Quand Google Adsense et logiciel libre ne font pas bon ménage
Difficile de dénoncer une situation dont nous sommes nous-mêmes complices. C’est pourtant ce que nous vous proposons de faire aujourd’hui avec cette petite enquête empirique abordant la question de la publicité contextuelle et du logiciel libre.
De quoi s’agit-il exactement ? Un bon exemple sera plus parlant (d’autant que c’est justement cet exemple qui a motivé la rédaction de ce billet).
L’exemple « OpenOffice.org »
Désactivons l’extension Firefox Adblock Plus et entrons « OpenOffice.org » dans Google.fr. Le résultat sera variable mais il risque fort de ressembler à ce qui m’est apparu sous les yeux ce 22 juillet 2009 (cf copie d’écran ci-dessus).
On retrouve bien ce qui était attendu : site officiel en tout premier lieu, sites de téléchargement connus (01net, Clubic), Wikipédia et… Framasoft 😉
Sauf que ces résultats attendus sont complètement encerclés par des résultats qu’on attendait moins !
Deux liens commerciaux en haut et quatre liens commerciaux à droite sont donc également proposés (dont les titres, présentations et noms de domaine sont évocateurs). Je me souviens du temps où ces liens renvoyaient plutôt vers le « concurrent » Microsoft Office mais là c’est une toute autre histoire.
J’en ai pris un au hasard, en l’occurrence « Open Office Gratuit ». Je clique une fois et je me trouve sur une page décrivant le logiciel. Pas de « qui sommes-nous », « contact » ou « mentions légales », il n’y aucun autre lien cliquable que celui du téléchargement. Je clique donc dessus et me voici devant cette invitation :
Je pense que vous avez saisi le problème. Des « petits malins » viennent se placer entre le logiciel et l’utilisateur pour taxer purement et simplement le téléchargement d’OpenOffice.org.
On remarquera à gauche, en petit et en gris peu visible, cette mention : « SMS 3€ – Appel 1,34€ + 0,34€ /min ». On remarquera également le mot « France », signifiant que le « service » est certainement également présent dans d’autres pays.
Je ne suis pas allé plus loin. Peut-être qu’un seul appel ne suffit pas. Peut-être aussi que la version d’OpenOffice.org qu’on me refourgue alors est une version altérée (pour ne pas dire vérolée) du logiciel. Je ne le saurais pas.
Je fais la moue. Mais peut-être n’ai-je pas eu de chance avec ce lien. J’en tente alors un autre (« Nouvel OpenOffice Gratuit »).
Et c’est exactement le même topo (code SMS, etc.). Sauf que cette fois-ci il y a une page « Informations légales » où l’on peut lire ceci :
Super Logiciel éditeur du site super-logiciel.com propose à ces clients via l’accès par SMS ou audiotel, de faciliter l’accès aux téléchargements libre de virus et spywares des logiciels libres, gratuits ou de démonstration proposés via une redirection sur les sites officiels après vérification par l’équipe de Super Logiciel.
Et c’est à peu près tout. Si ce qu’ils nous racontent est vrai, le téléchargement est bien issu du site officiel d’OpenOffice.org mais comme il est bien connu que les développeurs de logiciel libre s’amusent à cacher dans le code source de leurs programmes tout plein de virus et spywares, il est bon de vérifier que tel n’est pas le cas, ce qui vous coûtera (au moins) 3€. Difficile de faire plus hypocrite.
Je fais toujours la moue. Est-ce que tous ces liens utilisent la même technique du SMS à 3€ ? Et c’est parti pour un troisième lien (« Nouveau OpenOffice »).
Là encore un gros bouton « Téléchargement » m’accueille, et quand je clique dessus je ne suis plus redirigé mais, nouveauté, c’est directement un exécutable Windows (.exe) que l’on me propose de télécharger. La page offre une description du logiciel mais, comment dire, elle laisse un peu à désirer :
OpenOffice.org c’est une complète suite bureautique développée en bas de la logique collaboratrice du code ouvert, qui attend les besoins les plus importants du travail dans bureau.
Cet excellent logiciel est composé par un système de traitement de texte, un formulaire de calculs et un gérant des présentations par diapositives, un paquet de logiciels avec lequel OpenOffice.org est très compatible.
Le traduction automatique c’est bien mais ça n’est pas la perfection ! Tiens, il y a là aussi une page « Termes Juridiques ». Et très curieusement la qualité du français est alors plus que correcte cette fois-ci.
C’est long mais on y apprend des choses intéressantes. D’abord que le site appartient à VARULKO TRADING S.A. (évidemment inconnu au bataillon). Et puis aussi que « la demande ou le téléchargement de logiciels impliquent l’acceptation de ces Conditions d’utilisation ». Là aussi il y a du SMS à 3€ et comme il faut doubler l’opération, on doit donc a priori dépenser 6€ pour pouvoir installer OpenOffice.org.
Et puis plus loin :
Ainsi, l’utilisateur consent expressément à transmettre ses données. Celles-ci seront utilisées dans le but de lui envoyer des informations commerciales par tout moyen de communication, y compris par voie électronique ou télématique, concernant les produits et Services transmis par L’entreprise ou des entreprises de son Groupe.
L’utilisateur pourra exercer les droits d’accès, de rectification, d’annulation et d’opposition concernant ses données personnelles par le biais de l’envoi d’une communication écrite au siège social de L’entreprise sis à ADR Tower, 8th floor, Samuel Lewis Avenue and 58th Street, Obarrio Urbanization. Panama City Republic of Panama.
(…) L’entreprise ne garantit pas que les informations transmises à travers le Site Internet soient complètes et exactes.
(…) L’utilisateur s’engage à lire les Conditions d’utilisation à chaque fois qu’il accède au Site Internet ou au Service. De ce fait, l’accès au site et l’utilisation des Services par l’utilisateur impliqueront l’acceptation des modifications qui auraient été réalisées dans les Conditions d’utilisation ou le Site Internet.
Le coup de « l’entreprise qui ne garantit pas que les informations transmises à travers le site soient exactes », ça signifie qu’on peut vous raconter strictement n’importe quoi sans que vous ayez à vous en offusquer !
En tout cas, si je comprends bien l’exécutable de tout à l’heure doit se bloquer en phase d’installation pour vous demander là aussi un code SMS (sachant que vous venez de passer plusieurs bonnes minutes à télécharger puis à commencer l’installation). Et si vous n’êtes content vous n’avez plus qu’à prendre vos valises, direction le bureau des réclamations au… Panama !
La moue de tout à l’heure a laissé place à de la mauvaise humeur. Je dois en avoir le cœur net, allez un dernier lien pour la route (« OpenOffice » de eoRezo.com).
Tiens, encore une nouveauté, une déclaration à la CNIL en bas de page :
CNIL INFORMATIQUE ET LIBERTE : Les informations qui vous sont demandées sont indispensables pour la prise en compte de votre demande de fourniture des services EOREZO. En application de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 modifiée par la loi n°2004-801 du 6 août 2004, relative à l’informatique et aux libertés vous disposez du droit individuel d’accès et de rectification des informations qui vous concernent. En outre, en acceptant les Conditions générales et notamment son article 5 vous consentez à ce que ces informations puissent faire l’objet d’une exploitation commerciale, d’une communication à des tiers ou d’une cession, conformément à la réglementation applicable, sauf à ce que vous vous y opposiez formellement en écrivant à EOREZO, 14 rue de Lincoln 75008 PARIS.
De l’art de nous rassurer pour mieux nous arnaquer !
Comme pour les trois autres liens, il y a un omniprésent bouton « Télécharger Gratuitement ! ». Et au clic suivant vous vous trouvez devant ceci :
En plus de la demande de votre numéro de téléphone portable, il y a un cadre minuscule pour y lire les conditions d’utilisation. Or si vous copiez/collez ces conditions, vous allez vous rendre compte qu’elle peuvent remplir quatre pages entières aux caractères bien serrés ! (je n’ai pas résisté à vous la proposer en pièce-jointe ci-dessous). Amusez-vous donc à les lire convenablement dans ce cadre lilliputien !
Et comme pour le site précédent c’est du pur délire juridique se résumant à : vous êtes responsable de tout, nous ne sommes responsables de rien et nous pouvons tout faire de vos données tant que vous ne nous dites pas expressément par voie postale que vous ne nous autorisez pas à le faire.
Extraits (qui font peur) :
Les logiciels eoRezo et/ou tout logiciel de sociétés accessibles par l’intermédiaire d’eoRezo, sont fournis avec les composants EoEngine et Software Update. Ces modules sont nécessaires pour aboutir à l’installation des logiciels eoRezo et/ou de tout logiciel de sociétés tierces accessibles par l’intermédiaire d’eoRezo.
Les dits composants peuvent faire apparaître sur l’écran de l’utilisateur des messages publicitaires ou autre information de la part d’eoRezo ou de tiers (avec qui eoRezo a conclu les accords correspondants) dans le but d’expliquer les services proposés par eoRezo ainsi que le bon mode d’utilisation, ou tout autre service, promotions, offres commerciales susceptibles d’intéresser l’Utilisateur. Les composants restent actifs à tout moment afin de contrôler et d’assurer la fourniture du service eoRezo, et d’autres fonctions telles que celles décrites dans le présent paragraphe. L’utilisateur autorise l’accomplissement des actions des composants ainsi que l’affichage de messages publicitaires. (…) L’Utilisateur autorise les mises à jour et/ou les installations automatiques des logiciels eoRezo et de tout logiciel de sociétés tierces accessibles par l’intermédiaire d’eoRezo.
Les services proposés par eoRezo associés aux logiciels téléchargés, peuvent modifier les paramètres de votre navigateur WEB (bookmark, page d’accueil, onglet). Certains logiciels proposés par eoRezo peuvent modifier les paramètres de votre navigateur pour faciliter l’accès aux services de contenu et de recherche. Dans le menu du site www.eorezo.com, vous pouvez trouver la procédure permettant de désinstaller le service eoRezo.
La société EOREZO tranchera souverainement tout litige relatif à l’interprétation du présent règlement. Il ne sera répondu à aucune demande téléphonique concernant l’interprétation ou application du présent règlement.
Ici donc en plus d’installer leur version d’OpenOffice.org, vous allez vous retrouver avec une surcouche logicielle d’eoRezo qui ne fait pas dans la dentelle !
Il me reste encore deux liens à parcourir. Mais n’en jetez plus, j’abandonne. Je ne voudrais pas que ma mauvaise humeur se transforme en colère ou en déprime (ou les deux).
Il faut croire que cela marche en tout cas puisque au moins six de ces sites ont acheté le mot clé « OpenOffice.org » dans Google Adsense (la régie publicitaire de Google), pour justement le faire apparaitre quand un internaute tape cette occurrence dans le moteur de recherche.
Notons au passage que Google n’est pas seul en cause parce que Bing, le nouveau moteur de rechercher de Microsoft, propose également ces annonces lorsque l’on entre « OpenOffice.org ». Si nous insistons sur Google c’est parce qu’il domine et de loin le marché.
Des dommages collatéraux qui font potentiellement très mal
Mais résumons-nous.
Est-ce que tout ceci est bien moral ? Non, et plutôt deux fois qu’une !
Est-ce que tout ceci est bien légal ? En théorie oui, du moment que vous respectez la licence (les magazines vendent bien leur CD avec OpenOffice.org dessus après tout).
Ainsi le lien cité plus haut qui, d’après ses dires, ne faisait que rediriger vers les packs du site officiel du logiciel, ne semble pas hors-la-loi (quand bien même il se sucre au passage avec ses appel surtaxés pour ouvrir la vanne du téléchargement). Pour les autres j’en suis carrément moins persuadé mais il faudrait aller au bout du processus pour pouvoir l’affirmer à 100%.
Ce qui est certain ce qu’on en profite au passage pour capter vos données personnelles (à commencer pas votre numéro de téléphone). Mais cela peut être pire encore si un logiciel non désiré vient s’installer à votre insu ou, ce que je n’ai pu constater ici mais qui doit bien exister, si c’est la carte bancaire que l’on doit utiliser pour lever le blocage.
Admettons cependant (bien que j’en doute fortement) que tous ces liens restent dans le cadre de la légalité, sachant que les conditions d’utilisation ont été rédigées justement pour les absoudre de tout. Le problème est également ailleurs. Il est du côté de l’utilisateur et surtout du côté de l’image (de marque) du logiciel libre qui est susceptible d’en prendre alors un sacré coup.
Imaginez qu’un internaute « peu aguerri » ait entendu parler d’OpenOffice.org. « Installe-le et utilise-le en lieu et place de MS Office, c’est un logiciel libre, c’est différent du logiciel propriétaire, il a un petit supplément d’âme, etc. en plus il est d’excellente qualité et en plus il est téléchargeable gratuitement sur Internet », lui avait-on dit avec confiance et enthousiasme.
Que fait alors notre internaute peu aguerri une fois rentré chez lui ? Il s’en va taper « OpenOffice.org » dans Google bien sûr. Certains me diront qu’il faut être un peu « neuneu » sur les bords pour cliquer sans précautions sur les liens commerciaux de Google. Certes mais on peut faire remarquer que Google prend un malin plaisir à brouiller les cartes en proposant des liens commerciaux graphiquement assez proches des liens non commerciaux (même si effectivement ils sont bien indiqués comme tels). Et puis surtout c’est oublier qu’en matière d’Internet on a tous été un peu neuneu à nos débuts.
Donc notre internaute ne se méfie pas, clique… et se retrouve embarqué sur l’un des sites décrits précédemment, où il risque de se faire arnaquer dans les petites (quelques euros) ou les plus grandes largeurs (usage de ses données personnelles, surcouche désormais tapie dans les bas-fonds de l’ordinateur, etc.).
Quels que soient les conséquences de sa mésaventure, il risque fort de l’associer au logiciel libre quand bien même il finisse par comprendre de quoi il a été victime. Et c’est alors un bilan désastreux pour ceux, comme Framasoft, qui font la promotion du logiciel libre auprès d’un large public, puisqu’on avait au départ une personne assez curieuse et motivée pour faire une recherche Google sur un logiciel libre dont on lui avait loué pour la première fois l’existence.
Un Framasoft au bord de la crise de nerfs
Le problème c’est que Framasoft est mal placé pour jouer les donneurs de leçon puisque nous participons indirectement à ces arnaques ! Pire encore, nous gagnons de l’argent dessus !!!
En effet, nous utilisons le service Google Adsense sur le site phare qui abrite notre service phare, à savoir l’annuaire de logiciels libres, depuis le jour où nous nous sommes rendus compte que sans salarié(s) on ne s’en sortait plus (pour de plus amples explications). Or que se passe-t-il lorsque nous arrivons sur notre notice d’OpenOffice.org, je vous le donne en mille, on retrouve ces liens « frauduleux » :
Un affilié ne peut pas contrôler les publicités que va afficher Google sur son site. La seule chose qu’il nous est autorisé de faire est de dresser une liste noire de noms de domaine interdits. C’est ce que nous faisons (et la liste commence à être longue) mais il nous est impossible de suivre en temps réel la chose tant ces sites sont nombreux (témoignant de la vitalité de ce types d’arnaque).
Or si l’affichage des annonces rapportent des sous, le clic vers ces annonces rapportent beaucoup plus. Nous sommes donc en pleine schizophrénie : nous souhaitons sensibiliser au logiciel libre mais nous nous finançons pour partie « grâce » à ceux qui tombent dans le piège de ces arnaques via notre site, alors même que c’est ce public, très « grand public », que nous souhaitons toucher en priorité !!!
C’est une position intenable (et indéfendable) sur la durée.
Que peut-on faire ?
Pour ce qui concerne Framasoft en particulier, dans la mesure où le travail de notre salarié nous est indispensable, il nous faut trouver au plus vite d’autres sources de financement. C’est d’ailleurs aussi pour cela que nous avons lancé notre campagne de soutien. Et la somme atteinte aujourd’hui, bien qu’insuffisante, nous laisse assez optimiste car elle témoigne de l’attachement à ce que nous sommes et ce que nous faisons.
Pour ce qui concerne le logiciel libre en général, il convient d’informer (d’où la présence de ce billet), de rappeler l’existence d’outils masquant ces annonces (comme l’extension Firefox Adblock plus) ou appelant à s’en méfier (comme l’extension Firefox Web Of Trust), d’être toujours plus nombreux à migrer vers des OS libres, de tout faire pour que des solutions de types Ad Bard s’imposent, mais aussi peut-être de dénoncer ces sites à un quelconque organisme (à commencer par Google himself ?) si tant est qu’on puisse réellement y faire quelques chose et réussir à les interdire (sans oublier qu’en cette période Hadopi Loppsi, il convient de marcher sur des œufs avec la notion d’interdiction sur Internet).
Si la publicité affichée était réellement pertinente comme par exemple l’annonce d’une formation OpenOffice.org distillée par une SSLL, il n’y aurait pas de problème puisque l’on continuerait à promouvoir le logiciel libre en question. Mais ce jour est encore loin notamment parce que ces sociétés émergentes n’ont pas forcément le budget à mettre dans ces régies publicitaires.
N’oublions pas cependant qu’il ne s’agit que d’un seul exemple, celui d’un unique mot clé concernant l’un des plus célèbres logiciels libres en circulation. Retrouve-t-on les mêmes liens commerciaux à l’affut d’autres logiciels, non libres cette fois-ci, comme certains freewares ? Il semblerait bien que oui, mais même si l’arnaque est rigoureusement identique, l’effet est peut-être atténué parce que jamais ces logiciels gratuits n’ont osé parler d’éthique. Retrouve-t-on la même situation avec d’autres logiciels libres ? J’ai fait quelques tests rapides et a priori la réponse est provisoirement négative (sauf pour Gimp, cf ci-dessous).
Il n’empêche que « la menace plane » et que tout site de promotion du logiciel libre devrait aujourd’hui peser très attentivement le pour et le contre si jamais il envisage « la tentation Google », sachant donc que les conséquences peuvent aller à l’encontre même de ce que l’on souhaite défendre et diffuser.
Qui se sent morveux se mouche, et Framasoft a un gros rhume en ce moment.
Et place aux commentaires, où, masochistes que nous sommes, on vous aura vraiment donné le bâton pour se faire battre ! Mais ne tapez pas trop fort, si les manifestations de soutien se poursuivent, on devrait pouvoir annoncer la suppression de la pub Google en guise de prochain cadeau de Noël.