Nouveau Framabook : AlternC Comme si vous y étiez

AlternC Comme si vous y étiez - FramabookOuvrons ce billet par une citation clin d”œil de Jean-Marc Manach qui résume bien le nouveau livre libre framabook que nous sommes fiers de vous présenter aujourd’hui : « Offrez un nom de domaine à un homme et vous le nourrirez pour un jour. Apprenez-lui à l’administrer et vous le nourrirez pour toute la vie. »

C’est en effet ce que propose depuis longtemps déjà le projet libre et associatif AlternC, dont la démarche mais surtout l’existence bien réelle constituent un formidable rempart aux attaques actuelles contre les fondamentaux du Net.

AlternC c’est avant tout une suite logicielle permettant de gérer un ou plusieurs serveurs d’hébergement de site web, email, listes de discussions et autres services Internet.

Que vous soyez simple blogueur, hébergeur associatif ou industriel, professionel du web en agence, ou toute autre structure juridique aux facettes multiples (mairies, grande entreprise, fédération …), AlternC vous permet de gérer facilement les comptes d’hébergement de plusieurs entités, à travers une interface web simple, intuitive et multilingue. Les spécialistes du réseau et administrateurs système profitent aussi d’AlternC pour simplifier et industrialiser leurs processus de gestion d’infrastructure, et pouvoir ainsi confier à leur client la gestion des éléments simples de leur hébergement.

Mais AlternC c’est également se plonger dans l’histoire du Web francophone en général et du Web francophone libre en particulier, puisque le projet est directement issu du mythique service altern.org de Valentin Lacambre.

AlternC c’est enfin un projet politique, une informatique résolument tournée vers les logiciels libres, une volonté d’aider chacun à devenir son propre hébergeur, s’il le souhaite, dans le respect d’Internet et de ce qui fut son fondement toujours menacé : la liberté.

Rédigé, aussi bien à l’occasion des dix ans du projet que de la sortie imminente de la version 1.0 d’AlternC, par ces deux pionniers du libre que sont les hyperactifs Chantal Bernard-Putz et Benjamin Sonntag, cet ouvrage (illustré en couleur de 234 pages) propose un guide pas à pas du logiciel, de la gestion des comptes à l’installation (côté client) et l’administration de la plateforme (côté serveur).

Il a été entièrement réalisé sous LibreOffice. Il est édité par InLibroVeritas sous licence Creative Commons By-Sa. Les auteurs ont gracieusement décidé de céder l’intégralité de leurs droits d’auteur à La Quadrature du Net.

Le guide est encadré par deux articles de Laurent Chemla et Sébastien Canevet. C’est ce dernier que nous avons choisi de reproduire ci-dessous.

Les auteurs vous donnent rendez-vous le 28 mars prochain à 19h à La Cantine (Paris) pour une présentation du livre qui coïncidera avec la sortie de la version 1.0 d’AlternC ! C’est aussi à ce moment-là que symboliquement les sources du livre seront libérées.

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La neutralité du Net ne s’use que si on ne s’en sert pas !

Sébastien Canevet – décembre 2010

L’un des principes fondateurs d’internet conduit à traiter également toute information qui circule sur le réseau, indépendamment de sa source, de sa destination ou de son contenu. C’est la « neutralité du net ».

Lors de la création d’internet, la rusticité des outils alors mis en oeuvre ne permettait pas ce genre de discrimination. Aujourd’hui, le perfectionnement des équipements techniques rend possible une gestion discriminatoire du trafic. Cette idée malvenue ne manque pourtant pas de partisans. Les arguments pour la combattre sont plutôt nombreux, de la démocratie à la promotion de l’innovation et passant l’économie du développement des infrastructures.

Loin des débats théoriques sur ces principes fondamentaux, certains acteurs de l’internet ont choisi de participer à ce débat d’une autre façon, en rendant rapidement et facilement accessible la mise en place d’un hébergeur indépendant. Tel est le projet AlternC.

Alors que l’hébergement d’un site web était hors de portée des acteurs autres que les opérateurs institutionnels, publics ou privés, la mise à disposition de la suite logicielle AlternC permet depuis dix ans de gérer aisément un hébergeur mutualisé, assurant ainsi une indépendance technique à ceux qui souhaitent consacrer un minium de temps et quelques moyens (limités) à cette tâche.

Projet libre, il était logique qu’AlternC fut également un logiciel libre. A l’aube du projet, seuls les informaticiens (ou presque) comprenaient les enjeux de ce choix. C’est donc en connaissance de cause que les promoteurs du projet choisirent un logiciel libre (l’altern de Valentin Lacambre) plutôt que son homologue propriétaire, pour le faire évoluer.

C’est ainsi que, prouvant le mouvement en marchant, et mettant en oeuvre la neutralité du net bien avant que la problématique n’héberge au sein du public averti[1], AlternC permet la mise en oeuvre de l’hébergement de sites internet librement, et ceci aux quatre sens du mot libre lorsqu’il est accolé à nom logiciel.

  • Première des quatre libertés, l‘« exécution du programme », ou plus largement l’utilisation d’AlternC est libre, en ce sens que vous pouvez utiliser ces logiciels pour n’importe quel usage, commercial ou pas, et ceci sans aucune limitation d’aucune sorte. Il est d’ailleurs important pour les logiciels libres en général que leur utilisation dans la sphère commerciale et industrielle soit la plus large possible, ce ci afin d’éviter qu’ils ne soient isolés dans un milieu étroit….
  • La liberté d’étude est la seconde liberté. Alors que leurs homologues « propriétaires » sont enfermés dans un carcan juridique étroit et compliqué[2], l’étude d’AlternC n’est soumise à aucune contrainte. C’est ainsi que l’on peut librement étudier le fonctionnement de ces logiciels, quel que soit l’objectif de cette étude. La libre disposition du code source facilite cette étude.
  • La distribution de copie des logiciels AlternC est elle aussi possible librement, quelles que soient les conditions (gratuité ou pas…) de cette distribution. Une activité économique est ainsi parfaitement imaginable.
  • Enfin, il est possible (et même souhaitable) qu’AlternC soit l’objet d’améliorations. Cette suite logicielle est une oeuvre « in progress », en ce sens que, au sein de la communauté AlternC ou en dehors, toute personne ayant la compétence et la volonté de modifier ces programmes, peut le faire sans contrainte.

J’aime à répéter que ce que l’on ne trouve pas sur internet n’existe pas, tant le réseau est aujourd’hui d’une richesse inouïe.

Bien au delà des seuls usages commerciaux, dans lesquels l’utilisateur n’est envisagé que comme un consommateur, qui n’utiliserait le réseau que pour dépenser son argent, se contentant pour le reste de demeurer tranquillement sous perfusion télévisuelle, l’usager d’AlternC est un véritable acteur du réseau. C’est pour cela que cet ouvrage a été écrit.

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Notes

[1] L’article fondateur de Tim Wu, « Network Neutrality, Broadband Discrimination » date de 2003, mais la prise de conscience collective de l’importance de cette neutralité est bien plus tardive.

[2] En effet, l’étude et la décompilation d’un logiciel non libre n’est possible que dans une mesure très limitée, à seule fin d’assurer l’interopérabilité, et encore à condition que les informations nécessaires ne soient pas déjà rendues publiques.




Geektionnerd : Google Suggestions

Le célèbre moteur de recherche intègre depuis quelques semaines une nouvelle fonctionnalité, Google Instant. Celle-ci permet de suggérer des résultats à l’internaute lors d’une requête. Or, certains termes sont manifestement filtrés par le service, comme BitTorrent, RapidShare et MegaUpload. Une décision prise suite à la pression des ayants droit ? (source Numerama)

Comme souvent on confond contenant et contenu (qui peut éventuellement être illégal). Mais bon, Google est une société commerciale qui fait ce qu’elle veut après tout.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




À quoi ça sert de s’activer sur Internet ? Doctorow répond à Morozov

Anonymous9000 - CC byCory Doctorow est souvent traduit sur ce blog car c’est l’une des rares personnalités qui pense l’Internet et agit en conséquence pour qu’il conserve ses promesses initiales d’ouverture et de partage.

Il a rédigé un long mais passionnant article dans The Guardian qui prend appui sur un lecture (très) critique du récent mais déjà fort commenté livre The Net Delusion: The Dark Side of Internet Freedom de Evgeny Morozov.

Chercheur biélorusse à l’université de Georgetown et chroniqueur dans plusieurs journaux, Morozov remet radicalement en question, dans son ouvrage, le pouvoir libérateur d’Internet.

On peut le voir exposer son point de vue dans cette courte conférence au format TED : Comment Internet aide les dictatures, qui constitue un excellent préambule à ce qui va suivre.

Morozov y dénonce la « cyberutopie » qui draperait la technologie de vertus émancipatrices intrinsèques, comme celle d’être nécessairement vecteur de démocratie pourvu que l’information circule sans entrave (source Rue89). Une « cyberutopie » issue de l’ignorance ou de la paresse intellectuelle de nos contemporains, qui se laissent aller au « web-centrisme » en imaginant que toutes les questions qui se posent dans nos sociétés peuvent être résolues par le prisme d’Internet (source Webdorado). Cliquer sur « J’aime » ou rejoindre une cause sur Facebook, relayer frénétiquement une information non vérifiée sur Twitter, n’ont jamais révolutionné la société,

On comprendra dès lors aisément que le « net-activiste » Cory Doctorow ait pris sa plume pour répondre dans le détail à l’argumentaire de Morozov.

Internet n’est certainement pas synonyme de libération. Mais ce réseau possède des caractéristiques particulières qui font qu’il ne ressemble à rien de ce que l’on a connu auparavant. Raison de plus pour se battre afin de conserver son principe de neutralité et faire en sorte qu’il échappe au contrôle des États et aux logiques mercantiles des entreprises privées.

Wikileaks et ses anonymous[1], hier la Tunisie, l’Égypte aujourd’hui… L’actualité récente n’est pas évoquée, mais il semblerait qu’elle penche plutôt du côté de Doctorow que de celui de Morozov.

Nous avons besoin d’une critique sérieuse de l’activisme sur le Net

We need a serious critique of net activism

Cory Doctorow – 25 janvier 2011 – The Guardian
(Traduction Framalang : Penguin, Barbidule, Gilles, Siltaar, e_Jim, Goofy et Don Rico)

« Net Delusion » (NdT : que l’on pourrait traduire par « Les mirages du Net » ou « Internet, la désillusion ») avance la thèse que la technologie ne profite pas nécessairement à la liberté, mais par quel autre moyen les opprimés se feront-ils entendre ?

Net Delusion est le premier livre de l’écrivain et blogueur d’origine biélorusse Evgeny Morozov, dont le thème de prédilection est la politique étrangère. Morozov s’est bâti une réputation de critique pointu, et parfois mordant, d’Internet et du « cyber-utopisme », et ” Net Delusion ” développe les arguments qu’il a déjà présentés ailleurs. J’ai lu avec intérêt l’exemplaire que j’ai reçu en service de presse. J’apprécie Evgeny, lors de nos rencontres et de nos échanges de courriers, il m’a donné l’impression d’être intelligent et engagé.

Au cœur du livre, on trouve des remarques extrêmement judicieuses. Morozov a tout à fait raison lorsqu’il souligne que la technologie n’est pas intrinsèquement bonne pour la liberté, qu’on peut l’utiliser pour entraver, surveiller et punir, aussi facilement que pour contourner, libérer et partager.

Hélas, ce message est noyé au milieu d’une série d’attaques confuses et faiblement argumentées contre un mouvement « cyber-utopique » nébuleux, dont les points de vue sont évoqués en termes très généraux, souvent sous la forme de citations de CNN et d’autres agences de presse censées résumer un hypothétique consensus cyber-utopique. Dans son zèle à discréditer cette thèse, Morozov utilise tous les arguments qu’il peut trouver, quelle que soit leur faiblesse ou leur inanité, contre quiconque fait mine de soutenir que la technologie est libératrice.

Le rôle de Twitter

Morozov tente d’abord de remettre les pendules à l’heure sur le rôle qu’a joué Twitter lors des dernières élections iraniennes. On a présenté partout le réseau de microblogage comme un outil fondamental pour les initiatives de l’opposition sur le terrain, mais par la suite, il est apparu clairement que les Iraniens d’Iran n’avaient été présents que marginalement sur Twitter, bien qu’ils aient utilisé beaucoup d’autres outils de diffusion et que ceux-ci aient été en effet essentiels dans la réaction à l’élection iranienne.

Morozov décrit minutieusement le fait que beaucoup des trois millions d’Iraniens expatriés sont en effet actifs sur Twitter, et que c’est ce trafic, ainsi que les messages de sympathie d’utilisateurs non-iraniens, qui ont fait de l’élection iranienne et de ses conséquences un évènement majeur sur Twitter.

Il décrit également les liens étroits que ces expatriés ont avec leur famille en Iran, grâce à d’autres outils tels que Facebook. Mais il manque d’en conclure que les informations issues de Twitter ont trouvé écho sur Facebook (et vice-versa) via les Iraniens de l’étranger. Il préfère considérer que les millions d’expatriés Iraniens publiant des messages sur Twitter sont tellement isolés de leur proches relations sur Facebook que ces messages n’ont eu presque aucun impact.

Presque aucun, mais un impact quand même. Morozov poursuit en citant Golnaz Esfandiari, une correspondante de Radio Free Europe en Iran, « déplorant la complicité pernicieuse de Twitter qui a permis aux rumeurs de se propager » en Iran pendant la crise. J’ai été choqué de lire cela dans l’ouvrage de Morozov : comment Twitter pourrait-il être « complice » de la propagation de rumeurs ; Esfandiari or Morozov attendaient-ils des fournisseurs de services sur Internet qu’ils censurent de façon pro-active les contributions des utilisateurs avant de les laisser se diffuser librement sur ur leurs réseaux ? Et si c’était le cas, Morozov pensait-il vraiment que Twitter deviendrait un meilleur soutien de la liberté sur Internet en s’auto-proclamant censeur ?

Cela m’a tellement stupéfait que j’ai envoyé un e-mail à Morozov pour lui demander ce que le lecteur était censé y comprendre au juste. Morozov m’a répondu que d’après lui Esfandiari ne s’était pas exprimée clairement ; elle voulait dire que c’étaient les utilisateurs de Twitter qui étaient « complices » de la propagation des rumeurs. C’est sans doute mieux, mais sans preuves que Twitter n’est fait que pour propager de fausses rumeurs, cela ne suffit pas pour inculper Twitter. Pourquoi alors ce passage figure-t-il dans le livre – sachant que Morozov n’a cessé d’affirmer dans les pages précédentes qu’aucune information postée sur Twitter n’avait atteint l’Iran – si ce n’est comme un pan de la stratégie qui consiste à discréditer les « cyber-utopistes » en balançant tous les arguments possibles en espérant que certains tiennent debout ? Et je pense que c’est le cas : par la suite, Morozov reproche à la « culture Internet » la « persistance de nombreuses légendes urbaines », une idée fort singulière puisque des chercheurs spécialisés en légendes urbaines, tels que Jan Brunvand, ont montré que de nombreuses légendes urbaines contemporaines proviennent du Moyen-Âge et ont prospéré sans avoir besoin d’Internet comme moyen de reproduction.

Technologie et révolution

Morozov est sceptique quant à la capacité de la technologie à déclencher des révolutions et étendre la démocratie. Pour renverser un régime corrompu, dit-il, avoir librement accès à l’information n’est ni nécessaire, ni même important – c’est une antienne des Reaganistes avec leur vision romantique de Samizdat, Radio Free Europe et autres efforts d’information remontant à la guerre froide. L’Union soviétique ne s’est pas effondrée à cause d’un mouvement politique, de courageux dissidents ou de tracts photocopiés – elle s’est écroulée parce qu’elle était devenue un cauchemar mal géré qui a chancelé de crise en crise jusqu’à l’implosion finale.

En effet, le libre accès aux médias étrangers (comme en bénéficiaient les citoyens de RDA qui pouvaient capter les programmes d’Allemagne de l’Ouest) a souvent contribué à désamorcer le sentiment anti-autoritaire, anesthésiant les Allemands de l’Est avec tant d’efficacité que même la Stasi avait fini par chanter les louanges de la décadente télévision occidentale.

L’ironie, c’est que Morozov – involontairement, mais avec vigueur – rejoint sur ce point ses adversaires idéologiques, comme Clay Shirky, le professeur de l’université de New York que Morozov critique lourdement par ailleurs. Les travaux de Shirky – notamment le dernier en date, The Cognitive Surplus – parviennent exactement aux mêmes conclusions au sujet des médias occidentaux traditionnels, et en particulier de la télévision. Shirky soutient que la télé a principalement servi à atténuer le poids de l’ennui né de l’accroissement du temps de loisirs aux premiers jours de l’ère de l’information. Pour Shirky, Internet est palpitant parce qu’il constitue justement l’antidote à cette attitude de spectateur passif, et qu’il constitue un mécanisme incitant les gens à la participation au travers d’une succession d’engagements toujours plus importants.

Régulation et contrôle

Morozov ne discute cependant pas cette position en profondeur. En fait, quand il examine enfin Internet en tant que tel, indépendamment des réseaux téléphoniques, des programmes télé et des autres médias, il se contente de tourner en ridicule les « gourous de la technologie », qui « révèlent leur méconnaissance de l’histoire » lorsqu’ils se lancent dans des « tirades quasi-religieuses à propos de la puissance d’internet ». Il illustre cette caricature par un florilège de citations stupides, soigneusement choisies parmi deux décennies de discours sur Internet, mais il laisse soigneusement de côté tout le travail sérieux sur l’histoire du Net en tant que média pleinement original – et notamment, il oublie de mentionner ou de réfuter la critique posée par Timothy Wu dans l’excellent livre The Master Switch, paru l’an dernier.

Wu, professeur de droit des télécommunications, retrace avec mordant l’histoire de la régulation des médias en réponse à la possible décentralisation des monopoles et oligopoles dans les télécommunications. Replacé dans ce contexte, Internet apparaît véritablement comme un phénomène original. Morozov sait bien sûr qu’Internet est différent, il le reconnaît lui-même lorsqu’il parle de la manière dont le Net peut imiter et supplanter d’autres médias, et des problèmes que cela engendre.

C’est là que réside la plus sérieuse faiblesse de Net Delusion : dans ce refus de se confronter aux meilleurs textes sur le thème d’Internet et de sa capacité extraordinaire à connecter et émanciper. Quand Morozov parle des menaces pour la sécurité des dissidents lorsqu’ils utilisent Facebook – ce qui revient à faire de jolies listes de dissidents prêtes à être utilisées par les polices secrètes des États oppresseurs – il le fait sans jamais mentionner le fait que, de longue date, des avertissements pressants sur ce sujet ont été lancés par l’avant-garde des « cyber-utopistes », incarnée par des groupes comme l’Electronic Frontier Foundation, NetzPolitik, Knowledge Ecology International, Bits of Freedom, Public Knowledge, et des dizaines d’autres groupes de pression, d’organisations d’activistes et de projets techniques dans le monde entier.

Bien évidemment, presqu’aucune mention n’est faite des principaux défenseurs de la liberté du Net, tel que le vénérable mouvement des cypherpunks, qui ont passé des décennies à concevoir, diffuser et soutenir l’utilisation d’outils cryptographiques spécialement conçus pour échapper au genre de surveillance et d’analyse du réseau qu’il identifie (à juste titre) comme étant implicite dans l’utilisation de Facebook, Google, et autres outils privés et centralisés, pour organiser des mouvements politiques. Bien que Morozov identifie correctement les risques que les dissidents prennent pour leur sécurité en utilisant Internet, son analyse technique présente des failles sérieuses. Lorsqu’il avance, par exemple, qu’aucune technologie n’est neutre, Morozov néglige une des caractéristiques essentielles des systèmes cryptographiques : il est infiniment plus facile de brouiller un message que de casser le brouillage et de retrouver le message original sans avoir la clé.

Battre la police secrète à son propre jeu

En pratique, cela signifie que des individus disposant de peu de ressources et des groupes dotés de vieux ordinateurs bon marché sont capables de tellement bien chiffrer leurs messages que toutes les polices secrètes du monde, même si elles utilisaient tous les ordinateurs jamais fabriqués au sein d’un gigantesque projet s’étalant sur plusieurs décennies, ne pourraient jamais déchiffrer le message intercepté. De ce point de vue au moins, le jeu est faussé en faveur des dissidents – qui jouissent pour la première fois du pouvoir de cacher leur communication hors d’atteinte de la police secrète – au détriment de l’État, qui a toujours joui du pouvoir de garder ses secrets ignorés du peuple.

La façon dont Morozov traite de la sécurité souffre d’autres défauts. C’est une évidence pour tous les cryptologues que n’importe qui peut concevoir un système si sécurisé que lui-même ne peut pas trouver de moyen de le casser (ceci est parfois appelé la « Loi de Schneier », d’après le cryptologue Bruce Schneier). C’est la raison pour laquelle les systèmes de sécurité qui touchent à des informations critiques nécessitent toujours une publication très large et un examen des systèmes de sécurité par les pairs. Cette approche est largement acceptée comme la plus sûre, et la plus efficace, pour identifier et corriger les défauts des technologies de sécurité.

Pourtant, lorsque Morozov nous relate l’histoire de Haystack, un outil de communication à la mode censé être sécurisé, soutenu par le ministère américain des Affaires étrangères, et qui s’est révélé par la suite totalement non-sécurisé, il prend pour argent comptant les déclarations du créateur de Haystack affirmant que son outil devait rester secret car il ne voulait pas que les autorités iraniennes fassent de la rétro-ingénierie sur son fonctionnement (les vrais outils de sécurité fonctionnent même lorsqu’ils ont fait l’objet d’une rétro-ingénierie).


Au lieu de cela, Morozov concentre ses critiques sur l’approche « publier tôt, publier souvent » (NdT : Release early, release often) des logiciels libres et open source, et se moque de l’aphorisme « avec suffisamment de paires d’yeux, les bugs disparaissent » (NdT appelé aussi Loi de Linus). Pourtant, si cela avait été appliqué à Haystack, cela aurait permis de révéler ses défauts bien avant qu’il n’arrive entre les mains des activistes iraniens. En l’occurrence, Morozov se trompe complètement : si l’on veut développer des outils sécurisés pour permettre à des dissidents de communiquer sous le nez de régimes oppressifs, il faut largement rendre public le fonctionnement de ces outils, et les mettre à jour régulièrement au fur et à mesure que des pairs découvrent de nouvelles vulnérabilités.

Morozov aurait bien fait de se familiariser avec la littérature et les arguments des technologues qui s’intéressent à ces questions et y ont réfléchi (les rares fois où il leur accorde son attention c’est pour se moquer des fondateurs de l’EFF : Mitch Kapor pour avoir comparé Internet à un discours de Jefferson, et John Perry Barlow pour avoir écrit une Déclaration d’indépendance du cyberespace). Certains des experts les plus intelligemment paranoïaques au monde ont passé plus de vingt ans à imaginer les pires scénarios catastrophes technologiquement plausibles, tous plus effrayants que les spéculations de Morozv – comme son hypothèse farfelue selon laquelle la police secrète pourrait un jour prochain avoir la technologie pour isoler des voix individuelles dans un enregistrement de milliers de manifestants scandant des slogans, pour les confronter à une base de données d’identités.

Surveiller les surveillants

Le tableau que dépeint Morozov de la sécurité des informations est trompeusement statique. Notant que le web a permis un degré de surveillance alarmant par des acteurs commerciaux tels les réseaux de publicité, Morozov en tire la conclusion que cette sorte de traçage sera adoptée par les gouvernements adeptes de censure et d’espionnage. Mais les internautes sensibles à la menace des publicitaires peuvent sans difficulté limiter cet espionnage à l’aide de bloqueurs de pub ou de solutions équivalentes. Il est déplorable qu’assez peu de personnes tirent avantage de ces contre-mesures, mais de là à supposer que les dissidents sous des régimes répressifs auront la même confiance naïve dans leur gouvernement que le client moyen envers les cookies de traçage de Google, il y a un pas énorme à franchir. Dans l’analyse de Morozov, votre vulnérabilité sur le web reste la même, que vous ayez un a priori bienveillant ou hostile à l’égard du site que vous visitez ou du mouchard qui vous préoccupe.

Morozov est également prêt à faire preuve d’une improbable crédulité lorsque cela apporte de l’eau à son moulin – par exemple, il s’inquiète du fait que le gouvernement chinois ait imposé d’installer un programme de censure obligatoire, appelé « barrage vert », sur tous les PC, même si cette manœuvre a été tournée en ridicule par les experts en sécurité du monde entier, qui ont prédit, à raison, que cela serait un échec lamentable (si un programme de censure n’est pas capable d’empêcher votre enfant de 12 ans de regarder du porno, il n’empêchera pas des internautes chinois éduqués de trouver des informations sur Falun Gong). Dans le même temps, Morozov oublie complètement d’évoquer les projets de l’industrie du divertissement consistant à exploiter l’« informatique de confiance » dans le but de contrôler l’utilisation de votre PC et de votre connexion à Internet, ce qui constitue une menace plus crédible et plus insidieuse pour la liberté du Net.

Morozov n’est pas le seul à avoir cette vision erronée de la sécurité sur Internet. Comme il le fait remarquer, l’appareil diplomatique occidental regorge d’imbéciles heureux prenant leurs désirs pour la réalité en matière de technologie. L’experte de la Chine Rebecca MacKinnon, que l’auteur cite tout au long de Net Delusion, raille l’obstination aveugle des ingénieurs et des diplomates à percer les pare-feux de la censure (comme la « grande e-muraille de Chine »), alors même qu’ils négligent d’autres risques beaucoup plus importants et pernicieux que le politburo de Pékin fait peser sur la liberté. Si Net Delusion a pour but d’amener le corps diplomatique à écouter d’autres groupes d’experts, ou d’inciter la presse généraliste à mieux rendre compte des possibilités de la technologie, je suppose que c’est admirable. Mais je crois que Morozov espère toucher des personnes au-delà de la Maison Blanche, Bruxelles, ou Washington ; j’ai l’impression qu’il espère que le monde entier va cesser d’attendre de la technologie qu’elle soit une force libératrice, pour plutôt faire confiance à… à quoi donc ?

Je n’en suis pas sûr. Morozov voudrait semble-t-il voir le chaos des mouvements populaires remplacé par une espèce d’activisme bien ordonné et impulsé depuis le sommet, mené par des intellectuels dont les réflexions ne peuvent pas s’exprimer de manière concise dans des tweets de 140 caractères. Morozov se voit-il lui-même comme l’un de ces intellectuels ? Voilà un point qui n’est jamais exprimé clairement.

Il est important de se poser la question de la place des discours sérieux à l’ère d’Internet, et Morozov essaie ici d’étayer ses arguments techniques avec des arguments idéologiques. De son point de vue, Internet n’est que le dernier avatar d’une série de technologies de communication qui ne propagent que futilités, rumeurs et inepties, évinçant ainsi les pensées et les réflexions sérieuses. Il n’est pas le premier à remarquer que des médias qui livrent des informations à un rythme effréné conduisent à réfléchir de manière rapide et papillonnante ; Morozov cite le livre de Neil Postman publié en 1985, « Amusing Ourselves to Death » (NdT : « Se distraire à en mourir »), mais il aurait tout aussi bien pu citer Walden ou la vie dans les bois, de Henry David Thoreau : « Nous sommes prêts à creuser un tunnel sous l’Atlantique pour rapprocher de quelques semaines l’Ancien monde du Nouveau ; mais la première nouvelle qui passera jusqu’aux oreilles américaines sera sans doute que la princesse Adélaïde a la coqueluche. »

« Internet nous rendra stupide »

En d’autres termes, les intellectuels se sont de tout temps lamentés sur la futilisation inhérente aux médias de masse – je ne vois pas de grande différence entre les arguments de l’Église contre Martin Luther (permettre aux laïcs de lire la Bible va futiliser la théologie) et ceux de Thoreau, Postman et Morozov qui prétendent qu’Internet nous rend stupides car il nous expose à trop de « LOLCats ».

Mais comme le fait remarquer Clay Shirky, il existe une différence fondamentale entre entendre parler de la santé de la princesse Adélaïde grâce au télégraphe ou suivre les rebondissements de Dallas à la télévision, et faire des « LOLCats » sur le Net : créer un « LOLCat » et le diffuser dans le monde entier est à la portée de tous. Autrement dit, Internet offre la possibilité de participer, d’une manière que les autres médias n’avaient même jamais effleurés : quiconque a écrit un manifeste ou une enquête peut les mettre largement à disposition. Dans un monde où chacun est en mesure de publier, il devient plus difficile, c’est vrai, de savoir à quoi il faut prêter attention, mais affirmer que la liberté serait mieux servie en imposant le silence à 90% de la population afin que les intellectuels aient le champ libre pour éduquer les masses est complètement stupide.

Pourtant, Morozov présente comme un inconvénient la facilité à publier en ligne. D’abord parce que d’après lui les futilités finissent par submerger les sujets sérieux, ensuite parce que des cinglés nationalistes anti-démocratie peuvent utiliser le Net pour attiser la haine et l’intolérance, et enfin parce que les difficultés que l’on rencontrait autrefois pour s’organiser politiquement constituaient un moyen en soi de forger son engagement, les risques et les privations associés à la dissidence renforçant la résolution des opposants.

Il est vrai qu’Internet a mis à portée de clic plus de futilités que jamais auparavant, mais c’est seulement parce qu’il a mis à portée de clic davantage de tout. Il n’a jamais été aussi simple qu’aujourd’hui de publier, lire et participer à des discussions sérieuses et argumentées. Et même s’il existe une centaine (ou un millier) de Twitteurs futiles pour chaque blog sérieux et pertinent, du genre de Crooked Timber, il existe davantage de points d’entrée pour des discussions sérieuses – que ce soit sur des blogs, des forums, des services de vidéo, ou même sur Twitter – qu’il n’y en a jamais eu auparavant dans toute l’histoire de l’humanité.

Il est tentant d’observer toute cette diversité et d’y voir une caisse de résonance dans laquelle les personnes ayant les mêmes points de vue étriqués se rassemblent et sont toutes d’accord entre elles, mais un coup d’œil rapide sur les débats enflammés qui sont la marque de fabrique du style rhétorique d’Internet suffit pour nous en dissuader. En outre, si nous étions tous enfermés dans une caisse de résonance se limitant à une mince tranche de la vie publique, comment se fait-il que toutes ces futilités – vidéos marrantes de Youtube, coupures de presse people fascinantes et liens vers l’étrange et le saugrenu – continuent à parvenir jusqu’à nos écrans ? (Morozov essaie ici d’avoir le beurre et l’argent du beurre, en nous prévenant que nous sommes à la fois en danger de nous noyer dans des futilités, et que l’effet de caisse de résonance va tuer la sérendipité).

Je suis moins inquiet que Morozov sur le fait que le Net fournisse un refuge aux fous littéraires à tendance paranoïaque, aux racistes hyper-nationalistes et aux hordes de tarés violents. Les gens qui croient en la liberté d’expression ne doivent pas s’affliger du fait que d’autres utilisent cette liberté pour tenir des propos mauvais, méchants ou stupides ; comme le dit le mantra de la libre expression : « La réponse à de mauvaises paroles est davantage de paroles ».

Pour la liberté

Sur ce point également Internet n’est pas neutre, et penche plutôt en faveur des défenseurs de la liberté. Les gouvernements puissants ont toujours eu la possibilité de contrôler la parole publique par le biais de la censure, des médias officiels, de la tromperie, des agents provocateurs et de bien d’autres moyens visibles ou invisibles. Mais ce qui est original, c’est que les oligarques russes utilisant Internet pour faire de la propagande sont désormais obligés de le faire en utilisant un média que leurs opposants idéologiques peuvent également exploiter. A l’époque soviétique, les dissidents se limitaient d’eux-mêmes à des chuchottements et des samizdat copiés à la main ; de nos jours, leurs héritiers peuvent lutter à armes égales avec les propagandistes de l’Etat sur le même Internet, un lien plus loin. Bien sûr, c’est risqué, mais le risque n’est pas nouveau (et la création et l’amélioration d’outils permettant l’anonymat, ouverts et validés par des pairs, ouvre de nouvelles perspectives en terme de limitation des risques) ; ce qui est nouveau c’est le remplacement de canaux de propagande unidirectionnels, comme la télévision (qu’elle diffuse des contenus de l’Est ou de l’Ouest) par un nouveau média qui permet de placer n’importe quel message à côté de n’importe quel autre grâce à des concepts puissants comme les hyperliens.

Je partage avec Morozov l’ironie de la situation lorsque les radicaux islamistes utilisent Internet pour honnir la liberté, mais alors que Morozov trouve ironique que les outils de la liberté puissent être utilisés pour embrasser la censure, je trouve ironique que pour se faire entendre, des apprentis-censeurs s’appuient sur le caractère universellement accessible d’un des médias les plus difficiles à censurer jamais conçus.

Sur le fait que la privation est fondamentale pour renforcer l’engagement des activistes, je suis confiant dans le fait que pour chaque tâche automatisée par Internet, de nouvelles tâches, difficiles à simplifier, vont apparaître et prendre leur place. En tant qu’activiste politique durant toute ma vie, je me souviens des milliers d’heures de travail que nous avions l’habitude de consacrer à l’affichage sauvage, au remplissage d’enveloppes ou aux chaînes téléphoniques simplement dans le but de mobiliser les gens pour une manifestation, une pétition ou une réunion publique (Morozov minimise la difficulté de tout cela, lorsqu’il suppose, par exemple, que les Iraniens apprendraient par le bouche à oreille qu’une manifestation va avoir lieu, quels que soient les outils disponibles, ce qui m’amène à croire qu’il n’a jamais essayé d’organiser une manifestation à l’époque où Internet n’existait pas). Je suis convaincu que si nous avions eu la possibilité d’informer des milliers de gens d’un simple clic de souris, nous ne serions pas ensuite rentrés tranquillement chez nous ; ce travail besogneux engloutissait la majeure partie de notre temps et de notre capacité à imaginer de nouvelles façons de changer les choses.

En outre, Morozov ne peut pas gagner sur les deux tableaux : d’un côté, il tire le signal d’alarme à propos des groupes extrémistes et nationalistes qui sont constitués et motivés par le biais d’Internet en vue de réaliser leurs opérations terrifiantes ; et quelques pages plus loin, il nous dit qu’Internet facilite tellement les choses que plus personne ne sera suffisamment motivé pour sortir de chez lui pour faire quoi que ce soit de concret.

Morozov observe les centaines de milliers voire les millions de personnes qui sont motivées pour faire quelques minuscules pas pour le soutien d’une cause, comme par exemple changer son avatar sur Twitter ou signer une pétition en ligne, et il en conclut que la facilité de participer de façon minime a dilué leur énergie d’activiste. J’observe le même phénomène, je le compare au monde de l’activisme tel que je l’ai connu avant Internet, dans lequel les gens que l’on pouvait convaincre de participer à des causes politiques se chiffraient plutôt en centaines ou en milliers, et je constate que tous les vétérans de l’activisme que je connais ont commencé en effectuant un geste simple, de peu d’envergure, puis ont progressivement évolué vers un engagement toujours plus fort et plus profond ; j’en arrive donc à la conclusion que le Net aide des millions de personnes à se rendre compte qu’ils peuvent faire quelque chose pour les causes qui leur tiennent à cœur, et qu’une partie de ces personnes va continuer et en faire toujours plus, petit à petit.

Le pouvoir libérateur de la technologie

La plus étrange des thèses soutenues dans Net Delusion est que la confiance que place l’Occident dans le pouvoir libérateur de la technologie a mis la puce à l’oreille des dictateurs – qui n’étaient auparavant pas intéressés par le contrôle du Net – et a rendu Internet plus difficilement utilisable dans un but de propagation de la liberté. Morozov cite en exemple la réponse des autorités Iraniennes aux affirmations outrancières qu’a tenu le Département d’État américain sur le rôle qu’aurait joué Twitter dans les manifestations post-électorales. Selon Morozov, les hommes politiques au pouvoir en Iran étaient en grande partie indifférents au Net, jusqu’à ce que les Américains leur annoncent que celui-ci allait causer leur perte, suite à quoi ils prirent sur eux de transformer Internet en un outil d’espionnage et de propagande à l’encontre de leurs citoyens.

Morozov fait ensuite état de divers dirigeants, comme Hugo Chávez, qui ont utilisé la rhétorique des USA pour appuyer leurs propres projets concernant Internet.

Il accuse également Andrew Mc Laughlin, conseiller technique adjoint du gouvernement des États-Unis, d’avoir fourni des munitions aux dictateurs du monde entier en déclarant publiquement que les compagnies de télécommunications américaines censurent en secret leurs réseaux, car cela a permis aux dictateurs de justifier leurs propres politiques.

C’est peut-être le passage le plus bizarre de Net Delusion, car il revient à dénoncer le fait qu’un homme politique américain combatte la censure sur le territoire national, au prétexte que les dictateurs étrangers seront réconfortés d’apprendre qu’ils ne sont pas les seuls à pratiquer la censure. Il me semble peu vraisemblable que Morozov veuille véritablement que les hommes politiques occidentaux ferment les yeux sur la censure opérée dans leurs pays de peur que l’écho des imperfections de l’Occident ne parvienne à des oreilles hostiles.

Dans la foulée, Morozov nous prévient que les dictateurs ne sont ni des imbéciles ni des fous, mais plutôt des politiciens extrêmement retors, et techniquement très éclairés. Je pense qu’il a raison : la caricature occidentale dépeignant les dictatures comme des idiocraties criminelles vacillantes ne coïncide tout simplement pas avec les réalisations techniques et sociales de ces États – et c’est justement pourquoi je pense qu’il a tort sur les relations entre les dictatures et Internet. Le pouvoir découle directement de mécanismes de communication et d’organisation, et Internet est là depuis suffisamment longtemps pour que tout autocrate accompli en ait pris note. L’idée que l’élite gouvernante de l’Iran n’ait pris conscience du pouvoir d’Internet que lorsque le ministère des affaires étrangères des États-Unis ont publiquement demandé à Twitter de modifier son planning de maintenance (afin de ne pas interférer avec les tweets liés aux élections en Iran) me paraît aussi ridicule que la surestimation, par ce même ministère des affaires étrangères, de l’influence que peut avoir Twitter sur la politique étrangère. Les activistes qui ont fait attention à la manière dont les États autoritaires interfèrent dans l’utilisation d’Internet par leurs citoyens, savent que la méfiance – et la convoitise – à l’égard du pouvoir d’Internet s’est développée dans les dictatures du monde entier depuis le moment où l’opinion publique s’est intéressée à Internet.

Le véritable problème dans la présentation que Morozov fait des « net-utopistes » est qu’ils n’ont rien en commun avec le mouvement que je connais intimement et dont je fais partie depuis une décennie. Là où Morozov décrit des personnes qui voient Internet comme une « force uni-directionnelle et déterministe allant soit vers une émancipation globale, soit vers une oppression globale » ou « qui refusent de reconnaître que le Web peut tout autant renforcer les régimes autoritaires que les affaiblir », je ne vois que des arguments spécieux, des caricatures inspirées des gros titres de CNN, des extraits sonores de porte-paroles de l’administration américaine, et des réparties de conférence de presse.

Tous ceux que je connais dans ce mouvement – des donateurs aux concepteurs d’outils, en passant par les traducteurs, des activistes de choc aux mordus de l’ONU – savent qu’Internet représente un risque tout autant qu’une opportunité. Mais contrairement à Morozov, ces personnes ont un plan pour minimiser les risques émanant de l’utilisation d’Internet (ceci explique pourquoi il y a tant de campagnes autour de la vie privée et des problèmes de censure provenant des logiciels propriétaires, des services de réseaux sociaux et des systèmes centralisés de collecte de données comme Google) et pour maximiser son efficacité en tant qu’outil d’émancipation. Ce plan implique le développement de logiciels libres et la diffusion de pratiques qui garantissent un meilleur anonymat, des communications plus sécurisées, et même des outils abstraits comme des protocoles réseau à divulgation nulle de connaissance qui permettent une large propagation des informations à travers de vastes groupes de personnes sans révéler leurs identités.

Morozov a raison d’affirmer que les hommes politiques occidentaux ont une vue simpliste du lien entre Internet et la politique étrangère, mais ce n’est pas simplement un problème de politique étrangère, ces mêmes hommes politiques ont incroyablement échoué à percevoir les conséquences d’Internet sur le droit d’auteur, la liberté d’expression, l’éducation, l’emploi et tous les autres sujets d’importance. Morozov a raison de dire que les métaphores dignes de la Guerre Froide comme « Grande muraille électronique » occultent autant qu’elles dévoilent (Net Delusion vaut son prix ne serait-ce que pour sa brillante démonstration que les dictatures utilisent autant les « champs » que les « murs » dans leurs stratégies Internet, et que ceux-ci demandent à être « irrigués » plutôt que « renforcés » ou « démolis »).

Mais dans son zèle à éveiller les décideurs politiques aux nuances et aux aspects non-techniques de la politique étrangère, il est approximatif et paresseux. Il affirme que ce qui différencie Internet d’un fax de l’époque des samizdat, c’est qu’Internet est utile tout autant aux oppresseurs qu’aux opprimés – mais je n’ai jamais rencontré de bureaucrate qui n’aimait pas son fax.

Et bien que Morozov tienne à nous montrer que « ce ne sont pas les tweets qui font tomber les gouvernements, c’est le peuple », il déclare ensuite allègrement que le bloc soviétique s’est désagrégé de lui-même, et pas à cause du peuple, qui n’a eu aucun rôle dans cet inévitable coup de balai de l’Histoire. Morozov croit peut-être que c’est exact dans le cas de l’URSS, mais étant donné qu’une large part du reste du livre est consacrée à la situation difficile des dissidents sur le terrain, je pense que l’on peut affirmer que même Morozov serait d’accord avec lui-même pour dire que, parfois, le peuple joue un rôle dans le renversement des régimes autoritaires.

Pour parvenir à ce but, les dissidents ont besoin de systèmes pour communiquer et s’organiser. Toute entreprise humaine qui nécessite le travail de plusieurs personnes doit consacrer une certaine partie de ses ressources au problème de la coordination : Internet a simplifié grandement ce problème (rappelez-vous les heures consacrées par les activistes au simple envoi de cartes postales contenant les informations au sujet d’une prochaine manifestation). En cela, Internet a donné un avantage substantiel aux dissidents et aux outsiders (qui ont, par définition, moins de ressources de départ) par rapport aux personnes détenant le pouvoir (qui, par définition, ont amassé suffisamment de ressources pour en engloutir une partie dans la coordination et en conserver encore suffisamment pour gouverner).

Internet permet à d’avantage de personnes de s’exprimer et de participer, ce qui signifie inévitablement que les mouvements de protestation vont avoir un ensemble d’objectifs plus diffus qu’à l’époque des révolutions autoritaires orchestrées par le haut. Mais Morozov idéalise le consensus des révolutions passées – que ce soit en 1776, 1914 ou 1989, chaque révolution réussie est une fragile coalition d’intérêts et de points de vue antagonistes, rassemblés par le désir commun d’abolir l’ancien système, même s’il n’y a pas de consensus sur ce qui doit le remplacer.

Désormais, Internet est devenu tellement intégré au fonctionnement des États du monde entier qu’il semble difficile d’accorder crédit à la crainte de Morozov selon laquelle, en cas de menace révolutionnaire sérieuse, les gouvernements débrancheraient simplement la prise. Comme Morozov lui-même le fait remarquer, la junte brutale de Birmanie a laissé fonctionner Internet en permanence pendant les violentes répressions des émeutes politiques, en dépit de la désapprobation mondiale qu’elle a subie du fait des compte-rendus diffusés sur Internet; la Chine dépend tellement du Net pour son fonctionnement interne qu’il est impossible d’envisager une coupure du Net à l’échelle nationale (et les coupures régionales, comme celle de la province du Xinjiang pendant les émeutes des Ouïghours, sont justement remarquables par leur caractère exceptionnel).

Le monde a besoin de plus de personnes œuvrant à l’amélioration du sort des activistes qui utilisent Internet (c’est-à-dire de tous les activistes). Nous avons besoin d’un débat sérieux au sujet des tactiques comme les DDoS (distributed denial-of-service attack ou attaques distribuées par déni de service) – qui inondent les ordinateurs avec de fausses requêtes pour les rendre inaccessibles – que certains ont comparés à des sit-in. En tant que personne arrêtée lors de sit-ins, je pense que cette comparaison est fausse. Un sit-in ne tire pas uniquement son efficacité du blocage des portes de tel endroit blâmable, mais de la volonté affichée de se tenir devant ses voisins et d’assumer le risque d’une arrestation ou de blessures au bénéfice d’une cause juste, ce qui confère une légitimité éthique à la démarche et facilite l’adhésion. En tant que tactique, les DDoS s’apparentent plus à de la super glu dans les serrures d’une entreprise ou au sabotage des lignes de téléphone – risqué, c’est certain, mais plus proche du vandalisme et donc moins susceptible de rallier vos voisins à votre cause.

Nous devons réparer l’Internet mobile, qui – reposant sur des réseaux et des appareils fermés – est plus propice à la surveillance et au contrôle que l’Internet filaire. Nous devons nous battre contre les manœuvres– menées par les entreprises du divertissement et les géants de l’informatique comme Apple et Microsoft – consistant à concevoir des machines dont le fonctionnement est secret et échappe au consentement de leur propriétaire, au prétexte de protéger le copyright.

Nous devons prêter attention à Jonathan Zittrain (un autre universitaire que Morozov tout à la fois rejette puis rejoint sans même s’en rendre compte), dont « Le Futur d’Internet » met en garde sur le fait que l’augmentation des crimes, escroqueries et autres fraudes sur le Net fatigue l’utilisateur et rend les gens plus enclins à accepter d’utiliser des appareils et des réseaux verrouillés, pouvant être utilisés aussi bien pour les contrôler que pour les protéger.

Nous avons besoin de tout cela, et surtout d’une critique sérieuse et d’une feuille de route pour l’avenir de l’activisme sur le Net, car les régimes répressifs du monde entier (y compris les soit-disant gouvernements libres de notre Occident) usent pleinement des nouvelles technologies à leur avantage, et le seul moyen pour l’activisme d’être efficace dans cet environnement est d’utiliser les mêmes outils.

Notes

[1] Crédit photo : Anonymous9000 (Creative Commons By)




Geektionnerd : MegaUpload ou le dommage collatéral de la loi Hadopi

Le site d’hébergement de fichiers en ligne Megaupload (et son pendant en streaming Megavideo) est dans l’œil du cyclone actuellement.

Une planche directement inspirée de cet article du Numerama : Merci Hadopi : MegaUpload en plein boom en France depuis Hadopi 2.

Un tel succès qu’il semblerait qu’Orange tente de le brider artificiellement mettant ainsi à mal la neutralité du Net.

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Geektionnerd - Simon Gee Giraudot - CC by-sa

Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)




Ce que pense Jimmy Wales des App Stores et de la Neutralité du Net

Joi Ito - CC byVoici une courte traduction qui fait en quelque sorte la jonction entre les 10 ans de Wikipédia et notre récent billet évoquant la difficile cohabitation entre l’App Store d’Apple et les logiciels libres.

Il n’y pas que les libristes qui critiquent ces plateformes et qui y voient un possible « nœud d’étranglement », il y a aussi le fondateur de Wikipédia[1].

Pour ce qui concerne la neutralité du Net, il se montre plus prudent en ne partageant pas l’alarmisme de certains, mais il reconnaît que son avis est « fluctuant » sur le sujet.

Jimmy Wales, de Wikipédia : les App stores, une menace claire et actuelle

Wikipedia’s Jimmy Wales: App stores a clear and present danger

John Lister – 13 janvier 2011 – Tech.Blorge
(Traduction Framalang : Olivier Rosseler)

Le modèle des plateforme de téléchargement d’application (NdT : ou App Stores, du nom de la plus célèbres d’entre elles, celle d’Apple) est une menace plus immédiate pour la liberté d’Internet que les entorses à la neutralité du Net. C’est l’opinion de Jimmy Wales, le boss de Wikipédia.

D’après Wales, qui a clairement insisté sur le fait qu’il parlait en son nom propre, les plateformes de téléchargement d’applications, comme l’App Store d’iTunes, peuvent devenir des « nœuds d’étranglements très dangereux. » D’après lui, il est temps d’évaluer si ce modèle est « une menace pour la variété et l’ouverture des écosystèmes » en avançant que « lorsque nous achetons un appareil, nous devrions en avoir le contrôle. »

Wales s’exprimait lors d’un évènement à Bristol, en Angleterre, à l’occasion de l’anniversaire des 10 ans de Wikipédia. Pour lui, les inquiétudes exprimées sur la neutralité du Net ne sont souvent qu’hypothétiques et ne représentent pas un danger immédiat. Il reconnaît cependant que le sujet est complexe et que sa propre opinion est « sujette aux fluctuations » (ce qui signifie apparemment qu’il ne suivrait pas aveuglément un principe strict quelle que soit la situation). Il trouve que les arguments de la campagne pour la neutralité du Net sont « largement alarmistes » et plus centrés sur des craintes que sur des faits.

Wales s’est livré à une session de questions/réponses après une présentation sur le passé, le présent et le futur de Wikipédia. Il y cite notamment le tweet d’un enseignant qui disait : « Hier, j’ai demandé à une de mes étudiantes si elle savait ce qu’est une encyclopédie et elle m’a répondu « Quelque chose comme Wikipédia ? ». » D’après Wales, de tels exemples montrent que « la qualité de Wikipédia est un enjeu culturel majeur. » Mais il insiste sur le fait que les étudiants ne devraient pas citer WIkipédia dans leurs essais ou leurs dissertations, ni aucune autre encyclopédie d’ailleurs.

Partant du constat que 87% des contributeurs de Wikipédia sont des hommes, d’âge moyen 26 ans, et que les docteurs sont deux fois plus représentés que dans la population globale, l’un des plus grands défis du site est, selon lui, de s’ouvrir à une population plus diverse de contributeurs. Une solution serait de simplifier le système d’édition, éliminer autant que possible tout ce qui fait appel aux codes. Il reconnaît en particulier que la création de tableaux est un véritable « cauchemar ».

Mais il insiste également sur le fait que Wikipédia ne déviera pas de son but premier. S’il concède que l’ajout de fonctionnalités comme les e-mails ou le chat pourrait attirer plus de visiteurs, ce qui est l’objectif de services commerciaux, cela ne profiterait pas nécessairement à la qualité du contenu de Wikipédia, qui, d’après lui, devrait « égaler celle de l’encyclopédie Britannica, voire faire mieux. »

Notes

[1] Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)




Longue vie au Web, par Tim Berners-Lee

Neal Fowler - CC By « Sir » Tim Berners-Lee, le père du Web, a livré ce week-end au magazine Scientific American, une analyse complète lucide et accessible des menaces qui pèsent aujourd’hui sur ce curieux phénomène qui depuis vingt ans a changé la face du monde : Internet.

En termes simples, Berners-Lee revient sur l’universalité de ce réseau, qui n’a pu se développer que grâces à des conditions initiales propices :

  • Une technique simple et libre, donc bidouillable par chacun dans son coin;
  • Une conception décentralisée, permettant une croissance tous azimuts;
  • Le principe de neutralité du réseau, qui permet à tous de proposer du contenu.

Or, force est de constater que ces conditions, qui ont démarqué ce que nous appelons aujourd’hui « Internet » des autres tentatives de mise en réseau à grande échelle d’ordinateurs de par le monde, sont attaquées et mises en péril par de grandes entreprises, et, presque comme une conséquence par de nombreux gouvernements. [1]

À la lecture de ce texte, on peut également se rendre compte que la France est malheureusement en bonne position parmi les gouvernements les plus hostiles au réseau, et que la HADOPI, comme un pavé jeté dans la mare, éclabousse effectivement de honte le pays des droits de l’Homme face à ses voisins. Contrastant par exemple clairement avec le droit au haut débit pour tous mis en place par la Finlande et lui aussi mentionné par Berners-Lee.

Toutefois, la principale qualité de cette riche synthèse est son ton résolument grand public, qui a mobilisé l’équipe Framalang tout un week-end pour venir à bout de la traduction des 6 pages de l’article original en moins de 48h.

Longue vie au Web ! Un appel pour le maintien des standards ouverts et de la neutralité

Long Live the Web, A Call for Continued Open Standards and Neutrality

Tim Berners-Lee – lundi 22 novembre – ScientificAmerican.com
Traduction Framalang : Goofy, Pablo, Seb seb, Misc, Siltaar

Le Web est un enjeu crucial non seulement pour la révolution numérique mais aussi pour notre prospérité — et même pour notre liberté. Comme la démocratie elle-même, il doit être défendu.

Le world wide web est venu au monde, concrètement, sur mon ordinateur de bureau à Genève en Suisse en décembre 1990. Il était composé d’un site Web et d’un navigateur, qui d’ailleurs se trouvaient sur la même machine. Ce dispositif très simple faisait la démonstration d’une idée fondamentale : n’importe qui pouvait partager des informations avec n’importe qui d’autre, n’importe où. Dans cet esprit, le Web s’est étendu rapidement à partir de ces fondations. Aujourd’hui, à son 20ème anniversaire, le Web est intimement mêlé à notre vie de tous les jours. Nous considérons qu’il va de soi, nous nous attendons à ce qu’il soit disponible à chaque instant, comme l’électricité.

Le Web est devenu un outil puissant et omniprésent parce qu’il a été conçu suivant des principes égalitaires et parce que des milliers d’individus, d’universités et d’entreprises ont travaillé, à la fois indépendamment et ensemble en tant que membres du World Wide Web Consortium, pour étendre ses possibilités en se fondant sur ces principes.

Le Web tel que nous le connaissons, cependant, est menacé de diverses façons. Certains de ses plus fameux locataires ont commencé à rogner sur ses principes. D’énormes sites de réseaux sociaux retiennent captives les informations postées par leurs utilisateurs, à l’écart du reste du Web. Les fournisseurs d’accés à Internet sans fil sont tentés de ralentir le trafic des sites avec lesquels ils n’ont pas d’accords commerciaux. Les gouvernements — qu’ils soient totalitaires ou démocratiques — surveillent les habitudes en ligne des citoyens, mettant en danger d’importants droits de l’Homme.

Si nous, les utilisateurs du Web, nous permettons à ces tendances et à d’autres encore de se développer sans les contrôler, le Web pourrait bien se retrouver fragmenté en archipel. Nous pourrions perdre la liberté de nous connecter aux sites Web de notre choix. Les effets néfastes pourraient s’étendre aux smartphones et aux tablettes, qui sont aussi des portails vers les nombreuses informations fournies par le Web.

Pourquoi est-ce votre affaire ? Parce que le Web est à vous. C’est une ressource publique dont vous, vos affaires, votre communauté et votre gouvernement dépendent. Le Web est également vital pour la démocratie, en tant que canal de communication qui rend possible une conversation globale permanente. Le Web est désormais plus crucial pour la liberté d’expression que tout autre média. Il transpose à l’âge numérique les principes établis dans la constitution des États-Unis, dans la Magna Carta britannique et d’autres textes fondateurs : la liberté de ne pas être surveillée, filtrée, censurée ni déconnectée.

Pourtant les gens semblent penser que le Web est en quelque sorte un élément naturel, et que s’il commence à dépérir, eh bien, c’est une de ces choses malheureuses contre lesquelles on ne peut rien faire. Or il n’en est rien. Nous créons le Web, en concevant les protocoles pour les ordinateurs et les logiciels. Ce processus est entièrement entre nos mains. C’est nous qui choisissons quelles caractéristiques nous voulons qu’il ait ou non. Il n’est absolument pas achevé (et certainement pas mort). Si nous voulons contrôler ce que fait le gouvernement, ce que font les entreprises, comprendre dans quel état exact se trouve la planète, trouver un traitement à la maladie d’Alzheimer, sans parler de partager nos photos avec nos amis, nous le public, la communauté scientifique et la presse, nous devons nous assurer que les principes du Web demeurent intacts — pas seulement pour préserver ce que nous avons acquis mais aussi pour tirer profit des grandes avancées qui sont encore à venir.

L’universalité est le principe fondateur

Il existe des principes-clés pour s’assurer que le Web devienne toujours plus précieux. Le premier principe de conception qui sous-tend l’utilité du Web et son développement, c’est l’universalité. Lorsque vous créez un lien, vous pouvez le diriger vers n’importe quoi. Cela signifie que chacun doit être capable de mettre tout ce qu’il veut sur le Web, quel que soit l’ordinateur, le logiciel utilisé ou la langue parlée, peu importe qu’on ait une connexion avec ou sans wifi. Le Web devrait être utilisable par des personnes handicapées. Il doit fonctionner avec n’importe quelle information, que ce soit un document ou un fragment de données, quelle que soit la qualité de l’information — du tweet crétin à la thèse universitaire. Et il devrait être accessible avec n’importe quel type de matériel connectable à Internet : ordinateur fixe ou appareil mobile, petit ou grand écran.

Ces caractéristiques peuvent paraître évidentes, allant de soi ou simplement sans importance, mais ce sont grâce à elles que vous pourrez voir apparaître sur le Web, sans aucune difficulté, le site du prochain film à succès ou la nouvelle page d’accueil de l’équipe locale de foot de votre gamin. L’universalité est une exigence gigantesque pour tout système.

La décentralisation est un autre principe important de conception. Vous n’avez nul besoin de l’approbation d’une quelconque autorité centrale pour ajouter une page ou faire un lien. Il vous suffit d’utiliser trois protocoles simples et standards : écrire une page en HTML (langage de balisage hypertextuel), de la nommer selon une norme d’URI (identifiant uniforme de ressource), et de la publier sur Internet en utilisant le protocole HTTP (protocole de transfert hypertexte). La décentralisation a rendu possible l’innovation à grande échelle et continuera de le faire à l’avenir.

L’URI est la clé de l’universalité (à l’origine j’ai appelé le procédé de nommage URI, Universal Resource Identifier – Identifiant Universel de Ressource ; par la suite il est devenu URL, Uniform Resource Locator – Localisateur Uniforme de Ressource). L’URI vous permet de suivre n’importe quel lien, indépendamment du contenu vers lequel il pointe ou de qui publie ce contenu. Les liens transforment le contenu du Web en quelque chose de plus grande valeur : un espace d’information inter-connecté.

Plusieurs menaces à l’encontre de l’universalité du Web sont apparues récemment. Les compagnies de télévision par câble qui vendent l’accès à Internet se demandent s’il faut pour leurs clients limiter le téléchargement à leurs seuls contenus de divertissement. Les sites de réseaux sociaux présentent un problème différent. Facebook, LinkedIn, Friendster et d’autres apportent essentiellement une valeur en s’emparant des informations quand vous les saisissez : votre date de naissance, votre adresse de courriel, vos centres d’intérêts, et les liens qui indiquent qui est ami avec qui et qui est sur quelle photo. Les sites rassemblent ces données éparses dans d’ingénieuses bases de données et réutilisent les informations pour fournir un service à valeur ajoutée — mais uniquement sur leurs sites. Une fois que vous avez saisi vos données sur un de ces services, vous ne pouvez pas facilement les utiliser sur un autre site. Chaque site est un silo, séparé des autres par une cloison hermétique. Oui, vos pages sur ces sites sont sur le Web, mais vos données n’y sont pas. Vous pouvez accéder à une page Web contenant une liste de gens que vous avez rassemblée au même endroit, mais vous ne pouvez pas envoyer tout ou partie de cette liste vers un autre site.

Cette compartimentation se produit parce que chaque élément d’information est dépourvu d’URI. L’interconnexion des données existe uniquement à l’intérieur d’un même site. Ce qui signifie que plus vous entrez de données, et plus vous vous enfermez dans une impasse. Votre site de réseau social devient une plateforme centrale — un silo de données fermé, qui ne vous donne pas le plein contrôle sur les informations qu’il contient. Plus ce genre d’architecture se répand, plus le Web se fragmente, et moins nous profitons d’un unique espace d’information universel.

Un effet pervers possible est qu’un site de réseau social — ou un moteur de recherche, ou un navigateur — prenne une telle ampleur qu’il devienne hégémonique, ce qui a tendance à limiter l’innovation. Comme cela s’est produit plusieurs fois depuis les débuts du Web, l’innovation permanente du plus grand nombre peut être la meilleure réponse pour contrer une entreprise ou un gouvernement quelconque qui voudrait saper le principe d’universalité. GnuSocial et Diaspora sont des projets sur le Web qui permettront à chacun de créer son propre réseau social sur son propre serveur, et de se connecter à d’autres sur leur site. Le projet Status.net, qui fait tourner des sites comme Identi.ca, vous permet de monter votre propre réseau de micro-blogage à la manière de Twitter mais sans la centralisation induite par Twitter.

Les standards ouverts sont le moteur de l’innovation

Permettre à chaque site d’être lié à n’importe quel autre est nécessaire mais pas suffisant pour que le Web ait une armature solide. Les technologies de base du Web, dont les particuliers et les entreprises ont besoin pour développer des services avancés, doivent être gratuites et sans redevance. Amazon.com, par exemple, est devenu une gigantesque librairie en ligne, puis un disquaire, puis un immense entrepôt de toutes sortes de produits, parce que l’entreprise avait un accès libre et gratuit aux standards techniques qui sous-tendent le Web. Amazon, comme tout usager du Web, a pu utiliser le HTML, l’URI et le HTTP sans avoir à en demander l’autorisation à quiconque et sans avoir à payer pour cela. La firme a pu également bénéficier des améliorations de ces standards développées par le World Wide Web Consortium, qui permettent aux clients de remplir un bon de commande virtuel, de payer en ligne, d’évaluer les marchandises achetées et ainsi de suite.

Par « standards ouverts » je veux dire des standards à l’élaboration desquels peuvent participer tous les spécialistes, pourvu que leur contribution soit largement reconnue et validée comme acceptable, qu’elle soit librement disponible sur le Web et qu’elle soit gratuite (sans droits à payer) pour les développeurs et les utilisateurs. Des standards ouverts, libres de droits et faciles à utiliser génèrent l’extraordinaire diversité des sites Web, depuis les grands noms tels qu’Amazon, Craigslist et Wikipédia jusqu’aux blogs obscurs maintenus par des passionnés, en passant par les vidéos bricolées à la maison et postées par des ados.

La transparence signifie aussi que vous pouvez créer votre site Web ou votre entreprise sans l’accord de qui que ce soit. Au début du Web, je ne devais pas demander de permission ni payer de droits d’auteur pour utiliser les standards ouverts propres à Internet, tels que le célèbre protocole de contrôle de transmission (TCP) et le protocole Internet (IP). De même, la politique de brevets libres de droits du W3C (World Wide Web Consortium) dit que les entreprises, les universités et les individus qui contribuent au développement d’un standard doivent convenir qu’ils ne feront pas payer de droits d’auteur aux personnes qui pourraient l’utiliser.

Les standards libres de droits et ouverts ne signifient pas qu’une entreprise ou un individu ne peut pas concevoir un blog ou un programme de partage de photos et vous faire payer son utilisation. Ils le peuvent. Et vous pourriez avoir envie de payer pour ça, si vous pensez que c’est « mieux » que le reste. L’important est que les standards ouverts permettent un grand nombre d’options, gratuites ou non.

En effet, de nombreuses entreprises dépensent de l’argent pour mettre au point des applications extraordinaires précisément parce qu’elles sont sûres que ces applications vont fonctionner pour tout le monde, sans considération pour le matériel, le système d’exploitation ou le fournisseur d’accés internet (FAI) que les gens utilisent — tout ceci est rendu possible par les standards ouverts du Web. La même confiance encourage les scientifiques à passer des centaines d’heures à créer des bases de données incroyables sur lesquelles ils pourront partager des informations sur, par exemple, des protéines en vue de mettre au point des remèdes contre certaines maladies. Cette confiance encourage les gouvernements des USA ou du Royaume-Uni à mettre de plus en plus de données sur le réseau pour que les citoyens puissent les inspecter, rendant le gouvernement de plus en plus transparent. Les standards ouverts favorisent les découvertes fortuites : quelqu’un peut les utiliser d’une façon que personne n’a imaginée avant. Nous le voyons tous les jours sur le Web.

Au contraire, ne pas utiliser les standards ouverts crée des univers fermés. Par exemple, le systéme iTunes d’Apple identifie les chansons et les vidéos par des URI que l’on ouvre. Mais au lieu d’« http: », les adresses commencent par « itunes: » qui est propriétaire. Vous ne pouvez accéder à un lien « itunes: » qu’en utilisant le logiciel propriétaire iTunes d’Apple. Vous ne pouvez pas faire un lien vers une information dans l’univers iTunes, comme une chanson ou une information sur un groupe. L’univers iTunes est centralisé et emmuré. Vous êtes piégés dans un seul magasin, au lieu d’être sur une place ouverte. Malgré toutes les fonctionnalités merveilleuses du magasin, leurs évolutions sont limitées par ce qu’une seule entreprise décide.

D’autres entreprises créent aussi des univers fermés. La tendance des magazines, par exemple, de produire des « applis » pour smartphone plutôt que des applications Web est inquiétante, parce que ce contenu ne fait pas partie du Web. Vous ne pouvez pas le mettre dans vos signets, ni envoyer par email un lien vers une page pointant dessus. Vous ne pouvez pas le « tweeter ». Il est préférable de créer une application Web qui fonctionnera aussi sur les navigateurs des smartphones et les techniques permettant de le faire s’améliorent en permanence.

Certaines personnes pourraient penser que les univers fermés ne sont pas un problème. Ces univers sont faciles à utiliser et peuvent donner l’impression de leur apporter tout ce dont elles ont besoin. Mais comme on l’a vu dans les années 1990 avec le système informatique bas débit d’AOL, qui vous donnait un accès restreint à un sous-ensemble du Web, ces « jardins emmurés », qu’importe qu’ils soient agréables, ne peuvent rivaliser en diversité, en profusion et en innovation avec l’agitation démente du Web à l’extérieur de leurs portes. Toutefois, si un « clôt » a une emprise trop importante sur un marché cela peut différer sa croissance extérieure.

Garder la séparation entre le Web et l’Internet

Conserver l’universalité du Web et garder ses standards ouverts aide tout le monde à inventer de nouveaux services. Mais un troisième principe — la séparation des couches — distingue la conception du Web de celle de l’Internet.

Cette séparation est fondamentale. Le Web est une application tournant sur Internet, qui n’est autre qu’un réseau électronique transmettant des paquets d’information entre des millions d’ordinateurs en suivant quelques protocoles ouverts. Pour faire une analogie, le Web est comme un appareil électroménager qui fonctionne grâce au réseau électrique. Un réfrigérateur ou une imprimante peut fonctionner tant qu’il utilise quelques protocoles standards — aux États-Unis, on fonctionne sur du 120 volts à 60 hertz. De la même façon, chaque application — parmi lesquelles le Web, les courriels ou la messagerie instantanée — peut fonctionner sur Internet tant qu’elle suit quelques protocoles standards d’Internet, tels que le TCP et l’IP.

Les fabricants peuvent améliorer les réfrigérateurs et les imprimantes sans transformer le fonctionnement de l’électricité, et les services publics peuvent améliorer le réseau électrique sans modifier le fonctionnement des appareils électriques. Les deux couches de technologie fonctionnent en même temps mais peuvent évoluer indépendamment. C’est aussi valable pour le Web et Internet. La séparation des couches est cruciale pour l’innovation. En 1990 le Web se déploie sur Internet sans le modifier, tout comme toutes les améliorations qui ont été faites depuis. À cette période, les connexions Internet se sont accélérées de 300 bits par seconde à 300 millions de bits par seconde (Mbps) sans qu’il ait été nécessaire de repenser la conception du Web pour tirer profit de ces améliorations.

Les droits de l’homme à l’âge électronique

Bien qu’Internet et les principes du Web soient distincts, un utilisateur du Web est aussi un utilisateur d’Internet et par conséquent il compte sur un réseau dépourvu d’interférences. Dans les temps héroïques du Web, il était techniquement trop difficile pour une entreprise ou un pays de manipuler le Web pour interférer avec un utilisateur individuel. La technologie nécessaire a fait des bonds énormes, depuis. En 2007, BitTorrent, une entreprise dont le protocole de réseau « peer to peer » permet de partager les musiques, les vidéos et d’autres fichiers directement sur Internet, a déposé une plainte auprès de la FCC (commission fédérale des communications) contre le géant des fournisseurs d’accès Comcast qui bloquait ou ralentissait le trafic de ceux qui utilisaient l’application BitTorrent. La FCC a demandé à Comcast de cesser ces pratiques, mais en avril 2010 la cour fédérale a décidé que la FCC n’avait pas le droit de contraindre Comcast. Un bon FAI (Fournisseur d’Accès Internet) qui manque de bande passante s’arrangera souvent pour délester son trafic de moindre importance de façon transparente, de sorte que les utilisateurs soient au courant. Il existe une différence importante entre cette disposition et l’usage du même moyen pour faire une discrimination.

Cette différence met en lumière le principe de la neutralité du réseau. La neutralité du réseau garantit que si j’ai payé pour une connexion d’une certaine qualité, mettons 300 Mbps, et que vous aussi vous avez payé autant, alors nos communications doivent s’établir à ce niveau de qualité. Défendre ce principe empêcherait un gros FAI de vous transmettre à 300 Mbps une vidéo venant d’une société de média qu’il posséderait, tandis qu’il ne vous enverrait la vidéo d’une société concurrente qu’à une vitesse réduite. Cela revient à pratiquer une discrimination commerciale. D’autres situations complexes peuvent survenir. Que se passe-t-il si votre FAI vous rend plus facile l’accès à une certaine boutique en ligne de chaussures et plus difficile l’accès à d’autres ? Ce serait un moyen de contrôle puissant. Et que se passerait-il si votre FAI vous rendait difficile l’accès à des sites Web de certains partis politiques, de groupes à caractère religieux, à des sites parlant de l’évolution ?

Hélas, en août Google et Verizon ont suggéré pour diverses raisons que la neutralité ne doit pas s’appliquer aux connexions des téléphones portables. De nombreuses personnes dans des zones rurales aussi bien dans l’Utah qu’en Ouganda n’ont accés à l’Internet que par leur téléphone mobile. Exclure les accès sans fil du principe de neutralité laisserait ces utilisateurs à la merci de discriminations de service. Il est également bizarre d’imaginer que mon droit fondamental d’accés à la source d’information de mon choix s’applique quand je suis sur mon ordinateur en WiFi à la maison, mais pas quand j’utilise mon téléphone mobile.

Un moyen de communication neutre est la base d’une économie de marché juste et compétitive, de la démocratie et de la science. La polémique est revenue à l’ordre du jour l’année dernière pour savoir s’il est nécessaire qu’une législation gouvernementale protège la neutralité du réseau. C’est bien le cas. Même si généralement Internet et le Web se développent grâce à une absence de régulation, quelques principes fondamentaux doivent être protégés légalement.

Halte à l’espionnage

D’autres menaces envers le web résultent d’indiscrétions touchant Internet, ce qui inclut l’espionnage. En 2008, une entreprise du nom de Phorm a mis au point un moyen pour un FAI de fouiner dans les paquets d’informations qu’il envoie. Le fournisseur peut alors déterminer chaque URI sur laquelle un de ses clients a surfé, et ensuite créer un profil des sites que l’utilisateur a visités afin de produire des publicités ciblées.

Accéder à l’information contenue dans un paquet Internet est équivalent à mettre un téléphone sur écoute ou ouvrir le courrier postal. Les URI que les gens utilisent révèlent beaucoup de choses sur eux. Une entreprise ayant acheté les profils URI de demandeurs d’emploi pourrait les utiliser pour faire de la discrimination à l’embauche sur les idées politiques des candidats par exemple. Les compagnies d’assurance-vie pourraient faire de la discrimination contre les personnes qui ont fait des recherches concernant des symptômes cardiaques sur le Web. Des personnes mal intentionnées pourraient utiliser les profils pour traquer des individus. Nous utiliserions tous le Web de façon très différente si nous savions que nos clics pouvaient être surveillés et les données ainsi obtenues partagées avec des tierces personnes.

La liberté d’expression devrait être elle aussi protégée. Le Web devrait être semblable à une feuille de papier blanche : disponible pour y écrire, sans qu’on puisse contrôler ce qui y est écrit. Au début de cette année Google a accusé le gouvernement chinois d’avoir piraté ses bases de données pour récupérer les courriels des dissidents. Ces intrusions supposées ont fait suite au refus de Google d’obéir aux exigences du gouvernement, qui demandait à l’entreprise de censurer certains documents sur son moteur de recherche en langue chinoise.

Les régimes totalitaires ne sont pas les seuls qui violent les droits du réseau de leurs citoyens. En France une loi créée en 2009, appelée HADOPI, autorise une administration du même nom à déconnecter un foyer pendant un an si quelqu’un dans la maison est accusé par une compagnie de distribution de médias d’avoir téléchargé de la musique ou des vidéos. Suite à une forte opposition, en octobre le Conseil constitutionnel français a demandé qu’un juge soit saisi du dossier avant que l’accès à Internet ne soit coupé, mais si le juge l’accepte, le foyer familial pourra être déconnecté sans procédure légale digne de ce nom. Au Royaume-Uni, le Digital Economy Act, hâtivement voté en avril, autorise le gouvernement à demander à un FAI (Fournisseur d’Accès Internet) d’interrompre la connexion de quiconque figure dans une liste d’individus soupçonnés de violation de copyright. En septembre, le Sénat des États-Unis a introduit le Combating Online Infringement and Counterfeits Act (loi pour lutter contre la délinquance en ligne et la contrefaçon), qui devrait permettre au gouvernement de créer une liste noire de sites Web — qu’ils soient ou non hébergés aux USA — accusés d’enfreindre la loi, et d’obliger tous les FAI à bloquer l’accès des-dits sites.

Dans de tels cas de figure, aucune procédure légale digne de ce nom ne protège les gens avant qu’ils ne soient déconnectés ou que leurs sites soient bloqués. Compte-tenu des multiples façons dont le Web s’avère essentiel pour notre vie privée et notre travail, la déconnexion est une forme de privation de notre liberté. En s’inspirant de la Magna Carta, nous pourrions maintenant proclamer :

« Aucun individu ni organisation ne pourra être privé de la possibilité de se connecter aux autres sans une procédure légale en bonne et due forme qui tienne compte de la présomption d’innocence. »

Lorsque nos droits d’accès au réseau sont violés, un tollé général est déterminant. Les citoyens du monde entier se sont opposés aux exigences de la Chine envers Google, à tel point que la Secrétaire d’état Hillary Clinton a déclaré que le gouvernement des États-Unis soutenait la résistance de Google et que la liberté de l’Internet — et avec elle celle du Web — allait devenir une pièce maîtresse de la politique étrangère américaine. En octobre, la Finlande a fait une loi qui donne le droit à chaque citoyen d’avoir une connexion à haut débit de 1 Mbps.

Connexion vers l’avenir

Tant que les principes fondamentaux du Web seront maintenus, son évolution ultérieure ne dépendra d’aucun individu ni d’aucune organisation particulière — ni de moi, ni de personne d’autre. Si nous pouvons en préserver les principes, le Web est promis à un avenir extraordinaire.

La dernière version du HTML par exemple, intitulée HTML5, n’est pas simplement un langage de balisage mais une plateforme de programmation qui va rendre les applications Web encore plus puissantes qu’elles ne le sont aujourd’hui. La prolifération des smartphones va mettre le Web encore plus au cœur de nos vies. L’accès sans fil donnera un avantage précieux aux pays en développement, où beaucoup de gens n’ont aucune connexion filaire ou par câble mais peuvent en avoir sans fil. Il reste encore beaucoup à faire, bien sûr, y compris en termes d’accessibilité pour les personnes handicapées, et pour concevoir des pages qui s’afficheront aussi bien sur tous les écrans, depuis le mur d’images géantes en 3D jusqu’à la taille d’un cadran de montre.

Un excellent exemple de futur prometteur, qui exploite la puissance conjuguée de tous ces principes, c’est l’interconnexion des données. Le Web d’aujourd’hui est relativement efficace pour aider les gens à publier et découvrir des documents, mais nos programmes informatiques ne savent pas lire ni manipuler les données elles-mêmes au sein de ces documents. Quand le problème sera résolu, le Web sera bien plus utile, parce que les données concernant presque chaque aspect de nos vies sont générées à une vitesse stupéfiante. Enfermées au sein de toutes ces données se trouvent les connaissances qui permettent de guérir des maladies, de développer les richesses d’un pays et de gouverner le monde de façon plus efficace.

Les scientifiques sont véritablement aux avants-postes et font des efforts considérables pour inter-connecter les données sur le Web. Les chercheurs, par exemple, ont pris conscience que dans de nombreux cas un unique laboratoire ou un seul dépôt de données en ligne s’avèrent insuffisants pour découvrir de nouveaux traitements. Les informations nécessaires pour comprendre les interactions complexes entre les pathologies, les processus biologiques à l’œuvre dans le corps humain, et la gamme étendue des agents chimiques sont dispersées dans le monde entier à travers une myriade de bases de données, de feuilles de calcul et autres documents.

Un expérience réussie est liée à la recherche d’un traitement contre la maladie d’Alzheimer. Un grand nombre de laboratoires privés ou d’état ont renoncé à leur habitude de garder secrètes leurs données et ont créé le projet Alzheimer’s Disease Neuroimaging. Ils ont mis en ligne une quantité phénoménale d’informations inter-connectées sur les patients, ainsi que des scanners cérébraux, une base dans laquelle ils ont puisé à maintes reprises pour faire progresser leurs recherches. Au cours d’une démonstration dont j’ai été témoin, un scientifique a demandé : « quelles protéines sont impliquées dans la transduction des signaux et sont liées aux neurones pyramidaux ? ». En posant la question avec Google, on obtenait 233 000 résultats — mais pas une seule réponse. En demandant aux bases de données inter-connectées du monde entier pourtant, on obtenait un petit nombre de protéines qui répondaient à ces critères.

Les secteurs de l’investissement et de la finance peuvent bénéficier eux aussi des données inter-connectées. Les profits sont générés, pour une grande part, par la découverte de modèles de recherche dans des sources d’informations incroyablement diversifiées. Les données sont également toutes liées à notre vie personnelle. Lorsque vous allez sur le site de votre réseau social et que vous indiquez qu’un nouveau venu est votre ami, vous établissez une relation. Et cette relation est une donnée.

Les données inter-connectées suscitent un certains nombre de difficultés que nous devrons affronter. Les nouvelles possibilités d’intégration des données, par exemple, pourraient poser des problèmes de respect de la vie privée qui ne sont pratiquement pas abordés par les lois existantes sur le sujet. Nous devrions examiner les possibilités légales, culturelles et techniques qui préserveront le mieux la vie privée sans nuire aux possibilités de bénéfices que procure le partage de données.

Nous sommes aujourd’hui dans une période enthousiasmante. Les développeurs Web, les entreprises, les gouvernements et les citoyens devraient travailler ensemble de façon collaborative et ouverte, comme nous l’avons fait jusqu’ici, pour préserver les principes fondamentaux du Web tout comme ceux de l’Internet, en nous assurant que les processus techniques et les conventions sociales que nous avons élaborés respectent les valeurs humaines fondamentales. Le but du Web est de servir l’humanité. Nous le bâtissons aujourd’hui pour que ceux qui le découvriront plus tard puissent créer des choses que nous ne pouvons pas même imaginer.

Notes

[1] Crédit photo : Neal Fowler – Creative Commons By




Rap News sur WikiLeaks, une improbable conscience ?

TheJuiceMedia CC-By-NC-SALes jours fériés, on les consacre à ses passions non ? Alors après le rap militant de Dan Bull contre ACTA, laissez moi vous présenter Rap News [1], ce journal vidéo reprenant les codes du JT pour diffuser, en rythme et en rimes, de l’actualité comme on en voit rarement à la télé.

En effet, pour accompagner les deux dernières publications massives de télégrammes américains des guerres en Afghanistan et en Irak par WikiLeaks, le collectif TheJuiceMedia, un média australien indépendant, a réalisé deux vidéos pertinentes et humoristiques, plantant le décor politique de ces fuites, sur fond de défense de la neutralité du net [2].

Bourrées de références [3], ces vidéos valent autant par les prouesses de l’acteur que la finesse des textes, et c’est pourquoi, avec l’ami Koolfy de la Nurpa.be, croisé sur le canal IRC de La Quadrature du Net [4], nous avons souhaité offrir une version sous-titrée de ces vidéos pour les francophones de tous pays (même la Belgique !).

Après plusieurs heures de temps libre [5] bien employé, nous proposions donc nos sous-titres à l’adresse de contact du collectif TheJuiceMedia qui les accueillit avec enthousiasme et les ajouta directement aux vidéos « officielles », déjà visionnées respectivement plus de 80 000 et 100 000 fois sur YouTube [6].

Toutefois, les voici reproduites ici pour vous avec l’accord des auteurs, servies et sous-titrées librement, stockées dans Framatube, et passées à travers Universal Subtitles. Ne manquez pas l’invité de prestige dans la deuxième vidéo.

Rap News contre le Pentagon

Rap News vs The Pentagon

—> La vidéo au format webm
—> Le fichier de sous-titres

Rap News contre Nouvelles Ordre Mondial

Rap News vs News World Order

—> La vidéo au format webm
—> Le fichier de sous-titres

Notes

[1] Travail copyrighté pour l’instant, mais sûrement dû à un « choix » par défaut. Je viens d’écrire aux auteurs sur ce sujet et vous tiendrai informés. Édition le 12/11/2010 à 1:52 : Leur réponse est à la hauteur de leur travail, ils me prient de considérer leur travail comme étant couvert par une CC-By-NC-SA. Seul le design du site web de thejuicemedia.com est sous Copyright de la conceptrice graphique.

[2] Rien à voir, dans ce contexte, avec le FDNN que vous avez croisé si vous soutenez, comme moi, la Quadrature du Net 😉

[3] Notamment cet extrait de JT présenté par Bill O’Reilly sur les télé. américaines.

[4] Et cet été à Bordeaux aux RMLL 2010.

[5] C’est une notion assez vague pour un Framaslave 🙂

[6] Et nous sommes fiers de constater que des collègues allemands, brésiliens et grecs nous ont rejoint dans cette initiative.




Avec Uniflow, Canon invente la photocopieuse qui espionne, refuse et dénonce

Timshell - CC-by-nd En l’absence de l’habituel maître des lieux
Les lutins du Framablog font bien de leur mieux
Écumant le web, en quête de sujets sérieux
Ils espérent que ces billets vous rendront joyeux
À défaut de nous aider à ouvrir les yeux
Sur des technologies qui derrière un vœu pieu
Menacent nos libertés et nos échanges précieux

« On arrête pas le progrès » aimait à répéter mon grand père, mais aujourd’hui, je me demande ce qu’il aurait pensé des dernières inventions de Canon…

En effet, si l’esprit du hacker est de bidouiller une technologie pour en trouver de nouveaux usages, les grandes firmes s’ingénient elles bien souvent à limiter les possibilités de leurs produits, pour créer une illusion de contrôle.

Dans notre cas, Canon a créé des photocopieuses qui inspectent au plus près les documents qu’on leur donne à reproduire, et s’y refusent si ces derniers contiennent l’un des mots de la liste noire située sur le serveur central des installations Uniflow.

Tout d’abord, ces photocopieuses illustrent exactement la menace qui plane sur la neutralité d’Internet. Imaginez qu’il ne soit plus possible de se parler qu’à l’aide de textes envoyés d’une photocopieuse à une autre et vous aurez un bon aperçu de comment fonctionne Internet. En effet, chaque message y circule, par petits bonds, d’un ordinateur à un autre entre votre machine et celle à laquelle vous tentez d’accéder de l’autre côté du réseau. Chaque machine rencontrée photocopie simplement les messages qu’elle reçoit vers la sortie qui les rapprochera de leur destination. Pour l’instant, les routeurs de l’Internet transportent les messages de manière aussi neutre qu’une simple photocopieuse, sans le moindre soupçon d’analyse de contenu. Mais Canon vient donc de briser la neutralité des photocopieuses, en créant un système de « deep photocopy inspection » bien sûr associés à un système centralisé de censure.

Ensuite, comme le remarquait Benoit Sibaud sur Identi.ca, nous nous trouvons là devant un cas concret d’informatique déloyale, telle que définie par l’April, où des utilisateurs se trouvent confrontés à des systèmes soit-disant « de confiance », et qui sous prétexte de sécurité ne remplissent tout simplement plus la tâche pour laquelle ils sont conçu si les conditions arbitraires d’une entité tierce de contrôle ne sont pas réunies.

Je parlais d’une illusion du contrôle, car comme toujours le moyen mis en œuvre pour « sécuriser l’usage » est aisément contournable, les documents n’étant (pour l’instant) analysés qu’à l’aide d’un logiciel OCR, incapable donc de percevoir les notes manuscrites, ou les mots (volontairement) mal orthographiés.

Alors à quoi bon mettre en place des systèmes aux performances finalement ridicules au regard du niveau stratégique de l’objectif ? Et quel peut être l’objectif d’imprimantes allergiques à certains mots ?

Tout d’abord, déployer un système à l’efficacité embryonnaire c’est toujours faire un premier pas, ça finance la génération suivante et ça piège les non avertis… [1] Ensuite dans le cas présent, on peut pallier les manques du système en contraignant le reste de l’environnement, et si on trouve une application admise par les contrôleurs et les contrôlés ça pourrait même rendre service.

Mais pourquoi empêcher d’imprimer ? Pour pallier, d’une certaine manière, au « trou analogique ». Le trou analogique c’est le nom donné à un phénomène simple : aussi sophistiqué que puisse être le système de protection d’un fichier (chiffrement, DRM), pour qu’il soit lu il faut bien à un moment le rendre présentable pour un humain. Et à partir de là, il est toujours possible de renumériser les données… Un MP3, même plombé par un DRM, quand il finit par être lu, rien ne m’empêche de l’enregistrer avec un dictaphone, si j’ai peur de ne pas m’en souvenir tout seul. Dans notre cas, l’intérêt est donc de combler en partie le trou analogique, en évitant que des copies papiers de documents identifiés comme « secrets » ne soient créées.

Toutefois, ça peut vite devenir comique, si une entreprise empêche l’impression de documents contenant le nom de ses clients par exemple, espérons qu’ils ne traitent pas avec Apple, Orange ou même Canon, sinon ils vont vite finir par ne plus pouvoir imprimer grand chose.

Néanmoins, après les imprimantes qui mentent sur leur niveau d’encre et les imprimantes qui laissent des micro-traces pour s’identifier sur toutes leurs copies, Canon invente aujourd’hui les imprimantes qui choisissent ce qu’elles impriment… [2]

Canon promet une sécurisation à base de mots-clés pour ses scanners et imprimantes

Canon promises keyword-based document scanning and printing security

Alan Lu – 12 octobre 2010 – ITPro.co.uk
Traduction Framalang : Siltaar, Julien R., KooToX, Daria

Canon a fait une démonstration d’Uniflow 5, la dernière version de son système de gestion de documents, capable d’empêcher les utilisateurs d’imprimer ou de copier des documents contenant certains mots, grâce à un système de sécurité intelligent basé sur des mots-clés.

Uniflow est un système de gestion de documents qui permet, depuis longtemps, de contrôler imprimantes, scanners et photocopieurs de manière centralisée. Cela permet de conserver le compte des impressions de chaque utilisateur à des fins de facturation. C’est indispensable dans les professions qui facturent les clients à l’heure ou à la quantité de travail, comme les avocats et les architectes. Le système requiert à la fois un serveur Uniflow sur votre réseau et des périphériques d’imagerie Canon, compatibles Uniflow.

La dernière version d’Uniflow possède un système de sécurité intelligent, basé sur des mots-clés. Une fois configuré par un administrateur, le système peut empêcher un utilisateur d’imprimer, scanner, copier ou faxer un document contenant un des mots-clés prohibés, tel que le nom d’un client ou le nom de code d’un projet.

Le serveur enverra alors par courriel à l’administrateur une copie PDF du document en question, au cas où un utilisateur s’y essaie. Le système peut aussi optionnellement informer l’utilisateur par courriel que sa tentative a été bloquée, mais sans identifier le mot-clé responsable, maintenant ainsi la sécurité du système.

La détection des mot-clés d’Uniflow 5 se base sur un système de reconnaissance optique de caractères (OCR), dont la licence est détenue par la firme belge Iris. Cette technologie est plus communément utilisé pour retranscrire des documents scannés en textes éditable sur ordinateur. Canon Angleterre a confirmé qu’un utilisateur éclairé et déterminé ayant repéré un des mots-clés peut contourner le système en remplaçant une lettre par une autre ou un chiffre ressemblant comme avec « z00 » au lieu de « zoo ».

Néanmoins, l’intérêt de cette fonctionnalité est immédiatement perceptible pour les secteurs traitant des documents sensibles, que se soit pour des raisons légales, concurrentielles ou commerciales. Les représentants de Canon n’ont pu avancer de date quant à la commercialisation des produits Uniflow 5.

Notes

[1] Toute ressemblance avec une loi visant à contrôler les usages sur Internet serait fortuite.

[2] Crédit photo : Timshell (Creative Commons Attribution NoDerivs).