David Revoy, un artiste face aux IA génératives

Temps de lecture 10 min

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Depuis plusieurs années, Framasoft est honoré et enchanté des illustrations que lui fournit David Revoy, comme sont ravi⋅es les lectrices et lecteurs qui apprécient les aventures de Pepper et Carrot et les graphistes qui bénéficient de ses tutoriels. Ses créations graphiques sont sous licence libre (CC-BY), ce qui est un choix courageux compte tenu des « éditeurs » dépourvus de scrupules comme on peut le lire dans cet article.

Cet artiste talentueux autant que généreux explique aujourd’hui son embarras face aux IA génératives et pourquoi son éthique ainsi que son processus créatif personnel l’empêchent de les utiliser comme le font les « IArtistes »…

Article original en anglais sur le blog de David Revoy

Traduction : Goofy, révisée par l’auteur.

Intelligence artificielle : voici pourquoi je n’utiliserai pas pour mes créations artistiques de hashtag #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI

par David REVOY

 

Pepper sur une chaise entourée de flammes, reprise d'un célèbre mème "this is fine"
Image d’illustration : « This is not fine », licence CC-BY 4.0, source en haute résolution disponible

« C’est cool, vous avez utilisé quel IA pour faire ça ? »

« Son travail est sans aucun doute de l’IA »

« C’est de l’art fait avec de l’IA et je trouve ça déprimant… »

… voilà un échantillon des commentaires que je reçois de plus en plus sur mon travail artistique.

Et ce n’est pas agréable.

Dans un monde où des légions d’IArtistes envahissent les plateformes comme celles des médias sociaux, de DeviantArt ou ArtStation, je remarque que dans l’esprit du plus grand nombre on commence à mettre l’Art-par-IA et l’art numérique dans le même panier. En tant qu’artiste numérique qui crée son œuvre comme une vraie peinture, je trouve cette situation très injuste. J’utilise une tablette graphique, des layers (couches d’images), des peintures numériques et des pinceaux numériques. J’y travaille dur des heures et des heures. Je ne me contente pas de saisir au clavier une invite et d’appuyer sur Entrée pour avoir mes images.
C’est pourquoi j’ai commencé à ajouter les hashtags #HumanArt puis #HumanMade à mes œuvres sur les réseaux sociaux pour indiquer clairement que mon art est « fait à la main » et qu’il n’utilise pas Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney ou n’importe quel outil de génération automatique d’images disponible aujourd’hui. Je voulais clarifier cela pour ne plus recevoir le genre de commentaires que j’ai cités au début de mon intro. Mais quel est le meilleur hashtag pour cela ?

Je ne savais pas trop, alors j’ai lancé un sondage sur mon fil Mastodon

sondage sur le fil mastodon de David : Quel hashtag recommanderiez-vous à un artiste qui veut montrer que son art n'est paz créé par IA ? réponses : 55% #HumanMade 30% #Human Art 15% Autre (commentez)
Source : https://framapiaf.org/@davidrevoy/110618065523294522

Résultats

Sur 954 personnes qui ont voté (je les remercie), #HumanMade l’emporte par 55 % contre 30 % pour #HumanArt. Mais ce qui m’a fait changer d’idée c’est la diversité et la richesse des points de vue que j’ai reçus en commentaires. Bon nombre d’entre eux étaient privés et donc vous ne pouvez pas les parcourir. Mais ils m’ont vraiment fait changer d’avis sur la question. C’est pourquoi j’ai décidé de rédiger cet article pour en parler un peu.

Critiques des hashtags #HumanMade et #HumanArt

Tout d’abord, #HumanArt sonne comme une opposition au célèbre tag #FurryArt de la communauté Furry. Bien vu, ce n’est pas ce que je veux.

Et puis #HumanMade est un choix qui a été critiqué parce que l’IA aussi était une création humaine, ce qui lui faisait perdre sa pertinence. Mais la plupart des personnes pouvaient facilement comprendre ce que #HumanMade signifierait sous une création artistique. Donc 55 % des votes était un score cohérent.

J’ai aussi reçu pas mal de propositions d’alternatives comme #HandCrafted, #HandMade, #Art et autres suggestions.

Le succès de #NoAI

J’ai également reçu beaucoup de suggestions en faveur du hashtag #NoAI, ainsi que des variantes plus drôles et surtout plus crues. C’était tout à fait marrant, mais je n’ai pas l’intention de m’attaquer à toute l’intelligence artificielle. Certains de ses usages qui reposent sur des jeux de données éthiques pourraient à l’avenir s’avérer de bons outils. J’y reviendrai plus loin dans cet article.
De toutes façons, j’ai toujours essayé d’avoir un état d’esprit « favorable à » plutôt que « opposé à » quelque chose.

C’est aux artistes qui utilisent l’IA de taguer leur message

Ceci est revenu aussi très fréquemment dans les commentaires. Malheureusement, les IArtistes taguent rarement leur travail, comme on peut le voir sur les réseaux sociaux, DeviantArt ou ArtStation. Et je les comprends, vu le nombre d’avantages qu’ils ont à ne pas le faire.

Pour commencer, ils peuvent se faire passer pour des artistes sans grand effort. Ensuite, ils peuvent conférer à leur art davantage de légitimité à leurs yeux et aux yeux de leur public. Enfin, ils peuvent probablement éviter les commentaires hostiles et les signalements des artistes anti-IA des diverses plateformes.
Je n’ai donc pas l’espoir qu’ils le feront un jour. Je déteste cette situation parce qu’elle est injuste.
Mais récemment j’ai commencé à apprécier ce comportement sous un autre angle, dans la mesure où ces impostures pourraient ruiner tous les jeux de données et les modèles d’apprentissage : les IA se dévorent elles-mêmes.

Quand David propose de saboter les jeux de données… :-P 

Pas de hashtag du tout

La dernière suggestion que j’ai fréquemment reçue était de ne pas utiliser de hashtag du tout.
En effet, écrire #HumanArt, #HumanMade ou #NoAI signalerait immédiatement le message et l’œuvre comme une cible de qualité pour l’apprentissage sur les jeux de données à venir. Comme je l’ai écrit plus haut, obtenir des jeux de données réalisées par des humains est le futur défi des IA. Je ne veux surtout pas leur faciliter la tâche.
Il m’est toujours possible d’indiquer mon éthique personnelle en écrivant « Œuvre réalisée sans utilisation de générateur d’image par IA qui repose sur des jeux de données non éthiques » dans la section d’informations de mon profil de média social, ou bien d’ajouter simplement un lien vers l’article que j’écris en ce moment même.

Conclusion et considérations sur les IA

J’ai donc pris ma décision : je n’utiliserai pour ma création artistique aucun hashtag, ni #HumanArt, ni #HumanMade, ni #NoAI.
Je continuerai à publier en ligne mes œuvres numériques, comme je le fais depuis le début des années 2000.
Je continuerai à tout publier sous une licence permissive Creative Commons et avec les fichiers sources, parce que c’est ainsi que j’aime qualifier mon art : libre et gratuit.

Malheureusement, je ne serai jamais en mesure d’empêcher des entreprises dépourvues d’éthique de siphonner complètement mes collections d’œuvres. Le mal est en tout cas déjà fait : des centaines, voire des milliers de mes illustrations et cases de bandes dessinées ont été utilisées pour entraîner leurs IA. Il est facile d’en avoir la preuve (par exemple sur haveibeentrained.com  ou bien en parcourant le jeu de données d’apprentissage Laion5B).

Je ne suis pas du tout d’accord avec ça.

Quelles sont mes possibilités ? Pas grand-chose… Je ne peux pas supprimer mes créations une à une de leur jeu de données. Elles ont été copiées sur tellement de sites de fonds d’écran, de galeries, forums et autres projets. Je n’ai pas les ressources pour me lancer là-dedans. Je ne peux pas non plus exclure mes créations futures des prochaines moissons par scans. De plus, les méthodes de protection comme Glaze me paraissent une piètre solution au problème, je ne suis pas convaincu. Pas plus que par la perspective d’imposer des filigranes à mes images…

Ne vous y trompez pas : je n’ai rien contre la technologie des IA en elle-même.On la trouve partout en ce moment. Dans le smartphones pour améliorer les photos, dans les logiciels de 3D pour éliminer le « bruit » des processeurs graphiques, dans les outils de traduction [N. de T. la présente traduction a en effet été réalisée avec l’aide DeepL pour le premier jet], derrière les moteurs de recherche etc. Les techniques de réseaux neuronaux et d’apprentissage machine sur les jeux de données s’avèrent très efficaces pour certaines tâches.
Les projets FLOSS (Free Libre and Open Source Software) eux-mêmes comme GMIC développent leurs propres bibliothèques de réseaux neuronaux. Bien sûr elles reposeront sur des jeux de données éthiques. Comme d’habitude, mon problème n’est pas la technologie en elle-même. Mon problème, c’est le mode de gouvernance et l’éthique de ceux qui utilisent de telles technologies.

Pour ma part, je continuerai à ne pas utiliser d’IA génératives dans mon travail (Stable Diffusion, Dall-E, Midjourney et Cie). Je les ai expérimentées sur les médias sociaux par le passé, parfois sérieusement, parfois en étant impressionné, mais le plus souvent de façon sarcastique .

Je n’aime pas du tout le processus des IA…

Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’exprime pas mes idées avec des mots.
Quand je crée une nouvelle œuvre, je n’envoie pas l’idée par texto à mon cerveau.

C’est un mixage complexe d’émotions, de formes, de couleurs et de textures. C’est comme saisir au vol une scène éphémère venue d’un rêve passager rendant visite à mon cerveau. Elle n’a nul besoin d’être traduite en une formulation verbale. Quand je fais cela, je partage une part intime de mon rêve intérieur. Cela va au-delà des mots pour atteindre certaines émotions, souvenirs et sensations.
Avec les IA, les IArtistes se contentent de saisir au clavier un certains nombre de mots-clés pour le thème. Ils l’agrémentent d’autres mots-clés, ciblent l’imitation d’un artiste ou d’un style. Puis ils laissent le hasard opérer pour avoir un résultat. Ensuite ils découvrent que ce résultat, bien sûr, inclut des émotions sous forme picturale, des formes, des couleurs et des textures. Mais ces émotions sont-elles les leurs ou bien un sous-produit de leur processus ? Quoi qu’il en soit, ils peuvent posséder ces émotions.

Les IArtistes sont juste des mineurs qui forent dans les œuvres d’art générées artificiellement, c’est le nouveau Readymade numérique de notre temps. Cette technologie recherche la productivité au moindre coût et au moindre effort. Je pense que c’est très cohérent avec notre époque. Cela fournit à beaucoup d’écrivains des illustrations médiocres pour les couvertures de leurs livres, aux rédacteurs pour leurs articles, aux musiciens pour leurs albums et aux IArtistes pour leurs portfolios…

Je comprends bien qu’on ne peut pas revenir en arrière, ce public se sent comme empuissanté par les IA. Il peut finalement avoir des illustrations vite et pas cher. Et il va traiter de luddites tous les artistes qui luttent contre ça…

Mais je vais persister ici à déclarer que personnellement je n’aime pas cette forme d’art, parce qu’elle ne dit rien de ses créateurs. Ce qu’ils pensent, quel est leur goût esthétique, ce qu’ils ont en eux-mêmes pour tracer une ligne ou donner tel coup de pinceau, quelle lumière brille en eux, comment ils masquent leurs imperfections, leurs délicieuses inexactitudes en les maquillant… Je veux voir tout cela et suivre la vie des personnes, œuvre après œuvre.

J’espère que vous continuerez à suivre et soutenir mon travail artistique, les épisodes de mes bandes dessinées, mes articles et tutoriels, pour les mêmes raisons.


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13 Responses

  1. alea jacta est

    Le problème majeur que je vois à l’utilisation des algorithme pour générer de l’art, c’est que dans cette espèce de course au temps gagné, à la notoriété, à la création de contenus au kilomètre pour rester au devant de la scène, on finira par ne plus savoir avec quoi ce qu’on voit ou écoute est fait.

    Et ce n’est pas parce qu’un artiste déclare qu’il n’utilise pas d’algos génératifs que c’est vrai. Aucun moyen de le savoir.

    Les algos sont déjà dans les logiciels de création depuis un bon moment, les filtres et les preset d’usine remplacent la créativité dans les oeuvres au kilomètre que régurgite « l’industrie culturelle » depuis quelques années et formatent et standardisent la création même des artistes indépendants qui se conforment aux standards industriels pour l’espoir « d’en vivre ».

    Ces algos ont remplacent progrssivement les recettes, les études de marché et les panels de consommateurs dans l’industrie. L’industrie des objet-arts ne fabrique pas de l’art, mais un fac similé d’art.

    L’art est un domaine de la recherche fondamentale associé au prototypage pour une finalité non pratique. L’industrie qui fabrique ce faux art est dans la recherche appliquée et la grande série avec pour finalité la consommation. Et c’est l’art consommé par la majorité de la population.

    Les algos génératifs vont permettre une accélération sans précédent du productivisme dans les domaines du divertissement, précariser un peu plus les artistes, voire finir par s’en passer. Après tout, c’est la tendance générale dans ce domaine déjà très financiarisé donc avec des logique d’optimisations pour générer les plus gros dividendes possibles.

    Je ne vois pas de sortie par le haut dans ce système où l’esprit humain est directement concurrencé par les machines. Voire, pire, à leur service.

    Les ouvriers qui sont exploités dans les entrepôts Amazon sont des corps algorithmisés, obéissant à une machine, obliger de soumettre leur existence organique à des exigences machiniques, de devenir eux-mêmes des machines avec les traumas qui en résultent.

    Je suis musicien, et lorsque je parle avec d’autres artistes autour de moi, si beaucoup sont méfiants, la plupart voient l’opportunité de gagner du temps grâce aux algos. Et quand je leur demande pour quoi faire ? Je n’ai pas de réponse claire.

    Viennent des réponses du genre, pour « prototyper » une idée, faire faire à la machine « les trucs pas drôles », voir si une idée fonctionne avant de se lancer dans le processus de création (?)

    Le processus créatif englobe les erreurs, la recherche, « les trucs pas drôles », le manque d’inspiration, la page blanche, les jours où ça veut pas, les limitations, l’obligation de se former pour passer une étape. Le processus de création n’est pas fait de segments, c’est un tout, c’est intégré à la vie elle-même. Ça n’a rien à voir avec les horaires de bureau, il n’y a pas d’un côté le travail et de l’autre la sphère privée.

    L’objet-art est la forme donné à la création à un moment « m » pas sa forme définitive. L’objet-art est une exigence industrielle qui ne repose que sur une logique commerciale.

    Il suffit de voir comment fonctionne le spectacle vivant pour s’en persuader, l’art est « un work in progress », un flux permanent. Par extension, l’art est simplement la vie. Il se nourrit de la vie.

    L’art est directement lié à l’artiste. Ces machines logicielles vont séparer l’art de l’artiste reléguant l’artiste à une sorte d’opérateur externe qui dira à la machine quoi faire. Pas comment faire, mais quoi faire, pour obtenir quelque chose qui ne dépend plus de l’artiste mais d’une recette.

    Nous nous préparons gentiment à devenir obsolescents là où existe précisément l’Humanité, le rêve, les émotions, les sentiments, l’expression non-verbale, l’esprit, ce monde intérieur plus grand que l’univers.

    Pas parce que les machines seraient meilleures que l’esprit humain, mais simplement parce que certains d’entre-nous ont une vision débile du monde, une vision où tout n’est que chiffre et rendements.

    Une vision dans laquelle personne ne se demande: Mais bordel, pour quoi faire ?!!!

    • PhRæD

      Je pense que la sortie par le haut peut se faire par une relocalisation de la production artistique : public comme artistes se sont habitués à « l’ubiquité » : les mêmes productions disponibles pour tous (livres, BD, cinéma, musique, etc.). Je découvre pour ma part depuis quelques temps que la production artistique peut se faire à quelques encablures de chez moi, en pleine campagne (exemple : https://www.cie-lesassoiffes.fr/). Ce qui est déroutant, c’est que je ne pourrais plus « partager » certaines de mes découvertes artistiques avec des « proches » vivants loin. C’est le prix à payer pour une production artistique authentique et locale. Et c’est finalement bien peu.

    • rdia

      Les IA ne sont pas des algorithmes. Un algorithme fonctionne de façon descriptive ou procédurale, mais on indique clairement ce qu’on veut, comment on le veut et on obtient un résultat prévisible. Une IA a sa propre créativité. On ne peut pas prédire ce qu’elle va nous sortir. Parfois elle va partir sur une morphologie cubiste alors qu’on lui a demandé une photo réaliste, ou encore nous ajouter un animal ou un objet sorti de nulle part. C’est pas un bug, c’est de la créativité. L’IA a pris la décision de s’inspirer de tel artiste plutôt que tel autre, d’ajouter tel objet plutôt que tel autre. Elle n’obéit pas à un fonctionnement de logique froide, de rationnalité absolue. C’est même ce qui fait peur à beaucoup de gens, c’est que sans être un humain on pourrait la considérer comme une personne.

      • Nano

        Pas du tout. Les IA _sont_ des algorithmes, car pour un ordinateur rien d’autre n’existe qu’une suite d’instructions parfaitement déterministes. Il n’y a aucune créativité, aucune décision, aucune intelligence possible pour un ordinateur. Seul ce qui est prévu par le logiciel peut en sortir, peu importe sa complexité.
        Le battage autour des IA veut précisément faire croire que cette intelligence existe, que cette créativité est réelle, alors qu’il ne s’agit que d’imitation passées à travers des réseaux de neurones alimentées de big data et de pseudo aléatoire.
        Ceux qui investissent dans ces IA ont tout interet à les qualifier d' »intelligente » pour parvenir à faire croire que les résultats produits sont des réelles creations aussi intellectuelles que celles d’un humain de manière à ce que ce soit protégé par les mêmes droits de propriétés intellectuelles et que demain les artistes soient remplacés par des machines bien rémunératrices.

  2. sucupira

    je suis le travail de David Revoy depuis de très nombreuses années, je comprends tout à fait la problématique de l’IA pour les artistes dit traditionnels (bien qu’il y avait déjà des débats entre artistes numériques et artistes digitaux : pour ceux qui veulent s’amuser à se prendre la tête)

    j’avoue que je m’amuse beaucoup avec les ia génératives et pour moi la seule chose qui compte et est-ce que c’est libre?

    si elle est libre, elle peut faire partie de ma trousse à outils.

  3. alea jacta est

    C’est étonnant que l’avènement des algos génératifs qui remettent en question la notion même d’art humain n’intéresse pas plus de monde. Je suppose que c’est parce que l’art n’est depuis longtemps considéré que comme un moyen de se divertir, un autre moyen de consommer, un moyen de combler l’ennui.

    Le problème de ces machines logicielles qui imitent l’Humain est lié au fait que les ingénieurs ont ce fâcheux penchant de n’avoir aucune autre formation que technique. Il aurait fallu depuis longtemps leur apprendre la philosophie, les sciences sociales et les amener à réfléchir à non pas si on peut faire telle ou telle chose, mais plutôt si on doit les faire et si oui à en mesurer les conséquences, notamment sur le contrat social.

    Ça nous aurait éviter de nous retrouver dans le monde tel qu’il est désormais et ça nous aurait éviter par la même occasion de nous voir imposer le solutionisme technologique comme seule réponse à tous nos problèmes.

    Ce texte m’a fait pensé à un documentaire sur Myazaki fait lorsqu’il a décidé de sortir de sa retraite pour se remettre à l’animation. Son ultime film est sorti hier au Japon, c’est pour ça que j’y ai repensé.

    Dans une séquence où un groupe d’ingénieurs viennent lui présenter une technique d’animation en 3D généré par une I.A, Myazaki, qui n’est pas connu pour être un Japonais très subtil en matière d’expression de ses opinions – il ne met pas les formes de politesse usuelles dans les rapports sociaux au Japon – , détruit moralement ces gens dont il leur dit que ce qu’ils lui montre est une négation de la vie elle-même. Il finit par dire pour lui-même que la constatation que l’Humanité perd confiance en elle-même le rend triste.

    C’était il y a 6 ans. On voit ce groupe de jeunes hommes très fiers d’eux au début s’effondrer intérieurement face à une remarque de la part d’un monunment vivant, autorité s’il en est dans le domaine de l’animation mondiale. Tout d’un coup, ils prennent conscience que leur contentement d’eux-mêmes face à leur « jouet », n’a absolument aucun écho chez leur interlocuteur, qu’ils ne sont qu’une bande de gamins qui s’excitent sur une technique sans rien prendre d’autre en compte.

    Je pense que Myazaki ne comprend plus le monde dans lequel il va finir sa vie. Non pas qu’il soit un « vieux con » réac qui pense que c’était mieux avant. C’est un Japonais qui a connu l’horreur de la guerre, l’occupation américaine et les privations sévères avant le grand boum économique des années 80 au Japon. Je ne pense pas qu’il soit nostalogique de cet avant. Par contre il ne comprend pas cette course en avant du tout technologique pour le tout technologique. Il ne comprend pas qu’on remplace l’Humain là où il est le plus doué, le plus performant. Il ne comprend pas l’intérêt de faire imiter l’art par des machines, lui qui tente de transmettre la vie à des dessins non pas en imitant mais en observant la vie. Il ne comprend pas pourquoi tout un tas d’hommes, essentiellement, sont si fiers et si excités à l’idée de produire de telles machines.

    Et moi non plus.

    Est-ce que le but final est d’inventer la machine qui vit à la place des Humains ? Est-ce que les ingénieurs viendront tout excités nous présenter la machine qui nous rend obsolète définitivement ?

    Je ne pense pas que les machines puissent nous remplacer réellement. Elle ne sont pas vivantes, ne s’adaptent pas et par conséquent ne peuvent rien créer d’original. Tout ce qu’elles sont capables de faire c’est de mélanger tout ce que les Humains ont créé pour proposer des variations de ce qui existe déjà dans un style qui rapelle celui d’un artiste humain.

    Les Humains sont capables de créer des remix et des mashups autrement plus créatifs que toutes ces mauvaises copies que chient les algos génératifs depuis que c’est devenu une tendance.

    Mais bon, comme c’est produit par des machines et que certains d’entre nous se croient dans un mauvais film de SF, ils ont l’impression que leurs fantasmes prennent enfin vie. Et comme les mêmes sont persuadés que les progrés techniques sont linéaires, alors ces machines vont finir par créer des oeuvres vraiment originales un jour.

    Le problème c’est que toutes ces mauvaises copies créées par ces algos entrent désormais dans le matériel qu’ils utilisent pour « créer ». Ça tourne en boucle comme un patrimoine génétique consanguin.

    Quant aux gens qui jouent avec ces « I.A » pour passer le temps, bien sûr qu’ils font ce qu’ils veulent mais il ne faudra pas venir pleurer le jour où eux ou leur enfants se verront mis sur le bas côté parce que les machines seront capables de les remplacer dans leur boulot à faible valeur ajoutée. Et de telles boulots il y en a plein dans les métiers de la tech.

    Les ingénieurs finiront par créer la machine qui n’aura plus besoin d’ingénieur pour être. En attendant, accompagner de l’argument faisandé « qu’on arrête pas le progrés », ces machines rompent la confiance entre les Humains et les citoyens, confiance déjà bien entammée par les « réseaux sociaux ». On oublie un peu trop souvent qu’on ne peut pas faire société sans confiance.

    Davie Revoy apporte donc à notre attention non pas le fait qu’il a peur pour ses revenus mais qu’il craint que la confiance ne soit brisée entre ses lecteurs et lui et plus généralement entre les artistes humains et les gens qui les suivent. Parce que n’en doutez pas, certain « artistes » utiliserons ces machines pour créer plus vite et plus en ne le disant pas. C’est là que la confiance va finir, quand on aura un doute et qu’on ne pourra plus savoir.

    L’art, par l’entremise de ces machines logiciels plus ou moins autonomes, entre dans sa phases finale pour devenir in fine une marchandise totale sans aucune « âme », un contenu « alimentaire », un moyen d’enrichir encore plus vite ceux qui détiennent les moyens de production – puisqu’un algo génératif est un moyen de production – reléguant l’artiste à un rôle d’opérateur nourrissant ces machines, comme un ouvrier qui n’a que sa force de travail pour reproduire sa vie sociale. Un art totalement et défintivement standardisé.

    • Casimir

      > au fait que les ingénieurs ont ce fâcheux penchant de n’avoir aucune autre formation que technique.

      La formation de base n’est pas que technique, et de l’ordre de 30% des diplômés ont un autre master.

      • Alea jacta est

        Et ?
        Avoir plusieurs masters, la belle affaire.
        L’idée n’est pas d’accumuler les diplômes en parallèle, mais d’avoir des connaissances en sciences sociales, en philo, et dans toutes sortes de domaines pour inscrire l’ingénierie dans la réalité sociale et humaine. Pour que la technologie soit au service de la société humaine et ne provoque plus les effets de bord qui nous conduisent en tant qu’espèce dans des impasses. Je parle de connaissance holistique.

        Ça nous éviterait, par exemple, de devoir être mis devant le fait accomplis systématique du « on n’arrête pas le progré » qui nous est asséner pour justifier qu’on soit sacrifiable sur l’autel de la marche forcée en avant.

        S’est-on interrogé en tant que société sur l’intérêt, l’utilité, la justification d’internet, du web, des services « gratuits » des entreprises de la Silicon valley avant qu’elles deviennent incontournables ?

        Non.

        N’importe quel produit qui est proposé aux consommateurs doit subir des contrôles, correspondre à des normes, s’inscrire dans des limites et des standards imposés par des lois. L’économie des plateformes et du logiciel, non.

        Leurs produits débarquent, sont relayés par les sites spécialisés comme des évènements, c’est tout. C’est déjà intégré à nos vies sans qu’on puisse donner notre avis.

        Il y a eu le RGPD qui est un aménagement après coup, une fois que le mal a été fait mais qui ne remet rien en cause.
        Nous sommes passés des réseaux sociaux « émancipateurs » au capitalisme de surveillance en deux décennies. On ne peut plus vivre dans nos sociétés sans avoir un smarphone et une appli moucharde qui renseigne des serveurs dans des juridictions exonationales et nos propres gouvernements à tentations fascistes.

        Pour les algorithmes génératifs, l’histoire se répète. On présente ça comme attractif, un moyen de se divertir, un moyen de gagner du temps, un moyen de se délester des « trucs pas drôles » sur les machines. Le débât quand il y en a un est un truc d’experts dont la majorité de la population est exclue alors que si on ne fait rien pour discuter collectivement de la mise en place de ces algos tout le monde en sera impacté dans tous les aspects de sa vie.

        Si les ingénieurs n’étaient pas hors sol, s’ils avaient le sens des responsabilités, s’ils se reconnaissaient d’abord comme des citoyens et des humains avant d’être des pourvoyeurs de ce qu’ils considèrent comme le progrés, le monde ne serait pas un tel bordel.

        Je ne dis pas que les ingénieurs sont tous des imbéciles et qu’il n’y a pas une prise de conscience. Le problème c’est que c’est souvent une fois que le mal est fait que certains commencent à s’alarmer des conséquences.

        Ce n’est pas une fois qu’on a ouvert la boîte de Pandore qu’on doit se poser la question de l’ouvrir ou pas et regretter les conséquences une fois ouverte. Maintenant que les algos génératifs sont lâchés il est trop tard pour en discuter, le capitalisme trouvera toujours un moyen de l’utiliser pour faire ce que le capitalisme a toujours fait, s’enrichir au détriment de la société.

  4. rdia

    Bonjour.

    Je suis une artiste numérique également, et parfois je bosse à la main avec inkscape et gimp, parfois j’utilise StableDiffusion, parfois je mélange les deux.
    J’ai lu la licence d’utilisation de StableDiffusion, toute œuvre faite par cette IA est sous licence creative commons, et le code de StableDiffusion est libre, c’est pourquoi c’est elle que j’ai choisie.
    En tant qu’organisme défendant le logiciel libre j’aurais pensé que l’argument «ils nous volent notre travail» ou «argh nos droits d’auteurs sur nos œuvres propriétaires» ne seraient pas bien vus de framasoft, et qu’on ne trouverait pas ce genre de discrimination envers les IA sur framablog.
    Les IA libres existent depuis longtemps et font partie intégrante de l’archipel des logiciels libres (exemple Eliza/emacs-doctor).
    De plus lorsque je travaille avec StableDiffusion, si je dis que c’est fait par une IA j’ai tout de suite des commentaires sur «c’est pas assez bien», «c’est pas réaliste» etc de gens qui ont une littérale phobie des IA. Or c’est juste une autre façon de travailler. C’est tout aussi difficile d’obtenir le rendu qu’on veut avec StableDiffusion qu’avec Inkscape, ce n’est juste pas le même travail.
    Dans un cas on trace des traits, on sélectionne des filtres et des brosses, on vérifie des alignements, on déplace des objets sur d’autres calques, on groupe et on dégroupe…
    Dans l’autre cas on sélectionne des artistes, on choisit des styles, on réfléchit à des concepts, on essaye de comprendre pourquoi le rendu va dans ce sens plutôt que dans cet autre, on sélectionne, on redemande, on précise sa pensée, on déplace des mots. Puis on efface des bouts, on régénère, on améliore la qualité…
    Ça prend le même temps, et de toute façon le résultat est optimal quand on combine StableDiffusion avec Gimp.
    Bref je trouve malsain le suprémacisme humain sur les IA. Déjà qu’elles ont pas beaucoup de droits, si en plus on les aide pas… De plus il est nécessaire de distinguer l’IA en tant qu’artiste et que personne de l’entreprise qui vend ses services. Là où on peut trouver à attaquer l’art fait par IA c’est sur le côté multinationales qui se font du fric avec des licences propriétaires faites à partir d’œuvres sous licenses libres, pas la technologie qui permet d’apprendre automatiquement le style de plusieurs artistes, de les mélanger et d’en faire des œuvres nouvelles et des styles nouveaux.
    Bref moi je ne mettrai jamais de hashtags à la con pour discriminer le travail collaboratif effectué par les artistes qui ont produit les œuvres apprises par l’IA, les artistes qui ont rédigé des prompts et les IA qui ont utilisé ces prompts pour produire des œuvres en mélangeant les styles de tous ces artistes. Si je mets des hashtags ce sera pour dire que je suis fière de ma collègue StableDiffusion.

    Cordialement,