L’Internet pendant le confinement


On parle beaucoup en ce moment d’une « saturation des réseaux », de « risques pour l’Internet », qui justifieraient des mesures autoritaires et discriminatoires, par exemple le blocage ou le ralentissement de Netflix, pour laisser de la place au « trafic sérieux ». Que se passe-t-il exactement et qu’y a-t-il derrière les articles sensationnalistes ?

La France, ainsi que de nombreux autres pays, est confinée chez elle depuis plusieurs jours, et sans doute encore pour plusieurs semaines. La durée exacte dépendra de l’évolution de l’épidémie de COVID-19. Certains travailleurs télétravaillent, les enfants étudient à la maison, et la dépendance de toutes ces activités à l’Internet a suscité quelques inquiétudes.

On a vu des médias, ou des dirigeants politiques comme Thierry Breton, réclamer des mesures de limitation du trafic, par exemple pour les services vidéo comme Netflix. Les utilisateurs qui ont constaté des lenteurs d’accès à certains sites, ou des messages d’erreur du genre « temps de réponse dépassé » peuvent se dire que ces mesures seraient justifiées. Mais les choses sont plus compliquées que cela, et il va falloir expliquer un peu le fonctionnement de l’Internet pour comprendre.

Copie d'écran du site du CNED, montrant un message d'erreur
Le site Web du CNED, inaccessible en raison des nombreux accès (mais le réseau qui y mène marchait parfaitement à ce moment).

Réseaux et services

D’abord, il faut différencier l’Internet et les services qui y sont connectés. Si un élève ou un enseignant essaie de se connecter au site du CNED (Centre National d’Enseignement à Distance) et qu’il récupère un message avec une  « HTTP error 503 », cela n’a rien à voir avec l’Internet, et supprimer Netflix n’y changera rien : c’est le site Web au bout qui est surchargé d’activité, le réseau qui mène à ce site n’a pas de problème. Or, ce genre de problèmes (site Web saturé) est responsable de la plupart des frustrations ressenties par les utilisateurs et utilisatrices. Résumer ces problèmes de connexion avec un « l’Internet est surchargé » est très approximatif et ne va pas aider à trouver des solutions aux problèmes. Pour résumer, les tuyaux de l’Internet vont bien, ce sont certains sites Web qui faiblissent. Ou, dit autrement, « Dire que l’Internet est saturé, c’est comme si vous cherchez à louer un appartement à la Grande Motte au mois d’août et que tout est déjà pris, du coup vous accusez l’A7 d’être surchargée et demandez aux camions de ne pas rouler. »

On peut se demander pourquoi certains services sur le Web plantent sous la charge (ceux de l’Éducation Nationale, par exemple) et d’autres pas (YouTube, PornHub, Wikipédia). Il y a évidemment de nombreuses raisons à cela et on ne peut pas faire un diagnostic détaillé pour chaque cas. Mais il faut noter que beaucoup de sites Web sont mal conçus. L’écroulement sous la charge n’est pas une fatalité. On sait faire des sites Web qui résistent. Je ne dis pas que c’est facile, ou bon marché, mais il ne faut pas non plus baisser les bras en considérant que ces problèmes sont inévitables, une sorte de loi de la nature contre laquelle il ne servirait à rien de se révolter. Déjà, tout dépend de la conception du service. S’il s’agit de distribuer des fichiers statiques (des fichiers qui ne changent pas, comme des ressources pédagogiques ou comme la fameuse attestation de circulation), il n’y a pas besoin de faire un site Web dynamique (où toutes les pages sont calculées à chaque requête). Servir des fichiers statiques, dont le contenu ne varie pas, est quelque chose que les serveurs savent très bien faire, et très vite. D’autant plus qu’en plus du Web, on dispose de protocoles (de techniques réseau) spécialement conçus pour la distribution efficace, en pair-à-pair, directement entre les machines des utilisateurs, de fichiers très populaires. C’est le cas par exemple de BitTorrent. S’il a permis de distribuer tous les épisodes de Game of Thrones à chaque sortie, il aurait permis de distribuer facilement l’attestation de sortie ! Même quand on a du contenu dynamique, par exemple parce que chaque page est différente selon l’utilisateur, les auteurs de sites Web compétents savent faire des sites qui tiennent la charge.

Mais alors, si on sait faire, pourquoi est-ce que ce n’est pas fait ? Là encore, il y a évidemment de nombreuses raisons. Il faut savoir que trouver des développeurs compétents est difficile, et que beaucoup de sites Web sont « bricolés », par des gens qui ne mesurent pas les conséquences de leurs choix techniques, notamment en termes de résistance à la charge. En outre, les grosses institutions comme l’Éducation Nationale ne développent pas forcément en interne, elles sous-traitent à des ESN et toute personne qui a travaillé dans l’informatique ces trente dernières années sait qu’on trouve de tout, et pas forcément du bon, dans ces ESN. Le « développeur PHP senior » qu’on a vendu au client se révèle parfois ne pas être si senior que ça. Le développement, dans le monde réel, ressemble souvent aux aventures de Dilbert. Le problème est aggravé dans le secteur public par le recours aux marchés publics, qui sélectionnent, non pas les plus compétents, mais les entreprises spécialisées dans la réponse aux appels d’offre (une compétence assez distincte de celle du développement informatique). Une petite entreprise pointue techniquement n’a aucune chance d’être sélectionnée.

D’autre part, les exigences de la propriété intellectuelle peuvent aller contre celles de la technique. Ainsi, si BitTorrent n’est pas utilisé pour distribuer des fichiers d’intérêt général, c’est probablement en grande partie parce que ce protocole a été diabolisé par l’industrie du divertissement. « C’est du pair-à-pair, c’est un outil de pirates qui tue la création ! » Autre exemple, la recopie des fichiers importants en plusieurs endroits, pour augmenter les chances que leur distribution résiste à une charge importante, est parfois explicitement refusée par certains organismes comme le CNED, au nom de la propriété intellectuelle.

Compter le trafic réseau

Bon, donc, les services sur le Web sont parfois fragiles, en raison de mauvais choix faits par leurs auteurs, et de réalisations imparfaites. Mais les tuyaux, eux, ils sont saturés ou pas ? De manière surprenante, il n’est pas facile de répondre à cette question. L’Internet n’est pas un endroit unique, c’est un ensemble de réseaux, eux-mêmes composés de nombreux liens. Certains de ces liens ont vu une augmentation du trafic, d’autres pas. La capacité réseau disponible va dépendre de plusieurs liens (tous ceux entre vous et le service auquel vous accédez). Mais ce n’est pas parce que le WiFi chez vous est saturé que tout l’Internet va mal ! Actuellement, les liens qui souffrent le plus sont sans doute les liens entre les FAI (Fournisseurs d’Accès Internet) et les services de vidéo comme Netflix. (Si vous voyez le terme d’appairage – peering, en anglais – c’est à ces liens que cela fait allusion.) Mais cela n’affecte pas la totalité du trafic, uniquement celui qui passe par les liens très utilisés. La plupart des FAI ne fournissent malheureusement pas de données publiques sur le débit dans leurs réseaux, mais certains organismes d’infrastructure de l’Internet le font. C’est le cas du France-IX, le principal point d’échange français, dont les statistiques publiques ne montrent qu’une faible augmentation du trafic. Même chose chez son équivalent allemand, le DE-CIX. (Mais rappelez-vous qu’à d’autres endroits, la situation peut être plus sérieuse.) Les discussions sur les forums d’opérateurs réseau, comme le FRnog en France, ne montrent pas d’inquiétude particulière.

Graphique montrant le trafic du France-IX
Le trafic total au point d’échange France-IX depuis un mois. Le début du confinement, le 17 mars, se voit à peine.

Statistiques du FAI FDN
Le trafic des clients ADSL du FAI (Fournisseur d’Accès Internet) FDN depuis un mois. L’effet du confinement est visible dans les derniers jours, à droite, mais pas spectaculaire.

Mais pourquoi est-ce qu’il n’y a pas d’augmentation massive et généralisée du trafic, alors qu’il y a beaucoup plus de gens qui travaillent depuis chez eux ? C’est en partie parce que, lorsque les gens travaillaient dans les locaux de l’entreprise, ils utilisaient déjà l’Internet. Si on consulte un site Web pour le travail, qu’on le fasse à la maison ou au bureau ne change pas grand-chose. De même, les vidéo-conférences (et même audio), très consommatrices de capacité du réseau, se faisaient déjà au bureau (si vous comprenez l’anglais, je vous recommande cette hilarante vidéo sur la réalité des « conf calls »). Il y a donc accroissement du trafic total (mais difficile à quantifier, pour les raisons exposées plus haut), mais pas forcément dans les proportions qu’on pourrait croire. Il y a les enfants qui consomment de la capacité réseau à la maison dans la journée, ce qu’ils ne faisaient pas à l’école, davantage de réunions à distance, etc., mais il n’y a pas de bouleversement complet des usages.

Votre usage de l’Internet est-il essentiel ?

Mais qu’est-ce qui fait que des gens importants, comme Thierry Breton, cité plus haut, tapent sur Netflix, YouTube et les autres, et exigent qu’on limite leur activité ? Cela n’a rien à voir avec la surcharge des réseaux et tout à voir avec la question de la neutralité de l’Internet. La neutralité des réseaux, c’est l’idée que l’opérateur réseau ne doit pas décider à la place des utilisateurs ce qui est bon pour eux. Quand vous prenez l’autoroute, la société d’autoroute ne vous demande pas si vous partez en week-end, ou bien s’il s’agit d’un déplacement professionnel, et n’essaie pas d’évaluer si ce déplacement est justifié. Cela doit être pareil pour l’Internet. Or, certains opérateurs de télécommunications rejettent ce principe de neutralité depuis longtemps, et font régulièrement du lobbying pour demander la possibilité de trier, d’évaluer ce qu’ils considèrent comme important et le reste. Leur cible favorite, ce sont justement les plate-formes comme Netflix, dont ils demandent qu’elles les paient pour être accessible par leur réseau. Et certaines autorités politiques sont d’accord, regrettant le bon vieux temps de la chaîne de télévision unique, et voulant un Internet qu’ils contrôlent. Le confinement est juste une occasion de relancer cette campagne.

Mais, penserez-vous peut-être, on ne peut pas nier qu’il y a des usages plus importants que d’autres, non ? Une vidéo-conférence professionnelle est certainement plus utile que de regarder une série sur Netflix, n’est-ce pas ? D’abord, ce n’est pas toujours vrai : de nombreuses entreprises, et, au sein d’une entreprise, de nombreux employés font un travail sans utilité sociale (et parfois négatif pour la société) : ce n’est pas parce qu’une activité rapporte de l’argent qu’elle est forcément bénéfique pour la collectivité ! Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? Je vous comprends, car, justement, la raison principale pour laquelle la neutralité de l’Internet est quelque chose de crucial est que les gens ne sont pas d’accord sur ce qui est essentiel. La neutralité du réseau est une forme de laïcité : comme on n’aura pas de consensus, au moins, il faut trouver un mécanisme qui permette de respecter les choix. Je pense que les Jeux Olympiques sont un scandaleux gaspillage, et un exemple typique des horreurs du sport-spectacle. Un autre citoyen n’est pas d’accord et il trouve que les séries que je regarde sur Netflix sont idiotes. La neutralité du réseau, c’est reconnaître qu’on ne tranchera jamais entre ces deux points de vue. Car, si on abandonnait la neutralité, on aurait un problème encore plus difficile : qui va décider ? Qui va choisir de brider ou pas les matches de foot ? Les vidéos de chatons ? La vidéo-conférence ?

D’autant plus que l’Internet est complexe, et qu’on ne peut pas demander à un routeur de décider si tel ou tel contenu est essentiel. J’ai vu plusieurs personnes citer YouTube comme exemple de service non-essentiel. Or, contrairement à Netflix ou PornHub, YouTube ne sert pas qu’au divertissement, ce service héberge de nombreuses vidéos éducatives ou de formation, les enseignants indiquent des vidéos YouTube à leurs élèves, des salariés se forment sur YouTube. Pas question donc de brider systématiquement cette plate-forme. (Il faut aussi dire que le maintien d’un bon moral est crucial, quand on est confiné à la maison, et que les services dits « de divertissement » sont cruciaux. Si vous me dites que non, je vous propose d’être confiné dans une petite HLM avec quatre enfants de 3 à 14 ans.)

À l’heure où j’écris, Netflix et YouTube ont annoncé une dégradation délibérée de leur service, pour répondre aux injonctions des autorités.  On a vu que les réseaux sont loin de la saturation et cette mesure ne servira donc à rien. Je pense que ces plate-formes essaient simplement de limiter les dommages en termes d’image liés à l’actuelle campagne de presse contre la neutralité.

Conclusion

J’ai dit que l’Internet n’était pas du tout proche d’un écroulement ou d’une saturation. Mais cela ne veut pas dire qu’on puisse gaspiller bêtement cette utile ressource. Je vais donc donner deux conseils pratiques pour limiter le débit sur le réseau :

  • Utilisez un bloqueur de publicités, afin de limiter le chargement de ressources inutiles,
  • Préférez l’audio-conférence à la vidéo-conférence, et les outils textuels (messagerie instantanée, courrier électronique, et autres outils de travail en groupe) à l’audio-conférence.

Que va-t-il se passer dans les jours à venir ? C’est évidemment impossible à dire. Rappelons-nous simplement que, pour l’instant, rien n’indique une catastrophe à venir, et il n’y a donc aucune raison valable de prendre des mesures autoritaires pour brider tel ou tel service.

Quelques lectures supplémentaires sur ce sujet :




Mumble Framatalk : un serveur pour parler à plusieurs

Dans cette situation exceptionnelle, nous venons d’ouvrir un serveur Mumble, qui vous permettra de créer des audioconférences. Dans bien des cas, cette solution est plus efficace.

N’ensemençons pas les Discord

Nos services de vidéo-conférence se sont fait prendre d’assaut. Aujourd’hui la page d’accueil Framatalk ne vous crée plus un salon de vidéo-conf sur nos serveurs, mais sur un des serveurs (dont les nôtres) de toute une liste d’hébergeurs éthiques qui contribuent à un effort commun.

Par exemple, ici, votre salon sera créé sur l’instance DEVLOPROG.org (et merci pour l’entraide !)

Chez Framasoft nous avons des années d’expérience de télétravail et de collaboration à distance. Nous en sommes persuadé·es : la visio conférence ne doit pas être un réflexe, et dans de nombreux cas c’est un mauvais réflexe.

Si vous êtes plus de 10, si vous n’avez pas d’écran à partager, si vous n’avez pas besoin de la proximité humaine de regarder un·e proche dans les yeux… Bien souvent une audio-conférence suffit amplement, et marche bien mieux.

Il suffit de voir la communauté des gamers : les fans de jeux vidéos ont massivement adopté l’outil propriétaire Discord. Discord un outil de tchat et d’audio-conférence, certes, mais malheureusement propriétaire et prédateur de vos données et comportements.

Le Mumble Framatalk est désormais à votre service

Luc, notre administrateur système tout terrain, vient donc de mettre en place le logiciel libre d’audio conférence Mumble sur un serveur qui techniquement pourrait accueillir jusqu’à 6500 personnes en même temps — et non 1200 comme annoncé précédemment — (et toujours sans rien capter de vos données).

Mumble, c’est un vétéran du logiciel libre. Si vous êtes habitué·es à Discord ça va vous faire bizarre : Mumble n’a pas les mêmes moyens ni la même ergonomie…

Mais c’est un peu comme une 4L : c’est pas le plus joli ni le plus confortable, par contre c’est d’une fiabilité qui confine à l’increvable 😉 .

Attention, nous pensons que notre serveur ne peut accueillir « que » 6500 personnes en même temps, mais pas plus, hein…

Pour vos audio-conférences, suivez le guide !

Spf vous a préparé un tutoriel aux petits oignons, illustré à foison, qu’il faut absolument aller lire si vous voulez utiliser cet outil.

En résumé, vous devrez :

  1. Vous équiper d’un micro-casque (sinon les autres vont souffrir) ;
  2. Télécharger et installer Mumble (ou Plumble pour Android, ou Mumble pour iOS)
  3. Configurer votre touche pour le push-to-talk, afin que votre micro ne se déclenche que lorsque vous appuierez sur un bouton (l’ergonomie vous rappellera les ordinateurs de votre enfance 😉 ) ;
  4. Ajouter le serveur mumble.framatalk.org dans votre logiciel Mumble (si vous avez le logiciel, vous pouvez simplement cliquer ici);
  5. Créer un salon pour vous et vos interlocuteur·ices (ou rejoindre le salon qu’on vous a communiqué) de préférence avec un mot de passe, sinon n’importe quel inconnu pourra se joindre à la discussion

Et si vous avez un souci, n’oubliez pas qu’il y a notre forum d’entraide pour y poser vos questions et trouver des bénévoles bienveillant·es qui vous accompagneront !

D’ailleurs, ne dit-t-on pas « sexy comme une interface Mumble » ?
Image CC-0 Davide Beatrici pour Wikimedia Commons

Gardez le contact

Nous espérons que ce nouvel outil, installé exceptionnellement pendant cette période de crise sanitaire, permettra au plus grand nombre d’entre vous de rompre l’isolement, de garder le lien avec des proches et de poursuivre certaines de vos actions associatives, familiales, coopératives.

La technologie, ce n’est qu’un outil au service de quelque chose de bien plus important : prendre soin les un·es des autres.

Alors prenez soin de vous.

Prendre soin.

Pour aller plus loin :




Une mobilisation citoyenne pour la continuité pédagogique

Nous vivons depuis quelques jours une situation tout à fait exceptionnelle. Parmi les multiples décisions prises, il y a notamment celles de fermer écoles, collèges et lycées. 800 000 enseignant⋅e⋅s et 12 millions d’élèves sont donc invité⋅e⋅s à faire cours depuis chez eux

Framasoft accueillait, ces derniers mois, environ 700 000 personnes par mois sur ces différents services. Cependant, pour de multiples raisons évoquées ici, nous souhaitons privilégier le modèle décentralisé. Face à la situation, nous avons bien évidemment fait le choix d’être responsables et solidaires et d’augmenter les capacités de certains de nos services, et nous préparons différentes actions qui seront annoncées dans les jours à venir. Cependant, nous savons que nous ne sommes pas en mesure de fournir les outils qui permettraient la « continuité pédagogique » souhaitée par le Ministère de l’Éducation Nationale.

D’autres structures et collectifs font le choix de prendre à bras le corps cette problématique. Nous avons ainsi été contactés par le collectif encore en construction Continuité Pédagogique qui souhaite rassembler une communauté citoyenne composée de volontaires (Éducation nationale ou non), qui souhaiteraient mettre leurs compétences (techniques, pédagogiques, didactiques) au service de ce défi. Nous relayons ici leur appel.


Une communauté de citoyen·nes qui soutiennent les enseignant·es dans leurs pratiques numériques pour assurer (au mieux) la continuité pédagogique durant l’épidémie du coronavirus en France.

  • Vous êtes développeur⋅se et vous souhaitez proposer une application web ?
  • Vous faites partie de la communauté éducative (enseignant⋅es, référent⋅es numériques, formateur⋅ices, militant⋅es dans l’éducation populaire, entrepreneurs dans une Edtech, etc.) et vous enseignez avec le numérique ?
  • Vous êtes étudiant⋅es, parents, et vous savez utiliser les outils numériques et vous souhaitez mettre du temps à disposition des enseignant⋅es ?

Rejoignez-nous !

 

Parce que la mobilisation de la communauté éducative depuis le 13 mars prouve – s’il en était besoin – l’énorme engagement des enseignant·es, leur expertise et leur volonté de faire vivre les liens éducatifs avec tous leurs élèves.

Parce que nous savons que ces liens peuvent être entretenus, en co-éducation avec les parents, dans un écosystème éducatif numérique libre, neutre, décentralisé, loin de toute tentative de marchandisation ou de récupération.

Parce que nous voulons apporter notre pierre à l’édifice, pour assurer la continuité du service public d’éducation, à partir de celles et ceux qui la font : les 880 000 enseignant⋅es de France.

Nous avons créé la plateforme continuitepedagogique.org pour mobiliser massivement des personnes doté⋅es de compétences numériques, pour aider les enseignant⋅es en demande de conseils à se former à l’usage d’outils en ligne ainsi que des développeur⋅ses et les designers qui auraient des idées pour d’autres outils d’accompagnement.

Nous appelons donc à une mobilisation citoyenne pour aider les enseignants à se former rapidement aux usages pédagogiques du numérique.

Retrouvez l’appel à mobilisation en intégralité sur https://www.continuitepedagogique.org/.




Laurent Chemla propose : exigeons des GAFAM l’interopérabilité

« Il est évidemment plus qu’urgent de réguler les GAFAM pour leur imposer l’interopérabilité. » écrit Laurent Chemla. Diable, il n’y va pas de main morte, le « précurseur dans le domaine d’Internet » selon sa page Wikipédia.

Nous reproduisons ici avec son accord l’article qu’il vient de publier sur son blog parce qu’il nous paraît tout à fait intéressant et qu’il est susceptible de provoquer le débat : d’aucuns trouveront sa proposition nécessaire pour franchir une étape dans la lutte contre des Léviathans numériques et le consentement à la captivité. D’autres estimeront peut-être que sa conception a de bien faibles chances de se concrétiser : est-il encore temps de réguler les Gafam ?

Nous souhaitons que s’ouvre ici (ou sur son blog bien sûr) la discussion. Comme toujours sur le Framablog, les commentaires sont ouverts mais modérés.

Interopérabilitay

« Interopérabilité » : ce mot m’ennuie. Il est moche, et beaucoup trop long.

Pourtant il est la source même d’Internet. Quasiment sa définition, au moins sémantique puisqu’il s’agit de faire dialoguer entre eux des systèmes d’information d’origines variées mais partageant au sein d’un unique réseau de réseaux la même « lingua franca » : TCP/IP et sa cohorte de services (ftp, http, smtp et tant d’autres) définis par des standards communs. Des machines « interopérables », donc.

Faisons avec.

L’interopérabilité, donc, est ce qui a fait le succès d’Internet, et du Web. Vous pouvez vous connecter sur n’importe quel site Web, installé sur n’importe quel serveur, quelle que soit sa marque et son système d’exploitation, depuis votre propre ordinateur, quelle que soit sa marque, son système d’exploitation, et le navigateur installé dessus.

Avant ça existaient les silos. Compuserve, AOL, The Microsoft Network en étaient les derniers représentants, dinosaures communautaires enterrés par la comète Internet. Leur volonté d’enfermer le public dans des espaces fermés, contrôlés, proposant tant bien que mal tous les services à la fois, fut ridiculisée par la décentralisation du Net.

Ici vous ne pouviez échanger qu’avec les clients du même réseau, utilisant le même outil imposé par le vendeur (« pour votre sécurité »), là vous pouviez choisir votre logiciel de mail, et écrire à n’importe qui n’importe où. Interopérabilité.

Ici vous pouviez publier vos humeurs, dans un format limité et imposé par la plateforme (« pour votre sécurité »), là vous pouviez installer n’importe quel « serveur web » de votre choix et y publier librement des pages accessibles depuis n’importe quel navigateur. Interopérabilité.

Bref. Le choix était évident, Internet a gagné.

Il a gagné, et puis… Et puis, selon un schéma désormais compris de tous, le modèle économique « gratuité contre publicité » a envahi le Web, en créant – une acquisition après l’autre, un accaparement de nos données après l’autre – de nouveaux géants qui, peu à peu, se sont refermés sur eux-mêmes (« pour votre sécurité »).

Il fut un temps où vous pouviez écrire à un utilisateur de Facebook Messenger depuis n’importe quel client, hors Facebook, respectant le standard (en l’occurrence l’API) défini par Facebook. Et puis Facebook a arrêté cette fonctionnalité. Il fut un temps où vous pouviez développer votre propre client Twitter, qui affichait ses timelines avec d’autres règles que celles de l’application officielle, pourvu qu’il utilise le standard (encore une API) défini par Twitter. Et puis Twitter a limité cette fonctionnalité. De nos jours, il devient même difficile d’envoyer un simple email à un utilisateur de Gmail si l’on utilise pas soi-même Gmail, tant Google impose de nouvelles règles (« pour votre sécurité ») à ce qui était, avant, un standard universel.

On comprend bien les raisons de cette re-centralisation : tout utilisateur désormais captif devra passer davantage de temps devant les publicités, imposées pour pouvoir utiliser tel ou tel service fermé. Et il devra – pour continuer d’utiliser ce service – fournir toujours davantage de ses données personnelles permettant d’affiner son profil et de vendre plus cher les espaces publicitaires. Renforçant ainsi toujours plus les trésoreries et le pouvoir de ces géants centralisateurs, qui ainsi peuvent aisément acquérir ou asphyxier tout nouveau wanabee concurrent, et ainsi de suite.

C’est un cercle vertueux (pour les GAFAM) et vicieux (pour nos vies privées et nos démocraties), mais c’est surtout un cercle « normal » : dès lors que rien n’impose l’interopérabilité, alors – pour peu que vous soyez devenu assez gros pour vous en passer – vous n’avez plus aucun intérêt à donner accès à d’autres aux données qui vous ont fait roi. Et vous abandonnez alors le modèle qui a permis votre existence au profit d’un modèle qui permet votre croissance. Infinie.

Imaginez, par exemple, qu’à l’époque des cassettes vidéo (respectant le standard VHS) un fabricant de magnétoscopes ait dominé à ce point le marché qu’on ait pu dire qu’il n’en existait virtuellement pas d’autres : il aurait évidemment modifié ce standard à son profit, en interdisant par exemple l’utilisation de cassettes d’autres marques que la sienne (« pour votre sécurité »), de manière à garantir dans le temps sa domination. C’est un comportement « normal », dans un monde libéral et capitaliste. Et c’est pour limiter ce comportement « normal » que les sociétés inventent des régulations (standards imposés, règles de concurrence, lois et règlements).

Et il est évidemment plus qu’urgent de réguler les GAFAM pour leur imposer l’interopérabilité.

Nous devons pouvoir, de nouveau, écrire depuis n’importe quel logiciel de messagerie à un utilisateur de Facebook Messenger, pourvu qu’on respecte le standard défini par Facebook, comme nous devons écrire à n’importe quel utilisateur de Signal en respectant le standard de chiffrement de Signal. Il n’est pas question d’imposer à Signal (ou à Facebook) un autre standard que celui qu’il a choisi (ce qui empêcherait toute innovation), pourvu que le standard choisi soit public, et libre d’utilisation. Mais il est question de contraindre Facebook à (ré)ouvrir ses API pour permettre aux utilisateurs d’autres services d’interagir de nouveau avec ses propres utilisateurs.

Au passage, ce point soulève une problématique incidente : l’identité. Si je peux écrire à un utilisateur de Messenger, celui-ci doit pouvoir me répondre depuis Messenger. Or Messenger ne permet d’écrire qu’aux autres utilisateurs de Messenger, identifiés par Facebook selon ses propres critères qu’il n’est pas question de lui imposer (il a le droit de ne vouloir admettre que des utilisateurs affichant leur « identité réelle », par exemple : ce choix est le sien, comme il a le droit de limiter les fonctionnalités de Messenger pour lui interdire d’écrire à d’autres : ce choix est aussi le sien).

Il est donc cohérent d’affirmer que – pour pouvoir écrire à un utilisateur de Messenger depuis un autre outil – il faut avoir soi-même un compte Messenger. Il est donc logique de dire que pour pouvoir lire ma timeline Twitter avec l’outil de mon choix, je dois avoir un compte Twitter. Il est donc évident que pour accéder à mon historique d’achat Amazon, je dois avoir un compte Amazon, etc.

capture d’écran, discussion sur Twitter
capture d’écran, discussion avec L. Chemla sur Twitter. cliquez sur cette vignette pour agrandir l’image

L’obligation d’avoir une identité reconnue par le service auquel on accède, c’est sans doute le prix à payer pour l’interopérabilité, dans ce cas (et – au passage – c’est parce que la Quadrature du Net a décidé d’ignorer cette évidence que j’ai choisi de quitter l’association).

Ce qui ne doit évidemment pas nous obliger à utiliser Messenger, Amazon ou Twitter pour accéder à ces comptes: l’interopérabilité doit d’accéder à nos contacts et à nos données depuis l’outil de notre choix, grâce à l’ouverture obligatoire des API, pourvu qu’on dispose d’une identité respectant les standards du service qui stocke ces données.

On pourrait résumer ce nouveau type de régulation avec cette phrase simple :

« si ce sont MES données, alors je dois pouvoir y accéder avec l’outil de MON choix ».

Je dois pouvoir lire ma timeline Twitter depuis l’outil de mon choix (et y publier, si évidemment j’y ai un compte, pour que les autres utilisateurs de Twitter puissent s’y abonner).

Je dois pouvoir consulter mon historique d’achats chez Amazon avec l’outil de mon choix.

Je dois pouvoir écrire à (et lire les réponses de) mes contacts Facebook avec l’outil de mon choix.

Il y aura, évidemment, des résistances.

On nous dira (« pour votre sécurité ») que c’est dangereux, parce que nos données personnelles ne seront plus aussi bien protégées, dispersées parmi tellement de services décentralisés et piratables. Mais je préfère qu’une partie de mes données soit moins bien protégée (ce qui reste à démontrer) plutôt que de savoir qu’une entreprise privée puisse vendre (ou perdre) la totalité de ce qui est MA vie.

On nous dira que c’est « excessivement agressif pour le modèle économique des grandes plateformes », alors qu’évidemment c’est justement le modèle économique des grandes plateformes qui est excessivement agressif pour nos vies privées et nos démocraties, d’une part, et que d’autre part l’interopérabilité ne modifie en rien ce modèle économique : dès lors qu’elles stockent toujours une partie de nos données elles restent (hélas) en capacité de les vendre et/ou de les utiliser pour « éduquer » leurs IA. Tout au plus constateront-elles un manque-à-gagner comptable, mais ne gagnent-elles pas déjà largement assez ?

À ce jour, l’interopérabilité s’impose comme la seule solution réaliste pour limiter le pouvoir de nuisance de ces géants, et pour rétablir un peu de concurrence et de décentralisation dans un réseau qui, sinon, n’a plus d’autre raison d’être autre chose qu’un simple moyen d’accéder à ces nouveaux silos (qu’ils devraient donc financer, eux, plutôt que les factures de nos FAI).

À ce jour, l’ARCEP, la Quadrature du Net (même mal), l’EFF, le Sénat, et même l’Europe (Margrethe Vestager s’est elle-même déclarée en faveur de cette idée) se sont déclarés pour une obligation d’intéropérabilité. C’est la suite logique (et fonctionnelle) du RGPD.

Qu’est-ce qu’on attend ?

Édit. de Laurent suite à la publication de l’article sur son blog

Suite à ce billet des discussions sur Twitter et Mastodon, indépendamment, m’ont amené à préciser ceci : prenons par exemple mamot.fr (l’instance Mastodon de la Quadrature) et gab.ai (l’instance Mastodon de la fachosphère). Mamot.fr, comme nombre d’autres instances, a refusé de se fédérer avec Gab. C’est son droit. En conséquence, les utilisateurs de Gab ne peuvent pas poster sur Mamot, et inversement.

Pour autant, les deux sont bel et bien interopérables, et pour cause : elles utilisent le même logiciel. Gab pourrait parfaitement développer un bout de code pour permettre à ses utilisateurs de publier sur Mamot, pour peu qu’ils s’y soient identifiés (via une OAuth, pour les techniciens) prouvant ainsi qu’ils en acceptent les CGU.

Ce qu’elles ne sont pas, c’est interconnectées : il n’est pas possible de publier sur l’une en s’identifiant sur l’autre, et inversement.

Je crois qu’au fond, les tenants de l’idée qu’on devrait pouvoir publier n’importe quoi n’importe où, sans identification supplémentaire, confondent largement ces deux notions d’interconnexion et d’interopérabilité. Et c’est fort dommage, parce que ça brouille le message de tous.

 

Pour aller plus loin dans la technique, vous pouvez aussi lire cette réponse de Laurent dans les commentaires de NextINpact.




Semons pour de bon et pour demain

Semer des graines de services, de savoirs et de pratiques, c’est une image familière que nous partageons avec beaucoup d’associations. Mais si nous semions vraiment, au sens propre ?

Depuis bien longtemps, Framasoft considère que le champ de la culture libre s’étend bien au-delà du code. Libérer ensemble logiciel et matériel, productions artisanales, artistiques et industrielles, documentations scientifiques et fictions sur tous les supports numériques ou non, c’est autant de petits pas qui visent à redonner à tous un peu de maîtrise sur la société pour pouvoir la transformer.

L’initiative de Bertrand dont voici l’interview vise à transformer à terme le paysage naturel où nous vivons.

L’association La Haie Donneurs vient en effet de créer WikHaiePédia, un guide libre pour expliquer comment on peut planter et verdir le monde autour de nous, pour pas un rond, pour le plaisir, et pour l’intérêt commun d’augmenter notre environnement végétal et son écosystème.

 

Bonjour, peux-tu te présenter brièvement ?

Je m’appelle Bertrand Sennegon, 41 ans, papa de deux petits garçons. J’ai mon propre job comme ouvrier tout bâtiment proposant d’accompagner les particuliers dans leurs travaux. J’utilise du libre sur mes PC (GNU/Linux) depuis de nombreuses années (j’ai installé Mandrake 😉 ) et expérimente beaucoup dans mon jardin et mon quotidien autour des principes de permaculture.

C’est quoi ce projet WikHaiepedia, c’est un wiki pour apprendre à tailler les haies ?

WikHaiePédia s’intéresse à la haie, mais pas seulement. Et plutôt que d’en tailler, le but serait plutôt d’en planter. Et pas que des haies, mais aussi des fruitiers, des arbres, tout ce qui participerait à restructurer un territoire de façon pérenne.

On parle partout de perte de biodiversité, en se demandant comment agir ! Pourtant la nature est multipliable gratuitement. Qu’est ce qui nous empêche de recréer de la biodiversité?

Il me semble que trois points nous freinent pour agir :

  1. l’accès aux terrains, l’ensemble des territoires étant actuellement gérés vers un appauvrissement de la biodiversité ;
  2. le savoir-faire pour créer nos propres micro-pépinières et créer un maximum de plants ;
  3. la conviction que chacun peut agir !

WikHaiePédia est un projet visant à agir sur ces trois freins, en cherchant à créer une communauté autour de la plantation, et une documentation la plus simple possible pour que chacun puisse créer des plants à son échelle.

Comment as-tu eu l’idée de ce projet ? Tu es tombé dedans quand tu étais petit ou bien c’est venu à la suite d’un constat sur l’état de l’environnement ?

À la base, il s’agit d’un constat sur l’environnement. Mais ma prise de conscience ne date pas d’hier. Depuis que je suis enfant, j’observe les disparitions d’espèces s’accumuler.

La France est parvenue à traverser la guerre 39-45 en s’appuyant sur une agriculture ultra-locale, des vergers pleins de fruits et des gibiers parcourant nos bocages. Or, en 70 ans, nous avons tout industrialisé. Notre alimentation repose sur une production mondiale et une consommation massive d’énergies fossiles et nos territoires ne sont plus capables de nous nourrir. Si un événement historique bloque nos approvisionnements industrialisés, aucune structure locale ne pourrait prendre la relève de ce besoin essentiel.

Il me semble donc vital de parvenir à agir sur ce point. Je ne peux pas miser l’avenir de mes enfants sur l’absence de perturbations historiques.

On ne peut pas s’empêcher en parcourant ton projet de penser au livre de Giono L’homme qui plantait des arbres  et au personnage mythique d’Elzéar Bouffier qui a suscité des dizaines d’actions de plantations. On peut voir aussi le très beau film d’animation de Frederic Back qui en est l’adaptation. Est-ce que c’est une source d’inspiration pour toi ?

Non ! 😉 J’entends parler de ce livre depuis plusieurs années, mais je ne l’ai toujours pas lu !

Peux-tu nous expliquer pourquoi l’ensemble du projet et des contributions attendues est en licence libre CC-BY-SA, c’est important pour toi ?

La notion de copyleft me fascine depuis de nombreuses années, elle me semble révolutionnaire sur bien des points et est une vraie solution pour permettre à tous d’accéder à un savoir. De plus, la nature publie son contenu sous quelle licence, puisque que je suis libre de l’étudier, la copier, la modifier ?

On n’est pas tous bien sûr⋅e⋅s d’avoir comme on dit « la main verte », tu penses vraiment que tout le monde peut contribuer à semer, planter, enrichir l’environnement végétal partout ? Même celles et ceux qui sont en plein milieu urbain et ne disposent pas de terrain pour planter ?

Je pense, mon idée à germé après deux années d’expériences dans mon jardin pour créer des arbres à partir de pépins et de noyaux. En m’amusant à semer un peu, j’ai fait pousser une bonne quinzaine d’arbres en deux ans. Depuis je sème absolument tout les pépins et noyaux des fruits locaux que je récolte, et je suis curieux de voir combien de fruitiers je parviendrais à créer.

Bertrand souriant accroupi devant une planche végétale de son jardin, montre deux demi-pommes et un petit pot avec un plant. L’image le montre comme entouré par un arceau en demi-cercle métallique probablement support d’une petite serre-tunnel.

Bertrand dans son jardin

Une jardinière sur un balcon en ville suffit à réaliser quelques semis et boutures qu’on pourrait confier ensuite à une association près de chez soi désireuse de planter. Même sans balcon, on peut participer à des plantations collectives. C’est la multiplication de ces tout petits actes qui peut créer des kilomètres de replantation nourricière pour nous et la faune qui nous entoure.

Gardener city- Œuvre de Nylnook, CC-BY-SA

 

Comment je commence ? Il faut d’abord adhérer à l’association Haie donneurs ?

Adhérer n’est pas obligatoire. Mon initiative est venue se greffer sur l’association « La Haie Donneurs » car nos envies étaient similaires : encourager chacun à agir en créant des plants. Pour cela, le site cherche à référencer toutes les initiatives (associations, groupes, particuliers) œuvrant dans ce sens.

Comment commencer ? En partageant du contenu libre sur le site (photos, textes, dessins), en essayant de réaliser des plants chez soi et/ou en participant à la petite communauté qui débute autour de ce site.

 

Yin-Yang seed – Œuvre de Nylnook, CC-BY-SA

 

Avec l’association La Haie donneurs, vous recommandez de semer des graines pour que des arbres poussent. C’est un peu bizarre, pourquoi semer des pépins de pomme et pas planter un jeune plant de pommier ou greffer un arbre fruitier ? Ça irait un peu plus vite, non ?

Plants et greffes sont issus de pépins que l’on achète à un pépiniériste qui connaît ce savoir-faire. Partir de boutures et de semis permet d’agir fortement sans utiliser d’argent, seulement du temps et des savoirs. Du coup, même si cela va moins vite, l’argent ne sera pas un frein dans ce projet.

Pour l’instant le wikhaie est appétissant mais comme tous les wikis il est évolutif et beaucoup de pages restent à compléter ou informer. Quelles sortes de contribution attends-tu pour former une plateforme et une communauté active ?

Pour agir il faut déjà documenter, puis synthétiser et enfin mettre en page des guides.

Il nous faut donc de bons botanistes (ce que je ne suis pas), des rédacteurs, des illustrateurs [regarde un peu les belles illustrations de Nylnook pour ton interview, NDLR] , des photographes, etc., amateurs ou non. L’idée de ce wiki m’apparaît importante et pertinente depuis quelques mois, mais dans mon quotidien bien rempli, je ne peux consacrer qu’environ une heure par jour sur ce projet. Ce projet ne peut donc réussir que s’il fédère une communauté. J’espère donc que cette idée parlera à d’autres qui y verront comme moi l’occasion d’agir directement par le geste (planter).

Je ne suis pas non plus un professionnel du Web, du coup les remarques, idées et retours pour faire avancer la structure et l’agencement de ce site sont bienvenus.

En fait, je débute dans la création d’arbustes, d’arbres, de haies. Mais les rapides réussites obtenues en seulement deux ans m’ont convaincu que nous pouvions tous participer.

Un pépin de pomme ou de poire par exemple, germera dans un petit pot de terreau laissé dehors au gel, on peut aussi faciliter sa germination en la trempant dans du vinaigre quelques heures pour simuler une digestion animale et le laisser deux mois au frigo si l’hiver n’est pas assez froid. C’est accessible à chacun. L’idéal étant de trouver des pommes locales adaptées à notre région.

pépins de pomme en germination
Germination de pépins de pomme, photo de Ryan Bodenstein (licence CC BY-2.0)

Mais si nous sommes nombreux à faire ces petits gestes, imagine la quantité d’arbres que nous pourrions produire.

 

Je débute, donc je suis le premier à avoir beaucoup à apprendre sur le sujet. J’invite donc tous ceux qui veulent partager leurs savoirs, leurs expériences, ou qui sont emballés par cette idée simple, mais réellement active il me semble, à s’approprier un peu de ce site qui est construit pour être ouvert comme un grand jardin. 🙂

On te laisse le mot de la fin…
— Bonnes plantations à tous ! 😉

 

 




D’autres technologies pour répondre à l’urgence de la personne ?

« Ce dont nous avons besoin, c’est le contraire de la Big Tech. Nous avons besoin de Small Tech – des outils de tous les jours conçus pour augmenter le bien-être humain, et non les profits des entreprises. »

Ce n’est pas une théorie complotiste : le profilage et la vente de données privées font, depuis des années, partie intégrante du modèle économique de la plupart des entreprises du numérique. Dans cet article traduit par Framalang, Aral Balkan (auquel nous faisons régulièrement écho) suggère qu’il est urgent de s’éloigner de ce modèle qui repose sur les résultats financiers pour gagner en indépendance et explique pourquoi c’est important pour chacun d’entre nous.

 

Article original : In 2020 and beyond, the battle to save personhood and democracy requires a radical overhaul of mainstream technology

Traduction Framalang : FranBAG, goofy, wisi_eu, gangsoleil, Khrys – Mise en forme :

En 2020 et au-delà, la bataille pour sauver l’identité individuelle et la démocratie exigera une révision radicale des technologies dominantes

par Aral Balkan

Un jeune garçon pilotant un canot sur un lac, durant les grands incendies australiens. Crédit photo: Allison Marion.

 

Alors que nous entrons dans une nouvelle décennie, l’humanité est confrontée à plusieurs urgences existentielles :

  1. L’urgence climatique1
  2. L’urgence démocratique
  3. L’urgence de la personne

Grâce à Greta Thunberg, nous parlons sans aucun doute de la première. La question de savoir si nous allons vraiment faire quelque chose à ce sujet, bien sûr, fait l’objet d’un débat.2

De même, grâce à la montée de l’extrême droite dans le monde entier sous la forme de (entre autres) Trump aux États-Unis, Johnson au Royaume-Uni, Bolsonaro au Brésil, Orban en Hongrie et Erdoğan en Turquie, nous parlons également de la seconde, y compris du rôle de la propagande (ou « infox ») et des médias sociaux dans sa propagation.

Celle sur laquelle nous sommes les plus désemparé·e·s et partagé·e·s, c’est la troisième, même si toutes les autres en découlent et en sont les symptômes. C’est l’urgence sans nom. Enfin, jusqu’à présent.

L’urgence de la personne

On ne peut pas comprendre « l’urgence de la personne » sans comprendre le rôle que la technologie de réseau et numérique grand public joue dans sa perpétuation.

Votre télé ne vous regardait pas, YouTube si.

La technologie traditionnelle – non numérique, pas en réseau – était un moyen de diffusion à sens unique. C’est la seule chose qu’un livre imprimé sur la presse Gutenberg et votre téléviseur analogique avaient en commun.

Autrefois, quand vous lisiez un journal, le journal ne vous lisait pas aussi. Lorsque vous regardiez la télévision, votre téléviseur ne vous regardait pas aussi (à moins que vous n’ayez spécifiquement permis à une société de mesure d’audience, comme Nielsen, d’attacher un audimètre à votre téléviseur).

Aujourd’hui, lorsque vous lisez le journal The Guardian en ligne, The Guardian – et plus de deux douzaines d’autres parties tierces, y compris la Nielsen susmentionnée – vous lit également. Quand vous regardez YouTube, YouTube vous regarde aussi.

Il ne s’agit pas d’une théorie de la conspiration farfelue, mais simplement du modèle d’affaires de la technologie actuelle. J’appelle ce modèle d’affaires « l’élevage d’êtres humains ». C’est une partie du système socio-économique, dont nous faisons partie, que Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance.3

Et pis encore : Alphabet Inc, qui possède Google et YouTube, ne se contente pas de vous observer lorsque vous utilisez un de leurs services, mais vous suit également sur le Web lorsque vous allez de site en site. À lui seul, Google a les yeux sur 70 à 80 % du Web.
Mais ils ne s’arrêtent pas là non plus. Les exploitants d’êtres humains achètent également des données auprès de courtiers en données, partagent ces données avec d’autres exploitants et savent même quand vous utilisez votre carte de crédit dans les magasins ayant pignon sur rue. Et ils combinent toutes ces informations pour créer des profils de vous-même, constamment analysés, mis à jour et améliorés.

Nous pouvons considérer ces profils comme des simulations de nous-mêmes. Ils contiennent des aspects de nous-mêmes. Ils peuvent être (et sont) utilisés comme des approximations de nous-mêmes. Ils contiennent des informations extrêmement sensibles et intimes sur nous. Mais nous ne les possédons pas, ce sont les exploitants qui les possèdent.

Il n’est pas exagéré de dire qu’au sein de ce système, nous ne sommes pas en pleine possession de nous-mêmes. Dans un tel système, où même nos pensées risquent d’être lues par des entreprises, notre identité et le concept même d’autodétermination sont mis en danger.

Nous sommes sur le point de régresser du statut d’être humain à celui de propriété, piratés par une porte dérobée numérique et en réseau, dont nous continuons à nier l’existence à nos risques et périls. Les conditions préalables à une société libre sont soumises à notre compréhension de cette réalité fondamentale.
Si nous nous prolongeons en utilisant la technologie, nous devons étendre le champ d’application légal des droits de l’homme pour inclure ce « Moi » prolongé.

Si nous ne pouvons définir correctement les limites d’une personne, comment pouvons-nous espérer protéger les personnes ou l’identité d’une personne à l’ère des réseaux numériques ?

Aujourd’hui, nous sommes des êtres fragmentés. Les limites de notre être ne s’arrêtent pas à nos frontières biologiques. Certains aspects de notre être vivent sur des morceaux de silicium qui peuvent se trouver à des milliers de kilomètres de nous.

Il est impératif que nous reconnaissions que les limites du moi à l’ère des réseaux numériques ont transcendé les limites biologiques de nos corps physiques et que cette nouvelle limite – le « Moi » prolongé ; la totalité fragmentée du moi – constitue notre nouvelle peau numérique et que son intégrité doit être protégée par les droits de l’homme.

Si nous ne faisons pas cela, nous sommes condamné·e·s à nous agiter à la surface du problème, en apportant ce qui n’est rien d’autre que des changements cosmétiques à un système qui évolue rapidement vers un nouveau type d’esclavage.

C’est l’urgence de la personne.

Un remaniement radical de la technologie grand public

Si nous voulons nous attaquer à l’urgence de la personne, il ne faudra rien de moins qu’un remaniement radical des technologies grand public.

Nous devons d’abord comprendre que si réglementer les exploitants d’humains et les capitalistes de la surveillance est important pour réduire leurs préjudices, cette réglementation constitue une lutte difficile contre la corruption institutionnelle et n’entraînera pas, par elle-même, l’émergence miraculeuse d’une infrastructure technologique radicalement différente. Et cette dernière est la seule chose qui puisse s’attaquer à l’urgence de l’identité humaine.

Imaginez un monde différent.

Faites-moi le plaisir d’imaginer ceci une seconde : disons que votre nom est Jane Smith et que je veux vous parler. Je vais sur jane.smith.net.eu et je demande à vous suivre. Qui suis-je ? Je suis aral.balkan.net.eu. Vous me permettez de vous suivre et nous commençons à discuter… en privé.

Imaginez encore que nous puissions créer des groupes – peut-être pour l’école où vont nos enfants ou pour notre quartier. Dans un tel système, nous possédons et contrôlons tou·te·s notre propre espace sur Internet. Nous pouvons faire toutes les choses que vous pouvez faire sur Facebook aujourd’hui, tout aussi facilement, mais sans Facebook au milieu pour nous surveiller et nous exploiter.

Ce dont nous avons besoin, c’est d’un système en pair à pair qui établisse une passerelle avec le réseau mondial existant.

Ce dont nous avons besoin, c’est le contraire de la « Big Tech » (industrie des technologies). Nous avons besoin de « Small Tech » (technologie à petite échelle) – des outils de tous les jours pour les gens ordinaires, conçus pour augmenter le bien-être humain, et non les profits des entreprises.

Étapes concrètes

À la Small Technology Foundation, Laura et moi avons déjà commencé à construire certains des éléments fondamentaux d’un pont possible entre le capitalisme de surveillance et un avenir radicalement démocratique, entre pairs. Et nous continuerons à travailler sur les autres composantes cette année et au-delà. Mais il y a des mesures pratiques que nous pouvons tou·te·s prendre pour aider à faire avancer les choses dans cette direction.

Voici quelques suggestions pratiques pour différents groupes :

Les gens ordinaires

1. Ne vous culpabilisez pas, vous êtes les victimes. Quand 99,99999 % de tous les investissements technologiques vont aux « exploitants d’humains », ne laissez personne vous dire que vous devriez vous sentir mal d’avoir été obligé·e·s d’utiliser leurs services par manque d’alternatives.

2. Cela dit, il existe des alternatives. Cherchez-les. Utilisez-les. Soutenez les gens qui les fabriquent.

3. Prenez conscience que ce problème existe. Appelez des responsables et défendez ceux qui le font. À tout le moins, n’écartez pas les préoccupations et les efforts de ceux et celles d’entre nous qui tentent de faire quelque chose à ce sujet.

Les développeurs

1. Cessez d’intégrer les dispositifs de surveillance d’entreprises comme Google et Facebook dans vos sites Web et vos applications. Cessez d’exposer les gens qui utilisent vos services au capitalisme de surveillance.

2. Commencez à rechercher d’autres moyens de financer et de construire des technologies qui ne suivent pas le modèle toxique de la Silicon Valley.

3. Laissez tomber la « croissance » comme mesure de votre succès. Construisez des outils que les individus possèdent et contrôlent, et non votre entreprise ou organisation. Créez des applications Web pour utilisateur unique (dont chaque personne sera l’unique propriétaire). Soutenez des plateformes libres (comme dans liberté) et décentralisées (sans nager dans les eaux troubles de la blockchain).

L’Union Européenne

1. Cessez d’investir dans les start-ups et d’agir comme un Département de recherche et développement officieux de la Silicon Valley et investissez plutôt dans les « stayups » (entreprises durables, PME ou micro-entreprises matures).

2. Créez un domaine de premier niveau (DPN) non commercial ouvert à tous, où chacun peut enregistrer un nom de domaine (avec un certificat Let’s Encrypt automatique) pour un coût nul avec un seul « appel API ».

3. Appuyez-vous sur l’étape précédente pour offrir à chaque citoyen·ne de l’Union Européenne, payé par l’argent du contribuable européen, un serveur privé virtuel de base, doté de ressources de base pour héberger un nœud actif 24h/24 dans un système pair-à-pair qui le détacherait des Google et des Facebook du monde entier et créerait de nouvelles possibilités pour les gens de communiquer en privé ainsi que d’exprimer leur volonté politique de manière décentralisée.

Et, généralement, il est alors temps pour chacun·e d’entre nous de choisir un camp.

Le camp que vous choisissez décidera si nous vivons en tant que personnes ou en tant que produits. Le côté que vous choisissez décidera si nous vivons dans une démocratie ou sous le capitalisme.

Démocratie ou capitalisme ? Choisissez.

Si, comme moi, vous avez grandi dans les années 80, vous avez probablement accepté sans réfléchir la maxime néolibérale selon laquelle la démocratie et le capitalisme vont de pair. C’est l’un des plus grands mensonges jamais propagés. La démocratie et le capitalisme sont diamétralement opposés.

Vous ne pouvez pas avoir une démocratie fonctionnelle et des milliardaires et des intérêts corporatifs de billions de dollars et la machinerie de désinformation et d’exploitation des Big Tech de la Silicon Valley. Ce que nous voyons, c’est le choc du capitalisme et de la démocratie, et le capitalisme est en train de gagner.

Avons-nous déjà passé ce tournant ? Je ne sais pas. Peut-être. Mais on ne peut pas penser comme ça.

Personnellement, je vais continuer à travailler pour apporter des changements là où je pense pouvoir être efficace : en créant une infrastructure technologique alternative pour soutenir les libertés individuelles et la démocratie.

L’humanité a déjà mis en place l’infrastructure du techno-fascisme. Nous avons déjà créé (et nous sommes toujours en train de créer) des éléments panoptiques. Tout ce que les fascistes ont à faire, c’est d’emménager et de prendre les commandes. Et ils le feront démocratiquement, avant de détruire la démocratie, tout comme Hitler l’a fait.

Et si vous pensez que «les années 30 et 40 c’était quelque chose», rappelez-vous que les outils les plus avancés pour amplifier les idéologies destructrices de l’époque étaient moins puissants que les ordinateurs que vous avez dans vos poches aujourd’hui. Aujourd’hui, nous avons le « Machine Learning » (Apprentissage machine) et sommes sur le point de débloquer l’informatique quantique.

Nous devons nous assurer que les années 2030 ne reproduisent pas les années 1930. Car nos systèmes centralisés avancés de saisie, de classification et de prévision des données, plus une centaine d’années d’augmentation exponentielle de la puissance de traitement (notez que je n’utilise pas le mot « progrès »), signifient que les années 2030 seront exponentiellement pires.

Qui que vous soyez, où que vous soyez, nous avons un ennemi commun : l’Internationale nationaliste. Les problèmes de notre temps dépassent les frontières nationales. Les solutions le doivent également. Les systèmes que nous construisons doivent être à la fois locaux et mondiaux. Le réseau que nous devons construire est un réseau de solidarité.

Nous avons créé le présent. Nous allons créer le futur. Travaillons ensemble pour faire en sorte que cet avenir soit celui dans lequel nous voulons vivre nous-mêmes.


Discours d’Aral Balkan au Parlement européen, fin 2019, lors de la rencontre sur l’avenir de la réglementation de l’Internet.  Merci à la Quadrature du Net et à sa chaîne PeerTube.

 





Vers une société contributive de pair à pair – 4

Et si le pair-à-pair devenait le modèle et le moteur d’une nouvelle organisation sociale ?

– Nous avons un peu tardé à vous proposer ce dernier volet de la réflexion de Michel Bauwens (si vous avez raté le début, c’est par ici), mais nous pensons que vous y trouverez une riche matière à réflexion.

Si vous souhaitez lire l’ensemble des 4 parties en un seul fichier, cliquez sur le lien ci-dessous (pdf 312 Ko)

bauwens-societe-P2P

 

Traduction Framalag : Evvin, Maïa, goofy, Bullcheat, berthold, mo, Fabrice, jums

La partie précédente s’achevait sur ces questions :

Pour éliminer la précarité croissante qui attend les travailleurs du monde, y a-t-il une solution à ce casse-tête ? Pouvons-nous restaurer la boucle de rétroaction qui a été rompue ?

 

6. Les préfigurations d’un nouveau modèle social

Étrangement, la réponse peut se trouver dans le récent mouvement politique Occupy, car au-delà de la mise en place de production de communs politiques par les pairs, ses militants ont aussi montré l’exemple par la pratique de nouvelles entreprises et de nouvelles valeurs. Ces pratiques étaient effectivement incroyablement similaires à l’écologie institutionnelle qui est aujourd’hui pratiquée dans les communautés qui produisent des logiciels libres et du matériel open source. Ce n’est pas une coïncidence.

Revenons sur le fonctionnement d’Occupy Wall Street à Zuccoti Park, lorsque le mouvement était toujours opérationnel à l’automne 2011. Un public créatif y jouait un rôle central, en cherchant le consensus par l’intermédiaire de l’assemblée générale et en offrant toutes sortes de modèles (contrôle des micros, camps de protestation, groupes de travail, etc.) qui, dans un esprit véritablement open source, pouvaient non seulement être copiés et mis en œuvre par des communautés similaires dans le monde entier, mais également modifiés pour répondre aux besoins locaux (le fork, ou ramification, dans le jargon open source). Si vous ne contribuiez pas, vous n’aviez pas votre mot à dire, de sorte que la participation était et demeure nécessaire.

occupy wall street, pancarte "libre café" (internet) sur le terrain occupé
« Occupy Wall Street » par Talk Media News Archived Galleries, licence CC BY-NC-SA 2.0

 

Cette communauté avait toutes sortes de besoins, tels que nourriture, hébergement, soins de santé. S’est-elle simplement appuyée sur l’économie de marché pour les combler ? Non, mais parfois oui, quoique d’une manière spécifique. Permettez-moi de développer.

Occupy Wall Street a mis sur pied des groupes de travail diversifiés pour trouver des solutions à ses besoins physiques. En d’autres termes, on considérait l’économie comme un système d’approvisionnement, tel que décrit dans le formidable livre de Marvin Brown Civilizing the Economy, et ce sont les citoyens, organisés en groupes de travail, qui ont décidé quel système d’approvisionnement serait le plus adapté à leurs valeurs éthiques.

Par exemple, des producteurs biologiques du Vermont ont offert aux militants de la nourriture gratuite, préparée par des cuisiniers volontaires, mais cela a eu des effets négatifs. Les vendeurs ambulants locaux, généralement des immigrants pauvres, ne s’en sortaient pas très bien. Comme tout le monde recevait de la nourriture gratuite, ils ne pouvaient plus vendre leurs produits aisément. La réponse à ce problème a consisté à faire en sorte que les militants s’occupent des vendeurs. Ils ont créé un projet consacré aux vendeurs ambulants afin de lever des fonds destinés à leur acheter de la nourriture.

Bingo, d’un seul coup, Occupy Wall Street a créé une économie éthique performante, qui était à la fois une dynamique de marché, mais qui fonctionnait aussi en harmonie avec le système de valeurs des occupants. Ce qui est crucial ici c’est que ce sont les citoyens qui ont décidé du système d’approvisionnement le plus approprié et pas les détenteurs de la propriété et de l’argent dans une économie qui a fait sécession des valeurs éthiques.

Que peut-on apprendre du tout nouveau modèle Occupy si on le généralise à la société toute entière ?

Aujourd’hui, nous supposons que la valeur est créée dans la sphère privée, par des entreprises à but lucratif, et nous admettons que la société civile est juste la catégorie qui reste. C’est ce qu’il se passe lorsque nous rentrons chez nous, épuisés après notre travail salarié. Cela se manifeste dans nos choix linguistiques, quand nous qualifions des organisations de la société civile comme à but non-lucratif ou non-gouvernementales.

Le système dans son ensemble est géré par un État dans lequel l’État providence social-démocrate est devenu de plus en plus un État providence néolibéral où les gains sont privatisés et les pertes sont socialisées. En d’autres termes, l’État lui-même est devenu une extension des entreprises et est, de manière croissante, de moins en moins au service des citoyens. Nous pouvons voir l’évolution de ce modèle dans la manière dont la troïka impose désormais la politique de la terre brûlée au cœur même de l’Europe, comme en Grèce, et non plus seulement dans des pays moins développés.

Occupy et les modèles open source nous montrent qu’une nouvelle réalité est possible, un modèle où la sphère civile démocratique, les biens communs productifs et un marché dynamique peuvent coexister pour engendrer un bénéfice mutuel :

1/ Au cœur de la création de valeurs se trouvent des communs variés, dans lesquels les innovations sont déposées pour que toute l’humanité puisse les partager et en tirer parti
2/ Ces communs sont établis et protégés grâce à des associations civiques à but non-lucratif, avec comme équivalent national l’État partenaire, qui habilite et permet la production sociale
3/ Autour de ces communs émerge une économie dynamique centrée sur les communs, et menée par différentes catégories d’entreprises éthiques, liées par leurs structures légales aux valeurs et aux buts de ces communautés, et non pas à des actionnaires absents et privés qui tentent de maximiser le profit à tout prix.

À l’intersection de ces trois cercles se trouvent les citoyens qui décident de la forme optimale de leur système d’approvisionnement.

Ce modèle peut exister en tant que sous-modèle au sein du capitalisme, et c’est déjà partiellement le cas dans le système actuel, avec les logiciels open source en tant qu’écologie d’entreprise. Il pourrait aussi devenir, avec quelques ajustements nécessaires, la logique même d’une nouvelle civilisation. Le mouvement Occupy ne nous a pas seulement montré une politique préfiguratrice, mais aussi et surtout une économie préfiguratrice.

Une autre question est, bien sûr, de savoir comment y parvenir. Une partie de la réponse est que cela va demander non seulement des mouvements sociaux puissants qui prônent une réforme et une transformation sociales, mais aussi une transformation et une maturation certaines du modèle de production par les pairs lui-même.

Aujourd’hui, c’est un pré-mode de production qui est entièrement interdépendant du système du capital. Il n’y aurait pas de reproduction sociale des travailleurs impliqués si ce n’est pour les infrastructures publiques générales fournies par l’État, mais plus particulièrement au travers du revenu produit par le fait de travailler pour une entreprise capitaliste.

Existe-t-il une possibilité de créer un modèle vraiment autonome de production par les pairs, qui pourrait créer son propre cycle de reproduction ? Pour ce faire, nous proposons deux « ajustements ».

Le premier consiste à utiliser un nouveau type de licence, la licence de production par les pairs, proposée par Dmytri Kleiner. Cette licence de partage propose que tous ceux qui contribuent à un commun puissent aussi utiliser ce commun. Le second ajustement consiste à créer des moyens entrepreneuriaux indépendants qui ne sont pas destinés à des entreprises à but lucratif, mais à des entreprises éthiques, dont les membres sont acteurs et dont la mission est d’aider les communs et leurs contributeur⋅ices.

À l’instar de Neal Stephenson dans son roman L’Âge de diamant, et de la pratique pionnière du réseau coopératif Las Indias, nous proposons de les appeler « phyles » (voir la page Wikipédia de phyles en anglais). Les phyles sont des entités axées sur la mission, les objectifs, le soutien à la communauté, qui opèrent sur le marché, à l’échelle mondiale, mais travaillent pour le bien commun.

De cette manière, la reproduction sociale des citoyens ordinaires ne dépendrait plus du cycle d’accumulation du capital, mais de son propre cycle de création de valeur et de réalisation. Combinées aux mouvements sociaux et à la représentation politique, nous pensons que ces trois composantes constitueraient la base d’une nouvelle hégémonie sociale et politique, qui constituerait la force sociale de base et mènerait à la transformation sociale dans le sens d’un approfondissement et d’un élargissement des modèles de production par les pairs, de la micro-économie à la macro-économie.

7. Vers une civilisation basée sur des économies de gamme plutôt que d’échelle

Suite à la division internationale du travail imposée par la mondialisation, l’objectif de la concurrence est de pouvoir produire plus d’unités, de manière à faire baisser le prix unitaire et à surpasser la concurrence. Les sociétés multinationales et les marques mondiales ont maintenant des chaînes de valeur très complexes, dans lesquelles différentes parties d’un produit sont fabriquées en série dans différentes parties du monde.

Néanmoins, le système présente des faiblesses évidentes. L’une d’elles est de conduire à des monocultures, non seulement agricoles mais aussi industrielles, telles que la dépendance de l’économie côtière chinoise aux exportations. Et ce dernier exemple met en évidence un deuxième problème connexe.

La concurrence pousse sans cesse les prix à la baisse, et donc, dans les années 1980, les principaux acteurs occidentaux ont changé de stratégie. Ils ont poussé les travailleurs occidentaux aux salaires coûteux vers la précarité en transférant la production industrielle moins rentable dans des pays à bas salaires, tout en élargissant le régime de propriété intellectuelle afin d’extraire des revenus et des superprofits via des brevets, des droits d’auteur et des marques.

Comme le relève Thijs Markus à propos de Nike dans le blog de Rick Falkvinge, si vous voulez vendre 150 $ en Occident des chaussures qui reviennent à 5 $, il vaut mieux disposer d’un régime de propriété intellectuelle ultra répressif. D’où la nécessité des SOPA, PIPA, ACTA et autres tentatives pour criminaliser le droit de partage.

Mais il existe bien sûr un problème plus fondamental : tout le système de mondialisation des économies d’échelle repose essentiellement sur des transports mondiaux peu coûteux et donc sur la disponibilité permanente de combustibles fossiles surabondants. Après le pic pétrolier, et donc la fin du pétrole bon marché, et avec la demande toujours croissante des économies émergentes des pays du BRIC, il est plus que probable que le système complet s’effondrera. Pas en une journée, bien sûr, mais progressivement, même si on peut aussi s’attendre à des chutes brutales.

L’équilibre ponctué n’est en effet pas seulement une caractéristique des systèmes biologiques, mais aussi des systèmes sociaux ! Cela signifie que la concurrence sur la base des économies d’échelle, même si elle est encore efficace aujourd’hui, perd en fin de compte de sa pertinence et, finalement, ne peut être pratiquée que par ceux qui se moquent de la destruction de notre planète. À quel jeu les autres peuvent-ils jouer ? L’augmentation constante des prix des combustibles fossiles signifie que l’innovation et la concurrence doivent trouver un autre débouché. En fait, il s’agit d’inventer un jeu complètement différent.

Mais d’abord, un court intermède historique, car ce drame de la transition s’est déjà joué auparavant…

Quand les Romains de la fin du cinquième siècle se battaient encore pour la couronne de l’empereur Auguste, les « barbares » germaniques brandissaient déjà leur menace. Et les communautés chrétiennes anticipaient les valeurs d’une prochaine ère de relocalisation basée non sur une économie d’échelle, mais sur une économie de gamme.

Mais qu’est-ce qu’une économie de gamme ? Pour vous donner envie, voici une brève définition : « Il existe une économie de gamme entre la production de deux biens lorsque deux biens qui partagent un coût commun sont produits ensemble de sorte que le coût commun est réduit ». Autrement dit, il s’agit de baisser les coûts communs d’un facteur de production, non pas en produisant plus d’unités mais en partageant le coût des infrastructures.

Mais reprenons notre petite parenthèse historique.

Tandis que l’Empire romain ne pouvait plus supporter les coûts inhérents à sa taille et sa complexité et que l’approvisionnement en or et en esclaves devenait de plus en plus problématique, les propriétaires terriens les plus intelligents commencèrent à libérer leurs esclaves, tout en les liant contractuellement aux terres comme serfs. Dans le même temps, les hommes libres, de plus en plus ruinés et écrasés par les taxes, se placèrent sous la protection de ces mêmes propriétaires terriens.

Ainsi, une partie de l’équation fut purement et simplement de la relocalisation, puisque le système ne pouvait plus prendre en charge l’Empire à l’échelle globale. Mais le nouveau système post-Empire romain inventa également un système d’innovation basé sur les avantages de gammes et non d’échelle. En effet, tandis que les cités se vidaient – et avec elles, le système de connaissances basé sur les bibliothèques urbaines, les cours à domicile élitistes et les académies – les Chrétiens inventèrent les monastères, de nouveaux centres de connaissances ruraux.

Mais l’important est que, tandis que le système physique se localisait, l’église chrétienne fonctionnait en réalité comme une communauté ouverte et globale. Moines et manuscrits voyageaient et diffusaient les nombreuses innovations des moines ouvriers. Alors que l’Europe amorçait son déclin avec l’effondrement des vestiges de l’Empire après la première révolution sociale européenne de 975, ce nouveau système fit germer la première révolution industrielle médiévale.

Entre le 10e et le 13e siècle, l’Europe recommença à se développer, grâce à une culture unifiée de la connaissance. Elle réintroduisit les monnaies à intérêt négatif contrôlant ainsi l’accumulation de richesses par les élites, doubla sa population, redéveloppa ses magnifiques villes dont beaucoup furent dirigées démocratiquement par des conseils de guildes, et inventa des universités de pair à pair à Bologne au 11e siècle. La Première Renaissance reposa entièrement sur l’économie de gamme, et sur le corpus de connaissances que les intellectuels et les artisans européens construisirent autour de celle-ci. Les guildes avaient sûrement leurs secrets, mais elles les gardèrent pour elles, partout où des cathédrales furent construites.

La même expérience a été reconduite en 1989 à l’échelle d’un pays entier, dans les circonstances les plus difficiles, quand Cuba, isolée, n’a plus pu compter sur les avantages d’échelle procurés par le système soviétique. La crise cubaine de 1989 a préfiguré la situation mondiale actuelle parce que le pays a connu son propre pic pétrolier lorsque les Soviétiques ont brusquement cessé de livrer du pétrole à des prix inférieurs à ceux du marché mondial. Tandis qu’au début, les Cubains ont recommencé à utiliser des ânes, et que la masse corporelle moyenne de la population a diminué, les dirigeants ont pris un certain nombre d’initiatives intéressantes.

Ils ont commencé par libérer l’esprit d’entreprise local en accordant plus d’autonomie aux coopératives agricoles locales, puis ils ont mobilisé les connaissances de base de la population, y compris urbaine. Mais surtout, et c’est peut-être le point le plus important, ils ont créé un certain nombre d’instituts agricoles dont le but prioritaire était de reproduire et diffuser les innovations locales. Quels que soient les autres défauts du système totalitaire à Cuba, cette expérience de conception ouverte a fonctionné au-delà de toute attente.

Comme l’a documenté Bill McKibben, Cuba produit maintenant des aliments nutritifs et de qualité « bio » en abondance avec une fraction seulement des énergies fossiles brûlées par l’agriculture industrielle. Et les Cubains les produisent tout comme le faisait le clergé chrétien du Moyen Âge en Europe : en partageant les connaissances pour obtenir des économies de gamme. Les innovations agricoles se sont diffusées rapidement dans tout le pays et ont été adoptées par tous.

Certes, les économies d’échelle fonctionnent bien dans les périodes d’énergie « ascendante », lorsque de plus en plus d’énergie afflue, mais fonctionnent de moins en moins dans les périodes d’énergie « descendante » lorsque les réserves d’énergie et de ressources diminuent. Sont alors nécessaires les économies de gamme, dans lesquelles vous pouvez démultiplier à partir d’une unité, comme dans les infrastructures émergentes de « fabrication à la demande » actuelles.

Les économies de gamme sont exactement ce qu’est la production par les pairs (sous ses diverses formes de savoir ouvert, de culture libre, de logiciel libre, de designs ouverts et partagés, de matériel ouvert et de production distribuée, etc.)

Récapitulons ce qui ne va pas dans le système global actuel, qui repose entièrement sur les économies d’échelle, et qui, dans bien des cas, rend les économies de gamme illégales.

  1. Notre système actuel repose sur la croyance en une croissance et une disponibilité infinies des ressources, en dépit du fait que nous vivons sur une planète finie ; appelons cette fuite en avant la « pseudo-abondance » débridée.
  2. Le système actuel repose sur la croyance que les innovations devraient être privatisées et seulement autorisées via des permissions ou pour un prix élevé (le régime de la propriété intellectuelle), rendant le partage du savoir et de la culture criminel ; appelons cette caractéristique, la « rareté artificielle » imposée.

Les méthodologies de production par les pairs reposent sur un ADN économique et social qui est leur exact contraire. Les communautés de production par les pairs estiment que la connaissance est un bien que tout le monde doit partager, et donc, qu’aucune innovation ne doit être cachée à la population dans son ensemble.

En fait, dissimuler une innovation qui peut sauver des vies ou le monde est vu comme immoral et constitue une véritable inversion des valeurs. Et la production par les pairs est conçue dans une optique de distribution et d’inclusion, c’est-à-dire de fabrication à petite échelle, voire individuelle. L’obsolescence programmée, qui est une caractéristique et non pas un bug du système actuel, est totalement étrangère à la logique de la production par les pairs. En d’autres termes, la durabilité est une caractéristique des communautés de conception ouverte, pas un bug.

Encore une fois, il existe des précédents historiques à ces inversions de valeurs. Les communautés chrétiennes de l’Empire romain n’étaient pas en concurrence avec l’Empire, elles construisaient leurs propres institutions sur la base d’une logique différente et étrangère. Alors que les élites romaines méprisaient le travail, qui était réservé aux esclaves, les moines chrétiens en faisaient l’éloge et essayaient de préfigurer l’Éden dans leurs cités de Dieu terrestres.

De même, les Sans-culottes de 1789 ne se battaient pas pour les privilèges féodaux mais les ont tous abolis en un seul jour. Il serait donc incorrect de voir la production par les pairs comme de simples techniques concurrentes. En fait, ces évolutions se produisent sur un plan complètement différent. Elles vivent et coexistent dans le même monde, mais elles n’appartiennent pas vraiment à la même logique du monde.

Quelles sont donc les économies de gamme du nouvel âge du P2P ? Elles sont de deux sortes :

  1. La mutualisation des connaissances et des ressources immatérielles
  2. La mutualisation des ressources matérielles productives

Le premier principe est facile à comprendre. Si nous manquons de connaissances en tant qu’individus (et personne ne peut tout savoir), dans une communauté, virtuelle ou réelle, il est bien plus probable que quelqu’un dispose de ces connaissances. Par conséquent, la mutualisation des connaissances et l’innovation « accélérée par le public » sont déjà une caractéristique bien connue de l’économie collaborative. Mais l’avantage de gamme apparaît lorsque les connaissances sont partagées et qu’elles peuvent donc être utilisées par autrui. Cette innovation sociale réduit radicalement le coût général de la connaissance, facteur de production conjointe.

Prenons l’exemple du Nutrient Dense Project

Cette communauté mondiale de travailleurs agricoles et de scientifiques citoyens s’intéresse à l’expérimentation de meilleurs nutriments pour obtenir des aliments de meilleure qualité. Ainsi, des recherches conjointes peuvent être menées pour tester divers nutriments dans divers sols et zones climatiques, et elles bénéficieront instantanément non seulement à l’ensemble de la communauté participante, mais potentiellement à l’ensemble de l’humanité. Les stratégies fondées sur la privatisation de la propriété intellectuelle ne peuvent obtenir de tels avantages de gamme, ou du moins pas à ce niveau.

Prenons un autre exemple, celui de la ferme urbaine de la famille Dervaes à Los Angeles, qui réussit à produire 6 000 livres (environ 2 700 kilos) de nourriture par an sur un minuscule terrain urbain. Comme elles partagent leurs innovations en matière de productivité, des centaines de milliers de personnes ont déjà appris à améliorer leurs propres parcelles, mais imaginez la vitesse de l’innovation qui se produirait si elles étaient soutenues par les institutions d’un État partenaire, qui soutiendraient et diffuseraient encore davantage ces innovations sociales !

Le deuxième principe, celui de la mutualisation des ressources productives physiques, est illustré par la consommation collaborative. L’idée générale est la même. Seul, je peux manquer d’un certain outil, d’une certaine compétence ou d’un certain service, mais à l’échelle d’une communauté, quelqu’un d’autre le possède probablement, et cette autre personne pourrait le partager, le louer ou le troquer. Il n’est pas nécessaire de posséder tous le même outil si nous pouvons y accéder quand nous en avons besoin. D’où la multiplication des places de marché p2p.

Prenons un exemple pour l’illustrer : le partage de véhicules. Les projets d’autopartage peuvent être mutualisés par l’intermédiaire d’une société privée propriétaire des voitures (partage d’une flotte de véhicules, comme Zipcar), de marchés p2p qui relient les automobilistes entre eux comme (RelayRides et Getaround), de coopératives comme Mobicoop ou de collectivités publiques (Autolib à Paris). Mais tous réalisent des économies de gamme. Selon une étude citée par ZipCar, pour chaque voiture louée, il y a 15 voitures en moins sur la route. Et les abonnés à l’autopartage conduisent 31 % de moins après leur adhésion. Ainsi, rien que pour 2009, l’autopartage a permis de réduire les émissions mondiales de dioxyde de carbone de près d’un demi-million de tonnes.

Imaginez des développements comparables dans tous les secteurs de la production.

Alors, à quoi ressemblera le nouveau système si les économies de gamme deviennent la norme et sont promues comme principal moteur du système économique et social ? Nous avons déjà mentionné les communautés mondiales d’open design, et nous suggérons qu’elles s’accompagnent d’un réseau mondial de micro-ateliers, qui produisent localement, comme celles que les constructeurs automobiles open source comme Local Motors et Wikispeed proposent et qui sont déjà préfigurées par les réseaux de hackerspaces, fablabs et espaces de travail communs.

Cela signifie que nous avons aussi besoin d’organisations matérielles mondiales, non pas pour produire à l’échelle mondiale, mais pour organiser nos activités matérielles de manière à minimiser les « coûts communs » des différents réseaux, et pas seulement en termes de partage des connaissances. Pour le dire autrement, qui jouera le rôle que l’Église catholique et ses moines errants ont joué au Moyen Âge ? N’oublions pas qu’il ne s’agissait pas seulement d’une sorte de communauté d’open design, mais d’une organisation matérielle efficace qui dirigeait toute une sphère culturelle à l’échelle du continent. Avons-nous une version p2p potentielle de ce système, qui pourrait fonctionner à l’échelle mondiale ?

La réponse est évidemment dans la généralisation de la « phyle » telle qu’elle est proposée ci-dessus.

Il ne reste plus qu’à répondre à cette question cruciale : à quoi ressemblera la gouvernance mondiale dans la civilisation P2P ? Comment transformer l’Empire matériel mondial qui domine actuellement les affaires du monde au profit de quelques-uns, et remplacer les institutions mondiales inefficaces qui ne sont pas en mesure de relever les défis mondiaux ?

 




« On veut que le boulanger du coin puisse facilement utiliser les services de Nubo »

Si vous lisez ces lignes, vous êtes en théorie déjà familier avec le collectif CHATONS initié en 2016. Aujourd’hui, direction la Belgique pour découvrir Nubo, une coopérative qui propose des services en ligne respectueux de la vie privée.

Interview réalisée par TKPX

NUBO est un regroupements d’acteurs (associations à but non lucratif et coopérative belges) actifs depuis des années dans Internet et les logiciels libres. En plus d’avoir des services libres et éthiques (boite mail et stockage cloud, avec carnet d’adresses et calendriers), en achetant des parts, les coopérateurs et coopératrices seront copropriétaires de l’infrastructure technique. Nubo, ce sera un abonnement à partir de de 2,5 € par mois pour 5 Go d’espace (prix prévu à ce jour)

photo de Stijn, cofondateur de la coopérative NuboBonjour Stijn, peux-tu te présenter ?
Je suis développeur web depuis plus de 20 ans, et j’ai toujours travaillé pour des projets à dimension sociale ou environnementale. J’ai aussi travaillé un peu dans la communication. Cela fait maintenant quelques années que je suis actif dans le noyau dur de Nubo où je suis le seul néerlandophone. J’ai quatre enfants.

Tu es un des fondateurs de la Coopérative Nestor, une des structures fondatrices de Nubo…
Oui, c’est là que je fais mon travail de développement web, et qu’on propose de mettre en place des services pour se libérer des GAFAM. Nestor utilise des logiciels libres et lutte pour la protection de la vie privée et un Internet libre. On propose du Matomo, du Nextcloud, CiviCRM, ce genre d’outils à nos clients. La création de sites web est notre cœur de métier mais nous essayons de trouver de nouveaux moyens de proposer des services en lien avec nos valeurs. La question de la vie privée est aussi centrale, bien que certains clients demandent parfois des choses que nous ne voulons pas mettre en place. Nestor répond surtout à des entreprises, ce qui est différent chez Nubo, dont le public cible est les particuliers.Logo de Nubo, coopérative numérique qui fédère des assos belges

Comment s’est faite la création de Nubo ? Comment le rapprochement avec les autres structures (comme Neutrinet) s’est-il fait ?
En 2017 avec Nestor nous avons entendu parler d’un groupe à Bruxelles, qui à cette époque s’appelait encore Chatons Bxl. Pas mal de gens étaient intéressés par ce groupe et il y a eu plusieurs rencontres avant que nous y arrivions. Comme nous avions aussi travaillé en amont sur la question d’une telle coopérative, lorsque nous avons rencontré Chatons Bxl, ça a tout de suite accroché. Ensemble nous sommes devenus le projet Nubo : un groupe de travail de 6 personnes venant chacune d’une association/coopérative. On a travaillé longtemps sur le projet et nous avons été accompagnés pendant environ 9 mois par un programme de lancement d’entreprise sociale chez Coopcity. Nous y avons trouvé notamment de l’aide au niveau légal, sur la façon de concevoir les statuts pour une coopérative, d’établir un plan financier… ce genre de choses. C’était une grande période intense avec beaucoup de réunions.

Pourquoi un statut de coopérative et pas simplement d’association ?
L’idée de base a toujours été que les utilisateurs deviennent propriétaires de l’infrastructure. C’est le modèle économique qui nous convient. Il est possible de faire des dons à Nubo mais on souhaite vraiment créer un modèle viable et montrer aux gens que ce n’est pas obscur, que c’est faisable.
Nous savons qu’il existe d’autres coopératives numériques, je pense à ma collègue Agnez qui est assez active dans le réseau des LibreHosters  (le petit cousin anglophone des CHATONS). Et nous sommes tous plus au moins affiliés aux CHATONS : l’association Domaine Public, une des structures fondatrices de Nubo, est un CHATONS. Concrètement, nous avons vu qu’il existe beaucoup d’ASBL (Associations Sans But Lucratif) ou de fondations, mais on pense que la coopérative est plus durable. Bien sûr, s’il y a des projets qui fonctionnent autrement, je leur souhaite le meilleur.

Tu penses quoi des CHATONS en France ? Il y a beaucoup d’associations dans le lot.
J’aime bien ! Si ça marche, c’est super pour les gens. Pour nous, le but est d’arriver à 2000 coopérateurs. Si on y arrive, la coopérative devient viable. Mais je ne sais pas si par rapport à la France, 2000 membres équivaut à un gros CHATONS.
Pour nous, le plus important est de trouver le moyen que les non-geeks puissent utiliser des services libres. Les logiciels sont là, les moyens techniques sont présents, il reste encore à rendre ces services accessibles à tous. On veut que le boulanger du coin puisse facilement utiliser les services de Nubo.

Et toi, tu as toujours été libriste ?
Ma carrière professionnelle a commencé sur Windows comme graphiste, donc avec la suite Adobe. J’ai ensuite switché sur Mac. J’ai encore toujours certains projets de travail que je fais sous Mac, mais clairement je préfère le libre. J’ai toujours cherché des solutions conformes à mes valeurs et l’enfermement que propose Apple ou Adobe ne me convient pas. L’idée de coopération et de choix est quelque chose d’important. Mais ce n’est pas toujours facile de remplacer les logiciels professionnels par du libre.

Tu essaies aussi de sensibiliser tes enfants au libre ?
Pour le moment, ils ne sont pas intéressés. J’ai un enfant gamer donc il veut que ça marche sur Windows. Quand je parle du sujet avec eux, ils sont d’accord, ils écoutent, mais ils retournent utiliser Facebook et Instagram. Néanmoins j’ai installé pour ma famille un serveur Nextcloud, notamment pour synchroniser les fichiers et les agendas.

Y a t il d’autres associations ou coopératives néerlandophones qui se posent ces questions-là ?

Je dois avouer qu’en Flandre, c’est difficile. Il n’y a pas trop de mouvement. Depuis peu, je suis entré dans un groupe de travail qui va faire de la sensibilisation auprès des organisations. Donc ça commence à bouger, et je suis curieux de voir cette évolution. On commence enfin à avoir des évènements autour de la vie privée. Mais on n’est clairement pas aussi actif qu’en France.

Est-ce que vous souhaitez faire connaître Nubo en France ?
L’idée est que l’entreprise reste locale et soit proche des utilisateurs, des coopérateurs, avec des moments d’entraide et des temps de rencontres. Notre base sera donc toujours la Belgique. Via l’ancrage de nos associations fondatrices nous voulons accompagner le public sur des tâches simples, comme l’envoi de mail ou comment synchroniser ses appareils par exemple, car ça reste difficile pour de nombreuses personnes. Et nous pensons que c’est nécessaire pour favoriser l’émancipation des gens.

Des coopérateurs français sont évidemment les bienvenus, mais la base des utilisateurs doit rester belge. Nous voulons aussi aider d’autres coopératives à se monter, en France pourquoi pas. Dans l’idéal, si c’est permis de rêver, il y aurait une coopérative comme Nubo par commune, ville ou quartier. Mais pour l’instant nous créons une coopérative qui s’adresse au gens partout en Belgique. Bon, les germanophones sont malheureusement laissés à l’écart… nous n’avons actuellement pas la force d’ajouter encore une langue.

Vous allez chercher des bénévoles ou bien les fondateurs vont rester un petit noyau dur ?
Le but est d’avoir les 50 000 euros pour pouvoir lancer les services. Nous devons créer l’interface pour gérer facilement son abonnement. Mais l’objectif n’est pas que les fondateurs restent là avec une position de chef. On a intégré dans nos statuts une finalité sociale qui sera très difficile à modifier. Les fondateurs ont les mêmes droits que les coopérateurs (qu’importe le nombre de parts possédées) et donc tout sera dans les mains des coopérateurs s’ils veulent faire des modifications.
Nous travaillons déjà avec de l’aide de bénévoles pour la traduction par exemple et nous en avons encore besoin pour faire connaître le projet et créer un réseau d’entraide. (Nous-mêmes du « noyau dur » avons été ou sommes encore bénévoles pour Nubo.)

papa passe avec un panier de linge et demande à sa fille qui tripote son smartphone vautrée sur un fauteuil si elle n’a pas ses devoirs à faire. Si, dit-elle mais je regarde le photos de Mamie sur Nubo. Ah bon mamie utilise Nubo ? Oui répond la gamine, d’ailleurs elle se démerde vachement mieux que toi.
Illustration de Lucie Castel

Il manque encore 10 000 euros pour arriver à l’objectif mais ça avance plutôt vite. Une date de lancement à nous communiquer ?
On espère arriver à l’objectif avant la fin de l’année mais rien n’est garanti. On estime avoir ensuite besoin de 3 à 4 mois pour préparer les services, finir la documentation, acheter des serveurs, et tester tout ça.
On préfère évidemment lancer un service stable plutôt que démarrer trop vite.

En plus du mail et du cloud, d’autres services sont-ils à prévoir ?
Et bien ça sera aux coopérateurs de décider. Ce choix de proposer du mail et du cloud est le résultat d’une enquête que nous avons menée il y a 2 ans. On demandait aux gens le type de services qu’ils souhaitaient si une coopérative se montait, et c’est clairement le mail et le cloud qui ont été les plus demandés.

Sur le site Nubo, vous avez rédigé en utilisant l’écriture inclusive. Un petit mot là-dessus ?
L’idée est d’avoir une coopérative inclusive. Nous voulons que ce soit accessible pour tout le monde, qu’il s’agisse du message que nous portons que des services que nous allons proposer. Il existe déjà assez de barrières physiques dans le monde, nous voulons vraiment ouvrir le monde du libre pour les non-geeks.

Pour plus de détails, vous pouvez retrouver toutes les informations sur https://nubo.coop/fr/faq/

discussion de deux femmes en terrasse à propos de Nubo : l’une émet des doutes sur la pérennité du truc "une coppérative comme des fermiers, tu crois que ça va durer autant que l’URSS". l’autre l’envoie promener en évoquant le statut de coopérateur de chaque membre.
Illustration de Lucie Castel