Comment se faire 10 000 boules sur le dos d’un artiste libre

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Temps de lecture 10 min

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Oui, ce titre sent le piège à clics bas de plancher, mais si on vous dit que la réponse est –roulements de tambours– « avec de la blockchain », vous admettrez que le titre est bien moins vulgaire que l’abus que vous allez lire ici.

David Revoy est un artiste de la culture libre, connu pour son webcomic Pepper&Carrot, pour ses innombrables contributions au libre (de ses tutoriels pour le logiciel libre de dessin Krita, aux illustrations de notre Contributopia).

Hier, il a publié sur son blog un article en anglais expliquant comment un cupide malotru vient de se faire plus de dix mille euros en parasitant son travail, grâce à de la blockchain. L’histoire est tellement injuste et minable que nous avons vite répondu à David que s’il voulait qu’on traduise et diffuse son histoire, il n’avait qu’un mot à dire (et il l’a dit ^^).

Les personnes qui gloseront sur la « bonne » ou la « mauvaise » licence pour le protéger d’une telle mésaventure risquent de passer à côté d’un élément central de ce témoignage : ceci n’est pas un dilemme légal, mais un dilemme artistique. Que cette spéculation soit légale ou non, ne change rien au fait que ce soit immoral. Ouvrir une partie de ses droits au public (par le biais d’une licence libre), ce n’est pas s’interdire de gueuler lorsqu’on trouve qu’un usage de son œuvre est nul, moche, qu’il salit nos valeurs.

Ce n’est pas un problème légal, mais artistique. David Revoy réagit comme le fait un·e artiste, en s’exprimant.

Nous vous proposons donc de l’écouter.

  • Article original sur le blog de l’auteur : Dream Cats NFT : don’t buy them
  • Traduction Framalang : Cpm, Bullcheat, retrodev, Pouhiou, Julien / Sphinx, mo, et les anonymes
10 000 euros de NFT avec mes œuvres, CC-by David Revoy

N’achetez pas les NFT « Dream Cats »

— par David Revoy

Voici une autre histoire de NFT (et il ne s’agit pas de la suite de la dernière en date, en mars dernier, après que quelqu’un a publié mon « Yin and Yang of world hunger » sur OpenSea…). Aujourd’hui, il s’agit de la publication officielle du catalogue « Dream Cat » sur OpenSea par ROPLAK, une variante de mon générateur CatAvatar de 2016 sous licence Creative Commons Attribution. Cela a été annoncé hier dans ce tweet, [edit : iel a effacé son tweet et en a fait un nouveau) et la page de catalogue OpenSea compte déjà 10 000 éléments et en a déjà vendu pour une valeur de 4,2 ETH (NdT : l’Etherneum est une crypto-monnaie), soit environ 10 000 euros en deux jours…

NFT… (Kesako ? )

Si le principe de NFT ne vous est pas familier, voyez-le comme un unique « jeton » (par exemple, un identifiant numérique) écrit dans la base de données décentralisée d’une crypto-monnaie, dans notre cas Ethereum. Ce jeton peut être attaché à n’importe quoi – souvent à une image artistique, mais cela peut être à un service, un document, une arme dans un jeu vidéo, etc. ; vous pouvez vendre cet identifiant unique sur une place de marché NFT, comme OpenSea dans notre cas. Cet identifiant peut donc avoir un propriétaire, peut prendre de la valeur avec le temps, valoir de plus en plus cher, par exemple.

Si vous préférez, c’est un peu comme le commerce des cartes rares de Magic, de Pokémon ou de Base-ball, tout cela étant payé avec de la crypto-monnaie. Les investisseurs peuvent en acheter de nouvelles, prédire celles qui seront plébiscitées, qui prendront de la valeur, pour ensuite avec celles-ci transformer leur argent en… encore plus d’argent. Nous avons ici le pur produit du capitalisme et de la spéculation, mêlé à une technologie produisant de l’ « unicité » et qui n’est pas connue pour être éco-responsable.

Pour faire court, un mélange de concepts que je hais.

C’est bon, pourquoi tant de haine ?

Je suis né dans les années 1980 et j’ai grandi dans un monde où l’accès à l’information était limité – librairies, bibliothèques, télévision. Puis, quand Internet est apparu dans ma vie, j’ai cru que cela allait ouvrir un âge d’or, parce que l’information pouvait être répliquée sur des millions de terminaux pour un coût très faible. J’ai créé un portfolio, rencontré d’autres artistes, réalisé des films sous licence libre, travaillé pour de grandes entreprises et je poursuis, en ce moment même, la création d’une série de webcomics, Pepper&Carrot, suivie par des millions de personnes. J’ai adopté la licence Creative Commons afin que d’autres puissent réutiliser mes créations graphiques sans demander d’autorisation et sans avoir à payer.

Le CatAvatar est né d’un projet personnel, développé sur mon temps libre afin de supprimer tous les CDN (NdT : réseaux de distribution de contenu) de mon site web. Comme je l’expliquais dans un billet de blog publié en 2016, je souhaitais me débarrasser du service Gravatar dans mon système de commentaires, et ce simple objectif m’a coûté plusieurs jours de travail. Il était inspiré par un désir de liberté, un désir d’offrir une alternative belle et choupi sur Internet. J’ai décidé de partager les sources et les illustrations de Catavatar gratuitement, sous la licence Créative Commons Attribution, très permissive.

À l’opposé, un système tel que NFT est une tentative d’attribuer un identifiant à chaque fichier, chaque création, pour créer une unicité artificielle afin que tout puisse être acheté. C’est un fantasme capitaliste : faire de chaque chose une propriété unique, afin que tout puisse être vendu. Vous comprenez maintenant la raison pour laquelle je déteste voir Catavatar utilisé comme NFT ? Cela va à l’encontre de la raison même pour laquelle mes créations se sont retrouvées là initialement.

Déclaration personnelle à propos des NFT :

Voir mes créations utilisées pour des NFT va à l’encontre de mon droit moral (NdT : l’auteur fait ici référence au respect de l’intégrité de l’œuvre, composante du droit moral dans le droit d’auteur français). Je vais donc être clair :

N’achetez pas de NFT fait avec mes créations.

Ne faites pas de NFT avec mon travail artistique disponible sous Creative Commons.

Si vous respectez mon œuvre, souvenez-vous de ces recommandations et appliquez-les.

Revenons maintenant au sujet du jour : le catalogue de NFT « Dream Cats ».

L’affaire des NFT « Dream Cats »

capture d'écran du catalogue Dream Cats sur OpenSea
capture d’écran du catalogue Dream Cats sur OpenSea

Tout d’abord, je ne fais aucune marge ni aucun profit sur le catalogue DreamCats d’OpenSea. Je sais que mon nom est sur chaque produit, je sais que mon nom est dans le titre du catalogue, etc. Je reçois déjà des emails à ce propos. Et, pour être clair, ce n’est pas un problème d’argent : je ne veux pas toucher le moindre pourcentage d’une vente de NFT. L’auteur, ici ROPLAK, est le seul à bénéficier des ventes, déjà 4,2 ETH, soit environ 10 000 euros, en deux jours. Il ne s’agit pas d’une poignée de dollars, c’est un marché réellement rentable, dans lequel mon nom est écrit sur chaque produit.

Les Catavatars ne sont pas utilisés tels qu’ils ont été dessinés : l’auteur a ajouté à mes dessins originaux une distorsion, un filtre généré par l’algorithme DeepDream. Cela sert à déformer les chats, mais surtout à s’assurer que chaque pixel de l’image soit modifié, permettant à l’auteur ROPLAK de revendiquer légalement cette œuvre en tant qu’œuvre dérivée.

Mais je vous laisse juger ici de la qualité artistique de « l’amélioration » de cette œuvre dérivée. DeepDream n’est pas difficile à installer, si vous savez comment exécuter un script Python ; vous pouvez vous amuser avec sur un système Ubuntu en moins de 15 minutes. Je m’y étais essayé en 2015.

L'effet DeepDream est juste un filtre. Moi aussi, je peux le faire…
L’effet DeepDream est juste un filtre. Moi aussi, je peux le faire…

Voilà, c’est tout. La valeur ajoutée que nous avons ici est celle d’un filtre apposé sur un travail que j’ai passé des heures à concevoir avec soin, à dessiner, à affiner, pour l’offrir sur le web. ROPLAK a probablement créé un script et automatisé la génération de 10 000 de ses chats de cette manière. En possédant un DreamCat, tout ce que vous possédez c’est un avatar de chat généré aléatoirement, avec un filtre par dessus.

Dream Cats et droit d’auteur

Du point de vue légal, les Dream Cats sont légitimes, car j’ai publié la bibliothèque d’images Catavatar selon les termes de la licence Creative Commons Attribution.

  • L’usage commercial est autorisé (donc pas de problème pour les vendre).
  • Les œuvres dérivées sont autorisées (donc pas de problème pour ajouter un filtre).
  • L’attribution est respectée (car correctement mentionnée).

Une seule chose n’est pas correcte : il s’agit d’une infraction à mon droit moral.

Pour moi, les NFT représentent le point culminant du capitalisme et de la spéculation. Et cette idéologie ne me convient pas. J’invoquerais probablement le respect de mon « droit moral » si mon œuvre était utilisée pour de la propagande raciste ou pour faire du mal à quiconque.

Les « droits moraux » ne sont pas transférés par une licence Creative Commons Attribution.

Je demande donc ici à ROPLAK et OpenSea, en vertu de mon droit moral, de retirer les DreamCats dès aujourd’hui. Gardez l’argent que vous avez généré avec ça, je n’en ai rien à loutre. Je refuse simplement que mon nom soit associé à quelque fraction que ce soit de l’empire NFT.

Infraction au droit moral ! Youpi ! Loi ! Tribunal !

Hummm… Non… Rien.

Je ne vais pas lancer de mots inutiles ici ou proférer de vaines menaces : je n’attaquerai ni ROPLAK ni OpenSea au tribunal.

Même si je peux prouver que les DreamCats ou n’importe quel NFT enfreignent mon droit moral. Même si, en théorie, la loi est « de mon côté ». Je n’ai pas les moyens, en temps ou en argent, d’obtenir justice.

Consulter un avocat coûterait des centaines d’euros par visite et l’étude de cette affaire demanderait beaucoup de temps. Je ne peux pas me le permettre et, pour être honnête, je n’ai pas envie de vivre cela. La vie est courte, tôt ou tard je serai mort. Je ne veux pas utiliser ainsi le temps précieux qui me reste. J’ai des dessins à partager, j’ai des histoires à écrire, je dois être là pour ma famille, mes amis et pour les projets que j’aime.

Conclusion

En France, nous avons le proverbe : Bien mal acquis ne profite jamais. C’est ce que je souhaite à toutes les personnes ayant participé à ce NFT. Je leur souhaite également de lire cet article.

Voilà, c’est tout. Ce matin, je voulais faire un tutoriel vidéo sous licence Creative Commons, pour partager des astuces et aider d’autres artistes sur le dessin et le line-art. Mais maintenant, je vais devoir méditer pour me calmer, parce que chaque fois que je retrouve cette histoire sur mon chemin, cela m’affecte et m’entrave dans la création de tutoriels, d’histoires joyeuses et d’univers colorés… Certains matins, c’est vraiment difficile d’être un artiste Libre.

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17 Responses

  1. CorentinQ

    Triste histoire.
    Je me demande si cette technologie de NFT ne va pas être utilisée par les ayants droits dans le futur dans les systèmes de DRM pour empêcher le téléchargement illégal.
    J’espère que cette affaire ne dissuadera pas les artistes de contribuer au monde du libre.

  2. Un pour le Libre ; le Libre pour tous !

    Courage David !
    Ces ignobles profiteurs n’ont pas compris l’intérêt du libre, se baser sur une œuvre pour en avoir son propre dérivé, c’est génial !
    Par contre, automatiser une modification et la vendre dans le seul but de se faire de la thune, c’est juste dégueulasse…
    L’art est un moyen de rêver, pas de devenir richissime…
    Que vive l’art, et en tout cas David si tu passes ici, j’adore tes dessins 😊
    (Fond d’écran 😁)

  3. M_a_n_u

    J’avoue ne pas bien comprendre le problème. Les 3 termes de la licence étant respectés, qu’est-ce qui ne va pas ?
    Pour moi, ce sont les seules obligations que doit respecter un « utilisateur » d’un bien protéger par une licence.
    S’il faut demander systématiquement l’avis de l’auteur, autant un bon vieux copyright.

    • lareinedeselfes

      M_a_n_u,

      Voici quelques réponses à vos interrogations

      « Les 3 termes de la licence étant respectés, qu’est-ce qui ne va pas ? »
      Vous avez la réponse dans le début de l’article
      « Ce n’est pas un problème légal, mais artistique. David Revoy réagit comme le fait un·e artiste, en s’exprimant. »

      « S’il faut demander systématiquement l’avis de l’auteur, autant un bon vieux copyright. »

      Cela fait aussi partie de la politesse que de demander à un artiste, surtout s’il met ses œuvres en cc_by si cela ne le dérange pas que son dessin, ou autre, soit utilisé dans tel ou tel projet. Pour ma part, je le fais. Non pas pour demander la permission, mais si cela doit être le support d’une com à grande échelle*, j’aime autant être certaine de ne pas transgresser ce droit moral.
      C’est une lecture de l’utilisation de la licence que j’applique, tout comme la Nétiquette.

      Je vous souhaite une bonne soirée et espère que vous n’avez pas pris cette réponse comme quelque chose de désagréable.

      *Là, ce n’est pas de la com pure, mais l’échelle est grande.

      • M_a_n_u

        Je remercie J-michel d’avoir rapporté les termes de la licence qui expliquent tout.
        Cependant, je trouve ça limite.
        Faut-il que je connaisse les goûts et les couleurs de tous les auteurs de tous les communs disponibles sous licence libre sous peine d’être considéré comme un malfaiteur ?

        Exemple : comment être sûr que l’auteur de cette jolie fleur que je souhaite apposer sur l’étiquette de mes pots de miel bio ne me poursuive pas pour atteinte à son droit moral parce qu’il est vegan ?

    • Marnic

      M_a_n_u si vous ne comprenez pas c’est que vous n’avez pas lu l’article.

      > Les personnes qui gloseront sur la « bonne » ou la « mauvaise » licence pour le protéger d’une telle mésaventure risquent de passer à côté d’un élément central de ce témoignage : ceci n’est pas un dilemme légal, mais un dilemme artistique.

  4. wada

    Oh zut il a restreint le nouveau tweet, on peut plus poster l’article en dessous ◔_◔

    • Wada

      Encore une fois
      « Les personnes qui gloseront sur la « bonne » ou la « mauvaise » licence pour le protéger d’une telle mésaventure risquent de passer à côté d’un élément central de ce témoignage : ceci n’est pas un dilemme légal, mais un dilemme artistique. »

  5. sodimel

    Impossible de trouver des infos sur Charlie Sakito et Linda Rosenbauer, qui sont les seuls noms présents sur la page « contact » du site de roplak.
    Le whois du ndd est complètement vide d’infos pertinentes également.
    Ils ont une page patreon, ce que je considère honteux (tiens et si je demandais de l’argent pour lancer un script sur des œuvres libres de droit pour les vendre très cher ?).
    La web archive indique que le site de roplak tel qu’affiché existe depuis le début de 2021 (premier crawl en mars).

    Très peu d’infos au final, ça sent la personne seule qui crée un business illégal et gagne plein de sous de cette manière :/

  6. Chipotte

    Effectivement, c’est moralement dégueulasse…
    Les NFT c’est vraiement une invention de m…..
    L’effet kiss kool de cette histoire, c’est que ça me donne bien envie de me payer l’édition papier de Pepper & Carrot !

  7. Franck

    « en parasitant son travail, grâce à de la blockchain. »
    La blockchain n’est pas un moyen de parasiter quoique ce soit.
    « Tout ça c’est la faute à l’internet. »

  8. J-Michel

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    • J-Michel

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  9. Mathias

    Si l’auteur a mal choisi la licence, c’est de sa faute, non ? Il y en a probablement d’autres qui auraient été mieux adaptées. On ne peut pas dire « Oui oui, faites ce que vous voulez », puis se mettre à grincer des dents quand les gens respectent cette demande.

  10. Réchèr

    C’est pas drôle, mais ça m’a fait imaginer un titre d’un article du Gorafi, que je trouverais très drôle :

    « Ivre, elle vend sous forme de NFT les 350 dick pics qu’elle a reçu de divers harceleurs et gagne 1000 ETH. »