails.

Nous devrons ensuite voir pour un choix de messagerie instantanée : utiliser les modules présents dans Discourse ? Proposer Signal à tout le monde ? Chercher d’autres solutions ensemble ?

Au niveau des patients, ce seront donc essentiellement des outils libres ou sans GAFAM que vous allez utiliser ? (prise de rdv, mails hors gmail et compagnie ?)  Qui sont les adhérents ? Des patients ou quiconque habitant votre secteur et n’ayant pas de suivi médical avec vous ? C’est étonnant ce système d’adhésion pour un centre de santé. 

  • Pour les mails professionnels nous allons également passer par les messageries dites sécurisées mises en place par les institutions et utilisées par les autres acteurs du système de santé avec notamment MSSanté.

  • Pour ce qui est du travail avec les adhérents de l’association et des logiciels hors logiciels métiers avec accréditations nous allons nous efforcer d’utiliser des logiciels libres au maximum : traitement de texte, espace nuagique, pads, etc.

  • Pour le système d’adhésion, il s’agit de la valence communautaire ou participative du centre. Ce n’est pas forcément le cœur de cette interview, mais en résumé, toutes personnes souhaitant avoir des soins sera pris en charge comme dans d’autres structures déjà en place (maisons ou centres de santé). Mais nous travaillons à la mise en place d’une gouvernance partagée avec les habitant.es et différentes parties prenantes de la commune à l’échelle du centre. Par exemple, nous avons pu organiser un ciné-débat avec des habitant.es bénévoles du futur centre, et nous avons pu utiliser comme outils informatiques : framapad, mails et Discourse. 

  • Il y aura donc la partie soin où nous allons répondre aux demandes réglementaires nationales tout en nous investissant auprès de Toobib et d’Interhop pour participer au développement de solutions éthiques et libres. Et il y aura la partie associative/participative sur laquelle nous allons avoir plus de marge de manœuvre pour la mise en place de solutions open-sources/libres.

 

Quels conseils donneriez-vous à des structures comparables à la vôtre qui voudraient se dégafamiser aussi ? (erreurs à ne pas commettre ? Astuces et bonnes pratiques éprouvées à l’usage ?)

Ne pas hésiter à passer rapidement, si ce n’est dès le début, par des services répertoriés sur les CHATONS. La gestion en interne de ces outils peut être plus ou moins compliquée lorsque ce n’est plus uniquement un projet personnel et que les enjeux ne sont plus les mêmes en cas de soucis techniques (perte d’accès à des services, incendie dans des datacenters), etc.

Sinon, par rapport à d’autres projets, cela reste plus simple, à mon sens, de proposer une infrastructure libre dans le cadre d’un nouveau projet. En choisissant un projet qui a relativement peu d’impact sur le reste de la structure et en montrant que ça marche, le discours autour du logiciel libre a de plus en plus d’impact dans les représentations que peuvent se faire les différentes parties prenantes sur la question.

 

Un mot de la fin, pour donner envie de migrer vers les outils libres ?

Un argument qui semble souvent fonctionner est le côté prosaïquement libre de ces outils. Si nous ne sommes plus satisfait d’un hébergeur, d’un gérant, d’un outil, il est plutôt aisé d’en changer de par les formats de données utilisés et les communautés présentes et aidantes autour de ces outils.

Encore merci Alex pour ta participation à l’interview ! Je sais qu’il n’a pas été simple de trouver du temps pour cela. Et merci Gabriel, pour l’interview mais aussi pour ton implication, depuis toutes ces années, dans les projets de logiciels libres en médecine  ! 

On en parle aussi dans les journaux locaux (Ouest-France et Le Télégramme) !




Zikapanam : une asso de musiciens amateurs qui organise des jams

Depuis plusieurs années, nous publions régulièrement (tant que faire se peut du moins !) des articles témoignant de la dégafamisation de structures associatives ou relevant de l’économie sociale et solidaire. Dans le cadre du lancement de emancipasso.org, notre nouvelle initiative pour accompagner les associations vers un numérique plus éthique (lire l’article de lancement), nous avons eu envie de reprendre la publication de ces témoignages.

Pour ce faire, nous avons lancé un appel à participation sur nos réseaux sociaux et quelques structures nous ont répondu (vous pouvez continuer à le faire en nous contactant) ! Nous sommes donc ravis de reprendre une nouvelle série d’articles de dégafamisation avec aujourd’hui le témoignage de Zikapanam, qui organise et participe à des jams, répétitions, scènes ouvertes et concerts. Merci à Laurent pour son témoignage riche, et bonne lecture !

Bonjour, peux-tu te présenter brièvement pour le Framablog ? Qui es-tu, ton parcours ? Ton rôle dans l’association ?

Je suis Laurent Schwartz, l’un des quatre fondateurs de l’association Zikapanam créee en octobre 2022. J’en suis son actuel Président et le seul opérationnel sur l’acquisition et le développement des outils informatiques de l’association. J’ai une formation d’ingénieur en informatique. L’informatique et la musique (Basse, Batterie et Chant) sont deux des mes passions depuis mon adolescence.  J’utilise Linux au quotidien depuis 2008.

Tu nous parles de ton association ? Quel est son objet, les valeurs qu’elle porte ? 

Zikapanam est une association de musiciens amateurs de tout niveau qui organise et participe à des jams, répétitions, scènes ouvertes et concerts. Des musiciens adultes de toute l’île de France nous rejoignent. Nous organisons nos événements et nos rencontres musicales sur Paris intra muros et petite couronne. 
La bienveillance caractérise les relations souvent décrites par les nouveaux arrivants .

En termes d’organisation, combien y a-t-il de membres ? y a-t-il des salarié⋅es ? Êtes-vous localisé géographiquement ou bien un peu partout ?

Nous sommes (juin 2024) environ 190 membres cotisants. La cotisation est modique. L’association est basée entièrement sur le bénévolat. L’ancrage de Zikapanam est la région parisienne. Nous souhaitons aussi développer une communauté de jams distancielles par internet pour attirer des musiciens francophones de toute la France.

Tim Sheerman-Chase, CC BY 2.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.0>, via Wikimedia Commons

Vous diriez que les membres de l’association sont à l’aise avec le numérique ou pas du tout ? Ou bien c’est assez disparate ?

Nous utilisons beaucoup d’outils pour communiquer (Discord, solution logicielle maison, réseaux sociaux etc.), il y a donc un filtrage conséquent à l’arrivée sur notre Discord. Les gens qui vont au bout du processus d’inscription sont les plus motivés et peut-être aussi ceux qui prennent le temps de s’adapter à nos outils. Nous sommes composés de musiciens et pour la plupart l’ordinateur fait peur. Ils utilisent plutôt leur téléphone. Cependant, parmi les bénévoles, l’usage de l’ordinateur est souvent la norme.

Quel a été le déclencheur de votre dégafamisation ? Qu’est-ce qui vous a motivés ?

Nous avons une partie de nos membres qui est sensible aux enjeux du libre et qui utilisent les outils Framasoft ou du Fediverse.. C’est arrivé à mes oreilles et je me suis renseigné car je constatais qu’il y avait des freins importants à l’adoption de certains réseaux sociaux comme Meta même par des gens qui n’étaient pas forcément activiste du libre …
Au gré de mes réflexions sur le sujet, je me suis donné ces objectifs :
– offrir un accès libre à nos communications sur nos réseaux sociaux (sans besoin de créer un compte) ;
– limiter la nuisance de la publicité et des algorithmes qui décident pour vous les publications qu’on vous présente …  Qui détournent l’attention de nos publications ;
– toucher tous nos followers plutôt que le 5% que Meta dans « sa bonté généreuse » nous laisse toucher !

Quels sont les moyens humains mobilisés sur la démarche ? Y a-t-il une équipe dédiée au projet ? Ou plutôt une personne seule ? Quelles compétences ont été nécessaires ?

Je suis le seul opérationnel en informatique mais je reçois des idées de beaucoup de monde dans l’association. Il est cependant à ma charge de qualifier la pertinence des propositions qui me sont faîtes. Le monde du libre est documenté mais n’arrive pas dans le top des moteurs de recherche que j’utilise … Et ça complique grandement les recueils d’informations ! En tant qu’ingénieur en informatique, j’ai l’habitude de me former aux outils, de les découvrir et d’apprécier leurs fonctionnalités mais ça demande du temps et je ne peux le faire qu’à certaines périodes de l’année.  C’est ce que j’appelle la veille techno.

Comment avez-vous organisé votre dégafamisation ? Plan stratégique machiavélique puis passage à l’opérationnel ? Ou par itérations et petit à petit, au fil de l’eau ? Quelles étapes avez-vous suivi ?

À vrai dire, je n’ai rien contre les GAFAMs. Ces sociétés ont apporté beaucoup à internet à son démarrage et leurs actions d’aujourd’hui sont compatibles avec un monde d’entreprise où l’argent est roi !. Mon raisonnement est pragmatique, nous sommes une association et nous n’avons pas les moyens financiers d’une entreprise commerciale ! Les outils que nous serons amenés à utiliser ou que nous utilisons déjà le seront parce qu’ils nous sont accessibles financièrement, peuvent convenir et fédérer un maximum de personnes parmi lesquels des technophobes. Et c’est un véritable challenge !

Est-ce que vous avez rencontré des résistances que vous n’aviez pas anticipées, qui vous ont pris par surprise ? Au contraire, y a-t-il eu des changements dont vous aviez peur et qui se sont passés comme sur des roulettes ?

Notre arrivée sur le Fediverse est récente et les outils à ma disposition actuellement ne permettent pas de qualifier l’adhésion des membres de notre association à ces réseaux sociaux. Je constate juste que très peu de membres se sont créés des comptes sur le Fediverse mais ça ne veut pas dire qu’il ne le consulte pas ponctuellement ou même régulièrement puisque la création d’un compte n’est pas obligatoire pour accéder à ces contenus. D’après mes premières remontées d’information, se créer un compte sur le fediverse ne serait pas trivial … Un effort de formation devra sûrement être engagé sur ce point.

Parlons maintenant outils ! À ce jour, on en est où ? Quels outils ou services avez-vous remplacé, et par quoi, sur quels critères ?

Nous n’avons pas « remplacé » Meta, Les bars et les lieux culturels avec lesquels nous travaillons sont tous sur ces réseaux. Mais nous avons commencé à développer nos réseaux parallèlement sur le Fediverse.. Nous développons des usages qui nous permettent de mettre en valeur la souplesse de Mobilizon. De plus  keskonfai, pixelfed et Mastodon nous ont apporté une certaine visibilité supplémentaire dans les moteurs de recherche au contraire de Meta qui par exemple empêche l’intégration aux moteurs de recherche des événements publics que nous organisons  afin de nous forcer à acheter de la publicité pour les mettre en avant …
Note : Plus récemment j’ai découvert Linkstack une alternative sérieuse à Linktree.

Est-ce qu’il reste des outils auxquels vous n’avez pas encore pu trouver une alternative libre et pourquoi ?

Oui, bento. J’aimerai avoir une ferme de bento spécifique à notre asso mais je n’ai pas encore trouvé d’alternative à bento en logiciel libre. Voilà ce que nous faisons avec Bento : https://bento.me/strawberry-jam-band et nous avons une dizaine d’autres dans le même genre.

Avez-vous organisé un accompagnement de vos utilisateur⋅ices ? Si oui, de quelle manière (formation, tutos, support, etc.) ?

Non pas encore.  Mais j’y pense sous forme de vidéo conf sur Discord.

Est-ce que votre dégafamisation a un impact direct sur votre public ou utilisez-vous des services libres uniquement en interne ? Si le public est en contact avec des solutions libres, comment y réagit-il ? Est-il informé du fait que ça soit libre ?

Dans notre newsletter, j’ai largement communiqué sur keskonfai, pixelfed et mastodon mais cette communication doit être rappelée régulièrement et je vais m’y astreindre.

Un mot de la fin, pour donner envie de migrer vers les outils libres ?

Bénéficier de l’adhésion de toute notre communauté est un challenge que j’ai accepté. Il faut convaincre en allant à la rencontre des membres et en expliquant avec un argumentaire concret à toute épreuve qui voit avant tout leurs intérêts quotidiens !
Le potentiel du Fediverse est important. En tant qu’ingénieur, je vois bien les efforts d’interconnexion qu’il existe entre ces plateformes et je les apprécie en tant qu’utilisateur !
J’espère que d’ici 6 mois/un an, je pourrai faire un bilan très positif sur cette première étape dans la Dégafamisation !!
Merci de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur ce sujet. Plus d’infos sur notre association : https://linktr.ee/AssoZikapanam



La nouvelle #solarpunk du jour : « 100 Papier »

Pour la deuxième fois, Framasoft participe, au sein de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), à une semaine de cours sur le thème des lowtechs et du Solarpunk.

Les étudiant⋅es ont pour mission d’écrire (sans se faire aider par l’I.A. !) des nouvelles dans cet univers, qui sont publiées ici et participeront à un concours organisé par Low-Tech Journal. Ces nouvelles ont été lues en direct sur la radio indépendante Graf’Hit. La lecture de cette nouvelle est écoutable ici :

Aujourd’hui, découvrons un étrange personnage accroc au papier dans un monde où ce matériau est devenu… interdit !

100 Papier

Auteur·rices : Zatar Myriam , ASPE Candice , MOURCHID Soumaya ,GAO Rongtian, KADRI Elias, Nkoumba Eric Donald

Ce document est disponible sous licence CC-BY-SA.

« Bonjour Paris, il est 8 heures, on est le 9 septembre 2042 et la journée s’annonce ensoleillée ! Aujourd’hui, je rappelle que c’est la douzième journée mondiale sans papier. Alors, la question du jour est : comment vivez-vous sans papier ? Tout le monde est invité à laisser un message sur notre ToothBook. »

« Bonjour à tous ! Vous êtes chanceux aujourd’hui, je suis un précurseur de la vie sans papier ! Je m’appelle Jordan. Ça fait 20 ans que je l’ai aboli. Avec mon casque VR et mon PC, je vis la belle vie tout en protégeant la planète. Je peux jouer à GTA et envoyer un mail en même temps ! Le papier était une véritable catastrophe écologique. Maintenant, je m’amuse sans couper aucun arbre ! » 

Léon Roman éteignit sa radio, marmonnant des injures : « Comment avez-vous pu… » 

« Chéri, regarde devant toi ! » s’exclama Juliette en tendant le bras depuis le siège passager. 

Devant, la police effectuait une fouille des véhicules. La voiture freina, écrasant la ceinture de sécurité sur le ventre arrondi de sa femme. Son mari inspira bruyamment, le cœur battant à tout rompre, face aux gyrophares bleus et rouges vers lesquels ils progressaient lentement. Il ne remarqua pas la goutte de sueur coulant sur son front. Le souvenir de sa rencontre avec la police lors de la précédente manifestation lui procura une impression désagréable. 
Loin d’être dupe, Léon respirait de plus en plus vite : de toute évidence, ils étaient en quête de contrebande. Et juste sous la banquette arrière de sa voiture se trouvait aujourd’hui le trafic le plus important au monde : du papier.

Un jeune policier, le regard vif et un sourire crispé sur le visage, s’approcha du jeune couple.

— Bonjour madame et monsieur, inspecteur Hernandez. Nous sommes tenus de contrôler tous les véhicules. Sortez du véhicule. Où allez-vous ?

— Nous allons à la campagne chez ma belle-famille jusqu’à l’accouchement de ma femme, répondit Léon, d’une voix plus aiguë que d’habitude. Un peu en retrait, Juliette observait l’échange, priant pour que l’interrogatoire se finisse sans encombre. Les deux policiers soulevèrent la banquette arrière, dévoilant une pile de livres, à sa grande surprise.

— Cela n’a rien à voir avec ma femme, vous ne…, s’écria Léon, avant d’être plaqué au sol.

— Épargnez-nous ces bêtises, vous en parlerez au juge.

Quelques mois plus tard, la jeune femme, son bébé sur les genoux, pâle de rage, recevait un appel. « Oui, Roman, ici Maître Gimenez. Je suis au regret de vous annoncer la condamnation à perpétuité de votre mari pour trafic de papier. »

« Bonjour Paris, il est 8h, on est le 9 septembre 2152 et la journée s’annonce caniculaire ! N’oubliez pas de vous hydrater et de vous abriter durant les heures les plus chaudes. On accueille aujourd’hui sur notre chaîne le spécialiste M. … »

Mathieu coupa l’hologramme en jurant. Encore une fois, il allait devoir installer le « Sunshade », un pare-soleil blanc de son invention. En effet, il a lu que le blanc est la couleur qui absorbe le moins la chaleur. Aujourd’hui, c’était le grand jour ! 

Mathieu descendit dans sa cave, pour échapper à la chaleur étouffante qui alourdissait l’atmosphère. Son plan, préparé depuis plusieurs années, nécessitait encore quelques retouches. Les escaliers craquaient sous ses pieds alors qu’il descendait dans l’obscurité rafraîchissante de sa bibliothèque secrète, héritée de sa famille. Des livres ouverts jonchaient le sol, annotés d’une écriture soignée. Les murs étaient couverts de câbles, de serveurs et d’écrans lumineux. 

9h00 : il s’installa devant son poste de travail, ajustant les lignes de code qu’il avait préparées. Chaque partie qu’il modifiait le rapprochait de son objectif : démontrer les vulnérabilités d’une société entièrement numérique.

J’ai jusqu’à minuit pour exécuter mon plan, avant la mise à jour des serveurs

Sous la pression, il fabriquait des cigarettes en déchirant des pages de livre. Des recettes de cuisine par-ci, des extraits de comédie par là. Après tout, qui aurait besoin de savoir faire une béchamel ou de lire des pièces ennuyeuses ? Les mots imprimés se transformaient en fumée et remplissaient l’air de la cave d’un épais nuage gris.

10h00 : il recevait un coup de fil de sa petite amie Soraya, ingénieure à l’Agence de Sauvegarde des Données Nationales. Une journée portes ouvertes du macro serveur X2150 était prévue sur invitation.

11h00 : il avait déjà fumé sa 39ème clope, le livre de cuisine arrivait bientôt à sa fin.
 11h45 : « ÇA Y EST ! », cria-t-il, « La clé USB est prête. »

Son plan était simple mais brillant. Le virus qu’il avait créé était conçu pour tout détruire sur son passage.

12h00 : pour se récompenser de sa victoire, il prit une longue inspiration : « il est temps de fumer ».

12h15 : Mathieu commença à préparer ses affaires. Je suis tellement stressé, je ne tiendrai pas la journée sans papier, songea-t-il en fouillant frénétiquement dans ses étagères. Il chercha un livre d’où il pourrait arracher des feuilles pour faire ses cigarettes. En ouvrant le premier venu, il découvrit d’anciennes notes familiales entre les pages. Submergé par la culpabilité, il referma délicatement le livre et en prit un autre. Cette fois, il choisit un vieux recueil de contes pour enfants et, avec une nouvelle pointe de honte, arracha plusieurs pages.

13h00 : il quitta son appartement en direction du centre-ville. Il marchait, jetant des coups d’œil à sa montre. Le bâtiment de l’ASDN n’était pas loin, mais chaque minute lui semblait une éternité.

14h00 : « Bienvenue, mesdames et messieurs, à la journée d’inauguration du Macro serveur X2150 », annonça un présentateur.

15h00 : après avoir fait une visite guidée des lieux avec Soraya, Mathieu se dirigea vers le stand d’exposition de la maquette du X2150.

16h00 : un baiser langoureux lui permit de subtiliser à Soraya son badge d’accès à la salle des machines.

17h00 : Mathieu n’avait toujours pas trouvé la salle des machines, peu habitué à utiliser la padlocalisation. Il se cacha pour fumer des clopes de plus.

18h00 : après plusieurs essais, il réussit enfin à identifier le chemin d’accès vers la salle des machines.

19h00 : Mathieu effectua un dernier tour en salle des machines. Puis il rejoignit Soraya dans le hall.

20h00 : des applaudissements retentirent en l’honneur de Soraya. Sa présentation fit un carton !

21h00 : Mathieu s’approcha pour la féliciter. Il se dirigea vers les toilettes avant de rejoindre la salle des machines.

22h00 : les mains tremblantes, il inséra sa clé USB dans un serveur. La barre de transfert s’afficha à l’écran : « Téléchargement du fichier en cours  %2 % ». Ça y est, j’ai réussi ! Épuisé et ruisselant de sueur, il se laissa tomber sur une chaise. Il profita de cette pause bien méritée pour entamer sa 87ème clope de la journée.

22h10 : « OÙ EST MON BADGE ?! » s’exclama Soraya. Elle fonça à son bureau et se jeta sur son PC. Elle localisa le badge dans la salle des machines et remarqua le téléchargement d’un fichier inconnu en cours. Elle parvint à le stopper puis prévint la police.

22h30 : des bruits dans le couloir de plus en plus proches se firent entendre. Mathieu barricada la porte. « POURQUOI LE TÉLÉCHARGEMENT N’AVANCE PLUS ?! ». Des mégots s’accumulaient au sol, une voix grave se fit entendre de l’autre côté de la porte :

— Police ! Sortez immédiatement ou on enfonce la porte !

Illustration « Smoke design » par Hervé Simon (CC By Sa 2.0)

— Je vous interdis de tenter quoi que ce soit sinon JE VAIS TOUT CRAMER ! La sueur perlait sur son front, et chaque mouvement semblait plus laborieux que le précédent. La patience des policiers était mise à l’épreuve. Certains d’entre eux commençaient à se lasser de cette opération. D’autres vérifiaient leur équipement. Quelques-uns échangeaient des blagues nerveuses pour alléger la tension.

23h00 : assis dans la pénombre, les mains tremblantes, le regard perdu, il savait que la police finirait par entrer. Ses pensées tourbillonnaient, une tempête de regrets et de colère contre une société qui l’avait poussé à bout. « Pourquoi ? » murmura-t-il en fixant la barre de téléchargement statique. « Une société sans âme, sans mémoire. Ils disent que le papier est obsolète, que tout doit être numérique. Mais le papier, c’est l’histoire, c’est la culture, c’est nous. »

23h12 : il se leva lentement, les jambes flageolantes, et s’approcha de la porte. « Si près du but… »

— Commissaire, il faut intervenir, on ne peut pas attendre plus longtemps !

— Non, surtout pas. Les serveurs sont trop précieux. Si on cause des dégâts, ce sera encore pire. La seule chose qu’on puisse faire, c’est le persuader.

23h28 : il fuma sa dernière lueur d’espoir avec sa 100ème clope, ignorant les appels insistants de la police.

00h00 : Les larmes coulaient lentement sur ses joues alors que la fumée noire envahissait la pièce, une chaleur intense l’enveloppant. Les alarmes se déclenchèrent, stridentes. « Peut-être qu’un jour, ils comprendront… »

« Bonjour Paris, il est 8h, on est le 10 septembre 2152, et la journée s’annonce étouffante ! Aux dernières nouvelles, un acte terroriste a été commis cette nuit. La salle des serveurs de l’ASDN a été incendiée, entraînant la perte totale des données du pays. L’auteur de cet acte, identifié comme Mathieu Roman, descend d’une célèbre famille de terroristes. Il a péri dans l’incendie. »

Soraya, encore sous le choc des événements de la veille, écoutait le cœur serré à l’annonce du nom de Mathieu. « Non… ça ne peut pas être vrai… »

50 ans plus tard… Des enfants s’amusaient dans le parc. L’un d’eux s’aventura un peu plus loin qu’à son habitude. Et là, il l’aperçut, à moitié caché sous une pierre, un livre abîmé intitulé « La culture des pommes de terre au XXIe siècle ». Il y manquait des pages… Fier de sa trouvaille, le petit garçon courut montrer le livre à ses parents.

« C’est quoi, les pommes de terre ? »

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La nouvelle #solarpunk du jour : « Le Compromis »

Pour la deuxième fois, Framasoft participe, au sein de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), à une semaine de cours sur le thème des lowtechs et du Solarpunk.

Les étudiant⋅es ont pour mission d’écrire (sans se faire aider par l’I.A. !) des nouvelles dans cet univers, qui sont publiées ici et participeront à un concours organisé par Low-Tech Journal. Ces nouvelles ont été lues en direct sur la radio indépendante Graf’Hit. La lecture de cette nouvelle est écoutable ici :

Aujourd’hui, nous assistons à un choc des générations et des modes de transports (plus ou moins) lowtechs…

Le Compromis

Auteur·rices : Mathéo, Chrisbé, Inas, Chanerle, Liu, Lénaeile

Ce document est disponible sous licence CC-BY-SA.

Chapitre 1 : Les retrouvailles

En 2032, André 65 ans, un jeune retraité des sociétés de chemins de fer profite d’une journée ensoleillée sur la terrasse de sa maison. Vieux de la vieille sur la mécanique des trains, André a passé quarante-quatre ans de sa vie à réparer des trains. Voyant défiler au fil des années, tous les types de trains du Gasoil à l’électrique. La retraite arrive à point nommé pour lui, qui veut se détacher du monde industriel et du transport de masse. Son fils, Jaurel, 25 ans, ingénieur en informatique fraîchement diplômé de l’université a rejoint ses parents pour l’été :

— Belle journée, pas vrai papa ?

— Tu l’as dit ! Tu as prévu des choses à faire pour aujourd’hui ?

— Je me disais que ça serait bien que nous allions à la plage. Cela fait longtemps, propose Jaurel.

— C’est bien vrai, la dernière fois, tu devais avoir 10 ans ! Je m’en souviens, tu avais ton petit bob rouge et tes lunettes de soleil rondes.

— Oui, mais surtout, ce jour-là, nous avions remporté le concours du château de sable. Que de bons souvenirs ! Je conduis, si tu veux, suggère Jaurel.

— Conduire ? Pourquoi pas en vélo ? Demande André, l’air assez surpris.

André se souvient que Jaurel a acheté une nouvelle voiture électrique. Bien que très jolie et confortable, André n’est pas totalement convaincu par cette solution. En effet, sa femme et lui ont subi les effets du réchauffement climatique. . La mer est entrée de plus de 20 kilomètres dans les terres et les cours d’eau ont débordé dans toute la région, e qui a failli tuer sa femme. Profondément marqué par cette catastrophe, André a adopté un mode de vie plus respectueux de l’environnement . Il a réduit son l’empreinte carbone et a favorisé les solutions durables.

Illustration « Vélo du matin (3) » par Jean-François Gornet (CC By Sa 2.0)

— Tu ne veux pas qu’on y aille comme au bon vieux temps ? À vélo, en famille ? demande André.

— C’est loin, papa, ça va nous prendre au moins 2 heures à vélo. En plus, j’ai vu que la météo ne va pas rester comme ça . On prévoit de la pluie en milieu de journée.

En effet, la station balnéaire de Estra Kanté est située à 30 kilomètres du centre de la ville de Mutrus City.

— Nous avons le temps d’y réfléchir, il est encore tôt. Viens avec moi chercher de quoi manger ce midi. C’est à l’épicerie du centre, cela n’est pas trop loin pour toi, quand même ?

— Ne sois pas condescendant non plus, papa. Bien sûr que je viens.

André a l’habitude de marcher jusqu’à l’épicerie un matin sur deux pour faire ses courses. C’est une sorte de thérapie pour lui, qui est encore traumatisé.

en chemin la discussion se poursuit entre père et fils :

— Pourquoi est-ce que tu ne veux pas que je conduise ? Ça t’éviterait de faire des efforts sous cette chaleur, se questionne Jaurel.

— Je sais que je ne suis plus de toute jeunesse, mais je ne suis pas encore dans le cercueil, cher fils. Je pensais juste prendre un peu de temps avec toi comme avant, répond le père avec un sourire nostalgique.

— Je me doute, mais ça serait plus pratique en voiture,non ?

— Pour être franc, je ne suis pas convaincu par l’électrique. Tu le sais, en plus. Je comprends l’idée, mais est-ce vraiment la solution à nos problèmes actuels ?

— Eh bien, sans voiture, comment je fais pour mon travail, venir ici, voir mes amis ?

— C’est peut-être ça le problème, plutôt. Rien n’est à taille humaine.

Sur cette remarque, tous deux arrivent à l’épicerie du village. À l’entrée, ils rencontrent Christophe, un ami d’André. Christophe est un ancien agriculteur intensif qui dépendait lourdement des machines et des produits chimiques pour maximiser ses rendements. Plus tard, il s’est converti à une agriculture low-tech au vu des changements climatiques. Il est revenu à des méthodes simples et à la fois enrichies avec des connaissances modernes.

— Mon vieil André ! s’exclame Christophe. Tu te fais rare ces derniers temps ! Laisse-moi deviner, c’est le fiston Jaurès ?

— Pas loin, Jaurel ! Ah écoute, il faut que je m’habitue à tout ce temps libre que j’ai maintenant. C’est dur, tu sais !

— Je ne te le fais pas dire ! Alors fiston, toujours dans l’informatique ?

— Oui, monsieur. Comment va votre exploitation ?

— J’ai su rebondir, on va dire. Je suis reparti de zéro, ça m’a permis de me poser les bonnes questions. C’est ça le plus compliqué, Jaurel, savoir poser les bonnes questions et trouver des solutions ensemble. Maintenant je réfléchis à des projets utiles, accessibles et durables pour la population.

André, Jaurel et Christophe continuent de discuter pendant quelques minutes sur les projets que Christophe réalise en ce moment. Christophe sort de l’épicerie, tout comme André et Jaurel après avoir acheté de quoi manger. Sur le chemin du retour, André explique à son fils son point de vue :

— Tu sais fils, je sais que depuis peu, tu t’intéresses aux problématiques climatiques. Cependant, je crois que tu te trompes de méthode pour répondre au problème. J’ai vu que les machines se voulant écologiques ne le sont pas tout le temps. Tu connais l’effet rebond ? Une voiture, un train, c’est pas différent. Regarde, quand j’étais jeune, les trains électriques débarquaient. Tout le monde était époustouflé par ces nouvelles machines, plus performantes, plus économes, mais qui savait qu’on utilisait du gaz ou du charbon pour produire l’électricité du train ?

— Très bien, mais maintenant, l’électricité est en partie produite par du renouvelable chez nous ! réfute Jaurel, un air de défi dans ses yeux.

— Chez nous, oui ! Mais ailleurs ? Le problème est mondial, pas local. Et puis une partie ne vaut pas 100 %. André s’arrête un instant, posant une main sur l’épaule de son fils.

— 100 % d’énergie renouvelable, c’est un mythe, papa, et tu le sais, un soupçon de frustration dans la voix.

— Sans doute, mais en réduisant notre consommation, en réfléchissant plus au but de nos créations, de nos besoins, il y a une possibilité que ça marche.

— Tout le monde n’est pas prêt à ça.

— Si c’est un effort collectif, alors oui j’en suis persuadé. Regarde, si tu fais l’effort de partir à vélo, tu ne consommes pas d’électricité. Cette énergie peut être utilisée ailleurs par un système qui est vital pour d’autres personnes. Pense à ta santé. Pense aux économies que tu ferais si tu utilisais des moyens de transport alternatifs ou partagés. Au-delà des transports alternatifs, tu te rends compte du nombre d’heures que tu dois travailler pour payer une voiture ? Certes, la voiture est plus rapide, mais seulement à des moments précis. Tu ne vis pas sur l’autoroute à ce que je sache ? En supposant une consommation d’énergie de cinquante centimes par kilomètre, on doit non seulement conduire pendant une demi-heure pour parcourir les trente kilomètres, mais aussi travailler pendant une heure et demie pour gagner les quinze euros pour couvrir les frais de ce trajet. Au total, on consacre deux heures pour parcourir trente kilomètres en voiture. Tu te rends compte ? Jaurel prenant le temps de cogiter sur ce que son père vient de lui dire, finit par céder.

— OK, on prendra le vélo.

Chapitre 2 : Le trajet

L’un des vélos d’André est en très bon état et l’autre demande une petite touche de Il est onze heures quand les deux partent de la maison. Le réseau de pistes cyclables a été grandement amélioré et sécurisé après l’inondation de 2026. Les riverains touchés par l’inondation ont souhaité réduire l’imperméabilisation des sols en améliorant le réseau cyclable. La piste vers la plage est pittoresque, bordée de champs verdoyants et de maisons colorées, promettant une belle journée.

Cependant, après vingt-cinq minutes de route, la pluie annoncée par les prévisions météorologiques s’invita.

— La pluie n’est pas un obstacle ! s’exclame André. D’autant plus que la chaussée n’est pas glissante et le faible vent permet de poursuivre ce trajet à vélo. D’ailleurs, les grands tours sont rarement perturbées par la pluie.

On aurait dit un général d’armée galvanisant ses troupes. L’intensité de la pluie et celle du vent augmentent soudain. En un laps de temps, la visibilité se réduit à tel point que Jaurel à du mal à voir son père qui se trouve à cinq mètres devant lui. Ces conditions les obligent à stopper loin de toute habitation et à s’abriter sous un arbre. D’un air stupéfait, Jaurel interpelle son père :

— C’est à n’y plus rien comprendre, ce temps ! Les prévisions météo ne servent plus à rien !

— Le réchauffement climatique, malheureusement. Ça me rappelle l’inondation, je suis un peu inquiet pour ta mère.

— Nous sommes à mi-chemin, la pluie va nous ralentir, mais nous pouvons être rentrés dans une heure et demie à vue de nez.

— Pas sûr que ce soit une bonne idée, nous risquons d’être emportés avec toute cette eau. Je dois bien l’avouer, je n’ai pas d’autres solutions pour rentrer.

— Si j’avais su, je t’aurais forcé à prendre la voiture. Nous aurions pu arriver plus rapidement auprès de maman.

— Même s’il nous arrive des problèmes, le principal, c’est d’avancer, de se poser les bonnes questions. Quoi qu’il arrive, on ne doit pas abandonner ! Je pense qu’on peut inventer une application pour fournir des informations sur la météo, la qualité de l’air, etc. pour les cyclistes. Combiner high-tech et low-tech afin de favoriser le low-tech, c’est acceptable non ?

— Eh bien non ! L’application donnera les mêmes mauvais résultats que le site de la météo ! C’est du solutionnisme technologique, ton affaire, rien d’autre !

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La nouvelle #solarpunk du jour : « Qu’ai-je fait ? »

Pour la deuxième fois, Framasoft participe, au sein de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC), à une semaine de cours sur le thème des lowtechs et du Solarpunk.

Les étudiant⋅es ont pour mission d’écrire (sans se faire aider par l’I.A. !) des nouvelles dans cet univers, qui sont publiées ici et participeront à un concours organisé par Low-Tech Journal. Ces nouvelles ont été lues en direct sur la radio indépendante Graf’Hit. La lecture de cette nouvelle est écoutable ici :

Aujourd’hui, nous allons suivre une héroïne amnésique découvrir une étrange cité apparemment idéale… mais où une étrange atmosphère règne.

Qu’ai-je fait ?

Auteur·rices : Marie, Apolline, Jade, Anatole, Ombeline, Agathe

Ce document est disponible sous licence CC-BY-SA.

Partie 1 : Le réveil

Tout le monde court autour de moi. J’essaye de bouger, de courir, mais je suis tétanisée. Je cherche des visages familiers parmi la foule, mais tout va trop vite. Les battements de mon cœur résonnent et le sang afflue dans mes tempes, brouillant mes sens. Je sens une main familière sur mon épaule :

— Mais… qu’est-ce que tu as fait ?

J’ai chaud. L’odeur de soufre me brûle les sinus. J’ouvre les yeux, les mains encore tremblantes.

— Encore ce rêve.., dis-je en me levant.

Depuis maintenant cinq jours, j’erre seule dans ce désert de déchets. J’ai le ventre tiraillé par la faim et la gorge sèche à cause du manque d’eau. J’avance sans but, me nourrissant de conserves trouvées dans des supermarchés laissés à l’abandon. Je me dirige maintenant vers le nord, restant à l’affût du moindre bruit autour de moi. Je ne me sens pas à ma place dans cet environnement hostile. Tout à coup, j’entends un craquement derrière moi. Je me retourne vivement et aperçois des enfants cachés derrière les montagnes de détritus. Ils m’observent en rigolant :

— Bonjour… ? commencé-je en m’approchant. Vous êtes du coin ? Vous savez…

Sans me laisser finir, les enfants se mettent à courir. Ils sont les seules personnes que je rencontre depuis que je me suis perdue, et sont sûrement ma seule porte de sortie. Épuisée, je fais alors appel à mes dernières forces pour partir à leur poursuite. Ils courent plus vite que moi, et je peine à les suivre. Soudain, je me revois à l’époque de ma propre enfance faisant des courses poursuites avec mes amis dans les rues de la ville. Le vent soulève mes cheveux et me ramène à la réalité. Cette vie-là n’est plus la mienne aujourd’hui. Je reprends mon souffle péniblement, et cherche des yeux les enfants. J’aperçois une foule qui s’éloigne. Je suis à bout de force, mais je ressens quelque chose que je pensais avoir perdu : l’espoir. Je puise dans mes dernières ressources. Je me faufile dans cette masse et suis le mouvement, ne voulant pas me faire remarquer. Au loin, les contours d’une ville se dessinent. Je me surprends à sentir des parfums familiers. Encore quelques pas et j’arrive enfin dans cette cité inconnue.

Partie 2 : La découverte d’un nouveau monde

J’ai l’impression d’entrer dans une civilisation qui ne ressemble à rien que je connais. Je décide de sortir de la foule agitée. J’emprunte une petite rue déserte et m’adosse contre un mur afin de reprendre mon souffle. Les lumières commencent à tourner autour de moi, je sens mes yeux se fermer et mon corps s’alourdir. Alors que je commence à m’évanouir, j’entends : « viens avec moi, il faut que tu manges ».

Je décide de suivre cette voix grave qui m’est inconnue. Une main m’incite à m’asseoir puis me donne de la nourriture. Je reprends peu à peu mes esprits et vois alors l’homme qui m’a amenée ici. Il doit avoir une cinquantaine d’années, les cheveux blancs, quelques rides, assez grand, d’une stature imposante et avec un regard perçant.

— Merci, merci pour votre aide… Je m’appelle Jaamao, balbutié-je.

— Maël. Tu viens pas d’ici toi. J’me trompe ?

— Je… pardon, je vais vous laisser, dis-je alors que la peur que l’on me renvoie dehors s’éveille en moi.

— Tu peux rester.

Après quelques jours de repos, je retrouve assez d’énergie pour aider Maël dans les tâches quotidiennes. Un matin, alors que je le rejoins pour notre petit déjeuner habituel, il me lance :

— Ça va, aujourd’hui ?

— Je me sens bien mieux, merci !

— Et ta mémoire ?

— Rien pour le moment… Je ne comprends toujours pas comment je me suis retrouvée dehors. Le seul souvenir qu’il me reste est cet horrible cauchemar qui ne me quitte pas.

Après une pause à regarder sa tasse de thé, Maël prend une décision :

— Avale vite ton p’tit dèj’. On visite la ville aujourd’hui.

Il me conduit dans un dédale de rues et de jardins qui s’entremêlent. Les odeurs de menthe et de persil montent jusqu’à mes narines et se mélangent à celles des légumes grillés, de l’autre côté de la rue. Une brise légère souffle, qui adoucit la chaleur accablante ; les feuilles dansent et s’agitent en rythme. Je profite de ce nouveau paysage et reprends plaisir à entendre la foule calme évoluer autour de moi. Cependant, je remarque que certaines personnes me regardent attentivement. Je me tourne vers Maël :

— J’aime beaucoup cette ville ! Tout le monde a l’air si gentil… mais certains me dévisagent.

— Tes yeux, me répond-il brusquement à voix basse. Les yeux vairons sont rares ici. La dernière fois qu’on en a vus, il paraît que des catastrophes sont arrivées.

Il me tend discrètement une paire de lunettes de soleil que je m’empresse de porter. Confuse, j’essaye de soutirer plus d’informations, mais Maël fait mine de ne pas m’entendre et continue sa route. Il m’explique l’organisation de cette cité réadaptée. Nous retournons à l’endroit où il m’a amenée le jour de mon arrivée : l’espace de rassemblement pour les repas. La nourriture qui y est servie provient d’élevages et de cultures raisonnées que les habitants pratiquent au sein même de la ville. Je découvre ensuite la zone résidentielle, où un logement est attribué à chaque famille, contenant le strict minimum pour se reposer. Les habitations sont organisées autour de zones communes, de nombreux parcs et espaces de jeux entourent les immeubles jusqu’aux écoles, bibliothèques et magasins de première nécessité. La ville contient également un espace spécialisé pour les soins avec un centre hospitalier. Maël m’explique que l’usage des médicaments a fortement diminué, au profit de soins plus doux et plus naturels.

— C’est très étrange, tout ce que je découvre est si différent, si ordonné et si réfléchi par rapport au peu de souvenirs qu’il me reste du monde d’avant.

— On ne surproduit plus. T’as vu comment c’était dehors. Trop pollué. Trop sale.

— Comment ?

— On revalorise, on composte, on traite, on réutilise.

Je remarque des panneaux solaires et des éoliennes disposés sur le haut des bâtiments. Je sais que cela permet à cette cité d’être autonome, cependant je ne parviens pas à expliquer comment je peux être si sûre de moi. Perdue dans mes pensées, j’entends à peine Maël qui me parle :

— … ta visite. Jaamao ?
Je tourne la tête vers lui.
— Tu apprécies ta visite ? reprend-il.
— C’est beau, bredouillé-je.
— On travaille dur pour ça. Mais c’est pas parfait.

Sur ces mots, il se retourne, désignant un semblant de puits dans le sol partiellement rebouché. Cet endroit me rappelle l’extérieur de la ville : « Et dire que le changement climatique ne préoccupait personne… », me dis-je.

— Il n’y a pas d’eau ?

— C’est le problème de notre quartier. Il y a six quartiers dans la ville, chacun géré de manière autonome. Sauf qu’on manque tous d’au moins une ressource. À cause de ça, on est dépendants les uns des autres. Par exemple, dit-il en pointant le Nord, le quartier Delfino n’a quasiment aucune culture à cause du sol pollué. Carlingo ne possède pas de système de recyclage des déchets. Et chez nous, c’est l’eau.

— Je trouve ça bien que vous arriviez à être en connexion avec les autres, remarqué-je surprise que Maël m’explique autant de choses.

— Oui… dans l’idée. Mais y’a pas assez d’échanges, on a du mal à parler… Il y a toujours des rivalités à deux balles entre les quartiers.

Sur ces mots, Maël soupire, et la ride sur son front se creuse un peu plus, avant de poursuivre :

— Tu vas penser que je suis qu’un vieux râleur. Mais c’est important qu’on s’entende bien. Il faut arriver à se mettre d’accord sur nos lois et nos échanges.

Comme il ne détaille pas plus, je lui demande alors :

— Comment vous faites ?

— Une fois par mois, les conseils de quartier se réunissent pour en parler. Mais une vraie démocratie avec tous les citoyens ? C’est pas si facile, conclut-il.

Illustration basée sur « Alice Eyes » de audi_insperation (CC-By 2.0), modifiée par Ombeline

Partie 3 : « Qu’ai-je fait ? »

Nous avançons dans les rues sur le chemin du retour. Le soleil commence à baisser, je décide d’enlever mes lunettes.

— On va sur la place Luis Orogan. Elle est centrale à notre quartier. Tu vas aimer.

Je commence à sentir à nouveau les regards sur moi. Des murmures se font entendre lorsque je passe devant certaines personnes.

— C’est la fille aux yeux vairons, non ?

— C’est elle !

— Elle est revenue !

— Elle va nous porter malheur…

— Regardez ce qu’il s’est passé la dernière fois !

Les gens du quartier se sont agglutinés sur la place. Je me sens de plus en plus oppressée et commence à voir trouble. Je cherche des visages familiers parmi la foule, mais tout va trop vite. Je sens une main familière sur mon épaule :

— Mais… Qu’est-ce que tu as fait ?

Le regard inquiet de Maël me transperce. Tout se met à tourner autour de moi. Les souvenirs me frappent et un goût amer m’envahit. Je me souviens à présent : mon arrestation, mon exil… Pourquoi tout le monde me rejette, s’éloigne de moi… C’est de ma faute.

Quelques années auparavant, nous avons été confrontés à nos premiers gros problèmes d’accès à l’eau potable. J’ai cru pouvoir résoudre seule ce problème en créant une machine permettant de potabiliser les eaux rejetées. Les premiers tests ayant été réussis, j’ai tenté de créer une deuxième version, plus puissante, plus efficace, plus performante. Le conseil ne l’avait pas encore validé mais je l’ai quand même mise en place à leur insu. Malheureusement, la fuite de l’un des composés chimiques a pollué toute l’eau potable causant la mort de nombreuses personnes. Parmi eux, Gabi, mon meilleur ami.

En redécouvrant, avec un regard neuf, le fonctionnement de cette ville, je réalise à quel point j’ai été stupide. Je relève la tête, les larmes aux yeux, et regarde les visages autour de moi :

— J’ai cru… j’ai cru que je pouvais y arriver. Je voulais y arriver. Je ne vous demande pas de me pardonner. Je ne suis pas sûre de pouvoir moi-même.

Je cherche Maël du regard, et, la gorge nouée, je m’adresse à lui :

— Je veux apprendre à faire ce que tu fais. Je veux pouvoir apporter des choses ici, rattraper ce que j’ai détruit. Mais pas toute seule, plus toute seule. Je veux contribuer à cette cité, avec la communauté. Est-ce que tu peux m’aider ?

"Solarpunk flag, blue diagonal" by @Starwall@radical.town is licensed under CC BY-SA 4.0.

Bonus : « Comment tout s’est effondré », le préquel

Les membres du groupe n’ont pas voulu s’arrêter si vite et ont donc enchaîné avec la rédaction d’une courte histoire complémentaire, qui raconte le fameux événement qui a tout déclenché…

— Tu es sûre que tu ne te précipites pas trop ? Tu sais, le conseil n’avait vraiment pas l’air d’être partant pour mettre en place ta nouvelle invention.

— Oui, mais si on doit tout le temps attendre la validation du conseil, nous n’avancerons jamais !

Jaamao est convaincue que son invention pourrait nous sauver face à la pénurie d’eau qui touche tout le quartier. Elle voit que je doute toujours de son idée :

— Gabi, fais-moi confiance ! La pompe reprend les eaux usées et les purifie grâce à l’ajout de fluoferonitrate. Tous les tests que nous avons réalisés montrent que ça va fonctionner ! J’en suis certaine ! Tu vas m’aider ?

Je la connais, Jaamao. Une fois qu’elle a une idée en tête il est difficile de la lui enlever. De toute façon, je vais l’aider. Je préfère m’assurer que tout se déroule bien plutôt que de la laisser faire cela seule.

— Tu veux mettre en place la machine quand ? demandé-je.

— On peut le faire ce soir, quand tout le monde sera couché. Demain, c’est la fête du quartier, ce sera l’occasion rêvée de montrer que le conseil avait tort de ne pas me faire confiance.

Après nous être mis d’accord sur les différents détails pour l’installation, nous nous retrouvons à la tombée de la nuit quand seul le bruit d’un hibou rompt le calme pesant. Nous entrons dans le centre de traitement des eaux usées et Jaamao y branche sa pompe de purification. Je me positionne pour faire le guet devant la porte, je ressens presque l’envie que quelqu’un nous interrompe et que tout cela tombe à l’eau. Mais il n’y a plus personne dans les rues, à cette heure. Jaamao termine rapidement sa manipulation et nous repartons tout aussi vite. Nous nous quittons après nous être donné rendez-vous à la fête du quartier.

Le lendemain, Jaamao et moi arrivons sur la place principale du quartier Luis Orogan. Des éclats de rire percent à travers la foule. Les odeurs des brochettes de champignons grillés me titillent les narines et réveillent mon appétit. La peur me tétanise et l’atmosphère commence à être de plus en plus pesante. Que se passera-t-il si un habitant se rend compte de ce que l’on a fait ?

Au fond de la place, près de la fontaine, les gens se servent en eau. Je prends alors un verre et je le bois entièrement. L’eau a un léger goût, mais rien d’alarmant. Toutes les eaux ont un goût.

— Alors ? Tu vois que mon invention était nécessaire et fonctionne ! s’exclame Jaamao

Des bruits de toux commencent peu à peu à remplacer les rires, et mon cœur se serre. Une femme s’effondre à ma gauche. Encore une autre. Encore et encore. Les gens commencent à paniquer et à s’agiter. Tout le monde court autour de moi. Je vois Jaamao tétanisée. Elle cherche des visages familiers parmi la foule, mais tout va trop vite. Je transpire tellement. Que se passe-t-il ? Que m’arrive-t-il ? Je m’effondre, et me rattrape à elle :

— Mais… qu’est-ce que tu as fait ?