Les Non-humains – Une geekerie de Lionel Dricot
« Voulez-vous installer Linux mademoiselle ? »
En avril dernier LinuxFr lançait un concours qui comportait notamment la rédaction d’une nouvelle sur le libre (sous licence libre). And the winner is… Lionel Dricot, plus connu sous son pseudo Ploum.
Vous en trouverez une version PDF et ODT sur son site. Quant à nous, nous vous en proposons une version HTML ci-dessous.
L’auteur précise : « J’ai pris une soirée pour commettre une petite nouvelle sur le logiciel libre et sa communauté. Je voulais faire un texte accessible au grand public mais, emporté par mon sujet, j’ai lamentablement terminé avec une suite de private jokes à tendance moulesque. Je dédie donc ce texte aux moules de DLFP (dont ceux qui se reconnaitront) et à tous les non-geeks qui prendront la peine de lire l’histoire juste pour le plaisir. »
Effectivement, dans un style agréable et sur fond assez classique d’un récit de science-fiction « oppresseur/opprimé »[1], c’est plein de petits clins d’œil (pour ne pas dire easter eggs) en direction de la communauté, dont certains m’ont échappés d’ailleurs !
En y ajoutant quelques notes, et quelques soirées supplémentaires, ça pourrait faire un chouette et original framabook en fait 😉
Edit février 2012 : il y a une suite à cette histoire…
Les Non-humains
Une geekerie de Lionel Dricot – avril 2009 – Licence Creative Commons By
À tous les geeks de DLFP, à ceux qui comprendront, à Bersace, cordialement.
Un frisson la parcourut lorsque les ténèbres de la ruelle semblèrent l’engloutir. Le pavé humide résonnait sous ses pas rapides. D’une démarche qu’elle voulait résolue, elle s’avança bravement.
– Quel quartier sinistre. Je n’aurais pas dû venir seule, se murmura-t-elle.
Loin de la réconforter, le son de sa voix se répercutant sur les façades des immeubles abandonnés lui fit presser le pas.
Soudain, elle le vit. Une ombre décharnée, tête nue et hirsute, se découpant dans la pleine lune crépusculaire. Figée par la terreur, elle tenta de pousser un hurlement qui mourut dans sa gorge pâle et délicate. Aucun doute, c’était bien vers elle qu’il s’avançait. Bientôt, elle serait à sa portée et alors…
– Mademoiselle…
Elle se retourna pour fuir, paniquée, mais une main ferme se posa sur son épaule.
– Voulez-vous installer Linux mademoiselle ?
Se débattant avec toute l’énergie du désespoir, elle échappa à l’étreinte. Une traction se fit sur son jupon de dentelle.
– Lâchez moi ! Allez-vous-en !
Sous ses efforts désordonnés, le vêtement se déchira dans un bruissement d’étoffes. Emportée par son élan, elle chuta lourdement sur le sol. Étourdie, elle leva les bras pour se protéger le visage tandis que la forme sombre se penchait vers elle, menaçante.
– Monsieur le Ministre, la situation est intenable. Ils sont de plus en plus nombreux. Et que fait notre gouvernement ?
– Très cher ami, je conçois votre émoi mais votre réaction n’est-elle pas disproportionnée ? Puis-je également vous rappeler qu’il est de vigueur d’utiliser nos prénoms entre gentlemen du Catacomb’s Club ?
En réponse, le petit homme sec aux favoris grisonnants tapa des deux poings sur les accoudoirs du Chesterfield dans lequel il était assis.
– Disproportionnée ? Arthur ! Par les gousses d’ail de la Reine, tu sais aussi bien que moi que la situation est dramatique. Nous l’avons tout d’abord ignoré, nous en avons ensuite ri. Mais ils sont de plus en plus nombreux. Nous n’osons même plus sortir la nuit. Heureusement, la majorité de la population ne s’en rend même pas compte. Dieu merci, car ce serait la panique.
– Ils sont insidieux, il est vrai.
– Insidieux et perfides. Ils ne respectent rien, ils tuent, ils empalent. Des pirates, voilà ce qu’ils sont. Des flibustiers. Ah, si seulement nous avions encore un Nelson !
– Je ne dis pas le contraire, comprenez-moi bien. Cependant, je pense que la mésaventure survenue à votre fille vous rend particulièrement sensible à ce sujet.
– Sensible ? Mais que voulez-vous de plus ? Les laisser prospérer et ruiner notre pays ? Les laisser nous sucer le sang ?
À ces mots, un éclair d’ironie passa dans son regard. Il poursuivit :
– Tu le sais Arthur. Tu sais comme moi ce qu’ils font à leurs victimes. Celles-ci deviennent ensuite leurs semblables. Ils ne respectent même pas les brevets ou le droit d’auteur. Rien que d’en parler, j’en ai des frissons.
D’un regard distrait, le Ministre fixa le fond de son verre de Sherry dans lequel se reflétait la chaleur des flammes de l’âtre.
– Le problème est plus complexe que cela George. Beaucoup plus complexe…
– Mademoiselle ? Comment vous sentez-vous ?
Péniblement, elle ouvrit un œil. Une lumière bleuâtre et tremblotante semblait éclairer la petite pièce dans laquelle elle se trouvait. Les murs étaient encombrés de caisses et de matériels divers. Il y avait même un poisson-coffre empaillé perché sur un promontoire de porcelaine.
– Qui… Qui êtes-vous ? articula-t-elle péniblement.
– Je m’appelle Lilo. Vous vous êtes évanouie dans la rue et je vous ai ramené chez moi. Votre jupon s’est accroché à une vieille caisse et s’est déchiré mais à part ça, je ne pense pas que vous soyez blessée.
Un éclair d’inquiétude passa dans le regard de la jeune fille.
– Vous… Vous me séquestrez ?
– Par toutes les ferrites, bien sûr que non ! Quelle drôle d’idée.
– Qu’allez-vous me faire ?
Lilo parut honnêtement surpris.
– Eh bien, je ne sais pas. Que voulez-vous ? Un thé ? Autre chose ? Je peux demander à mon ami Bersacelli de vous monter un petit cordial si vous le désirez.
Restée silencieuse durant toute la conversation, la jeune femme qui se tenait dans le coin de la pièce interrompit les deux hommes.
– Assez ! Vous parlez d’eux comme si c’étaient des monstres.
– Et ils le sont !
– Non père, ce sont des êtres comme vous et moi. Vous ne les connaissez pas.
– Mademoiselle Vista, votre père a raison. Ce ne sont pas des êtres comme nous. Nous ne sommes pas de la même race.
– Ils ont des sentiments ! Ils aiment et chérissent leur liberté, c’est tout. Certes, ils ont un langage parfois étrange mais ils ne sont pas tels que vous les décrivez.
– Vista, mon enfant, je vous prie de cesser ces simagrées. Vous êtes en présence d’un Ministre de la Reine, je vous le rappelle. Vous avez été fort imprudente de vous aventurer seule dans un tel quartier à quelques heures à peine de l’aube. Vous nous avez rendu fous d’inquiétude pendant trois longues nuits. Je conçois que ces épreuves vous aient marquée psychologiquement, aussi ne vous tiendrai-je pas rigueur de ces propos absurdes. Vous devez être très fatiguée.
Distinguée, la jeune femme se dirigea d’un pas raide vers la porte. En se retournant, elle lança d’un ton hautain :
– Je vous souhaite le bonsoir, Monsieur le Ministre.
Elle tourna son regard empreint d’une tristesse dure vers le fauteuil au centre de la pièce.
– Ce n’est pas parce que vous ne les comprenez pas qu’ils ont tort. Ce n’est pas parce que vous êtes dans un système depuis vingt ans qu’une alternative est forcément mauvaise. Bien le bonsoir, père.
La porte claqua sur ses talons.
L’éclat de rire de Lilo était si franc, si sincère que Vista sentit la gaieté peu à peu l’envahir. Il semblait si joyeux, si vivant.
– Comment dis-tu ? Nous découperions nos victimes ? Et en tranches de quelle épaisseur ?
– C’est pourtant ce que l’on raconte sur vous…
– En tout cas, mon activité principale est de charger des bottes aux embarcadères. Est-ce répréhensible ? Fed ? Tu entends ce qu’on dit sur nous ?
Un petit gros coiffé d’un chapeau rouge s’approcha.
– Oui, j’ai entendu. Dis moi, c’est une véritable cabale montée contre nous !
La jeune fille s’agita.
– Il n’y a pas de cabale. Cela n’existe pas. Tout ce que j’ai dit à votre propos est même écrit noir sur blanc dans l’Encyclopedia Mortalis. Que pouvez-vous répondre face à cela ?
Les deux hommes se regardèrent une seconde et répondirent en chœur :
– Référence nécessaire !
Ils s’esclaffèrent bruyamment. Vista les regarda, interloquée.
Les deux hommes se tenaient sur le pas de la porte. Une fine pluie battait le pavé tandis qu’un allumeur tendait sa perche étincelante vers le réverbère le plus proche.
– Veuillez excuser ma fille, Arthur.
– Un cas très intéressant du syndrôme de Vasa, mon cher George. Rien de plus.
– Le syndrôme de Vasa ?
– C’est ainsi que l’on nomme le comportement psychologique d’une victime qui prend parti et cause pour ses ravisseurs. C’est particulièrement courant dans ce genre de situations mais sans gravité. Je me suis laissé dire que le docteur McOazix avait développé une thérapie par les électrochocs particulièrement efficace.
– Vous me rassurez. Je ne sais déjà par quel miracle elle s’en est sortie indemne.
– Physiquement, tout du moins.
– Arthur, si jamais ma fille persiste à tenir des propos incohérents, à défendre des idées dangereusement subversives, à parler de la liberté de partage, de redistribution, je te jure que j’étranglerai cette vermine de mes propres mains. Un par un !
– J’espère qu’on ne devra pas en arriver là, sourit le Ministre tout en lissant sa moustache.
Il se dirigea vers le fiacre, se ravisa un instant et se retourna.
– Vous savez Arthur, cette histoire n’est pas simple. À moi aussi ils me font peur. Ils représentent ce que nous craignons. Ils semblent abhorrer notre morale, ils s’abouchent avec les coquins. Et pourtant, parfois je me demande si ce n’est pas juste nous qui ne les comprenons pas. Nous les croyons opposés au droit d’auteur, mais peut-être en ont-ils simplement une autre lecture. Nous les considérons comme impossibles et ils nous grignotent du terrain. Leur simple existence infirme la plupart de nos préceptes. S’ils étaient aussi néfastes que nous le disons, comment expliquer leur persévérance ? Comme dirait le passager du Beagle, peut-être sont-ils plus adaptés que nous ? Peut-être devrions-nous rejoindre leur camp avant d’être défaits ? Je ne sais pas Arthur, je ne sais pas…
Il monta dans la voiture tandis que le cocher fouettait les chevaux. L’attelage s’enfonça dans la nuit de pavés et d’étoiles.
– Hihi, arrête, Lilo ! Tu me chatouilles ! Et puis je ne comprends pas ce que tu dis.
– Pourtant cette langue est libre et ouverte. La grammaire est disponible.
Il mis un lourd dictionnaire poussiéreux dans les mains de la jeune fille qui vacilla sous le poids et s’assit sur le lit.
– Tu n’espères quand même pas que je vais lire ça ?
– Non, mais l’important est que tu puisses le faire. Tu comprends ? C’est une de nos libertés fondamentales. Tu dois pouvoir étudier et comprendre la langue que tu utilises. Peut-être n’en as-tu pas envie maintenant. Ni jamais. Dans mille ans, nos écrits seront toujours lisibles car les archéologues en auront la grammaire. Communiquer doit être libre, tu comprends ?
– Tu sais que tu es mignon quand tu m’expliques tout cela. Mais je ne suis pas sûre de comprendre. Tout cela est si différent. Si technique.
– Vista, ce n’est pas seulement technique. Nous refusons de rentrer dans le moule !
– Coin, Coin !
Un canard vola dans la pièce en poussant son cri. Une détonation mis fin au périple du palmipède.
Lilo fit un clin d’œil à Vista.
– Ce n’est rien, juste Fed qui s’amuse. Ne t’inquiète pas pour lui.
Vista riait. Elle regarda le poisson-coffre sur l’étagère à côté du lit.
– Mais, il n’était pas là avant-hier, ce poisson ! Il était sur le promontoire de porcelaine.
– En effet, nous n’avons pas encore trouvé de place satisfaisante. C’est qu’il n’est pas facile à installer ce poisson. Elle rit.
– Je ne sais pas pourquoi mais je vous trouve drôles. Vous êtes vraiment des gens étranges.
– Juste différents. À nos yeux, c’est plutôt vous qui êtes étranges avec vos manies de vous compliquer la vie, vos alertes incessantes au virus pour lesquelles vous devez vous cacher dans vos caves, votre refus de la lumière, vos habitudes alimentaires.
– Tu sais, on grandit avec. C’est normal pour nous. Je n’arrive pas à croire que vous ne souffriez pas du virus. Et puis, personnellement, je ne vais même plus à la cave. Je dis juste “Ok” quand on me demande quoi que ce soit sans même réfléchir.
Leurs mains s’étaient rapprochées subrepticement, comme mues d’une volonté propre.
– Lilo…
– Vista…
Leur front se touchèrent. Pendant une longue minute ils restèrent sans parler, sans même oser respirer. Leurs lèvres se frôlèrent…
– Non !
D’un même mouvement de recul, ils sursautèrent. Vista paraissait paniquée, elle porta ses mains à sa bouche à laquelle perlait une goutte de sang. Les mains de Lilo tremblaient. Le premier, il rompit le pesant silence.
– Est-ce que ton père ne va pas s’inquiéter de ton absence ?
– Mon dieu ! C’est vrai que cela fait déjà trois nuits que je suis ici.
– Je vais te reconduire jusqu’à ton quartier.
– Oui, le temps d’emballer mes affaires. Le crépuscule est déjà tombé.
Ils sortirent et se mirent à marcher en silence.
– Voilà, dit-il. Dans cette rue, les fenêtres ne sont plus cassées. Tu n’es plus très loin de chez toi. C’est préférable que l’on ne nous voie pas ensemble. Vista…
– Lilo, fit-elle en fermant les yeux. Merci pour tout. Je… Je… Fais attention à toi !
Elle ouvrit les yeux. La rue était vide. Elle le chercha du regard puis, se ravisant, se mit à marcher.
Elle ne se retourna pas.
Trois coups secs retentirent à la porte de la chambre.
– Vista ? Puis-je entrer ?
La jeune femme était assise face à sa coiffeuse.
– Vista, j’espère que vous n’êtes pas en colère contre moi, fit le vieil homme en lui posant la main sur l’épaule.
– Non, père.
Elle posa la brosse à cheveux qu’elle tenait à la main.
– Je n’ai pas toujours été un très bon père, je l’admets. La cour, la justice, les plaidoiries. Tout cela m’a pris plus de temps que je ne l’aurais voulu. Malgré tout, vous savez, je comprends vos sentiments. Je comprends votre expérience. Mais n’oubliez pas qu’ils sont différents. Ce ne sont pas des êtres comme nous. Ils se nourrissent différemment, ils vivent de manière contraire à nos mœurs. Ils regardent le soleil en face. Ils sont d’une autre race, tout simplement. Faites de doux rêves, mon enfant, ne prenez pas trop cette histoire de libertés à cœur…
Il se retira en fermant doucement la porte derrière lui.
Vista passa son doigt sur les longues incisives pointues qui dépassaient de ses lèvres. Comme à l’accoutumée, son miroir lui renvoya l’image d’une robe de chambre flottant dans une pièce totalement vide.
– À cœur, soupira-t-elle. Une autre race.
Rédigé avec Pyroom à Lillois, 25 avril 2009 dans le cadre du concours DLFP : « Écriture d’une nouvelle sur le libre ». Relu et corrigé par Serge Julien
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