Stallman, il y a… 23 ans !

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Sysfrog - CC by«  Nous sommes actuellement dans une période où la situation qui a rendu le copyright inoffensif et acceptable est en train de se changer en situation où le copyright deviendra destructif et intolérable. Alors, ceux que l’on traite de «  pirates  » sont en fait des gens qui essayent de faire quelque chose d’utile, quelque chose dont ils n’avaient pas le droit. Les lois sur le copyright sont entièrement destinées à favoriser les gens à prendre un contrôle total sur l’utilisation d’une information pour leur propre bénéfice. Elles ne sont pas faites, au contraire, pour aider les gens désirant s’assurer que l’information est accessible au public ni empêcher que d’autres l’en dépossèdent.  »

De qui est cette citation qui ouvre mon billet  ? D’un commentateur critique de l’Hadopi  ? Vous n’y êtes pas. Il s’agit de Richard Stallman en… 1986  !

En effet, en me promenant récemment sur le site GNU.org je suis tombé sur une très ancienne, pour ne pas dire antique, interview de Richard Stallman[1], donnée donc en juillet 1986 au magazine informatique américain Byte (qui d’ailleurs n’existe plus depuis). Elle a été traduite en français (merci Pierre-Yves Enderlin) mais n’a semble-t-il pas fait l’objet d’un grand intérêt sur la Toile, alors qu’elle le mérite assurément.

Pour tout vous dire, on a un peu l’impression de parcourir l’Histoire, en assistant quasiment en direct à la naissance de quelque chose dont on sait aujourd’hui ce qu’il en est advenu, j’ai nommé… le logiciel libre (pour demain, par contre, on ne sait pas encore très bien, si ce n’est que l’aventure est loin d’être terminée).

Or si le logiciel libre a bien eu lieu, il est également question d’une autre naissance qui elle n’aura jamais vu le jour, celle du fameux projet de système d’exploitation GNU. Ainsi quand les journalistes de Byte (David Betz et Jon Edwards) demandent  :

Pourriez-vous prédire quand, vraisemblablement, vous seriez à même de distribuer un environnement fonctionnel qui, si nous l’installions dans nos ordinateurs ou stations de travail, effectuerait vraiment un travail correct, et cela sans utiliser autre chose que le code que vous distribuez  ?

Stallman répond  :

C’est vraiment difficile à dire. Cela pourrait arriver dans un an, mais bien entendu, cela pourrait prendre plus de temps. Ou moins, mais ce n’est pas probable non plus. Je pense finir le compilateur dans un mois ou deux. La seule grosse tâche à laquelle il faut que je m’attelle est le noyau.

On connait la suite… Cela a tant et si bien tardé qu’en 1991 est arrivé Linux, ou plutôt… GNU/Linux ;-)

Cet entretien contient bien sûr quelques passages techniques difficiles, enfin pour le béotien que je suis, qu’il convient de replacer dans leur contexte (la puissance des machines, ces logiciels tellement gourmands qu’ils demandent plus de 1 Mo de mémoire disponible  !). Mais GNU Emacs, le célèbre éditeur de texte créé par Stallman, lui est toujours là.

Et puis surtout il y a donc tout ce qui concerne le logiciel libre, cet objet nouveau non identifié qui intrigue les journalistes.

En voici quelques (larges) extraits.

Byte  : Parlez-nous de votre schéma de distribution.

Stallman  : Je ne mets pas les logiciels ou les manuels dans le domaine public  ; la raison en est que je veux m’assurer que tous les utilisateurs aient la liberté de partager. Je ne veux pas que n’importe qui améliore un programme que j’aurais écrit et qu’il le distribue sous un format propriétaire. Je ne veux même pas qu’il soit possible que cela arrive. Je veux encourager les libres améliorations de ces programmes et le meilleur moyen d’y parvenir est de bannir toute tentation d’amélioration qui ne soit pas libre.

Byte  : Et comment allez-vous faire pour le garantir  ?

Stallman  : Je le garantis en mettant un copyright sur ces programmes et en communiquant une notice donnant aux gens la permission explicite decopier le programme et de le modifier, mais seulement à la condition qu’il soit distribué sous les mêmes termes que ceux que j’utilise. Vous n’êtes pas obligé de distribuer les changements effectués sur un de mes programmes  ; vous pouvez très bien les faire pour vous seul, sans avoir à les donner ou en parler à qui que ce soit. Mais effectivement si vous les donnez à quelqu’un d’autre, vous devez le faire sous les mêmes conditions que celles que j’utilise.

Puis, un peu plus loin  :

Byte  : Dans un sens, vous attirez les gens dans cette façon de penser en distribuant tous ces outils très intéressants qu’ils peuvent utiliser, mais seulement s’ils adhèrent à votre philosophie.

Stallman  : Oui. Vous pouvez aussi le voir comme l’utilisation du système légal que les thésauriseurs de logiciels ont érigé contre eux. Je l’utilise pour protéger le public contre eux.

Byte  : Étant donné que les constructeurs n’ont pas voulu financer le projet, à votre avis qui utilisera le système GNU quand il sera terminé  ?

Stallman  : Je n’en ai aucune idée, mais ce n’est pas une question importante. Mon but est de le rendre possible pour les gens, pour qu’ils rejettent les boulets traînés par les logiciels propriétaires. Je sais qu’il y a des gens qui veulent faire cela. Maintenant, il peut y en avoir qui ne s’en soucient guère, mais je ne m’en préoccupe pas. Je me sens un peu triste pour eux et pour les personnes qu’ils influencent. De nos jours, la personne qui perçoit le caractère déplaisant des conditions des logiciels propriétaires se sent pieds et poings liés et n’a d’autres alternatives que de ne pas utiliser d’ordinateur. Eh bien, à cette personne, je vais donner une alternative confortable. (…) C’est ce qui me pousse à croire que beaucoup de gens utiliseront le reste du système GNU à cause de ses avantages techniques. Mais je ferais un système GNU même si je ne savais pas comment le faire techniquement meilleur, parce que je le veux socialement meilleur. Le projet GNU est vraiment un projet social. Il utilise des aspects techniques pour opérer des changements dans la société.

Byte  : Pour vous, c’est bel et bien important que les gens adoptent GNU. Il ne s’agit pas uniquement d’un exercice de style, produire des logiciels qu’on cède ensuite aux gens. Vous espérez que cela changera la façon de faire dans l’industrie du logiciel.

Stallman  : Oui. Certains disent que personne ne l’utilisera jamais sous prétexte qu’il n’y a pas le logo d’une société séduisante dessus et d’autres pensent que c’est terriblement important et que tout le monde voudra l’utiliser. Je n’ai pas les moyens de savoir ce qui va vraiment arriver. Je ne connais pas d’autres moyens pour essayer de changer la laideur du milieu dans lequel je me trouve, alors c’est ce que j’ai à faire.

Et enfin  :

Byte  : Pouvez-vous en donner les implications  ? Manifestement, vous pensez qu’il s’agit là de bases importantes, politiquement et socialement.

Stallman  : C’est un changement. J’essaye de modifier l’approche qu’ont les gens de la connaissance et de l’information en général. Je pense qu’essayer de s’approprier le savoir, d’en contrôler son utilisation ou d’essayer d’en empêcher le partage est un sabotage. C’est une activité qui bénéficie à la personne qui le fait, au prix de l’appauvrissement de toute la société. Une personne gagne un dollar en en détruisant deux. Je pense qu’une personne ayant une conscience ne ferait pas ce genre de chose, à moins de vouloir mourir. Et bien entendu, ceux qui le font sont passablement riches  ; ma seule conclusion est leur manque total de scrupules. J’aimerais voir des gens récompensés d’écrire des logiciels libres et d’en encourager d’autres à les utiliser. Je ne veux pas voir des gens être récompensés pour avoir écrit des logiciels propriétaires, parce que ce n’est vraiment pas une contribution à la société. Le principe du capitalisme réside dans l’idée que les gens peuvent faire de l’argent en produisant des choses et de fait, ils sont encouragés à faire ce qui est utile, automatiquement, si on peut dire. Mais ça ne marche pas quand il s’agit de posséder la connaissance. Ils sont encouragés à ne pas vraiment faire ce qui est utile et ce qui est réellement utile n’est pas encouragé. Je pense qu’il est important de dire que l’information diffère des objets matériels, comme une voiture ou une baguette de pain, car on peut la copier, la partager de son propre chef et si personne ne cherche à nous en empêcher, on peut la changer et la rendre meilleure pour nous-même. (…) Nous sommes actuellement dans une période où la situation qui a rendu le copyright inoffensif et acceptable est en train de se changer en situation où le copyright deviendra destructif et intolérable. Alors, ceux que l’on traite de «  pirates  » sont en fait des gens qui essayent de faire quelque chose d’utile, quelque chose dont ils n’avaient pas le droit. Les lois sur le copyright sont entièrement destinées à favoriser les gens à prendre un contrôle total sur l’utilisation d’une information pour leur propre bénéfice. Elles ne sont pas faites, au contraire, pour aider les gens désirant s’assurer que l’information est accessible au public ni empêcher que d’autres l’en dépossèdent.

La graine du logiciel libre était plantée.
La suite n’était plus qu’une question d’arrosage ;-)

Pour lire l’interview dans son intégralité, rendez-vous sur GNU.org.

Notes

[1] Crédit photo  : Sysfrog (Creative Commons By-Sa)

15 Responses

  1. Simon

    Je l’ajoute vu qu’à priori, cela a été malencontreusement oublié.

    En bas du blog :
    "Sauf mention contraire, comme certaines traductions et documents multimédias, sa licence est la Creative Commons By-Sa."

    Il n’y a aucune mention contraire or et comme on n’est plus dans la courte citation :
    "Copyright © 1999, 2000, 2001, 2002, 2007 Free Software Foundation, Inc.,
    51 Franklin St, Fifth Floor, Boston, MA 02110-1301, USA

    La reproduction exacte et la distribution intégrale de cet article est permise sur n’importe quel support d’archivage, pourvu que cette notice soit préservée."

    La dernière partie de la dernière phrase est importante…

  2. Mathias T.

    La citation du début est très impressionnante !!! Surtout quand on pense que le Web n’existait pas à ce moment-là.

    Sacré bonhomme. Heureusement qu’il n’a pas finalisé son système sinon ç’aurait fait trop pour un seul homme.

  3. Gaël D.

    Je trouve pas que la remarque mignonne de TuxGasy (j’avais deux mois) soit si hors-sujet que ça. C’est pas con de rappeler à la jeune génération (qui vit peut-être trop dans le présent de ses réseaux-sociaux : sms, facebook, tweeter…) que les résistances et combats d’aujourd’hui ne sont pas nés hier mais avant-avant-hier.

  4. radaksa

    Wow ! Le prophète Stallman avait vu juste !
    OK pas pour Hurd, mais pour l’importance et l’intérêt d’avoir un OS libre aussi.

    Y’a un passage pas mal aussi à la fin sur ce qu’on appelle aujourd’hui "les modèles économiques" du LL.

    "BYTE : Certains utilisateurs achètent un logiciel commercial à cause du support technique. Comment l’organisation de votre distribution prévoit-elle un tel support ?

    Stallman : Je soupçonne ces utilisateurs d’avoir été trompés et d’avoir des pensées confuses. Il est certainement très utile d’avoir un support technique, mais lorsqu’ils commencent à penser comment cela a à voir avec la vente de logiciel ou si le logiciel est propriétaire, à ce niveau là, ils s’embrouillent tout seul. Il n’y a pas de garantie qu’un logiciel propriétaire fournisse un bon support technique. Tout simplement parce que ce n’est pas parce qu’un vendeur dit qu’il assure le support technique que ce dernier sera bon. Il peut passer à côté d’une affaire. En fait, les gens pensent que GNU EMACS a un meilleur support technique que les produits commerciaux y ressemblant. Une des raisons est que je suis probablement un meilleur hacker que les personnes qui ont écrit les autres produits ressemblant à EMACS, mais l’autre raison est que tout le monde a les sources et qu’il y a tellement de monde qui se passionne pour voir comment faire pour que ça marche, qu’il n’est pas besoin que j’assume le support technique. À la limite, ce qui a assuré un bon support gratuit, c’est que je corrige les bogues qu’on m’a rapportés et que je mette à jour les versions suivantes. Vous pouvez toujours payer quelqu’un pour résoudre un problème à votre place et dans le cas d’un logiciel libre, vous avez un marché compétitif en ce qui concerne le support technique."

  5. Il Palazzo-sama

    « [HS] juillet 1986?! J’avais à peine 2 mois… [/HS] »

    J’étais encore plus jeune, mais probablement pas encore né au moment de l’interview elle-même. 😉

  6. dodo

    Je tiens à dire que je ne suis pas d’accord.

    Le projet GNU Hurd n’a pas échoué. Il a juste été relayé au "second plan", car même s’il était meilleur que tout ce que nous connaissons d’un point de vue architecture, il n’a pas été prêt assez tôt.
    Cependant, son développement continue, et GNU Hurd fonctionne actuellement.

    Le fait est que beaucoup moins de fonctionalités que sur Linux sont disponibles, mais cela est sans doute lié aux 18ans d’évolutions faites par beaucoup moins de monde que pour Linux. Dites vous que Linux a échoué s’il lui manque le driver pour l’un de vos périphériques?!
    Si l’intérêt s’était porté sur Hurd plutôt que sur Linux, Hurd serait beaucoup plus complet que Linux et vous pourriez, de la même façon, dire que Linux est un projet qui a échoué.

    Tout ça n’est qu’une affaire de chronologie. Mais techniquement, Hurd est là, et il fonctionne. Il n’a donc pas échoué.

    Maintenant que le logiciel libre s’est étendu sur la planète, que les technologies sont devenues de plus en plus intégrées (programmation matérielle des puces électroniques), le concept du logiciel libre se voit applicable a énormément de domaines auquels on ne pensait pas lors de sa création : le bios libre, les binary blobs, l’art libre…

    Le projet GNU dans son ensemble est donc très avancé, car les outils techniques ont été créés, et la transformation de la société bien engagée. Il reste encore évidement beaucoup de chemin à parcourir, mais le combat pour la liberté est un combat sans fin.
    :o)

  7. aKa

    Pour ce qui me concerne je n’étais plus tellement loin de passer le BAC. J’ai pris un coup de vieux tout d’un coup 😉

  8. korbé

    Et a-t-on une photo de RMS datant de la même année?

  9. deadalnix

    Haha, j’avais 4 mois 😀

    Un e sacré visionnaire quand même. il m’a fallut un peu de temps pour bien comprendre le logiciel libre. Alors qu’il y avait déjà un peu de doc dessus (mais peu, et a aller chercher en 56K) quand j’ai commencé a m’y intéresser.

  10. VV666

    Rien, à dire ce type est visionnaire…non, c’est pas assez, en faite il est omniscient, c’est Dieu. ^^

    <mode geek>
    Je veux un T-shirt "RMS is God" !!!
    </mode geek>

  11. Samuel

    Quand on pense à la quantité de travail qu’il y derrière pour assumer les propos tenus dans cette interview … Une belle leçon d’humilité pour mon nombril !

  12. inalgnu

    Moi j’étais encore un fœtus !!
    Du respect pour Stallman, franchement avec tout ce qu’il a fait et ce qu’il fait encore…on lui doit beaucoup ! même s’il ne demande rien !
    God bless R.Stallman 🙂