Aaron Swartz n’était pas un hacker solitaire mais le membre d’une armée

Nous ne sommes pas des criminels et nous sommes de plus en plus nombreux à rejoindre les rangs de l’armée d’Aaron Swartz.

Le 24 janvier dernier s’est déroulée une émouvante cérémonie à la mémoire d’Aaron Swartz, dans ce lieu hautement symbolique qu’est l’église de San Francisco qui abrite l’Internet Archive.

Parmi les personnalités qui se sont succédées, il y eut ainsi sa fiancée Taren Stinebrickner-Kauffman, le fondateur d’Internet Archive Brewster Kahle ( allocution remarquée par Calimaq qui en a fait un billet dédié) et son ami Carl_Malamud, fondateur de Public.Resource.org.

C’est cette dernière intervention que nous vous proposons traduite ci-dessous (disponible ici en vidéo).

« J’aimerais que nous puissions changer le passé, mais c’est impossible. Par contre, nous pouvons changer le futur, et nous le devons. »

Open Knowledge Foundation - CC by-sa

L’armée d’Aaron

Aaron’s Army

Carl Malamud – 24 janvier 2013 – PublicRessource.org
(Traduction : brandelune, aKa, Lamessen, KoS, Pouhiou, Garburst, Luc, Tr4sK, Astalaseven)

Ne croyez pas un instant que le travail d’Aaron sur JSTOR était l’acte incohérent d’un hacker solitaire, un peu fou, un téléchargement massif un peu dingue décidé sur un coup de tête.

Depuis longtemps, JSTOR a fait l’objet de critiques cinglantes de la part du net. Dans une conférence, Larry Lessig a qualifié JSTOR d’outrage à la morale et je dois vous avouer qu’il me citait. Nous n’étions pas les seuls à attiser ces flammes.

Emprisonner la connaissance derrière des péages, en rendant les journaux scientifiques accessibles uniquement à quelques gamins suffisamment fortunés pour aller dans des universités de luxe et en demandant vingt dollars par article pour le reste d’entre nous, était une plaie purulente qui choquait beaucoup de gens.

De nombreux auteurs de ces articles furent gênés que leur travail soit devenu la marge de profit de quelqu’un, un club privé du savoir réservé à ses adhérents.

Beaucoup d’entre nous ont aidé à attiser ce feu. Beaucoup d’entre nous s’en sentent coupables, aujourd’hui.

Mais JSTOR n’était qu’une des nombreuses batailles. On a essayé de dépeindre Aaron comme un hacker solitaire, un jeune terroriste à l’origine d’un carnage numérique qui fit 92 millions de dollars de dégâts.

Aaron n’était pas un loup solitaire, il faisait partie d’une armée, et j’ai eu l’honneur de m’engager à ses côtés pendant une décennie. De nombreuses choses ont été dites sur sa vie hors du commun, mais ce soir je ne parlerai que d’un aspect de celle-ci.

Aaron faisait partie d’une armée de citoyens qui pensent que la démocratie ne fonctionne que si les citoyens sont informés, s’ils connaissent leurs droits et leurs devoirs. Une armée qui estime que nous devons rendre la justice et le savoir accessibles à tous, et pas uniquement à ceux qui sont bien nés ou qui ont saisi les rênes du pouvoir, afin que nous puissions nous gouverner de manière plus éclairée.

Aaron faisait partie d’une armée de citoyens qui rejette les rois et les généraux et qui croit au consensus général et à son application pratique immédiate.

Nous avons travaillé ensemble sur une douzaine de bases de données gouvernementales. Lorsque nous travaillions sur quelque chose, les décisions n’étaient pas irréfléchies. Notre travail prenait souvent des mois, parfois des années, parfois même une décennie, mais Aaron Swartz n’a pas eu droit à sa part de décennies.

Longtemps, nous avons observé et bidouillé la base de donnée du droit d’auteur américain, un système si vieux qu’il utilisait encore WAIS. Le gouvernement , croyez-le ou non, avait revendiqué le droit d’auteur sur cette base de données du droit d’auteur. Il m’est impossible de concevoir qu’il puisse y avoir des droits d’auteur sur une base de données qui découle directement de la constitution des États-Unis, mais nous savions que nous jouions avec le feu en enfreignant les clauses d’utilisations. Nous étions donc très attentifs.

Nous avons récupéré ces données. Elles ont été utilisées pour alimenter l’Open Library d’Internet Archive ainsi que Google Books. Puis, nous avons reçu une lettre du Bureau du droit d’auteur indiquant qu’il abandonnait son droit d’auteur sur cette base de données. Mais avant cela, nous avons dû consulter de nombreux avocats par crainte que le gouvernement nous traîne devant les tribunaux pour téléchargement massif, malveillant et prémédité.

Ce n’était pas une agression irréfléchie. Nous travaillions sur les bases de données pour les améliorer, pour aider au fonctionnement de notre démocratie, pour aider notre gouvernement. Nous n’étions pas des criminels.

Lorsque nous avons libéré 20 millions de pages de documents de l’U.S District Court de leur péage à 8 cents par page, nous avons découvert que ces fichiers publics étaient infestés d’atteintes à la vie privée : noms de mineurs, noms d’informateurs, dossiers médicaux, dossiers psychiatriques, rapports financiers, des dizaines de milliers de numéros de sécurité sociale.

Nous étions des lanceurs d’alerte et nous avons transmis nos résultats aux juges en chef de 31 cours de justice de district et ces juges ont été choqués, consternés. Ils ont modifié ces documents puis ont incendié les avocats qui les avaient remplis. Finalement, la Conférence judiciaire a changé ses règles de respect de la vie privée.

Mais savez-vous ce qu’ont fait les bureaucrates qui dirigent le Bureau Administratif de la Cour des États-Unis ? Pour eux, nous n’étions pas des citoyens ayant amélioré les données publiques, nous étions des voleurs qui les privions d’1,6 millions de dollars.

Ils ont donc appelé le FBI et ont dit qu’ils avaient été hackés par des criminels, une bande organisée qui mettait en péril leur revenu de 120 millions de dollars provenant de la vente de documents publics du gouvernement.

Le FBI s’est installé devant la maison d’Aaron. Il l’ont appelé et ont essayé de le piéger pour qu’il les rencontre sans son avocat. Le FBI a installé deux agents armés dans une salle d’interrogatoire avec moi pour nous faire avouer les dessous de cette conspiration présumée.

Mais nous n’étions pas des criminels, nous étions seulement des citoyens.

Nous n’avons rien fait de mal. Ils n’ont rien trouvé. Nous avions fait notre devoir de citoyen et l’enquête du gouvernement n’a rien trouvé de répréhensible mais ce fut une perte de temps et d’argent.

Si vous voulez faire peur, faites asseoir quelqu’un avec deux agents fédéraux pendant un moment et vous verrez la vitesse à laquelle son sang se glace.

Il y a des gens qui affrontent le danger tous les jours pour nous protéger — les policiers, les pompiers et les services d’urgence — je leur en suis reconnaissant et je suis ébahi par ce qu’ils font. Mais le travail des gens comme Aaron et moi, faire des DVD et faire tourner des scripts shell sur des documents publics, ne devrait pas être une profession dangereuse.

Nous n’étions pas des criminels, mais des crimes furent commis, des crimes contre l’idée même de la justice.

Quand la procureure fédérale a dit à Aaron qu’il devrait plaider coupable de treize crimes pour avoir tenté de propager le savoir avant qu’elle ne puisse envisager de négocier sa peine, c’était un abus de pouvoir, une utilisation frauduleuse du système de justice criminelle, un crime contre la justice.

Et la procureure fédérale n’a pas agi seule. Elle fait partie d’un groupe dont l’intention est de protéger la propriété, pas les gens. Tous les jours, partout aux États-Unis, des démunis n’ont pas accès à la justice et sont confrontés à ces abus de pouvoir.

C’était un crime contre le savoir qu’une organisation à but non lucratif telle que JSTOR transforme un téléchargement qui n’a causé aucun préjudice ni dommage, en une procédure fédérale de 92 millions de dollars.

Et le monopole de JSTOR sur la connaissance n’est pas unique. Partout aux États-Unis, des sociétés ont planté leurs griffes sur les champs de l’éducation : universités privées qui volent nos vétérans, organismes de normalisation à but non lucratif qui rationnent les codes de sécurité publique alors qu’ils payent des salaires d’un million de dollars, et les conglomérats multinationaux qui évaluent la valeur des articles scientifiques et des documents juridiques à l’aune de leur marge brute.

Dans le procès JSTOR, la position plus qu’agressive des procureurs du Département de la Justice et des agents de la force publique était-elle une vengeance liée à l’embarras de nous avoir vu nous tirer à bon compte, en tout cas à leur yeux, de l’affaire du PACER ? Est-ce que la poursuite sans merci de JSTOR était la revanche de bureaucrates embarrassés d’avoir été ridiculisés dans le New York Times, d’avoir reçu un blâme du Sénat ?

Nous n’aurons probablement jamais la réponse à cette question, mais il semble certain qu’ils ont détruit la vie d’un jeune homme par simple abus de pouvoir. Ce n’était pas une question criminelle, Aaron n’était pas un criminel.

Si vous pensez posséder quelque chose et si je pense que ce bien est public, il me semble juste de vous voir au tribunal. Si vous avez raison et que je vous ai fait du tort, je prendrais mes responsabilités. Mais quand nous retournons le bras armé de la Loi contre les citoyens qui contribuent à accroître l’accès à la connaissance, nous brisons l’esprit de la loi, nous profanons le temple de la justice.

Aaron Swartz n’était pas un criminel. C’était un citoyen et un soldat courageux dans une guerre qui continue aujourd’hui, une guerre dans laquelle des profiteurs corrompus et vénaux essayent de voler, de profiter, d’assécher notre domaine public au profit de leurs gains privés.

Quand des gens essaient de restreindre l’accès à la loi, ou qu’ils essaient de collecter des droits de péage sur les routes du savoir, ou refusent l’éducation à ceux qui n’ont pas de moyens, c’est eux qui devraient subir le regard sévère d’un procureur outragé.

Ce que le Département de la justice a fait endurer à Aaron pour avoir essayé de rendre notre monde meilleur, ils peuvent vous l’infliger. Notre armée n’est pas réduite à un loup solitaire, elle est forte de milliers de citoyens, beaucoup d’entre vous dans cette pièce, qui se battent pour la justice et le savoir.

J’affirme que nous sommes une armée, et je mesure bien l’usage de ce mot car nous affrontons des personnes qui veulent nous emprisonner pour avoir téléchargé une base de données afin de l’examiner de plus près, nous affrontons des personnes qui croient qu’ils peuvent nous dire ce que nous pouvons lire et ce que nous pouvons dire.

Mais quand je vois notre armée, je vois une armée qui crée au lieu de détruire. Je vois l’armée du Mahatma Gandhi marchant pacifiquement vers la mer pour récolter du sel pour les gens. Je vois l’armée de Martin Luther King marchant pacifiquement mais avec détermination sur Washington pour réclamer ses droits, car le changement ne coule pas de source, il provient de luttes continues.

Quand je vois notre armée, je vois l’armée qui crée de nouvelles opportunités pour les pauvres, une armée qui rend notre société plus juste et plus égalitaire, une armée qui rend le savoir universel.

Quand je vois notre armée, je vois les gens qui ont créé Wikipédia et l’Internet Archive. Je vois ceux qui ont programmé GNU, Apache, BIND et Linux. Je vois ceux qui ont fait l’EFF et les Creative Commons. Je vois les gens qui ont créé notre internet en tant que cadeau au monde.

Quand je vois notre armée, je vois Aaron Swartz et j’ai le cœur brisé. Nous avons vraiment perdu l’un de nos anges gardiens.

J’aimerais que nous puissions changer le passé, mais c’est impossible. Par contre, nous pouvons changer le futur, et nous le devons.

Nous le devons à Aaron, nous nous le devons à nous-mêmes, nous le devons pour rendre notre monde meilleur, en faire un lieu plus humain, un endroit où la justice fonctionne et où l’accès à la connaissance est un droit de l’Homme.

Crédit photo : Open Knowledge Foundation (Creative Commons By)




Pas de Web libre et ouvert sans navigateur

Nous reproduisons aujourd’hui le dernier billet de Tristan Nitot, dont nous avons traduit la version originale. Il attire notre attention sur un problème crucial aujourd’hui et vous propose d’apporter votre contribution au débat. Alors qu’un véritable raz-de-marée d’applications déferle sur les smartphones et que nous en sommes friands (— ah bon, pas vous, vraiment ?) il est temps de s’interroger sur ce qui fait la force d’un navigateur qui nous permet de tirer le meilleur parti du Web. Car il ne s’agit pas seulement d’y acheter des contenus mais bien d’en faire l’espace de nos libertés, de notre création, de notre vie en ligne.

Et si le navigateur disparaissait ?

Par Tristan Nitot, Mozilla Principal Evangelist

(Adaptation d’un article en anglais publié sur le blog officiel Mozilla, Beyond the Code, sous le titre What if the browser disappeared?. Sky, Slystone, goofy pour la traduction).

L’autre jour, je lisais un article provocateur intitulé The end of the browser? (NDT : « La fin du navigateur ? »). Cet article soutient fondamentalement que tout le monde utilisant de plus en plus d’appareils nomades, les applications mobiles remplacent les navigateurs Web pour diverses raisons, la principale étant qu’elles sont plus pratiques que les pages Web affichées dans les navigateurs.

Bien qu’en désaccord avec l’auteur, je pense qu’il s’agit d’une question très intéressante qui soulève deux problèmes :

  1. Et si le Web était remplacé par les applications mobiles ? En quoi serait-il dommageable de perdre les navigateurs Web en tant que canal principal d’accès à l’information et aux services ?
  2. Que pouvons-nous faire pour nous assurer que le navigateur Web ne devienne pas une relique du passé pendant que le monde devient mobile ?

Et si le Web était remplacé par les applications mobiles ?

— Je pense que le monde y perdrait énormément. Il y perdrait tellement que je ne sais même pas par où commencer…

Liberté d’expression

Le Web n’est pas seulement fait de contenu commercial. Avoir la possibilité de s’exprimer est fondamental. Le Web permet cela, et avoir une structure décentralisée sur laquelle publier des trucs est nécessaire. Les magasins d’applications centralisés, comme les Appstores, ont montré une certaine tendance à censurer agressivement les contenus pour éviter les litiges, qu’il s’agisse d’art, de politique, de liberté de la presse ou simplement de mauvais goût.

Liberté de façonner mon expérience

Les navigateurs Web modernes sont équipés d’un système d’extensions qui permet aux utilisateurs de personnaliser leur expérience. Mais même avant que Firefox ne rende les extensions si populaires, il était possible d’utiliser des feuilles de styles alternatives ou même les feuilles de style de l’utilisateur pour modifier la présentation du contenu d’un site. Il ne s’agit pas seulement des goûts et des couleurs, mais également de l’importance pour le contenu du Web d’être accessible aux personnes handicapées.

N’oublions pas que chaque plateforme majeure propose un navigateur Web, de Windows à MacOS en passant par GNU/Linux et tous les smartphones : les utilisateurs n’ont pas à acheter un matériel ou un logiciel spécifique pour accéder au Web. Tout ce dont ils ont besoin c’est un ordinateur qui puisse faire tourner un navigateur Web.

Liberté d’apprendre, de bricoler et de créer

Ce qui rend le Web différent des autres médias est la possibilité pour chacun de participer. Contrairement à la télévision, vous n’avez pas besoin de posséder une chaîne de télé pour partager votre point de vue avec un public. Tout le monde peut publier un billet de blog qui renvoie vers d’autres pages, partager des photos ou des vidéos, et c’est un progrès fantastique pour la démocratie, comparé aux temps de la télé, de la radio et des journaux.

Mais l’Internet et le Web ne sont pas seulement des médias. Ce sont des plateformes d’innovation. Comme tout le monde peut apprendre comment le Web fonctionne en regardant le code source, le Web permet à chacun de créer une application Web, ce qui conduit à plus d’innovations, provenant d’encore plus de gens.

Que pouvons-nous faire pour nous assurer que le navigateur Web ne devienne pas une relique du passé pendant que le monde devient mobile ?

La réponse à cette question est plus courte que la précédente, je vais vous présenter ce que fait Mozilla à ce sujet :

  1. Continuer de faire un super navigateur pour le bureau : Firefox ;
  2. Continuer de faire un super navigateur pour les mobiles : Firefox pour Android ;
  3. Travailler sur un système d’exploitation mobile ouvert pour faire du Web la plateforme mobile de choix : Firefox OS (bientôt sur les téléphones portables près de chez vous !).

La nature ouverte du Web donne à chacun toutes sortes de libertés, et c’est pourquoi Mozilla s’investit dans Firefox OS : c’est le meilleur moyen de s’assurer que le Web a un futur dans un monde où la plupart des gens utilisent Internet sur leur téléphone portable.

Que pensez-vous que le monde perdrait si le navigateur Web disparaissait ? Vous pouvez nous le dire dans les commentaires là-dessous.




Les geeks sont les nouveaux défenseurs des libertés publiques, par G. Coleman

Gabriella Coleman est une anthropologiste spécialisée dans la « culture hacker ». Elle a ainsi récemment publié le très remarqué livre Coding Freedom: The Ethics and Aesthetics of Hacking (PDF intégral Creative Commons By-Nc-Nd).

Elle nous livre ici le fruit de sa réflexion suite à la triste disparition d’Aaron Swartz.

Puisque le code devient pouvoir et que les geeks maîtrisent le code, on assiste en effet à l’émergence d’un nouveau mouvement…

Frédéric Bisson - CC by

Les geeks sont les nouveaux défenseurs des libertés publiques

Geeks are the New Guardians of Our Civil Liberties

Gabriella Coleman – 4 février 2013 – MIT Technology Review
(Traduction : Moosh, lamessen, heapoverflow, Sky, Pouhiou, KoS, monsieurab, Slystone, goofy, yazid, isinocin, axellemag1, zak, Penguin, Nodel, Vilrax + anonymes)

Les Geeks sont les nouveaux défenseurs des libertés publiques (NdT : « Civil Liberties », que l’on pourrait aussi traduire par libertés individuelles voire citoyenneté).

Des évènements récents ont mis en évidence le fait que les hackers, les développeurs et les geeks sont porteurs d’une culture politique dynamique.

Plus d’une décennie d’étude anthropologique dans leur milieu, a forgé ma conviction, que les hackers ont construit un très dynamique mouvement de défense des libertés individuelles et publiques. C’est une culture engagée à libérer l’information, sans contrôle excessif et sans surveillance par les gouvernements et les partenaires privés, à insister sur le droit au respect de la vie privée, et à combattre la censure, produisant un effet d’entraînement sans précédent pour la vie politique. Et 2012 a été à ce sujet une année faste.

Avant que je ne développe, il serait bon d’expliquer brièvement le mot « hacker ». C’est une source de débats, même parmi les hackers. Par exemple d’un point de vue technique : un hacker peut programmer, administrer un réseau, bidouiller, réparer et améliorer du matériel et du logiciel. D’un point de vue éthique et politique, cette diversité est tout aussi grande. Certains hackers font partie d’une tradition de la transgression et du non respect des lois ; leurs activités sont opaques et indétectables. D’autres hackers sont fiers d’écrire des logiciels open source, libres d’accès et transparents. Alors que certains restent loin de toute activité politique, un nombre croissant d’entre eux se lève pour défendre leur autonomie productive ; ou s’engage plus largement dans des luttes pour la justice sociale et les Droits de l’Homme.

Malgré leurs différences, certains sites web et certaines conférences rassemblent les divers clans de hackers. Comme tout mouvement politique, il y a des divergences internes mais, si les bonnes conditions sont réunies, des individus aux aptitudes distinctes travailleront à l’unisson pour une même cause.

Prenons par exemple la réaction à l’encontre de la loi Stop Online Piracy Act (SOPA), un projet de loi de grande envergure sur le droit d’auteur visant à réduire le piratage en ligne. SOPA a été stoppée avant qu’elle ne puisse être adoptée, et cela, grâce à une réaction massive et élaborée de la dissidence, menée par le mouvement des hackers.

L’élément central a été une journée de boycott dite « Blackout Day », sans précédent à l’échelle du web. Pour exprimer leur opposition à la loi, le 17 janvier 2012, des organisations à but non-lucratifs, quelques grandes entreprises du web, des groupes d’intérêts publics et des milliers d’individus ont décidé de rendre momentanément leurs sites inaccessibles ; des centaines d’autres citoyens ont appelé ou envoyé des courriels aux représentants politiques. Les journalistes ont par la suite beaucoup écrit sur le sujet. Moins d’une semaine plus tard, après ces évènements spectaculaires, le projet SOPA et le projet PIPA, son pendant au Sénat, ont été suspendus.

La victoire repose sur le soutien très large des hackers et des geeks. La participation de très grandes entreprises, comme Google, de personnalités reconnues du monde numérique, comme Jimmy Wales, et de l’organisation de défense des libertés individuelles Electronic Frontier Foundation (EFF) ont été cruciales au succès de l’action. Toutefois, la présence et le soutien constant et indéfectible des hackers et des geeks, fut palpable, y incluant bien sûr Anonymous. Depuis 2008 les activistes se sont ralliés sous cette bannière pour organiser des manifestations ciblées, faire connaître diverses malversations, organiser des fuites de données sensibles, s’engager dans l’action directe numérique et fournir une assistance technique pour les mouvements révolutionnaires.

Durant la protestation contre SOPA, les Anonymous ont publié des vidéos et des posters de propagande, tout en faisant régulièrement le point de la situation sur plusieurs comptes Twitter, dont Anonymous News, qui dispose d’un contingent important de followers. À la fin du blackout, les compagnies s’éloignèrent naturellement du feu des projecteurs, et se remirent au travail. La lutte pour les droits numériques continua, cependant, avec les Anonymous et les autres activistes.

En réalité , le jour suivant, le 18 janvier 2012, les autorités fédérales orchestrèrent le démantèlement du populaire site de partage de fichiers Megaupload. Kim Dotcom, le sympathique et controversé fondateur de la compagnie fut aussi arrêté dans un spectaculaire raid matinal en Nouvelle-Zélande. Le retrait de ce site populaire ne présageait rien de bon pour les Anonymous : il semblait confirmer que si les décrets tels que SOPA devenaient des lois, la censure deviendrait inévitable et commune sur Internet. Bien qu’aucune cour n’ait jugé Kim Dotcom coupable de « piratage », ses possessions sont toujours confisquées et son site web banni d’Internet.

Dès que la nouvelle fut connue, les Anonymous coordonnèrent leur plus grande campagne d’attaques par déni de service (DDOS) à ce jour. Elle mit à mal de nombreux sites web, incluant la page d’accueil d’Universal Music, le FBI, le bureau américain des copyrights (U.S Copyright Office), l’association américaine de l’industrie du disque (Recording Industry Association of America, RIAA) et l’association américaine du cinéma (Motion Picture Association of America, MPAA).

Quelques semaines plus tard, en Europe, les Anonymous firent encore parler d’eux, à l’occasion de mouvements de protestation massifs en ligne et hors-ligne contre ACTA, autre accord international sur le copyright, particulièrement au Danemark et en Pologne (voir Europeans Protest Anti-Piracy Treaty). Après que le gouvernement polonais fut d’avis de ratifier ACTA, les Anonymous mirent hors-service quelques-uns de ses sites officiels, et médiatisèrent les manifestations publiques à Cracovie notamment. Peu de temps après, les députés du parti polonais de gauche, le mouvement Palikot, siégèrent en portant le masque de Guy Fawkes, symbole des Anonymous, en signe de protestation contre ACTA. L’Union européenne a abandonné la proposition de loi en juillet 2012.

Anonymous s’est révélé être un acteur si important durant ces évènements que quelques temps après, j’ai reçu un coup de téléphone d’un investisseur en capital-risque impliqué dans l’organisation des protestations anti-SOPA. Il voulait savoir comment Anonymous opérait et si ses membres pouvaient être mis à contribution de façon plus directe. Ce qui est beau et frustrant à la fois dans le fonctionnement d’Anonymous est l’absence d’organisation et le caractère imprévisible des actions de ses membres. Comme ils aiment à le dire, « Nous ne sommes pas votre armée personnelle ». Mais son intuition qu’ils ont joué un rôle important dans cette histoire était bonne.

L’une des clés du succès de Anonymous réside dans sa nature participative, surtout quand on le compare au monde des hackers où agir demande des compétences techniques (et souvent une réputation). Des hackers doués sont en effet indispensables pour le réseau des Anonymous, ils mettent en place l’infrastructure de communication et décrochent la plupart des gros titres, par exemple quand ils s’introduisent dans des serveurs pour chercher des informations sur la corruption publique ou dans des entreprises. Mais le hacking n’en reste pas moins un outil parmi d’autres (et certains sous-groupes des Anonymous s’opposent au hacking et au défacement). Il y a d’autres choses à faire : des communiqués de presse percutants, des posters à dessiner, des vidéos à éditer. Les geeks et les hackers ont peut-être des compétences différentes, mais ils sont souvent compagnons de voyage sur internet, ils dévorent les mêmes journaux, ils suivent les mêmes cultures geek et ils défendent les libertés numériques même s’ils utilisent des méthodes et des organisations différentes.

L’importance, l’influence, et surtout la diversité de ce mouvement politique geek m’est apparu très récemment. Non pas à l’occasion d’un évènement politique officiel, mais au moment d’une commémoration doublée d’une réunion politique informelle. Plus d’un millier de personnes se sont rassemblées dans le majestueux Cooper Union Hall à New York pour honorer la mémoire d’Aaron Swartz, un hacker et activiste autoproclamé qui s’est suicidé récemment, en raison, selon certains, d’une ingérence du gouvernement dans son procès en rapport avec le téléchargement illégal de millions d’articles universitaires depuis le site de la bibliothèque du MIT (voir l’article « Why Aaron Swartz’s Ideas Matter »).

Ils parlèrent de la vie d’Aaron, de sa forte personnalité, et surtout de ses succès politiques et de ses désirs. Tout comme ses semblables, il détestait la censure, et avait donc naturellement rejoint le combat contre SOPA. Pendant la commémoration, on put entendre des extraits de son célèbre discours à la conférence Freedom to Connect en 2012, quand Swartz affirma que « SOPA a vraiment été stoppée par les gens eux-mêmes ». Il avait joué un rôle clé pour plusieurs raisons notamment en fondant l’association Demand Progress, une association à but non lucratif qui a participé à canaliser le mécontentement des citoyens à travers des pétitions et des campagnes contre SOPA.

Contrairement aux Anonymous qui n’ont pas de mission unique, d’adresse physique, ou de porte-parole officiel, Demand Progress est un organisme ayant un bureau de direction au cœur du pouvoir politique, à Washington. Néanmoins il canalise, de manière assez efficace, des initiatives de la base en faveur de la protection des libertés civiles, un groupe modéré qui peut coordonner des actions avec patience et précision.

De toute évidence, les geeks et les hackers en tout genre font usage d’une large variété de tactiques et de moyens d’expression politique. Demand Progress, ainsi que l’émergence du Parti Pirate en Europe, montrent la volonté des geeks et des hackers de s’exprimer et de travailler au sein des institutions en place. Tous les signes montrent qu’ils ont de plus en plus souvent recours à des modes d’expression politique plus traditionnels. Cependant cela va probablement coexister avec des actes plus ou moins organisés de désobéissance, de défi et de protestations qui sont également devenus plus fréquents et visibles ces dernières années, en grande partie grâce à Anonymous.

Mais en ce samedi après-midi, les différences ont été mises de côté au profit d’une posture unitaire, en commémoration, et avec la conviction que la bataille pour la préservation des libertés publiques individuelles n’en était qu’à ses débuts.

Crédit photo : Frédéric Bisson (Creative Commons By)




Non, je ne vais pas télécharger ton application mobile de merde !

C’était mieux avant ?

Tom Morris souhaite juste lire un article de presse. Sauf que la procédure pour y arriver n’est pas la même selon qu’il se trouve sur bon vieil ordinateur ou sur son clinquant smartphone (ici un iPhone).

Alors Tom Morris en a marre et nous le dit sur son blog dans un style qui ne fait pas dans la dentelle !

Daniel Hennemand - CC by

Non, je ne vais pas télécharger ton appli de merde

No, I’m not going to download your bullshit app

Tom Morris – 2 février 2013 – Blog personnel
(Traduction : Pouhiou, ehsavoie, Lapinosor + anonymes)

Comment lisions-nous les informations à l’époque du Web :

  1. Aller sur le site du journal.
  2. Cliquer sur l’article.
  3. Lire.

Voici comment nous lisons les informations à l’ère des saloperies d’applications iPhones inutiles :

  1. Aller sur le site web.
  2. Être informé que vous n’êtes pas autorisé à lire le site web.
  3. Être redirigé vers un App Store.
  4. Télécharger l’application.
  5. Attendre tandis qu’un fichier de plusieurs megaoctets se télécharge sur votre capricieuse et onéreuse connexion 3G.
  6. Ouvrir l’application.
  7. Se familiariser avec une interface dont les touches sont d’une intuitivité obscure qui ne nous a pas été dévoilée et d’une utilisation subtilement différente des autres applications similaires.
  8. Lutter contre l’indicateur d’état mal implémenté d’une roue dentée de chargement (sur iOS) ou une barre de progression clignotante (sur Android) parce que vous avez eu l’audace d’utiliser votre appareil mobile sur une connexion lente ou incertaine.
  9. Tenter de trouver l’article que vous souhaitiez lire dans une mise en page et une architecture informationnelle qui sont totalement différentes de la mise en page et de l’architecture informationnelle du site web auquel vous vous êtes habitué, parce qu’un enfoiré a décidé que lire l’équivalent électronique d’un journal doit être une « rupture technologique » (car il a lu bien trop de Seth Godin[1] et autres foutaises).
  10. Réaliser que l’application ne vous montre pas la même chose en mode paysage ou portrait. À vous les joies de passer pour un gros obsédé dans le métro en tournant votre iPad dans tous les sens pour mieux zoomer sur la pin-up de la page 3.
  11. Ne pas être capable de partager avec vos amis parce que ce n est pas une page web avec une URI. Parce que pourquoi avoir besoin d’URI quand vous avez de beaux et brillants boutons sur votre téléphone?
  12. Perdre du temps pour télécharger les fichiers binaires à la prochaine mise a jour (automatique) de l’application sur l’App Store, afin que vous ayez cette « nouvelle fonctionnalité », même s’il n’y a aucune putain de fonctionnalité qui vous intéresse, si ce n’est de pouvoir (enfin) lire ces putains d’articles.
  13. Si vous utilisez Android, installez d’abord un logiciel anti pub au cas où l’application s’installerait avec quelques délicieuses pubs qui s’introduisent dans vos données personnelles.
  14. Abandonner, aller au kiosque le plus proche, acheter la version papier, balancer son smartphone depuis la falaise la plus proche et démarrer une campagne de dénigrement contre tous les idiots qui pensent que mettre l’info dans une application mobile est une bonne idée.

Dans la guerre « Web contre Applications mobiles » (NdT : web vs. apps), je pense que vous pouvez aisément deviner de quel côté je suis.

Je ne voudrais pas télécharger une application de la BBC ou de la NPR (National Public Radio) pour mon ordinateur. Pourquoi en voudrais-je une sur mon téléphone ? Dois-je acheter un nouveau poste de radio à chaque fois que je veux écouter une nouvelle station ? Non. La fonctionnalité est la même, la seule chose qui diffère, c’est le contenu.

Les applications mobiles doivent fournir une fonctionnalité réelle, et pas seulement des bouts de contenu encapsulés dans des fichiers binaires.

Crédit photo : Daniel Hennemand (Creative Commons By)

Notes

[1] Seth Godin est un entrepreneur américain, ancien responsable du marketing direct de Yahoo, ainsi qu’un auteur et conférencier à succès sur des problématiques du marketing. Il a notamment popularisé le thème du permission marketing.




Donnez-moi la liberté de vous payer… par Ploum

Et si nous faisions en sorte qu’Internet nous permette de payer en toute liberté ?

Que nous sortions du double carcan de la somme fixe et unique pour tout le monde et du poids moral négatif induit par l’usage (de la copie) sans rétribution ?

Flattr - CC by

Si c’est possible de le copier, alors vous le trouverez gratuitement sur Internet. Ceci n’est pas un slogan publicitaire mais une constatation. Nous vivons dans un monde où le contenu s’est affranchi de son support matériel et des limites inhérentes. Dans ce monde, les barrières de l’accès à la connaissance sont tombées. Tout le monde peut partager une réflexion philosophique, une analyse d’une œuvre de Monet. Ou une vidéo de chatons et le dernier clip d’un chanteur à la mode.

Au fond, c’est merveilleux. Cela devrait nous émerveiller tous les matins. Aucun auteur de Science-Fiction n’avait osé en rêver. C’est génial ! Sauf si on gagne sa vie à vendre du contenu sur un support physique. Auquel cas, la perspective est un peu inquiétante.

Alors que le support physique n’était jamais qu’un moyen comme un autre de diffuser de l’information, les vendeurs ont tout d’abord tenté de lier irrémédiablement le contenu avec son contenant. Voire de distribuer le contenu de manière virtuelle mais en ajoutant artificiellement les contraintes du matériel, quand bien même ce matériel n’existait plus.

Après cet échec prévisible, les industries du contenu cherchèrent d’autres méthodes de rentabilisation. Après tout, il existe des journaux gratuits, des chaînes de télévision gratuites. Le dénominateur commun étant le financement par l’ajout de publicité.

Outre les questions qu’elle pose, la publicité a le problème de dégrader l’expérience du contenu. Apprécierez-vous d’être interrompu au milieu d’une fugue de Bach par un slogan ventant des croquettes pour chat ? Pire : tout comme il est possible de tout trouver gratuitement, il est également possible de bloquer la publicité.

Un monde virtuel qui ne vivrait que de la publicité serait fortement limité. En effet, la publicité devrait forcément faire référence aux produits du monde réel, celui au grand plafond bleu, produits limités en quantité par le monde réel lui-même. À l’heure où l’on parle de décroissance, on ne peut imaginer augmenter à l’infini les publicités.

Lorsqu’il n’est physiquement plus possible de forcer quelqu’un à vous donner de l’argent, la seule solution est de faire appel à son sens moral. De le convaincre. Deux choix s’offrent au vendeur : la voie positive « C’est bien de donner » et celle négative « Ne pas donner, c’est mal ! ».

Devinez laquelle a été choisie ? Nous vivons dans un monde merveilleux où le partage est possible instantanément à travers la planète et nous avons réussi à transformer cette utopie futuriste, cette réalisation extraordinaire en un péché moral : « Ne pas payer, c’est mal ! », « Ne pas payer est illégal », « Si vous ne payez pas, vous serez poursuivi en justice », « Si vous ne payez pas, vos artistes préférés vont mourir de faim ».

Mais toute cette rhétorique négative se fonde sur une série de postulats.

1. Un artiste doit être payé pour ses réalisations.

FAUX. Cette vision se base sur une séparation nette entre les artistes d’un côté et les consommateurs de l’autre. Internet a démontré que nous sommes tous, à différents degrés, des artistes. Comme le dit Rick Falkvinge, un artiste c’est quelqu’un qui produit de l’art. À partir du moment où cette personne cherche à en tirer du profit, elle devient un entrepreneur. Et, à ce titre, c’est à elle de mettre en place un business model. On pourrait également appliquer cet argument au logiciel libre et dire que tout codeur doit être payé pour ses contributions. Pourtant, le logiciel libre prouve que c’est loin d’être le cas.

2. Tout travail mérite salaire.

FAUX. Le client paie généralement le produit d’un travail, pas le travail lui-même. Creuser un trou dans votre jardin est un travail dur. Le reboucher l’est tout autant. Pourtant, personne ne vous paiera pour cela. Le travail n’est donc rémunéré que lorsque quelqu’un estime intéressant de le faire, quelle que soit sa raison.

3. Il faut payer avant de consommer.

FAUX. Imaginez que vous puissiez entrer dans un restaurant, manger et que le prix soit laissé à votre appréciation. Si vous avez aimé, vous payez beaucoup. Sinon, vous payez moins ou juste assez pour couvrir le prix des produits. Utopiques ? C’est pourtant dans ce monde que nous vivons de plus en plus. La musique en est l’exemple le plus marquant : il n’est pas rare de rencontrer des audiophiles qui achètent un album qu’ils ont téléchargé depuis six mois sous prétexte : « C’est vraiment un bon CD, je l’adore, je l’écoute en boucle. Du coup, je l’achète pour soutenir l’artiste. ».

4. Il est obligatoire de payer.

FAUX. Contrairement à l’exemple du restaurant, la reproduction de l’information à un coût tout à fait nul. Il n’y a donc aucune raison particulière de payer pour consommer du contenu. Nous écoutons de la musique chez des amis, nous lisons un livre trouvé sur un banc, nous entendons un voisin expliquer le sens de la vie par dessus sa haie : nous consommons en permanence du contenu sans le payer. Pire, un même contenu peut être consommé gratuitement à titre promotionnel puis rendu payant par après. Les distributeurs de contenu sont donc dans la position schizophrénique de devoir diffuser le contenu autant que possible tout en empêchant… qu’il soit trop diffusé.

Pourtant, cet argument de l’obligation de payer est tellement tenace qu’il en est devenu « Si c’est gratuit, c’est nul » jusqu’à un extrème « Si c’est cher, c’est bien » exploité par les grandes marques.

5. Chacun doit payer le même prix pour accéder au même contenu.

FAUX. De nouveau, aucune loi naturelle n’oblige à ce que chacun paie la même chose pour le même service. Nous sommes pourtant habitués à ce genre de choses : les militaires, les jeunes et les pensionnés ont des réductions dans les transports en commun. Les journalistes et les professeurs ont des entrées gratuites dans certains musées.

Quand on y pense, payer le même prix est foncièrement injuste. Une personne qui adore un contenu paiera autant que quelqu’un qui n’a agit que par réflexe suite à une publicité et ne le consommera qu’une ou deux fois.

Si nous arrivons à remettre en question ces postulats, alors peut-être arriverons-nous à sortir de cette pernicieuse morale négative. Peut-être pourrons-nous enfin être fiers de cet accomplissement humain : le partage du savoir à tous les niveaux.

Et des solutions commencent à se mettre en place. Ma préférée étant Flattr qui, justement, permet de donner une petite somme d’argent aux contenus que l’on apprécie et ce parfois automatiquement. Avec la subtilité que la somme donnée par mois est fixe, quelque soit la quantité de contenu consommé. Framasoft est sur Flattr et je milite activement pour qu’on puisse Flattrer les billets individuels ! Certes, Flattr est centralisé mais tout service gérant des transferts d’argent le restera tant que Bitcoin ne sera pas généralisé !

Les artistes eux-mêmes commencent à bouger. Après l’expérience de Radiohead en 2007, c’est au tour d’Amanda Palmer de voir dans le « Payez ce que vous voulez » l’avenir des artistes. Et pour ceux qui souhaitent vraiment s’investir dans la réussite d’un artiste, les plateformes de « crowdsourcing » comme Kickstarter sont en train de contourner de plus en plus le rôle des gros producteurs, de décentraliser les industries du contenu.

À ce genre de discours, il est courant d’objecter que, si ils ont le choix, les consommateurs vont éviter de payer. Pourtant, le choix est déjà là. La majorité des consommateurs choisit de payer pour des raisons morales le plus souvent négatives. Il existe également des domaines où le fait de donner volontairement est considéré comme normal : c’est le principe du pourboire. Je vous propose de tester le web payant pour vous faire votre propre idée.

Transformer Internet en une économie du « Payez ce que vous voulez » ne serait donc que transformer les raisons morales afin de les rendre positives. Et, à ce titre, rendre complètement obsolètes tous les fichages, les surveillances et autre HADOPI. Un retour à la liberté.

Flattr ne différencie pas les consommateurs des producteurs de contenu. Nous sommes tous des producteurs de contenu, nous somme tous des artistes. Et nous sommes tous également avides de nouveautés, d’art et d’idées. Finalement, n’est-ce pas un des fondement de l’égalité ?

Contrairement à un achat, où je me sens toujours extorqué de mon argent durement gagné, faire un micro don me réchauffe le cœur, me donne le sentiment d’être, à mon échelle, un contributeur. Un sentiment de fraternité.

Liberté, égalité, fraternité. C’est peut-être la définition du web et de l’art de demain.

Crédit photo : Flattr (Creative Commons By)




Lettre ouverte à Skype (et donc Microsoft)

Depuis 2011, date du fracassant rachat de Skype par Microsoft pour plusieurs milliards de dollars, la situation des données collectées par l’application est encore plus floue que par le passé. D’autant que quand on débourse une telle somme on attend un certain retour sur investissement !

C’est ce qui a poussé un collectif d’auteurs à écrire une lettre ouverte demandant rapidement des éclaircissements.

PS : Sauf bien sûr si on s’en passe et en passe par une solution libre 😉

Mike Licht - CC by

Lettre ouverte à Skype

Open Letter to Skype

Lettre collective – 24 janvier 2013
(Traduction : Skydevil, toto, RavageJo, Progi1984, lmnt, Metal-Mighty, ehsavoie, Alpha, arcady, Penguin, Zilkos + anonymous)

De la part des défenseurs des libertés personnelles et de la vie privée, de militants d’Internet, de journalistes et de diverses organisations

À l’attention :
du Président de la division Skype, Tony Bates
du Directeur en charge de la vie privée du groupe Microsoft, Brendon Lynch
de l’avocat général du groupe Microsoft, Brad Smith

Chers MM Bates, Lynch et Smith,

Skype est une plateforme de communication vocale, vidéo et textuelle qui compte plus de 600 millions d’utilisateurs à travers le monde, ce qui en fait de facto une des plus grandes entreprises de télécommunication au monde. Nombreux sont les utilisateurs qui comptent sur la sécurité des communications via Skype, que ce soit des activistes dans des pays gouvernés par des régimes totalitaires, des journalistes communiquant avec des sources confidentielles ou de simples utilisateurs qui souhaitent parler, en privé, à leurs associés, leur famille ou leurs amis.

Il est préjudiciable que ces utilisateurs, ainsi que ceux qui les conseillent en terme de sécurité informatique, se trouvent en permanence face à des déclarations obscures et ambiguës quant à la confidentialité des conversations Skype, en particulier en ce qui concerne la possibilité pour des gouvernements ou des personnes tierces d’accéder à leur données personnelles et leurs communications.

Nous comprenons que la transition engendrée par le rachat de Microsoft, et les modifications légales ainsi que celles de l’équipe dirigante en découlant, puissent avoir levé des questions auxquelles il est difficile de répondre officiellement, quant à l’accès légal, à la collecte des données des utilisateurs et au degré de sécurité des communications via Skype. Cependant nous pensons que depuis l’annonce officielle du rachat en Octobre 2011, et à la veille de l’intégration de Skype dans plusieurs de ses logiciels et services clefs, il est temps que Microsoft documente publiquement les pratiques de Skype en termes de sécurité et de respect de la vie privée.

Nous demandons à Skype de publier et de mettre à jour régulièrement un rapport de transparence comprenant les élements suivants :

  1. Des données quantitatives concernant la délivrance des informations des utilisateurs Skype à des tierces parties, décomposées selon le pays d’origine de la requête, incluant le nombre de requêtes faites par gouvernement, le type de données demandées, la proportion de requêtes accordées – et les raisons de rejet des requêtes en désaccord.
  2. Des détails précis sur toutes les données utilisateurs collectées actuellement par Microsoft et Skype, et leurs conditions de conservation.
  3. Une meilleur connaissance des données que les tierces parties, incluant les opérateurs réseaux ou les éventuelles parties malveillantes, peuvent intercepter ou récuperer.
  4. Une documentation décrivant les relations opérationnelles entre Skype d’une part, TOM Online en Chine et des éditeurs tiers ayant acquis une license des technologies Skype d’autre part, incluant la compréhension qu’a Skype des capacités de surveillance et de censure dont les utilisateurs peuvent être sujets en utilisant ces produits alternatifs.
  5. Le point de vue de Skype quant à ses responsabilités envers la Communications Assistance for Law Enforcement Act (CALEA)[1], ses conditions quant à la mise à disposition des méta-données sur les appels en réponse aux subpoenas et aux Lettres de Sécurité Nationales (National Security Letters, NSL), et, globalement, les conditions et les lignes directrices suivies par les employés lorsque Skype recoit et répond aux requêtes de transfert de données utilisateurs à l’application de la loi et à directon des agences de renseignement aux États-Unis et le reste du monde.

D’autres entreprises telles que Google, Twitter et Sonic.net publient d’ores et déjà des rapports de transparence détaillant les requêtes d’accès aux données des utilisateurs émanant de tierces parties, et cela deux fois par an. Nous pensons que ces informations sont vitales pour nous permettre d’aider les utilisateurs de Skype les plus vulnérables, qui s’appuient sur votre logiciel pour assurer la confidentialité de leurs communications et, dans certains cas, protéger leurs vies.

Cordialement,
Les personnes soussignées.

Crédit photo : Mike Licht (Creative Commons By)

Notes

[1] Loi exigeant des points d’entrée pour les écoutes par les services de sécurité et de contre espionnage des communications, il n’y a pas un acte global regroupant toutes les lois concernants les écoutes et interceptions légales ni harmonisation européenne mais plusieurs lois françaises permettent l’écoute et l’interception légale des communications sur un réseau public.




Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche dans le camp des agresseurs

Le 16 janvier dernier, Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la société numérique, publiait dans Libération une tribune intitulée Internet et applications de filtrage : une histoire de choix et de recettes.

Une tribune jugée assez révélatrice et dangeureuse pour que notre ami François Pellegrini décide d’y répondre point par point ci-dessous.

Et de conclure ainsi : « Mme Kroes est entrée en guerre ouverte contre la neutralité des réseaux et contre Internet. En tant que Commissaire chargée de la stratégie numérique, elle a perdu toute légitimité, et son remplacement s’avère nécessaire. »

Thomas Belknap - CC by-sa

Neutralité des réseaux : Neelie Kroes s’affiche dans le camp des agresseurs

URL d’origine du document

François Pellegrini – 23 janvier 2013 – Blog personnel

Le filtrage autoritaire par Free de l’accès aux publicités, dans le bras de fer qui l’oppose à Google sur la rémunération des infrastructures de réseau, a eu de nombreux mérites. Un premier a été de faire prendre conscience au grand public que filtrer la publicité était possible, bien au delà du petit nombre d’utilisateurs ayant activé le greffon AdBlock sur leur navigateur Firefox. Un deuxième a été de faire sortir du bois un certain nombre d’intérêts privés, pour lesquels la mise en œuvre de ce filtrage, au moyen d’une mise à jour autoritaire de la FreeBox v6, a représenté une véritable déclaration de guerre.

Le relais de ces intérêts par la voix de Neelie Kroes, commissaire européenne chargée de la stratégie numérique, n’a guère surpris, tant la majorité de la Commission européenne est connue pour sa soumission aux intérêts privés. Néanmoins, sa tribune dans le journal Libération est un document méritant toute notre attention, parce qu’il reflète la stratégie construite par ces intérêts pour mettre la main sur Internet. En voici un décryptage, paragraphe par paragraphe.

La semaine dernière, une polémique a surgi lorsque Free a bloqué la publicité sur les services internet transitant par sa Freebox. Les fournisseurs de contenu internet qui dépendent de la publicité pour proposer du contenu gratuit aux consommateurs étaient furieux. Cette polémique illustre la complexité de l’économie de l’internet. Le fragile équilibre entre choix et facilité d’usage, entre transparence et contrôle effectif, entre commerce et intérêt public.

Ce premier paragraphe a le mérite de poser le cadre dès sa dernière phrase, avec une candeur presque touchante. Car effectivement, ce dont il sera question ici, c’est bien de la lutte de certains intérêts commerciaux contre l’intérêt public.

Mon principe de base consiste à dire que les consommateurs devraient être libres de faire de vrais choix quant à leur abonnement à l’internet et à leur activité en ligne. Les contrats standard et les paramètres par défaut des services internet peuvent être pratiques et efficaces, mais ils sont soumis à des limites d’intérêt public, que ce soit dans la législation générale sur la protection des consommateurs ou dans des règles spécifiques. Par exemple, les consommateurs ont le droit, lorsqu’ils naviguent sur un site web, de choisir s’ils souhaitent utiliser des «cookies», qui pistent leur utilisation de l’internet. Ils devraient également comprendre les coûts et les avantages de leur choix.

Ce deuxième paragraphe introduit les arguments qui seront avancés pour justifier le filtrage d’Internet, et en particulier la notion de «choix», qui lui servira de paravent.

Du fait de la complexité et de l’évolution rapide de l’économie en ligne, de nouvelles questions surgissent constamment en ce qui concerne l’intérêt public. Par exemple, depuis 2009, la législation de l’Union européenne favorise la possibilité pour les consommateurs d’accéder à l’éventail complet des applications, du contenu et des services légaux en ligne. Selon moi, l’intérêt public ne s’oppose cependant pas à ce que les consommateurs s’abonnent à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé.

Comme nous le verrons plus bas, une offre différenciée d’accès limité à Internet, ce n’est pas une offre d’accès à Internet. Avoir un accès limité, différencié, à la liberté, ce n’est pas être libre.

La liberté n’est pas une affaire de choix. L’État se doit de protéger les hommes d’eux-mêmes, en ne leur permettant pas de s’engager dans la servitude, fut-elle volontaire. Légaliser un système permettant à certains, en majorité les moins aisés, de renoncer aux droits essentiels que constituent à la liberté d’expression et à la liberté d’accès à l’information, en échange d’une réduction sur leur abonnement, ne fait pas honneur à la rédactrice de cette tribune.

Existe-t-il un intérêt public à ce que les parents disposent d’outils efficaces pour contrôler le matériel auquel leurs jeunes enfants peuvent accéder en ligne? La plupart des gens répondraient oui, et l’Union partage ce point de vue. De même, la plupart des gens aimeraient pouvoir choisir de recevoir ou non de la publicité parallèlement au contenu et aux services en ligne, mais tant les consommateurs que les entreprises en ligne semblent ne pas vouloir laisser ce choix entre les mains d’obscurs paramètres par défaut.

Où l’on retrouve ici l’un des camouflages typiques des agresseurs d’Internet : l’utilisation de la protection des ‘tizenfants pour justifier la mise en place de filtrages dans des buts bien moins louables. Cette ficelle sera utilisée à plusieurs reprises au cours de la tribune de Mme Kroes.

S’agissant de questions de cette nature, transparence et contrôle effectif par le consommateur feront presque toujours partie de la solution.

Avec celui du «choix», l’argument de la «transparence» est le deuxième paravent des agresseurs d’Internet. L’emploi de ce terme indique sans ambigüité le camp choisi par Mme Kroes. Il avait déjà été utilisé par les opérateurs de télécommunication en 2009, du temps où Mme Kroes était Commissaire à la concurrence, lors des débats sur le «Paquet Télécom». Il s’agissait d’un ensemble de cinq directives européennes portant sur la régulation et l’accès aux réseaux (et donc pas seulement Internet) et devant être renégociées. Ce processus avait été l’occasion, pour ces opérateurs ainsi que pour les grands industriels du divertissement, de tenter d’introduire des amendements autorisant l’écoute des communications et le filtrage, au nom de la lutte contre les «contenus illicites».

Alors que les représentants des usagers demandaient que soit garantie la neutralité des réseaux, les opérateurs souhaitaient ne s’engager que sur des garanties de « transparence » : ils auraient le droit de porter atteinte à la neutralité des réseaux, pourvu qu’ils en informent leurs abonnés. Ils arguaient qu’ainsi les internautes choisiraient les opérateurs sans filtrage, contraignant par la loi de l’offre et de la demande les opérateurs à ne pas filtrer.

La ficelle était un peu grosse. Les usagers n’ont en général qu’un choix limité entre quelques opérateurs en situation d’entente, comme on l’a bien vu dans le secteur de la téléphonie mobile en France, dont les prix étaient maintenus anormalement hauts. Ceux qui proposent de garantir la «transparence» au lieu de la neutralité sont ceux qui ne veulent pas de la neutralité. Ils souhaitent juste pouvoir la violer impunément.

Cela ne signifie pas encore plus de pages dans votre contrat qui en compte déjà une centaine! La Commission encourage depuis un certain temps le secteur de la publicité à faire en sorte que les utilisateurs se voient proposer un choix clair concernant les cookies, sur la base d’informations concises et digestes. Elle collabore aussi avec une grande variété d’acteurs en ligne pour élaborer une norme «Do Not Track» («Ne pas pister»), afin que les consommateurs qui font ce choix puissent être certains qu’il sera respecté.

Dormez, braves gens, la gentille Commission veille sur vous. Vu comment ma boîte courriel est submergée en dépit de la loi imposant aux publicitaires de n’envoyer des courriels qu’à ceux ayant accepté de les recevoir («opt-in»), je n’ai qu’une confiance limitée dans le respect des chartes Bisounours™, sans sanctions juridiques, auxquelles semble croire si fort Mme Kroes.

En ce qui concerne la neutralité de l’internet, les consommateurs doivent avoir un choix effectif quant au type d’abonnement internet qu’ils souscrivent. Cela veut dire une vraie clarté, dans un langage non technique. Doivent figurer les vitesses effectives dans des conditions normales et toute restriction imposée au trafic, ainsi qu’une option réaliste permettant de passer à un service «complet», dépourvu de telles restrictions. Un tel choix devrait également stimuler l’innovation et les investissements des fournisseurs internet. Je prépare actuellement une initiative de la Commission visant à garantir ce choix en Europe.

C’est dans ce paragraphe que la commissaire se dévoile. Pour le comprendre, un petit rappel est nécessaire.

Les réseaux tels qu’Internet sont construits en trois couches : infrastructure, opérateurs et services. Les infrastructures, ce sont les moyens matériels de transmettre l’information : fibres optiques, relais hertziens, satellites, etc. Les opérateurs ont vocation à utiliser ces infrastructures pour offrir un service de connexion à leurs abonnés. Les services s’appuient sur les couches précédentes pour offrir des prestations, payantes ou gratuites (ou d’apparence gratuite car, premièrement, rien n’est gratuit à part l’air qu’on respire – et encore !– et deuxièmement, comme le dit l’adage, «si le service est gratuit c’est que c’est vous la marchandise»). Pour prendre une analogie automobile, on pourrait dire que l’infrastructure, ce sont les routes, que les opérateurs sont les différents vendeurs de voitures qui vous permettent d’emprunter le réseau routier et que les services sont les différents magasins que vous pourrez trouver à certaines adresses.

La première manœuvre de Mme Kroes consiste à mettre sur le même plan la question des vitesses et celle du filtrage des contenus, qui sont de natures complètement différentes.

Internet est un réseau qui a vocation à permettre l’échange d’informations entre tous ceux qui s’y connectent, à l’image du réseau routier qui permet à tous ceux qui y sont connectés de voyager d’un lieu à un autre. La liberté de circulation est un principe fondamental, de rang constitutionnel. Pour autant, chacun peut, selon ses désirs et ses moyens, s’acheter un véhicule plus ou moins rapide, ou de plus ou moins grande contenance. Il en est de même sur Internet : une personne qui souhaite un débit plus important peut avoir à le payer plus cher, car le trafic plus important qu’elle génèrera nécessite qu’elle contribue d’une façon plus importante aux infrastructures qui permettront son acheminement. Ceci est affaire de choix, en fonction de l’usage qu’elle compte faire de son accès. En revanche, toute restriction au trafic est injustifiable, justement parce qu’elle viole ce principe constitutionnel de libre circulation.

Rappelons ce qu’est la neutralité des réseaux. De façon simple, on pourrait dire qu’il s’agit de garantir le fonctionnement normal du réseau dans ses trois couches (infrastructures, opérateurs et services), en garantissant l’acheminement des flux d’informations qui y transitent sans discrimination sur leur provenance, leur destination, le service utilisé ou le contenu transmis.

La deuxième manœuvre de Mme Kroes consiste à suggérer que, pour avoir le droit d’utiliser certains services, les internautes aient à payer plus cher leur abonnement auprès de leur opérateur.

Ceci est incompréhensible, sauf à supposer une collusion entre opérateurs de réseau, seuls en capacité d’intervenir sur la gestion du trafic, et gestionnaires de services. Un exemple flagrant d’une telle collusion concerne les abonnements (prétendument) «à Internet» vendus par les opérateurs de téléphone mobile, qui interdisent majoritairement d’utiliser les services de «voix sur IP» (dits «VoIP», tels que Skype™). Ce filtrage abusif des protocoles VoIP est effectué par les opérateurs parce que de tels services portent atteinte à leurs propres services de communications vocales payantes. Il ne s’agit rien de moins que d’une vente liée et d’une atteinte à la liberté du commerce.

Au lieu de combattre de tels comportements, Mme Kroes, ancienne Commissaire à la concurrence, justifie et appelle de ses vœux des ententes verticales entre opérateurs de réseaux et gestionnaires de services. Connaissant la position traditionnelle de la Commission qui, sur les secteurs du ferroviaire comme de l’électricité, a toujours promu la séparation organisationnelle et stratégique entre gestionnaires d’infrastructures, opérateurs et fournisseurs de services (les rails, les trains, et les vendeurs de sandwiches), la volte-face est saisissante !

La troisième manœuvre de Mme Kroes consiste à justifier la nécessité du filtrage par l’investissement des fournisseurs Internet.

C’est le montant de l’abonnement au fournisseur d’accès qui permet la rémunération de celui-ci et, à travers lui, le développement et la maintenance des infrastructures, tout comme une fraction du prix d’un billet de train sert à financer les infrastructures ferroviaires. Les différents services peuvent être gratuits ou payants, selon le modèle économique qu’ils choisissent et mettent en œuvre vis-à-vis de leurs usagers, mais cela n’a aucunement à impacter les couches inférieures.

Des applications disponibles en ligne permettent déjà aux consommateurs de bloquer totalement ou partiellement les publicités, si bien que la distribution d’un logiciel de ce type par un fournisseur internet tel que Free n’est pas une révolution en soi. Elle nous amène néanmoins à envisager deux éléments.

Pas une révolution mais, comme on l’a dit, une menace par son ampleur. Sans cela, pourquoi le rappeler à longueur de tribune ?

D’une part, les consommateurs ne devraient pas oublier que tout choix comporte des conséquences. En optant pour le blocage des publicités ou en demandant la confidentialité («do not track»), on peut être privé de l’accès à du contenu gratuit. L’internet ne fonctionne pas par ses propres moyens. Le réseau, le contenu et l’accès à l’internet doivent tous être financés par quelqu’un. De nombreux petits opérateurs web existent grâce à des modèles publicitaires novateurs. Les consommateurs ont plusieurs façons de payer pour accéder à du contenu, notamment en voyant des publicités avant et pendant cet accès. Les entreprises devraient admettre que des consommateurs différents ont des préférences différentes, et concevoir leurs services en conséquence.

Ici encore, Mme Kroes entretient la confusion entre opérateurs et gestionnaires de services. Si l’accès au contenu (pseudo-)gratuit d’un site de service peut être limité à ceux qui n’acceptent pas d’être tracés au moyen de cookies, l’accès au réseau lui-même n’a aucune raison d’être limité en aucune manière.

D’autre part, nous avons vu l’importance commerciale et pratique des paramètres par défaut, mais notre réaction à un paramètre par défaut donné peut dépendre à la fois des valeurs défendues et de la manière dont il se matérialise. Par exemple, vu la valeur élevée attachée à la confidentialité, nous sommes moins choqués par des paramètres par défaut restrictifs que par des paramètres totalement ouverts, en particulier en ce qui concerne les utilisateurs plus vulnérables. C’est dans cet ordre d’idées que nous collaborons avec le secteur pour améliorer la façon dont les paramètres de confidentialité par défaut peuvent protéger nos enfants. D’un autre côté, la valeur élevée que nous attachons à l’internet ouvert signifie que nous favorisons l’installation de contrôles parentaux sur tous les appareils, mais pas leur activation par défaut. En pratique, cela pourrait en effet conduire de manière involontaire à limiter l’accès à l’internet pour de nombreux utilisateurs adultes. Mieux vaut donner un vrai choix aux parents, grâce à des outils clairement visibles et conviviaux dont l’existence est bien mise en évidence.

La lecture de ce paragraphe a fait naître en moi une hilarité certaine. Mme Kroes y soutient que, si le filtrage parental est une bonne chose, il ne faut pas l’activer par défaut afin de ne pas limiter l’accès à Internet aux adultes, et surtout bien expliquer aux gens comment s’en servir. Pour résumer : il ne faudrait pas que Monsieur et/ou Madame n’arrivent pas à se connecter à YouPorn™, surtout s’ils sont trop bêtes pour savoir désactiver le filtrage ; cela nuirait au petit commerce spécialisé.

Notons cependant comment, une fois de plus, le terme de «choix» est amené de façon bénéfique, vis-à-vis de la protection des ‘tizenfants par le filtrage.

Ici encore, Mme Kroes entretient délibérément la confusion entre le filtrage parental, qui peut ête réalisé sur le poste de l’usager et peut être désactivé par ce dernier, et le filtrage, par l’opérateur, des services qui feraient concurrence aux services avec lesquels cet opérateur serait lié par des accords commerciaux.

Nous voyons la difficile interaction entre ces deux intérêts – vie privée et ouverture – lorsqu’il s’agit d’examiner si le «Do Not Track» devrait être activé par défaut dans les navigateurs web. Microsoft a choisi de le faire dans son produit Internet Explorer. Cette décision a fait l’objet de critiques de la part des concurrents et des publicitaires. Néanmoins, compte tenu des intérêts publics concurrents – ainsi que de la concurrence entre les navigateurs et de l’existence d’un outil convivial permettant le libre choix de l’utilisateur à la fois pendant et après l’installation –, je ne partage pas les critiques montrant du doigt une décision commerciale destinée à séduire les internautes qui attachent une grande importance au respect de la vie privée. La décision de Free de bloquer par défaut les publicités a suscité de plus vives inquiétudes en matière d’intérêt public parce qu’elle combinait dans le même temps une portée plus large (touchant toutes les publicités sans exception) et la perception d’une difficile réversibilité pour les utilisateurs.

Une confirmation supplémentaire que la portée de l’action de Free a bien été l’élément déclencheur de cette riposte, du fait de son ampleur.

Nous voyons, dans ces exemples, que des décisions prises par une entreprise à titre individuel touchent à des intérêts publics sensibles. Des acteurs privés peuvent également contribuer collectivement à l’intérêt public. L’internet est une communauté mondiale, régie par une approche associant un grand nombre d’acteurs que l’Union a défendue avec fermeté lors d’une grande conférence des Nations unies à Dubaï le mois dernier. Des initiatives d’autorégulation peuvent compléter la législation. De telles initiatives sont en cours concernant la publicité et le pistage comportementaux ainsi que la protection des enfants en ligne. Toutefois, ces efforts collectifs doivent produire des résultats clairs, susceptibles d’être mis en œuvre et soumis à un suivi et à une évaluation. Et s’ils ne répondent pas à des objectifs d’intérêt public, l’autorité publique doit toujours se réserver le droit d’intervenir.

Mme Kroes, en bonne libérale, signale ici qu’elle ne souhaite nullement intervenir pour garantir la neutralité des réseaux de communication accessibles au public, et donc d’Internet. Bien au contraire, comme elle l’a précisé dans un paragraphe précédent, elle souhaite que la Commission, au titre du «choix» des usagers, autorise explicitement la collusion entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de services, afin de légaliser le filtrage effectué par les premiers à l’avantage de certains des seconds.

Rappelons pour conclure un ensemble de principes simples et de bon sens dans un État de droit respectueux tant des libertés fondamentales de ses citoyens que de la concurrence libre et non faussée parmi ses entreprises.

La neutralité des réseaux, et donc d’Internet, est le pendant dans le monde numérique de la liberté de circulation (d’accès) dans le monde physique. Elle doit donc être protégée de façon explicite et non ambigüe. Toute atteinte par un intermédiaire technique à la liberté d’expression ou à la liberté d’accès à l’information, qui ne serait pas motivée par des considérations techniques ou par une décision de justice, doit constituer un délit pénal grave.

La séparation entre les activités portant sur les infrastructures, la fourniture d’accès et les services, doit être dictée par la loi afin d’être effective. Les opérateurs investissent actuellement, de façon redondante, dans le fibrage des zones urbaines denses, supposées rentables, en délaissant les zones rurales. En imposant l’existence d’une infrastructure unique accessible à tous les opérateurs, comme c’est déjà le cas dans les secteurs ferroviaire et de l’énergie, le législateur permettrait qui plus est la mise œuvre d’une péréquation bénéfique génératrice d’économies conséquentes, tant pour l’usager que pour les collectivités isolées.

Mme Kroes est entrée en guerre ouverte contre la neutralité des réseaux et contre Internet. En tant que Commissaire «chargée de la stratégie numérique», elle a perdu toute légitimité, et son remplacement s’avère nécessaire.

Crédit photo : Thomas Belknap (Creative Commons By-Sa)




Sans médias libres, pas de liberté de pensée – Conférence d’Eben Moglen

Une conférence d’Eben Moglen à Re:Publica (2012)

Version française par Aka, Nebu, Vincent, Alban, Benjamin, puis Moosh, peupleLa, Slystone, goofyLycorisbruno

Le texte ci-dessous a connu sa première publication sur le site de Benjamin Sonntag, où vous pourrez trouver la vidéo sous-titrée de la conférence à télécharger en divers formats ainsi qu’une présentation d’Eben Moglen et un excellent aperçu synthétique du contenu. Nous proposons une version mieux révisée (mais encore perfectible) de la traduction, à laquelle nous ajoutons les questions/réponses qui ont succédé à la conférence.

La vidéo étant assez longue (63 minutes) il nous a semblé utile de remettre en valeur les propos de Moglen par un texte lisible en une vingtaine de minutes. Vous pouvez le découvrir sur cette page ou bien télécharger le fichier disponible ici.

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .ODT)

Conférence Eben Moglen à Re:Publica 2012 (format .PDF)

Bonjour.

C’est un plaisir d’être ici, et un honneur d’être à Re:publica.

Depuis maintenant mille ans, nos ancêtres se sont battus pour la défense de la liberté de pensée. Nous avons subi des pertes considérables, mais aussi remporté d’immenses victoires. Et nous sommes aujourd’hui à une époque charnière. Depuis l’adoption de l’imprimerie par les Européens au XVe siècle, nous étions essentiellement concernés par l’accès aux livres imprimés. Le droit de lire et le droit de publier étaient les principaux sujets de notre combat pour la liberté de pensée ces 500 dernières années. La principale inquiétude était celle de pouvoir lire en privé, penser, parler et agir sur la base d’une volonté libre et non censurée.

Le principal ennemi de la liberté de pensée, au début de notre combat, était l’Église Catholique universelle. Une institution basée sur le contrôle des pensées dans le monde européen, fondée sur une surveillance hebdomadaire de la conduite et des pensées de tout être humain ; basée sur la censure de tout matériel de lecture et finalement basée sur la faculté de prédire et punir toute pensée non-orthodoxe. Les outils disponibles pour le contrôle des pensées à l’aube de l’Europe moderne étaient pauvres, même selon nos standards du XXe siècle, mais ils marchaient. Ainsi, pendant des centaines d’années, la lutte était concentrée sur le premier objet industriel de masse, à l’importance croissante dans notre culture occidentale : « le livre ». Selon que l’on pouvait l’imprimer, le posséder, le vendre ou le lire, apprendre avec lui, sans l’autorisation ou le contrôle d’une autorité ayant le pouvoir de punir les pensées. À la fin du XVIIe siècle, la censure de l’écrit en Europe a commencé à craquer, tout d’abord en Hollande, puis au Royaume-Uni, et enfin, par vagues, à travers toute l’Europe. Et le livre devint un article de commerce subversif, et commença à grignoter le contrôle des pensées.

À la fin du XIXe siècle, cette lutte pour la liberté de lecture commença à attaquer la substance même du christianisme et le monde européen trembla sous les coups de la première grande révolution de l’esprit, qui parlait de « liberté, égalité, fraternité » mais qui signifiait en fait « liberté de penser autrement ». L’Ancien Régime commença à lutter contre la pensée et nous sommes alors passés dans une autre phase dans l’histoire de la liberté de pensée, qui présumait la possibilité de la pensée non-orthodoxe, et de l’action révolutionnaire. Ainsi, pendant 200 ans, nous avons lutté face aux conséquences de ces changements.

Cette génération décidera comment le réseau sera organisé

C’était hier et c’est aujourd’hui.

Aujourd’hui, nous entamons une nouvelle ère dans l’histoire de l’espèce humaine. Nous construisons un système nerveux unique qui englobera tout esprit humain. Nous sommes à moins de deux générations aujourd’hui du moment où tout être humain sera connecté à un réseau unique, où toute pensée, plan, rêve ou action sera un influx nerveux de ce réseau. Et le destin de la liberté de pensée, ou plus largement le destin de toute liberté humaine, tout ce pour quoi nous avons combattu pendant plus de mille ans dépendra de l’anatomie des neurones de ce réseau. Nous sommes la dernière génération d’êtres humains qui aura été formée sans contact avec le Net.

À dater de ce jour, tout nouvel être humain, et dans deux générations tout cerveau de l’humanité aura été formé, depuis sa plus tendre enfance, en connexion directe avec le réseau. L’humanité deviendra un super-organisme, dans lequel chacun de nous sera un neurone de ce cerveau. Et nous le construisons aujourd’hui, maintenant, nous tous, en ce moment, cette génération, unique dans l’histoire de l’humanité. Cette génération décidera comment le réseau sera organisé.

Hélas, nous commençons mal. Voici le problème.

Nous avons grandi en étant des consommateurs de médias, c’est ce qu’ils nous ont appris, que nous étions des consommateurs de médias, mais maintenant les médias nous consomment.

Les choses que nous lisons nous regardent en train de les lire. Les choses que nous écoutons nous écoutent les écouter. Nous sommes pistés, nous sommes contrôlés : les médias que nous utilisons nous prédisent. Le processus de construction du réseau a gravé dans le marbre les principes de bases de transport de l’information. Il détermine s’il existe quelque chose comme une lecture anonyme. Et il a choisi de se construire contre la lecture anonyme.

…mais personne n’est intéressé par l’anonymat désormais, n’est-ce pas ?

Il y a 20 ans, j’ai commencé à travailler comme avocat pour un homme nommé Philippe Zimmermann, qui avait alors créé une sorte de cryptographie à clé publique destinée au grand public, nommée Pretty Good Privacy (PGP). L’effort effectué pour créer PGP était équivalent à essayer de conserver la possibilité du secret à la fin de XXe siècle. Phil essayait alors d’interdire au gouvernement de tout surveiller. Conséquence de cela, il fut au moins menacé d’un procès par le gouvernement des États-Unis pour avoir partagé des secrets militaires, car c’est ainsi qu’on surnommait la cryptographie à clé publique à l’époque. Nous avions dit « Vous ne devriez pas faire cela, il y aura des milliards de dollars en commerce électronique, si tout le monde peut utiliser une cryptographie forte » mais personne n’était intéressé. Mais ce qui était important au sujet de Pretty Good Privacy, au sujet de la lutte pour la liberté que la cryptographie à clé publique représentait pour la société civile, ce qui était crucial devint clair quand nous avons commencé à gagner.

En 1995, il y a eu un débat à la faculté de droit de Harvard. Nous étions 4 à discuter du futur de la cryptographie à clé publique et de son contrôle. J’étais du côté que je suppose être celui de la liberté, c’est là que j’essaie toujours d’être. Avec moi, à ce débat se trouvait un homme nommé Daniel Weitzner, qui travaille aujourd’hui à la Maison Blanche, et s’occupe de la régulation de l’Internet pour Obama. En face de nous se trouvait le procureur général des États-Unis et avocat dans le privé, nommé Stewart Baker, qui était avant conseiller en chef de l’Agence de la Sécurité Nationale (NSA), ceux qui nous écoutent, et qui dans le privé, aidait des entreprises à gérer ceux qui les écoutent. Il devint ensuite responsable de la politique générale du Département de la Sécurité Intérieure (DHS), des États-Unis, et il est à l’origine d’une bonne partie de ce qui nous est arrivé sur Internet après 2001.

Et donc, nous venions de passer deux heures agréables à débattre du droit à la cryptographie et, à la fin, il y avait une petite fête au club de la faculté de droit d’Harvard, et enfin, après la fin du repas, quand il ne resta plus grand chose sur la table, Stuart dit :

« Allons messieurs, maintenant que nous sommes entre nous, telles des femmes, libérons nos chevelures ». Il n’avait déjà plus beaucoup de cheveux à cette époque mais il les a libérés… « Nous n’emmènerons pas au tribunal votre client, M Zimmermann. La cryptographie à clé publique sera bientôt libre. Nous avons mené une longue bataille perdue d’avance contre elle, mais ce n’était qu’un gain de temps ». Puis il regarda autour de la pièce et dit : « mais personne n’est intéressé par l’anonymat désormais n’est-ce pas ? »

Un frisson me parcourut la colonne vertébrale, et je pensais alors « ok Stuart, désormais je sais que tu passeras les vingt prochaines années à essayer d’éliminer l’anonymat dans la société humaine, et je passerai ce temps à essayer de t’empêcher de le faire, nous verrons bien où cela nous mènera ».

Et cela commence très mal.

Nous n’avons pas intégré l’anonymat quand nous avons construit le net. C’était une erreur dont nous payons maintenant le prix. Notre réseau présume que vous pouvez être suivis par des mouchards en permanence. Et en utilisant le Web, nous avons fabriqué Facebook. Nous avons mis une seule personne au milieu de tous les échanges. Nos vies sociales et nos vies privées sont sur le Web, et nous partageons tout avec nos amis mais aussi avec notre « super-ami ». Celui qui nous trahit à ceux qui le construisent, ceux qui le paient, ceux qui l’aident, ou ceux qui lui donnent les centaines de milliards de dollars qu’il désire.

Nous sommes en train de créer un média qui nous consomme et qui aime ça.

Le but principal du commerce au XXIe siècle est de prévoir comment nous faire acheter des choses. Et la chose principale que les gens veulent que nous achetions, c’est de la dette. Et nous nous endettons, nous nous chargeons de plus de dettes, de plus de doutes, de plus de tout ce dont nous avons besoin sans que nous le sachions jusqu’à ce qu’ils nous disent que nous pensions à ces choses car ils possèdent la barre de recherche, et nous mettons nos rêves dedans.

Tout ce que nous voulons, tout ce que nous espérons, tout ce que nous aimerions savoir est dans la barre de recherche, et ils la possèdent. Nous sommes surveillés partout, tout le temps.

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nos rêves et ils les dévorent !

Au XXe siècle, il fallait construire la Loubianka, il fallait torturer des gens, il fallait les menacer, il faillait les oppresser pour qu’ils vous informent sur leurs amis. Je n’ai pas besoin de parler de ça à Berlin. Au XXIe siècle, pourquoi se donner tant de mal ? Il suffit de construire un réseau social et tous les gens vous fournissent des informations sur tous les autres gens. Pourquoi gâcher du temps et de l’argent avec des immeubles pleins d’employés qui vérifient qui est qui sur les photographies ? Proposez à tout le monde de taguer les amis et bing ! Le travail est fait ! Oups, est-ce que j’ai utilisé ce mot ? Bing ! Le travail est fait !

Il y a une barre de recherche et ils la possèdent, nous y collons nos rêves et ils les dévorent !

Et ils nous renvoient immédiatement qui nous sommes. « Si vous avez aimé ça, vous allez adorer ceci ! » Et c’est le cas.

Ils nous calculent. Ce sont des machines qui le font. Chaque fois que vous créez un lien, vous apprenez quelque chose à la machine. Chaque fois que vous faites un lien à propos de quelqu’un, vous apprenez quelque chose à la machine à propos de cette personne. Il faut que nous construisions ce réseau, il faut que nous construisions ce cerveau, c’est le plus grand but de l’humanité, nous sommes en train de le réaliser mais nous n’avons pas le droit de le faire mal.

Autrefois, les erreurs technologiques étaient des erreurs, nous les commettions, elles étaient les effets non intentionnels de nos comportements fautifs, mais les choses ont changé aujourd’hui.

Les choses qui ne tournent pas bien ne sont pas des erreurs, elles sont conçues comme ça. C’est leur but et leur but, c’est de décoder la société humaine.

Je disais à un responsable du gouvernement des États Unis il y a quelques semaines de cela : « Notre gouvernement s’est mal conduit. Nous avons créé des règles après le 11 septembre. Ces règles disaient : nous garderons les données concernant les gens et parmi ces gens certains seront innocents, ils ne seront suspects de rien ». Ces règles conçues en 2001 disaient :

« Nous conserverons ces données sur des gens qui ne sont suspects de rien pour une durée maximale de cent quatre-vingt jours, après quoi nous les détruirons ».

En mars, au milieu de la nuit, un mercredi, après que tout était éteint, alors qu’il pleuvait, le Ministère de la Justice et le directeur du Renseignement National des États-Unis ont dit :

« Oh, nous changeons ces règles. Un petit changement. Nous disions avant que la durée de conservation des données concernant les personnes non suspectes était au maximum de cent quatre-vingt jours, nous passons à cinq ans. »

Ce qui correspond à l’éternité.

J’ai plaisanté avec l’avocat avec lequel j’étais à New-York, ils ont écrit « cinq ans » dans le communiqué de presse parce qu’ils n’arrivaient pas à avoir le 8 couché dans la police pour le communiqué de presse, sinon ils auraient simplement dit l’infini, qui est ce qu’ils pensaient.

Et donc, voici la discussion que j’ai eue avec un responsable gouvernemental que je connais depuis plusieurs années, qui travaille à la Maison Blanche :

— Vous voulez changer la société américaine.

— Eh bien, nous sommes arrivés à la conclusion que nous avons besoin d’un graphe social complet de la population des États-Unis.

— Vous avez besoin d’un graphe social complet de la population des États-Unis ?

— Oui

— Vous voulez dire que le gouvernement des États-Unis d’Amérique va, à partir de maintenant, tenir une liste des gens que chaque Américain connaît. Est-ce que vous ne pensez pas que cela nécessiterait une loi ?

Il a simplement ri parce qu’ils l’avaient fait dans un communiqué de presse au milieu de la nuit un mercredi pendant qu’il pleuvait.

La criminalisation de la lecture a bien avancé

Si nous n’agissons pas rapidement, nous allons vivre dans un monde où nos médias se nourriront de nous et nous balanceront au gouvernement. Cet endroit sera du jamais vu et si nous le laissons arriver, nous ne verrons plus jamais autre chose que cela. L’humanité aura été ligotée et les médias se nourriront de nous et nous balanceront au gouvernement. Et l’État possèdera nos esprits.

Le futur ex-président de la République française (NdT cette conférence a eu lieu pendant la campagne électorale de 2012 qui opposait MM. Hollande et Sarkozy) a fait campagne le mois dernier sur une proposition selon laquelle il devrait y avoir des peines criminelles contre la visite répétée de sites djihadistes. C’était une menace de criminaliser la lecture en France. Bon, il sera bientôt l’ancien président de la France, mais ça ne signifie pas que ce sera une idée périmée en France. Pas du tout.

La criminalisation de la lecture a bien avancé. Aux États-Unis d’Amérique dans ce que nous appelons les procès terroristes, nous voyons désormais souvent des recherches Google faites par des particuliers utilisées comme preuves de leur comportement criminel. La recherche de la connaissance est devenue une preuve dans les procès de terrorisme organisé. Nous rendons criminel l’acte de penser, lire et chercher. Nous le faisons dans des sociétés soi-disant libres, nous le faisons malgré le premier amendement, nous le faisons en dépit des leçons de notre histoire parce que nous oublions alors même que nous apprenons.

Nous n’avons pas beaucoup de temps. La génération qui a grandi hors du Net est la dernière qui peut le réparer sans violence.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining

Tous les gouvernements de la planète sont tombés amoureux de l’idée qu’ils peuvent faire du datamining (captation et fouille des données) avec leur population. Je pensais auparavant que nous allions combattre le Parti Communiste Chinois durant la 3e décennie du XXIe siècle. Je n’avais pas prévu que nous aurions à combattre le gouvernement des États-Unis d’Amérique ET le gouvernement de la République Populaire de Chine et quand Mme Kroes sera ici vendredi, peut-être lui demanderez-vous s’il faudra la combattre elle aussi.

Les gouvernements sont tombés amoureux du datamining car ça fonctionne vraiment très bien. C’est efficace. C’est efficace pour les bonnes causes autant que pour les mauvaises causes. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre comment fournir des services. C’est efficace pour aider les gouvernements à comprendre quels sont les problèmes futurs. C’est efficace pour aider les politiciens à comprendre comment les votants vont réfléchir. Mais ça rend aussi possible des types de contrôle social qui étaient auparavant très compliqués, très coûteux et très pénibles, avec des méthodes très simples et très efficaces.

Il n’est plus nécessaire de maintenir des réseaux imposants d’informateurs comme je l’ai déjà dit. La Stasi ne vaudrait plus rien si elle était de retour, car Zuckerberg fait le boulot à sa place.

Mais en dehors de la simple facilité à surveiller plus loin que la conservation des données, c’est la pérennité de la vie au-delà du temps de l’oubli : plus rien ne disparaît jamais. Ce qui n’est pas compris aujourd’hui le sera demain. Le trafic chiffré que vous utilisez aujourd’hui dans des conditions de sécurité relative est en attente jusqu’à ce qu’il y en ait suffisamment pour que la crypto-analyse marche, pour que les décodeurs réussissent à le décrypter. Il va falloir que nous revoyions toutes nos règles de sécurité en permanence, car aucun paquet chiffré ne sera plus jamais perdu.

Rien n’est déconnecté indéfiniment, seulement temporairement. Chaque bribe d’information peut être conservée et tout est éventuellement lié à quelque chose d’autre. C’est la logique des responsables gouvernementaux qui disent : « Il nous faut un graphe social robuste de la population des États-Unis d’Amérique. » Pourquoi en ont-ils besoin ? Parce que les points non connectés aujourd’hui seront connectables demain ou l’an prochain ou le suivant. Rien n’est jamais perdu, rien ne disparaît, rien n’est plus oublié.

Donc, la forme primaire de collecte qui devrait nous inquiéter le plus est que les médias nous espionnent pendant que nous les utilisons. Les livres qui nous regardent les lire, la musique qui nous écoute en train de l’écouter. Les moteurs de recherche qui surveillent ce que nous recherchons pour ceux qui nous recherchent et ne nous connaissent pas encore.

Les gens parlent beaucoup des données qui sortent de Facebook : Est-ce qu’elles sortent pour moi ? Est-ce qu’elles sortent pour lui ? Est-ce qu’elles sortent pour eux ? Ils veulent que vous pensiez que la menace est que les données se disséminent. Vous devriez savoir que la menace, c’est le code qui entre.

Sur les 50 dernières années ce qu’il s’est passé dans l’informatique d’entreprise, c’est l’addition de cette couche d’analyse de données au dessus des stockages de données. On la nomme dans l’informatique d’entreprise l’« informatique décisionnelle ». Ce qui signifie que vous avez construit ces vastes stockages de données dans votre entreprise depuis 10 ou 20 ans. Vous disposez uniquement d’informations au sujet de vos propres opérations, vos fournisseurs, vos concurrents, vos clients. Désormais, vous voulez que ces données fassent de la magie. En les combinant avec les sources de données ouvertes disponibles dans le monde, en les utilisant pour répondre à des questions que vous ne saviez pas que vous vous posiez. C’est ça, l’informatique décisionnelle.

L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est là que tous les services de renseignements du globe veulent être.

La menace réelle de Facebook, c’est l’informatique décisionnelle à l’intérieur des données de Facebook. Les stockages de données de Facebook contiennent les comportements, pas seulement la pensée, mais aussi le comportement de près d’un milliard de personnes. La couche d’informatique décisionnelle au-dessus de ça, laquelle est simplement tout le code qu’ils peuvent faire tourner en étant couverts par les règles d’utilisation qui disent « Ils peuvent faire tourner tout le code qu’ils veulent pour améliorer l’expérience ». L’informatique décisionnelle sur Facebook, c’est là que tous les services de renseignements du globe veulent être.

Imaginez que vous soyez une petite organisation de services secrets dans une quelconque pays sans importance. Mettons-nous à leur place et appelons-les je ne sais pas moi, disons, « Korghistan ». Vous êtes les services secrets, vous êtes dans le « business des gens », les services secrets sont le « business des gens »

Il y a plusieurs catégories de gens dont vous avez besoin. Vous avez besoin d’agents, de sources, vous avez des adversaires, vous avez des gens influençables, des gens que vous torturez et qui sont reliés aux adversaires : femmes, maris, pères, filles, vous voyez, ce genre de gens. Donc vous cherchez ces catégories de gens. Vous ignorez leurs noms, mais vous savez à quoi ils ressemblent, vous savez qui vous pourriez recruter en tant qu’agent, vous savez qui sont les sources potentielles, vous connaissez les caractéristiques sociales de vos adversaires, et dès que vous connaissez vos adversaires, vous pouvez trouver ceux qui sont influençables.

Donc ce que vous voulez entreprendre, c’est faire tourner du code dans Facebook. Ça va vous aider à trouver les personnes dont vous avez besoin, ça va vous montrer les personnes dont les comportements et cercles sociaux vous indiquent qu’ils sont ce dont vous avez besoin, qu’il s’agisse d’agents, de sources, quels sont leurs adversaires et qui vous pouvez torturer pour les atteindre.

Donc vous ne voulez pas sortir des données de Facebook. Le jour où ces données sortent de Facebook, elles sont mortes. Vous voulez mettre du code dans Facebook et le faire tourner là-bas et avoir les résultats, vous voulez coopérer.

Facebook veut être un média. Ils veulent posséder le Web, ils veulent que vous cliquiez sur les boutons « J’aime ». Les boutons « J’aime » sont effrayants même si vous n’appuyez pas dessus, ce sont des mouchards sur le Web parce qu’ils indiquent à Facebook toutes les autres pages Web que vous consultez contenant un bouton « J’aime ». Que vous cliquiez dessus ou non, ils ont un enregistrement qui indique : « Vous avez consulté une page, qui intégrait une bouton J’aime » et soit vous avez dit oui, soit vous avez dit non. Mais dans les deux cas, vous avez généré une donnée, vous avez informé la machine.

Or donc, ce média a envie de mieux vous connaître que vous ne vous connaissez vous-même. Or, nous ne devrions laisser personne faire ça. Nous avons combattu pendant mille ans pour l’espace intérieur, cette bulle privée dans laquelle nous lisons, pensons, réfléchissons et devenons non-orthodoxes à l’intérieur de nos propres esprits. C’est cet espace que tout le monde veut nous prendre. « Dites-nous quels sont vos rêves, dites-nous quelles sont vos pensées, dites-nous ce que vous espérez, dites-nous ce qui vous effraie ». Ce n’est pas une confession privée hebdomadaire. C’est une confession 24h/24.

Le robot mobile que vous transportez avec vous, c’est celui qui sait où vous vous trouvez en permanence et écoute chacune de vos conversations. C’est celui dont vous espérez qu’il ne rapporte pas tout à un centre de commande. Mais ce n’est qu’un espoir. Celui qui fait tourner tous ces logiciels que vous ne pouvez ni lire, ni étudier, ni voir, ni modifier, ni comprendre. Celui-là, celui-là même écoute vos confessions en permanence. Quand vous le tenez devant votre visage, désormais, il va connaître votre rythme cardiaque. C’est une appli Android, dès maintenant les changements minimes de la couleur de votre visage révèlent votre fréquence cardiaque. C’est un petit détecteur de mensonges que vous transportez avec vous. Bientôt je pourrai de mon siège dans une salle de classe observer la pression sanguine de mes étudiants monter et descendre. Dans bon nombre de salles de classes aux États-Unis d’Amériques, c’est une information de première importance Mais il ne s’agit pas de moi, bien sûr, il s’agit de tout le monde, n’est-ce pas ? Car il s’agit seulement de données et des gens qui y ont accès. L’intérieur de votre tête devient l’extérieur de votre visage, devient l’intérieur de votre smartphone, devient l’intérieur du réseau, devient le premier fichier du dossier au centre de commande.

Nous avons donc besoin de médias libres sinon nous perdons la liberté de pensée, c’est aussi simple que ça.

Que signifie un média libre ? Un média que vous pouvez lire, auquel vous pouvez penser, auquel vous pouvez faire des ajouts, auquel vous pouvez participer sans être suivi, sans être surveillé, sans qu’il y ait de rapports sur votre activité. C’est ça, un média libre. Et si nous n’en avons pas, nous perdrons la liberté de penser, et peut-être pour toujours.

Avoir un média libre signifie avoir un réseau qui se comporte conformément aux besoins des gens situés à la marge. Et pas conformément aux besoins des serveurs situés au cœur.

Construire un média libre nécessite un réseau de pairs, pas un réseau de maîtres et de serviteurs, pas un réseau de clients et de serveurs, pas un réseau où les opérateurs de réseaux contrôlent tous les paquets qu’ils font transiter. Ce n’est pas facile, mais c’est encore possible. Nous avons besoin de technologie libre. La dernière fois que j’ai donné une conférence politique à Berlin c’était en 2004, elle était intitulée “die Gedanken sind frei” (NdT : Les pensées sont libres — en allemand dans le texte). J’y disais que nous avons besoin de 3 choses :

  • de logiciels libres
  • de matériels libres
  • de bande passante libre.

Maintenant, nous en avons encore plus besoin. Huit années ont passé, nous avons commis des erreurs, et les problèmes sont plus conséquents. Nous n’avons pas avancé, nous avons régressé.

Nous avons besoin de logiciels libres, c’est à dire de logiciels que l’on peut copier, modifier et redistribuer. Nous en avons besoin parce que nous avons besoin que le logiciel qui fait fonctionner le réseau soit modifiable par les personnes qui utilisent ce réseau.

Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçues, sont faites pour vous contrôler. 

La mort de M. Jobs est un événement positif. Je suis désolé de vous l’annoncer de la sorte. C’était un grand artiste et un monstre sur le plan moral, et il nous a rapprochés de la fin de la liberté à chaque fois qu’il a sorti quelque chose, parce qu’il détestait partager. Ce n’était pas de sa faute, c’était un artiste. Il détestait partager parce qu’il croyait qu’il avait tout inventé, même si ce n’était pas le cas. À l’intérieur de toutes ces coques fines portant un logo Apple que je vois partout dans la salle, il y a des morceaux de logiciels libres modifiés pour lui donner le contrôle; rien d’illégal, rien de mal, il respecte la licence, il nous a baisés à chaque fois qu’il pouvait et il a pris tout ce que nous lui avons donné et il a fait des choses jolies qui contrôlent leurs utilisateurs.

Autrefois, il y avait un homme ici qui construisait des choses, à Berlin pour Albert Speer (NdT : un haut responsable du Troisième Reich) son nom était Philip Johnson (NdT : un architecte américain) et c’était un brillant artiste mais un monstre sur le plan moral. Et il disait qu’il était venu travailler pour construire des immeubles pour les nazis parce qu’ils avaient tous les meilleurs graphismes. Et il le pensait, parce qu’il était un artiste, tout comme M. Jobs était un artiste. Mais être artiste n’est pas une garantie de moralité.

Nous avons besoin de logiciels libres. Les tablettes que vous utilisez, que M. Jobs a conçues, sont faites pour vous contrôler. Vous ne pouvez pas modifier le logiciel, il est même difficile de faire de la simple programmation. Ce n’est pas vraiment un problème, ce ne sont que des tablettes, nous ne faisons que les utiliser. Nous ne faisons que consommer le prestige de ce qu’elles nous apportent mais elles nous consomment aussi.

Nous vivons comme dans la science-fiction que nous lisions lorsque nous étions enfants et qui supposait que nous serions parmi les robots. À ce jour, nous vivons communément avec des robots, mais ils n’ont pas de bras ou de jambes. Nous sommes leurs bras et leurs jambes, nous transportons les robots partout avec nous. Ils savent où nous allons, ils voient tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, ils l’écoutent et il n’y a pas de première loi de la robotique. Ils nous font du mal, tous les jours. Et il n’y a aucun réglage pour empêcher ça.

Nous avons donc besoin de logiciels libres. À moins que nous ne contrôlions le logiciel du réseau, le réseau finira par nous contrôler.

Nous avons besoin de matériels libres. Cela signifie que lorsque nous achetons un bidule électronique, il devrait être le nôtre et pas celui de quelqu’un d’autre. Nous devrions être libre de le modifier, de l’utiliser comme il nous plaît, pour garantir qu’il ne travaille pas pour quelqu’un d’autre que nous-même. Bien sûr, la plupart d’entre nous ne modifiera jamais rien, mais le fait que nous pouvons le modifier nous met en sécurité. Bien sûr, nous ne serons jamais la personne qu’ils veulent le plus surveiller.

L’homme qui ne sera pas président de la France pour sûr, mais qui pensait qu’il le serait, dit à présent qu’il a été piégé et que sa carrière politique est détruite non pas parce qu’il a violé une femme de chambre mais parce qu’il a été manipulé après qu’on ait espionné son smartphone. Peut-être qu’il dit la vérité, peut-être que non. Mais il n’a pas tort pour ce qui est du smartphone. Peut-être que c’est arrivé, peut-être que non, mais ça arrivera.

Nous transportons des choses dangereuses avec nous partout où nous allons. Elles ne travaillent pas pour nous, elles travaillent pour quelqu’un d’autre. Nous acceptons cela. Nous devons arrêter.

Nous avons besoin de bande passante libre. Cela signifie que nous avons besoin d’opérateurs réseaux qui sont des transports en commun dont le seul travail est de déplacer les paquets réseaux d’un point A à un point B. Ce sont presque des tubes, et ils ne sont pas autorisés à être impliqués. Il était de coutume, lorsque qu’un colis était transporté d’un point A à un point B, que si le gars chargé du transport l’ouvrait et regardait ce qu’il contenait, il commettait un crime.

Plus maintenant.

Aux États-Unis d’Amérique, la chambre des représentants a voté la semaine dernière que les opérateurs réseaux, aux États-Unis d’Amérique, devaient être intégralement à l’abri des poursuites judiciaires pour complicité d’espionnage illégal avec le gouvernement, pour autant qu’ils l’aient fait « de bonne foi ».

Et le capitalisme signifie que vous n’avez jamais à dire que vous êtes désolé, que vous êtes toujours de bonne foi. De bonne foi, tout ce que nous voulons faire c’est de l’argent M. le Juge, laissez-nous dehors. — Très bien, vous êtes libres.

Nous devons avoir de la bande passante libre. Nous possédons encore le spectre électromagnétique, il appartient encore à nous tous, il n’appartient à personne d’autre. Le gouvernement est un mandataire, pas un propriétaire. Nous devons avoir un spectre que nous contrôlons également pour tous. Personne n’est autorisé à écouter quelqu’un d’autre, pas d’inspection, pas de vérification, pas d’enregistrement, cela doit être la règle. Cela doit être la règle de la même façon que la censure doit disparaître. Si nous n’avons pas de règle pour une communication libre, alors nous réintroduisons de la censure. Qu’on le sache ou non.

Nous avons donc très peu de choix maintenant, notre espace a rétréci et nos possibilités de changement ont diminué.

Nous devons avoir des logiciels libres. Nous devons avoir des matériels libres. Nous devons avoir de la bande passante libre. Ce n’est qu’avec eux que nous pourrons faire des médias libres.

Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de la musique sous surveillance.

Mais nous devons travailler sur les médias aussi, directement, pas par intermittence, pas sans y faire attention. Nous devons demander aux organisations des médias d’obéir à des règles éthiques élémentaires. Une première loi des médias robotiques : ne fais aucun mal. La première règle pour nous est : ne surveille pas le lecteur. Nous ne pouvons pas vivre dans un monde où chaque livre signale chaque lecteur. Si c’est le cas, nous vivons dans une bibliothèque gérée par le KGB. Enfin : amazon.com ou le KGB, ou les deux ! Vous ne pourrez jamais savoir !

Le livre, cet objet imprimé merveilleux, ce premier produit du capitalisme de masse, le livre est en train de mourir. C’est dommage, mais il est en train de mourir. Et le remplaçant est une boîte qui surveillera le lecteur ou non.

Vous vous souvenez qu’amazon.com a décidé qu’un livre de Georges Orwell ne pouvait pas être distribué aux État-Unis d’Amérique pour des raisons de copyright. Ils sont venus et l’ont effacé de chacune de toutes les liseuses d’Amazon où le consommateur avait acheté des copies de La ferme des animaux. « Oh, vous l’avez peut-être acheté mais cela ne signifie pas que vous être autorisé à le lire ». C’est de la censure. C’est de l’autodafé. C’est tout ce que nous avons vécu au XXe siècle. Nous avons brûlé des gens, des maisons et des œuvres d’art. Nous avons combattu. Nous avons tué des dizaines de millions de personnes pour mettre un terme à un monde dans lequel l’État brûlerait les livres, et ensuite nous l’avons regardé se faire encore et encore, et maintenant nous nous préparons à autoriser que cela soit fait sans aucun feu.

Partout, tout le temps.

Nous devons avoir une éthique des médias et nous avons le pouvoir de faire appliquer cette éthique parce que nous sommes encore les personnes qui payent le fret. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent des livres sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec des gens qui vendent de la musique sous surveillance. Nous ne devrions pas commercer avec les sociétés cinématographiques qui vendent des films sous surveillance. Nous allons devoir dire cela même si nous travaillons sur la technologie.

Parce qu’autrement, le capitalisme va agir aussi vite que possible pour rendre nos effort de liberté caducs. Et il y a des enfants qui grandissent qui ne sauront jamais ce que « liberté » signifie.

Nous devons donc la promouvoir, cela va nous coûter un peu, pas beaucoup, mais un peu quand même. Nous allons devoir oublier et faire quelques sacrifices dans nos vies pour faire appliquer cette éthique aux médias. Mais c’est notre rôle. De même que faire des technologies libres est notre rôle. Nous sommes la dernière génération capable de comprendre directement ce que sont ces changements car nous avons vécu des deux côtés de ces changements et nous savons. Nous avons donc une responsabilité. Vous comprenez cela.

C’est toujours une surprise pour moi, bien que ce soit complètement vrai, mais de toutes les villes du monde où j’ai voyagé, Berlin est la plus libre. Vous ne pouvez pas porter de chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong, plus maintenant. Je l’ai découvert le mois dernier en essayant de porter mon chapeau dans l’aéroport de Hong-Kong. « Vous n’y êtes pas autorisé, ça perturbe le système de reconnaissance faciale ». Il va y avoir un nouvel aéroport ici, sera-t-il tellement surveillé que vous ne serez pas autorisé à porter un chapeau parce que cela perturbe le système de reconnaissance faciale ?

Nous avons une responsabilité, nous savons. C’est comme ça que Berlin est devenue la ville la plus libre où j’ai pu me rendre parce que nous savons que nous avons une responsabilité, parce que nous nous souvenons, parce que nous avons été des deux côtés du mur. Cela ne doit pas être perdu maintenant. Si nous oublions, plus aucun oubli ne sera jamais possible. Tout sera mémorisé. Tout ce que vous avez lu, durant toute votre vie, tout ce que vous avez écouté, tout ce que vous avez regardé, tout ce que vous avez cherché.

Sûrement nous pouvons transmettre à la prochaine génération un monde libre de tout ça. Sûrement nous le devons. Que se passera-t-il si nous ne le faisons pas ? Que diront-ils lorsqu’ils réaliseront que nous avons vécu à la fin d’un millénaire de lutte pour la liberté de penser ?

Au final, alors que nous avions presque tout, on a tout laissé tomber, par commodité, pour un réseau social, parce que M. Zuckerberg nous l’a demandé, parce que nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen pour parler à nos amis. Parce qu’on a aimé ces belles petites choses si chaleureuses dans notre main.

Parce que nous n’avions pas vraiment prêté attention à l’avenir de la liberté de pensée ?

Parce que nous avions considéré que c’était le travail de quelqu’un d’autre. Parce que nous avions pensé que c’était acquis. Parce que nous pensions être libres. Parce que nous n’avions pas pensé qu’il restait des luttes à terminer. C’est pourquoi nous avons tout laissé tombé.

Est-ce que c’est ce que nous allons leur dire ? Est-ce vraiment ce que nous allons leur dire ?

La liberté de pensée exige des médias libres. Les médias libres exigent une technologie libre. Nous exigeons un traitement éthique lorsque nous lisons, lorsque nous écrivons, lorsque nous écoutons, et lorsque nous visionnons.

C’est la ligne de conduite de nos politiques. Nous devons conserver ces politiques jusqu’à notre mort. Parce que dans le cas contraire, quelque chose d’autre va mourir. Quelque chose de tellement précieux que beaucoup, beaucoup, beaucoup de nos pères et de nos mères ont donné leur vie pour cela. Quelque chose de tellement précieux que nous sommes d’accord pour dire que c’est la définition de ce qu’est un être humain. Il mourra si nous ne maintenons pas ces politiques pour le restant de nos jours. Et si nous les maintenons, alors toutes les choses pour lesquelles nous avons lutté se réaliseront parce que partout sur la planète, chaque personne pourra lire librement. Parce que tous les Einstein des rues auront le droit d’apprendre. Parce que tous les Stravinsky deviendront des compositeurs. Parce que tous les Socks deviendront des chercheurs en physique. Parce que l’humanité sera connectée et que chaque esprit sera autorisé à apprendre et aucun esprit ne sera écrasé pour avoir mal pensé.

Nous sommes à un moment décisif où nous pouvons choisir de soutenir cette grande révolution que nous avons bâtie bit après bit depuis un millénaire, ou de tout laisser tomber, par commodité, par simplicité de parler avec nos amis, pour la rapidité des recherches, ou d’autres choses vraiment importantes…

Je disais en 2004 ici même et je le redis maintenant : « Nous pouvons vaincre. Nous pouvons être la génération des personnes qui ont terminé le travail de construire la liberté de pensée ».

Je ne l’ai pas dit alors, mais je dois le faire maintenant que nous sommes aussi potentiellement la génération qui l’aura perdue.

Nous pouvons régresser dans une inquisition pire que toutes les inquisitions qui ont jamais existé. Elle n’usera peut-être pas tant de torture, elle ne sera peut-être pas aussi sanguinaire, mais elle sera bien plus efficace. Et nous ne devons absolument pas laisser cela arriver. Trop de gens se sont battus pour nous. Trop de gens sont morts pour nous. Trop de gens ont espéré et rêvé pour ce que nous pouvons encore réaliser.

Nous ne devons pas échouer.

Merci beaucoup.

Questions / Réponses

Q  : Merci. Vous avez dépeint un possible avenir vraiment horrible. Pouvez-vous nommer des organisations ou groupes aux États-Unis d’Amérique qui soutiennent des actions allant dans votre sens, dans votre vision positive de transformer la société ?

R : Pas seulement aux États-Unis d’Amérique mais partout dans le monde, nous avons des organisations qui se préoccupent des libertés numériques. L’« Electronic Frontier Foundation » aux États-Unis d’Amérique, « La Quadrature du Net » en France, « Bits of Freedom » aux Pays-Bas et j’en passe.

Les mouvements pour la liberté numérique sont extrêmement importants. Les pressions sur les gouvernements pour qu’ils obéissent à des règles issues du XVIIIe  siècle concernant la protection de la dignité humaine et la prévention de la surveillance étatique sont cruciales. Malheureusement, le travail sur les libertés numériques contre les gouvernements n’est pas suffisant.

Le mouvement des logiciels libres, La FSF, « Free Software Foundation » aux États-Unis d’Amérique et la « Free Software Foundation Europe », dont le siège est en Allemagne, font un travail important pour maintenir ce système anarchique (sur le mode du “bazar”) producteur de logiciels, qui nous a apportés tant de technologies, et que nous-même ne pouvons contrôler. Et cela est crucial.

Le mouvement « Creative Commons » qui est très ancré non seulement aux États-Unis d’Amérique et en Allemagne mais aussi dans plus de 40 pays autour du monde est aussi extrêmement important parce que les licences « Creative Commons » donnent aux créateurs des alternatives au contrôle excessif qui existe avec le système du copyright, et qui profite à la surveillance des médias.

L’encyclopédie libre « Wikipedia » est une institution humaine extrêmement importante et nous devons continuer de soutenir la fondation « Wikimedia » autant que faire se peut. Sur les cent sites web les plus visités aux États-Unis d’Amérique dans une étude menée par le « Street Journal », sur les cent sites web les plus visités aux États-Unis d’Amérique, seulement un ne surveille pas ses utilisateurs. Je vous laisse deviner qui c’est ? C’est Wikipédia.

Nous avons un énorme travail qui se déroule maintenant à travers le monde dans l’enseignement supérieur. Maintenant que les universités commencent à réaliser que le coût de l’enseignement supérieur doit baisser et que  les esprits vont grandir dans la toile. La « UOC », l’« Open University of Catalonia » est l’université exclusivement en ligne la plus extraordinaire aujourd’hui. Elle sera bientôt en concurrence avec d’autres universités extraordinaires. « MITX », le nouveau programme d’éducation web de la « Massachussets Institute of Technology » va fournir des cours de la plus haute qualité technique, et rendre ses supports de cours existants, accessibles librement (au sens de la culture libre) pour tous, depuis n’importe-où et en permanence. Stanford va adapter une structure de e-learning privateur qui sera le Google de l’éducation supérieure, si Stanford a de la chance.

Nous devons soutenir l’éducation libre sur Internet, et chaque ministère de l’éducation national européen devrait y travailler. Il y a beaucoup d’endroits où chercher des logiciels libres, du matériel libre, de la bande passante libre, et des médias libres.

Il n’y a pas de meilleur endroit pour chercher des médias libres sur Terre, maintenant, que dans cette salle. Tout le monde sait ce qu’il peut faire. Ils le font. Nous devons juste faire comprendre à tous les autres que si nous arrêtons ou si nous échouons, la liberté de pensé en sera le prix et nous le regretterons pour toujours.

Q : Merci beaucoup. Je voulais vous poser une petite question. Est-ce que Facebook, l’iPhone et les médias libres peuvent coexister à long terme ?

R : Probablement pas. Il ne faut pas trop s’inquiéter, iPhone n’est qu’un produit Facebook, il n’est que la version commerciale d’un service. J’ai récemment dit dans un journal à New-York que je pensais que Facebook continuerait d’exister pour une durée comprise entre 12 et 120 mois. Je pense que c’est exact.

Les réseaux sociaux fédérés seront disponibles dans l’avenir. Les réseaux sociaux fédérés sous une forme qui vous permette de quitter Facebook sans quitter vos amis seront disponibles dans l’avenir. De meilleurs moyens de communication sans une tierce partie qui vous espionne seront disponibles dans l’avenir.

La question c’est : « est-ce que les gens vont les utiliser ?»

La Freedom Box vise à produire une pile logicielle qui tiendrait dans une nouvelle génération de serveurs à bas coût et de faible consommation de la taille d’un chargeur de téléphone mobile, et si nous réussissons cette tâche, nous serons capables de connecter des milliards de serveurs web au réseau qui nous serviront à fournir des services concurrents, qui ne violeront pas la vie privée, et qui seront compatibles avec les services existants.

Mais votre téléphone mobile change fréquemment, donc l’iPhone s’en ira, pas de problème. Et les services web sont moins rares qu’ils n’en ont l’air maintenant. Facebook est une marque, ce n’est pas quelque chose dont il faut nous soucier en particulier, il faut juste que nous fassions cela aussi vite que possible

Coexistence ?  Tout ce que j’ai à en dire c’est qu’ils ne vont pas coexister avec la  liberté. Je ne vois pas pourquoi je devrais coexister avec eux.

(applaudissements)

Q : Bonjour, je m’appelle […] du Bangladesh. Merci pour cette présentation formidablement informative et lucide. J’ai participé à l’introduction des emails au Bangladesh au début des années 90. À cette époque les connexions coûtaient très cher. Nous dépensions 30 cents par kB donc un 1MB nous coûtait 300 dollars. Ça a changé depuis, mais c’est toujours très encadré par les instances régulatrices et pour nous sur le terrain, c’est très difficile, car les pouvoirs en place (les gardiens des clefs) ont intérêt à maintenir cet état de fait. Mais dans ce réseau des gardiens des clefs, il y a aussi un réseau entre mon pays et le vôtre. Et à l’heure actuelle, la source de données la plus large en volume est le recensement du Bengladesh, et la société qui le fournit est en lien direct avec la CIA. En tant  qu’opérateurs, que pouvons-nous faire en attendant de pouvoir devenir  des acteurs majeurs ?

R : C’est pourquoi j’ai commencé en parlant des comportements récents des États-Unis d’Amérique. Mon collègue au Centre des Lois de Libertés Logicielles en Inde a passé beaucoup de temps le mois dernier à essayer de faire passer une motion par la chambre haute du Parlement Indien pour annuler la régulation par les services informatiques de la censure du Net Indien et bien sûr la bonne nouvelle c’est que la base de données la plus large en volume dans le monde sera bientôt les scans rétiniens que le gouvernement Indien va exiger, si vous désirez avoir une bouteille de gaz propane ou des choses telles que… l’énergie pour votre maison. Et les difficultés que nous avons rencontrées en parlant aux responsables gouvernementaux indiens sont qu’ils disaient : « Si les Américains peuvent le faire pourquoi pas nous ? » Ce qui est malheureusement vrai.

Le gouvernement des États Unis d’Amérique a réduit cet hiver le niveau des libertés sur Internet de par le monde, dans le sens qu’ils font du datamining (des fouilles de données) sur vos sociétés de manière aussi systématique qu’en Chine. Ils sont d’accord sur le principe. Ils vont tirer les vers du nez à leur population via le datamining et ils vont encourager tous les autres États sur Terre à en faire de même. Donc je suis entièrement d’accord avec vous sur la définition du problème.

Nous ne pouvons plus désormais vivre quelque part, à cette étape de notre histoire, en continuant à penser en termes de pays, à un moment de la mondialisation, où la surveillance des populations est devenue une question globale, et nous avons à travailler dessus en partant du principe qu’aucun gouvernement ne décidera d’être plus vertueux que les superpuissances.

Je ne sais pas comment nous allons pouvoir gérer le Parti Communiste Chinois. Je ne sais vraiment pas. Je sais comment nous  allons gérer le gouvernement américain. Nous allons insister sur nos droits. Nous allons faire ce qui fait sens aux États Unis d’Amérique, nous allons combattre légalement, nous allons mettre la pression, nous allons les bousculer, nous serons partout y compris dans la rue pour en parler.

Et je suspecte que c’est ce qui va se passer ici aussi. À moins que nous changions les structures qui fondent nos sociétés, nous n’avons aucune chance de convaincre les petits gouvernements qu’ils doivent abandonner leurs contrôles.

En ce qui concerne la bande passante, nous allons bien sur devoir utiliser la bande passante non réglementée. C’est à dire nous allons devoir construire autour des normes 802.11 et wifi, entre autres, que les lois ne nous empêchent pas d’utiliser. De quelle manière cela va-t-il permettre d’atteindre les plus pauvres ? Quand est-ce que le système de téléphone mobile sera créé pour atteindre  les plus pauvres ? Je ne sais pas. Mais j’ai un petit projet avec des enfants des rues a Bangalore, je suis en train d’y réfléchir.

Il le faut. Nous devons travailler partout. Si nous ne le faisons pas, nous allons détruire tout ça, et on ne peut pas se le permettre.

Q : Professeur Moglen, Je voudrais également vous remercier. Je reviens de « Transforming Freedom » à Vienne, et je peux vous dire qu’il y a quelques années, je vous ai vu parler sur une vidéo internet au Fosdem.  Et je vous avais vu attirer l’attention sur le rôle de Philipp  Zimmermann, que nous avons aussi essayé d’aider. Et à vous écouter aujourd’hui, je vois que c’est trop lent, et trop peu.

Et je suis stupéfait par deux choses  la première est que le système éducatif, celui de l’Europe, a été fondé par Platon et a été fermé par la force environ mille ans plus tard. Le second départ d’une université européenne était aux alentours du XIe siècle. On verra si on réussira à le faire fonctionner aussi longtemps qu’un millier d’années.

Ma question est : pourquoi est-ce que ce n’est pas profondément ancré dans les structures du système éducatif d’aider la cause dont vous avez parlé aujourd’hui ?

Et pourquoi n’avons nous pas des philanthropes aidant des petits projets fonctionnant avec 3-4000 euros ici et là, bien plus efficacement comme par exemple ce que M. Soros essaie de faire ?

R : Il y a quelques années à Columbia, nous avons essayé d’intéresser l’université à l’état de conservation de la bibliothèque, et j’ai vu plus d’intellectuels reconnus, engagés politiquement, dans ma propre université qu’à aucun autre moment pendant mes 25 ans ici. Leur principale inquiétude était le vieillissement du papier sur lequel était imprimé des doctorats allemands du XIXe siècle, qui contiennent plus de recherches philologiques qu’aucun autre endroit sur Terre.

N’est-ce pas ? Mais c’était des livres du XIXe siècle qu’ils devaient préserver.

Le problème avec la vie universitaire, c’est qu’elle est conservatrice par nature, car elle préserve la sagesse des anciens. Et c’est une  bonne chose à faire. Mais la sagesse des anciens est ancienne, et elle ne prend pas nécessairement en compte parfaitement les problèmes du moment. J’ai mentionné l’UOC parce que je pense que c’est important de soutenir l’Université quand elle se déplace vers Internet et qu’elle s’éloigne des formes d’apprentissage qui caractérise les universités du passé.

Pendant le dernier millénaire, nous avons principalement déplacé les intellectuels vers les livres, et l’université s’est développée autour de ce principe. Elle s’est développée autour du principe que les livres sont difficiles à déplacer, alors que les gens sont faciles à déplacer. Donc on y a amené tout le monde. Maintenant nous vivons dans un monde dans lequel il est beaucoup plus simple de déplacer le savoir plutôt que les personnes. Mais la continuité de l’ignorance est le désir des entreprises qui vendent le savoir.

Ce dont nous avons vraiment besoin est de commencer nous-mêmes à aider le système universitaire à se transformer en quelque chose d’autre. Quelque chose qui permet à chacun d’apprendre, et qui permet d’apprendre sans surveillance.

La Commissaire à la Société de l’Information sera ici. Elle devrait parler de ça. Cela devrait être la grande question de la Commission Européenne. Ils le savent, ils ont sorti un rapport d’il y a 18 mois qui dit que, pour le prix d’une centaine de kilomètres de routes, il peuvent scanner 1/6ème de tous les livres des bibliothèques européennes. Cela veut dire que pour le prix de 600 kilomètres de routes, nous pourrions tous les avoir !

Nous avons construit beaucoup de routes dans beaucoup d’endroits, y compris en Grèce, dans les dix dernières années. Et nous aurions pu scanner tous  les livres en Europe pendant ce temps, et nous aurions pu les rendre disponibles pour toute l’Humanité, sans surveillance.

Si Mme Kroes veut construire un monument à son nom, ça ne sera pas en tant que politicienne au rabais. Elle le fera de cette manière. Et vous allez le lui demander. Moi je serai dans un avion sur le chemin du retour à travers l’Atlantique. Sinon je vous promets que je lui aurais demandé moi même. Demandez-lui pour moi. Dites lui, « ce n’est pas notre faute, Eben veut savoir. Si vous devez blesser quelqu’un, c’est lui ». Vous devriez changer l’Université européenne. Vous devriez la modifier en une lecture sans surveillance. Vous devriez mettre en faillite Google Books et Amazon. C’est une manière capitaliste Nord-américaine anglo-saxonne de jouer des coudes.

Pourquoi est-ce que nous ne rendons pas libre le savoir en Europe, et ne nous assurons-nous pas qu’il n’est pas surveillé ? Cela serait le plus grand pas possible, et c’est en leur pouvoir.

Photo d’Eben Moglen, crédit Re:Publica (CC BY 2.0)