Vivre sa vie ou l’enregistrer ? Telle est la question !

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Put the camera down - SoupPour une fois ce n’est pas le couple Obama qui impressione sur la photo ci-contre[1]. Cliquez dessus pour voir… et vous constaterez peut-être avec moi que «  quelque chose ne va pas  ».

Qu’est-ce qui pousse tous ces gens à vivre les moments forts de leur vie à travers le prisme de leurs écrans  ? Quelles conséquences cela peut-il bien avoir sur l’évènement fort en lui-même mais également à long terme sur la perception et les émotions de nos propres vies  ? C’est le sujet du jour qui fait écho à l’émission radio Place de la Toile (France-Culture) du 23 janvier dernier intitulée Et si on se déconnectait  ? dont je vous suggère la synthèse réalisée par Hubert Guillaud sur InternetActu.

Il est soudainement loin le temps où l’on se moquait gentiment des touristes japonais rivés à leur appareil photo…

La technologie, c’est formidable, mais n’en oublie-t-on pas de vivre  ?

Technology is Great, but Are We Forgetting to Live ?

Sarah Perez – 22 janvier 2009 – ReadWriteWeb
(Traduction Framalang  : Don Rico et aKa)

Imaginez, vous êtes à un concert où votre groupe préféré monte sur scène pour la dernière fois. Ou bien vous assistez à la prestation de serment du Président Obama. Ou alors vous êtes simplement assis en famille devant le sapin de Noël, à regarder vos enfants ouvrir leurs cadeaux. Qu’êtes-vous en train de faire dans tous ces cas de figure  ? Si vous êtes comme la plupart de nos contemporains, vous êtes sans doute en train de filmer la scène avec un gadget électronique d’un genre ou d’un autre, smartphone, appareil photo numérique ou camescope. Il se peut même que vous partagiez ce moment avec d’autres sur Twitter, Facebook ou FriendFeed.

Nos vies sur support numérique

Grâce à la technologie, nous pouvons graver pour toujours chaque moment de notre vie. Nous pouvons prendre des photos, y ajouter un commentaire et les partager aussitôt. Nous pouvons les archiver pour la postérité sur le Web intemporel. Et peut-être qu’un jour, nos arrière-arrière-petits-enfants retrouveront nos profils de réseaux sociaux dans les pages en cache d’Internet Archive et découvriront tout ce que nous avons voulu faire savoir au monde à notre sujet.

D’accord, c’est génial. C’est vraiment dingue. Mais qu’en est-il de nous, et du temps que nous avons passé à enregistrer ces moments  ? Ne sommes-nous pas passés à côté de notre vie à trop vouloir la consigner  ?

La technologie a accompli des tels progrès que l’utiliser n’exige presque plus aucun effort et nous l’intégrons dans notre vie comme jamais auparavant. Finie l’époque où l’ordinateur était une machine qui vous connectait à un réseau de pages au temps de chargement interminable. Non, le Web d’aujourd’hui, notre cerveau universel, tient dans la poche et est accessible de partout[2].

On peut aujourd’hui transférer nos photos (et même nos vidéos) directement de l’appareil au Web grâce à d’ingénieuses inventions telles que les cartes SD sans fil d’Eye-Fi, technologie qui fait de notre vie un flux constant d’informations destiné à remplir les pages omniprésentes d’une Toile en expansion permanente. Une Toile dont la création constitue peut-être le symbole des efforts fournis par l’humanité pour comprendre le concept de l’Univers, car de quelle manière décrira-t-on le Web de demain  ? Comme une entité qui n’a ni début[3] ni fin, un dépôt d’archives en expansion continue recueillant la totalité de nos vies numériques.

On en oublie de vivre

Durant notre bref passage sur Terre, à force de vouloir consigner les moindres instants de notre vie, il se peut que nous en oubliions, de temps à autre en tout cas, comment vraiment profiter de la vie. Et pour profiter de la vie, n’en déplaise à certains, il faut se déconnecter, ranger son appareil photo, et pour une fois savourer l’instant.

Jane Maynard, de l’association Silicon Valley Moms (NdT  : Mamans de la Silicon Valley), nous rappelle que de nos jours c’est un travers répandu qui ne concerne plus seulement les fous de technologie. Prenant l’exemple d’un concert où elle allait voir ses enfants jouer, elle décrit ce qui lui pose problème  : «  Les caméras. Je suis en face d’un dilemme. En voulant consigner les moments fabuleux que l’on vit, on néglige parfois la vraie vie. Comme lorsqu’on assiste au récital de piano de son enfant via l’écran LCD de son appareil et non directement. C’est un équilibre délicat à trouver auquel, j’en suis sûre, nous réfléchissons tous et sommes tous confrontés, surtout à notre époque du tout-numérique. Je me force parfois à ne pas sortir ma caméra, même si j’ai très envie d’enregistrer une scène, de façon à la vivre pleinement au moment où elle se produit. Ces moments-là, je ne les regrette jamais… mais ces considérations m’ont poussée à me poser des questions. Combien de fois me suis-je tellement focalisée sur l’idée de prendre la photo parfaite de mes enfants que j’en ai oublié complètement de profiter du moment présent  ?  »

Et si on se déconnectait  ?

Définir ce qui mérite d’être enregistré et ou pas n’a rien de compliqué. Nous estimons automatiquement que ce sont les moments les plus importants, les plus sensationnels et les plus incroyables qu’il faut enregistrer. Mais ce sont pourtant ces moments-là qu’il vaut mieux savourer pleinement, en leur accordant notre entière attention.

Selon Martin Kelly, blogueur axé sur la religion, «  à certains moments, il est bien plus important d’être présent que d’enregistrer quoi que soit  ». (Il venait de s’étonner lui-même en regardant les photos floues qu’il avait estimé nécessaire de prendre lors d’un mariage, alors que la mariée s’avançait vers l’autel. Avec le recul, il s’agissait précisément du genre d’instant dont il aurait pu se passer de photographier.)

«  Cessez de vouloir vivre votre vie par procuration. Vous êtes déjà là. Vous n’avez rien à prouver  », déclare Kat Orphanides en regardant des spectateurs enregistrer un concert au lieu de profiter de la musique. En réalité, c’est plus facile à dire qu’à faire. Si vous avez déjà ressenti une sensation de manque technologique quand vous vous déconnectez du Web (comment ne pas envoyer un tweet pour raconter ce que je viens de voir  ? Il faut absolument que je prenne ça en photo  !), c’est que vous êtes à deux doigts de ne faire plus qu’un avec la machine. Il est peut-être temps de vous rappeler que vivre se suffit à soi-même… du moins parfois. Vous n’aurez peut-être pas d’archive des moments tous plus extraordinaires les uns que les autres que vous aurez vécu, mais votre vie n’en sera que plus satisfaisante.

Notes

[1] Crédit photo  : Put the camera down and enjoy a moment for once

[2] Bien évidemment, ces constatations s’appliquent aux parties du monde où la technologie moderne, comme les smartphones et le haut-débit, sont banals. On n’a pas accès à ces machins partout dans les monde, je le sais.

[3] La toute première page Web se trouve ici, mais elle n’est désignée comme page «  Web  » que parce que des liens hypertextes la relient à d’autres pages à l’aide de balises html. Alors, était-ce vraiment la première  ? Ou est-elle soudain apparue en même temps que les autres  ? Est-ce vraiment le point d’origine du Web  ?

15 Responses

  1. Olivier

    Je crois que c’est lié à un phénomène plus profond : il faut pouvoir prouver aux autres qu’on a fait quelque chose pour l’authentifier. A quoi bon passer son temps derrière son appareil photo lors d’un concert (par exemple) si ce n’est pour pouvoir dire à son entourage "Regarde, c’est le groupe Machin sur scène, t’as vu comme on était proche ?"
    Ces photos sont aussi des souvenirs de la soirée/de l’évènement/ du lieu, etc. Mais je ne crois pas que ça soit leur utilité première. Surtout quand l’instant est "immortalisé" à travers la lentille d’un appareil photo de téléphone portable, ce qui est de plus en plus courant.

    C’est un autre des changements induits par Internet. Grâce à Flickr ou Picassa, aux blogs ou aux sites communautaires tu peux montrer fièrement au monde tes activités personnelles passionnantes et ainsi dire "regarde, j’en ai une preuve incontestable et le fait que tu la vois la rend plus concrète pour moi".

    Et comme on veut toujours en faire plus que le voisin c’est la surenchère.

    Je facebook donc je suis.

  2. theClimber

    Merci pour cet article 🙂 c’est bien tourné et on y retrouve un réel mal de société. Je pense que toute personne sensée serait d’accord, mais tout le monde ne prend pas le temps de prendre le recul nécessaire et s’arrêter de temps en temps 🙂

    Et dire que c’est nous (en tout cas moi, en tant qu’ingénieur) qui développons ces technologies qui rendent les gens accro … as-t-on une part de responsabilité dans ce problème de société?

  3. Julien 33

    @theClimber : Tu veux prendre du recul ou t’arrêter ? Il faut savoir 🙂

    Le truc c’est que nos société occidentales sont obnubilées et conditionnées par le faire (la question "que fais-tu ?" est plus importante que le "qui es-tu ?") alors les gens se sentent un peu mal à l’aise et n’arrivent plus vraiment à être réellement "présent" (au sens oriental du terme) lorsqu’adviennent ces moments forts. Du coup pour combler ce malaise, ils s’occupent en se donnant la bonne conscience qu’il font œuvre d’archivage personnel et familial.

    Et puis je crois aussi qu’il y a quelques chose à voir avec le déni de la mort.

  4. Hubert Guillaud

    Oui, dans un monde où ce que l’on fait est devenu la preuve de notre existence, l’enregistrement de nos vies joue à la surenchère… Et ça s’apprête à être pire : http://www.internetactu.net/2008/11

    Mais je ne crois pas que le but soit d’archiver. Cette appétence est également motivée par l’envie d’en savoir plus sur soi, plus que de collecter des souvenirs. Documenter nos existences permet aussi de se connaitre et je pense que ce moteur là va être de plus en plus présent.

    Enfin, si nous numérisons plus nos vies c’est aussi parce qu’elles sont devenus plus numériques : nous ne sommes plus dans les champs ou à l’usine, mais face à des objets technologiques.

    Il me semble en tout cas qu’accumuler les souvenirs est un leurre. Nous ne voudrons pas regarder toutes ces photos et toutes ces traces quand nous serons vieux : il y en aura trop, il y a de grandes chances que beaucoup soient inaccessibles (pbe de formats ou de sauvegarde), et surtout nous ne voudrons pas raviver de souvenirs. Regardez nos grands-parents, ils ont souvent horreur de regarder de vieilles photos ! Ca ravive trop les souvenirs.

  5. demonlight

    C’est tellement vrai… On enregistre, retouche, diffuse et on en oublie de vivre…

  6. SylvieLeBars

    Parfois, regarder la vie au travers un objectif lui donne une saveur différente… Plus forte… plus piquante… Plus vivante… Le regard peut-être plus intense… La mémorisation accrue… Je crois que je me souviens du lieu, de l’heure de pratiquement chaque cliché … Peut-être encore plus vrai à l’époque ou la pellicule était si courte … 36 poses…

  7. Samuel

    @olivier : tu ne cites pas le mot mais c’est le narcissisme que tu sembles trés bien décrire.

    Petite anecdote : au mariage de ma soeur, j’étais chargé de publier un site web du mariage. Comme je n’aime pas du tout les "hangars" à images que sont les Picassas et autres Flickr, j’avais déniché "zenphoto" qui permet de personnaliser un minimum un projet de publication et lui donner ainsi un semblant d’ ame.
    Les invités qui avaient pris des photos pouvaient m’envoyer leurs oeuvres sur CD rom et j’étais chargé de les mettre en ligne. Et bien, je vous laisse imaginer mon malaise quand j’ai recu 3 CD roms venant de 3 photographes amateurs différents. Les photos étaient presques identiques d’un photographe à l’autre. Seul l’auteur sur la pochette était différent. J’ai du jongler pour publier un peu de chacun sans en vexer aucun d’eux …

    Tout çà pour dire que photographier, c’est un moyen d’expression, ce n’est pas la photo qui est intéressante mais le regard du photographe. Toute la différence entre la photo "people" et la photo "artistique" est là selon moi.
    Aujourd’hui, beaucoup d’appareils mais combien de Robert Doisneau ?

    Je me souviens de l’interview d’un guitariste qui avait arrété de toucher sa guitare pendant plusieurs semaines parcequ’il ne ressentait plus le désir de création. Cette frustration volontaire lui a permis plus tard de revenir avec un vrai désir. Certaines religions fonctionne aussi de cette manière : le Ramadan avec l’ISLAM, le Carème, … je trouve cette démarche trés intéressante. J’aime également beaucoup les journalistes qui posent la question : "Si vous aviez 3 choses à emmener sur une ile deserte, lesquelles ?". Saint Exupéry disait : "On atteind la perfection, non pas lorsqu’on n’a plus rien à ajouter mais lorsqu’il n’y a plus rien à retirer"

    Quant à moi, pour ne pas contribuer au bruit d’internet, j’applique avec la publication web le principe que les gouvernements appliquent avec la bombe nucléaire : Faut savoir l’utiliser, mais faut pas forcément devoir l’utiliser…

  8. Hubert Guillaud

    @Sylvie : Oui. C’est assez logique en fait si on regarde la manière dont fonctionne la mémoire, par remémoration successive. On se souvient du dernier moment où l’on s’est souvenu, comme raconte Proust et sa célèbre madeleine. A regarder nos photos, on se souvient de plus en plus de nos photos, car l’image nous les remémore mieux. Mais c’est pour mieux faire disparaître tout ce qui est entre, car notre mémoire est sélective et se remémore ce sur quoi on la sollicite le plus.

    Est-ce que cela signifie que si on filme tout on va se souvenir de tout ? Pas sûr, car c’est la conscience particulière de l’instant et le fait de redonner vie au souvenir en le faisant revenir à la mémoire régulièrement (donc en le regardant souvent, ce qui est impossible avec des pellicules où l’on aurait toute notre vie) qui l’impriment dans notre cerveau. Plus l’acte de photographier devient courant et moins il aide à la remémorisation.

  9. deadalnix

    J’ai comme l’impression d’être atteint du mal inverse. Mais ça m’avait marqué au dernier concert ou je suis allé.

    D’autant plus, dans la mesure ou la musique était quelque peu péchue (euphémisme), la plupart des vidéos qui ont été postées sur le net ensuite sont passablement minables et inutiles.

    Je sais pas bien d’ou vient ce besoin de vivre par procuration a travers son écran. Mais il est réel.

  10. deadalnix

    @ hubert (qui poste en même temps que moi le coquin :D) >

    Souvent, la vidéo ne rend qu’un aperçu de ce qui s’est passé, tant cela dépasse simplement une image et un son.

  11. chdorb

    Je suis tout à fait d’accord. Quand on regarde l’événement dans le petit écran d’un appareil photo, on ne vit pas l’événement. Quand on revoit la photo, qu’on la retouche ou qu’on la publie on ne revit pas l’événement puisqu’on ne l’a pas vraiment vécu…
    Tous ces gens sur la photo n’ont pas mieux vu cet instant que moi devant ma télévision, c’est dommage pour eux, d’autant que dans un moment pareil, il n’est pas difficile de trouver la même image.

  12. GouNiNi

    Personnellement, la question que je me pose, c’est est ce que ces photos, vidéos ou autres sont réellement utilisés (voir même utiles ; différence entre utilisation et utilité) ?
    Qui les regarde ?
    Nous… franchement, si peu. Notre entourage… je n’ai pas le sentiment que ce genre de chose provoque un grand enthousiasme chez mon ami/parent/collègue quand je sors mes photos.
    Et même personnellement, quand quelqu’un m’aborde (de visu ou sur le net) pour me montrer un de ses enregistrements, j’ai plutôt l’appréhension de : perdre mon temps, ne pas comprendre l’importance des fais, ne pas réagir/témoigner le sentiment que l’autre attends.

  13. Agaagla

    pour ma part, après une frénésie quasi-pathologique de photos (je voulais tout tout fixer, tout enregistrer) j’ai, à force de trimballer mon appareil et de ne pas le ranger dans sa housse pour être prête à le dégainer en toute occasion, cassé l’écran. Depuis, je ne fais plus de photos. Mais je n’en ressens pas vraiment le manque, et je suis persuadée de ne plus en avoir besoin (à preuve toutes ces photos d’avant que je n’ai toujours pas classées…)