Les médias sociaux ne sont pas des espaces démocratiques

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On peut rêver d’une solution technologique ou juridique pour limiter ou interdire l’utilisation d’un logiciel à des groupes ou personnes qui ne partagent pas les valeurs auxquelles on tient ou pire veulent les détruire.
L’entreprise est bien plus délicate qu’il n’y paraît, y compris pour les réseaux alternatifs décentralisés (ou plutôt acentrés) qu’on regroupe sous le terme de Fediverse. Il ne suffit pas en effet de dire que chaque instance décide de ses propres règles pour se débarrasser des difficultés.

Dans l’article qui suit, Christophe Masutti prend acte de la fin d’une illusion : l’idéal d’un grand espace de communication démocratique, égalitaire et ouvert à tous n’existe pas plus avec les Gafam qu’avec le Fediverse et ses réseaux alternatifs.

Face aux grandes plateformes centralisées de médias sociaux qui ne recherchent nullement à diffuser ou promouvoir le débat démocratique éclairé comme elles le prétendent mais à monétiser le spectacle d’un pseudo-débat, nous sommes confrontées au grand fourre-tout où distinguer le pire du meilleur renvoie chacun à une tâche colossale et indéfiniment renouvelée.

Cependant ce qui change la donne avec le Fediverse, c’est que la question de la fermeture à d’autres ne prend en compte ni le profit ni le facteur nombre : les instances sans objectif lucratif ont leurs qualités et leurs défauts propres, qu’elles aient deux ou deux cent mille utilisatrices. Et selon Christophe, les rapports entre les instances restent à écrire, à la manière dont les rapports variables entre les habitants d’un quartier déterminent leurs rapports individuels et collectifs…

Les médias sociaux ne sont pas des espaces démocratiques

par Christophe Masutti

Lors d’une récente interview avec deux autres framasoftiennes à propos du Fediverse et des réseaux sociaux dits « alternatifs », une question nous fut posée :

dans la mesure où les instances de service de micro-blogging (type Mastodon) ou de vidéo (comme Peertube) peuvent afficher des « lignes éditoriales » très différentes les unes des autres, comment gérer la modération en choisissant de se fédérer ou non avec une instance peuplée de fachos ou comment se comporter vis-à-vis d’une instance communautaire et exclusive qui choisit délibérément de ne pas être fédérée ou très peu ?

De manière assez libérale et pour peu que les conditions d’utilisation du service soient clairement définies dans chaque instance, on peut répondre simplement que la modération demande plus ou moins de travail, que chaque instance est tout à fait libre d’adopter sa propre politique éditoriale, et qu’il s’agit de choix individuels (ceux du propriétaire du serveur qui héberge l’instance) autant que de choix collectifs (si l’hébergeur entretient des relations diplomatiques avec les membres de son instance). C’est une évidence.

La difficulté consistait plutôt à expliquer pourquoi, dans la conception même des logiciels (Mastodon ou Peertube, en l’occurrence) ou dans les clauses de la licence d’utilisation, il n’y a pas de moyen mis en place par l’éditeur du logiciel (Framasoft pour Peertube, par exemple) afin de limiter cette possibilité d’enfermement de communautés d’utilisateurs dans de grandes bulles de filtres en particulier si elles tombent dans l’illégalité. Est-il légitime de faire circuler un logiciel qui permet à ♯lesgens de se réunir et d’échanger dans un entre-soi homogène tout en prétendant que le Fediverse est un dispositif d’ouverture et d’accès égalitaire ?

Une autre façon de poser la question pourrait être la suivante : comment est-il possible qu’un logiciel libre puisse permettre à des fachos d’ouvrir leurs propres instance de microblogging en déversant impunément sur le réseau leurs flots de haine et de frustrations ?1

Bien sûr nous avons répondu à ces questions, mais à mon avis de manière trop vague. C’est qu’en réalité, il y a plusieurs niveaux de compréhension que je vais tâcher de décrire ici.

Il y a trois aspects :

  1. l’éthique du logiciel libre n’inclut pas la destination morale des logiciels libres, tant que la loyauté des usages est respectée, et la première clause des 4 libertés du logiciel libre implique la liberté d’usage : sélectionner les utilisateurs finaux en fonction de leurs orientations politique, sexuelles, etc. contrevient fondamentalement à cette clause…
  2. … mais du point de vue technique, on peut en discuter car la conception du logiciel pourrait permettre de repousser ces limites éthiques2,
  3. et la responsabilité juridique des hébergeurs implique que ces instances fachos sont de toute façon contraintes par l’arsenal juridique adapté ; ce à quoi on pourra toujours rétorquer que cela n’empêche pas les fachos de se réunir dans une cave (mieux : un local poubelle) à l’abri des regards.

Mais est-ce suffisant ? se réfugier derrière une prétendue neutralité de la technique (qui n’est jamais neutre), les limites éthiques ou la loi, ce n’est pas une bonne solution. Il faut se poser la question : que fait-on concrètement non pour interdire certains usages du Fediverse, mais pour en limiter l’impact social négatif ?

La principale réponse, c’est que le modèle économique du Fediverse ne repose pas sur la valorisation lucrative des données, et que se détacher des modèles centralisés implique une remise en question de ce que sont les « réseaux » sociaux. La vocation d’un dispositif technologique comme le Fediverse n’est pas d’éliminer les pensées fascistes et leur expression, pas plus que la vocation des plateformes Twitter et Facebook n’est de diffuser des modèles démocratiques, malgré leur prétention à cet objectif. La démocratie, les échanges d’idées, et de manière générale les interactions sociales ne se décrètent pas par des modèles technologiques, pas plus qu’elles ne s’y résument.

Prétendre le contraire serait les restreindre à des modèles et des choix imposés (et on voit bien que la technique ne peut être neutre). Si Facebook, Twitter et consorts ont la prétention d’être les gardiens de la liberté d’expression, c’est bien davantage pour exploiter les données personnelles à des fins lucratives que pour mettre en place un débat démocratique.

 

Exit le vieux rêve du global village ? En fait, cette vieille idée de Marshall McLuhan ne correspond pas à ce que la plupart des gens en ont retenu. En 1978, lorsque Murray Turoff et Roxanne Hiltz publient The Network Nation, ils conceptualisent vraiment ce qu’on entend par « Communication médiée par ordinateur » : échanges de contenus (volumes et vitesse), communication sociale-émotionnelle (les émoticônes), réduction des distances et isolement, communication synchrone et asynchrone, retombées scientifiques, usages domestiques de la communication en ligne, etc. Récompensés en 1994 par l’EFF Pioneer Award, Murray Turoff et Roxanne Hiltz sont aujourd’hui considérés comme les « parents » des systèmes de forums et de chat massivement utilisés aujourd’hui. Ce qu’on a retenu de leurs travaux, et par la suite des nombreuses applications, c’est que l’avenir du débat démocratique, des processus de décision collective (M. Turoff travaillait pour des institutions publiques) ou de la recherche de consensus, reposent pour l’essentiel sur les technologies de communication. C’est vrai en un sens, mais M. Turoff mettait en garde3 :

Dans la mesure où les communications humaines sont le mécanisme par lequel les valeurs sont transmises, tout changement significatif dans la technologie de cette communication est susceptible de permettre ou même de générer des changements de valeur.

Communiquer avec des ordinateurs, bâtir un système informatisé de communication sociale-émotionnelle ne change pas seulement l’organisation sociale, mais dans la mesure où l’ordinateur se fait de plus en plus le support exclusif des communications (et les prédictions de Turoff s’avéreront très exactes), la communication en réseau fini par déterminer nos valeurs.

Aujourd’hui, communiquer dans un espace unique globalisé, centralisé et ouvert à tous les vents signifie que nous devons nous protéger individuellement contre les atteintes morales et psychiques de celleux qui s’immiscent dans nos échanges. Cela signifie que nos écrits puissent être utilisés et instrumentalisés plus tard à des fins non souhaitées. Cela signifie qu’au lieu du consensus et du débat démocratique nous avons en réalité affaire à des séries de buzz et des cancans. Cela signifie une mise en concurrence farouche entre des contenus discursifs de qualité et de légitimités inégales mais prétendument équivalents, entre une casserole qui braille La donna è mobile et la version Pavarotti, entre une conférence du Collège de France et un historien révisionniste amateur dans sa cuisine, entre des contenus journalistiques et des fake news, entre des débats argumentés et des plateaux-télé nauséabonds.

Tout cela ne relève en aucun cas du consensus et encore moins du débat, mais de l’annulation des chaînes de valeurs (quelles qu’elles soient) au profit d’une mise en concurrence de contenus à des fins lucratives et de captation de l’attention. Le village global est devenu une poubelle globale, et ce n’est pas brillant.


Là où les médias sociaux centralisés impliquaient une ouverture en faveur d’une croissance lucrative du nombre d’utilisateurs, le Fediverse se fout royalement de ce nombre, pourvu qu’il puisse mettre en place des chaînes de confiance.


Dans cette perspective, le Fediverse cherche à inverser la tendance. Non par la technologie (le protocole ActivityPub ou autre), mais par le fait qu’il incite à réfléchir sur la manière dont nous voulons conduire nos débats et donc faire circuler l’information.

On pourrait aussi bien affirmer qu’il est normal de se voir fermer les portes (ou du moins être exclu de fait) d’une instance féministe si on est soi-même un homme, ou d’une instance syndicaliste si on est un patron, ou encore d’une instance d’un parti politique si on est d’un autre parti. C’est un comportement tout à fait normal et éminemment social de faire partie d’un groupe d’affinités, avec ses expériences communes, pour parler de ce qui nous regroupe, d’actions, de stratégies ou simplement un partage d’expériences et de subjectivités, sans que ceux qui n’ont pas les mêmes affinités ou subjectivités puissent s’y joindre. De manière ponctuelle on peut se réunir à l’exclusion d’autre groupes, pour en sortir à titre individuel et rejoindre d’autre groupes encore, plus ouverts, tout comme on peut alterner entre l’intimité d’un salon et un hall de gare.

Dans ce texte paru sur le Framablog, A. Mansoux et R. R. Abbing montrent que le Fediverse est une critique de l’ouverture. Ils ont raison. Là où les médias sociaux centralisés impliquaient une ouverture en faveur d’une croissance lucrative du nombre d’utilisateurs, le Fediverse se fout royalement de ce nombre, pourvu qu’il puisse mettre en place des chaînes de confiance.

Un premier mouvement d’approche consiste à se débarrasser d’une conception complètement biaisée d’Internet qui fait passer cet ensemble de réseaux pour une sorte de substrat technique sur lequel poussent des services ouverts aux publics de manière égalitaire. Évidemment ce n’est pas le cas, et surtout parce que les réseaux ne se ressemblent pas, certains sont privés et chiffrés (surtout dans les milieux professionnels), d’autres restreints, d’autres plus ouverts ou complètement ouverts. Tous dépendent de protocoles bien différents. Et concernant les médias sociaux, il n’y a aucune raison pour qu’une solution technique soit conçue pour empêcher la première forme de modération, à savoir le choix des utilisateurs. Dans la mesure où c’est le propriétaire de l’instance (du serveur) qui reste in fine responsable des contenus, il est bien normal qu’il puisse maîtriser l’effort de modération qui lui incombe. Depuis les années 1980 et les groupes usenet, les réseaux sociaux se sont toujours définis selon des groupes d’affinités et des règles de modération clairement énoncées.

À l’inverse, avec des conditions générales d’utilisation le plus souvent obscures ou déloyales, les services centralisés tels Twitter, Youtube ou Facebook ont un modèle économique tel qu’il leur est nécessaire de drainer un maximum d’utilisateurs. En déléguant le choix de filtrage à chaque utilisateur, ces médias sociaux ont proposé une représentation faussée de leurs services :

  1. Faire croire que c’est à chaque utilisateur de choisir les contenus qu’il veut voir alors que le système repose sur l’économie de l’attention et donc sur la multiplication de contenus marchands (la publicité) et la mise en concurrence de contenus censés capter l’attention. Ces contenus sont ceux qui totalisent plus ou moins d’audience selon les orientations initiales de l’utilisateur. Ainsi on se voit proposer des contenus qui ne correspondent pas forcément à nos goûts mais qui captent notre attention parce de leur nature attrayante ou choquante provoquent des émotions.
  2. Faire croire qu’ils sont des espaces démocratiques. Ils réduisent la démocratie à la seule idée d’expression libre de chacun (lorsque Trump s’est fait virer de Facebook les politiques se sont sentis outragés… comme si Facebook était un espace public, alors qu’il s’agit d’une entreprise privée).

Les médias sociaux mainstream sont tout sauf des espaces où serait censée s’exercer la démocratie bien qu’ils aient été considérés comme tels, dans une sorte de confusion entre le brouhaha débridé des contenus et la liberté d’expression. Lors du « printemps arabe » de 2010, par exemple, on peut dire que les révoltes ont beaucoup reposé sur la capacité des réseaux sociaux à faire circuler l’information. Mais il a suffi aux gouvernements de censurer les accès à ces services centralisés pour brider les révolutions. Ils se servent encore aujourd’hui de cette censure pour mener des négociations diplomatiques qui tantôt cherchent à attirer l’attention pour obtenir des avantages auprès des puissances hégémoniques tout en prenant la « démocratie » en otage, et tantôt obligent les GAFAM à se plier à la censure tout en facilitant la répression. La collaboration est le sport collectif des GAFAM. En Turquie, Amnesty International s’en inquiète et les exemples concrets ne manquent pas comme au Vietnam récemment.

Si les médias sociaux comme Twitter et Facebook sont devenus des leviers politiques, c’est justement parce qu’ils se sont présentés comme des supports technologiques à la démocratie. Car tout dépend aussi de ce qu’on entend par « démocratie ». Un mot largement privé de son sens initial comme le montre si bien F. Dupuis-Déri4. Toujours est-il que, de manière très réductrice, on tient pour acquis qu’une démocratie s’exerce selon deux conditions : que l’information circule et que le débat public soit possible.

Même en réduisant la démocratie au schéma techno-structurel que lui imposent les acteurs hégémoniques des médias sociaux, la question est de savoir s’il permettent la conjonction de ces conditions. La réponse est non. Ce n’est pas leur raison d’être.

Alors qu’Internet et le Web ont été élaborés au départ pour être des dispositifs égalitaires en émission et réception de pair à pair, la centralisation des accès soumet l’émission aux conditions de l’hébergeur du service. Là où ce dernier pourrait se contenter d’un modèle marchand basique consistant à faire payer l’accès et relayer à l’aveugle les contenus (ce que fait La Poste, encadrée par la loi sur les postes et télécommunications), la salubrité et la fiabilité du service sont fragilisés par la responsabilisation de l’hébergeur par rapport à ces contenus et la nécessité pour l’hébergeur à adopter un modèle économique de rentabilité qui repose sur la captation des données des utilisateurs à des fins de marketing pour prétendre à une prétendue gratuité du service5. Cela implique que les contenus échangés ne sont et ne seront jamais indépendants de toute forme de censure unilatéralement décidée (quoi qu’en pensent les politiques qui entendent légiférer sur l’emploi des dispositifs qui relèveront toujours de la propriété privée), et jamais indépendants des impératifs financiers qui justifient l’économie de surveillance, les atteintes à notre vie privée et le formatage comportemental qui en découlent.

Paradoxalement, le rêve d’un espace public ouvert est tout aussi inatteignable pour les médias sociaux dits « alternatifs », où pour des raisons de responsabilité légale et de choix de politique éditoriale, chaque instance met en place des règles de modération qui pourront toujours être considérées par les utilisateurs comme abusives ou au moins discutables. La différence, c’est que sur des réseaux comme le Fediverse (ou les instances usenet qui reposent sur NNTP), le modèle économique n’est pas celui de l’exploitation lucrative des données et n’enferme pas l’utilisateur sur une instance en particulier. Il est aussi possible d’ouvrir sa propre instance à soi, être le seul utilisateur, et néanmoins se fédérer avec les autres.

De même sur chaque instance, les règles d’usage pourraient être discutées à tout moment entre les utilisateurs et les responsables de l’instance, de manière à créer des consensus. En somme, le Fediverse permet le débat, même s’il est restreint à une communauté d’utilisateurs, là où la centralisation ne fait qu’imposer un état de fait tout en tâchant d’y soumettre le plus grand nombre. Mais dans un pays comme le Vietnam où l’essentiel du trafic Internet passe par Facebook, les utilisateurs ont-ils vraiment le choix ?

Ce sont bien la centralisation et l’exploitation des données qui font des réseaux sociaux comme Facebook, YouTube et Twitter des instruments extrêmement sensibles à la censure d’État, au service des gouvernements totalitaires, et parties prenantes du fascisme néolibéral.

L’affaire Cambridge Analytica a bien montré combien le débat démocratique sur les médias sociaux relève de l’imaginaire, au contraire fortement soumis aux effets de fragmentation discursive. Avant de nous demander quelles idéologies elles permettent de véhiculer nous devons interroger l’idéologie des GAFAM. Ce que je soutiens, c’est que la structure même des services des GAFAM ne permet de véhiculer vers les masses que des idéologies qui correspondent à leurs modèles économiques, c’est-à-dire compatibles avec le profit néolibéral.

En reprenant des méthodes d’analyse des années 1970-80, le marketing psychographique et la socio-démographie6, Cambridge Analytica illustre parfaitement les trente dernières années de perfectionnement de l’analyse des données comportementales des individus en utilisant le big data. Ce qui intéresse le marketing, ce ne sont plus les causes, les déterminants des choix des individus, mais la possibilité de prédire ces choix, peu importent les causes. La différence, c’est que lorsqu’on applique ces principes, on segmente la population par stéréotypage dont la granularité est d’autant plus fine que vous disposez d’un maximum de données. Si vous voulez influencer une décision, dans un milieu où il est possible à la fois de pomper des données et d’en injecter (dans les médias sociaux, donc), il suffit de voir quels sont les paramètres à changer. À l’échelle de millions d’individus, changer le cours d’une élection présidentielle devient tout à fait possible derrière un écran.

Trump at hospital - Public domain. Source : White House

C’est la raison pour laquelle les politiques du moment ont surréagi face au bannissement de Trump des plateformes comme Twitter et Facebook (voir ici ou ). Si ces plateformes ont le pouvoir de faire taire le président des États-Unis, c’est que leur capacité de caisse de résonance accrédite l’idée qu’elles sont les principaux espaces médiatiques réellement utiles aux démarches électoralistes. En effet, nulle part ailleurs il n’est possible de s’adresser en masse, simultanément et de manière segmentée (ciblée) aux populations. Ce faisant, le discours politique ne s’adresse plus à des groupes d’affinité (un parti parle à ses sympathisants), il ne cherche pas le consensus dans un espace censé servir d’agora géante où aurait lieu le débat public. Rien de tout cela. Le discours politique s’adresse désormais et en permanence à chaque segment électoral de manière assez fragmentée pour que chacun puisse y trouver ce qu’il désire, orienter et conforter ses choix en fonction de ce que les algorithmes qui scandent les contenus pourront présenter (ou pas). Dans cette dynamique, seul un trumpisme ultra-libéral pourra triompher, nulle place pour un débat démocratique, seules triomphent les polémiques, la démagogie réactionnaire et ce que les gauches ont tant de mal à identifier7 : le fascisme.

Face à cela, et sans préjuger de ce qu’il deviendra, le Fediverse propose une porte de sortie sans toutefois remettre au goût du jour les vieilles représentations du village global. J’aime à le voir comme une multiplication d’espaces (d’instances) plus où moins clos (ou plus ou moins ouverts, c’est selon) mais fortement identifiés et qui s’affirment les uns par rapport aux autres, dans leurs différences ou leurs ressemblances, en somme dans leurs diversités.

C’est justement cette diversité qui est à la base du débat et de la recherche de consensus, mais sans en constituer l’alpha et l’oméga. Les instances du Fediverse, sont des espaces communs d’immeubles qui communiquent entre eux, ou pas, ni plus ni moins. Ils sont des lieux où l’on se regroupe et où peuvent se bâtir des collectifs éphémères ou non. Ils sont les supports utilitaires où des pratiques d’interlocution non-concurrentielles peuvent s’accomplir et s’inventer : microblog, blog, organiseur d’événement, partage de vidéo, partage de contenus audio, et toute application dont l’objectif consiste à outiller la liberté d’expression et non la remplacer.

Angélisme ? Peut-être. En tout cas, c’est ma manière de voir le Fediverse aujourd’hui. L’avenir nous dira ce que les utilisateurs en feront.

 

 


  1. On peut se référer au passage de la plateforme suprémaciste Gab aux réseaux du Fediverse, mais qui finalement fut bloquée par la plupart des instances du réseau.
  2. Par exemple, sans remplacer les outils de modération par du machine learning plus ou moins efficace, on peut rendre visible davantage les procédures de reports de contenus haineux, mais à condition d’avoir une équipe de modérateurs prête à réceptionner le flux : les limites deviennent humaines.
  3. Turoff, Murray, and Starr Roxane Hiltz. 1994. The Network Nation : Human Communication via Computer. Cambridge : MIT Press, p. 401.
  4. Dupuis-Déri, Francis. Démocratie, histoire politique d’un mot : aux États-Unis et en France. Montréal (Québec), Canada : Lux, 2013.
  5. Et même si le service était payant, l’adhésion supposerait un consentement autrement plus poussé à l’exploitation des données personnelles sous prétexte d’une qualité de service et d’un meilleur ciblage marketing ou de propagande. Pire encore s’il disposait d’une offre premium ou de niveaux d’abonnements qui segmenteraient encore davantage les utilisateurs.
  6. J’en parlerai dans un article à venir au sujet du courtage de données et de la société Acxiom.
  7. …pas faute d’en connaître les symptômes depuis longtemps. Comme ce texte de Jacques Ellul paru dans la revue Esprit en 1937, intitulé « Le fascisme fils du libéralisme », dont voici un extrait : « [Le fascisme] s’adresse au sentiment et non à l’intelligence, il n’est pas un effort vers un ordre réel mais vers un ordre fictif de la réalité. Il est précédé par tout un courant de tendances vers le fascisme : dans tous les pays nous retrouvons ces mesures de police et de violence, ce désir de restreindre les droits du parlement au profit du gouvernement, décrets-lois et pleins pouvoirs, affolement systématique obtenu par une lente pression des journaux sur la mentalité courante, attaques contre tout ce qui est pensée dissidente et expression de cette pensée, limitation de liberté de parole et de droit de réunion, restriction du droit de grève et de manifester, etc. Toutes ces mesures de fait constituent déjà le fascisme. ».
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Membre du conseil d'administration de Framasoft

7 Responses

  1. Toniozzz

    Bonjour,

    L’analyse de cet article est juste et documentée. Elle devrait être justement partagée sur les réseaux sociaux (GAFAM ou Fediverse) !

    Je soulève quelques points :

    – Twitter et Facebook se présentent comme leviers de la démocratie : n’est-ce pas aussi du fait de leur popularité acquise au fil des ans ? Il est dur pour le Fediverse de s’imposer comme une alternative car bon nombre d’internautes ont pris des habitudes. À tel point que l’on ne compte plus les pouets sur Mastodon qui citent ou donnent un lien vers Twitter ou autres (sans filtre et explication, ce qui est grave à mon sens)

    – je ne suis pas à l’aise avec une conclusion du style « seul un trumpisme ultra-libéral pourra triompher, nulle place pour un débat démocratique, seules triomphent les polémiques, la démagogie réactionnaire et ce que les gauches ont tant de mal à identifier7 : le fascisme. » D’abord parce que la référence à l’article de Jacques Ellul montre une ignorance de ce qu’est le libéralisme et ses nombreux courants dans l’histoire (le titre « le fascisme fils du libéralisme » est sidérant mais cela a été écrit en 1937, sachant que ce fascisme a tout de même été vaincu notamment par une démocratie libérale en 1945) ensuite parce qu’il n’y a pas de déterminisme en histoire et la futurologie est un exercice assez casse-gueule et enfin … la gauche n’a-t-elle rien à se reprocher en dehors du discernement de ce qui est fascisme ou pas ?

    – un problème pas assez souligné : les articles de la dernière décennie faisant référence à « la libération de la parole ». Avant Internet, l’expression anonyme était filtrée par les médias classiques (journaux, TV, …) qui choisissaient de publier ou diffuser les positions exprimées par tout un chacun. Les élections, manifestations, grèves, révoltes comme mai 68 étaient les moments d’une expression publique de l’opinion (un défouloir vu les cadenas mis en place). Désormais avec les GAFAM (ou le Fediverse), nous pouvons revendiquer, affirmer voire insulter sans modération à priori (signalements, suppression de posts, blocages tentent de pallier ce problème).

    Merci encore pour ces éléments de réflexion.

    • Framatophe

      Merci beaucoup pour ce commentaire intéressant! Je vais tâcher de répondre à quelques points:

      Twitter et Facebook se présentent comme leviers de la démocratie : n’est-ce pas aussi du fait de leur popularité acquise au fil des ans ?

      Ce n’est pas faux. Bien sûr, la « couverture » de la population mondiale utilisant ces services s’est tellement étendue que du point de vue de certaines populations, Internet se limite aux services des GAFAM et à quelques applications sur smartphone.

      Cela dit, la raison pour laquelle je cite M. Turoff et R. Hiltz, c’est pour rappeler que lorsque l’ordinateur personnel est arrivé sur le marché, outre les promesses d’ouvertures de marché que cela laissait supposer, beaucoup y ont vu (et ont conçu) une solution techno à la démocratie en crise. En particulier aux USA avec la fin de la guerre du Vietnam, les scandales politiques, etc. mais pas uniquement : c’était aussi une démonstration grandeur nature vis-à-vis du grand méchant Bloc de l’Est où l’exercice de la démocratie participative n’était pas franchement une priorité. M. Turoff et R. Hiltz ont vraiment inventé des systèmes de prise de décision collective, de vote en ligne sur base de forum de débats, etc. L’association d’idées « forum = liberté d’expression = démocratie » est profondément ancrée bien avant l’apparition de Facebook qui a toujours privilégié l’argument de la liberté d’expression pour noyer le poisson (cf. cet article).

      la référence à l’article de Jacques Ellul montre une ignorance de ce qu’est le libéralisme et ses nombreux courants dans l’histoire

      Vous parlez d’une ignorance qui serait mienne ou celle d’Ellul ?

      Dans la première hypothèse, je ne prétends pas être omniscient, mais rassurez-vous, je pense savoir ce qu’est le libéralisme, des penseurs des Lumières à nos jours.

      La seconde hypothèse est plus sérieuse puisque, effectivement, Ellul est assez jeune lorsqu’il propose ce texte mais sa pensée politique connaît une certaine régularité dans l’histoire de son œuvre, en particulier lorsqu’on la met en perspective avec les idées de Hayeck. Cela dit, on peut re-situer ce texte d’Ellul dans le contexte du moment et pour cela voici une citation :

      « Jusqu’à la fin de 1937, ce fut donc pour moi une période de grande activité politique au cours de laquelle nous avons monté sous la direction d’Emmanuel Mounier le mouvement personnaliste. Nous étions une dizaine au début rassemblés sur une base chrétienne (Mounier était catholique), mais avec une position politique difficile : ni staliniens, ni fascistes, sans être davantage pour le capitalisme ni pour le libéralisme. Nous essayions de dépasser ces contradictions et ce fut l’occasion de rencontres intenses et fructueuses. Le mouvement personnaliste était fondé sur une philosophie nouvelle qui rejetait l’individualisme attaché à la bourgeoisie du XIX e siècle. Nous rejetions aussi le collectivisme, considérant qu’un être humain est une personne, ce qui signifie un être économique autant que spirituel. Nous pensions qu’une société doit être construite exclusivement en vue de l’épanouissement de la personne et du rejet de son aliénation mais que, par ailleurs, on ne peut être une personne que si l’on appartient à un groupe, à une communauté. » Jacques Ellul, Ellul par lui-même. Entretiens avec Willem H. Vanderburg, Chap. 4 « Du personnalisme à la Résistance »

      La joyeuse équipe dans laquelle se trouvait J. Ellul était un groupe de penseurs guidé par E. Mounier (mais le mouvement est bcp plus général), à la recherche d’une troisième voie entre les dangers du fascisme et le libéralisme : nous nous situons en pleine crise économique, celle débutée en 1929 et la montée de plusieurs fascismes en Europe. Cet article sur le mouvement personnaliste français montre combien justement le texte de Ellul est le fruit d’intenses réflexions sur le libéralisme et le capitalisme.

      ce fascisme a tout de même été vaincu notamment par une démocratie libérale en 1945

      En fait « ce » fascisme n’existe pas. Dans l’article d’Ellul, « le » fascisme est une construction théorique qui s’appuie sur une approche sociologique du moment sur la montée *des* fascismes en Europe (par exemple les origines bourgeoise-capitalistes du fascisme italien, ses aspects nationalistes et privatisations). Si vous faites référence à la fin de la Seconde Guerre Mondiale en 1945 et le fait que la victoire fut en très grande partie due aux alliés, alors oui, la victoire de 1945 est une victoire anti-fasciste et anti-nazie, sans aucune doute. Mais « le » fascisme est il mort en 1945 ? pas du tout ! D’ailleurs juste après arrivent des néofascismes, comme certains aspects du franquisme en Espagne (même si qualifier le franquisme de fascisme est problématique, on ne peut pas évacuer l’idée que ce sont deux choses très comparables), ou encore en Amérique du Sud, de Branco au Brésil à Pinochet et ses copains.

      Ce que j’appelle fascisme, de mon coté, c’est le résultat d’un ensemble de conditions économiques et morales (dont certains symptômes se reconnaissent à travers le texte d’Ellul) et qui font advenir un fascisme (qui a forcément une autre forme que celui de Mussolini, bien sur).

      Déterminisme ? j’évacue cette idée. En tant qu’historien.

      Quant à la futurologie : non, ce n’est pas de la futurologie, je m’intéresse au présent et je tiens Trump comme un quasi-fasciste et Bolsonaro comme un fasciste au sens propre du terme. Quant à nos politiques français, il ne faut pas se bercer d’illusion, certains sont en pleine cible.

      la gauche n’a-t-elle rien à se reprocher en dehors du discernement de ce qui est fascisme ou pas ?

      oops! depuis la liste risque d’être longue 🙂 mais comme les factions politiques m’insupportent, je suis prêt à reconnaître qu’il n’y a sans doute pas que la gauche qui soit incapable de beaucoup de choses.

      un problème pas assez souligné (…)

      Oui, tout à fait ! il serait intéressant de comparer les conceptions de liberté d’expression en fonction du discours tenu sur les médias (médias « classiques » et médias sociaux d’aujourd’hui) et voir aussi comment la transformation des médias classiques, notamment avec leur libéralisation, a permis de faire advenir une majorité de discours réactionnaires alors que c’était bien le reproche fait à l’ORTF (pour ne parler que de la France). Il y a de a littérature assez abondante là-dessus, j’imagine. Ajoutons à cela l’assimilation de plus en plus étroite entre la télévision et les services Internet (à commencer par le support technique lui-même). Mais on s’éloigne du sujet.

  2. Loz

    Deux petites fautes de Français : « soi-disant » devrait être remplacé les deux fois par « prétendue ».

    Sinon merci beaucoup pour l’article…

      • Toniozzz

        Bonjour,

        Merci beaucoup pour ce retour très argumenté !
        Je parlais bien de Jacques Ellul (je ne me permettrai pas de juger vos connaissances). Effectivement Esprit a défendu à travers E. Mounier, le personnalisme comme alternative au marxisme et au capitalisme. Néanmoins après une période où Esprit a été proche des communistes, Jean-Marie Domenach et plus fortement Paul Thibaud / Olivier Mongin ont modifié la ligne directrice de la revue et ont (re) découvert les penseurs anglo saxons du libéralisme qu’Hayek, Nozick et autres n’ont cessé de fustiger : Stuart Mill, Dewey ou encore Rawls. Ellul ne devait pas connaître en 1937 Mill ou Dewey donc une partie du courant libéral social (assimilé aux socialistes, le fameux liberal, insulte aux US). C’était le sens de ma réaction, réductrice je le concède.

        Oui on peut qualifier un certain nombre de régimes d’après guerre (la 2ème GM) de néo fascistes. Aujourd’hui (et c’est le cas des 4 années trumpiennes notamment), on parle volontiers de populisme et où le capitalisme peut s’épanouir. Le populisme et le fascisme s’opposent au libéralisme politique et on réduit trop souvent celui-ci à son volet économique du fait des 40 dernières années sous la coupe du néoliberalisme.

        Pour la notion de détermisme, c’est surtout qu’un accident est si vite arrivé pour caricaturer 🙂 donc rien n’est inéluctable aussi bien dans le meilleur (Bolsonaro viré à coups de pied au cul) que dans le pire (le RN prenant le pouvoir en France).

        Et vous avez raison de souligner l’impuissance que montrent les mouvements / partis à droite comme à gauche et dont les réseaux sociaux (pour en revenir à votre article) font étalage. D’ailleurs la balkanisation que l’on peut constater sur Twitter et autres se retrouve sur le Fediverse malheureusement.

        Complétement d’accord avec la dernière partie de votre réponse.

  3. Booteile

    Merci pour l’article ! C’est chouette de te lire sur le Framablog, Framatophe ! Merci de prendre le temps de nous pondre ce genre d’articles !

  4. Raoul

    Yvan Illich aurait peut être réglé le sort d’internet (et des ordis) sans détours: ce sont des outils non ‘conviviaux’ et donc non démocratiques. Un individu ou un groupe ne peut pas recréer un ordi ou un câble optique sous-marin sans la société industrielle et insoutenable qui va avec.
    Nous sommes donc dépossédés d’un outil qui ne peut exister qu’aux mains de gouvernements et de multinationales.

    Le nombre croissant de pays qui censurent les réseaux ou wikipedia suggère fortement que dès qu’une alternative (ex le fediverse) aurait la chance d’avoir du succès elle disparaîtrait (avec une petite loi anti terroriste-pédophilie..).
    Le mal est pour moi inclus dans la technique (des outils non conviviaux) elle-même donc on ne la rendra jamais humaine. Illich (désolé pour les invocations) disait que si on faisait des habitations avec plus de 4 étages alors techniquement ça faisait trop de voisins pour pouvoir avoir des liens sociaux forts. Qu’aurait il dit de la déshumanisation produite par l’effet de masse d’internet?

    Je reste un soutiens de votre association et de son travail fantastique mais j’ai bien peur que vos énergies ne soient a long terme gaspillées a humaniser une machine que ne peut que nuire..