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Souvent accusés — non sans raison — de pousser à la surconsommation médicamenteuse en tirant un profit maximal de nos besoins en thérapies, les grands laboratoires pharmaceutiques gardent jalousement le secret de leurs données. Celles des recherches menant aux médicaments mis sur le marché, en particulier.
Cory Doctorow, nous fait part ici de ses convictions : suivant le principe récemment institué outre-Manche qui consiste à ouvrir les données de recherches financées par l’état, il considère que celles de l’industrie pharmaceutiques doivent être elles aussi ouvertes.
Découvrez pourquoi sous la plume d’un blogueur influent et avocat du libre et de l’open source (tous ses billets déjà traduits sur notre blog). Idéalisme et optimisme démesuré ou revendication légitime et combat à mener ? À vous d’en juger.
Pourquoi toutes les recherches pharmaceutiques devraient être en libre accès
Why all pharmaceutical research should be made open access
Cory Doctorow – 20 novembre – The Guardian
(Traduction Framalang : Slystone, Amine Brikci-N, goofy, peupleLa, Antoine, ga3lig)
Le gouvernement du Royaume-Uni veut que toute recherche financée par des fonds publics soit accessible — mais on devrait en exiger autant des industries pharmaceutiques.
Je déjeunais récemment avec le plus loyal défenseur du libre accès que vous puissiez rencontrer (je ne le nommerai pas, car ce serait grossier de lui attribuer des remarques fortuites sans sa permission). Nous parlions du projet de rendre obligatoire la publication libre et gratuite des recherches scientifiques financées par l’État. Aux États-Unis, il existe le Federal Public Research Act, et au Royaume-Uni il y a la déclaration du gouvernement de coalition selon laquelle la recherche financée par l’État devrait être disponible sans frais, sous une licence Creative Commons qui permette la copie illimitée.
Nous avons parlé de l’excellent nouveau livre de Ben Goldacre, intitulé Bad Pharma, dans lequel l’auteur documente le problème des « données manquantes » dans la recherche pharmaceutique (il dit que près de la moitié des essais cliniques réalisés par l’industrie pharmaceutique ne sont jamais publiés). Les essais non publiés sont, bien entendu, ceux qui montrent les nouveaux produits des labos pharmaceutiques sous un jour peu flatteur – ceux qui suggèrent que leurs médicaments ne sont pas très efficaces ou n’ont aucun effet, voire sont activement nocifs.
La pratique des industries qui consiste à éliminer les preuves scientifiques date de plusieurs décennies — et certains chercheurs indépendants le font également. Ce constat a conduit Goldacre à déclarer qu’aucune de nos connaissances en matière de médecine moderne ne peut être considérée comme valide, et il estime qu’il est urgent de contraindre les industries pharmaceutiques à publier toutes ces données laissées dans l’ombre, afin que les scientifiques puissent recalculer les résultats et déterminer ce qui fait vraiment effet.
J’ai mentionné tout cela à mon compagnon de déjeuner, en concluant par : « et c’est pourquoi toute la recherche pharmaceutique devrait être en libre accès ».
« Toute la recherche pharmaceutique financée par l’État, a-t-il rectifié, comme s’il corrigeait une erreur de calcul élémentaire. Si le public paie pour cela, il doit pouvoir la voir, mais si les entreprises pharmaceutiques veulent payer pour leur propre recherche, alors… »
Je savais d’où il tenait cette position. L’un des arguments les plus solides en faveur de l’accès au public des publications universitaires et scientifiques est celui de la « dette envers la population » : si le contribuable paie pour vos recherches, alors vos recherches doivent lui appartenir. C’est un bon argument, mais il n’est pas entièrement convaincant pour une raison. Il est vulnérable au contre-argument du « partenariat public/privé », qui dit : « ah, oui, mais pourquoi ne pas faire en sorte que le public bénéficie d’un retour sur investissement maximal en faisant payer très cher l’accès à la recherche financée par l’État et en renvoyant le profit au secteur de la recherche ? ». Je pense que cet argument est absurde, et c’est l’avis de la majorité des économistes qui se sont penchés sur la question.
La recherche sans entraves et librement accessible constitue un bien commun qui génère bien plus de valeur ajoutée au profit de tous que le profit rapide qu’on extorque des consommateurs en les faisant payer à l’entrée comme à la sortie. Cela s’est confirmé dans de multiples domaines, même si l’exemple-type est le succès massif des cartes géologiques des États-Unis librement disponibles, qui ont dégagé un profit tel qu’en comparaison, les bénéfices réalisés sur la vente des cartes d’État-major au Royaume-Uni semblent une misère.
Voilà pourquoi le travail de Goldacre est aussi important à ce point du débat. La raison pour laquelle on devrait exiger que les laboratoires pharmaceutiques publient leurs résultats, ce n’est pas qu’ils ont reçu des subventions sur fonds publics. C’est plutôt parce qu’ils demandent une certification de l’état qui garantisse que leurs produits sont propres à la consommation, et qu’ils demandent aux organismes de régulation d’autoriser les docteurs à rédiger des ordonnances prescrivant ces produits-là. Nous avons besoin qu’ils publient leurs recherches, même si cette action induit des pertes de profit, car sans cette recherche, nous ne pouvons pas savoir si ces produits sont propres à la consommation.
On emploie un argument analogue en faveur de l’utilisation de logiciels libres ou open source pour les applications dans l’industrie ou dans le domaine de la santé, comme le système OpenEyes conçu par le centre hospitalier d’ophtalmologie de Moorfields et d’autres institutions dans le monde, après l’effondrement du système électronique de suivi de santé de la National Health Service (NdT : le NHS est l’équivalent de la Sécurité Sociale). Ils n’ont pas préféré un système à accès libre à un système propriétaire pour des raisons idéologiques, mais plutôt pour des raisons qui sont avant tout pratiques. Aucun hôpital n’autoriserait jamais une société d’ingénierie à construire la nouvelle aile d’un hôpital en utilisant des méthodes propriétaires pour calculer la répartition du poids. Ils n’accepteraient pas une nouvelle aile dont les plans de construction seraient secrets, dont seul l’entrepreneur connaîtrait les emplacements des canalisations et des conduits de ventilation.
Il est certainement vrai que les sociétés d’ingénierie et les architectes pourraient gagner davantage si leurs méthodes étaient propriétaires. Mais on exige un accès ouvert, car on doit pouvoir entretenir les hôpitaux quels que soient les aléas que peut connaître toute société d’ingénierie, et parce qu’on veut la garantie que l’on obtient avec la possibilité de vérifier plusieurs fois les calculs de charge par nous-mêmes. Les systèmes informatiques qui sont utilisés dans les hôpitaux pour gérer les patients sont tout autant vitaux que l’emplacement des câbles ethernet dans les murs. Et donc Moorfields s’attend à ce qu’ils soient autant libres d’accès que les plans du bâtiment.
Et c’est pourquoi les grands labos pharmaceutiques doivent montrer leur travail. Sans tenir compte de ce qu’ils pourraient rapporter, leurs produits ne doivent pas être autorisés sur le marché sans cette exposition. Il est important de placer la recherche financée par l’état entre les mains du public, mais l’histoire de l’accès libre ne va pas s’arrêter là, elle ne fait que commencer.
Crédit photo : epSos.de (Creative Commons By)