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Et si dans notre société qui tangue dangereusement, nous retrouvions les voies du collectif solidaire pour un besoin élémentaire, ou plutôt alimentaire ?
Dans cet article, Rebecca May Johnson nous parle d’une époque où la nécessité de solidarité était mère d’inventivité. Du très actuel barbeuc de rond-point à la soupe populaire à République, en passant par les Restaurants du Cœur, partageons nos repas pour mieux nous entraider. Mais si, comme dans l’après-guerre à Londres, la cantine populaire redevenait une institution et même un service public ?
Article original : I dream of Canteens
Traduction Framalang : Damien, Lumibd, goofy, lamessen, Bengo, damio, Serici, Lois, Mannik, MO
Je rêve de cantines
par Rebecca May Johnson
Hospitalité, opulence et apport calorique
De l’espace
Il y a de l’espace pour tout le monde. De l’espace, un verre d’eau et une prise électrique. Des chaises, des tables et des toilettes propres. Tellement de chaises que personne n’en est privé. Assez de serviettes pour se moucher ou s’essuyer la bouche. Les chaises ont de multiples formes et certaines sont placées dans des endroits déterminés (une praxis de la discrimination positive). Il y a des chaises hautes et des chaises basses qui créent un paysage varié et permettent d’éviter le contact visuel si souhaité (une question de vie privée), des chaises basses en plastique de couleurs vives et des chaises à bonne hauteur pour les enfants. Il y a aussi une zone réservée pour les femmes qui veulent allaiter sans avoir à gérer les regards gênants d’hommes gênants si elles ne le veulent pas. Un comptoir bien équipé permet de réchauffer la nourriture pour bébés ou les plats faits maison, ce qui constitue une forme de reconnaissance que les bébés existent, que les gens apportant leur propre nourriture existent, et que ces personnes ont besoin d’un espace pour manger. Des plateaux empilés, propres et prêts à servir, sont placés au début de la file d’attente pour la nourriture. Certains sont placés sur des sortes de déambulateurs adaptés avec des étagères pour poser des plateaux afin que les personnes à mobilité réduite, ou accompagnées d’enfants ou encore ayant besoin de plusieurs assiettes puissent s’y appuyer quand elles font la queue et y placer la nourriture sans avoir à porter leur plateau.
La nourriture est bon marché. Je peux me permettre de l’acheter et chacun ici peut l’acheter pour soi-même et ses enfants sans inquiétude. On ne ressent pas l’angoisse de ceux qui n’ont pas d’argent pour s’acheter à manger alors qu’ils ont faim dans un endroit où l’on sert à manger. Pour ceux qui ont de l’argent, le prix est une bonne surprise. Pour ceux qui en ont moins, les prix sont une véritable bénédiction qui leur permet de manger. La nourriture est aussi bon marché que dans les fast-foods de poulets frits et assez riche en calories pour rassasier un enfant ou un adulte pour un bon moment.
La plupart des gens déposent leurs plateaux couverts de miettes et d’assiettes utilisées dans un endroit prévu à cet effet et ramassent leurs serviettes sales. Ils ne laissent pas de restes sur les tables, même si aucune signalétique ne le leur rappelle. De plus, il y a suffisamment de personnel pour que les déchets ne s’accumulent pas, et le personnel n’est pas débordé, stressé ni épuisé.
Du temps
Il y a aussi du temps pour tout le monde. Personne n’est invité à quitter les lieux et personne ne s’inquiète de ne pas être le bienvenu. Bien entendu, les gens partent, mais rester un certain temps n’est pas mal vu. Il n’y a pas d’affiches placardées sur les tables et les murs qui vous enjoignent de partir, de rester, de manger la nourriture achetée sur place ou quoi que ce soit d’autre. En fait, dans la belle tradition d’hospitalité occidentale qui remonte à l’épopée d’Homère (cf. Xénia 1) aucune personne accueillie ici ne sera invitée à partir, et tout le monde aura sans conteste de quoi boire, se nourrir et se laver. Aucun corps ne devient répugnant en restant et en franchissant une limite temporelle et spatiale, ambiguë mais clairement définie (du moins pas pendant les horaires d’ouverture). Une telle disposition offre une intimité en public, si celle-ci est définie comme la possibilité d’être là sans être soupçonné de quoi que ce soit. Les raisons pour lesquelles on peut se sentir suspect à Londres, en 2019, sont principalement, le fait de ne pas avoir d’argent, ou encore l’évolution constante des bio-politiques qui s’entremêlent, transformant la couleur de peau, le sexe et la religion en sources d’angoisse en public.
Contrairement à l’Odyssée d’Homère, il n’y aura pas de massacre si les gens restent plus longtemps qu’ils ne devraient, ou s’ils prennent plus d’échantillons gratuits que ce qui est prévu. Après tout, certaines personnes ne prennent pas d’échantillons du tout. Dans d’autres endroits, par exemple des petits cafés indépendants, certes charmants, mais peu rentables et coûteux, où le loyer est si élevé qu’il faut y passer peu de temps et dépenser beaucoup, il existe une limite de temps implicite mais clairement définie qui provoque l’inquiétude chez tout le monde (propriétaire, employés, clients). Cette limite existe même si les salaires sont bas et que les saisonniers sont renvoyés chez eux pendant la saison basse. Par ailleurs, rester trop longtemps sur la place grise et propre située devant King’s Cross, suscitera à coup sûr le regard suspicieux d’un agent de sécurité privée : quelles sont les raisons de rester immobile ou assis, si ce n’est pas pour dépenser ? Or, c’est ce qu’on ressent parfois. Dans ces endroits et dans la plupart des endroits de nos jours, le corps commence à passer dans un état de manque, d’autant plus important que le temps passé depuis la dernière dépense est long.
Du plaisir
J’ai commencé par décrire certaines caractéristiques des cantines de magasins IKEA situés à l’extérieur de la ville et d’une de banlieues que j’ai récemment visitées à Reading et Croydon. Je n’ai aucune illusion sur la raison pour laquelle IKEA a des cantines dans ses magasins : ces derniers sont énormes et épuisants à arpenter. Fournir un certain confort et une alimentation abordable rend la visite supportable, voire très amusante. Ils utilisent leurs cantines pour montrer à quel point ils sont généreux, hospitaliers et socialement bienveillants : une vision vivante de ce qu’ils vous vendent. Dans les cantines IKEA, j’ai éprouvé énormément de plaisir en mangeant et m’asseyant, et j’ai remarqué que beaucoup d’autres personnes semblaient ressentir la même chose. J’ai essayé différents plats à trois occasions différentes : des boulettes de viande avec des frites et diverses sauces, une tarte sucrée, une salade de crevettes, des boulettes végétariennes avec du boulgour pilaf, un yaourt, quelques tranches de pain à l’ail, du cheesecake, du café, du sirop de fleurs de sureau, des bonbons acidulés. J’ai tout mangé et tout aimé, et j’aurais bien voulu goûter aussi certains plats du petit menu. Si un tel endroit existait en ville, j’irais tous les jours. C’est révélateur : bien qu’il n’y ait aucune cantine publique en ville (quel conseil municipal pourrait en effet se permettre de conserver une telle quantité d’immobilier après les coupes budgétaires ?), les Chambres du Parlement, elles, disposent de dix cantines.
L’idée que la restauration collective doive être dépourvue de plaisir est fausse. Le plaisir issu de la consommation d’un repas ou d’une boisson sans l’angoisse due à la restriction du temps, de l’espace et de l’argent peut avoir un immense effet bénéfique. Le plaisir issu d’une nourriture préparée à partir de boîtes de conserve et d’ingrédients surgelés peut aussi avoir un grand effet. Dans son livre How to Cook a Wolf (Comment cuisiner un loup), l’auteur de recettes américain du milieu du XXe siècle MFK Fisher aborde les vertus des légumes en conserve et surgelés et conçoit une recette de petits pois à la française avec des petits pois surgelés. De même, dans son livre The Food of Italy (La Cuisine d’Italie), Claudia Roden avoue toujours acheter ses cœurs d’artichauts surgelés pour ses recettes qui en utilisent, et Ruth Rogers, co-fondatrice de The River Café, prépare une sauce tomate pour ses invités en utilisant une conserve de tomates à partir d’une recette de Marcella Hazan. De la même façon, dans les cantines d’IKEA et dans beaucoup d’autres lieux dont j’aime la nourriture, les repas servis utilisent les avantages des innovations telles que la surgélation et la conserve pour en offrir un grand volume avec peu de gaspillage. Les légumes surgelés et en conserve sont récoltés au meilleur de leur saison, lorsqu’ils sont abondants et peu onéreux. On ne peut pas dire la même chose des fruits et légumes importés, qui restent verts des semaines après avoir été cueillis et pourrissent souvent sans jamais mûrir assez pour être comestibles. Comparez une tomate fraîche crue en janvier et une conserve de tomates cuites récoltées en août en Italie. Les tomates de la boîte sont moins chères, plus sucrées et délicieuses.
Se cacher
Durant la majeure partie de mon séjour à Londres ces dix dernières années, j’ai beaucoup rêvé d’une telle opulence et d’une telle hospitalité bien maîtrisées, et de cette générosité abordable et attirante, riche en calories que j’ai connue dans les cantines IKEA et dans certains autres endroits, tels que la cantine de l’auberge de jeunesse indienne, à Fitzrovia, la cantine du Muslim World League, rue Charlotte, les McDonald’s où qu’ils soient, les funérailles tamoules et leur repas fourni par un traiteur pouvant servir de « 10 à 10 000 » personnes, ou les cantines universitaires. Par exemple, j’ai aspiré à l’hospitalité d’une cantine chaleureuse les centaines de fois où j’étais assise sur le sol glacial de la British Library pour manger mon repas fait maison avec des couverts en plastique volés, ou quand j’ai rassemblé tout mon courage pour acheter un thé et oser manger, pleine de honte, ma propre nourriture dans le restaurant de la bibliothèque, assise sous le panneau indiquant clairement que les sièges sont réservés aux usagers de la bibliothèque.
La dissimulation de son corps et de sa pauvreté est devenue une composante de la survie londonienne. J’ai caché des sandwiches ou me suis moi-même cachée là où j’aurais dû consommer pour avoir le droit de m’asseoir, et ce, partout dans la ville. Pas vous ? L’été dernier, une femme s’est approchée de moi nerveusement alors que j’étais en train de manger un cheeseburger au McDonald situé près de la British Library, pour me demander les jetons de ma tasse de café et en avoir un gratuit. Je l’ai alors vue y vider de nombreux sachets de sucre gratuits, geste nécessaire pour compléter un apport calorique suffisant pour la maintenir en vie un jour de plus : un marché noir de sachets de sucre, qui ternit l’image de Londres en tant que destination gastronomique. J’ai vu des queues à l’entrée des banques alimentaires et l’arrivée des boîtes de dons de nourriture à la sortie des supermarchés. Le gouvernement permet à une réelle famine de se répandre sans lever le petit doigt. Les rues de la ville ne reconnaissent plus le fonctionnement perpétuel du ventre et de la vessie comme faisant partie intégrante de la vie de chaque humain. Les Victoriens y faisaient attention, alors même qu’ils ne reconnaissaient pas le droit de vote des femmes, et leurs toilettes souterraines sont devenues des cafés sans sanitaires. J’ai vécu récemment un émouvant moment d’hospitalité (Xenia) après avoir frappé à la porte d’un préposé au nettoyage de toilettes publiques à Peterborough : il m’a laissé passer sans me poser aucune question, alors même que je n’avais pas les 20 pence demandés. De tels moments de résistance sont rassurants et montrent une volonté de trouver une alternative au délabrement de l’hospitalité municipale qui définit de plus en plus l’espace public.
Les « Restaurants britanniques »
En voyant un livre que j’avais en main, mais que je n’avais pas encore lu, intitulé Tranche de vie, la façon de manger britannique depuis 1945, une agente de sécurité de la British Library m’a expliqué qu’elle connaissait l’hospitalité populaire et les cantines pour tous – à l’inverse de celle où elle travaillait actuellement. « Ce livre doit donc parler des Restaurants britanniques », a-t-elle dit. Je lui ai répondu « Qu’est-ce que c’est ? ». Elle m’a répondu que pendant et après la guerre, avec le manque de nourriture dû au rationnement, le gouvernement avait mis en place des « Restaurants britanniques » pour servir un plat chaud à prix bas pour chacun, afin que les gens puissent manger des choses comme de la semoule ou du ragoût dont elle ne se souvenait que de l’odeur. C’était dans les années 50 ou 60. Ces restaurants étaient destinés aux travailleurs, aux gens ordinaires et aux enfants, a-t-elle ajouté. Elle y allait souvent quand elle était à l’école à Red Hill, dans le Surrey. Puis ils ont disparu avant qu’elle n’aille au lycée.
Elle confirma que la nourriture n’était pas mauvaise et qu’elle était vraiment très abordable. Elle était très enthousiaste en me parlant des « Restaurants britanniques » ; elle en avait conservé un souvenir ému.
J’ai essayé d’imaginer un restaurant britannique aujourd’hui, un programme soutenu par le gouvernement pour s’assurer que chaque bénéficiaire puisse être nourri, comme s’il s’agissait d’une grande cause nationale. Je n’ai pas pu. Quand j’ai parlé à l’agente de sécurité, j’ai découvert que si le restaurant de la British Library continue à servir du café filtre, son offre la moins chère, le nouveau fournisseur (le troisième en dix ans, car aucune entreprise privée ne s’en sort) n’en fait plus la publicité et se contente d’afficher le prix des cafés les plus chers, à côté des 17 livres (environ 20 euros) pour les plats chauds et des 5 livres (environ 5,60 euros) pour les gâteaux. Le café filtre a disparu depuis.
Puis j’ai regardé dans mon livre et découvert que les « Restaurants britanniques » servaient des repas équilibrés (conformément aux connaissances scientifiques de l’époque) et avaient des bibliothèques, des fleurs fraîches sur les tables, des gramophones et des pianos. J’avais l’impression de découvrir une vision utopique du futur, un peu comme dans un film de science-fiction. Des recherches dans les archives du Mass Observation montrent de nombreux entretiens avec des personnes ravies d’être rassasiées par des plats chauds. En 1950, 50 millions de repas étaient servis chaque semaine. Lord Woolton, le ministre conservateur de l’alimentation, qui avait demandé à un de ses amis socialistes de concevoir des cantines subventionnées par l’État, les a considérées comme « l’une des plus grandes révolutions sociales dans l’industrie du pays ». Des discussions ont eu lieu au Parlement sur la façon dont ces cantines produisaient une étonnante amélioration du bien-être des travailleurs.
Après la guerre, les conservateurs les ont closes parce qu’elles n’étaient pas rentables. Les cantines ont périclité, puis ont fini par disparaître. Aujourd’hui, les déserts alimentaires et les banques alimentaires prolifèrent, et les gens ne peuvent plus se nourrir suffisamment pour vivre. C’est une étrange situation : alors que la pauvreté alimentaire apparaît, nous oublions que par le passé nous faisions des cantines populaires. Le souvenir de la guerre que l’on entretient est celui du rationnement, du manque alors que pour beaucoup de gens, il n’y avait jamais eu autant de nourriture chaude et rassasiante.
Un siège, une table, un verre d’eau, une assiette de nourriture qui tient au corps pour un bon moment ; l’espace et le temps dans lequel s’épanouir.
Je rêve de cantines.
Tecu'zin
Merci pour cet article.
Les cafés associatifs ont aussi dans ce cadre leur rôle à jouer avec leurs cafés et repas « suspendus », une vieille tradition qui il me semble vient d’Italie. Ce sont des endroits qui se veulent accueillants pour venir y manger ou boire un café, mais aussi pour être des lieux d’inclusion sociale. Ils sont malheureusement trop peu nombreux et surtout souffrent d’un déficit de communication (parfois on compte plus de 100 cafés suspendus jamais réclamés).
Le meilleur est avenir 🙂
Mika38
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