Des routes et des ponts (15) – les institutions et l’open source

Voici le plus long des chapitres de Des routes et des ponts de Nadia Ehgbal que nous traduisons pour vous semaine après semaine (si vous avez raté les épisodes précédents). Il s’agit cette fois-ci des institutions (ici nord-américaines) qui par diverses formes de mécénat, contribuent au développement et au maintien des projets d’infrastructure numérique open source parce qu’elles y trouvent leur intérêt. Pas sûr qu’en Europe et en France ces passerelles et ces coopérations bien comprises entre entreprises et open source soient aussi habituelles…

Traduction Framalang :  Opsylac, Luc, jums, xi, serici, lyn, mika, AFS, Goofy

Les efforts institutionnels pour financer les infrastructures numériques

Il existe des institutions qui s’efforcent d’organiser collectivement les projets open source et aider à leur financement. Il peut s’agir de fondations indépendantes liées aux logiciels, ou d’entreprises de logiciels elles-mêmes qui apportent leur soutien.

Soutien administratif et mécénat financier

Plusieurs fondations fournissent un soutien organisationnel, comme le mécénat financier, aux projets open source : en d’autres termes, la prise en charge des tâches autres que le code, dont beaucoup de développeurs se passent volontiers. L’Apache Software Foundation, constituée en 1999, a été créée en partie pour soutenir le développement du serveur Apache HTTP, qui dessert environ 55 % de la totalité des sites internet dans le monde.

Depuis lors, la fondation Apache est devenue un foyer d’ancrage pour plus de 350 projets open source. Elle se structure comme une communauté décentralisée de développeurs, sans aucun employé à plein temps et avec presque 3000 bénévoles. Elle propose de multiples services aux projets qu’elle héberge, consistant principalement en un soutien organisationnel, juridique et de développement. En 2011, Apache avait un budget annuel de plus de 500 000 $, issu essentiellement de subventions et de donations.

Le Software Freedom Conservancy, fondée en 2006, fournit également des services administratifs non-lucratifs à plus de 30 projets libres et open source. Parmi les projets que cette fondation soutient, on retrouve notamment Git, le système de contrôle de versions dont nous avons parlé plus haut et sur lequel GitHub a bâti sa plateforme, et Twisted, une librairie Python déjà citée précédemment.

On trouve encore d’autres fondations fournissant un soutien organisationnel, par exemple The Eclipse Foundation et Software in the Public Interest. La Fondation Linux et la Fondation Mozilla soutiennent également des projets open source externes de diverses façons (dont nous parlerons plus loin dans ce chapitre), bien que ce ne soit pas le but principal de leur mission.

Il est important de noter que ces fondations fournissent une aide juridique et administrative, mais rarement financière. Ainsi, être sponsorisé par Apache ou par le Software Freedom Conservancy ne suffit pas en soi à financer un projet ; les fondations ne font que faciliter le traitement des dons et la gestion du projet.

Un autre point important à noter, c’est que ces initiatives soutiennent le logiciel libre et open source d’un point de vue philosophique, mais ne se concentrent pas spécifiquement sur ses infrastructures. Par exemple, OpenTripPlanner, projet soutenu par le Software Freedom Conservancy, est un logiciel pour planifier les voyages : même son code est open source, il s’agit d’une application destinée aux consommateurs, pas d’une infrastructure.

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La coopération est nécessaire pour construire et maintenir une infrastructure – photo par An en Alain (licence CC By 2.0)

Créer une fondation pour aider un projet

Certains projets sont suffisamment importants pour être gérés à travers leurs propres fondations. Python, Node.js, Django et jQuery sont tous adossés à des fondations.

Il y a deux conditions fondamentales à remplir pour qu’une fondation fonctionne : accéder au statut d’exemption fiscale et trouver des financements.

Réussir à accéder au statut 501(c), la loi américaine qui définit les organismes sans but lucratif, peut s’avérer difficile pour ces projets, à cause du manque de sensibilisation autour de la technologie open source et de la tendance à voir l’open source comme une activité non-caritative. En 2013, une controverse a révélé que l’IRS (Internal Revenue Service, service des impôts américain) avait dressé une liste de groupes postulant au statut d’exemption fiscale qui nécessiteraient davantage de surveillance : l’open source en faisait partie. Malheureusement, ces contraintes ne facilitent pas l’institutionnalisation de ces projets.

Par exemple, Russell Keith-Magee, qui était jusqu’à une époque récente président de la Django Software Foundation, a expliqué que la fondation ne pouvait pas directement financer le développement logiciel de Django, sans prendre le risque de perdre son statut 501(c). La fondation soutient plutôt le développement via des activités communautaires.

En juin 2014, la Fondation Yorba, qui a créé des logiciels de productivité qui tournent sous Linux, s’est vu refuser le statut 501(c) après avoir attendu la décision pendant presque quatre ans et demi. Jim Nelson, son directeur exécutif, a été particulièrement inquiété par le raisonnement de l’IRS : parce que leur logiciel pouvait potentiellement être utilisé par des entités commerciales, le travail de Yorba ne pouvait pas être considéré comme caritatif. Une lettre de l’IRS explique :

« Se contenter de publier sous une licence open source tous usages ne signifie pas que les pauvres et les moins privilégiés utiliseront effectivement les outils. […] On ne peut pas savoir qui utilise les outils, et encore moins quel genre de contenus sont créés avec ces outils. »

Nelson a pointé les failles de ce raisonnement dans un billet de blog, comparant la situation à celle d’autres biens publics :

« Il y a une organisation caritative ici à San Francisco qui plante des arbres pour le bénéfice de tous. Si l’un de leurs arbres… rafraîchit les clients d’un café pendant qu’ils profitent de leur expresso, cela signifie-t-il que l’organisation qui plante des arbres n’est plus caritative ? »

Les projets qui accèdent au statut 501(c) ont tendance à insister sur l’importance de la communauté, comme la Python Software Foundation, dont l’objet est de « promouvoir, protéger et faire progresser le langage de programmation Python, ainsi que de soutenir et faciliter la croissance d’une communauté diversifiée et internationale de programmeurs Python ».

En parallèle, certains projets candidatent pour devenir une association de commerce au sens du statut 501(c)(6). La Fondation jQuery en est un exemple, se décrivant comme « une association de commerce à but non-lucratif pour développeurs web, financée par ses membres ». La Fondation Linux est également une association de commerce.

Le deuxième aspect de la formalisation de la gouvernance d’un projet à travers une fondation est la recherche de la source de financement adéquate. Certaines fondations sont financées par des donations individuelles, mais ont proportionnellement de petits budgets.

La Django Software Foundation, par exemple, gère Django, le plus populaire des frameworks web écrits en Python, utilisé par des entreprises comme Instagram et Pinterest. La Fondation est dirigée par des bénévoles, et reçoit moins de 60 000 $ de donations par an. L’année dernière, la Django Software Foundation a reçu une subvention ponctuelle de la part de la Fondation Mozilla.

Parmi les autres sources habituelles de financement on trouve les entreprises mécènes. En effet, les entreprises privées sont bien placées pour financer ces projets logiciels, puisqu’elles les utilisent elles-mêmes. La Fondation Linux est l’un de ces cas particuliers qui rencontrent le succès, et ce grâce la valeur fondamentale du noyau Linux pour les activités de quasiment toutes les entreprises. La Fondation Linux dispose de 30 millions de dollars d’un capital géré sur une base annuelle, alimenté par des entreprises privées comme IBM, Intel, Oracle et Samsung – et ce chiffre continue d’augmenter.

Créer une fondation pour soutenir un projet est une bonne idée pour les projets d’infrastructure très conséquents. Mais cette solution est moins appropriée pour de plus petits projets, en raison de la quantité de travail, des ressources, et du soutien constant des entreprises, nécessaires pour créer une organisation durable.

Node.js est un exemple récent d’utilisation réussie d’une fondation pour soutenir un gros projet. Node.js est un framework JavaScript, développé en 2009 par Ryan Dahl et différents autres développeurs employés par Joyent, une entreprise privée du secteur logiciel. Ce framework est devenu extrêmement populaire, mais a commencé à souffrir de contraintes de gouvernance liées à l’encadrement par Joyent, que certaines personnes estimaient incapable de représenter pleinement la communauté enthousiaste et en pleine croissance de Node.js.

En 2014, un groupe de contributeurs de Node.js menaça de forker le projet. Joyent essaya de gérer ces problèmes de gouvernance en créant un conseil d’administration pour le projet, mais la scission eut finalement lieu, le nouveau fork prenant le nom d’io.js. En février 2015 fut annoncée l’intention de créer une organisation 501(c) (6) en vue d’extraire Node.js de la mainmise de Joyent. Les communautés Node.js et io.js votèrent pour travailler ensemble sous l’égide de cette nouvelle entité, appelée la Fondation Node.js. La Fondation Node.js, structurée suivant les conseils de la Fondation Linux, dispose d’un certain nombre d’entreprises mécènes qui contribuent financièrement à son budget, notamment IBM, Microsoft et payPal. Ces sponsors pensent retirer une certaine influence de leur soutien au développement d’un projet logiciel populaire qui fait avancer le web, et ils ont des ressources à mettre à disposition.

Montage d'une yourte, photo par Armel (CC BY SA 2.0)
Montage d’une yourte, photo par Armel (CC BY SA 2.0)

 

Un autre exemple prometteur est Ruby Together, une organisation initiée par plusieurs développeurs Ruby pour soutenir des projets d’infrastructure Ruby. Ruby Together est structuré en tant qu’association commerciale, dans laquelle chaque donateur, entreprise ou individu, investit de l’argent pour financer le travail à temps plein de développeurs chargés d’améliorer le cœur de l’infrastructure Ruby. Les donateurs élisent un comité de direction bénévole, qui aide à décider chaque mois sur quels projets les membres de Ruby Together devraient travailler.

Ruby Together fut conçue par deux développeurs et finance leur travail de  : André Arko et David Radcliffe. Aujourd’hui, en avril 2016, est également rémunéré le travail de quatre autres mainteneurs d’infrastructure. Le budget mensuel en mars 2016 était d’un peu plus de 18 000 dollars par mois, couvert entièrement par des dons. La création de Ruby Together fut annoncée en mars 2015 et reste un projet récent, mais pourrait bien servir de base à un modèle davantage orienté vers la communauté pour financer la création d’autres projets d’infrastructure.

Programmes d’entreprises

Les éditeurs de logiciels soutiennent les projets d’infrastructure de différentes manières.

En tant que bénéficiaires des projets d’infrastructures, ils contribuent en faisant remonter des dysfonctionnements et des bugs, en proposant ou soumettant de nouvelles fonctionnalités ou par d’autres moyens. Certaines entreprises encouragent leurs employés à contribuer à des projets d’une importance critique sur leur temps de travail. De nombreux employés contribuent ainsi de manière significative à des projets open source extérieurs à l’entreprise. Pour certains employés, travailler sur de l’open source fait clairement partie de leur travail. L’allocation de temps de travail de leurs salariés est une des plus importantes façons de contribuer à l’open source pour les entreprises.

Les grandes entreprises comme Google ou Facebook adhèrent avec enthousiasme à l’open source, de façon à inspirer confiance et renforcer leur influence ; elles sont de fait les seuls acteurs institutionnels assez importants qui peuvent assumer son coût sans avoir besoin d’un retour financier sur investissement. Les projets open source aident à renforcer l’influence d’une entreprise, que ce soit en publiant son propre projet open source ou en embauchant des développeurs de premier plan pour qu’ils travaillent à plein temps sur un projet open source.

Ces pratiques ne sont pas limitées aux entreprises purement logicielles. Walmart, par exemple, qui est un soutien majeur de l’open source, a investi plus de deux millions de dollars dans un projet open source nommé hapi. Eran Hammer, développeur senior à Walmart Labs, s’est empressé de préciser que « l’open source, ce n’est pas du caritatif » et que les ressources d’ingénierie gratuites sont proportionnelles à la taille des entreprises qui utilisent hapi. Dion Almaer, l’ancien vice-président en ingénierie de Walmart Labs, a remarqué que leur engagement envers l’open source les aidait à recruter, à construire une solide culture d’entreprise, et à gagner « une série d’effets de levier ».

En termes de soutien direct au maintien du projet, il arrive que des entreprises embauchent une personne pour travailler à plein temps à la maintenance d’un projet open source. Les entreprises donnent aussi occasionnellement à des campagnes de financement participatif pour un projet particulier. Par exemple, récemment, une campagne sur Kickstarter pour financer un travail essentiel sur Django a reçu 32 650 £ (environ 40 000 €) ; Tom Christie, l’organisateur de la campagne, a déclaré que 80 % du total venait d’entreprises. Cependant, ces efforts sont toujours consacrés à des projets  spécifiques et les infrastructures numériques ne sont pas encore vues communément comme une question de responsabilité sociale par les entreprises de logiciel à but lucratif. Cela laisse encore beaucoup de marge aux actions de défense et promotion.

L’un des programmes d’entreprise les plus connus est le Summer of Code de Google (été de programmation, souvent nommé GSoC), déjà mentionné dans ce livre, qui offre de l’argent à des étudiant⋅e⋅s pour travailler sur des projets open source pendant un été. Les étudiant⋅e⋅s sont associé⋅e⋅s à des mentors qui vont les aider à se familiariser avec le projet. Le Summer of Code est maintenu par le bureau des programmes open source de Google, et il a financé des milliers d’étudiant⋅e⋅s.

Le but du Summer of Code est de donner à des étudiants la possibilité d’écrire du code pour des projets open source, non de financer les projets eux-mêmes.

L’an dernier, Stripe, une entreprise de traitement des paiements, a annoncé une « retraite  open source », offrant un salaire mensuel d’un maximum de 7500 dollars pour une session de trois mois dans les locaux de Stripe. À l’origine, l’entreprise voulait uniquement offrir deux bourses, mais après avoir reçu 120 candidatures, le programme a été ouvert à quatre bénéficiaires.

Ces derniers ont été enchantés par cette expérience. L’un d’entre eux, Andrey Petrov, continue de maintenir la bibliothèque Python urllib3 dont nous avons déjà parlé, et qui est largement utilisée dans l’écosystème Python.

À propos de cette expérience, Andrey a écrit :

« La publication et la contribution au code open source vont continuer que je sois payé pour ou non, mais le processus sera lent et non ciblé. Ce qui n’est pas un problème, car c’est ainsi que l’open source a toujours fonctionné. Mais on n’est pas obligé d’en rester là. […] 

Si vous êtes une entreprise liée à la technologie, allouez s’il vous plaît un budget pour du financement et des bourses dans le domaine de l’open source. Distribuez-le sur Gittip [Note : Gittip est maintenant dénommé Gratipay. Le produit a été quelque peu modifié depuis la publication originelle du billet d’Andrew] si vous voulez, ou faites ce qu’a fait Stripe et financez des sprints ambitieux pour atteindre des objectifs de haute valeur. 

Considérez ceci comme une demande solennelle  de parrainage : s’il vous plaît, aidez au financement du développement d’urllib3. »

La retraite open source de Stripe peut servir de modèle aux programmes de soutien. Stripe a décidé de reconduire le programme pour une deuxième année consécutive en 2015. Malgré la popularité de leur programme et la chaude réception qu’il a reçue chez les développeurs et développeuses, cette pratique n’est toujours pas répandue dans les autres entreprises.

Les entreprises montrent un intérêt croissant pour l’open source, et personne ne peut prédire au juste ce que cela donnera sur le long terme. Les entreprises pourraient régler le problème du manque de support à long terme en consacrant des ressources humaines et un budget aux projets open source. Des programmes de bourse formalisés pourraient permettre de mettre en contact des entreprises avec des développeurs open source ayant besoin d’un soutien à plein temps. Alors que les équipes de contributeurs à un projet étaient souvent composées d’une diversité de développeurs venant de partout, peut-être seront-elles bientôt composées par un groupe d’employés d’une même entreprise. Les infrastructures numériques deviendront peut-être une série de « jardins clos », chacun d’entre eux étant techniquement ouvert et bénéficiant d’un soutien solide, mais en réalité, grâce à ses ressources illimitées, une seule entreprise et de ses employés en assureront le soutien.

Mais si on pousse la logique jusqu’au bout, ce n’est pas de très bon augure pour l’innovation. Jeff Lindsay, un architecte logiciel qui a contribué à mettre en place l’équipe de Twilio, une entreprise  performante de solutions de communication dans le cloud, livrait  l’an dernier ses réflexions dans une émission :

« À Twilio, on est incité à améliorer le fonctionnement de Twilio, à Amazon on est incité à améliorer le fonctionnement d’Amazon. Mais qui est incité à mieux les faire fonctionner ensemble et à offrir plus de possibilités aux usagers en combinant les deux ? Il n’y a personne qui soit vraiment incité à faire ça. »

Timothy Fuzz, un ingénieur système, ajoute :

« Pour Bruce Schneier, cette situation tient du servage. Nous vivons dans un monde où Google est une cité-état, où Apple est une cité-état et… si je me contente de continuer à utiliser les produits Google, si je reste confiné dans l’environnement Google, tout me paraît bénéfique. Mais il est quasi impossible de vivre dans un monde où je change d’environnement : c’est très pénible, vous tombez sur des bugs, et aucune de ces entreprises ne cherche vraiment à vous aider. Nous sommes dans ce monde bizarre, mais si vous regardez du côté des cités-états, l’un des problèmes majeurs c’est le commerce inter-étatique : si on doit payer des droits de douane parce qu’on cherche à exporter quelque chose d’Austin pour le vendre à Dallas, ce n’est pas un bon modèle économique. On pâtit de l’absence d’innovation et de partage des idées. On en est là, aujourd’hui. »

Bien que l’argument du « servage » se réfère généralement aux produits d’une entreprise, comme l’addiction à l’iPhone ou à Android, il pourrait être tout aussi pertinent pour les projets open source parrainés. Les améliorations prioritaires seront toujours celles qui bénéficient directement à l’entreprise qui paie le développeur. Cette remarque ne relève pas de la malveillance ou de la conspiration : simplement, être payé par une entreprise pour travailler à un projet qui ne fait pas directement partie de ses affaires est une contrainte à prendre en compte.

Mais personne, pas plus Google que la Fondation Linux ou qu’un groupe de développeurs indépendants, ne peut contrôler l’origine d’un bon projet open source. Les nouveaux projets de valeur peuvent germer n’importe où, et quand ils rendent un service de qualité aux autres développeurs, ils sont largement adoptés. C’est une bonne chose et cela alimente l’innovation.

Aide spécifique de fondation

Deux fondations ont récemment fait part de leur décision de financer plus spécifiquement l’infrastructure numérique : la Fondation Linux et la Fondation Mozilla.

Après la découverte de la faille Heartbleed, la Fondation Linux a annoncé qu’elle mettait en place l’Initiative pour les infrastructures essentielles (Core Infrastructure Initiative, CII) pour éviter que ce genre de problème ne se reproduise. Jim Zemlin, le directeur-général de la Fondation Linux, a réuni près de 4 millions de dollars en promesses de dons provenant de treize entreprises privées, dont Amazon Web Services, IBM et Microsoft, pour financer des projets liés à la sécurité des infrastructures pour les trois ans à venir. La Fondation Linux s’occupe également d’obtenir des financements gouvernementaux, y compris de la Maison-Blanche.

La CII est officiellement un projet de la fondation Linux. Depuis sa création en avril 2014, la CII a sponsorisé du travail de développement d’un certain nombre de projets, dont OpenSSL, NTP, GnuPG (un système de chiffrement des communications) et OpenSSH (un ensemble de protocoles relatifs à la sécurité). La CII se concentre en priorité sur une partie de l’infrastructure numérique : les projets relatifs à la sécurité.

Au mois d’octobre 2015, Mitchell Baker, la présidente de la Fondation Mozilla, a annoncé la création du Programme de soutien à l’open source de Mozilla (Mozilla Open Source Support Program, MOSS) et a promis de consacrer un million de dollars au financement de logiciels libres et open source. Selon Baker, ce programme aura deux volets : un volet « rétribution » pour les projets qu’utilise Mozilla et un volet « contribution » pour les projets libres et open source en général. Grâce aux suggestions de la communauté, Mozilla a sélectionné neuf projets pour la première série de bourses. Ils se disent également prêts à financer des audits de sécurité pour les projets open source importants.

Enfin, certaines fondations contribuent ponctuellement à des projets de développement logiciel. Par exemple, la Python Software Foundation propose aux individus et aux associations des bourses modestes destinées pour la plupart aux actions pédagogiques et de sensibilisation.

Autres acteurs institutionnels

Il existe plusieurs autres acteurs qui apportent diverses formes de soutien aux infrastructures numériques : Github, le capital-risque et le monde universitaire. Si Facebook est un « utilitaire social » et Google un « utilitaire de recherche », tous deux régulant de facto les corps dans leur domaine respectif – alors Github a une chance de devenir « l’utilitaire open source ». Son modèle économique l’empêche de devenir un mastodonte financier (contrairement à Facebook ou Google dont le modèle est basé sur la publicité, alors que Github se monétise par l’hébergement de code pour les clients professionnels, et par l’hébergement individuel de code privé), mais Github est toujours un endroit où aujourd’hui encore l’open source est créée et maintenue.

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GitHub s’adresse aux entreprises aussi – Image par Evan (licence CC BY 2.0)

Github s’est doté de grandes aspirations avec une levée de fonds de capital-risque de 350 millions de dollars, même si l’entreprise était déjà rentable. Si Github assume pleinement son rôle d’administrateur du code open source, l’organisation peut avoir une énorme influence sur le soutien apporté à ces projets. Par exemple, elle peut créer de meilleurs outils de gestion de projets open source, défendre certaines catégories de licences, ou aider les gestionnaires de projets à gérer efficacement leurs communautés.

Github a subi de grosses pressions venant des développeurs qui gèrent certains projets, ces pressions incluent une lettre ouverte collective intitulée « Cher Github », principalement issue de la communauté Javascript. Cette lettre explique : « Beaucoup sont frustrés. Certains parmi nous qui déploient des projets très populaires sur Github se sentent totalement ignoré par vous ». La lettre inclut une liste de requêtes pour l’amélioration de produits, qui pourrait les aider à gérer plus efficacement leurs projets.

Github se confronte de plus en plus à des difficultés largement documentées dans les médias. Auparavant, l’entreprise était connue pour sa hiérarchie horizontale, sans aucun manager ni directive venant d’en haut. Les employés de Github avaient aussi la liberté de choisir de travailler sur les projets qu’ils souhaitaient. Ces dernières années, tandis que Github s’est développée pour atteindre presque 500 employés, l’entreprise a réorienté sa stratégie vers une orientation plus commerciale en recrutant des équipes de vente et des dirigeants, insérés dans un système hiérarchique plus traditionnel. Cette transition d’une culture décentralisée vers plus de centralité s’est faite dans la douleur chez Github : au moins 10 dirigeants ont quitté l’organisation durant les quelques mois de l’hiver 2015-2016, ces départs incluant l’ingénieur en chef, le directeur des affaires financières, le directeur stratégique et le directeur des ressources humaines. En raison de ces conflits internes, Github n’a toujours pas pris position publiquement pour jouer un rôle de promoteur de l’open source et assumer un leadership à même de résoudre les questions pressantes autour de l’open source, mais le potentiel est bel et bien là.

Pour le capital-risque, abordé précédemment, il y a un enjeu particulier dans l’avenir des infrastructures numériques. Comme les outils des développeurs aident les entreprises du secteur technologique à créer plus rapidement et plus efficacement, meilleurs sont les outils, meilleures sont les startups, meilleure sera la rentabilité du capital-risque. Néanmoins, l’infrastructure, d’un point de vue capitaliste, n’est en rien limitée à l’open source mais plus largement focalisée sur les plateformes qui aident d’autres personnes à créer. C’est pour cela que les investissements dans Github ou npm, qui sont des plateformes qui aident à diffuser du code source, ont un sens, mais tout aussi bien les investissements dans Slack, une plateforme de travail collaboratif que les développeurs peuvent utiliser pour construire des applications en ligne de commande connectées à la plateforme (à ce propos, le capital-risque a constitué un fonds de 80 millions dédié au support de projets de développement qui utilisent Slack). Même si le capital-risque apprécie les mécaniques sous-jacentes de l’infrastructure, il est limité dans ses catégories d’actifs : un capitaliste ne peut pas investir dans un projet sans modèle économique.

Enfin, les institutions universitaires ont joué un rôle historique éminent dans le soutien aux infrastructures numériques, tout particulièrement le développement de nouveaux projets. Par exemple, LLVM, un projet de compilateur pour les langages C et C++, a démarré en tant que projet de recherche au sein de l’Université de l’Illinois, à Urbana-Champaign. Il est maintenant utilisé par les outils de développement de Mac OS X et iOS d’Apple, mais aussi dans le kit de développement de la Playstation 4 de Sony.

Un autre exemple, R, un langage de programmation répandu dans la statistique assistée par ordinateur et l’analyse de données, a été d’abord écrit par Robert Gentleman et Ross Ihaka à l’Université d’Auckland. R n’est pas uniquement utilisé par des entreprises logicielles comme Facebook ou Google, mais aussi par la Bank of America, l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux et le Service météorologique national américain, entre autres.

Quelques universités emploient également des programmeurs qui ont alors la liberté de travailler à des projets open source. Par exemple, le protocole d’heure réseau ou NTP (Network Time Protocol) utilisé pour synchroniser le temps via Intrenet, fut d’abord développé par David Mills, maintenant professeur émérite de l’université du Delaware — le projet continuant à être maintenu par un groupe de volontaires conduit par Harlan Stenn. Bash, l’outil de développement dont nous parlions dans un chapitre précédent, est actuellement maintenu par Chet Ramsay, qui est employé par le département des technologies de l’information de l’université Case Western.

Les institutions universitaires ont le potentiel pour jouer un rôle important dans le soutien de nouveaux projets, parce que cela coïncide avec leurs missions et types de donation, mais elles peuvent aussi manquer de la réactivité nécessaire pour attirer les nouveaux programmeurs open source. NumFOCUS est un exemple d’une fondation 501(c)(3) qui soutient les logiciels scientifiques open source à travers des donations et  parrainages financiers. Le modèle de la fondation externe peut aider à fournir le soutien dont les logiciels scientifiques ont besoin dans un contexte d’environnement universitaire. Les fondations Alfred P. Sloan et Gordon & Betty Moore expérimentent aussi des manières de connecter les institutions universitaires avec les mainteneurs de logiciels d’analyse des données, dans le but de soutenir un écosystème ouvert et durable.




Dégooglisons Internet : on publie les chiffres !

Quelques semaines après le lancement de la 3e année de Dégooglisons (et des six nouveaux services qui l’ont accompagné), nous avons fait une photographie des statistiques d’utilisations (anonymisées, rassurez-vous ^^), afin de vous livrer un petit bilan de ce projet…

Des grands classiques qui marchent bien

On ne le cache pas, Framadate, notre alternative à Doodle, est le site le plus visité par chez nous. Avec 591 000 sondages créés depuis son lancement et plus de 1 100 sondages créés par jour, on peut dire que vous aimez planifier des choses en toute liberté !

Framapad (pour écrire collaborativement vos documents) n’est pas en reste. Mais, depuis que les pads que nous hébergeons s’effacent au bout d’un certain temps d’utilisation, il est difficile de donner des chiffres significatifs. Ah si, tiens : MyPads (qui vous permet de créer un compte pour avoir des pads permanents et d’en modérer l’accès), héberge à ce jour plus de 41 500 pads… Autant vous dire qu’on a un serveur en béton (et un admin-sys super-saiyan) !

Luc, gardant son calme face aux nombre de pads sur le serveur MyPads (allégorie) Photo CC-BY-SA Hikaru Kazushime
Luc, gardant son calme face aux nombre de pads sur le serveur MyPads (allégorie)
Photo CC-BY-SA Hikaru Kazushime

À leurs côtés, Framacalc (les feuilles de calcul collaboratives) et Framindmap (pour travailler à plusieurs sur des cartes heuristiques) feraient presque figure d’outsiders. Sauf qu’ils sont respectivement les 4e et 3e services les plus visités de notre réseau, avec plus de 105 000 comptes et 133 000 cartes heuristiques créées par vos soins sur Framindmap !

Des outils pratiques et pratiqués

Ça a été dur de choisir parmi tous les services existants. Donc on a choisi de vous en dire le plus possible. Prêt⋅e⋅s pour une liste à la Prévert (en moins poétique car plus chiffrée…) ?
Ok, c’est parti !

  • Visiblement, vous aimez dessiner sur la géographie, vu qu’il y a eu 403 comptes et plus de 5 800 cartes créées sur Framacarte.
  • Avec 5 084 comptes et 1,1 To de données synchronisées, Framadrive (notre alternative à Dropbox) affiche complet… Mais nous ne désespérons pas de trouver une solution (peut-être même qu’une est en cours de route…). Et, pour plus d’espace disque, vous pouvez toujours prendre un compte chez IndieHosters qui nous aide à maintenir ce service, ou chez un autre des CHATONS
  • Par contre, notre lecteur de flux RSS Framanews ne fera pas mieux : 500 utilisateurs et utilisatrices y synchronisent et consultent déjà plus de 10 800 flux RSS.
  • Avec 11 420 comptes créés, Framabag (l’alternative à Pocket) vous permet de conserver vos articles préférés dans la poche. Pensez à soutenir les créateurs du logiciel Wallabag en prenant directement un compte à prix modique chez eux. Vous pourrez ainsi bénéficier d’une nouvelle version majeure avec plus de fonctionnalités !

    Prenons une pause au milieu de tous ces chiffres pour admirer la carte de vos créations sur notre serveur Framinetest, une alternative à Minecraft
    Prenons une pause au milieu de tous ces chiffres pour admirer la carte de vos créations sur notre serveur Framinetest, une alternative à Minecraft
  • Framadrop est un cas particulier : cette alternative à WeTransfer (le chiffrement en plus) efface automatiquement les fichiers après que vous les aurez partagés. On ne peut donc que vous donner des instantanés ! À l’heure où nous préparons cet article, vous échangez plus de 48 000 fichiers pesant 874 Go…
  • Framapic, notre hébergeur d’images, permet lui aussi un effacement au bout de X temps. Actuellement, c’est plus de 141 800 images qui sont sur nos serveurs.
  • Frama.link raccourcit d’ores et déjà 46 900 URL (adresses web) bien trop longues, et ce, nous l’espérons, de manière aussi fiable que durable.
  • Vous aimez discuter dans vos groupes : Framateam (l’alternative à Slack et aux groupes Facebook) vient de franchir la barre des 10 000 utilisateurs et utilisatrices, se partageant pas loin de 2 770 équipes, et plus de 734 000 messages. Chez Framasoft, nous l’utilisons beaucoup, mais de là à dire que les plus bavard⋅e⋅s d’entre nous seraient à l’origine de 42 % des messages, ce serait un mensonge :p.
  • Enfin Framavox, qui vous sert à prendre des décisions en équipe, compte désormais plus de 1 500 groupes où se répartissent 3 626 personnes. Alors, c’est-y pas jubilatoire d’avoir un outil de prises de décisions transversales ?

Les petits nouveaux ne sont pas en reste !

En septembre, avant de fêter les deux ans de Dégooglisons, nous avons tout de même sorti deux services : Framinetest Édu (une alternative à Minecraft Éducation, dont vous avez vu la carte plus haut), et Framémo. Ce petit tableau pour organiser ses idées collaborativement, en direct et en ligne, remporte une fière adhésion, puisqu’en moins d’un trimestre vous avez déjà créé plus de 5 800 tableaux de notes !

Petit retour sur les chiffres des six nouvelles applications que nous avons lancées durant une folle semaine de début octobre :

  • Il y a aujourd’hui plus de 1 850 listes sur Framalistes, notre alternative à Google Groups, servant près de 1 050 emails par jour à plus de 21 500 utilisateurs et utilisatrices ;
  • Notre alternative à Evernote, Framanotes, héberge aujourd’hui plus de 3 060 comptes, dont les 12 900 notes sont chiffrées de bout en bout, ce qui fait que nous ne pouvons rien savoir de ce qu’elles contiennent ;
  • Près de 1 800 formulaires sont publiés grâce à Framaforms, l’outil qui permet de ne pas transmettre les réponses de vos questionnaires à Google Forms ;
  • Avec une moyenne de 1 000 salons d’audio/visio conférences créés par semaine, Framatalk vous libère de plus en plus de Skype (et ne nécessite aucune installation logicielle) ;
  • Plus de 4 500 d’entre vous se sont libéré⋅e⋅s (délivrééééééééééééé⋅e⋅s) de Google / Apple / Microsoft agenda en se créant un compte sur Framagenda : félicitations !
  • MyFrama, l’alternative à Del.icio.us (qui vous permet en plus de trier et conserver les adresses web des Frama-services que vous utilisez) est utilisé par plus de 2 650 personnes.

Nous n'avons par contre aucun chiffre sur votre chasse aux trolls grâce à Framatroll
Nous n’avons par contre aucun chiffre sur votre chasse aux trolls grâce à Framatroll

Tous ces chiffres nous donnent le tournis, tant ils nous enchantent et nous inquiètent.

Ils nous enchantent car ils renforcent notre conviction qu’une alternative aux services centralisateurs, intrusifs et privatifs des GAFAM est attendue et utilisée. Cela signifie qu’un nombre croissant de personnes sont conscientes des enjeux de la centralisation du web et cherchent à prendre des mesures pour protéger leurs données, leur vie numérique.

Ils nous inquiètent parce que, même si on est à des années-lumière des statistiques d’utilisation de Google et Cie, il existe une possibilité de re-centraliser et concentrer vos données personnelles, ce que nous ne voulons pas. Une initiative moins scrupuleuse que la nôtre pourrait donc en profiter pour peu qu’elle vous propose une certaine éthique, ou du chiffrement, ou du logiciel libre…

Il existe donc une nouvelle « niche de marché » pour conquérir l’or 3.0 que sont vos données, et les géants du Web sont d’ores et déjà en train de s’y attaquer (exemples ici, ou encore ).

Nous ne le répéterons jamais assez, les services que nous proposons sont des démonstrations à grande échelle, et nous ne sommes jamais autant heureux⋅ses que lorsque vous les quittez parce que :

Bref : lorsque votre passage par Framasoft vous a mené vers plus d’indépendance et de liberté dans votre vie numérique !

Le point sur les dons : l’hiver est rude !

Tous ces chiffres ne sont possibles que grâce à vos dons. Nous avons (enfin !) rattrapé notre retard afin de publier nos rapports d’activités 2014 et 2015 agrémentés des données statistiques et financières de l’association (dont les comptes sont, depuis l’exercice 2015, validés par un commissaire aux comptes). À nos yeux (et comme pour tous les membres du collectif CHATONS), la transparence n’est pas négociable : promis, nous ne prendrons pas autant de temps pour publier notre rapport sur 2016 😉

En 2015, plus de 90 % de nos ressources proviennent de votre soutien financier, qui nous offre cette indépendance et cette liberté si chères à nos yeux.

Ces dons servent principalement à financer, dé-précariser et pérenniser les 6 postes des personnes employées par Framasoft. Car, si le bénévolat est essentiel, il ne permet pas tout : la stabilité des services, les développements spécifiques, le suivi des 1 046 demandes (d’aide, de soutien technique, de réponses et d’interventions) reçues ces trois derniers mois, depuis le lancement de l’an 3 de Dégooglisons… mais aussi l’organisation et la logistique derrière tous ces projets : cela demande du temps et du savoir-faire que l’on ne peut exiger de la part de bénévoles (en tous cas, pas sans les épuiser -_-…)

Framasoft essayant d'atteindre son budget 2016 (allégorie.)
Framasoft essayant d’atteindre son budget 2016 (allégorie.)

À ce jour, nous avons du mal à boucler le budget 2016 tel que nous l’envisagions. Sur 205 000 € de budget souhaité pour 2016, nous en sommes à environ 185 000 €. Rien d’alarmant, on ne va pas mettre la clé sous la porte !

Mais de ces financements découleront directement les énergies que nous pourrons mettre dans nos projets pour cette nouvelle année : les derniers services à Dégoogliser (YouTube, Meetup, Twitter, blog, pétitions, voire le mail !), la transmission d’expérience et la promotion du collectif CHATONS, la participation au développement de solutions d’auto-hébergement… ce ne sont pas les envies qui manquent !

Alors une fois encore, nous nous permettons de vous rappeler que vous pouvez participer financièrement à nos actions, par un don ponctuel ou mensuel, déductible des impôts pour les contribuables Français. Par exemple, un don de 100€ ne vous coûtera (après déduction fiscale) que 34€.

Si vous le pouvez et le voulez, rendez-vous donc sur : Soutenir.framasoft.org

Grâce à votre soutien, vos dons et votre amour Trente nouveaux services, de belles mises à jour, Voilà déjà deux ans que nous dégooglisons, Que les vilains GAFAM nous démoralisons ! Mais pour persévérer, fragile est l’équilibre. Face aux géants du web et tous ceux qui nous pistent De nos alternatives, allongeons donc la liste… La route est longue encore, mais la voie reste libre !




Des routes et des ponts (13) – Des mécènes pour les projets open source

Chaque semaine, l’équipe Framalang vous propose la traduction d’un chapitre de Roads and Bridges de Nadia Eghbal, une enquête fouillée qui explore les problématiques des infrastructures numériques, et en particulier leur intrication avec l’écosystème open source.

Après avoir exploré dans le précédent chapitre différents types de modèles économiques adaptés aux projets open source (retrouvez ici tous les chapitres antérieurs), l’auteure examine ici les cas de projets s’appuyant sur les dons ou le mécénat : du financement participatif au soutien institutionnalisé d’une entreprise, elle analyse les avantages et les limites de chaque solution, et livre les témoignages de nombreux porteurs de projets ou contributeurs qui relatent leur expérience au cœur de projets aussi divers qu’OpenSSL, jQuery ou encore Node.js.

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Image de Rocío Lara (CC BY-SA 2.0)

Trouver des mécènes ou des donateurs pour financer un projet d’infrastructure

Traduction Framalang : goofy, dominix, Opsylac, Rozmador, lyn, Julien, Penguin, Luc, serici, pasquin, et 2 anonymes

La deuxième option pour financer des projets d’infrastructure numérique consiste à trouver des mécènes ou des donateurs. Il s’agit d’une pratique courante dans les cas de figure suivants :

  • Il n’existe pas de demande client facturable pour les services proposés par le projet.
  • Rendre l’accès payant empêcherait l’adoption (on ne pourrait pas, par exemple, faire payer l’utilisation d’un langage de programmation comme Python, car personne ne l’utiliserait ; ce serait comme si parler anglais étant payant).
  • Le projet n’a pas les moyens de financer des emplois rémunérés, ou bien il n’y a pas de volonté de la part du développeur de s’occuper des questions commerciales.
  • La neutralité et le refus de la commercialisation sont considérés comme des principes importants en termes de gouvernance.

Dans ce type de situation, un porteur de projet cherchera des mécènes qui croient en la valeur de son travail et qui sont disposés à le soutenir financièrement. À l’heure actuelle, il existe deux sources principales de financement : les entreprises de logiciel et les autres développeurs.

Le financement participatif

Certains travaux de développement obtiennent des fonds grâce à des campagnes de financement participatif (« crowdfunding ») via des plateformes telles que Kickstarter ou Indiegogo. Bountysource, le site de récompenses dont nous parlions dans un chapitre précédent, possède également une plateforme appelée Salt dédiée au financement participatif de projets open source.

Andrew Godwin, un développeur du noyau Django résidant à Londres, a ainsi réussi à récolter sur Kickstarter 17952£ (environ 21000€) de la part de 507 contributeurs, afin de financer des travaux de base de données pour Django. Le projet a été entièrement financé en moins de quatre heures.

Pour expliquer sa décision de lever des fonds pour un projet open source, Godwin écrit :

« Une quantité importante de code open source est écrit gratuitement. Cependant, mon temps libre est limité. Je dispose actuellement d’une seule journée libre par semaine pour travailler, et j’adorerais la consacrer à l’amélioration de Django, plutôt qu’à du conseil ou à de la sous-traitance.

L’objectif est double : d’une part, garantir au projet un temps de travail conséquent et au moins 80 heures environ de temps de codage ; et d’autre part prouver au monde que les logiciels open source peuvent réellement rémunérer le temps de travail des développeurs. »

À l’instar des récompenses, le financement participatif s’avère utile pour financer de nouvelles fonctionnalités, ou des développements aboutissant à un résultat clair et tangible. Par ailleurs, le financement participatif a moins d’effets pervers que les récompenses, notamment parce qu’organiser une campagne de financement demande plus d’efforts que de poster une offre de récompense, et parce que le succès du financement repose en grande partie sur la confiance qu’a le public dans la capacité du porteur de projet à réaliser le travail annoncé. Dans le cas de Godwin, il était l’un des principaux contributeurs au projet Django depuis six ans et était largement reconnu dans la communauté.

Toutefois, le financement participatif ne répond pas à la nécessité de financer les frais de fonctionnement et les frais généraux. Ce n’est pas une source de capital régulière. En outre, planifier et mettre en œuvre une campagne de financement participatif demande à chaque fois un investissement important en temps et en énergie. Enfin, les donateurs pour ces projets sont souvent eux-mêmes des développeurs ou des petites entreprises – et un porteur de projet ne peut pas éternellement aller toquer à la même porte pour financer ses projets.

Avec le recul, Godwin a commenté sa propre expérience :

« Je ne suis pas sûr que le financement participatif soit totalement compatible avec le développement open source en général ; non seulement c’est un apport ponctuel, mais en plus l’idée de rétribution est souvent inadéquate car elle nécessite de promettre quelque chose que l’on puisse garantir et décrire a priori.

S’en remettre uniquement à la bonne volonté du public, cela ne fonctionnera pas. On risque de finir par s’appuyer de manière disproportionnée sur des développeurs, indépendants ou non, à un niveau personnel – et je ne pense pas que ce soit viable. »

À côté des campagnes de financement participatif, plusieurs plateformes ont émergé pour encourager la pratique du « pourboire » (tipping en anglais) pour les contributeurs open source : cela consiste à verser une petite somme de revenu régulier à un contributeur, en signe de soutien à son travail. Deux plateformes populaires se distinguent : Patreon (qui ne se limite pas exclusivement aux contributeurs open source) et Gratipay (qui tend à fédérer une communauté plus technique).

L’idée d’un revenu régulier est alléchante, mais souffre de certains problèmes communs avec le financement participatif. On remarque notamment que les parrains (patrons ou tippers en anglais) sont souvent eux-mêmes des développeurs, avec une quantité limitée de capital à se promettre les uns aux autres. Les dons ont généralement la réputation de pouvoir financer une bière, mais pas un loyer. Gratipay rassemble 122 équipes sur sa plateforme, qui reçoivent collectivement 1000 $ par semaine, ce qui signifie qu’un projet touche en moyenne moins de 40$ par mois.

Même les très gros projets tels que OpenSSL ne généraient que 2000$ de dons annuels avant la faille Heartbleed. Comme expliqué précédemment, après Heartbleed, Steve Marquess, membre de l’équipe, a remarqué « un déferlement de soutien de la part de la base de la communauté OpenSSL » : la première vague de dons a rassemblé environ 200 donateurs pour un total de 9000$.

Marquess a remercié la communauté pour son soutien mais a également ajouté :

« Même si ces donations continuent à arriver au même rythme indéfiniment (ce ne sera pas le cas), et même si chaque centime de ces dons allait directement aux membres de l’équipe OpenSSL, nous serions encore loin de ce qu’il faudrait pour financer correctement le niveau de main-d’œuvre humaine nécessaire à la maintenance d’un projet aussi complexe et aussi crucial. Même s’il est vrai que le projet « appartient au peuple », il ne serait ni réaliste ni correct d’attendre de quelques centaines, ou même de quelques milliers d’individus seulement, qu’ils le financent à eux seuls. Ceux qui devraient apporter les vraies ressources, ce sont les entreprises lucratives et les gouvernements qui utilisent OpenSSL massivement et qui le considèrent comme un acquis. »

(À l’appui de l’argument de Marquess, les dons de la part des entreprises furent par la suite plus importants, les sociétés ayant davantage à donner que les particuliers. La plus grosse donation provint d’un fabricant de téléphone chinois, Smartisan, pour un montant de 160000$. Depuis, Smartisan a continué de faire des dons substantiels au projet OpenSSL.)

Au bout du compte, la réalité est la suivante : il y a trop de projets, tous qualitatifs ou cruciaux à leur manière, et pas assez de donateurs, pour que la communauté technique (entreprises ou individus) soit en mesure de prêter attention et de contribuer significativement à chacun d’eux.

Le mécénat d’entreprises pour les projets d’infrastructure

À plus grande échelle, dans certains cas, la valeur d’un projet devient si largement reconnue qu’une entreprise finit par recruter un contributeur pour travailler à plein temps à son développement.

John Resig est l’auteur de jQuery, une bibliothèque de programmation JavaScript qui est utilisée par près des 2/3 du million de sites web les plus visités au monde. John Resig a développé et publié jQuery en 2006, sous la forme d’un projet personnel. Il a rejoint Mozilla en 2007 en tant que développeur évangéliste, se spécialisant notamment dans les bibliothèques JavaScript.

La popularité de jQuery allant croissante, il est devenu clair qu’en plus des aspects liés au développement technique, il allait falloir formaliser certains aspects liés à la gouvernance du projet. Mozilla a alors proposé à John de travailler à plein temps sur jQuery entre 2009 et 2011, ce qu’il a fait.

À propos de cette expérience, John Resig a écrit :

« Pendant l’année et demi qui vient de s’écouler, Mozilla m’a permis de travailler à plein temps sur jQuery. Cela a abouti à la publication de 9 versions de jQuery… et à une amélioration drastique de l’organisation du projet (nous appartenons désormais à l’organisation à but non lucratif Software Freedom Conservancy, nous avons des réunions d’équipe régulières, des votes publics, fournissons des états des lieux publics et encourageons activement la participation au projet). Heureusement, le projet jQuery se poursuit sans encombre à l’heure actuelle, ce qui me permet de réduire mon implication à un niveau plus raisonnable et de participer à d’autres travaux de développement. »

Après avoir passé du temps chez Mozilla pour donner à jQuery le support organisationnel dont il avait besoin, John a annoncé qu’il rejoindrait la Khan Academy afin de se concentrer sur de nouveaux projets.

Cory Benfield, développeur Python, a suivi un chemin similaire. Après avoir contribué à plusieurs projets open source sur son temps libre, il est devenu un développeur-clé pour une bibliothèque essentielle de Python intitulée Requests. Cory Benfield note que :

« Cette bibliothèque a une importance comparable à celle de Django, dans la mesure où les deux sont des « infrastructures critiques » pour les développeurs Python. Et pourtant, avant que j’arrive sur le projet, elle était essentiellement maintenue par une seule personne. »

Benfield estime qu’il a travaillé bénévolement sur le projet environ 12 heures par semaine pendant presque quatre ans, en plus de son travail à plein temps. Personne n’était payé pour travailler sur Requests.

Pendant ce temps, HP embauchait un employé, Donald Stufft, pour se consacrer spécifiquement aux projets en rapport avec Python, un langage qu’il considère comme indispensable à ses logiciels. (Donald est le développeur cité précédemment qui est payé à plein temps pour travailler sur le packaging Python). Donald a alors convaincu son supérieur d’embaucher Cory pour qu’il travaille à temps plein sur des projets Python. Il y travaille toujours.

Les entreprises sont des acteurs tout désignés pour soutenir financièrement les projets bénévoles qu’elles considèrent comme indispensables à leurs activités, et quand des cas comme ceux de John Resig ou de Cory Benfield surviennent, ils sont chaleureusement accueillis. Cependant, il y a des complications.

Premièrement, aucune entreprise n’est obligée d’embaucher quelqu’un pour travailler sur des projets en demande de soutien ; ces embauches ont tendance à advenir par hasard de la part de mécènes bienveillants. Et même une fois qu’un employé est embauché, il y a toujours la possibilité de perdre ce financement, notamment parce que l’employé ne contribue pas directement au résultat net de l’entreprise. Une telle situation est particulièrement périlleuse si la viabilité d’un projet dépend entièrement d’un seul contributeur employé à plein temps. Dans le cas de Requests, Cory est le seul contributeur à plein temps (on compte deux autres contributeurs à temps partiel, Ian Cordasco et Kenneth Reitz).

Une telle situation s’est déjà produite dans le cas de « rvm », un composant critique de l’infrastructure Ruby. Michal Papis, son auteur principal, a été engagé par Engine Yard entre 2011 et 2013 pour soutenir le développement de rvm. Mais quand ce parrainage s’est terminé, Papis a dû lancer une campagne de financement participatif pour continuer de financer le développement de rvm.

Le problème, c’est que cela ne concernait pas seulement rvm. Engine Yard avait embauché plusieurs mainteneurs de projets d’infrastructure Ruby, qui travaillaient notamment sur JRuby, Ruby on Rails 3 et bundler. Quand les responsables d’Engine Yard ont été obligés de faire le choix réaliste qui s’imposait pour la viabilité de leur entreprise, c’est-à-dire réduire leur soutien financier, tous ces projets ont perdu leurs mainteneurs à temps plein, et presque tous en même temps.

L’une des autres craintes est qu’une entreprise unique finisse par avoir une influence disproportionnée sur un projet, puisqu’elle en est de facto le seul mécène. Cory Benfield note également que le contributeur ou la contributrice lui-même peut avoir une influence disproportionnée sur le projet, puisqu’il ou elle dispose de beaucoup plus de temps que les autres pour faire des contributions. De fait, une telle décision peut même être prise par une entreprise et un mainteneur, sans consulter le reste de la communauté du projet.

On peut en voir un exemple avec le cas d’Express.js, un framework important pour l’écosystème Node.js. Quand l’auteur du projet a décidé de passer à autre chose, il en a transféré les actifs (en particulier le dépôt du code source et le nom de domaine) à une société appelée StrongLoop dont les employés avaient accepté de continuer à maintenir le projet. Cependant StrongLoop n’a pas fourni le soutien qu’attendait la communauté, et comme les employés de StrongLoop étaient les seuls à avoir un accès administrateur, il est devenu difficile pour la communauté de faire des contributions. Doug Wilson, l’un des principaux mainteneurs (non-affilié à StrongLoop), disposait encore d’un accès commit et a continué de traiter la charge de travail du projet, essayant tant bien que mal de tout gérer à lui seul.

Après l’acquisition de StrongLoop par IBM, Doug déclara que StrongLoop avait bel et bien tué la communauté des contributeurs.

« Au moment où on est passé à StrongLoop, il y avait des membres actifs comme @Fishrock123 qui travaillaient à créer… de la documentation. Et puis tout à coup, je me suis retrouvé tout seul à faire ça sur mon temps libre alors que les demandes de support ne faisaient que se multiplier… et pendant tout ce temps, je me suis tué à la tâche, je me suis engagé pour le compte StrongLoop. Quoi qu’il arrive, jamais plus je ne contribuerai à aucun dépôt logiciel appartenant à StrongLoop. »

Finalement, le projet Express.js a été transféré de StrongLoop à la fondation Node.js, qui aide à piloter des projets appartenant à l’écosystème technologique Node.js.

En revanche, pour les projets open source qui ont davantage d’ampleur et de notoriété, il n’est pas rare d’embaucher des développeurs. La Fondation Linux a fait savoir, par exemple, que 80% du développement du noyau Linux est effectué par des développeurs rémunérés pour leur travail. La fondation Linux emploie également des Fellows [« compagnons » selon un titre consacré, NdT] payés pour travailler à plein temps sur les projets d’infrastructure, notamment Greg Kroah-Hartman, un développeur du noyau Linux, et Linus Torvalds lui-même, le créateur de Linux.




Des routes et des ponts (12) – en quête de modèle économique

Dans notre projet de traduction de l’ouvrage de Nadia Eghbal Roads and Bridges (tous les épisodes déjà traduits), nous abordons aujourd’hui une section importante consacrée aux modes de financement de ce qu’elle appelle l’infrastructure numérique et qui est comme l’épine dorsale de du monde informatique.

Elle donne ici un aperçu avec quelques exemples significatifs des trois principales voies explorées avec des succès variables par les développeurs et les entreprises : l’incitation par des récompenses, la monétisation par des services et le recours à des licences open source hybrides, en partie payantes…

Des modèles économiques pour les infrastructures numériques

Traduction Framalang : Piup, xi, Penguin, Bidouille, Lumibd, Opsylac, goofy

Certains aspects des infrastructures numériques peuvent fonctionner dans un contexte concurrentiel. Les bases de données et les services d’hébergement, par exemple, sont souvent des affaires profitables, bien financées, parce qu’elles peuvent faire payer l’accès. Tout comme l’accès à l’eau ou à l’électricité, l’accès à un serveur ou à une base de données peut être mesuré, facturé, et fermé si les honoraires ne sont pas réglés.

Heroku (mentionné au début de ce rapport) et Amazon Web Services sont deux exemples notables de plateformes qui vendent des services d’infrastructure numérique à des développeurs logiciels contre une redevance (à noter qu’aucun des deux n’est un projet open source). Des projets open source similaires, à ce niveau d’infrastructure, tels que OpenStack (une plate-forme concurrente d’Amazon Web Services) ou MySQL (une base de données), ont trouvé leurs assises dans des entreprises. OpenStack est financé par un consortium d’entreprises, et MySQL a été racheté par Oracle.

Une partie de ce qui rend ces services financièrement attractifs, c’est l’absence de « bruit ». Pour un seul logiciel, un développeur utilise parfois 20 bibliothèques différentes, avec chacune des fonctions différentes, mais il n’a besoin que d’une seule base de données. En conséquence, les projets à succès ont plus de chances d’obtenir l’attention et le soin dont ils ont besoin.

Il existe une autre façon utile de cerner les infrastructures que l’on peut facturer : s’il y a un risque immédiat de défaillance, alors il y a probablement un modèle économique. En d’autres termes, un serveur peut subir des interruptions de service inattendues, tout comme l’électricité peut sauter à l’improviste, mais un langage de programmation ne « casse » ni n’a des périodes d’indisponibilités de cette même façon, parce qu’il s’agit d’un système d’information.

Pour ce genre de projets open source, le modèle économique a tendance à se focaliser sur la recherche de services ou d’assistance facturables. Cela fonctionne pour les projets qui bénéficient d’un usage significatif par les entreprises, en particulier quand il s’agit d’un problème techniquement complexe, ou lorsqu’une entreprise a besoin qu’une fonction soit développée.

Récompenses

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Logo de Bountysource

À petite échelle, des gens ou des entreprises promettent parfois des « récompenses » d’ordre pécuniaire pour l’atteinte de certains objectifs de développement.
Par exemple, IBM demande régulièrement de nouvelles fonctionnalités pour divers projets par le biais d’un site web appelé Bountysource, offrant jusqu’à 5 000 $ par tâche. Bountysource est une plateforme populaire pour trouver et proposer des récompenses ; elle compte plus de 26 000 membres. 120 récompenses aident à régler les problèmes précédemment mentionnés liés aux simples dons à un projet. Comme les récompenses sont clairement liées à un résultat, l’argent va être utilisé. En revanche, les récompenses peuvent avoir des effets pervers pour l’incitation à contribuer à un projet.
Les récompenses peuvent dicter quel travail sera ou ne sera pas effectué, et parfois ce travail n’est pas en phase avec les priorités d’un projet. Il peut aussi introduire du bruit dans le système : par exemple, une entreprise peut offrir une forte récompense pour une fonctionnalité que les propriétaires du projet ne considèrent pas comme importante.

Du côté des contributeurs, des personnes extérieures sans connaissances sur un projet peuvent y participer seulement pour obtenir la récompense, puis le quitter. Ou bien elles peuvent bâcler le travail requis, parce qu’elles essaient d’obtenir des récompenses. Enfin, les récompenses peuvent être une façon appropriée de financer de nouvelles fonctionnalités ou des problèmes importants, mais sont moins pratiques lorsqu’il s’agit de financer des opérations continues, comme le service client ou la maintenance.

Jeff Atwood, le créateur de Stack Overflow, a remarqué les problèmes suivants avec les programmes de récompenses, en particulier en ce qui concerne la sécurité :

L’un des effets pervers de cette tendance à attribuer des récompenses pour les rapports de bugs est que cela n’attire pas seulement de véritables programmeurs intéressés par la sécurité, mais aussi tous les gens intéressés par l’argent facile. Nous avons reçu trop de rapports de bugs de sécurité « sérieux » qui n’avaient qu’une importance très faible. Et nous devons les traiter, parce qu’ils sont « sérieux », n’est-ce pas ? Malheureusement, beaucoup d’entre eux ne représentent qu’un gaspillage de temps… Ce genre d’incitation me semble mauvais. Même si je sais que la sécurité est extrêmement importante, je vois ces interactions avec de plus en plus d’inquiétude parce qu’elles me créent beaucoup de travail et que le retour sur investissement est très faible.

Services

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Photo par Rich Bowen (CC BY 2.0)

À une plus vaste échelle, un des exemples bien connus et les plus souvent cités de modèle économique open source, c’est Red Hat, l’entreprise dont nous avons déjà parlé, qui propose une assistance, des sessions de formation et autres services à des entreprises qui utilisent Linux. Red Hat a été fondée en 1993, il s’agit d’une entreprise cotée en bourse avec un chiffre d’affaires déclaré de 2 milliards de dollars par an.

Bien que Red Hat ait connu un succès fantastique d’un point de vue financier, nombreux sont ceux qui soulignent qu’il s’agit d’une anomalie qui n’aura pas de lendemains. Red Hat a bénéficié de l’avantage du premier arrivé dans son domaine technologique. Matt Asay, un journaliste spécialisé en open source, a remarqué que Red Hat utilise un ensemble unique de licences et brevets pour protéger ses parts de marché. Asay, qui auparavant était un fervent défenseur des entreprises open source, est maintenant persuadé que certaines licences propriétaires sont nécessaires pour faire sérieusement des affaires. Matthew Aslet du 451 Group, un organisme de recherche, a découvert lui aussi que la plupart des entreprises open source qui réussissent utilisent en fait un type ou un autre de licence commerciale.

Docker, déjà mentionné plus haut, est un projet open source qui aide les applications à fonctionner efficacement. C’est l’exemple le plus récent d’entreprise qui s’inspire de ce modèle. Docker a levé 180 millions de dollars en capital-risque auprès d’investisseurs, avec une valorisation d’un milliard de dollars de la part d’investisseurs privés. Comme sa part de marché s’est accrue, Docker a commencé à proposer des services d’assistance au niveau des entreprises. Mais sans solides revenus, Docker pourrait n’être qu’un exemple de plus de capital-risque qui fait un investissement dans une entreprise d’infrastructure leader sur son marché, mais qui réalise des pertes.

À petite échelle, beaucoup de développeurs proposent des services de consultants pour pouvoir financer leur travail. Hoodie est un framework poids plume qui repose sur Node et qui a réussi dans les services de consultants.

Hoodie lui-même est un projet open source. Plusieurs mainteneurs gagnent leur vie grâce à la boutique de l’entreprise, Neighbourhoodie, qui propose des services de développement logiciel. Bien que Neighbourhoodie se spécialise dans le framework de Hoodie, ce dernier est encore un projet plutôt jeune, de sorte que certaines parties de son travail proviennent de pojets qui ne sont pas lié à Hoodie. Dans le cas de Hoodie, le modèle de services choisi est censé payer le salaire de plusieurs mainteneurs, plutôt que de viser une stratégie d’entreprise de l’échelle de Red Hat.

Le conseil est une option viable pour les développeurs indépendants, s’il y a suffisamment de gens qui utilisent le projet qui sont d’accord et ont assez d’argent pour payer de l’aide supplémentaire. Mais à petite échelle, cela peut aussi les empêcher d’améliorer le projet lui-même, puisque les deux personnes au plus qui le maintiennent passent désormais leur temps à développer leur affaire et à fournir des services qui peuvent ou non être en accord avec les besoins du projet en termes de maintenance.

Aspirer à une activité de consultant peut aussi entrer en contradiction avec l’objectif de rendre le produit facile à utiliser et à appréhender, ce qui est bien dans l’esprit de l’open source. Twisted, la bibliothèque Python déjà citée, a mentionné un témoignage plein d’humour de l’un de ses utilisateurs, une entreprise nommée Mailman : « Les gars, vous avez un gros problème, parce que c’était vraiment trop facile ! Comment vous comptez vous faire un paquet d’argent juste avec du conseil ? 🙂 »

En fin de compte, le « modèle économique » pour un projet open source n’est pas très différent du simple travail indépendant.

Licences payantes

Certains développeurs ont l’impression que mettre les projets sous licence serait une solution au moins partielle aux problèmes de financement de l’open source. Si les projets open source sont fortement utilisés, pourquoi ne pas les facturer ? Ces « licences payantes » ne sont techniquement pas des licences open source, selon la définition de l’open source Initiative. Il s’agit plutôt d’initiatives qui tentent d’apporter un équilibre entre le besoin très concret de travail rémunéré et le désir de rendre le code accessible au public. Ce type de code peut être appelé « à source visible » ou «  à source disponible ». Fair Source, par exemple, se décrit lui-même comme «  [offrant] certains des avantages de l’open source tout en préservant la possibilité de faire payer pour le logiciel. »

La licence Fair Source fut créée en novembre 2015 par une entreprise appelée Sourcegraph pour répondre au besoin de licence payante. Les termes de la licence ont été rédigés par Heather Meeker, un juriste qui a également travaillé dans l’équipe principale de la Mozilla Public License v2.0. Avec la licence Fair Source, on peut librement consulter, télécharger, exécuter et modifier le code, jusqu’à un certain nombre d’utilisateurs par organisation. Une fois cette limite dépassée, l’organisation doit payer un forfait de licence, dont le montant est déterminé par l’éditeur. En d’autres termes, le code Fair Source est gratuit pour un usage personnel et pour les PME, mais fournit une base légale pour facturer les cas de plus gros usages commerciaux.

L’annonce par Sourcegraph de la création de la licence Fair Source, qu’ils utilisent maintenant eux-mêmes, a provoqué un débat animé sur la monétisation de l’open source. (Il est à noter qu’un mouvement similaire autour du « shareware », logiciel propriétaire gratuit, avait émergé avec un certain succès populaire dans les années 1980).
Mike Perham, l’un des mainteneurs de Sidekiq, un outil populaire pour le développement en Ruby, a aussi récemment suggéré aux contributeurs et contributrices open source d’utiliser une «  licence duale » pour monétiser leur travail, faisant payer les entreprises l’accès à une licence MIT permissive plutôt qu’une licence AGPL plus restrictive qui impose l’attribution. Sa théorie est qu’en faisant d’AGPL la licence par défaut, « les entreprises vont payer pour l’éviter. »
Pour justifier cette idée, Perham a rappelé à son public :

«  Souvenez-vous : logiciel open source ne signifie pas logiciel gratuit. Ce n’est pas parce que l’on peut consulter la source sur GitHub que tout le monde peut l’utiliser et en faire n’importe quoi. Il n’y a aucune raison pour laquelle vous ne pourriez pas donner l’accès à votre code mais aussi faire payer pour son utilisation. Tant que vous possédez le code, vous avez le droit d’y attribuer la licence que vous voulez.
…[La] réalité, c’est que la plupart des petits projets open source dépendent d’une seule personne qui fait 95 % du travail. Si c’est votre cas, soyez reconnaissants envers les gens qui vous aident gratuitement mais ne vous sentez pas coupable de garder 100 % du revenu. »

Faire payer les entreprises offre une autre possibilité aux développeurs et développeuses qui souhaitent poursuivre leur travail, en particulier s’il n’y a qu’une ou deux personnes pour maintenir un projet actif. Cependant, tous les projets ne peuvent pas faire payer pour le travail fourni, en particulier les projets plus vieux, ou les projets d’infrastructure qui ressemblent plus à des biens publics qu’à des produits de consommation, comme les langages de programmation.

Même si les licences payantes peuvent fonctionner pour certains scénarios, ce modèle est aussi pour beaucoup en opposition avec l’énorme valeur sociale offerte par l’open source, qui suggère que lorsque le logiciel est libre, l’innovation suit.

L’objectif ne devrait pas être le retour à une société qui repose sur les logiciels fermés, où le progrès et la créativité sont limités, mais de soutenir de façon durable un écosystème public dans lequel le logiciel peut être créé et distribué librement.




Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation Nationale

Cet article vise à clarifier la position de Framasoft, sollicitée à plusieurs reprises par le Ministère de l’Éducation Nationale ces derniers mois. Malgré notre indignation, il ne s’agit pas de claquer la porte, mais au contraire d’en ouvrir d’autres vers des acteurs qui nous semblent plus sincères dans leur choix du libre et ne souhaitent pas se cacher derrière une « neutralité et égalité de traitement » complètement biaisée par l’entrisme de Google, Apple ou Microsoft au sein de l’institution.

Pour commencer

Une technologie n’est pas neutre, et encore moins celui ou celle qui fait des choix technologiques. Contrairement à l’affirmation de la Ministre de l’Éducation Mme Najat Vallaud-Belkacem, une institution publique ne peut pas être « neutre technologiquement », ou alors elle assume son incompétence technique (ce qui serait grave). En fait, la position de la ministre est un sophisme déjà bien ancien ; c’est celui du Gorgias de Platon qui explique que la rhétorique étant une technique, il n’y en a pas de bon ou de mauvais usage, elle ne serait qu’un moyen.

Or, lui oppose Socrate, aucune technique n’est neutre : le principe d’efficacité suppose déjà d’opérer des choix, y compris économiques, pour utiliser une technique plutôt qu’une autre ; la possession d’une technique est déjà en soi une position de pouvoir ; enfin, rappelons l’analyse qu’en faisait Jacques Ellul : la technique est un système autonome qui impose des usages à l’homme qui en retour en devient addict. Même s’il est consternant de rappeler de tels fondamentaux à ceux qui nous gouvernent, tout choix technologique suppose donc une forme d’aliénation. En matière de logiciels, censés servir de supports dans l’Éducation Nationale pour la diffusion et la production de connaissances pour les enfants, il est donc plus qu’évident que choisir un système plutôt qu’un autre relève d’une stratégie réfléchie et partisane.

Le tweet confondant neutralité logicielle et choix politique.
Le tweet confondant neutralité logicielle et choix politique.

Un système d’exploitation n’est pas semblable à un autre, il suffit pour cela de comparer les deux ou trois principaux OS du marché (privateur) et les milliers de distributions GNU/Linux, pour comprendre de quel côté s’affichent la créativité et l’innovation. Pour les logiciels en général, le constat est le même : choisir entre des logiciels libres et des logiciels privateurs implique une position claire qui devrait être expliquée. Or, au moins depuis 1997, l’entrisme de Microsoft dans les organes de l’Éducation Nationale a abouti à des partenariats et des accords-cadres qui finirent par imposer les produits de cette firme dans les moindres recoins, comme s’il était naturel d’utiliser des solutions privatrices pour conditionner les pratiques d’enseignement, les apprentissages et in fine tous les usages numériques. Et ne parlons pas des coûts que ces marchés publics engendrent, même si les solutions retenues le sont souvent, au moins pour commencer, à « prix cassé ».

Depuis quelque temps, au moins depuis le lancement de la première vague de son projet Degooglisons Internet, Framasoft a fait un choix stratégique important : se tourner vers l’éducation populaire, avec non seulement ses principes, mais aussi ses dynamiques propres, ses structures solidaires et les valeurs qu’elle partage. Nous ne pensions pas que ce choix pouvait nous éloigner, même conceptuellement, des structures de l’Éducation Nationale pour qui, comme chacun le sait, nous avons un attachement historique. Et pourtant si… Une rétrospective succincte sur les relations entre Microsoft et l’Éducation Nationale nous a non seulement donné le tournis mais a aussi occasionné un éclair de lucidité : si, malgré treize années d’(h)activisme, l’Éducation Nationale n’a pas bougé d’un iota sa préférence pour les solutions privatrices et a même radicalisé sa position récemment en signant un énième partenariat avec Microsoft, alors nous utiliserions une partie des dons, de notre énergie et du temps bénévole et salarié en pure perte dans l’espoir qu’il y ait enfin une position officielle et des actes concrets en faveur des logiciels libres. Finalement, nous en sommes à la fois indignés et confortés dans nos choix.

Extrait de l'accord-Cadre MS-EN novembre 2015
Extrait de l’accord-Cadre MS-EN novembre 2015

L’Éducation Nationale et Microsoft, une (trop) longue histoire

En France, les rapports qu’entretient le secteur de l’enseignement public avec Microsoft sont assez anciens. On peut remonter à la fin des années 1990 où eurent lieu les premiers atermoiements à l’heure des choix entre des solutions toutes faites, clés en main, vendues par la société Microsoft, et des solutions de logiciels libres, nécessitant certes des efforts de développement mais offrant à n’en pas douter, des possibilités créatrices et une autonomie du service public face aux monopoles économiques. Une succession de choix délétères nous conduisent aujourd’hui à dresser un tableau bien négatif.

Dans un article paru dans Le Monde du 01/10/1997, quelques mois après la réception médiatisée de Bill Gates par René Monory, alors président du Sénat, des chercheurs de l’Inria et une professeure au CNAM dénonçaient la mainmise de Microsoft sur les solutions logicielles retenues par l’Éducation Nationale au détriment des logiciels libres censés constituer autant d’alternatives fiables au profit de l’autonomie de l’État face aux monopoles américains. Les mots ne sont pas tendres :

(…) Microsoft n’est pas la seule solution, ni la meilleure, ni la moins chère. La communauté internationale des informaticiens développe depuis longtemps des logiciels, dits libres, qui sont gratuits, de grande qualité, à la disposition de tous, et certainement beaucoup mieux adaptés aux objectifs, aux besoins et aux ressources de l’école. Ces logiciels sont largement préférés par les chercheurs, qui les utilisent couramment dans les contextes les plus divers, et jusque dans la navette spatiale. (…) On peut d’ailleurs, de façon plus générale, s’étonner de ce que l’administration, et en particulier l’Éducation Nationale, préfère acheter (et imposer à ses partenaires) des logiciels américains, plutôt que d’utiliser des logiciels d’origine largement européenne, gratuits et de meilleure qualité, qui préserveraient notre indépendance technologique.

L’année suivante, en octobre 1998, le Ministère de l’Éducation Nationale signe avec l’AFUL un accord-cadre pour l’exploitation, le développement et l’expertise de solutions libres dans les établissements. Le Ministère organise même en juillet 1999 une Université d’été « La contribution des logiciels et ressources libres à l’amélioration de l’environnement de travail des enseignants et des élèves sur les réseaux ».

Microsoft : Do you need a backdoor ?
Microsoft : Do you need a backdoor ?

D’autres témoignages mettent en lumière des tensions entre logiciels libres et logiciels privateurs dans les décisions d’équipement et dans les intentions stratégiques de l’Éducation Nationale au tout début des années 2000. En revanche, en décembre 2003, l’accord-cadre1 Microsoft et le Ministère de l’Éducation Nationale change radicalement la donne et propose des solutions clés en main intégrant trois aspects :

  • tous les établissements de l’Éducation Nationale sont concernés, des écoles primaires à l’enseignement supérieur ;
  • le développement des solutions porte à la fois sur les systèmes d’exploitation et la bureautique, c’est-à-dire l’essentiel des usages ;
  • la vente des logiciels se fait avec plus de 50% de remise, c’est-à-dire avec des prix résolument tirés vers le bas.

Depuis lors, des avenants à cet accord-cadre sont régulièrement signés. Comme si cela ne suffisait pas, certaines institutions exercent leur autonomie et établissent de leur côté des partenariats « en surplus », comme l’Université Paris Descartes le 9 juillet 2009, ou encore les Villes, comme Mulhouse qui signe un partenariat Microsoft dans le cadre de « plans numériques pour l’école », même si le budget est assez faible comparé au marché du Ministère de l’Éducation.

Il serait faux de prétendre que la société civile ne s’est pas insurgée face à ces accords et à l’entrisme de la société Microsoft dans l’enseignement. On ne compte plus les communiqués de l’April (souvent conjoints avec d’autres associations du Libre) dénonçant ces pratiques. Bien que des efforts financiers (discutables) aient été faits en faveur des logiciels libres dans l’Éducation Nationale, il n’en demeure pas moins que les pratiques d’enseignement et l’environnement logiciel des enfants et des étudiants sont soumis à la microsoftisation des esprits, voire une Gafamisation car la firme Microsoft n’est pas la seule à signer des partenariats dans ce secteur. Le problème ? Il réside surtout dans le coût cognitif des outils logiciels qui, sous couvert d’apprentissage numérique, enferme les pratiques dans des modèles privateurs : « Les enfants qui ont grandi avec Microsoft, utiliseront Microsoft ».

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Et si c’était MacDonald’s qui rentrait dans les cantines scolaires…? Les habitudes malsaines peuvent se prendre dès le plus jeune âge.

On ne saurait achever ce tableau sans mentionner le plus récent partenariat Microsoft-EN signé en novembre 2015 et vécu comme une véritable trahison par, entre autres, beaucoup d’acteurs du libre. Il a en effet été signé juste après la grande consultation nationale pour le Projet de Loi Numérique porté par la ministre Axelle Lemaire. La consultation a fait ressortir un véritable plébiscite en faveur du logiciel libre dans les administrations publiques et des amendements ont été discutés dans ce sens, même si le Sénat a finalement enterré l’idée. Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du logiciel libre ont cru déceler chez nombre d’élus une oreille attentive, surtout du point de vue de la souveraineté numérique de l’État. Pourtant, la ministre Najat Vallaud-Belkacem a finalement décidé de montrer à quel point l’Éducation Nationale ne saurait être réceptive à l’usage des logiciels libre en signant ce partenariat, qui constitue, selon l’analyse par l’April des termes de l’accord, une « mise sous tutelle de l’informatique à l’école » par Microsoft.

Entre libre-washing et méthodes douteuses

Pour être complète, l’analyse doit cependant rester honnête : il existe, dans les institutions de l’Éducation Nationale des projets de production de ressources libres. On peut citer par exemple le projet EOLE (Ensemble Ouvert Libre Évolutif), une distribution GNU/Linux basée sur Ubuntu, issue du Pôle de compétence logiciel libre, une équipe du Ministère de l’Éducation Nationale située au rectorat de l’académie de Dijon. On peut mentionner le projet Open Sankoré, un projet de développement de tableau interactif au départ destiné à la coopération auprès de la Délégation Interministérielle à l’Éducation Numérique en Afrique (DIENA), repris par la nouvelle Direction du numérique pour l’éducation (DNE) du Ministère de l’EN, créée en 2014. En ce qui concerne l’information et la formation des personnels, on peut souligner certaines initiatives locales comme le site Logiciels libres et enseignement de la DANE (Délégation Académique au Numérique Éducatif) de l’académie de Versailles. D’autres projets sont parfois maladroits comme la liste de « logiciels libres et gratuits » de l’académie de Strasbourg, qui mélange allègrement des logiciels libres et des logiciels privateurs… pourvus qu’ils soient gratuits.

Les initiatives comme celles que nous venons de recenser se comptent néanmoins sur les doigts des deux mains. En pratique, l’environnement des salles informatiques des lycées et collèges reste aux couleurs Microsoft et les tablettes (réputées inutiles) distribuées çà et là par villes et départements, sont en majorité produites par la firme à la pomme2. Les enseignants, eux, n’ayant que très rarement voix au chapitre, s’épuisent souvent à des initiatives en classe fréquemment isolées bien que créatives et efficaces. Au contraire, les inspecteurs de l’Éducation Nationale sont depuis longtemps amenés à faire la promotion des logiciels privateurs quand ils ne sont pas carrément convoqués chez Microsoft.

Convocation Inspecteurs de l'EN chez Microsoft
Convocation Inspecteurs de l’EN chez Microsoft

L’interprétation balance entre deux possibilités. Soit l’Éducation Nationale est composée exclusivement de personnels incohérents prêts à promouvoir le logiciel libre partout mais ne faisant qu’utiliser des suites Microsoft. Soit des projets libristes au sein de l’Éducation Nationale persistent à exister, composés de personnels volontaires et motivés, mais ne s’affichent que pour mieux mettre en tension les solutions libres et les solutions propriétaires. Dès lors, comme on peut s’attendre à ce que le seul projet EOLE ne puisse assurer toute une migration de tous les postes de l’EN à un système d’exploitation libre, il est logique de voir débouler Microsoft et autres sociétés affiliées présentant des solutions clés en main et économiques. Qu’a-t-on besoin désormais de conserver des développeurs dans la fonction publique puisque tout est pris en charge en externalisant les compétences et les connaissances ? Pour que cela ne se voie pas trop, on peut effectivement s’empresser de mettre en avant les quelques deniers concédés pour des solutions libres, parfois portées par des sociétés à qui on ne laisse finalement aucune chance, telle RyXéo qui proposait la suite Abulédu.

Finalement, on peut en effet se poser la question : le libre ne serait-il pas devenu un alibi, voire une caution bien mal payée et soutenue au plus juste, pour légitimer des solutions privatrices aux coûts exorbitants ? Les décideurs, DSI et autres experts, ne préfèrent-ils pas se reposer sur un contrat Microsoft plutôt que sur le management de développeurs et de projets créatifs ? Les solutions les plus chères sont surtout les plus faciles.

Plus faciles, mais aussi plus douteuses ! On pourra en effet se pencher à l’envi sur les relations discutables entre certains cadres de Microsoft France et leurs postes occupés aux plus hautes fonctions de l’État, comme le montrait le Canard Enchaîné du 30 décembre 2015. Framasoft se fait depuis longtemps l’écho des manœuvres de Microsoft sans que cela ne soulève la moindre indignation chez les décideurs successifs au Ministère3. On peut citer, pêle-mêle :

Cette publicité est un vrai tweet Microsoft. Oui. Cliquez sur l'image pour lire l'article de l'APRIL à ce sujet.
Cette publicité est un vrai tweet Microsoft. Oui.
Cliquez sur l’image pour lire l’article de l’APRIL à ce sujet.

 

Du temps et de l’énergie en pure perte

« Vous n’avez qu’à proposer », c’est en substance la réponse balourde par touittes interposés de Najat Vallaud-Belkacem aux libristes qui dénonçaient le récent accord-cadre signé entre Microsoft et le Ministère. Car effectivement, c’est bien la stratégie à l’œuvre : alors que le logiciel libre suppose non seulement une implication forte des décideurs publics pour en adopter les usages, son efficience repose également sur le partage et la contribution. Tant qu’on réfléchit en termes de pure consommation et de fournisseur de services, le logiciel libre n’a aucune chance. Il ne saurait être adopté par une administration qui n’est pas prête à développer elle-même (ou à faire développer) pour ses besoins des logiciels libres et pertinents, pas plus qu’à accompagner leur déploiement dans des milieux qui ne sont plus habitués qu’à des produits privateurs prêts à consommer.

Au lieu de cela, les décideurs s’efforcent d’oublier les contreparties du logiciel libre, caricaturent les désavantages organisationnels des solutions libres et légitiment la Microsoft-providence pour qui la seule contrepartie à l’usage de ses logiciels et leur « adaptation », c’est de l’argent… public. Les conséquences en termes de hausses de tarifs des mises à jour, de sécurité, de souveraineté numérique et de fiabilité, par contre, sont des sujets laissés vulgairement aux « informaticiens », réduits à un débat de spécialistes dont les décideurs ne font visiblement pas partie, à l’instar du Ministère de la défense lui aussi aux prises avec Microsoft.

Comme habituellement il manque tout de même une expertise d’ordre éthique, et pour peu que des compétences libristes soient nécessaires pour participer au libre-washing institutionnel, c’est vers les associations que certains membres de l’Éducation Nationale se tournent. Framasoft a bien souvent été démarchée soit au niveau local pour intervenir dans des écoles / collèges / lycées afin d’y sensibiliser au Libre, soit pour collaborer à des projets très pertinents, parfois même avec des possibilités de financement à la clé. Ceci depuis les débuts de l’association qui se présente elle-même comme issue du milieu éducatif.

Témoignage usage de Framapad à l'école
Témoignage : usage de Framapad à l’école

Depuis plus de dix ans Framasoft intervient sur des projets concrets et montre par l’exemple que les libristes sont depuis longtemps à la fois forces de proposition et acteurs de terrain, et n’ont rien à prouver à ceux qui leur reprocheraient de se contenter de dénoncer sans agir. Depuis deux décennies des associations comme l’April ont impulsé des actions, pas seulement revendicatrices mais aussi des conseils argumentés, de même que l’AFUL (mentionnée plus haut). Las… le constat est sans appel : l’Éducation Nationale a non seulement continué à multiplier les relations contractuelles avec des firmes comme Microsoft, barrant la route aux solutions libres, mais elle a radicalisé sa position en novembre 2015 en un ultime pied de nez à ces impertinentes communautés libristes.

Nous ne serons pas revanchards, mais il faut tout de même souligner que lorsque des institutions publiques démarchent des associations composées de membres bénévoles, les tâches demandées sont littéralement considérées comme un dû, voire avec des obligations de rendement. Cette tendance à amalgamer la soi-disant gratuité du logiciel libre et la soi-disant gratuité du temps bénévole des libristes, qu’il s’agisse de développement ou d’organisation, est particulièrement détestable.

Discuter au lieu de faire

brick-in-the-wall

À quelles demandes avons-nous le plus souvent répondu ? Pour l’essentiel, il s’agit surtout de réunions, de demandes d’expertises dont les résultats apparaissent dans des rapports, de participation plus ou moins convaincante (quand il s’agit parfois de figurer comme caution) à des comités divers, des conférences… On peut discuter de la pertinence de certaines de ces sollicitations tant les temporalités de la réflexion et des discours n’ont jamais été en phase avec les usages et l’évolution des pratiques numériques.

Le discours de Framasoft a évolué en même temps que grandissait la déception face au décalage entre de timides engagements en faveur du logiciel libre et des faits attestant qu’à l’évidence le marché logiciel de l’Éducation Nationale était structuré au bénéfice des logiques privatrices. Nous en sommes venus à considérer que…

  • si, en treize ans de sensibilisation des enseignants et des décideurs, aucune décision publique n’a jamais assumé de préférence pour le logiciel libre ;
  • si, en treize ans, le discours institutionnel s’est même radicalisé en défaveur du Libre : en 2003, le libre n’est « pas souhaitable » ; en 2013 le libre et les formats ouverts pourraient causer des « difficultés juridiques » ; en 2016, le libre ne pourra jamais être prioritaire malgré le plébiscite populaire4

…une association comme Framasoft ne peut raisonnablement continuer à utiliser l’argent de ses donateurs pour dépenser du temps bénévole et salarié dans des projets dont les objectifs ne correspondent pas aux siens, à savoir la promotion et la diffusion du Libre.

Par contre, faire la nique à Microsoft en proposant du Serious Gaming éducatif, ça c'est concret !
Par contre, faire la nique à Microsoft en proposant du Serious Gaming éducatif, ça c’est concret !

L’éducation populaire : pas de promesses, des actes

Framasoft s’est engagée depuis quelque temps déjà dans une stratégie d’éducation populaire. Elle repose sur les piliers suivants :

  • social : le mouvement du logiciel libre est un mouvement populaire où tout utilisateur est créateur (de code, de valeur, de connaissance…) ;
  • technique : par le logiciel libre et son développement communautaire, le peuple peut retrouver son autonomie numérique et retrouver savoirs et compétences qui lui permettront de s’émanciper ;
  • solidaire : le logiciel libre se partage, mais aussi les compétences, les connaissances et même les ressources. Le projet CHATONS démontre bien qu’il est possible de renouer avec des chaînes de confiance en mobilisant des structures au plus proche des utilisateurs, surtout si ces derniers manquent de compétences et/ou d’infrastructures.

Quelles que soient les positions institutionnelles, nous sommes persuadés qu’en collaborant avec de petites ou grandes structures de l’économie sociale et solidaire (ESS), avec le monde culturel en général, nous touchons bien plus d’individus. Cela sera également bien plus efficace qu’en participant à des projets avec le Ministère de l’Éducation Nationale, qui se révèlent n’avoir au final qu’une portée limitée. Par ailleurs, nous sommes aussi convaincus que c’est là le meilleur moyen de toucher une grande variété de publics, ceux-là mêmes qui s’indigneront des pratiques privatrices de l’Éducation Nationale.

Néanmoins, il est vraiment temps d’agir, car même le secteur de l’ESS commence à se faire « libre-washer » et noyauter par Microsoft : par exemple la SocialGoodWeek a pour partenaires MS et Facebook ; ou ADB Solidatech qui équipe des milliers d’ordinateurs pour associations avec des produits MS à prix cassés.

Page SocialGoodWeek, sponsors
Page SocialGoodWeek, sponsors

Ce positionnement du « faire, faire sans eux, faire malgré eux » nous a naturellement amenés à développer notre projet Degooglisons Internet. Mais au-delà, nous préférons effectivement entrer en relation directe avec des enseignants éclairés qui, plutôt que de perdre de l’énergie à convaincre la pyramide hiérarchique kafkaïenne, s’efforcent de créer des projets concrets dans leurs (minces) espaces de libertés. Et pour cela aussi le projet Degooglisons Internet fait mouche.

Nous continuerons d’entretenir des relations de proximité et peut-être même d’établir des projets communs avec les associations qui, déjà, font un travail formidable dans le secteur de l’Éducation Nationale, y compris avec ses institutions, telles AbulEdu, Sésamath et bien d’autres. Il s’agit là de relations naturelles, logiques et même souhaitables pour l’avancement du Libre. Fermons-nous définitivement la porte à l’Éducation Nationale ? Non… nous inversons simplement les rôles.

Pour autant, il est évident que nous imposons implicitement des conditions : les instances de l’Éducation Nationale doivent considérer que le logiciel libre n’est pas un produit mais que l’adopter, en plus de garantir une souveraineté numérique, implique d’en structurer les usages, de participer à son développement et de généraliser les compétences en logiciels libres. Dans un système déjà noyauté (y compris financièrement) par les produits Microsoft, la tâche sera rude, très rude, car le coût cognitif est déjà cher payé, dissimulé derrière le paravent brumeux du droit des marchés publics (même si en la matière des procédures négociées peuvent très bien être adaptées au logiciel libre). Ce n’est pas (plus) notre rôle de redresser la barre ou de cautionner malgré nous plus d’une décennie de mauvaises décisions pernicieuses.

Si l’Éducation Nationale décide finalement et officiellement de prendre le bon chemin, avec force décrets et positions de principe, alors, ni partisans ni vindicatifs, nous l’accueillerons volontiers à nos côtés car « la route est longue, mais la voie est libre… ».

— L’association Framasoft

Par contre, si c'est juste pour prendre le thé... merci de se référer à l'erreur 418.
En revanche, si c’est juste pour prendre le thé… merci de se référer à l’erreur 418.


  1. Voir aussi sur education.gouv.fr. Autre lien sur web.archive.org.
  2. Mais pas toujours. Microsoft cible aussi quelques prospects juteux avec les établissements « privés » sous contrat avec l’EN, qui bénéficient d’une plus grande autonomie décisionnelle en matière de numérique. Ainsi on trouve de véritables tableaux de chasse sur le site de Microsoft France. Exemple : Pour les élèves du collège Saint Régis-Saint Michel du Puy-en-Velay (43), « Windows 8, c’est génial ! ».
  3. Certes, on pourrait aussi ajouter que, bien qu’il soit le plus familier, Microsoft n’est pas le seul acteur dans la place: Google est membre fondateur de la « Grande École du Numérique » et Apple s’incruste aussi à l’école avec ses tablettes.
  4. On pourra aussi noter le rôle joué par l’AFDEL et Syntec Numérique dans cette dernière décision, mais aussi, de manière générale, par les lobbies dans les couloirs de l’Assemblée et du Sénat. Ceci n’est pas un scoop.



10 trucs que j’ignorais sur Internet et mon ordi (avant de m’y intéresser…)

Disclaimer : Cet article est sous licence CC-0 car les petits bouts de savoir qu’il contient sont autant d’armes d’auto-défense numérique qu’il faut diffuser. En gros, j’espère vraiment que certains d’entre vous en feront un top youtube, une buzzfeederie, une BD, un truc que j’ai même pas encore imaginé, ce que vous voulez… Mais que vous ferez passer les messages.

À noter : cet article bénéficie désormais d’une version audio.
Merci à Sualtam, auteur de lectureaudio.fr pour cette contribution active.

1) Tu ne consultes pas une page Internet, tu la copies

Toute ressemblance avec les métaphores de Terry Pratchett n'est que pure admiration de ma part ;)
Toute ressemblance avec les métaphores de Terry Pratchett n’est que pure admiration de ma part ;)

Un site web, c’est pas une espèce de journal qu’on aurait mis dans le pays magique d’internet pour que ton navigateur aille le consulter comme tu consulterais le quotidien de ton jour de naissance à la médiathèque du coin.

Pour voir une page web, ton navigateur la copie sur ton ordi. Les textes, les images, les sons : tout ce que tu vois ou entends sur ton écran a été copié sur ton ordinateur (vilain pirate !)

Un ordinateur est un photocopieur dont la trieuse serait une méga fourmilière qui peut faire plein de trucs. La bonne nouvelle, c’est que copier permet de multiplier, que ça ne vole rien à personne, parce que si je te copie un fichier tu l’as toujours.

2) Mon navigateur web ne cuisine pas la même page web que le tien.

Sérieux, imagine qu’une page web, c’est une recette de cuisine :

Mettez un titre en gros, en gris et en gras.

Réduisez l’image afin qu’elle fasse un quart de la colonne d’affichage, réservez.

Placez le texte, agrémenté d’une jolie police, aligné à gauche, puis l’image à droite.

Servez chaud.

Le navigateur web (Firefox, Chrome, Safari, Internet Explorer…), c’est le cuisinier. Il va télécharger les ingrédients, et suivre la recette. T’as déjà vu quand on donne la même recette avec les mêmes ingrédients à 4 cuisiniers différents ? Ben ouais, c’est comme dans Top Chef, ça fait 4 plats qui sont pas vraiment pareils.

Surtout quand les assiettes ne sont pas de la même taille (genre l’écran de ton téléphone et celui de ton ordi…) et que pour cuire l’un utilise le four et l’autre un micro-ondes (je te laisse trouver une correspondance métaphorique dans ton esprit, tu peux y arriver, je crois en toi :p !).

Bref : l’article que tu lis aura peu de chance d’avoir la même gueule pour toi et la personne à qui tu le feras passer 😉

  • Préfère Firefox si t’as pas envie de filer tes données à Google-Chrome, Apple-Safari ou Microsoft-Edge
  • Ou sinon Chromium c’est Chrome sans du Google dedans 😉

3) Le streaming n’existe pas

Nope. Le streaming, c’est du téléchargement qui s’efface au fur et à mesure. Parce qu’un ordinateur est une machine à copier.

Le streaming, c’est du téléchargement que tu ne peux (ou ne sais) pas récupérer, donc tu downloades une vidéo ou un son mais juste pour une seule fois, et si tu veux en profiter à nouveau, il faut encore les télécharger et donc encombrer les tuyaux d’internet.

Tu vois les précieux mégas du forfait data de ton téléphone qui te ruinent chaque mois ? Ce sont des textes, images sons, vidéos et informations qui viennent jusqu’à ton ordi (ordinateur ou ordiphone, hein, c’est pareil). La taille de ces mégas, c’est un peu les litres d’eau que tu récupères au robinet d’internet.

Regarder ou écouter deux fois le même truc en streaming, sur YouTube ou Soundcloud par exemple, c’est comme si tu prenais deux fois le même verre d’eau au robinet.

Le streaming (allégorie).
Le streaming (allégorie).

4) Quand tu regardes une page web, elle te regarde aussi.

Mon livre ne me dit pas de le sortir du tiroir de la table de nuit. Il ne sait pas où je suis lorsque je le lis, quand je m’arrête, quand je saute des pages ni vers quel chapitre, quand je le quitte et si c’est pour aller lire un autre livre.

Sur Internet, les tuyaux vont dans les deux sens. Une page web sait déjà plein de choses sur toi juste lorsque tu cliques dessus et la vois s’afficher. Elle sait où tu te trouves, parce qu’elle connaît l’adresse de la box internet à laquelle tu t’es connecté. Elle sait combien de temps tu restes. Quand est-ce que tu cliques sur une autre page du même site. Quand et où tu t’en vas.

Netflix, par exemple, est une application web, donc un site web hyper complexe, genre QI d’intello plus plus plus. Netflix sait quel type de film tu préfères voir lors de tes soirées d’insomnie. À partir de quel épisode tu accroches vraiment à la saison d’une série. Ils doivent même pouvoir déterminer quand tu fais ta pause pipi !

Ouaip : Internet te regarde juste pour pouvoir fonctionner, et souvent plus. Ne t’y trompe pas : il prend des notes sur toi.

5) Pas besoin d’un compte Facebook/Google/etc pour qu’ils aient un dossier sur toi.

Dès qu'on te parle de "service personnalisé" c'est qu'on te vend ça -_-...
Dès qu’on te parle de « service personnalisé » c’est qu’on te vend ça -_-…

Si Internet peut te regarder, ceux qui y gagnent le plus d’argent ont les moyens d’en profiter (logique : ils peuvent se payer les meilleurs spécialistes !)

Tu vois le petit bouton « like » (ou « tweet » ou « +1 » ou…) sur tous les articles web que tu lis ? Ces petits boutons sont des espions, des trous de serrures. Ils donnent à Facebook (ou Twitter ou Google ou…) toutes les infos sur toi dont on parlait juste au dessus. Si tu n’as pas de compte, qu’ils n’ont pas ton nom, ils mettront cela sur l’adresse de ta machine. Le pire, c’est que cela fonctionne aussi avec des choses que tu vois moins (les polices d’écriture fournies par Google et très utilisées par les sites, les framework javascript, les vidéos YouTube incrustées sur un blog…)

Une immense majorité de sites utilisent aussi « Google Analytics » pour analyser tes comportements et mieux savoir quelles pages web marchent bien et comment. Mais du coup, ces infos ne sont pas données qu’à la personne qui a fait le site web : Google les récupère au passage. Là où ça devient marrant, c’est quand on se demande qui décide qu’un site marche « bien » ? C’est quoi ce « bien » ? C’est bien pour qui…?

Oui : avec le blog rank comme avec la YouTube money, Google décide souvent de comment nous devons créer nos contenus.

6) Un email est une carte postale

On a tendance à comparer les emails (et les SMS) à des lettres, le truc sous enveloppe. Sauf que non : c’est une carte postale. Tout le monde (la poste, le centre de tri, ceux qui gèrent le train ou l’avion, l’autre centre de tri, le facteur…), tous ces gens peuvent lire ton message. J’ai même des pros qui me disent que c’est carrément un poster affiché sur tous les murs de ces intermédiaires, puisque pour transiter par leurs ordis, ton email se… copie. Oui, même si c’est une photo de tes parties intimes…

Si tu veux une enveloppe, il faut chiffrer tes emails (ou tes sms).

Gamin, j’adorais déchiffrer les messages codés dans la page jeux du journal de Mickey. Y’avait une phrase faite d’étoiles, carrés, et autre symboles, et je devais deviner que l’étoile c’est la lettre A, le cœur la lettre B, etc. Lorsque j’avais trouvé toutes les correspondances c’était le sésame magique : j’avais trouvé la clé pour déchiffrer la phrase dans la mystérieuse bulle de Mickey.

Imagine la même chose version calculatrice boostée aux amphètes. C’est ça, le chiffrement. Une petit logiciel prend ton email/SMS, applique la clé des correspondances bizarres pour le chiffrer en un brouillard de symboles, et l’envoie à ton pote. Comme vos logiciels se sont déjà échangé les clés, ton pote peut le déchiffrer. Mais comme il est le seul à avoir la clé, lui seul peut le déchiffrer.

Ben ça, ça te fait une enveloppe en plomb que même le regard laser de Superman il peut pas passer au travers pour lire ta lettre.

7) Le cloud, c’est l’ordinateur d’un autre.

Image de nos ami-e-s de la FSFe
Image de nos ami-e-s de la FSFe

Mettre sur le cloud ses fichiers (icloud), ses emails (gmail), ses outils (Office365)… c’est les mettre sur l’ordinateur d’Apple, de Google, de Microsoft.

Alors OK, on parle pas d’un petit PC qui prend la poussière, hein. On parle d’une grosse ferme de serveurs, de milliers d’ordinateurs qui chauffent tellement que des climatiseurs tournent à fond.

Mais c’est le même principe : un serveur, c’est un ordinateur-serviteur en mode Igor, qui est tout le temps allumé, qu’on a enchaîné au plus gros tuyau internet possible. Dès qu’on lui demande une page web, un fichier, un email, une application… on le fouette et il doit répondre au plus vite « Ouiiiiii, Mestre ! »

Tout le truc est de savoir si tu fais confiance aux Igors de savants fous dont le but est de devenir les plus riches et les maîtres du monde, ou au petit Igor du gentil nerd du coin… Voire si tu te paierais pas le luxe d’avoir ton propre Igor, ton propre serveur à la maison.

 

8) Facebook est plus fort que ma volonté.

Moi, après quelques minutes de Facebook (allégorie.)
Moi, après quelques minutes de Facebook (allégorie.)

Ouais, je suis faible. J’ai, encore aujourd’hui, le réflexe « je clique sur facebook entre deux trucs à faire ». Ou Twitter. Ou Tumblr. Ou l’autre truc à la con, OSEF, c’est pareil.

Cinq minutes plus tard, je finis dans état de semi zombie, à scroller de la mollette en voyant mon mur défiler des informations devant mes yeux hypnotisés. Je finis par faire ce qu’on attend de moi : cliquer sur un titre putassier, liker, retwetter une notification et répondre à des trucs dont je n’aurais rien à foutre si une vague connaissance venait m’en parler dans un bar.

Ce n’est pas que je manque de volonté : c’est juste que Facebook (et ses collègues de bureau) m’ont bien étudié. Enfin, ils ont plus étudié l’humain que moi, mais pas de bol : j’en fais partie. Du coup ils ont construit leurs sites, leurs applications, etc. de façon à me piéger, à ce que je reste là (afin de bouffer leur pub), et à ce que j’y retourne.

Ces techniques de design qui hackent notre esprit (genre le « scroll infini », le « bandit manchot des notifications » et les « titres clickbait » dont je parle juste au dessus) sont volontaires, étudiées et documentées. Elles utilisent simplement des failles de notre esprit (subconscient, inconscient, biais cognitifs… je laisse les scientifiques définir tout cela) qui court-circuitent nos volontés. Ce n’est pas en croyant qu’on est maître de soi-même qu’on l’est vraiment. C’est souvent le contraire : le code fait la loi jusque dans nos esprits.

Bref, je suis faible, parce que je suis humain, et donc je suis pas le seul. Et ça, les géants du web l’ont bien compris.

9) Internet est ce que j’en ferai

Juste fais-le.
Juste fais-le.

Si je veux voir d’autres choses dans ma vie numérique, j’ai le choix : attendre que les autres le fassent jusqu’à ce que des toiles d’araignées collent mes phalanges aux touches de mon clavier, en mode squelette… ou bien je peux bouger mes doigts.

Alors ouais, j’ai pas appris à conduire en vingt heures de cours, j’ai raté plein de gâteaux avant de m’acheter les bons ustensiles et la première écharpe que j’ai faite avait pleins de trous. Mais aujourd’hui, je sais conduire, faire des pâtisseries pas dégueu et même me tricoter un pull.

Ben créer et diffuser des contenus sur Internet, c’est pareil, ça s’apprend. On trouve même facilement les infos et les outils sur Internet (dont des cours de tricot !).

Une fois qu’on sait, on peut proposer autre chose : c’est la mode des articles courts, creux et aux titres putassiers ? Tiens, et si je gardais le coup du titre pour faire un top, mais cette fois-ci dans un article blog long, dense, et condensant une tonne de sujets épars…?

Oh, wait.

10) C’est pas la fin du monde, juste le début.

Quand on voit à quel point on a perdu la maîtrise de l’informatique, de nos vies numériques, de notre capacité à simplement imaginer comment on pourrait faire autrement… y’a de quoi déprimer.

Mais avant que tu demandes à ce qu’on t’apporte une corde, une pierre et une rivière, regarde juste un truc : le numérique est une révolution toute jeune dans notre Histoire. C’est comme quand tu découvres le chocolat, le maquillage, ou une fucking nouvelle série qui déboîte : tu t’en fous plein la gueule.

Sociétalement, on vient de se gaver d’ordinateurs (jusqu’à en mettre dans nos poches, ouais, de vrais ordis avec option téléphone !) et de numérique, et là les plus gros marchands de chocolat/maquillage/séries se sont gavés sur notre dos en nous fourguant un truc sucré, gras et qui nous laisse parfois l’estomac au bord des lèvres.

Mais on commence tout juste, et il est encore temps d’apprendre à devenir gourmet, à savoir se maquiller avec finesse, et même à écrire une fan fiction autour de cette nouvelle série.

Il est temps de revenir vers une informatique-amie, à échelle humaine, vers un outil que l’on maîtrise nous ! (et pas l’inverse, parce que moi j’aime pas que mon lave-linge me donne des ordres, nanmého !)

Des gens plus intelligents et spécialistes que moi m’ont dit qu’avec le trio « logiciel libres + chiffrement + services décentralisés », on tenait une bonne piste. J’ai tendance à les croire, et si ça te botte, tu peux venir explorer cette voie avec nous. Cela ne nous empêchera pas d’en cheminer d’autres, ensemble et en même temps, car nous avons un vaste territoire à découvrir.

Alors, t’es prêt pour la terra incognita ?

Allez, viens, on va explorer le monde des possibles !
Allez, viens, on va explorer le monde des possibles !




Des routes et des ponts (10) – Les enjeux de la démocratisation de l’open source

L’open source est de plus en plus populaire et répandu parmi les développeurs. Grâce à des plate-formes comme GitHub, qui ont standardisé la manière de contribuer à un projet, l’open source est devenu plus accessible, au point de devenir une norme. Mais cette nouvelle configuration n’est pas sans poser certains problèmes.

Dans ce nouveau chapitre de son ouvrage Des Routes et des ponts (traduit chapitre après chapitre par l’équipe Framalang), Nadia Eghbal s’intéresse aux enjeux de la standardisation et de la démocratisation de l’open source – notamment à l’inflation parfois anarchique du nombre de projets et de contributeurs : pour elle, l’enjeu est d’éviter que l’écosystème numérique ne se transforme en un fragile château de cartes.

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Photo de fdecomite / CC BY 2.0

Pourquoi les problèmes de support des infrastructures numériques sont de plus en plus pressants

Traduction Framalang : goudron, Penguin, serici, goofy, Rozmador, xi, Lumibd, teromene, xi, Opsylac, et 3 anonymes.

L’open source, grâce à ses points forts cités plus tôt dans ce rapport, est rapidement en train de devenir un standard pour les projets d’infrastructure numérique et dans le développement logiciel en général. Black Duck, une entreprise qui aide ses clients à gérer des programmes open source, dirige une enquête annuelle qui interroge les entreprises sur leur utilisation de l’open source. (Cette enquête est l’un des rares projets de banque de données qui existe sur le sujet.) Dans leur étude de 2015, 78% des 1300 entreprises interrogées déclarent que les logiciels qu’elles ont créés pour leurs clients sont construits grâce à l’open source, soit presque le double du chiffre de 2010.

L’open source a vu sa popularité s’accroître de manière impressionnante ces cinq dernières années, pas seulement grâce à ses avantages évidents pour les développeurs et les consommateurs, mais également grâce à de nouveaux outils qui rendent la collaboration plus facile. Pour comprendre pourquoi les infrastructures numériques rencontrent des problèmes de support grandissants, nous devons comprendre la manière dont le développement de logiciels open source prolifère.

Github, un espace standardisé pour collaborer sur du code

On n’insistera jamais trop sur le rôle clé de GitHub dans la diffusion de l’open source auprès d’une audience grand public. L’open source a beau exister depuis près de 30 ans, jusqu’en 2008, contribuer à des projets open source n’était pas si facile. Le développeur motivé devait d’abord découvrir qui était le mainteneur du projet, trouver une manière de le contacter, puis proposer ses changements en utilisant le format choisi par le mainteneur (par exemple une liste courriel ou un forum). GitHub a standardisé ces méthodes de communication : les mainteneurs sont listés de façon transparente sur la page du projet, et les discussions sur les changements proposés ont lieu sur la plate-forme GitHub.

GitHub a aussi créé un vocabulaire qui est désormais standard parmi les contributeurs à l’open source, tels que la « pull request » (où un développeur soumet à l’examen de ses pairs une modification à un projet), et changé le sens du terme « fork » (historiquement, créer une copie d’un projet et le modifier pour le transformer en un nouveau projet) [littéralement « fork » signifie « bifurcation », Ndt.]. Avant GitHub, forker un projet revenait à dire qu’il y avait un différend irréconciliable au sujet de la direction qu’un projet devrait prendre. Forker était considéré comme une action grave : si un groupe de développeurs décidait de forker un projet, cela signifiait qu’il se scindait en deux factions idéologiques. Forker était aussi utilisé pour développer un nouveau projet qui pouvait avoir une utilisation radicalement différente du projet initial.

Ce type de « fork de projet » existe toujours, mais GitHub a décidé d’utiliser le terme « fork » pour encourager à davantage d’activité sur sa plate-forme. Un fork GitHub, contrairement à un fork de projet, est une copie temporaire d’un projet sur laquelle on effectue des modifications, et qui est généralement re-fusionnée au projet. Le fork en tant que pratique quotidienne sur GitHub a ajouté une connotation positive, légère au terme : c’est l’idée de prendre l’idée de quelqu’un et de l’améliorer.

GitHub a aussi aidé à standardiser l’utilisation d’un système de contrôle de version appelé Git. Les systèmes de contrôle de versions sont un outil qui permet de garder une trace de chaque contribution apportée sur un morceau de code précis. Par exemple, si le Développeur 1 et le Développeur 2 corrigent différentes parties du même code en même temps, enregistrer chaque changement dans un système de contrôle de version permet de faire en sorte que leurs changements n’entrent pas en conflit. Il existe plusieurs systèmes de contrôle de versions, par exemple Apache Subversion et Concurrent Versions System (CVS). Avant GitHub, Git était un système de contrôle de version assez méconnu. En 2010, Subversion était utilisé dans 60% des projets logiciels, contre 11%pour Git.

C’est Linus Torvalds, le créateur de Linux, qui a conçu Git en 2005. Son intention était de mettre à disposition un outil à la fois plus efficace et plus rapide, qui permette de gérer de multiples contributions apportées par de nombreux participants. Git était vraiment différent des systèmes de contrôle de version précédents, et donc pas forcément facile à adopter, mais son workflow décentralisé a résolu un vrai problème pour les développeurs.

 

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GitHub a fourni une interface utilisateur intuitive pour les projets open source qui utilisent Git, ce qui rend l’apprentissage plus facile pour les développeurs. Plus les développeurs utilisent GitHub, plus cela les incite à continuer d’utiliser Git. Aujourd’hui, en 2016, Git est utilisé par 38% des projets de logiciels, tandis que la part de Subversion est tombée à 47%. Bien que Subversion soit encore le système de contrôle de version le plus populaire, son usage décline. L’adoption généralisée de Git rend plus facile pour un développeur la démarche de se joindre à un projet sur GitHub, car la méthode pour faire des modifications et pour les communiquer est la même sur tous les projets. Apprendre à contribuer sur un seul des projets vous permet d’acquérir les compétences pour contribuer à des centaines d’autres. Ce n’était pas le cas avant GitHub, où des systèmes de contrôle de versions différents étaient utilisés pour chaque projet.

Enfin, GitHub a créé un espace sociabilité, qui permet de discuter et de tisser des liens au-delà de la stricte collaboration sur du code. La plate-forme est devenue de facto une sorte de communauté pour les développeurs, qui l’utilisent pour communiquer ensemble et exposer leur travail. Ils peuvent y démontrer leur influence et présenter un portfolio de leur travail comme jamais auparavant.

Les usages de GitHub sont un reflet de son ascension vertigineuse. En 2011 il n’y avait que 2 millions de dépôts (« repository »). Aujourd’hui, GitHub a 14 millions d’utilisateurs et plus de 35 millions de dépôts (ce qui inclut aussi les dépôts forkés, le compte des dépôts uniques est plutôt aux environs de 17 millions.) Brian Doll, de chez GitHub, a noté qu’il a fallu 4 ans pour atteindre le million de dépôts, mais que passer de neuf millions à dix millions n’a pris que 48 jours.

En comparaison, SourceForge, la plate-forme qui était la plus populaire pour héberger du code open source avant l’apparition de GitHub, avait 150 000 projets en 2008. Environ 18 000 projets étaient actifs.

Stack Overflow, un espace standard pour s’entraider sur du code

L’une des autres plate-formes importantes de l’open source est Stack Overflow, un site de question/réponse populaire parmi les développeurs, créé en 2008 par Jeff Atwood (développeur déjà mentionné précédemment) et par le blogueur Joel Spolsky. En Avril 2014, Stack Overflow avait plus de 4 millions d’utilisateurs enregistrés et plus de 11 millions de questions résolues (à noter qu’il n’est pas nécessaire de s’enregistrer pour voir les questions ou leurs réponses).

Stack Overflow est devenu de facto une plate-forme d’entraide pour les développeurs, qui peuvent poser des questions de programmation, trouver des réponses à des problèmes de code spécifiques, ou juste échanger des conseils sur la meilleure façon de créer un aspect précis d’un logiciel. On pourrait définir la plate-forme comme un « support client » participatif pour les développeurs à travers le monde. Même si Stack Overflow n’est pas un endroit où l’on écrit directement du code, c’est un outil de collaboration essentiel pour les développeurs individuels, qui facilite grandement la résolution de problèmes et permet de coder plus efficacement. Cela signifie qu’un développeur individuel est capable de produire plus, en moins de temps, ce qui améliore le rendement global. Stack Overflow a également permis à certains utilisateurs d’apprendre de nouveaux concepts de développement (ou même de s’initier au code tout court), et a rendu le codage plus facile et plus accessible à tous.

Tendances macro dans un paysage en mutation constante

La popularité hors-normes de l’open source a amené à des changements significatifs dans la manière dont les développeurs d’aujourd’hui parlent, pensent et collaborent sur des logiciels.

Premièrement, les attentes et exigences en termes de licences ont changé, reflétant un monde qui considère désormais l’open source comme une norme, et pas l’exception : un triomphe sur l’univers propriétaire des années 1980. Les politiques de GitHub et de Stack Overflow reflètent toutes deux cette réalité.

Dès le départ, Stack Overflow a choisi d’utiliser une licence Creative Commons appelée CC-BY-SA pour tous les contenus postés sur son site. La licence était cependant limitante, car elle requérait des utilisateurs qu’ils mentionnent l’auteur de chaque morceau de code qu’ils utilisaient, et qu’ils placent leurs propres contributions sous la même licence.

Beaucoup d’utilisateurs choisissaient d’ignorer la licence ou n’étaient même pas au courant de ses restrictions, mais pour les développeurs travaillant avec des contraintes plus strictes (par exemple dans le cadre d’une entreprise), elle rendait Stack Overflow compliqué à utiliser. S’ils postaient une question demandant de l’aide sur leur code, et qu’une personne extérieure réglait le problème, alors légalement, ils devaient attribuer le code à cette personne.

En conséquence, les dirigeants de Stack Overflow ont annoncé leur volonté de déplacer toutes les nouvelles contributions de code sous la Licence MIT, qui est une licence open source comportant moins de restrictions. En Avril 2016, ils débattent encore activement et sollicitent des retours de leur communauté pour déterminer le meilleur moyen de mettre en œuvre un système plus permissif. Cette démarche est un encouragement à la fois pour la popularité de Stack Overflow et pour la prolifération de l’open source en général. Qu’un développeur travaillant dans une grosse entreprise de logiciel puisse légalement inclure le code d’une personne complètement extérieure dans un produit pour lequel il est rémunéré est en effet un accomplissement pour l’open source.

A l’inverse, GitHub fit initialement le choix de ne pas attribuer de licence par défaut aux projets postés sur sa plateforme, peut-être par crainte que cela ne freine son adoption par les utilisateurs et sa croissance. Ainsi, les projets postés sur GitHub accordent le droit de consulter et de forker le projet, mais sont à part ça sous copyright, sauf si le développeur spécifie qu’il s’agit d’une licence open source.

En 2013, GitHub décida enfin de prendre davantage position sur la question des licences, avec notamment la création et la promotion d’un micro-site, choosealicense.com (« choisissez-une-licence »), pour aider les utilisateurs à choisir une licence pour leur projet. Ils encouragent aussi désormais leurs utilisateurs à choisir une licence parmi une liste d’options au moment de créer un nouveau « repository » (dépôt).

Ce qui est intéressant, cependant, c’est que la plupart des développeurs ne se préoccupaient pas de la question des licences : soit ignoraient que leurs projets « open source » n’étaient pas légalement protégés, soit ils s’en fichaient. Une étude informelle réalisée en 2013 par le Software Freedom Law Center (Centre du Droit de la Liberté des Logiciels) sur un échantillon de 1,6 million de dépôts GitHub révéla que seuls 15% d’entre eux avaient spécifié une licence. Aussi, les entretiens avec des développeurs réalisés pour ce rapport suggèrent que beaucoup se fichent de spécifier une licence, ou se disent que si quelqu’un demande, ils pourront toujours en ajouter une plus tard.

Ce manque d’intérêt pour les licences a amené James Governor, cofondateur de la firme d’analyse de développeurs Red Monk, à constater en 2012 que « les jeunes dévs aujourd’hui font du POSS – Post open source software. Envoie chier les licences et la gestion, contribue juste à GitHub » [en anglais « commit to GitHub » signifie littéralement « s’engager dans GitHub » mais fait également référence à la commande « commit » qui permet de valider les modifications apportées à un projet, NdT.]. En d’autres termes, faire de l’information ouverte par défaut est devenu une telle évidence culturelle aujourd’hui que les développeurs ne s’imaginent plus faire les choses autrement – un contexte bien différent de celui des rebelles politisés du logiciel libre des années 1980. Ce retournement des valeurs, quoi qu’inspirant au niveau global, peut cependant amener à des complications légales pour les individus quand leurs projets gagnent en popularité ou sont utilisés à des fins commerciales.

Mais, en rendant le travail collaboratif sur le code aussi facile et standardisé, l’open source se retrouve aux prises avec une série d’externalités perverses.

L’open source a rendu le codage plus facile et plus accessible au monde. Cette accessibilité accrue, à son tour, a engendré une nouvelle catégorie de développeurs, moins expérimentés, mais qui savent comment utiliser les composants préfabriqués par d’autres pour construire ce dont ils ont besoin.

En 2012, Jeff Atwood, cofondateur de Stack Overflow, rédigea un article de blog intitulé ironiquement « Pitié n’apprenez pas à coder », où il se plaint de la mode des stages et des écoles de code. Tout en se félicitant du désir des personnes non-techniciennes de comprendre le code d’un point de vue conceptuel, Atwood met en garde contre l’idée qu’« introduire parmi la main-d’œuvre ces codeurs naïfs, novices, voire même-pas-vraiment-sûrs-d’aimer-ce-truc-de-programmeur, ait vraiment des effets positifs pour le monde ».

Dans ces circonstances, le modèle de développement de l’open source change de visage. Avant l’ascension de GitHub, il y avait moins de projets open source. Les développeurs étaient donc un groupe plus petit, mais en moyenne plus expérimenté : ceux qui utilisaient du code partagé par d’autres étaient susceptibles d’être également ceux qui contribuent en retour.

Aujourd’hui, l’intense développement de l’éducation au code implique que de nombreux développeurs inexpérimentés inondent le marché. Cette dernière génération de développeurs novices emprunte du code libre pour écrire ce dont elle a besoin, mais elle est rarement capable, en retour, d’apporter des contributions substantielles aux projets. Beaucoup sont également habitués à se considérer comme des « utilisateurs » de projets open source, davantage que comme les membres d’une communauté. Les outils open source étant désormais plus standardisés et faciles à utiliser, il est bien plus simple aujourd’hui pour un néophyte de débarquer sur un forum GitHub et d’y faire un commentaire désobligeant ou une requête exigeante – ce qui épuise et exaspère les mainteneurs.

Cette évolution démographique a aussi conduit à un réseau de logiciels bien plus fragmenté, avec de nombreux développeurs qui publient de nouveaux projets et qui créent un réseau embrouillé d’interdépendances. Se qualifiant lui-même de « développeur-pie en rémission » [« pie » est un surnom pour les développeurs-opportunistes, d’après le nom de l’oiseau, la pie réputée voleuse, NdT], Drew Hamlett a écrit en janvier 2016 un post de blog devenu très populaire intitulé « Le triste état du développement web ». L’article traite de l’évolution du développement web, se référant spécifiquement à l’écosystème Node.js :

« Les gens qui sont restés dans la communauté Node ont sans aucun doute créé l’écosystème le plus techniquement compliqué [sic] qui ait jamais existé. Personne n’arrive à y créer une bibliothèque qui fasse quoi que ce soit. Chaque projet qui émerge est encore plus ambitieux que le précédent… mais personne ne construit rien qui fonctionne concrètement. Je ne comprends vraiment pas. La seule explication que j’ai trouvée, c’est que les gens sont juste continuellement en train d’écrire et de réécrire en boucle des applis Node.js. »

Aujourd’hui, il y a tellement de projets qui s’élaborent et se publient qu’il est tout simplement impossible pour chacun d’eux de développer une communauté suffisamment importante et viable, avec des contributeurs réguliers qui discuteraient avec passion des modifications à apporter lors de débats approfondis sur des listes courriels. Au lieu de cela, beaucoup de projets sont maintenus par une ou deux personnes seulement, alors même que la demande des utilisateurs pour ces projets peut excéder le travail nécessaire à leur simple maintenance.

GitHub a rendu simples la création et la contribution à de nouveaux projets. Cela a été une bénédiction pour l’écosystème open source, car les projets se développent plus rapidement. Mais cela peut aussi parfois tourner à la malédiction pour les mainteneurs de projets, car davantage de personnes peuvent facilement signaler des problèmes ou réclamer de nouvelles fonctionnalités, sans pour autant contribuer elles-mêmes en retour. Ces interactions superficielles ne font qu’alourdir la charge de travail des mainteneurs, dont on attend qu’ils répondent à une quantité croissante de requêtes.

Il ne serait pas déraisonnable d’affirmer qu’un monde « post-open source » implique une réflexion non seulement autour des licences, ainsi que James Governor l’exprimait dans son commentaire originel, mais aussi autour du processus de développement lui-même.

Noah Kantrowitz, développeur Python de longue date et membre de la Python Software Foundation, a résumé ce changement dans un post de blog souvent cité :

« Dans les débuts du mouvement open source, il y avait assez peu de projets, et en général, la plupart des gens qui utilisaient un projet y contribuaient en retour d’une façon ou d’une autre. Ces deux choses ont changé à un point difficilement mesurable.
[…] Alors même que nous allons de plus en plus vers des outils de niche, il devient difficile de justifier l’investissement en temps requis pour devenir contributeur. « Combler son propre besoin » est toujours une excellente motivation, mais il est difficile de construire un écosystème là-dessus.
L’autre problème est le déséquilibre de plus en plus important entre producteurs et consommateurs. Avant, cela s’équilibrait à peu près. Tout le monde investissait du temps et des efforts dans les Communs et tout le monde en récoltait les bénéfices. Ces temps-ci, très peu de personnes font cet effort et la grande majorité ne fait que bénéficier du travail de ceux qui s’impliquent.
Ce déséquilibre s’est tellement enraciné qu’il est presque impensable pour une entreprise de rendre (en temps ou en argent) ne serait-ce qu’une petite fraction de la valeur qu’elle dérive des Communs. »

Cela ne veut pas dire qu’il n’existe plus de grands projets open source avec des communautés de contributeurs fortes (Node.js, dont on parlera plus tard dans ce rapport, est un exemple de projet qui est parvenu à ce statut.) Cela signifie qu’à côté de ces réussites, il y a une nouvelle catégorie de projets qui est défavorisée par les normes et les attentes actuelles de l’open source, et que le comportement qui dérive de ces nouvelles normes affecte même des projets plus gros et plus anciens.

Hynek Schlawack, Fellow de la Python Software Foundation et contributeur sur des projets d’infrastructure Python, exprime ses craintes au sujet d’un futur où il y aurait une demande plus forte, mais seulement une poignée de contributeurs solides :

« Ce qui me frustre le plus, c’est que nous n’avons jamais eu autant de développeurs Python et aussi peu de contributions de haute qualité. […] Dès que des développeurs clefs comme Armin Ronacher ralentissent leur travail, la communauté toute entière le ressent aussitôt. Le jour où Paul Kehrer arrête de travailler sur PyCA, on est très mal. Si Hawkowl arrête son travail de portage, Twisted ne sera jamais sur Python 3 et Git.
La communauté est en train de se faire saigner par des personnes qui créent plus de travail qu’elles n’en fournissent. […] En ce moment, tout le monde bénéficie de ce qui a été construit mais la situation se détériore à cause du manque de financements et de contributions. Ça m’inquiète, parce Python est peut-être très populaire en ce moment mais une fois que les conséquences se feront sentir, les opportunistes partiront aussi vite qu’ils étaient arrivés. »

Pour la plupart des développeurs, il n’y a guère que 5 ans peut-être que l’open source est devenu populaire. La large communauté des concepteurs de logiciel débat rarement de la pérennité à long terme de l’open source, et n’a parfois même pas conscience du problème. Avec l’explosion du nombre de nouveaux développeurs qui utilisent du code partagé sans contribuer en retour, nous construisons des palaces sur une infrastructure en ruines.




Défense française : portes ouvertes pour la NSA

Le M de GAFAM se retrouve décidément à tous les étages de nos ministères… on avait déjà évoqué celui de l’Éducation Nationale. À quel moment exactement va-t-on finir par considérer que c’est un problème ?

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Crédit : Simon Gee Giraudot (Creative Commons By-Sa)