Pour peu qu’on ne le confonde pas avec le cracker et qu’il ne perde pas en route sa pureté originelle, la figure du hacker a bonne presse actuellement.
Tellement bonne presse que certains n’hésitent pas à en faire une sorte de nouvel héros des temps modernes.
Sauf si l’on rejette en bloc cette modernité.
Attention les yeux, l’article que nous vous proposons reproduit ci-dessous est une très virulente critique d’un livre souvent cité en référence sur ce blog: L’Éthique hacker de Pekka Himanen. Mais précisons d’emblée qu’il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour suivre le propos.
Il émane des courants anti-industriels qui se caractérisent par une critique radicale de toutes les technologies issues des révolutions industrielles de ces deux derniers siècles[1].
Dans ce cadre-là, le problème n’est pas de défendre les libertés menacées d’Internet, le problème c’est Internet lui-même. La posture du hacker est alors au mieux inutile et au pire complice voire idiot utile du système.
Ici notre hacker tombe bruyamment de son piédestal et ne s’en relève pas.
Il va de soi que nous ne partageons pas le point de vue de l’auteur. Mais il nous semble cependant intéressant d’offrir de temps en temps un espace à nos contradicteurs. Ne serait-ce que pour ne pas s’enfermer dans une sorte de discours « librement correct » redondant et ronronnant.
Les hackers et l’esprit du parasitisme
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Los Amigos de Ludd – août 2009 – Pièces et Main d’Oeuvre
Nous incluons dans cette livraison un commentaire de l’ouvrage L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, appelé à devenir la profession de foi d’une nouvelle génération de technoconvaincus partageant la certitude que les décennies à venir leur appartiennent. Son auteur, Pekka Himanen, est le nouvel hérétique de cette éthique du travail coopératif et passionné, à mille lieues des éthiques protestantes et catholiques fondées sur le travail esclave et la mortification rétribués dans l’Au-delà.
Notre époque, qui plus que tout autre récompense l’irresponsabilité, favorise l’apparition de doctrines ahurissantes concoctées dans les laboratoires insonorisés des universités et des entreprises d’un monde qui s’écroule de toutes parts. Des volumes considérables de matière grise sont mobilisés pour nous montrer les voies d’accès à la vie radieuse que nous sommes tous invités à embrasser si nous ne voulons pas rater le coche de l’émancipatrice modernité. C’est ainsi qu’il y a quelques années déjà, nous avions eu vent de l’existence de ces hackers qui aujourd’hui brandissent l’étendard de leur nouvelle éthique.
Disons d’emblée que le pastiche du ci-devant Himanen n’aurait pas attiré notre attention une seule seconde, n’était le relatif intérêt qu’il a suscité chez ceux qui appartiennent à ce que nous pourrions nommer pieusement les « milieux radicaux ». Ce qui fait problème ce n’est pas que le livre d’Himanen soit une compilation de banalités et d’envolées lyriques, mais qu’il ait été possible de rêver, ne serait-ce qu’un seul instant, que ce livre puisse être mis en perspective avec la pensée critique. D’où vient ce malentendu ?
Nous ne nous engagerons pas ici, une fois de plus, dans une critique de la société technicisée, une réalité qui, au bout du compte, fournit le seul argument tangible plaidant en faveur du fait que les thèses des hackers ont pu s’imposer dans certains milieux avec autant de force. Néanmoins, nous n’allons pas nous priver de mettre en évidence quelques-unes des incongruités qui nous ont sauté aux yeux à la lecture du livre d’Himanen.
Ce que Pekka Himanen a nommé de manière ambitieuse « éthique hacker » – le seul fait de pousser l’ambition jusqu’à s’auto-décerner une éthique est en soi quelque chose d’assez suspect –, n’est rien d’autre que la sauce idéologique grâce à laquelle les hackers souhaitent donner un certain prestige à leur vie de néocréateurs, de néosavants voire de néoleaders spirituels. Si jamais ces gens-là réussissent à créer un véritable mouvement de masse, et à y tenir leur place, ils seront parvenus une fois de plus à démontrer l’inusable élasticité du système actuel, où l’ambition technique collective n’entre pas nécessairement en conflit avec l’ambition économique privée, les deux s’accordant bien pour diffuser la propagande en faveur du progrès et de ses réseaux technologiques aux quatre coins de la planète. C’est un fait avéré que, dans les années 1980, 1990, se sont développées des technologies qui ont débordé du cadre traditionnel de leur appropriation capitaliste. Dans la société totale des réseaux planétaires, les technologies de l’information passent par-dessus le contrôle des entreprises privées, et l’impératif technique s’est à ce point emparé de la société qu’il requiert à présent la collaboration de tous et de chacun : pour être en mesure de maintenir le contrôle sur tout ce qui se sait, il faut bien que chacun soit informé un minimum de tout ce qui a trait à l’exercice du contrôle. C’est ainsi que la « société en réseau » est devenue un sujet d’orgueil démocratique pour les nouvelles masses, satisfaites de leur collaboration à l’informatisation des peuples et des nations. Littéralement, tout le monde participe, tout le monde y arrive, personne ne reste à la traîne. Les envahis sont les envahisseurs.
La société en réseau est l’exemple le plus évident de la façon dont la société occidentale parachève l’extension planétaire de son mode de vie. D’un côté, la guerre économique et la violence du marché, de l’autre, la propagande d’un monde interconnecté dont tout le monde peut faire usage au même titre. Et, au beau milieu, une mythologie futuriste fondée sur le jeu et le délire collectif qui font entrer en scène les Ulysse de la nouvelle odyssée informatique, ces hackers qui se présentent comme l’élite aventurière des générations futures.
Quand Himanen critique les éthiques chrétiennes et protestantes du travail, il pose les premières pierres de son analyse fragmentaire. Son intention est de présenter le travail du hacker comme une activité fondée sur la créativité et le jeu passionné (bien supérieure aux activés productives de survie ou aux liens sociaux typiques du travail). D’après lui, l’activité du hacker est un jeu, au sens noble du terme. Pour Himanen, le hacker s’est affranchi de tout ce qui relève de la survie, un chapitre vulgaire de sa vie qu’il doit traverser le plus rapidement possible. Ce présupposé admis, il va de soi que tout ce qui adviendra par la suite sera totalement gratuit, puisque, en somme, l’éthique hacker se doit de considérer comme naturellement constitué le monde matériel qui l’entoure. La vie du hacker commence à ce moment précis : il existe une société à l’état brut qui, pour des raisons qui restent mystérieuses, garantit la survie et le fonctionnement des échanges économiques, simples bagatelles auxquelles le hacker, essentiellement absorbé par les échanges symboliques et scientifiques, n’a aucune de ses précieuses minutes à consacrer.
Par ailleurs, le hacker mène son activité librement et inconditionnellement. Sorte de mélange entre le bohémien du XIXe siècle et le penseur oisif de l’Athènes classique, il a besoin de liberté d’action et de temps libre pour s’organiser à son aise.
Himanen écrit :
Un autre élément important dans la façon particulière des hackers d’aborder le travail est leur relation au temps. Linux, Internet et l’ordinateur personnel n’ont pas été conçus pendant les heures de bureau. Quand Torvalds a écrit ses premières versions de Linux, il travaillait tard dans la nuit et se levait en début d’après-midi pour poursuivre sa tâche. Parfois, il abandonnait son code pour jouer avec son ordinateur ou pour faire complètement autre chose. Ce rapport libre au temps est depuis toujours un élément caractéristique des hackers qui apprécient un rythme de vie à leur mesure (p. 37).
Une déclaration spécialement irritante, qui fait irrésistiblement penser à ce que disent les étudiants boursiers récemment débarqués sur les campus lorsqu’ils se targuent de prendre du bon temps tout en se gaussant de la vie bêtement routinière du monde des employés. De telles attitudes sont le propre d’individus chéris de la société, jouissant du privilège de rayonner dans tous les sens et considérant leurs concitoyens comme des bêtes curieuses condamnées à faire des allers et retours dans leur cage. Mais il y a plus. En digne représentant qu’il est de notre époque artificielle, Himanen va jusqu’à négliger les limites du monde naturel où, jusqu’à nouvel ordre, l’activité humaine doit s’inscrire, ne serait-ce que parce qu’elle reste tributaire d’une contrainte énergétique et pratique incontournable : la lumière du jour. Par où l’on voit que le travail des hackers est à ce point séparé du monde de la production, dont ils ne laissent pourtant pas de dépendre pour le moindre de leur geste, qu’ils ont oublié jusqu’à l’existence d’une nature avec ses rythmes à respecter, parce que c’est sur eux que se fonde l’activité des sociétés humaines. Ces vérités de toujours, croulant sous le fardeau de décennies de technicisation, finiront bien par éclater un jour, quand bien même il sera alors trop tard.
Par-delà sa défense et son illustration du mode de vie hacker en tant que style personnel caractérisé par le rejet des éthiques chrétiennes et protestantes, Himanen présente, dirons-nous, trois autres piliers du hackerisme : un modèle de connaissance, un modèle de communication et un modèle de société responsable.
En ce qui concerne le premier, Himanen voit d’un bon oeil la « société en réseau » ou « académie en réseau » en forme de gigantesque communauté scientifique accouchant de nouveaux paradigmes de la connaissance dans une ambiance coopérative et antihiérarchique, l’élève n’étant plus un simple récepteur des savoirs mais un sujet actif impliqué dans leur création. Au passage, Himanen commet l’erreur grossière d’attribuer à la technologie une qualité qui lui est absolument étrangère, celle d’avoir des effets bénéfiques sur la diffusion et le développement des connaissances, alors que l’inverse est notoire : l’augmentation des moyens technologiques s’est en réalité traduite par une chute abyssale du niveau des connaissances, mais aussi par un recul dans leur appropriation réelle et par l’apparition dans la société de pans entiers de gens devenus incapables d’acquérir par eux-mêmes un savoir autonome. La confiance placée dans le progrès technique a été une des causes d’effritement majeure de la confiance en soi et de l’autonomie intellectuelle, et la pensée de ceux qui pensent encore a perdu en vivacité et en capacité de se remettre en question (l’opuscule d’Himanen en est une preuve). On peut toujours parler, effectivement, de développement fantastique du savoir scientifique, de cohésion sans précédent entre les différentes sphères de la connaissance, mais aucun de ceux qui tiennent ce discours ne parlera de ce qu’il y a derrière – ou devant, c’est selon – toutes ces merveilles : l’appui du pouvoir industriel et financier et le profit qu’il en tire. Et tandis que la science se corrompt en se mettant au service de l’exploitation généralisée, tandis que les thèses universitaires, les articles et les communications scientifiques s’entassent dans les banques de données, il devient impossible de trouver au sein de cette masse gigantesque de savoirs et d’opinions la moindre parcelle d’indépendance intellectuelle. Cela, Himanen semble l’ignorer.
Selon lui :
II va sans dire que l’académie était très influente bien avant les hackers du monde informatique. Par exemple, depuis le XIXe siècle chaque technologie industrielle (électricité, téléphone, télévision, etc.) aurait été impensable sans le soutien des théories scientifiques (p. 8l)
Un exemple parfait des tours de passe-passe intellectuels dont notre époque regorge ! Comment ne pas voir que ce qu’Himanen appelle « théorie scientifique » ne s’était pas encore, à cette époque comme c’est le cas aujourd’hui, tout entière mise à la remorque des applications technologiques et industrielles qui lui imposaient leur rythme et leurs demandes ?
Himanen ajoute :
La dernière révolution industrielle a déjà marqué une transition vers une société qui dépend beaucoup des résultats scientifiques. Les hackers rappellent qu’à l’ère de l’information, c’est le modèle académique ouvert qui permet la création de ces résultats plus que les travaux scientifiques individuels.
Cela signifie tout simplement, que loin de se traduire par une montée en puissance du savoir indépendant, cette université ouverte a au contraire apporté dans son sillage la servitude aujourd’hui omniprésente sur tous les campus, dans tous les laboratoires, les bureaux, les colloques et revues scientifiques de la planète. L’« Académie en réseau » d’Himanen est une tour de Babel où tout le monde est tenu de parler la même langue, où tout le monde est d’accord avec tout le monde et où personne ne peut conquérir un espace qui lui soit propre – ce que nombre de chercheurs lucides seraient prêts à reconnaître si leurs voix trouvaient des occasions de se faire entendre au milieu du vacarme des autoroutes de l’information.
Dès l’instant où nous posons la question de la valeur d’usage pour la société du savoir produit sur le réseau, nous devons saisir à la racine le modèle du savoir hacker comme construction collective, et nous demander quelle place il peut bien occuper dans une société qui s’active en vue de son émancipation. Il ne suffit pas, loin de là, de libérer l’information si on ne livre pas simultanément à un examen radical le contenu et les fins de cette information ; l’utopie hacker pourrait bien être en train de faire miroiter un monde merveilleux d’échanges immatériels sur fond d’une société ravagée par l’exploitation et les catastrophes environnementales (ce qui est le cas).
Les arguments auxquels recourt Himanen pour défendre l’usage émancipateur et collectif du réseau touchent des sommets dans l’art de la tergiversation quand il aborde la question du modèle de communication dans une société ouverte. C’est là qu’Himanen ébauche en quelques lignes le synopsis du totalitarisme technologique du monde libre dans son irrésistible marche vers le progrès. Sa pensée peut être ainsi résumée :
- La société en réseau est une forme techniquement évoluée de la société ouverte et libérale née il y a plus de deux siècles. C’est dire que la société en réseau intègre les valeurs de défense des droits de l’individu et de ses libertés civiles, pour leur fournir des moyens toujours plus perfectionnés grâce auxquels elles puissent se répandre et se développer.
- La preuve la plus récente de l’accroissement des possibilités techniques du processus de civilisation est le rôle joué par les technologies de l’information lors du conflit yougoslave de 1999.
Voici ce qu’Himanen écrit à ce sujet :
Pendant les attaques aériennes de l’Otan destinées à mettre fin aux massacres (c’est nous qui soulignons), les médias traditionnels étaient pratiquement aux mains du gouvernement (p. 109).
À travers l’organisme Witness, qui dénonçait la violence et les agressions, la technologie a servi de relais pour révéler le massacre au grand jour et désobstruer les canaux de la vérité.
Vers la fin du conflit, l’organisation Witness a formé quatre Kosovars pour qu’ils collectent sur support numérique les preuves visuelles de violation des droits de l’homme. Le matériel était ensuite transmis hors du pays via Internet grâce à un ordinateur portable et un téléphone satellite. Ces éléments ont été remis au Tribunal pénal international (p. 99).
Derrière ces paroles on perçoit la silhouette des héros médaillés de la fin de l’histoire. Dans le monde libre où les hackers prennent leurs aises, la vérité est un facteur qui dépend de l’intervention sur les canaux d’information. Et la vérité suffit à elle seule à démasquer le mal. Pour Himanen, la technologie est le seul moyen objectif d’obtenir la transparence pour une société qui ne tolère plus les tyrans cruels du style Milosevic.
Mais pour pouvoir accepter tout cela, il faut au préalable avoir accepté comme bonnes toutes les valeurs de la société de marché planétaire, de ses stratégies de conquête et d’évacuation de zones habitées. Il faut avoir abandonné toute velléité de résistance aux mensonges des groupes tout-puissants qui gèrent la paix, l’ordre et la pauvreté en suivant les caprices de l’économie politique moderne. Il faut avoir déchargé les masses en Occident de toutes leurs responsabilités et compter sur leur acceptation passive d’un mode de vie destructeur. Croire dans ces conditions que la technologie peut être mise au service d’une fin bénéfique signifie qu’on prend pour argent comptant la farce humanitaire qui sert de vitrine aux systèmes en charge de la servitude contemporaine, et les mensonges de leurs leaders élus.
Au fond, cela n’a rien de surprenant venant de la doctrine hacker. Chaque fois qu’il met l’accent sur la confidentialité, sur l’information et la vie privée, Himanen nous donne une preuve de ses origines bourgeoises. Tout cela, ce sont des valeurs qui appartiennent à la société libérale, qui toutes virent le jour pour former le socle de l’économie d’entreprise en cours de formation.
La défense de la vie privée, qui obsède Himanen, est le cheval de bataille des hackers, qui sont cependant très attentifs à maintenir la séparation artificielle d’origine bourgeoise entre la sphère publique et la sphère privée. Les fanatiques de la démocratie formelle sont tout prêts à brandir l’anathème du goulag à la seconde même où la discussion s’aventure sur ce terrain. Comme on le sait, la construction de l’enceinte privée a été la pierre de touche de l’idéologie forgée par la bourgeoisie pour légitimer le nouveau pillage fondé sur l’individualisme et la concurrence effrénée. Ce qui était en jeu, c’était la fameuse liberté négative, socle du droit libéral, autrement dit la liberté de ne pas être dérangé dans ses propres affaires. Jamais maffia ne trouva meilleur moyen de protéger ses affaires, à un moment où elle s’était ostensiblement rendue maîtresse de la quasi-totalité des richesses. Les phraséologies parlementaire, journalistique, légaliste, civique, etc., ont servi aux couches socioprofessionnelles compromises avec cette maffia à rendre crédible la farce d’une société unie. La leçon n’a pas été perdue pour Himanen, qui, en bon progressiste qu’il est, transpose cette phraséologie à la défense des droits individuels et au droit à une information véridique.
Si la doctrine hacker et son combat contre l’ingérence de l’État et des entreprises dans la sphère privée ont pu être assimilés aux pratiques de contre-information si prisées des milieux gauchistes, c’est justement parce que ces derniers en sont graduellement venus à adopter une position purement réactive face au monde de l’information monopolisé par les grandes agences et les grands groupes d’intérêts. La leçon à tirer de tout cela est qu’il faut tenir ferme sur la critique unitaire de ce que produit le monde de la marchandise, seule manière d’éviter la fétichisation galopante des droits formels qui encadrent l’assignation permanente de l’individu dans le monde marchand[2].
Le discours d’Himanen sur la technologie et la guerre ne va pas sans l’acceptation d’un monde chosifié par les techniques et par l’économie politique. Dès l’instant où il sépare le monde de la production à la fois de ses conséquences sur les modes de vie et de l’idéologie technique qui réclame toujours plus de moyens pour renforcer son autarcie, il est normal qu’il fasse preuve de partialité dans son analyse des moyens techniques : voyant en eux des instruments qui peuvent servir à faire tomber les tyrans, il méconnaît qu’ils sont en fait la forme achevée sous laquelle chaque tyrannie économique d’aujourd’hui a besoin de se montrer – en construisant de toutes pièces la vie dépendante de la marchandise hypostasiée.
Pour finir, l’utopie technolibérale d’Himanen verse fatalement dans l’humanitarisme assistanciel. C’est ce que lui-même nomme sans vergogne « la préoccupation responsable ». Se référant à quelques hackers assez connus, il montre qu’ils sont tous au top niveau de l’engagement social :
Par exemple, Mitch Kapor soutient un programme global de protection de l’environnement et de la santé destiné à régler les problèmes sanitaires engendrés par les activités des entreprises. Sandy Lerner, qui a quitté Cisco Systems en compagnie de Léo Bosach avec 170 millions de dollars en actions, a utilisé cet argent pour créer une fondation consacrée à la lutte contre les mauvais traitements infligés aux animaux (p. 132).
Une philanthropie informatique qui mérite sûrement d’être vantée ! Les idées d’Himanen sur la communauté et la solidarité font bien voir quel bonimenteur il est :
Par exemple, je peux annoncer sur le Net les moments de la semaine où je peux donner un coup de main à une personne âgée pour ses tâches domestiques ; je peux annoncer que je mets ma maison à disposition des enfants pour qu’ils puissent venir y jouer après l’école ; je peux dire que je serais enchanté de promener un des chiens du voisinage le week-end. L’efficacité de ce modèle pourrait sans doute être renforcée en lui ajoutant la condition que la personne aidée s’engage à son tour à aider quelqu’un d’autre. Internet peut être utilisé comme un moyen d’organiser des ressources locales. Graduellement, d’autres apporteront leur contribution à la production de grandes idées sociales, et cela en engendrera de plus grandes encore. Il y aurait un effet d’autoalimentation, comme cela se passe avec le modèle hacker au niveau informatique (p. 87).
Ce « modèle social » est l’ébauche parfaite d’une société totalitaire peuplée de voisins aimables et de tondeuses à gazon, tous connectés à Internet pour s’échanger perpétuellement de menus services, pendant que les mégamachines militaires de leurs États, manipulées par les grands groupes industriels, se chargent du pillage de la planète et de ses habitants.
On entend souvent dire que les hackers ont introduit une nouvelle forme de communauté, où les savoirs et les outils sont partagés dans un esprit de coopération entièrement désintéressé.
De notre point de vue, les hackers sont les enfants d’un monde totalement réifié par la technologie et la marchandise, d’un monde qui a fermé toutes les issues aux manières traditionnelles de produire ses moyens de survie. Ce qu’on appelle le web est de ce point de vue la plus fabuleuse des mégamachines jamais rêvée, dans la mesure exacte où il se présente comme une structure intellectuelle superposée au vieux et difficile monde de la production matérielle – déjà si lointain aux yeux des générations actuelles. En outre, le réseau se nourrit de la contribution intelligente de millions d’individus à son perfectionnement, à la différence des anciennes mégamachines dont la conception était le domaine réservé des élites. Le réseau est le point d’aboutissement de deux cents ans de modernisation : c’est le phantasme hyperindustriel des catégories socioprofessionnelles totalement séparées de leurs moyens de production, urbanisées, consommatrices et se consacrant à la gestion de la culture aujourd’hui nécessaire au maintien de la domination. La sphère tout entière de l’économie de production et d’élimination des déchets est masquée par cette fantastique mégamachine qui semble flotter dans le vide et qui a toutes les apparences d’une excroissance intellectuelle et passionnelle à l’état pur.
La critique fugace qu’Himanen fait de la survie rend à elle seule manifeste le peu de consistance du mode de vie proposé par les hackers : l’esprit ludique, altruiste et de coopération est une guigne dont ne se fichent pourtant pas les minorités privilégiées de « l’ère de l’accès ». Au milieu de tout cela… Qui ou quoi assure le fonctionnement du système ?
La croissance de l’idéologie informationaliste va de pair avec le développement à toutva de la société capitaliste industrielle, dont la base matérielle est assurée par la production technicisée de marchandises, par la destruction des économies locales et par une intensification de la prolétarisation de populations entières et de leur environnement. Au bout du compte, l’idéologie informationaliste est le propre d’une caste privilégiée qui veut croire que les limites de la production pour la survie ont été surmontées, et tous les problèmes qu’elle posait avec, sans voir que le prix à payer a été un retour de la planète entière en deçà des limites de la survie. Une chose est sûre : le programme économique libéral, adossé au développement des marchés soutenus par les valeurs informatiques et par leur commercialisation, ne rencontrera pas d’obstacles insurmontables du côté des techniciens de la veine d’Himanen, qui rêvent d’un réseau humanitaire de services et de bonnes oeuvres.
Le combat mené de nos jours au sein du réseau informatique pour maintenir une « coopération volontaire » est emblématique de la résignation du plus grand nombre face à une société entièrement soumise aux ordres de la technologie capitaliste. Voilà pourquoi les entreprises n’ont plus qu’à laisser faire cette coopération collective spontanée et à en tirer tout le profit qu’elles peuvent, soit, comme elles le font déjà, en la capitalisant en partie, soit tout simplement en la laissant se développer, certaines qu’elles sont que chaque création technique finit tôt ou tard par contribuer à la croissance des besoins techniques du système. À l’intérieur du réseau, le seul progrès est l’accroissement de la dépendance envers la société en réseau, que seul un faible d’esprit pourrait identifier avec la totalité sociale et ses besoins.
Le cas du gourou du logiciel libre, Richard Stallman, en dit long sur le cercle vicieux dans lequel s’est enfermée l’économie en réseau (net economy), qui revendique pour le réseau une liberté antimonopolistique et anti-accapareurs au nom d’un monde où seule la marchandise a voix au chapitre, et où jamais la maintenance des supports techniques du système n’est remise en question[3]. Le libre accès aux codes sources, la possibilité d’utiliser et de modifier les programmes sans avoir à se soucier des droits d’auteur, la défense d’une conception libre et collective des logiciels, les échanges désintéressés de savoirs et d’outils, toutes ces émouvantes revendications reflètent le drame collectif d’une génération coincée entre son intelligence pragmatique et ses illusions technologiques, les seules qu’elle a reçues en guise de transmission effective.
L’obsession qu’ont les hackers de supprimer les droits d’auteurs et de propriété sur les programmes, les livres, les oeuvres d’art, etc. est typique de l’obsession productiviste de tous ceux qui sont disposés à cohabiter pour toujours avec l’inflation des informations médiatiques et des savoirs séparés. Les hackers ont peut-être trouvé très subversif d’attaquer la notion d’auteur, mais ils auraient mieux fait de s’interroger en priorité sur le sens et la valeur d’usage des créations d’auteurs, et sur leurs finalités sociales. On ne nous fera pas croire que les logiciels sont de simples intermédiaires entre l’intelligence collective et ses réalisations pratiques. Le software est devenu en lui-même un médium, qui se reproduit à l’infini sans que personne ne se pose plus la question de la nature et de la finalité du médium technique qu’il implique[4].
Étant donné qu’elle n’a cure ni des besoins sociaux et de leur nature exacte, ni de la question de la division du travail et du caractère totalitaire de la technologie en régime capitaliste[5], l’« éthique hacker » ne peut être qu’une éthique du nouvel esprit parasitaire qui s’accroche au monde pour profiter au maximum de l’instant présent, gaspiller toujours plus d’énergie, et bousiller un nombre toujours plus grand de populations et leurs territoires. Par sa méconnaissance totale, au niveau pratique et quotidien, des rudiments de la survie collective, le hacker se transforme en une sorte d’indolent hyperactif. Par leur méconnaissance des problèmes techniques et du pillage de tout ce qui fait vivre la planète, les hackers se révèlent à nous pour ce qu’ils sont : des fanatiques de l’artificialisation dont le projet n’ajoute qu’un maillon de plus à la chaîne des irresponsabilités qui pèse sur la société humaine de tout son poids destructeur.
Pour toutes ces raisons, l’assimilation fréquemment faite entre, d’une part, les luttes contre les droits d’auteur dans le monde du software, et, d’autre part, les luttes contre les brevets sur les semences et sur les organismes vivants en général, ne peut que résulter d’une confusion volontairement entretenue. Les premières cherchent à se mettre à l’abri sous le voile de dignité des secondes[6]. Dans le premier cas, nous avons affaire à une exigence qui se félicite de l’irréversibilité d’un monde technicisé avec lequel il convient même de collaborer, y compris de façon altruiste et désintéressée, tant que la survie dorée de ces collaborateurs – les hackers – peut être assurée par l’existence des structures techniques antisociales et par la circulation sans encombre des marchandises. Dans le second cas, nous avons affaire à un combat contre la technicisation forcée, les privilèges, le monde de la marchandise, la collaboration avec le pouvoir, et qui prône un retour à des schémas traditionnels d’exploitation de la nature dans un cadre collectif. Dans le premier cas, nous avons affaire à la communauté en réseau jaillie du terreau à jamais incritiqué de l’« abondance empoisonnée » de la société du capital ; dans le second cas, au projet d’une communauté dont tous les membres partagent la responsabilité d’une production à échelle humaine et qui se refuse à tirer des chèques en blanc sur l’avenir d’une technique dont les effets s’annoncent si dévastateurs que personne ne pourra en assumer le coût. Dans le premier cas, nous avons des gens hyperadaptés aux formes modernes de séparation ; dans le second des gens qui défendent avec obstination les ultimes vestiges d’un monde faisant place à des formes autonomes de production. Seule une passion immodérée pour la confusion peut conduire à mettre sur un même plan deux combats aussi radicalement opposés dans leurs motivations fondamentales[7].
Aucune éthique du travail libéré grâce aux machines ne peut déboucher sur un combat en faveur d’une activité humaine libérée des chaînes de la dévastation capitaliste. En croissant et en se multipliant allègrement dans l’atmosphère conditionnée de la société technicisée, les hackers ne peuvent que contribuer à la destruction de tout ce qui reste de réalité extérieure à cette société.
Extrait de : « Les amis de Ludd. Bulletin d’information anti-industriel », tome 2 (titre original : « Los amigos de Ludd. Boletín de información anti-industrial »), numéros cinq et six), publié en 2009 aux éditions La Lenteur (Paris), p. 61-76.