Les biens communs ou le nouvel espoir politique du XXIe siècle ?

Peasap - CC byIl y a plus de dix ans, Philippe Quéau (qu’on ne lit pas assez) s’exprimait ainsi lors d’une conférence organisée par le Club de Rome (qui a eu raison avant l’heure ?) ayant pour titre Du Bien Commun Mondial à l’âge de l’Information :

« L’intérêt public est beaucoup plus difficile à définir que l’intérêt privé. C’est un concept plus abstrait. Il intéresse tout le monde, et donc personne en particulier. Plus les problèmes sont abstraits et globaux, plus ils sont difficiles à traiter et à assimiler par le public. Les groupes de pression sectoriels ont en revanche une très claire notion de leurs intérêts et de la manière de les soutenir (…) La gestion des biens communs de l’humanité (comme l’eau, l’espace, le génome humain, le patrimoine génétique des plantes et des animaux mais aussi le patrimoine culturel public, les informations dites du domaine public, les idées, les faits bruts) doit désormais être traitée comme un sujet politique essentiel, touchant à la chose publique mondiale. Par exemple le chantier de la propriété intellectuelle devrait être traité, non pas seulement d’un point de vue juridique ou commercial, mais d’un point de vue éthique et politique. »

Le bien commun ou plutôt les biens communs (attention danger sémantique) seront à n’en pas douter non seulement l’un des mots clés de ce nouveau siècle, mais aussi, si nous le voulons bien, l’un des éléments moteurs et fédérateurs des politiques progressistes de demain[1].

C’est pourquoi le Framablog les interroge de temps en temps, comme ici avec cette ébauche de traduction française d’une première version d’un texte en anglais rédigé par une allemande !

On ne s’étonnera pas de voir la culture du logiciel libre une nouvelle fois citée en exemple à suivre et éventuellement à reproduire dans d’autres champs de l’activité humaine.

Les biens communs, un paradigme commun pour les mouvements sociaux et plus encore

The commons as a common paradigm for social movements and beyond

Silke Helfrich – 28 janvier 2010 – CommonsBlog
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler et Tinou)

Version 1.0 – Licence Creative Commons By-Sa

Forum social mondial – 10 ans après – Éléments d’un nouvel ordre du jour

On ne peut considérer le système des biens communs comme une alternative pour le 21e siècle que s’ils représent effectivement un dénominateur commun entre différents mouvements sociaux et écoles de pensées. À mon avis, il est non seulement possible de les appliquer, mais c’est surtout un bon choix stratégique. Voici pourquoi en quinze points :

1. Les biens communs sont omniprésents. Ils déterminent notre qualité de vie de bien des manières. Ils sont présents (quoique souvent invisibles) dans les sphères sociales, naturelles, culturelles et numériques. Pensez aux outils d’apprentissage (la lecture et l’écriture), toutes ces choses qui nous servent à nous déplacer (la terre, l’air et la mer), celles qui nous servent à communiquer (le langage, la musique, les codes), toutes ces choses qu’on utilise pour nous nourrir ou nous soigner (la terre, l’eau, les médicaments) ou encore celles si cruciales à notre reproduction (les gênes, la vie sociale).

Les biens communs sont notre relation à toutes ces choses, comment nous les partageons, comment nous les utilisons. Les biens communs sont la représentation vivante de nos relations sociales, en permanence. On devrait plutôt utiliser une action (mettre en commun) plutôt qu’un nom (bien communs). Les biens communs sont une catégorie à part de production et d’usage du savoir et des biens matériels, où la valeur de l’usage est privilégiée par rapport à la valeur marchande. Mettre en commun est une pratique qui nous permet de prendre nos vies en main et de protéger, de développer ce qui nous est commun plutôt que d’assister à son enfermement et sa privatisation.

Les droits des bénéficiaire des biens communs sont indépendants des conventions formelles et du droit positif. Nous en disposons sans avoir à demander la permission et nous les partageons. Les biens communs offrent une liberté autre que celle du marché. La bonne nouvelle, c’est qu’en nous concentrant sur les biens communs, nous sortons les choses de la sphère marchande pour les mettre dans la sphère commune, nous mettons l’accent sur comment les sortir de l’autorité et de la responsabilité détenue par une bureaucratie fédérale pour aller vers une gestion des biens communs par leurs utilisateurs et la myriade de possibilités qu’elle offre, et enfin nous nous concentrons sur de nombreux problèmes et de nombreuses ressources, comme 75% de la biomasse mondiale, qui n’ont pas encore été transformés en marchandise. Voilà qui est encourageant.

2. Les biens communs établissent des ponts entre les secteurs et les communautés, ils offrent un cadre pour la convergence et la consolidation des mouvements. Les problèmes auxquels nous faisons face sont devenus trop compliqués. Pour en réduire la complexité, nous avons fragmenté ce qui ne devrait être qu’un. Dans le débat politique public, il y a une division entre différents domaines de connaissance et d’autorité. Il y a ceux qui débattent de sujet liés aux ressources naturelles (les écolos) et ceux qui débattent de problèmes culturels et numériques (les technophiles).

Il en résulte des communautés (sur-)spécialisées pour chacun des centaines de problèmes auxquels nous sommes confrontés et de nombreux chainons manquant. Au nom de la diversité des biens communs, cette fragmentation se poursuivra jusqu’à un certain point, mais elle contribue également à l’atrophie de notre capacité commune à suivre l’actualité économique, politique et technologique ainsi que les changements qui se produisent. Notre capacité à réagir à ces changements et à faire remonter soigneusement des propositions alternatives et cohérentes s’en retrouve diminuée.

Les biens communs peuvent unifier des mouvements sociaux disparates, même si leur dynamique est profondément différente, les biens communs nous permettent en effet de nous concentrer sur ce qui nous unis, sur tout ce que les communeurs ont en commun, pas sur ce qui les sépare. L’eau est une ressource finie, pas le savoir. L’atmosphère est partout, un parc ne l’est pas. Les idées se développent lorsque nous les partageons, ce n’est pas le cas de la terre. Mais ce sont là des ressources communes à tous ! Par conséquent, personne ne devrait pouvoir se prévaloir de la propriété de l’une de ces ressources. Elles sont toutes liées à une communauté.

Chacune de ces ressources est mieux gérée si les règles et les normes s’imposent d’elles-mêmes ou si elles sont légitimées par les personnes qui en dépendent directement.

3. Les biens communs amènent le débat de la propriété au-delà du clivage (parfois stérile) public/privé. Les appels en faveur de la propriété publique ne disparaissent pas pour autant, mais peut-on juger que les états nations ont été des fiduciaires des biens communs consciencieux ? Non. Protègent-ils le savoir traditionnel, les forêts, l’eau et la biodiversité ? Pas partout.

Tout ne s’arrête pas au clivage public/privé. On peut s’approprier une ressource commune partagée pendant une courte durée (pour reproduire nos moyens de subsistance), mais on ne peut pas faire tout ce qu’on veut avec. Il est primordial de garder à l’esprit que le concept de possession pour usage est différent de la propriété exclusive conventionnelle.

Contrairement à propriété, possession n’est pas synonyme d’aliénation. Et abus, commodification, maximisation des profits et externalisation des coûts au détriment des biens communs vont de pair avec la propriété. L‘externalisation des coûts est un processus courant actuellement mais il ne bénéficie à personne au bout du compte, pas même aux plus aisés que l’on incite à se réfugier dans des communautés fermées et protégées.

4. La perspective des biens communs n’est pas une lubie numérique. Elle n’est pas binaire, pas faite de 0 et de 1 ni de soit … soit. Elle ne se jauge pas non plus à l’aune de quelques succès. Nous cherchons des solutions qui dépassent les clivages idéologiques, qui dépassent les politiques chiffrées pour déterminer les réussites. Ce n’est pas juste le privé contre le public, la gauche contre la droite, la coopération contre la concurrence, la « main invisible du marché » contre les projets gouvernementaux, les pro-technologies contre les anti-technologies.

Les biens communs se tournent vers le troisième élément, celui qui est toujours oublié. Notre compréhension des ressources que nous possédons en commun en ressort approfondie, tout comme celle des principes universels (et fonctionnels) des peuples qui protègent leurs ressources communes partagées. Dans le domaine des bien communs, nous privilégions l’apprentissage de la coopération plutôt que la concurrence. Les biens communs favorisent l’autogestion et les technologies ouvertes, développées et contrôlées en commun, plutôt que les technologies propriétaires qui tendent à concentrer le pouvoir dans les mains des élites et qui leur donne le pouvoir de nous contrôler.

5. Parler des biens communs, c’est se concentrer sur la diversité. Pour reprendre les mots de l’ex-gouverneur Olívio Dutra (Rio Grande do Sul) lors du Forum Social Mondial, 10 ans après : « cela permet l’unité au travers de la pluralité et de la diversité ». La doctrine par défaut est « un monde qui contient une myriade de mondes ».

De toute évidence, l’une des forces de cette approche réside dans l’idée qu’il n’existe pas de solution simpliste, pas de schéma institutionnel, pas de miracle taille unique, uniquement des principes universels tels que la réciprocité, la coopération, la transparence et le respect de la diversité d’autrui. Chaque communauté doit déterminer les règles appropriées à l’accès, à l’usage et au contrôle d’un système de ressources partagées bâti sur ces principes.

La tâche est complexe, à l’image de la relation entre la nature et la société, particulièrement lorsqu’il s’agit de biens communs partagés à l’échelle mondiale. La communauté englobe alors l’humanité toute entière, ce qui renvoie à l’impérieuse nécessité d’un nouveau multilatéralisme au centre duquel se trouvent les biens communs.

6. Se concentrer sur les biens communs apporte une nouvelle perspective à trois grands C : Coopération, Commandement et Compétition. (NdT : On a conservé les 3 C mais on pourrait traduire Command par Pouvoir ou Gouvernance) Sans compétition, il n’y a pas de coopération, et vice versa. Mais dans une société centrée sur les biens communs, la coopération est plus valorisée que la compétition.

Le slogan est : « Battez-vous pour la place de numéro un des coopérateurs plutôt que des compétiteurs ». Les règles précises régeantant la coopération dans un système des biens communs change d’un cas à l’autre. Aucun autorité supérieure ne peut les dicter. La théorie et la pratique des biens communs nous apprennent que de part le monde, de nombreux systèmes d’administration des biens communs s’auto-régulent, c’est-à-dire qu’ils créent leurs propres systèmes de contrôle. Ou ils s’auto-régulent et se coordonnent à différents niveaux institutionnels.

Pour ce qui est du commandement, voici un conseil de la lauréat du Prix Nobel, Elinor Ostrom : « Mieux vaut inciter la coopération à travers des arrangements institutionnels adaptés aux écosystèmes locaux plutôt que d’essayer de tout diriger à distance ». De plus, les autorités supérieures, les gouvernements, les lois, les organisations internationales, peuvent jouer un rôle décisif dans la reconnaissance des biens communs. Mais pour y parvenir, les biens communs devraient déjà occuper une plus grande place dans leur vision politique.

7. Les biens communs ne dissocient pas la dimension écologique de la dimension sociale, au contraire d’une vision verte inspirée du New Deal. Il serait judicieux, dans une certaine mesure, de rendre plus visible la "valeur économique" des ressources naturelles et il est sans doute nécessaire d’inclure les coûts écologiques de la production dans l’ensemble du processus manufacturier.

Mais ça ne suffit pas. Ce genre de solution ne règle pas la dimension sociale du problème, elle tend au contraire à creuser un fossé, faisant des solutions un problème d’accès à l’argent. Ceux qui y ont accès peuvent se permettent de payer le surcout écologique, ceux qui ne l’ont pas se retrouvent laissés pour compte. Les biens communs, au contraire, apportent une réponse au problème écologique et au problème social.

Une solution au cœur de laquelle se trouvent les biens communs ne laisse personne pour compte.

8. Le concept des biens communs fait siennes plusieurs visions du monde : on y retrouve la pensée socialise (la possession commune), la pensée anarchiste (l’approche auto-organisée), la pensée conservatrice (pour qui la protection de la création est importante) et évidemment les pensées communautaristes et cosmopolites (la richesse dans la diversité) et même la pensée libérale (affaiblissement du rôle de l’État, respect des intérêts et motivations individuelles à rejoindre une communauté ou un projet).

Mais de toute évidence, toutes ces idées ne peuvent s’unir derrière un programme politique construit autour des biens communs. C’est là leur force, et c’est pourquoi les partis politiques se méprennent à leur égard ou tentent de coopter les biens communs. Si nous nous attachons à livrer un discours cohérent (voir 9), ils n’y parviendront pas.

9. L’aune à laquelle sera mesuré l’adhésion des idées politiques au paradigme des biens communs est triple et bien définie : (a) usage durable et respectueux des ressources (sociales, naturelles et culturelles, y compris numériques), ce qui signifie : pas de sur-exploitation ni de sous-exploitation des ressources communes partagées.

Partage équitables des ressources communes partagées et participation à toutes les décisions prises au sujet de l’accès, de l’usage et du contrôle de ces ressources et (c) le développement libre de la créativité et de l’individualité des gens sans sacrifier l’intérêt collectif.

10. Les biens communs ne sont pas uni-centriques mais poly-centriques. Leurs structures de gouvernance sont elles aussi décentralisées et variées. En d’autres termes : les biens communs sont poly-centriques par nature, ce qui est la condition nécessaire à une approche profondément démocratique, aussi bien politiquement (principes de décentralisation, de subsidiarité et de souveraineté des communeurs et de législations des communeurs) et économiquement (le mode de productions des biens communs réduit notre dépendance à l’argent et au marché).

11. Les biens communs renforcent un trait essentiel de la nature humaine et du comportement humain. Nous ne sommes pas seulement, loin s’en faut, l’homo œconomicus comme on nous le fait croire. Nous sommes bien plus que des créatures égoïstes qui ne se soucient que de leur propre intérêt. Nous ressentons ce besoin de nous intégrer dans un tissu social et nous nous y plaisons.

« Les biens communs sont le tissu de la vie », d’après Vandana Shiva. Nous aimons participer, nous impliquer et partager. Les biens communs renforcent le potentiel créatif des gens et l’idée d’inter-relationalité, en deux mots : « J’ai besoin des autres et les autres de moi ». Ils honorent notre liberté de participer et de partager.

Ça n’est pas la même liberté que celle sur laquelle repose le marché. Nos contributions nous donne accès à plus de choses. Mais nota bene" : ça ne se résume pas à "accès gratuit à tout".

12. Les biens communs proposent des outils d’analyse issus de catégories différentes de ceux du capitalism, notre « décolonisation de l’esprit » en est donc facilitée (Grybowski). Les communeurs rédéfinissent ce qu’est l’efficacité. Ils visent la coopération efficace, comment la favoriser et la mettre à la porté des gens.

Ils souhaitent privilégier la propriété exclusive à court terme comme moyen de subsistance plutôt que la propriété à durée indéfinie. Ils honorent les moyens de protection traditionnels des biens communs ainsi que les systèmes traditionnels de connaissance. Pour faire court : les biens communs éclairent sous un jour nouveau de nombreuses pratiques politiques et légales.

La différence est grande entre une vision communales et une vision commerciale de notre environnement. La différence est grande si l’eau est perçue comme un bien commun, c’est à dire liée aux besoins de la communauté, ou pas. Ou considérez les graines ; si vous voyez la diversité des graines comme un bien commun, vous récoltez ce dont vous avez besoin et votre indépendance alimentaire est assurée.

Si la société reconnaissait que les variétés de graines régionales font partie des biens communs, l’État appuierez de toutes ses ressources les plantations biologiques indépendantes et les petites exploitations pour qu’elles puissent poursuivre leur développement traditionnel des céréales plutôt que de gaspiller l’argent du contribuable en finançant des manipulations génétiques et l’ingénierie agro-alimentaire.

13. Le secteur des biens communs est pluriel et rassemble de nombreux protagonistes. Ces dernières années, l’intérêt porté internationalement au paradigme des biens communs s’est largement accru.

Les communeurs et les organismes se sont constitués des alliances transnationales (Creative Commons, Wikipedia, les mouvements des Logiciels Libres et de la Culture Libre, les plateformes de partage, les organismes de lutte contre l’exploitation minière, les alliances promouvant une approche de Bem-Viver, le mouvement mondial pour une agriculture durable, le Water Commons, les jardins communautaires, la communication et les projets d’informations citoyens et bien d’autres encore).

C’est en fait une explosion spontanée d’initiatives communes. Depuis que le Prix Nobel d’Économie a été attribué à Elinor Ostrom (octobre 2009), de nombreuses universités redécouvrent l’intérêt académique des biens communs.

14. Les biens communs comme mode de production alternatif. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne sont pas liés à la disponibilité des ressources.

Ils émanent du mode de production actuel. Heureusement, dans certains domaines, nous assistons à une évolution du mode de production, d’un système capitaliste (basé sur la propriété, la demande, la valeur marchande, l’exploitation des ressources et du travail, dépendant de la croissance et tiré par les profits) il est en passe de venir commun (basé sur la possession, la contribution, le partage, l’intérêt personnel et l’initiative, où le PIB est un indicateur négligeable et dont la finalité est la belle vie, le bem viver).

De nombreux projets de Production Collective Commune rencontrent le succès. C’est particulièrement le cas pour la production de savoir (Wikipédia, les logiciels libres, le design ouvert). Mais un débat palpitant se déroule actuellement pour trouver les moyens d’appliquer les mêmes principes de production collective commune à la production de ce nous mangeons, de ce que nous portons et de nos moyens de locomotion, et jusqu’où nous pouvons aller.

J’ai la conviction que c’est possible. Premièrement parce que le savoir se taille la part du lion de tout type de production. Tous les biens ne sont que des produits en devenir. Pas de production automobile ou de production agricole sans concept et sans design (d’où la part du lion de sa valeur marchande).

Et deuxièmement, les secteurs des communs qui n’ont pas encore été commodifiés et où les valeurs et les règles des communs sont bien ancrées sont nombreux et variés (économie de l’entraide, économie de la solidarité). Ces secteurs sont la preuve que chaque jour, une grande partie de ce qui nous est nécessaire est produit en dehors du marché économique.

15. Le discours des communs prône le changement culturel. Ce n’est pas simplement une approche technologique ou institutionnelle. Il incite plutôt au développement de nouvelles idées et de nouvelles actions personnelles et politiques.

Pourquoi maintenant ? Car le moment est opportun pour les biens communs.

1. Nous sommes à une période charnière, dans biens des contextes, les biens communs sont re-découverts. Le marché et l’État (seul) ont échoué à protéger les ressources communes et à satisfaire les besoins des gens. Les idéaux de l’économie de marché sont assiégés de toutes parts.

Ses mécanismes d’analyses économiques, de politiques publiques, sa vision du monde perdent leur valeur explicative, et surtout leur soutien populaire. Les gens réalisent de plus en plus que ça n’est pas à l’économie de marché que nous devons la biodiversité, la diversité culturelle et les réseaux sociaux !

2. Les nouvelles technologies ouvrent la voie à de nouvelles formes de coopération et de production décentralisée qui étaient, jusqu’alors, l’apanage des technologies de l’âge industriel. Il nous est même désormais possible de ré-affecter la production d’énergie et d’électricité aux biens communs sociaux (centrales électriques solaires citoyennes, centrales électriques résidentielles).

Nous avons la possibilité de décider quelles nouvelles ou quelles informations sont utiles à la communauté et nous pouvons les reproduire nous-mêmes grâce à la plus grande machine à copier jamais inventée : Internet. La production connait une véritable révolution, une révolution qui redéfinira les règles. Les monopoles sont menacés.

3. Les changements actuels offrent à tout un chacun une influence élargie. Une vision moderne des biens communs ne se tourne pas vers le passé.

Il faut voir plus loin qu’une simple relocalisation, notre perspective est une coopération locale, décentralisée et horizontale au travers de réseaux distribués afin que les gens puissent, ensemble, se re-approprier la création de choses, qui seront ensuite disponibles pour eux et pour tout le monde, s’ils le souhaitent. Le but étant d’alimenter les biens communs et la production commune autant que possible pour affaiblir notre dépendance à l’économie de marché.

Mais ça ne sera possible, si le nouveau mode de production est capable de résoudre les problèmes même les plus complexes, que si les productions collégiales dépassent ce que les entreprises, même les plus importantes, sont capables de mettre en place du point de vue logistique, financier et conceptuel.

Et c’est tout à fait possible ! Regardez Wikipédia ou la voiture open source. Peut-être serions nous même capable de développer des véhicules individuels 100% recyclables, qui ne consomment qu’un litre/100km si les entreprises n’avaient pas capturé les technologies et contrôlé le marché.

Dans un monde où la production commune est généralisée, les notions de centre et de périphérie disparaissent.

4. L’usage collectif et l’accès libre ou équitables aux biens communs bénéficie maintenant de nouvelles protections légales : la General Public License (GPL), les licences de partage à l’identique, des modèles de propriétés spécifiques aux ressources naturelles qui se prémunissent de la spéculation et de la sur-exploitation, des fonds d’actionnariat à ressource commune unique, les systèmes d’aqueduc au Mexique ou de récupération d’eau en Inde ou encore le droit de tout un chacun (Allesmansrätten) en vigueur dans les pays du nord de l’Europe.

Ce sont des outils puissants dont nous devons nous inspirer et qu’il vaut développer. Dans ce domaine, il faudra faire preuve de créativité pour coucher nos idées en termes juridiques, des idées qui doivent respecter la grande variété de règles formelles et informelles en vigueur dans le monde pour protéger les biens communs.

5. Sans oublier, finalement, que si votre curiosité vous pousse à vous intéresser aux biens communs, vous découvrez de nouvelles choses étonnantes. Vous êtes liés à des centaines de communautés dynamiques. Vous entrapercevez une sagesse que vous ne soupçonniez pas, vous apprenez à encourager des projets et vous multipliez vos réseaux. C’est très motivant.

Connaissiez-vous l’existence du projet OpenCola ? Saviez-vous que le plus grand lac de Nouvelle Zélande, le lac Taupo, est rempli de truites ? Dans la région très touristique de Taupo, les ressources sont sous pression, mais la population de truite est toujours dynamique dans le lac car les néo-zélandais suivent un règle simple : pêchez juste ce qui vous est nécessaire pour manger (il vous faut un permis de pêche délivré par les autorités locales), n’en tirez pas profit.

Et donc, aucun restaurant de la région ne propose de truite au menu. Souvenez-vous : les biens communs ne sont pas à vendre. Et que savez-vous de la biologie libre et de la médecine participatoire ? Avez-vous entendu parler de ces innombrables banques de graines, essentiellement dans les pays du sud, et du trésor inestimable qu’elles protègent pour nous ? Et savez vous les progrès qu’a réalisé le mouvement international de promotion de l’accès libre aux ressources scolaires, ce mouvement qui vise à garantir l’accès libre à ce qui a été financé publiquement, la production du savoir ?

Avez-vous entendu parler des jardins interculturels et communautaires ou du régime des biens communs privilégiés par les pêcheurs de homards du Maine (USA) pour éviter la sur-exploitation des homards ? Et que pensez-vous des communs de crise, ces groupes où des centaines de volontaires mobilisent leurs savoirs-faire pour collecter des informations grâce aux technologies modernes pour venir en aide aux victimes de catastrophes naturelles, comme après le tremblement de terre à Haïti ?

Les biens communs insufflent une nouvelle vigueur aux débats politiques. Les jeunes citoyens deviennent attentifs lorsqu’on leur parle de production pair-à-pair, car c’est ce qu’ils font. Les écolos deviennent attentifs quand on leur parle du principe des copylefts et de la reproduction virale des logiciels et du contenu.

Ils comprennent que « toutes ces licences compliquées » défendent notre liberté d’accéder au savoir et aux techniques culturelles. C’est exactement ce pour quoi ils se battent dans leur domaine.

Les technophiles sont enthousiaste de pouvoir mettre leurs incroyables capacités à contribution pour gérer des systèmes complexes de ressources naturelles. En d’autres termes, les biens communs élargissent les horizons, ils apportent un vent nouveau de pensée collective, une pensée dynamique, non-dogmatique mise en œuvre de façon innovante.

Les communs sont un nouveau concept, puissant, autonome et auto-suffisant pour constamment redonner à la vie toute sa dignité. Ils sont l’élément indispensable pour construire un mouvement divers et irrésistible à partir d’une pensée politiquement et conceptuellement cohérente.

Porto Alegre – Janvier 2010

Mise à jour du 10 mars : Une nouvelle version 2.0 sera bientôt publiée. Merci à tous pour vos précieux commentaires.

Notes

[1] Crédit photo : Peasap (Creative Commons By)




Paul Ariès et le logiciel libre ont-ils des choses à se dire ?

Un internaute a eu l’idée de compiler les interventions de Paul Ariès (et uniquement celles-ci), lors de l’émission Ce soir ou jamais du 1er avril dernier consacrée à l’actualité économique : bouclier fiscal, taxe carbone. situation de la Grèce, etc. Vous trouverez cette vidéo à la fin du billet.

Montage oblige, il n’y a plus ni dialogue ni débat, et on mouche ainsi facilement l’autre invité qu’était Alain Madelin (ce qui, je le confesse, ne m’a pas dérangé). Mais j’ai néanmoins trouvé cela fort intéressant et parfois très proche de certains articles parus dans la rubrique « Hors-sujet ou presque » du Framablog, où il s’agit souvent, avec moult précautions, de voir un peu si le logiciel libre et sa culture sont solubles dans le politique, l’économique, l’écologique ou le social.

Paul Ariès était ainsi présenté sur le site de l’émission :

Paul Ariès est politologue, directeur du journal Le Sarkophage qui se veut un journal d’analyse critique de la politique de Nicolas Sarkozy, rédacteur au mensuel La Décroissance, collaborateur à Politis et organisateur du « Contre-Grenelle de l’Environnement ». Paul Ariès est considéré par ses adversaires comme par ses défenseurs comme « l’intellectuel de référence » du courant de la décroissance. Auteur d’une trentaine d’essais, il vient de publier « La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance » (La Découverte), et un pamphlet intitulé « Cohn Bendit, l’imposture » (Max Milo).

Extrait (autour de la 13e minute) :

On peut reprocher tout ce que l’on veut au système capitaliste et à cette société d’hyper-consommation, mais il faut reconnaître que c’est une société diablement efficace. Pourquoi ? Parce qu’elle sait susciter le désir et le rabattre ensuite sur la consommation de biens marchands. Or, comme le désir est illimité, on va désirer toujours plus de consommation.

Donc, si on veut être a la hauteur il ne s’agit pas de vouloir faire la même chose mais en moins. Il faut avoir un principe aussi fort à opposer. Et à mes yeux la seule chose aussi forte que l’on peut opposer au toujours plus, c’est la gratuité. Parce que la gratuité, on l’a chevillée au corps. C’est le souvenir du paradis perdu, c’est le sein maternel, c’est les relations amoureuses, amicales, associatives, c’est les services publics, c’est le bien commun.

Le bon combat pour les XXIe siècle, ce n’est pas de manifester pour l’augmentation du pouvoir d’achat, c’est de manifester pour la défense et l’extension de la sphère de la gratuité.

Sémantiquement parlant, on se méfie beaucoup sur ce blog et ailleurs de cette notion de « gratuité ». Alors j’ai eu envie d’en savoir plus et je suis tombé sur ce tout aussi intéressant article (issu du site du NPA) : La révolution par la gratuité de Paul Ariès.

Extrait :

Il ne peut y avoir de société de la gratuité sans culture de la gratuité, comme il n’existe pas de société marchande sans culture marchande. Les adversaires de la gratuité le disent beaucoup mieux que nous. John H. Exclusive est devenu aux Etats-Unis un des gourous de la pensée « anti-gratuité » en publiant Fuck them, they’re pirates (« Qu’ils aillent se faire foutre, ce sont des pirates »). Il y explique que le piratage existe parce que les enfants sont habitués à l’école à recopier des citations d’auteurs, à se prêter des disques, à regarder des vidéos ensemble, à emprunter gratuitement des livres dans les bibliothèques, etc. L’école (même américaine) ferait donc l’éducation à la gratuité.

Les milieux néoconservateurs proposent donc de développer une politique dite de la «gratuité-zéro» qui serait la réponse du pouvoir aux difficultés des industries « culturelles » confrontées au développement des échanges gratuits, via les systèmes « peer-to-peer ». La politique à promouvoir sera totalement à l’opposé et passera par la généralisation d’une culture de la (quasi)gratuité. Nous aurons besoin pour cela de nouvelles valeurs, de nouveaux rites, de nouveaux symboles, de nouvelles communications et technologies, etc. Puisque les objets sont ce qui médiatisent le rapport des humains à la nature quels devront être le nouveau type d’objets de la gratuité ?

L’invention d’une culture de la gratuité est donc un chantier considérable pour lequel nous avons besoin d’expérimenter des formules différentes mais on peut penser que l’école sera un relais essentiel pour développer une culture de la gratuité et apprendre le métier d’humain, et non plus celui de bon producteur et consommateur. Parions que la gratuité ayant des racines collectives et individuelles beaucoup plus profondes que la vénalité en cours, il ne faudrait pas très longtemps pour que raison et passion suivent…

Je ne sais pas ce que vous en penserez mais j’ai comme eu l’impression que l’auteur ignorait tout simplement l’existence du logiciel libre, qui n’est pas cité une seule fois dans ce long article.

Est-ce que la « gratuité » de Paul Ariès ne ressemble pas finalement à la « liberté » du logiciel libre (dont la gratuité n’est qu’une éventuelle conséquence) ? Cette liberté du logiciel libre n’est-elle pas plus forte, subversive, et au final plus pertinente et efficace pour étayer les arguments de Paul Ariès ?

Voici quelques unes des questions qui me sont donc venues en tête à la lecture du passage vidéo ci-dessous[1] :

—> La vidéo au format webm

Une vidéo qui fait écho, plus ou moins directement, aux billets suivants du Framablog :

Notes

[1] Merci à Dd pour la conversion de la vidéo au format Ogg sur Blip.tv.




Politique et Logiciel Libre : Europe Écologie loin devant tous les autres ?

Le 15 juin 2009 Daniel Cohn-Bendit publiait une tribune dans Le Monde au titre étonnant : Faisons passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre.

Il récidive aujourd’hui dans Libération en profitant du clin d’œil historique que lui offre la date du 22 mars, pour lancer un nouvel appel au lendemain des élections régionales : Changer la politique pour changer de politique.

Extraits :

Le mouvement politique que nous devons construire ne peut s’apparenter à un parti traditionnel. Les enjeux du 21e siècle appellent à une métamorphose, à un réagencement de la forme même du politique. La démocratie exige une organisation qui respecte la pluralité et la singularité de ses composantes. Une biodiversité sociale et culturelle, directement animée par la vitalité de ses expériences et de ses idées. Nous avons besoin d’un mode d’organisation politique qui pense et mène la transformation sociale, en phase avec la société de la connaissance.

J’imagine une organisation pollinisatrice, qui butine les idées, les transporte et féconde d’autres parties du corps social avec ces idées. En pratique, la politique actuelle a exproprié les citoyens en les dépossédant de la Cité, au nom du rationalisme technocratique ou de l’émotion populiste. Il est nécessaire de « repolitiser » la société civile en même temps que de « civiliser » la société politique et faire passer la politique du système propriétaire à celui du logiciel libre.

(…) Ni parti-machine, ni parti-entreprise, je préférerais que nous inventions ensemble une « Coopérative politique » – c’est à dire une structure capable de produire du sens et de transmettre du sens politique et des décisions stratégiques. J’y vois le moyen de garantir à chacun la propriété commune du mouvement et la mutualisation de ses bénéfices politiques, le moyen de redonner du sens à l’engagement et à la réflexion politique.

(…) Encore une fois, l’important est moins d’où nous venons, mais où nous voulons aller, ensemble. C’est l’esprit même du rassemblement qui a fait notre force, cette volonté de construire un bien commun alternatif.

Ajoutez à cela le fait que parmi les signataires du Pacte du logiciel libre de l’April, près de la moitié sont d’Europe Écologie, dont on notera l’existence des groupes Culture et logiciels libres et Accès aux Savoirs / Propriété Intellectuelle, et vous obtenez selon moi un mouvement politique loin devant tous les autres en France actuellement pour ce qui concerne le logiciel libre et sa culture.

Tellement loin qu’à mon humble avis il « tue dans l’œuf » l’émergence d’un Parti Pirate national. Et pour appuyer mes dires, je vous propose reproduit ci-dessous un article fort intéressant issu justement du site d’Europe Écologie.

Et je le reproduis d’autant plus facilement que l’ensemble du site est sous licence libre Creative Commons By-Sa !

Je précise que je ne suis pas d’Europe Écologie (ni d’un autre parti d’ailleurs) et que je ne demande qu’à être contredit dans les commentaires 😉

De la propriété intellectuelle vers l’accès aux savoirs

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Gaelle Krikorian – 5 novembre 2009 – Europe Écologie

Quel est le point commun entre un réseau de malades du sida thaïlandais, des militants pour la réduction des émissions polluantes suédois, des mobilisations d’internautes en France, des manifestations de fermiers indiens, d’associations de mal-voyants américains, de producteurs de coton kenyans, ou l’appel d’un philosophe argentin poursuivit en justice. Tous sont parties prenantes d’au moins un des conflits qui ont émergé depuis une dizaine d’années et mettent en question le système actuel de protection de la propriété intellectuelle.

La question de l’accès aux médicaments génériques dans les pays en développement a sans doute été l’une des revendications les plus visibles tant auprès du grand public que dans les sphères politiques. Elle a donné lieu à une forte mobilisation internationale. Mais en dépit d’avancées symboliques dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), les malades des pays en développement restent globalement écartés de l’accès aux médicaments contre nombre de maladies, infectieuses (sida, hépatites, etc.) ou non-infectieuses (cancer, maladies cardio-vasculaire, etc.).

Parallèlement à ces inégalités d’accès, il est devenu de plus en plus évident que le bénéfice social escompté de l’application de la protection de la propriété intellectuelle –constituer une incitation et un moteur à la recherche médicale– était de moins en moins garanti. Dans le même temps, le cloisonnement de la connaissance par l’instauration de monopoles et la culture du secret, la restriction de ce qui appartient au domaine public ou relève d’un savoir commun, la limitation ou la disparition des exceptions qui permettent de faire prévaloir le droit des individus ou l’intérêt des sociétés, entravent la recherche et à l’innovation. Concrètement, les innovations réelles se font de plus en plus rares et de vastes domaines de recherche sont ignorés parce qu’ils n’ouvrent pas sur des opportunités financières jugées suffisantes. Ces échecs motivent débats et réflexions (par exemple au sein de l’OMS, de l’OMPI ou de différents Parlements) afin de permettre, grâce à divers mécanismes (la création de prix à l’innovation, de fonds internationaux, de traités internationaux pour la recherche, etc.), le financement d’une recherche adaptée aux besoins des différentes populations (du Nord et du Sud) sans compromettre l’accès de ses fruits au plus grand nombre.

En termes d’accès, ce qui vaut pour les médicaments s’applique à toutes sortes d’autres produits de la connaissance : logiciels, bases de données, musiques, films, livres (et notamment l’édition scolaire). L’accès à un libre flux d’idées ou d’informations est essentiel au développement de n’importe quel pays. Or, l’inégalité d’accès à l’éducation, aux connaissances et aux technologies est une réalité qui s’exacerbe avec l’accroissement des inégalités sociales dans le monde. Elle compromet la participation des populations à la production de savoirs nouveaux et donc exclut et entretient l’exclusion d’une partie importante de la population mondiale de la « société de l’information».

Dans le domaine du logiciel, la protection de la propriété intellectuelle qu’elle soit opérée par le biais d’outils juridiques ou de moyens techniques tend à interdire la reproduction, et par extension refreine la création en limitant les usages et les échanges. Alors que le logiciel n’entre en principe pas dans le champ du droit du brevet en Europe, l’Office européen accorde des brevets pour des logiciels. Ainsi, la même dynamique que dans la recherche médicale se met en place. Contrevenant aux principes de non exclusion et de non appropriation, qui caractérise les biens immatériels, les systèmes de protection en place favorisent les comportements opportunistes d’appropriation à des fins privées qui peuvent affecter la création, le développement et la diffusion d’un produit ou d’un service donné.

Ces réflexions émergent actuellement à propos de la lutte contre le changement climatique. À l’instar de la nécessité de développer des technologies moins polluantes ou non polluantes, le transfert de technologie est indispensable pour que les pays en développement puissent mettre en place des politiques industrielles, énergétiques et agricoles qui limitent la croissance de leurs émissions, puis la réduise. L’UNFCCC et le Protocole de Kyoto encouragent le transfert de technologie, comme avant eux les accords de l’OMC et de nombreux traités internationaux. Dans les faits pourtant, qu’il s’agisse de technologies non polluantes ou de technologies d’une toute autre nature, les transferts de technologies sont extrêmement limités entre pays industrialisés et pays en développement, et la propriété intellectuelle représente souvent un véritable obstacle. C’est pourquoi, dans le cadre des négociations pour le traité de Copenhague, les pays en développement revendiquent notamment l’application du droit à suspendre la propriété intellectuelle lorsque cela est nécessaire.

Le système actuel de propriété intellectuelle entraîne et entretient ainsi des discriminations fortes entre pays, entre classes d’individus, ou entre individus. Certaines populations, comme les aveugles et mal-voyants, sont en raison de handicaps particuliers plus exposées aux inégalités que crée le système de protection de la propriété intellectuelle. Dans le même temps, ces situations particulières soulèvent des problèmes ou dysfonctionnements qui concernent également d’autres catégories de populations.

Les discriminations produites par le système de propriété intellectuelle touchent d’autant plus de monde que le champs de ce qui est concerné par la propriété intellectuelle s’étend ––au vivant par exemple. En Inde, comme dans un certain nombre de pays en développement, des agriculteurs se sont mobilisés contre les droits privés sur les semences et le vivant en général et contre la biopiraterie qui permettent à une dizaine de firmes multinationales (comme Monsanto, Syngenta, Bayer and Dow Chemical) de devenir progressivement propriétaire de la biodiversité pourtant nécessaire à la sécurité alimentaire des populations des pays en développement.


Le terme de propriété intellectuelle a été créé et son utilisation s’est répandue à partir du milieu des années 1960. Il suggère une analogie avec la propriété physique qui a progressivement conduit le législateur à aborder brevets, marques et droits d’auteur comme s’il s’agissait d’objets physiques. Réussir à imposer ce terme a signé le succès de l’offensive stratégique menée par les détenteurs de droits – industries pharmaceutiques, industries du divertissement et de la culture. La construction même du terme est en soit une entreprise idéologique favorisant le renforcement des droits de certains ou de certains types de droits. Il s’agit tout à la fois d’élargir le champ de ce que l’on protège, en rognant de plus en plus sur le domaine public, d’allonger la durée des protections tout en inventant de nouvelles formes de monopoles (exclusivité des données, etc.).

Le mouvement lancé par les détenteurs de droits exclusifs depuis la fin des années 1970 n’a eu de cesse de complexifier un système qui se montre à la fois de plus en plus englobant et de plus en plus rigide. La stratégie menée conjointement par les pouvoirs publics et les détenteurs de droits est globalement, à l’image de la nouvelle loi Hadopi en France, de renforcer l’arsenal juridique tout en développant la répression des comportements. La répression du téléchargement est l’un des exemples les plus emblématiques de l’ampleur nouvelle qu’a pris cette tendance dans les pays riches. Ainsi en France un usager du peer-to-peer a récemment été condamné à 10 000 € d’amende. La répression s’exerce dans de nombreux pays sous de nombreuses formes : descentes policières contre les vendeurs de rues (présents de Manille à New York), confiscation d’ordinateur aux frontières, saisie de médicaments par les douanes, action en justice contre des professeurs trop zélés dans leur mission d’éducation et de démocratisation du savoir.

Ce système concourt à limiter l’accès à de nombreux produits dont des produits de santé vitaux. Il renforce les inégalités d’accès aux connaissances et aux savoirs, ce qui nuit au développement et à la cohésion sociale. Par les déséquilibres qu’il établit entre droits des détenteurs de brevets et droits des individus ou des sociétés, il est responsable du développement de pratiques anticoncurrentielles qui imposent des dépenses injustifiées aux individus comme aux sociétés. Alors qu’il est en théorie au service de la création, il renforce ou au minimum ignore les obstacles croissants que rencontrent les auteurs, artistes et inventeurs pour la création et l’innovation dérivée, tandis que les mécanismes supposés rémunérer les individus et communautés créatives, mais qui sont dans les faits inefficaces et injustes pour les créateurs comme pour les consommateurs, perdurent. En favorisant la concentration et le contrôle de la « propriété intellectuelle », il nuit au développement, à la diversité culturelle et au fonctionnement démocratique des institutions et des sociétés. Les mesures techniques destinées à forcer l’exécution des droits de propriété menacent les exceptions fondamentales sur les droits d’auteur qui bénéficient aux personnes atteintes de handicaps, aux bibliothèques, aux éducateurs, aux auteurs et consommateurs, tandis qu’elles mettent en danger la protection des données personnelles et les libertés. D’une façon générale, on peut s’interroger sur la légitimité de l’exclusivité lorsque celle-ci contrevient au droit à l’information, favorise le monopole privé sur le savoir et le patrimoine commun de l’humanité, niant ainsi l’utilité sociale du partage et le caractère relationnel de la création et limitant l’économie du savoir au bénéfice d’une partie limitée de la population mondiale.

De nouveaux modes de production et de nouveaux modèles industriels émergent avec les technologies digitales et l’Internet. Ceci affecte la création, la fabrication, la circulation et la valorisation des produits et services issus de la connaissance. Se pose la question de savoir comment ces évolutions s’opèrent, par quels principes elles sont guidées, si elles accroissent ou au contraire peuvent réduire les inégalités, quelle place elles font au non marchand, quels domaines elles lui confient, comment se redessinent les échanges au cœur même du système marchand. Pour l’heure, les nouvelles formes de production, de travail et de collaboration, plus propices à la création dans l’environnement digitale et avec l’Internet sont freinées par le modèle qui repose sur la protection toujours accrue des droits de propriété intellectuelle et d’une façon générale au modèle propriétaire qui est appliqué. Elles mettent en évidence le caractère absurde et obsolète du système en place, autant qu’elles se heurtent à son inflexibilité et ses tendances jusqu’au-boutistes.

Les conflits actuels sur la propriété intellectuelle et les mobilisations autour de « l’accès aux savoirs » qui ont émergé ces 10 dernières années attestent de l’intérêt d’une approche qui privilégie la notion de « l’accès » comme enjeu de revendications. Pratiquement, de nombreuses réflexions ont lieu sur le développement d’alternatives pratiques au modèle actuel qui soient à la fois moins excluant, plus juste et plus efficace – nouveaux modèles de financement, de répartition, de rémunération, de collaboration et de partage, etc. Ces mobilisations nous proposent, au travers du prisme de l’accès, de penser les problèmes différemment pour traduire les conflits sous des formes politiques mais aussi pour penser de solutions nouvelles.

La question de l’accès aux savoirs est une question centrale pour toute politique de transformation écologique et sociale. Elle est déterminante à l’émancipation des personnes. Elle est essentielle pour préserver la biodiversité et éviter les prédations commerciales. Elle est fondamentale à la richesse de l’innovation et aux transferts de technologies indispensables pour répondre aux crises et assurer le développement des sociétés.

Lectures connexes sur le Framablog




Logiciel libre et économie de la contribution : le temps de la déprolétarisation

Le 6 mars dernier Philippe Aigrain et Jérémie Zimmermann étaient invités par Alain Giffard et Bernard Stiegler dans le cadre des rencontres du Théâtre de la Colline de l’association Ars Industrialis.

Le titre était alléchant : Logiciel libre et économie de la contribution : le temps de la déprolétarisation.

Et la présentation tout autant :

Nous y accueillerons Philippe Aigrain et Jeremie Zimmermann, avec lesquels nous débattrons des enjeux du logiciel libre du point de vue d’une économie de la contribution, dans un contexte industriel marqué par une extraordinaire croissance des technologies numériques, qui pénètrent désormais pratiquement tous les aspects de la vie quotidienne. Mais nous examinerons aussi cette question dans le souci de réfléchir aux possibilités et aux spécificités du modèle contributif dans d’autres secteurs que l’économie numérique elle-même.

Plus généralement, nous mettrons à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle le mouvement culturel, social et professionnel du logiciel libre et des creative commons constituent un précédent historique avec lequel, pour la première fois dans l’histoire industrielle, une tendance qui conduisait à ce que les processus de prolétarisation, c’est à dire de pertes de savoirs, affectant progressivement tous les acteurs de la société industrielle (producteurs, consommateurs, concepteurs, mais aussi investisseurs devenus spéculateurs), semble se renverser en une tendance contraire, où la technologie industrielle est mise au service de la reconstitution de communautés de savoirs.

C’est comme extension de ce mouvement et des nouvelles caractéristiques organisationnelles sur lesquelles il repose que le modèle du logiciel libre, qui constitue la matrice de l’économie de la contribution, annoncerait le dépassement des modèles industriels productivistes et consuméristes.

Quelle frustration de ne pouvoir en être !

Mais merci à Christian Fauré d’avoir enregistré ce débat de haute volée (ce dernier précise : « la discussion qui a suivi a été vraiment exceptionnelle, par exemple lors de l’intervention d’Alain Pierrot, vous la retrouverez bientôt sur le site d’Ars Industrialis »).

Bernard Stiegler

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Philippe Aigrain

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Jérémie Zimmermann

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Alain Giffard

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Quand les musées anglais adorent Wikipédia !

Britain Loves WikipediaD’un côté vous avez le « copyright » qui fait semble-t-il perdre la tête de certains musées lorsque l’on en vient à interdire à un enfant de dessiner une œuvre ou lorsque l’on menace d’une action en justice un contributeur bénévole de Wikipédia souhaitant enrichir l’encyclopédie avec des reproductions de peintures du domaine public.

De l’autre côté vous avez le « copyleft », qui pousse les gens à se rencontrer pour faire de belles balades dans le but d’améliorer l’iconographie photographique de leur ville dans Wikipédia.

Gardons l’état d’esprit du second pour pénétrer dans le premier et vous obtenez l’opération « Britain Loves Wikipedia » dont nous partageons l’enthousiasme de Glyn Moody sur son blog.

Et ce n’est rien moins que le prestigieux Victoria and Albert Museum qui inaugure l’évènement.

Je me prends à rêver de manifestations similaires en France où l’enseignant que je suis pourrait emmener ses élèves découvrir des musées tout en les sensibilisant à ce bien commun qu’est Wikipédia…

La Grande-Bretagne adore Wikipédia. Pas trop tôt…

Britain Loves Wikipedia – And About Time, Too

Glyn Moody – 1 février 2010 – Open…
(Traduction Framalang ; Don Rico)

L’un des rôles majeurs des musées est de participer à l’éducation en permettant au public de découvrir et d’étudier les chefs d’œuvres que recèlent leurs collections. Il pourrait donc paraître logique que ces institutions ne demanderaient qu’à voir des photographies de ces œuvres exposées dans la plus grande galerie en ligne au monde, Wikipédia. Pourtant, cette idée rencontre une certaine résistance çà et là, en raison, vous l’aurez deviné, d’une crispation maladive concernant le « copyright ».

C’est inepte à deux titres : d’une part, il s’agit d’œuvres anciennes, aussi l’idée que leur image devrait être protégée par le copyright est aberrante; d’autre part elle est contradictoire, car ce serait empêcher les visiteurs potentiels de savoir ce que proposent les musées, ce qui va à l’encontre de leurs intérêts.

Face à cette situation regrettable, je ne peux évidemment qu’applaudir cette initiative :

« Britain Loves Wikipedia » (La Grande-Bretagne adore Wikipédia) est une compétition et une série d’évènements qui se tiendra pendant un mois dans les musées partenaires à partir du 31 janvier 2010. La compétition, ouverte aux participants de tous âges, tous milieux et toutes origines, encourage le public à photographier les trésors de nos musées d’art et les incite à prendre une part active dans l’archivage numérique des collections nationales. Toutes les photographies qui entreront en lice pour la compétition « Britain Loves Wikipedia » seront mises à disposition sous licence libre sur le site Wikimedia Commons et pourront alors servir à illustrer les articles de Wikipédia.

Quel dommage que cette initiative ne soit pas systématique partout dans le monde.




Rencontre avec Jean-Christophe Frachet et Valentin Villenave du Parti Pirate

Parti Pirate - Affiche élections régionales 2010Ce blog tente modestement d’en témoigner au quotidien, quelque chose d’important est en train de se jouer actuellement autour d’Internet et des nouvelles technologies.

En caricaturant à l’extrême, on pourrait, c’est maladroit et réducteur mais c’est parlant, poser la question ainsi : souhaitons-nous, pour aujourd’hui et pour demain, vivre dans un monde « inspiré par l’Hadopi » ou dans un monde « inspiré par le logiciel libre » ?

Politiques, industriels, juristes, financiers, publicitaires, grands médias… les tenants d’un « monde Hadopi » sont nombreux et puissants. Structurellement et culturellement issus du millénaire précédent, ils ont toutes les peines du monde à comprendre pourquoi on leur répond partage quand ils nous disent consommation. Ils ont une bonne longueur d’avance parce qu’ils possèdent pouvoir, argent, monopoles, brevets ou propriété intellectuelle, et influencent plus ou moins directement tous les moyens de communication de masse, permettant ainsi trop souvent de modeler ou endormir les esprits (qui ne se réveillent que pour les soldes).

Tous les moyens de communication sauf un. Ils ont mis du temps à comprendre mais ils ont désormais pris la mesure de la menace et ils ne s’en laisseront pas compter.

C’est dans ce contexte qu’une « minorité d’agités avant-gardiste » a décidé d’entrer en résistance pour préserver tous les possibles qu’offre potentiellement Internet (normalement, là, la musique de Star Wars devrait se déclencher).

Les modalités d’actions sont diverses et variées. Cela peut par exemple prendre la forme d’un réseau de sites et de projets collaboratifs qui placeraient subversivement toutes ses ressources sous licence libre. Cela peut également prendre la forme d’un groupe de pression qui, de Paris à Strasbourg en passant par Bruxelles, obligerait les élus du peuple à se rappeler au bon souvenir de leurs responsabilités et obligations citoyennes.

Mais cela peut aussi, et pourquoi pas, prendre carrément la forme d’un parti politique, original et différent, qui viendrait se mêler à la cour des grands pour y apporter sa fraîcheur et sa vision.

Telle est mon introduction toute personnelle du Parti Pirate, qui après une sorte de galop d’essai remarqué lors d’une législative partielle dans les Yvelines, a décidé de déployer ses voiles à l’occasion des prochaines élections régionales, où tout le monde peut encore être candidat à la candidature (on appréciera au passage la déclaration d’intention de Perline, tête de liste à Paris).

Le connaissant finalement assez peu, j’ai décidé d’en savoir plus en interviewant deux de ses membres ci-dessous.

Entretien croisé avec Jean-Christophe Frachet et Valentin Villenave

Bonjour Jean-Christophe, bonjour Valentin, pouvez-vous vous présenter rapidement ?

Jean-Christophe – Je m’appelle Jean-Christophe Frachet, j’ai 44 ans. J’ai récemment démissionné du MRC de Jean-Pierre Chevènement, où j’étais responsable de fédération, et délégué national aux TIC. J’ai, de plus, été élu à Paris dans le 2e arrondissement délégué au TIC et au développement économique de 2001 à 2008. J’ai été PDG d’un groupe de communication pendant 10 ans ; je suis aujourd’hui responsable de la mission TIC à la direction générale d’un département d’Île-de-France. Je suis au Conseil d’administration de la FING et de Silicon Sentier. J’ai une petite fille de 18 mois, et je joue de la guitare basse dans un groupe.

Valentin – Je m’appelle Valentin Villenave, j’ai 25 et je suis musicien. J’ai découvert les licences libres grâce à Framasoft, et je suis très vite devenu activiste du Libre, tant dans le domaine culturel qu’informatique (je suis contributeur du projet GNU LilyPond). J’ai rejoint le Parti Pirate dès son apparition en juin 2006, et au fil du temps, je me suis retrouvé parmi l’équipe dirigeante : je suis aujourd’hui trésorier du parti.

Qu’est-ce que le Parti Pirate ? Quel est son programme, sa motivation ?

Valentin – L’histoire du Parti Pirate commence comme une blague, un soir de réveillon (trop ?) arrosé. Un programmeur suédois qui, sur un coup de tête et pour épater ses amis, ouvre une page web avec simplement « Parti Pirate » en noir sur fond blanc. La blague marche au-delà de toute attente : des dizaines de milliers de citoyens accourent, parce qu’il y a longtemps qu’ils ne se reconnaissent plus dans les partis politiques traditionnels, parce qu’ils n’en peuvent plus d’être traités, à longueur de médias, de « pirates » pour un oui ou pour un non, et parce qu’ils y voient, enfin, l’espoir de se réapproprier une vie politique qui leur est étrangère. Rien qu’en 2006, une vingtaine de Partis Pirates apparaissent, en Europe puis dans le monde (il y en a aujourd’hui deux fois plus). En France, l’indignation suscitée par la loi « DADVSI » est grande, et les débuts du Parti Pirate seront volontiers provocateurs ; il faudra quelques semaines pour que se stabilisent une idée-force simple et évidente : il faut réaffirmer les Droits de l’homme et les valeurs citoyennes dans la société d’aujourd’hui, en tirant pleinement parti des possibilités ouvertes par le progrès technologique.

Cela passe, notamment, par un accès plus transparent, plus immédiat et universel à l’information, à la culture et à la connaissance. Le droit de la « Propriété Intellectuelle », ces deux derniers siècles, s’est transformé en un outil d’asservissement, de maintien de monopoles et de raréfaction artificielle (alors que, nous le savons bien, les richesses immatérielles peuvent aisément être partagées à l’infini). Le droit (originellement) « d’auteur », par exemple, happe les artistes dans un engrenage d’intermédiaires et d’industriels qui, de fait, les dépossède du contrôle de la façon dont est diffusé le fruit de leur travail.

Autre exemple, le système des brevets tourne en circuit fermé (ex: brevets logiciels), s’étend à tout et n’importe quoi (ex: brevets sur le vivant), et ce au détriment des régions déshéritées du monde (ex: les brevets pharmaceutiques qui empêchent l’accès au soin). Enfin, il est urgent de s’interroger sur l’avenir qui se dessine, aussi bien dans « nos » démocraties occidentales que dans le monde entier : les citoyens doivent faire entendre leur voix, partout, pour que la technologie soit un outil d’émancipation et d’enrichissement, et non d’asservissement ou de flicage. Pas besoin d’aller chercher loin pour en trouver des exemples : ici-même, sous nos yeux, la neutralité du réseau, l’accessibilité et la transparence de l’information, les libertés civiques les plus fondamentales (liberté d’expression, droit à la vie privée) sont constamment rognées sous des prétextes de lutte contre le terrorisme, contre la pédophilie,… sans oublier les vilains « pirates » !

Jean-Christophe. – Après trois ans et demi d’existence en France, j’ai proposé au Parti Pirate de se doter d’un premier texte fondateur, que nous avons rédigé ensemble pour récapituler nos positions et nous permettre de nous exprimer dans différents domaines. Nous en avons assez de la politique purement gestionnaire qui navigue à vue. On arrive à des absurdités où l’on se plaint qu’on ne vend pas assez de voitures mais il ne faut pas s’en servir parce que ça pollue ! On appuie sur le frein et l’accélérateur en même temps.

Le Parti Pirate défend les valeurs de Liberté, Egalité et Fraternité, que l’on pourrait appeler le socle Républicain. Il est le seul qui prend aujourd’hui en compte le bouleversement de l’arrivée de l’internet et des nouvelles technologies avec tout ce que cela modifie dans nos sociétés et nos organisations. Le « développement durable » est aussi une dimension très présente, qui complète notre réflexion. C’est sur ces trois piliers que s’articulent nos prises de positions et propositions.

Est-ce à dire que les partis traditionnels déjà en place ne remplissent pas toutes leurs responsabilités ? Se coupent-ils de la jeune génération ?

Jean-Christophe – Je pense que les Partis « traditionnels » ne prennent pas en compte les bouleversements de l’arrivée des TIC. Nous avons des générations d’hommes et de femmes au pouvoir qui sont nés dans l’illusion d’abondance de ressources et d’énergie, mais dans une rareté de l’information. Cependant c’est aujourd’hui le contraire : il y a pénurie de ressources et d’énergie, alors que l’information est accessible au plus grand nombre. Je crois aux fondamentaux Républicains et à ce projet de société. Pour moi, c’est un projet collectif au service des individus. Mais si on prend en compte le passage de l’ère industrielle à la société de l’information, beaucoup de paradigmes sont remis en question (biens dématérialisés, temps, espaces, citoyenneté, sphère privée,…). Il ne faut pas chercher les solutions de demain avec le contexte d’hier. Je pense que la fracture est là.

Valentin – Nous n’avons pas la prétention d’être un parti générationnel ! Il est certain qu’une certaine partie de la population s’est déjà rendu compte des formidables opportunités nouvelles qu’ouvre, par exemple, Internet ; nous ne devons pas nous en réjouir, mais faire en sorte que cette connaissance s’étende le plus vite possible au reste des citoyens ! En ce qui concerne les partis traditionnels, nous avons bon espoir qu’ils comprendront tôt ou tard qu’il n’y a pas de sens à s’accrocher à un édifice républicain « pyramidal ». Cette prise de conscience a déjà commencé, et se traduit par des réactions de peur, ou de convoitise. Nous voulons croire que peu à peu la notion d’intérêt général prédominera. Le but ultime du Parti Pirate… c’est qu’il n’y ait plus besoin de Parti Pirate !

Et êtes-vous réellement si différent d’un parti écologiste par exemple ? Et que feriez-vous si un tel parti, ou un autre, adoptait en bloc votre programme ?

Valentin – Cela a déjà commencé, très tôt. Nous nous en réjouissons, même si nous regrettons souvent que nos propositions les plus marquantes (par exemple, légalisation du P2P) soient reprises sans les questions fondamentales qui vont avec : à aucun prix nous ne voulons devenir un simple distributeur à buzzwords. Nous cherchons à inventer et proposer un modèle de société, pas à fournir des concepts creux pour communicants de tous poils. Tu évoques les mouvements écologistes ; il est vrai qu’on nous en rapproche parfois, et d’ailleurs les députés européens Pirates siègent avec le groupe parlementaire des Verts. Mais nous osons croire que (tout comme nos préoccupations) le souci des générations futures et du Tiers-monde ne sont pas l’apanage d’un parti quel qu’il soit !

Jean-Christophe – Avant tout, nous défendons des idées. Les idées appartiennent à ceux qui les mettent en œuvre en politique. Il me semble néanmoins qu’il est nécessaire d’avoir une vision politique au delà de telle ou telle proposition. Certains points peuvent nous rapprocher effectivement d’un parti écologiste, mais je ne vois pas pourquoi seulement de ce type de parti. Mon modeste parcours en politique m’a appris à me méfier des étiquettes. J’ai tellement rencontré, par exemple, de militants ou d’élus qui se réclamaient de Gauche et qui avaient oublié l’intérêt général et la défense des services publics ! C’est pour ça qu’au delà des Partis, il y a les idées et les actes.

Jean-Christophe, tu te présentes aux prochaines régionales en tête de la liste Île de France du Parti Pirate. Quelles sont les spécificités de cette région par rapport aux thèmes qui vous sont chers ?

Jean-Christophe. – Avec la réforme territoriale, la Région va prendre de plus en plus d’importance. Et l’Île de France, à ce titre, est symbolique de par son rayonnement national et international. Les problématiques de transport, de logement ou d’éducation y prennent des proportions considérables. Je ne pense pas qu’il y ait un seul domaine qui ne puisse pas être regardé sans tenir compte de l’arrivée des nouvelles technologies et du développement durable. C’est transversal, général et inéluctable.

Par exemple, passer du transport à la mobilité. Comment rendre utile le temps de transport et favoriser le télétravail plutôt que multiplier le nombre de routes ou bien la taille des trains. Cela ne suffira jamais avec l’évolution de la démographie. La spécificité de l’ïle de France, c’est 20% de la population Française, un territoire parmi les plus visités au monde et un rayonnement international.

Valentin – D’une façon générale, les régions sont un espace de choix pour implémenter une politique publique d’accès aux infrastructures, au savoir (lycées, portails Internet, information du grand public,…) et à la culture. Et elles ont également un rôle primordial à jouer dans la défense des libertés civiques : ainsi, la région Île-de-France est particulièrement mise à contribution de la politique sécuritaire que prévoit le projet de loi « Loppsi », que nous avons lu très attentivement et dont nous serons amenés à beaucoup reparler dans les semaines à venir…

Ce n’est pas la première expérience électorale nationale du Parti Pirate puisqu’il y a eu la législative partielle de la 10ème circonscription des Yvelines en septembre dernier. Quels enseignements en avez-vous tiré ? La petit polémique qui a suivi était-elle infondée ?

Jean-Christophe – Même si je suivais déjà tout ça avec attention, je n’étais pas encore au Parti Pirate à cette époque. Valentin ?

Valentin – Ah, les Yvelines… Une bonne surprise au premier tour (où nous avons fait plus de 2%), une mauvaise surprise au second tour (où l’UMP s’est maintenue, à 5 voix près !). Notre candidat Maxime Rouquet n’avait pas voulu donner de consigne explicite, mais avait signalé que le choix de nos électeurs serait « décisif, et pourrait faire basculer cette circonscription » en faveur de la candidate écologiste. D’aucuns ont accusé le Parti Pirate d’avoir fait le jeu de la droite, d’où cette « tempête dans un Vert d’eau » à laquelle tu fais allusion.

Mon principal regret est que cette campagne tout entière ait été submergée par la loi «Hadopi», ce qui a notamment permis au député UMP sortant de brouiller les pistes en s’achetant une vocation de anti-hadopiste de la onzième heure. Il n’en demeure pas moins que le (relatif) enthousiasme provoqué au premier tour par la présence du Parti Pirate ne pouvait que s’estomper lors d’un second tour entre deux partis plus traditionnels.

Nous avons d’ailleurs tenu à rencontrer les Verts par la suite, pour réaffirmer clairement que notre propos n’est pas de faire obstacle à un parti en particulier, et certainement pas au leur. Bien au contraire, comme je le disais plus haut, nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux une remise en question profonde des partis traditionnels, que nous souhaiterions plus proches des citoyens, plus ouverts à la société et au monde d’aujourd’hui. Et il sera à ce titre particulièrement intéressant de voir dans quel sens les Verts ont la volonté (et la capacité) d’évoluer.

Comment s’inscrit le Parti Pirate au sein des autres partis pirates nationaux ? Je pense notamment au suédois qui a fait grand bruit aux dernières élections européennes. Et d’ailleurs que fait-il ce Piratpartiet suédois depuis qu’il siège au parlement ?

Valentin – Le mouvement Pirate a ceci d’intéressant (et d’inédit) qu’il a commencé à exister au niveau international avant même le niveau national. Le Parti Pirate International, comme il convient aujourd’hui de l’appeler, est un agrégat à la fois disparate et surprenamment uni ; non en ce qu’il n’y a pas de débats animés, mais qu’on trouvera souvent plus de dissensions entre deux pirates d’un même pays qu’entre des pirates des quatre coins du monde ! Premier parti pirate historiquement, le Piratpartiet est aujourd’hui l’un des partis les plus importants de Suède. Outre son efficacité et le talent de ses membres, il a bénéficié (comme nous-même avec Hadopi) de la politique inique et choquante du gouvernement : la mascarade de procès The Pirate Bay, etc.

Vous apportez un regard nouveau à notre fameuse devise républicaine sur votre site. Or Richard Stallman commence toujours ses conférences en français par : « Je puis définir le logiciel libre en trois mots : liberté, égalité, fraternité… ». Dans la mesure où Framasoft sort en ce moment un livre qui lui est consacré, que vous inspirent cette personnalité et sa croisade pour le logiciel libre ?

Jean-Christophe – Je trouve l’analogie avec les fondamentaux républicains très intéressante. En effet, le logiciel libre regroupe ces concepts. Richard Stallman est « un grand bonhomme », qui a fait beaucoup pour apporter une vision politique, même si cela n’est pas vu comme tel pour une « population » qui, même si elle est militante, se défend d’être politisée. Je pense que c’est dans quelques années que le grand public se rendra compte de l’apport théorique qu’il a apporté à cette société de l’information qui se met en place. Va-t-on revenir aux deux blocs de la guerre froide, du moins sur le plan idéologique ?

Valentin – RMS est sans aucun doute le participant le plus éminent des discussions du Parti Pirate International, dont il ne loupe pas une miette, toujours avec la patience et la minutie qui le caractérisent. J’ai deux grandes fiertés : la première est de pouvoir entretenir, grâce à notre Parti Pirate frenchy, une relation privilégiée avec lui ; nous avons d’ailleurs été les premiers à prendre en compte ses remarques sur la réforme du copyright. La seconde, bien moins anecdotique, est qu’il est également indéniable que l’apparition du Parti Pirate a visiblement nourri la pensée de rms lui-même, et contribue à donner corps à ce qu’il avait pressenti dès le début : « le logiciel Libre est un mouvement social ».

Lorsqu’il nous a rejoints cet automne, Jean-Christophe a été (agréablement, je crois) surpris de constater combien nous étions attachés aux valeurs citoyennes de Liberté, Égalité, Fraternité. De fait, c’est peut-être là l’extraordinaire convergence que permet de réaliser le Parti Pirate : offrir aux communautés du Libre, du P2P, aux artistes, aux citoyens de tous horizons une base commune de dialogue, de réflexion et d’action. Mes collègues du PP vont probablement me dire que ce sont de bien grands mots, mais c’est exactement cette convergence qui m’a amené à tenir bon, contre vents et marées, depuis près de quatre ans, en tant que contributeur Libriste, enseignant, auteur, et citoyen avant tout, le Parti Pirate est presque un résumé de ma vie 🙂

Et d’ailleurs que vous inspire la citation qui orne le Framablog : « …mais ce serait peut-être l’une des plus grandes opportunités manquées de notre époque si le logiciel libre ne libérait rien d’autre que du code » ?

Valentin – … Que cette phrase a une mauvaise influence sur les âmes trop sensibles, puisqu’elle m’a moi-même conduit à gaspiller bêtement quatre ans de ma vie au lieu de m’inscrire à la SACEM « comme tout le monde »… Au-delà de l’anecdote, nous espérons que le Parti Pirate pourra « hacker » la vie politique de la même façon que RMS a « hacké » le copyright lorsqu’il a rédigé la toute première licence libre. L’internet a potentiellement aboli la distance entre émetteur et récepteur, et ouvre la voie à de nouveaux modèles sociaux : contributifs, plus horizontaux et moins pyramidaux. Du reste, les mordu(e)s du Libre ne s’y trompent pas puisque Perline, grande SPIPienne devant l’Éternel, nous a également rejoints il y a peu !

Jean-Christophe – Je pense qu’en effet, il y a des modèles dans le libre qui peuvent être déclinés dans la vie matérielle. Nous avons besoin de revisiter certains fondamentaux de notre société et la société de l’information va très vite, on pourrait dire des années de chien (1 an = 7 ans) ! Il y a des modèles qui se mettent en place, évoluent, mutent et se perfectionnent ou meurs rapidement. C’est presque un laboratoire en accéléré de différents modes de société. Il me semble que l’on pourrait s’en inspirer parfois en politique.

Et pour parfaire le tableau, notre slogan : « La route est longue mais la voie est libre… »

Valentin – Je relis cette phrase avec un peu de nostalgie car elle me renvoie à une époque lointaine où l’on pouvait se dire que la vie politique française avait touché le fond… Nous étions loin du compte.

Jean-Christophe – En effet, nous n’en sommes qu’au début.

Quant à Lenine, il disait : « le communisme, c’est les soviet plus l’électricité ». Et Internet, c’est les réseaux sociaux plus l’électricité ?

Jean-Christophe – Je pense que le réseau c’est le cartographie d’un nouveau monde avec de nouvelles frontières, de nouvelles règles et de nouveaux acteurs. Il y a 15 ans, on ne se serait pas douté de ce qui advient aujourd’hui, alors dans 15 ans… Tout est possible, le meilleur comme le pire, mais à une échelle de temps très réduite.

Valentin – À titre personnel, l’expression même de « réseau social » me hérisse. Nous sommes heureusement nombreux à faire tout notre possible pour qu’Internet ait davantage à apporter aux populations du monde que des gadgets branchouilles et propriétaires.

Vous souhaitez en profiter pour lancer un appel important je crois…

Jean-Christophe – En effet, nous proposons à tout citoyen qui partage nos idées de partager les listes avec nous, sans nécessairement adhérer au Parti Pirate : nous défendons des idées, pas des étiquettes.

Nous avons fait un dossier à télécharger où tout est expliqué. Il ne faut pas trainer, les listes sont à déposer début février ! Vous pouvez en savoir plus sur : http://2010.parti-pirate-elections.fr/Etre-candidat-a-la-candidature

En tout cas, bravo pour le travail que vous faites à Framasoft, c’est utile pour aujourd’hui et pour demain. Et en plus, c’est sympa, ce qui ne gâche rien !

Valentin – Merci à toi aKa pour ton curiosité, ton dévouement et tes questions toujours pertinentes et approfondies. À très bientôt !




Ne pas entrer à reculons dans la société et l’économie numériques

Tibchris - CC by« Il est possible de rémunérer les auteurs, de payer le juste prix et de ne pas payer ce qui est devenu gratuit. Et il est important de cesser d’entrer à reculons dans la société et l’économie numériques. »

Telle est la conclusion de Gratuité et prix de l’immatériel, le nouvel article de Jean-Pierre Archambault que nous vous proposons aujourd’hui. Il n’apporte fondamentalement rien de plus que ce que tout lecteur du Framablog connaissait déjà. Mais l’agencement des faits, la pertinence des exemples et l’enchaînement des arguments en font une excellente synthèse en direction du grand public. Á lire et à faire lire donc[1].

Je ne résiste d’ailleurs pas à vous recopier d’emblée cette petite fiction que l’on trouvera dans le paragraphe en faveur de la licence globale, histoire de vous mettre l’eau à la bouche : « Supposons que, dans le monde physique, ait été inventée une technologie miracle qui permette de remplacer immédiatement, à l’identique et sans aucun coût, tout CD retiré des bacs d’une surface de distribution. Dans un tel monde, il apparaîtrait impensable que des caisses soient disposées en sortie de magasin afin de faire payer les CD emportés par les clients : celui qui part avec 100 CD cause en effet exactement le même coût que celui qui part avec 10 CD ou encore que celui qui part avec 1 000 CD, c’est à dire zéro ! En revanche, personne ne comprendrait que des caisses ne soient pas installées à l’entrée, afin de facturer l’accès à une telle caverne d’Ali Baba. »

Gratuité et prix de l’immatériel

URL d’origine du document

Jean-Pierre Archambault – CNDP et CRDP de Paris – Chargé de mission Veille technologique et coordonnateur du Pôle de compétences logiciels libres du SCÉREN – Médialog n°72 – Décembre 2009

Internet bouleverse les modalités de mise à disposition des biens culturels et de connaissance. Dans l’économie numérique, le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien (musique, film, logiciel…) étant, pour ainsi dire, nul, que doit-on payer ?
La réflexion sur les logiciels libres, biens communs mis à la disposition de tous, peut contribuer à éclairer la question des relations complexes entre gratuité, juste prix et légitime rémunération des auteurs.

Le thème de la gratuité est omniprésent dans nombre de débats de l’économie et de la société numériques, qu’il s’agisse de morceaux de musique, de films téléchargés, ou de logiciels qui, on le sait, se rangent en deux grandes catégories : libres et propriétaires. Les débats s’éclairent les uns les autres, car ils portent sur des produits immatériels dont les logiques de mise à disposition ont beaucoup de points communs.

Concernant les logiciels, « libre » ne signifie pas gratuit. La méprise peut venir de la double signification de free en anglais : libre, gratuit. À moins que son origine ne réside dans le fait qu’en pratique il y a toujours la possibilité de se procurer un logiciel libre sans bourse délier. Il peut s’agir également d’une forme d’hommage à la « vertu » des logiciels libres, et des standards ouverts. En effet, à l’inverse des standards propriétaires qui permettent de verrouiller un marché, ceux-ci jouent un rôle de premier plan dans la régulation de l’industrie informatique. Ils facilitent l’entrée de nouveaux arrivants, favorisent la diversité, le pluralisme et la concurrence. Ils s’opposent aux situations de rentes et de quasi monopole. De diverses façons, les logiciels libres contribuent à la baisse des coûts pour les utilisateurs. Par exemple, l’offre gratuite, faite en 2008 par Microsoft, sur sa suite bureautique en direction des enseignants, mais pas de leurs élèves, est une conséquence directe de la place du libre en général, d’OpenOffice.org en particulier, dans le paysage informatique. Et, c’est bien connu, les logiciels libres sont significativement moins chers que leurs homologues propriétaires.

Gratuit car payé

Il peut arriver que la gratuité brouille le débat. Elle n’est pas le problème. Les produits du travail humain ont un coût, le problème étant de savoir qui paye, quoi et comment. La production d’un logiciel, qu’il soit propriétaire ou libre, nécessite une activité humaine. Elle peut s’inscrire dans un cadre de loisir personnel ou associatif, écrire un programme étant un hobby comme il en existe tant. Elle n’appelle alors pas une rémunération, la motivation des hackers (développeurs de logiciels dans des communautés) pouvant résider dans la quête d’une reconnaissance par les pairs. En revanche, si la réalisation se place dans un contexte professionnel, elle est un travail qui, toute peine méritant salaire, signifie nécessairement rémunération. Le logiciel ainsi produit ne saurait être gratuit, car il lui correspond des coûts. Et l’on sait que dans l’économie des biens immatériels, contrairement à l’économie des biens matériels, les coûts fixes sont importants tandis que les coûts marginaux (coûts de production et diffusion d’un exemplaire supplémentaire) sont peu élevés. Dupliquer un cédérom de plus ou fabriquer un deuxième avion, ce n’est pas la même chose. Télécharger un fichier ne coûte rien (sauf l’accès au réseau).

Mais, même quand un logiciel n’est pas gratuit, il le devient lorsqu’il a été payé ! Enfin, quand il est sous licence libre. Qu’est-ce à dire ? Prenons le cas d’un client qui commande la réalisation d’un logiciel à une société et la lui paye intégralement, dans une relation de sous-traitance. Un travail a été fait et il est rémunéré. Si, en plus, le client a conservé ses droits de propriété sur le logiciel et décide de le mettre à disposition des autres sous une licence libre, le dit logiciel est alors librement et gratuitement accessible pour tout un chacun. Exit les licences par poste de travail. Bien commun, un logiciel libre est à la disposition de tous. À charge de revanche, mais c’est l’intérêt bien compris des uns et des autres de procéder ainsi, même s’il est vrai qu’il n’est pas toujours évident d’enclencher pareil cycle vertueux… Autre chose est de rémunérer des activités de service sur un logiciel devenu gratuit (installation, adaptation, évolution, maintenance…). Même si, ne versons pas dans l’angélisme, la tentation existe de ne pas développer telle ou telle fonctionnalité pour se ménager des activités de service ultérieures.

Il en va pour l’informatique comme pour les autres sciences. Les mathématiques sont libres depuis vingt-cinq siècles. Le temps où Pythagore interdisait à ses disciples de divulguer théorèmes et démonstrations est bien lointain ! Les mathématiques sont donc libres, ce qui n’empêche pas enseignants, chercheurs et ingénieurs d’en vivre.

Argent public et mutualisation

Le libre a commencé ses déploiements dans les logiciels d’infrastructure (réseaux, systèmes d’exploitation). Dans l’Éducation nationale, la quasi totalité des logiciels d’infrastructure des systèmes d’information de l’administration centrale et des rectorats sont libres. Il n’en va pas (encore…) de même pour les logiciels métiers (notamment les logiciels pédagogiques), mais cette situation prévaut en général, que ce soit dans les entreprises, les administrations, les collectivités locales ou dans des filières d’activité économique donnée.

Dans L’économie du logiciel libre[2], François Elie, président de l’Adullact (Association des Développeurs et des Utilisateurs de Logiciels Libres pour l’Administration et les Collectivités Territoriales), nous dit que l’argent public ne doit servir à payer qu’une fois ! Comment ne pas être d’accord avec pareille assertion ? En effet, si des collectivités territoriales ont un besoin commun, il n’y a aucune raison pour qu’elles fassent la même commande au même éditeur, chacune de son côté dans une démarche solitaire, et payent ce qui a déjà été payé par les autres. François Elie propose la mutualisation par la demande.

L’Éducation nationale est certes une « grande maison » riche de sa diversité, il n’empêche qu’il existe des besoins fondamentalement communs d’un établissement scolaire à l’autre, par exemple en matière d’ENT (espaces numériques de travail). Pourquoi des collectivités territoriales partiraient-elles en ordre (inutilement trop) dispersé ? Alors, qu’ensemble, elles peuvent acheter du développement partagé ou produire elles-mêmes. Et, dans tous les cas, piloter et maîtriser les évolutions. Ce qui suppose d’avoir en interne la compétence pour faire, ou pour comprendre et « surveiller » ce que l’on fait faire, aux plans technique et juridique. Dans le système éducatif, les enseignants ont la compétence métier, en la circonstance la compétence pédagogique, sur laquelle fonder une mutualisation de la demande, la production par les intéressés eux-mêmes se faisant dans des partenariats avec des éditeurs publics (le réseau SCÉREN) et privés. L’association Sésamath en est l’illustration majeure mais elle n’est pas seule : il y a aussi AbulEdu, Ofset, les CRDP…[3].

L’argent public ne doit servir qu’une fois, ce qui signifie une forme de gratuité selon des modalités diverses. C’est possible notamment dans l’équation « argent public + mutualisation = logiciels libres ». Le libre a fait la preuve de son efficacité et de ses qualités comme réponse à la question de la production de ce bien immatériel particulier qu’est le logiciel. Rien d’étonnant à cela. La production des logiciels restant une production de connaissances, contrairement à d’autres domaines industriels, elle relève du paradigme de la recherche scientifique. L’approche du logiciel libre, à la fois mode de réalisation et modalité de propriété intellectuelle, est transférable pour une part à d’autres biens, comme les ressources pédagogiques. Le logiciel libre est également « outil conceptuel » pour entrer dans les problématiques de l’économie de l’immatériel et de la connaissance.

Gratuité et rémunération

Revenons sur les coûts fixes et marginaux dans l’économie à l’ère du numérique. L’économie de l’information s’est longtemps limitée à une économie de ses moyens de diffusion, c’est-à-dire à une économie des médias. Elle ne peut désormais plus se confondre avec l’économie du support puisque les biens informationnels ne sont plus liés rigidement à un support donné. L’essentiel des dépenses était constitué par les coûts de production, de reproduction matérielle et de distribution dans les divers circuits de vente. Aujourd’hui, les techniques de traitement de l’information, la numérisation et la mise en réseau des ordinateurs permettent de réduire les coûts de duplication et de diffusion jusqu’à les rendre à peu près nuls. Dans ces conditions, la valeur économique de l’information ne peut plus se construire à partir de l’économie des vecteurs physiques servant à sa distribution. De nouvelles sources de valeur sont en train d’apparaître. Le modèle économique de mise en valeur de l’information déplace son centre de gravité des vecteurs physiques vers des services annexes ou joints dont elle induit la consommation ou qui permettent sa consommation dans de bonnes conditions (services d’adaptation d’un logiciel au contexte d’une entreprise, de facilitation de l’accès à des ressources numérisées, commerce induit sur des produits dérivés, etc.).

Le copyright, qui défend principalement l’éditeur contre des confrères indélicats, aussi bien que le droit d’auteur, qui défend principalement l’auteur contre son éditeur, ont ceci en commun qu’ils créent des droits de propriété sur un bien abstrait, l’information[4]. Tant que cette information est rigidement liée à un vecteur physique, c’est-à-dire tant que les coûts de reproduction sont suffisamment élevés pour ne pas être accessibles aux particuliers, ces droits de propriété peuvent être imposés aisément. Mais le monde bouge…

Les débats sur la loi Création et Internet dite « loi Hadopi » ont tourné autour de la gratuité et de la rémunération des auteurs (et des éditeurs !). Face aux difficultés de recouvrement du droit d’auteur dans l’économie numérique, certains pensent manifestement que la solution réside dans le retour au modèle classique de l’information rigidement liée à son support physique, ce que certaines techniques de marquage pourraient permettre, annulant ainsi les bienfaits économiques de la numérisation et de la mise en réseau. Mais le rapide abandon des DRM (Digital Rights Management ou Gestion des Droits Numériques en français) qui se sont révélés inapplicables (après le vote en 2006 de la transposition en France de la directive européenne DADVSI[5] ) aurait tendance à démontrer le caractère illusoire de ce genre d’approche. Beaucoup pensent qu’un sort identique arrivera aux dispositions contenues dans la « loi Hadopi », que ces façons (anciennes) de poser les problèmes (nouveaux) mènent à une impasse. Pour, entre autres, les mêmes raisons de non faisabilité : le droit se doit d’être applicable. On sait, par ailleurs, que le Conseil constitutionnel a, dans un premier temps censuré le volet sanction de la « loi Hadopi », considérant que le droit de se connecter à Internet relève de la liberté de communication et d’expression et que ce droit implique la liberté d’accès à Internet (seule une juridiction peut être habilitée à le suspendre). Il a estimé que le texte conduisait à instituer une présomption de culpabilité.

Dans le cas d’un transfert de fichier, nous avons déjà signalé que le coût marginal est nul. Que paye-t-on ? Une part des coûts fixes. Mais il arrive un moment où la réalisation du premier exemplaire est (bien) amortie. D’où ces situations de rentes dans lesquelles on paye un fichier téléchargé comme s’il était gravé sur un support physique qu’il aurait fallu fabriquer et acheminer. De plus, l’économie générale des productions (les best sellers et les autres titres) d’un éditeur évolue avec Internet. Dans son ouvrage La longue traîne, Chris Anderson[6] théorise le principe de la longue traîne dans lequel la loi des 20/80 (20% des produits font 80% du chiffre d’affaires) disparaît avec Internet qui, en réduisant les coûts de fabrication et de distribution, permet à tous les produits qui ne sont pas des best-sellers (qui constituent des longues traînes) de rapporter parfois jusqu’à 98% du chiffre d’affaires.

Une licence globale

Il y a donc des questions de fond. Quel est le prix des biens culturels dématérialisés ? Quels doivent être leurs modes de commercialisation ? Alain Bazot, président de l’UFC-Que choisir, les pose[7]. Rappelant qu’un support physique a un coût et qu’il est « rival »[8], que l’on peut multiplier les fichiers numériques d’une oeuvre pour un coût égal à zéro, il en tire la conclusion que « la dématérialisation, parce qu’elle permet un partage sans coût de la culture, parce qu’elle constitue un accès à l’information et à l’art pour tous, remet fondamentalement en cause les modèles économiques existants. Dès lors, il apparaît essentiel de proposer de nouvelles formes de rémunération pour allier les avantages d’Internet à une juste rétribution des artistes/créateurs ». Et comme « dans une économie de coûts fixes, distribuer un ou 10 000 MP3 ne fait pas varier le coût de production », il est plus pertinent « de faire payer l’accès et non pas la quantité. Ce mode de commercialisation, apparu avec la commercialisation de l’accès à internet (le forfait illimité), est le modèle consacré par l’économie numérique ».

Et, pour illustrer le propos, Alain Bazot s’appuie sur une fiction fort pertinente de Nicolas Curien : « Supposons que, dans le monde physique, ait été inventée une technologie miracle qui permette de remplacer immédiatement, à l’identique et sans aucun coût, tout CD retiré des bacs d’une surface de distribution. Dans un tel monde, il apparaîtrait impensable que des caisses soient disposées en sortie de magasin afin de faire payer les CD emportés par les clients : celui qui part avec 100 CD cause en effet exactement le même coût que celui qui part avec 10 CD ou encore que celui qui part avec 1 000 CD, c’est à dire zéro ! En revanche, personne ne comprendrait que des caisses ne soient pas installées à l’entrée, afin de facturer l’accès à une telle caverne d’Ali Baba. »[9]

On retrouve donc la « licence globale », financée par tous les internautes ou sur la base du volontariat, mais également financée par les fournisseurs d’accès qui ont intérêt à avoir des contenus gratuits pour le développement de leurs services. En effet, comme le dit Olivier Bomsel[10], la gratuité est aussi un outil au service des entreprises, pour conquérir le plus rapidement possible une masse critique d’utilisateurs, les innovations numériques voyant leur utilité croître avec le nombre d’usagers, de par les effets de réseau.

Des créateurs ont déjà fait le choix du partage volontaire de leurs oeuvres numériques hors marché. Philippe Aigrain envisage une approche partielle (expérimentale dans un premier temps ?) dans laquelle les ayants droit qui « refuseraient l’inclusion de leurs oeuvres dans un dispositif de partage hors marché garderaient le droit d’en effectuer une gestion exclusive, y compris par des mesures techniques de protection ou par des dispositifs de marquage des oeuvres protégés contre le contournement ». Mais, « ils devraient cependant renoncer à imposer des dispositifs destinés à leurs modèles commerciaux dans l’ensemble de l’infrastructure des réseaux, appareils ou procédures et sanctions. »[11]

Enfin, s’il existe des modèles économiques diversifiés de l’immatériel, il ne faut pas oublier certains fondamentaux. C’est le reproche que Florent Latrive fait à Chris Anderson, « archétype du Californien hype », en référence à son livre paru récemment Free : « Dans son monde, les modèles économiques ne sont l’affaire que des seules entreprises. C’est un monde qui n’existe pas. Chris Anderson zappe largement le rôle de l’État et de la mutualisation fiscale dans sa démonstration. C’est pourtant fondamental : cela fait bien longtemps que l’importance sociale de certains biens, matériels ou immatériels, justifie l’impôt ou la redevance comme source de financement principale ou partielle. La santé gratuite en France n’implique pas le bénévolat des infirmières et des médecins. La gratuité de Radio France ne fait pas de ses journalistes des crève-la-faim »[12]. Effectivement, la santé et l’éducation représentent des coûts importants (des investissements en fait). La question posée n’est donc pas celle de leur gratuité mais celle de l’organisation de l’accès gratuit pour tous aux soins et à l’éducation. La réponse s’appelle sécurité sociale et école gratuite de la République financée par l’impôt.

Il est possible de rémunérer les auteurs, de payer le juste prix et de ne pas payer ce qui est devenu gratuit. Et il est important de cesser d’entrer à reculons dans la société et l’économie numériques.

Notes

[1] Crédit photo : Tibchris (Creative Commons By-Sa)

[2] François Elie, L’économie du logiciel libre, Eyrolles 2009.

[3] Voir J-P. Archambault, « Favoriser l’essor du libre à l’École » , Médialog n°66 et J-P Archambault, « Un spectre hante le monde de l’édition », Médialog n°63.

[4] Concernant la rémunération des auteurs, rappelons qu’elle ne représente en moyenne que 10% du prix d’un produit.

[5] Droits d’auteur et droits voisins dans la société de l’information

[6] Chris Anderson, La longue traîne, 2ème édition, Pearson 2009.

[7] Alain Bazot, « La licence globale : il est temps d’entrer dans l’ère numérique ! », billet posté sur le blog Pour le cinéma – La plateforme des artistes en lutte contre la loi Hadopi

[8] Un bien rival (ou bien privé pur) est un bien pour lequel une unité consommée par un agent réduit d’autant la quantité disponible pour les autres agents.

[9] Nicolas Curien, « Droits d’auteur et Internet : Pourquoi la licence globale n’est pas le diable ? », Janvier 2006.

[10] Olivier Bomsel, Gratuit ! Du développement de l’économie numérique, Folio actuel, 2007.

[11] Philippe Aigrain Internet & création, InLibroVeritas, 2008.

[12] Le modèle économique est un choix éditorial




La tragédie des pommes

Jeroen Kransen - CC by-sa« An apple a day keeps the doctor away » dit l’adage anglophone. Sauf que c’est désormais la pomme[1] elle-même qui a besoin d’un docteur.

Car si on nous suggère de « manger des pommes », encore faudrait-il que la pomme demeure effectivement plurielle. Ce qui est malheureusement de moins en moins le cas aujourd’hui.

La faute à qui ?

Peut-être aux mêmes forces et logiques économiques qui mettent à mal les biens communs (cf ce manifeste), de l’eau au logiciel en passant par la culture prise au piège des industriels[2].

L’enclosure des pommes

The Enclosure of Apples

David Bollier – 10 novembre 2009 – OnTheCommons.org
(Traduction Framalang : Goofy)

L’agriculture moderne a drastiquement réduit les variétés naturelles de pommes.

Il y a un siècle, en 1905, il y avait plus de 6500 variétés distinctes de pommes comestibles, d’après Verlyn Klinkenborg du New York Times. Les gens avaient leur pommes saisonnières favorites en ce qui concerne la cuisine ou pour manger directement. Ils en utilisaient différentes sortes selon qu’ils voulaient faire des tartes, du cidre ou du jus de pomme. Ils avaient le choix entre de nombreuses variétés exotiques portant des noms tels que Scollop Gillyflower, Red Winter Pearmain, Kansas Keeper.

Maintenant d’après Klinkenborg, « seulement 11 variétés constituent 90% de toutes les pommes vendues dans le pays, et la Red Delicious en représente à elle seule la moitié ». Pour ceux qui se demandent ce que signifie enclosure, en voici un bon exemple.

Depuis que les forces du marché en sont venues à dominer la production et la distribution des pommes au cours du 20ème siècle, les variétés naturelles qu’auparavant nous croyions garanties ont pour la plupart disparu. Certaines variétés ont été abandonnées parce qu’elles avaient des peaux fines et s’écrasaient trop facilement, faisant d’elles des denrées moins transportables pour le commerce de masse. D’autres semblaient être trop petites ou répondaient uniquement à des besoins de niche du marché. La Red Delicious s’est probablement imposée sur le marché parce qu’elle était grosse et très brillante.

Le point clé est que notre système d’agriculture moderne, dirigé par l’efficacité à grande échelle et les motivations commerciales, ne trouve aucun intérêt à la diversité, la différence et la singularité.

Heureusement, les différentes variétés de pommes fantastiques dont nous pouvions profiter auparavant n’ont pas disparu pour toujours, fait remarquer Klinkenborg. Beaucoup des anciens pommiers existent toujours, et ils fonctionnent comme une sorte de conservatoire des variétés de pommes perdues ou abandonnées. Sur un terrain, une propriété ou dans un endroit abandonné, il y a toujours des pommiers qui produisent des fruits, témoins silencieux de la biodiversité des pommes qui était autrefois normale.

Klinkenborg note que « les chercheurs du Centre National pour la préservation des ressources génétiques étudient les marqueurs génétiques de 280 vénérables pommiers qui poussent dans de vieux corps de fermes dans le sud ouest. Certains proviennent de pépinières commerciales, d’autres de stations d’agriculture expérimentale, mais la plupart sont uniques. »

Il est triste de penser que, nous autres les consommateurs modernes, nous sommes habitués à une offre si restreinte de pommes standardisées. Dans un sens, nous sommes devenus des créatures conditionnées par les restrictions du marché. Nos goûts sont devenus aussi ternes et génériques que la nourriture que nous consommons.

Un des buts remarquables que vise le mouvement Slow Food, c’est de retrouver la diversité naturelle de notre nourriture locale. J’aime à penser que, à mesure que nous apprécierons de plus en plus la richesse de la diversité naturelle et de ses manifestations locales, nous ferons beaucoup plus pour rebâtir le bien commun.

Notes

[1] Crédit photo : Jeroen Kransen (Creative Commons By-Sa)

[2] Le titre de mon billet est un clin d’œil à la tragédie des biens communs.