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Nous ne sommes pas des criminels et nous sommes de plus en plus nombreux à rejoindre les rangs de l’armée d’Aaron Swartz.
Le 24 janvier dernier s’est déroulée une émouvante cérémonie à la mémoire d’Aaron Swartz, dans ce lieu hautement symbolique qu’est l’église de San Francisco qui abrite l’Internet Archive.
Parmi les personnalités qui se sont succédées, il y eut ainsi sa fiancée Taren Stinebrickner-Kauffman, le fondateur d’Internet Archive Brewster Kahle ( allocution remarquée par Calimaq qui en a fait un billet dédié) et son ami Carl_Malamud, fondateur de Public.Resource.org.
C’est cette dernière intervention que nous vous proposons traduite ci-dessous (disponible ici en vidéo).
« J’aimerais que nous puissions changer le passé, mais c’est impossible. Par contre, nous pouvons changer le futur, et nous le devons. »
L’armée d’Aaron
Carl Malamud – 24 janvier 2013 – PublicRessource.org
(Traduction : brandelune, aKa, Lamessen, KoS, Pouhiou, Garburst, Luc, Tr4sK, Astalaseven)
Ne croyez pas un instant que le travail d’Aaron sur JSTOR était l’acte incohérent d’un hacker solitaire, un peu fou, un téléchargement massif un peu dingue décidé sur un coup de tête.
Depuis longtemps, JSTOR a fait l’objet de critiques cinglantes de la part du net. Dans une conférence, Larry Lessig a qualifié JSTOR d’outrage à la morale et je dois vous avouer qu’il me citait. Nous n’étions pas les seuls à attiser ces flammes.
Emprisonner la connaissance derrière des péages, en rendant les journaux scientifiques accessibles uniquement à quelques gamins suffisamment fortunés pour aller dans des universités de luxe et en demandant vingt dollars par article pour le reste d’entre nous, était une plaie purulente qui choquait beaucoup de gens.
De nombreux auteurs de ces articles furent gênés que leur travail soit devenu la marge de profit de quelqu’un, un club privé du savoir réservé à ses adhérents.
Beaucoup d’entre nous ont aidé à attiser ce feu. Beaucoup d’entre nous s’en sentent coupables, aujourd’hui.
Mais JSTOR n’était qu’une des nombreuses batailles. On a essayé de dépeindre Aaron comme un hacker solitaire, un jeune terroriste à l’origine d’un carnage numérique qui fit 92 millions de dollars de dégâts.
Aaron n’était pas un loup solitaire, il faisait partie d’une armée, et j’ai eu l’honneur de m’engager à ses côtés pendant une décennie. De nombreuses choses ont été dites sur sa vie hors du commun, mais ce soir je ne parlerai que d’un aspect de celle-ci.
Aaron faisait partie d’une armée de citoyens qui pensent que la démocratie ne fonctionne que si les citoyens sont informés, s’ils connaissent leurs droits et leurs devoirs. Une armée qui estime que nous devons rendre la justice et le savoir accessibles à tous, et pas uniquement à ceux qui sont bien nés ou qui ont saisi les rênes du pouvoir, afin que nous puissions nous gouverner de manière plus éclairée.
Aaron faisait partie d’une armée de citoyens qui rejette les rois et les généraux et qui croit au consensus général et à son application pratique immédiate.
Nous avons travaillé ensemble sur une douzaine de bases de données gouvernementales. Lorsque nous travaillions sur quelque chose, les décisions n’étaient pas irréfléchies. Notre travail prenait souvent des mois, parfois des années, parfois même une décennie, mais Aaron Swartz n’a pas eu droit à sa part de décennies.
Longtemps, nous avons observé et bidouillé la base de donnée du droit d’auteur américain, un système si vieux qu’il utilisait encore WAIS. Le gouvernement , croyez-le ou non, avait revendiqué le droit d’auteur sur cette base de données du droit d’auteur. Il m’est impossible de concevoir qu’il puisse y avoir des droits d’auteur sur une base de données qui découle directement de la constitution des États-Unis, mais nous savions que nous jouions avec le feu en enfreignant les clauses d’utilisations. Nous étions donc très attentifs.
Nous avons récupéré ces données. Elles ont été utilisées pour alimenter l’Open Library d’Internet Archive ainsi que Google Books. Puis, nous avons reçu une lettre du Bureau du droit d’auteur indiquant qu’il abandonnait son droit d’auteur sur cette base de données. Mais avant cela, nous avons dû consulter de nombreux avocats par crainte que le gouvernement nous traîne devant les tribunaux pour téléchargement massif, malveillant et prémédité.
Ce n’était pas une agression irréfléchie. Nous travaillions sur les bases de données pour les améliorer, pour aider au fonctionnement de notre démocratie, pour aider notre gouvernement. Nous n’étions pas des criminels.
Lorsque nous avons libéré 20 millions de pages de documents de l’U.S District Court de leur péage à 8 cents par page, nous avons découvert que ces fichiers publics étaient infestés d’atteintes à la vie privée : noms de mineurs, noms d’informateurs, dossiers médicaux, dossiers psychiatriques, rapports financiers, des dizaines de milliers de numéros de sécurité sociale.
Nous étions des lanceurs d’alerte et nous avons transmis nos résultats aux juges en chef de 31 cours de justice de district et ces juges ont été choqués, consternés. Ils ont modifié ces documents puis ont incendié les avocats qui les avaient remplis. Finalement, la Conférence judiciaire a changé ses règles de respect de la vie privée.
Mais savez-vous ce qu’ont fait les bureaucrates qui dirigent le Bureau Administratif de la Cour des États-Unis ? Pour eux, nous n’étions pas des citoyens ayant amélioré les données publiques, nous étions des voleurs qui les privions d’1,6 millions de dollars.
Ils ont donc appelé le FBI et ont dit qu’ils avaient été hackés par des criminels, une bande organisée qui mettait en péril leur revenu de 120 millions de dollars provenant de la vente de documents publics du gouvernement.
Le FBI s’est installé devant la maison d’Aaron. Il l’ont appelé et ont essayé de le piéger pour qu’il les rencontre sans son avocat. Le FBI a installé deux agents armés dans une salle d’interrogatoire avec moi pour nous faire avouer les dessous de cette conspiration présumée.
Mais nous n’étions pas des criminels, nous étions seulement des citoyens.
Nous n’avons rien fait de mal. Ils n’ont rien trouvé. Nous avions fait notre devoir de citoyen et l’enquête du gouvernement n’a rien trouvé de répréhensible mais ce fut une perte de temps et d’argent.
Si vous voulez faire peur, faites asseoir quelqu’un avec deux agents fédéraux pendant un moment et vous verrez la vitesse à laquelle son sang se glace.
Il y a des gens qui affrontent le danger tous les jours pour nous protéger — les policiers, les pompiers et les services d’urgence — je leur en suis reconnaissant et je suis ébahi par ce qu’ils font. Mais le travail des gens comme Aaron et moi, faire des DVD et faire tourner des scripts shell sur des documents publics, ne devrait pas être une profession dangereuse.
Nous n’étions pas des criminels, mais des crimes furent commis, des crimes contre l’idée même de la justice.
Quand la procureure fédérale a dit à Aaron qu’il devrait plaider coupable de treize crimes pour avoir tenté de propager le savoir avant qu’elle ne puisse envisager de négocier sa peine, c’était un abus de pouvoir, une utilisation frauduleuse du système de justice criminelle, un crime contre la justice.
Et la procureure fédérale n’a pas agi seule. Elle fait partie d’un groupe dont l’intention est de protéger la propriété, pas les gens. Tous les jours, partout aux États-Unis, des démunis n’ont pas accès à la justice et sont confrontés à ces abus de pouvoir.
C’était un crime contre le savoir qu’une organisation à but non lucratif telle que JSTOR transforme un téléchargement qui n’a causé aucun préjudice ni dommage, en une procédure fédérale de 92 millions de dollars.
Et le monopole de JSTOR sur la connaissance n’est pas unique. Partout aux États-Unis, des sociétés ont planté leurs griffes sur les champs de l’éducation : universités privées qui volent nos vétérans, organismes de normalisation à but non lucratif qui rationnent les codes de sécurité publique alors qu’ils payent des salaires d’un million de dollars, et les conglomérats multinationaux qui évaluent la valeur des articles scientifiques et des documents juridiques à l’aune de leur marge brute.
Dans le procès JSTOR, la position plus qu’agressive des procureurs du Département de la Justice et des agents de la force publique était-elle une vengeance liée à l’embarras de nous avoir vu nous tirer à bon compte, en tout cas à leur yeux, de l’affaire du PACER ? Est-ce que la poursuite sans merci de JSTOR était la revanche de bureaucrates embarrassés d’avoir été ridiculisés dans le New York Times, d’avoir reçu un blâme du Sénat ?
Nous n’aurons probablement jamais la réponse à cette question, mais il semble certain qu’ils ont détruit la vie d’un jeune homme par simple abus de pouvoir. Ce n’était pas une question criminelle, Aaron n’était pas un criminel.
Si vous pensez posséder quelque chose et si je pense que ce bien est public, il me semble juste de vous voir au tribunal. Si vous avez raison et que je vous ai fait du tort, je prendrais mes responsabilités. Mais quand nous retournons le bras armé de la Loi contre les citoyens qui contribuent à accroître l’accès à la connaissance, nous brisons l’esprit de la loi, nous profanons le temple de la justice.
Aaron Swartz n’était pas un criminel. C’était un citoyen et un soldat courageux dans une guerre qui continue aujourd’hui, une guerre dans laquelle des profiteurs corrompus et vénaux essayent de voler, de profiter, d’assécher notre domaine public au profit de leurs gains privés.
Quand des gens essaient de restreindre l’accès à la loi, ou qu’ils essaient de collecter des droits de péage sur les routes du savoir, ou refusent l’éducation à ceux qui n’ont pas de moyens, c’est eux qui devraient subir le regard sévère d’un procureur outragé.
Ce que le Département de la justice a fait endurer à Aaron pour avoir essayé de rendre notre monde meilleur, ils peuvent vous l’infliger. Notre armée n’est pas réduite à un loup solitaire, elle est forte de milliers de citoyens, beaucoup d’entre vous dans cette pièce, qui se battent pour la justice et le savoir.
J’affirme que nous sommes une armée, et je mesure bien l’usage de ce mot car nous affrontons des personnes qui veulent nous emprisonner pour avoir téléchargé une base de données afin de l’examiner de plus près, nous affrontons des personnes qui croient qu’ils peuvent nous dire ce que nous pouvons lire et ce que nous pouvons dire.
Mais quand je vois notre armée, je vois une armée qui crée au lieu de détruire. Je vois l’armée du Mahatma Gandhi marchant pacifiquement vers la mer pour récolter du sel pour les gens. Je vois l’armée de Martin Luther King marchant pacifiquement mais avec détermination sur Washington pour réclamer ses droits, car le changement ne coule pas de source, il provient de luttes continues.
Quand je vois notre armée, je vois l’armée qui crée de nouvelles opportunités pour les pauvres, une armée qui rend notre société plus juste et plus égalitaire, une armée qui rend le savoir universel.
Quand je vois notre armée, je vois les gens qui ont créé Wikipédia et l’Internet Archive. Je vois ceux qui ont programmé GNU, Apache, BIND et Linux. Je vois ceux qui ont fait l’EFF et les Creative Commons. Je vois les gens qui ont créé notre internet en tant que cadeau au monde.
Quand je vois notre armée, je vois Aaron Swartz et j’ai le cœur brisé. Nous avons vraiment perdu l’un de nos anges gardiens.
J’aimerais que nous puissions changer le passé, mais c’est impossible. Par contre, nous pouvons changer le futur, et nous le devons.
Nous le devons à Aaron, nous nous le devons à nous-mêmes, nous le devons pour rendre notre monde meilleur, en faire un lieu plus humain, un endroit où la justice fonctionne et où l’accès à la connaissance est un droit de l’Homme.
Crédit photo : Open Knowledge Foundation (Creative Commons By)
iogrizek
My take on events. http://ireneogrizek.ca/2013/02/08/6…
gasche
Cette formulation militariste me dégoûte. Le fond est certainement intéressant (je vais m’en dispenser car je crois qu’on a déjà lu assez sur les miracles d’Aaron Swartz et l’injustice des poursuites judiciaires pour cette année) et l’auteur a certainement fait des choses bien, mais la forme est répulsive.
Sébastien C.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler prenez-moi ce mouchoir.
[…]
Couvrez ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.
(Molière, Le Tartuffe, acte III, scène II)
@gasche : « mais la forme est répulsive ». Parce que vous croyez que cette lutte se fera avec des pétales de roses et des billets doux joliment formulés, quand un Être humain n’a pas trouvé d’autre réponse à cette violence que de se l’appliquer à lui-même ? Ces airs de dégoûté honorent sans doute le fondement de votre pensée mais il y a un moment ou détourner la tête pour ne pas regarder le couperet tomber ne fait pas de vous un apologue de sa révocation.
Il semble donc que vos dispenses vous aient économisé la lecture de phrases comme « Je vois l’armée du Mahatma Gandhi marchant pacifiquement vers la mer pour récolter du sel pour les gens ». À pratiquer les revers de main sans le moindre effort autre que celui du commentaire de surface, faisant, par votre incroyable sensiblerie, fi du travail du (ou des) traducteur(s), comme il est notable de pouvoir prendre la mesure des petitesses de vos dégoûts !
Donc quand vous dites « […] car je crois qu’ON a déjà lu […] », nous nous trouvons en droit d’espérer que ce « on » soit, chez vous, de l’ordre du « Nous » régalien, tant il est, je crois, possible à ceux qui sont suffisamment pourvus d’humilité pour espérer s’instruire encore, par exemple en ce lieu, d’être aussi conscient que ce combat-là, semble-t-il un peu plus dense que vos effarouchements virginaux, ne fait, malheureusement, que commencer.
Aoué
à défaut d’avoir appris le respect Sebastien C. soigne bien mieux en prose.
Mapics
Triste histoire et mauvaise fin pour Aaron Swartz, ont finiras pas croire que parfois certaines choses sont plus grave que d’autres.
Ginko
@gasche,
moi ce qui me dégoûte ce sont les salauds qu s’approprient les informations publiques, en pompant au passage des salaires sans aucune mesure avec leur utilité publique.
Ils sont organisés. Ils passent leur vie professionnelle à nous voler. En toute impunité. Nous sommes en guerre contre eux. Il ne sert à rien de se planter la tête dans le sable surtout s’il ne s’agît que d’une question de forme…