Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (8/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le huitième et dernier segment [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans lequel elle propose à titre de conclusion une série de pistes plutôt positives à suivre pour sortir de la spirale négative du militantisme déconnant.

Nous avons publié un chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres voies pour trouver d’autres façons de faire

Je me suis beaucoup appuyée sur la théorie de l’autodétermination pour analyser et extirper des solutions alternatives au militantisme déconnant, mais c’est juste une perspective parmi d’autres qui pourraient être tout aussi bonnes ; ce n’est pas « la » chose à faire ni « la » perspective qu’il faudrait avoir, bien au contraire. Je l’ai choisie juste parce que je la trouve à la fois suffisamment précise pour entrer dans le détail, et suffisamment libertaire pour que chacun puisse réfléchir à partir de lui-même et non selon ses « règles ». Bref, ce n’est pas une théorie qui ordonne, mais qui laisse le maximum de possibilités et essaye de donner des pistes d’extension à celles-ci, c’est pour cela que j’aime la partager. Mais tout est bon pour trouver d’autres sources d’inspiration.

Rétro-ingénierie du kiff

On pourrait trouver quantité de solutions, d’alternatives, de façons de faire, en analysant dans le détail tout ce qu’on adore, tout ce qui nous a motivés, dans ce qu’on a trouvé de merveilleux et de mémorable. Il s’agit de faire de la rétro-ingénierie du kiff pour tenter de le reproduire un jour au travers de nos activités. Un peu comme le travail de recherche des game-designers lorsqu’ils cherchent les mécaniques qu’ils voudront reproduire dans leur jeu : les conseils de la dev du dimanche sont excellents à ce sujet, et perso je pense qu’on peut les transposer tout à fait à des domaines qui ne sont pas de l’ordre du jeu, si on cherche à créer quelque chose qui générera une expérience motivante :

Journal de bord EP 02 - Coucou, tu veux voir mon pitch ?
Journal de bord EP 02 – Coucou, tu veux voir mon pitch ? Voir sur Youtube

J’ai aussi énormément aimé les méthodes et les façons de penser que j’ai trouvées dans « l’art du game design » de Jesse Shell, « Rules of play » de Katie Salen, et globalement le champ du game-design me fascine parce qu’il nous apprend comment construire une structure – un jeu – qui va motiver au maximum autrui, lui faire vivre des expériences mémorables ou des moments sociaux uniques en leur genre.

Rétro-ingénierie de l’adversaire et bidouillage

L’adversaire, surtout si sa création domine, a réussi un truc. Le problème qu’on peut avoir avec lui c’est que sa création génère de la souffrance, de l’injustice, et/ou sert uniquement des intérêts personnels. Cependant, sa manière de faire a eu une puissance d’influence qu’on peut décortiquer et qu’on peut transformer de façon beaucoup plus profitable. Par exemple, bien que je sois assez anti-pub, je sais que lire les publicitaires à travers leurs manuels a été très utile : par exemple, si je veux retenir quelque chose par cœur, j’emploierais les méthodes qu’ils utilisent pour que le consommateur mémorise un message. On peut faire des lectures, des analyses de l’adversaire et déjà commencer à hacker et transformer ses méthodes. Par exemple, je suis très critique du nudge (manipulation des comportements via le design de l’environnement), d’autant que le nudge est souvent utilisée sous une idéologie néo-libérale, mais je le trouve aussi fun et super intéressant ; récemment un doctorant m’a montré son étude1 où il avait hacké le nudge pour en supprimer l’aspect manipulateur et lui substituer à la place de l’autodétermination. Les résultats ont bien été là, c’était jubilatoire. Tout est transformable, hackable et la bonne nouvelle c’est que ce mécanisme de hack et de transformation est ultra fun à vivre lorsqu’on l’opère, mais aussi lorsqu’on y assiste en tant que spectateur, cela nous libère totalement de la colère, de l’énervement, de l’impuissance, et à la place on trouve du fun et de l’empuissantement.

Tout plaquer pour créer

On peut totalement laisser tomber certaines formes de militance (interpersonnelles) pour se consacrer à créer/œuvrer et cela ne fera pas de nous un moins « bon » militant. On peut se donner pour but de créer de meilleurs environnements sociaux (être ce super collègue, ce pote à qui on peut se confier, ce soutien en qui on a confiance…) ; on peut créer ou aider à créer des trucs et bidules ou évènements funs ; on peut être ce mentor qui apprend tout autant qu’il soutient ; on peut être ce spectateur, ce blogueur, ce journaliste qui voit et repère ce truc qui change la face du monde si on le fait connaître. Résister, c’est créer2 ; et créer c’est changer le monde.

Je sais qu’il y a une espèce de bataille de chapelle militante entre ceux qui pensent que seule la confrontation va amener du changement, et ceux qui veulent incarner/créer le changement dès à présent, accusant l’un l’autre de pas avoir la bonne stratégie (on accuse celui qui crée d’être lâche et de ne pas faire front à l’ennemi ; on accuse celui qui se confronte à l’adversaire d’être violent et de ne pas créer le monde qu’il voudrait voir apparaître), mais en fait tout ceci se superpose, se croise, interagit et il n’y a pas à se complexer de ne pas être en confrontation ou de n’être qu’en confrontation (ou de le reprocher aux autres) : au final, c’est l’interaction en système (parfois invisible) qui est productrice de transformation et changement positifs dans la société, sur le long terme.

Tout empuissanter, y compris sur la base de conflits

Ça se confronte entre alliés, envers les spectateurs, dans le mouvement, il y a donc à trouver des façons de gérer les conflits. Et il y aurait besoin d’un mode qui permette de régler les problèmes en interne sans qu’il y ait par la suite des décennies de ressentiments de la part des uns et des autres, prêts à exploser au moindre faux pas. Il y aurait aussi besoin d’une façon de régler les conflits qui ne soit pas autoritaire, car généralement les mouvements militants (excepté fascistes, d’extrême-droite) n’aiment pas trop la justice punitive. Et l’idéal serait évidemment que cette résolution de conflits soit productrice d’empuissantement et d’autodétermination.

Bonne nouvelle, des militants ont déjà bossé dessus et ont déjà établi des tas de protocoles extrêmement empuissantants permettant de gérer les conflits efficacement, au bénéfice de toute le monde, permettant en plus de prévenir d’autres problèmes : c’est la justice transformatrice. Je vous laisse consulter toutes ces ressources ici :

  • transform harm (transformharm.org/), tout particulièrement les sections « curriculum » de chaque thème (restorative justice, healing justice, etc.) sont emplies de programmes, d’outils très intéressants.
  • Les outils de Creative interventions.
  • Le processus de responsabilisation : un outil absolument génial quelle que soit sa position ou son rôle dans le conflit, qu’on ait été cible d’un comportement qui nous a été pénible ou cause de cette pénibilité, voire témoin du problème, ou auteur de l’offense. Je trouve vraiment que c’est un outil qui permet de décider en toute autodétermination ce qu’on souhaite pour la suite, ce qui pourrait rétablir des liens de confiance, ce qui permettrait de réparer la situation. Vous trouverez les ressources en anglais ici (je l’ai traduit ici également).

D’autres ressources

J’ai été loin d’être exhaustive dans ce dossier, on aurait pu parler de long en large du conformisme et de son pourquoi, davantage de la réactance, des dynamiques narcissiques qui peuvent aussi poser problème dans la militance (il n’y a généralement pas d’argent à gagner dans ces milieux, mais ça peut attirer des profils en quête de notoriété, de personnes voulant se démarquer et dont l’attitude peut s’opposer au travail collectif), et j’aurais pu aussi parler de ce qui y a au cœur des mécaniques militantes fascistes en parlant de l’autoritaire, du dominateur, etc. Donc, voici d’autres sources potentiellement inspiratrices pour un militantisme qui affronterait l’adversaire et augmenterait la cohésion avec les spectateurs et alliés, en créant, en gueulant, en se posant, en jouant et j’en passe ; ces ressources ne sont pas exhaustives non plus3, il y en a certainement des milliers d’autres.

Dans l’histoire ou la philosophie, témoignages, stratégies et paradigmes de désobéissance :

  1. Magda et André Trocmé, Figures de résistance, texteschoisis par Pierre Boismorand, Cerf, 2008.
  2. Semelin Jacques et Mellon Christian, La non-violence, PUF, 1994.
  3. Semelin Jacques, Sans armes face à Hitler, Les arènes, 1998.
  4. James Haskins et Rosa Parks, Mon histoire, Libertalia 2018.
  5. La Boétie, Discours sur la servitude volontaire, Bossard, 1922 (première édition, 1578) Voir Wikipédia.
  6. Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d’humanité, Banalité du mal, banalité du bien, La découverte, 2005.
  7. Samuel P. Oliner, Pearl M. Oliner, The altruistic personnality, rescuers of jews in Nazi Europe, Macmillan USA, 1988 (on en a fait un résumé ici.
  8. Frédéric Gros, Désobéir, Albin Michel, 2017.

Autour du numérique :

  1. Edward Snowden, Mémoires Vives, Seuil, 2019.
  2. Amaëlle Guitton, Hacker : au cœur de la résistance numérique, Au diable Vauvert, 2013.
  3. Nicolas Danet et Frederic Bardeau, Anonymous. Pirates informatiques ou altermondialistes numériques ?, FYP Édtions 2011.
  4. Steven Levy, L’éthique des hackers, Globe, 2013.
  5. Pekka Himanen, L’éthique hacker, Exils, 2001.

De l’activisme :

  1. Srdja Popovic, Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit, et sans armes, Payot, 2015.
  2. Automone A.F.R.I.K.A. Gruppe, Luther Blisset, Sonja Brünzels, Manuel de communication-guérilla, Éditions Zones, disponible en libre accès.
  3. Andrew Boyd et Dave Ashald Mitchell, Joyeux bordel, tactiques et principes et théories pour faire la révolution, Les Liens qui libèrent, 2015 (qui est en fait une partie traduite des tactiques qu’on trouve à libre disposition ici ; le livre en anglais est aussi disponible librement ici, ils en ont même fait un jeu à destinations des militants pour s’aider à construire des actions, par ici.
L’activisme façon Yes men
L’activisme façon Yes men. Voir cette vidéo et celle-ci.


  1. Toussard (2020).
  2. Citation de Stéphane Hessel.
  3. Non pas parce que je suis de mauvaise volonté ou que je censurerais des ouvrages, mais simplement parce que je suis juste une personne qui n’a qu’une poignée d’heures par jour à disposition, donc je ne peux pas tout lire, tout étudier. Je précise cela parce que j’ai déjà eu des militants me reprochant de ne pas citer untel ou untelle.
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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (7/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le septième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle des alternatives sont envisagées et des pistes proposées pour tenter d’échapper à la fâcheuse tendance au militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Que faire à la place de la déconnance ?

On a déjà pu apercevoir dans les points précédents qu’on se mettait à avoir des pratiques déconnantes non pas parce qu’on est persuadé que ce sont de bonnes pratiques, mais davantage malgré nous, parce que nos propres besoins sont sapés (par exemple faute d’avoir son autonomie comblée, on tente de contrôler l’autre, ce qui nous donne une satisfaction ponctuelle de notre besoin de compétence), parce que c’est le modèle de fonctionnement majoritaire dans nos environnements sociaux, parce qu’on manque d’informations, qu’on est surmené, etc.

Viser les besoins fondamentaux et vivre sa motivation intrinsèque

La solution est donc pour casser ce cercle vicieux est de commencer à nourrir les besoins fondamentaux à travers nos activités (tous les conseils dans les cadres jaunes des schémas précédents), tant les nôtres que ceux des autres en même temps. S’ensuivront des motivations de plus haute qualité pour l’activité, et celles-ci vont aussi nourrir en retour nos besoins en un cercle cette fois-ci vertueux. Et quand on aime profondément une activité, on cherche à en décupler le plaisir, donc on tente de la partager, les personnes aimant partager des émotions plaisantes écoutent et sont à leur tour entraînées dans une motivation à cette activité. Le truc serait juste de vivre et de communiquer pleinement sa motivation intrinsèque pour telle activité.

Cette transmission de la joie et du vécu positif pour une activité qu’on a avec une motivation intrinsèque (comme peuvent l’être tous les loisirs actifs, les disciplines qui ont pu passionner des personnes dans le monde) peut se faire dès qu’on lève toute crainte quant au jugement de celles et ceux qui pourraient observer ce vécu joyeux, crainte qui peut potentiellement s’effacer lorsqu’on est concentré dans l’activité elle-même. Généralement les gens perçoivent la passion, ressentent les émotions positives sincères lorsqu’elles sont explicitement vécues, de façon authentique (par exemple, on ne se forcerait pas à transmettre la joie de faire ceci, on serait juste effectivement joyeux de faire cela)1. La plus grande difficulté de ce partage de motivation intrinsèque réside dans la crainte des atteintes à la proximité sociale : être authentique, c’est être à nu, donc s’exposer potentiellement au jugement d’autrui, à son mépris, à son indifférence, à sa future ostracisation. On peut donc avoir des réticences à s’exposer sincèrement, tout particulièrement lorsqu’on a déjà vécu des situations de forte indifférence ou de mépris alors qu’on était pleinement authentique et bienveillant. Cela demande alors un même type de courage qu’un saut du plongeoir, on ne peut que se jeter à l’eau, s’immerger (ici dans le sujet, en vivant totalement avec lui), et nager jusqu’à l’atteinte du but. La crainte du regard d’autrui, son jugement potentiel est mis de côté, on se concentre sur son rapport authentique à sa passion. Vivre pleinement sa motivation intrinsèque et l’exposer n’est pas tant un effort, un travail, mais plutôt une immersion de l’attention qui est telle que les craintes liées au sapage de la proximité sociale sont pour le moment comme hors sujet.

Viser les motivations extrinsèques intégrées

Cependant, on sait aussi tous que la vie n’est pas forcément composée d’activité attractive. Changer la litière du chat, descendre les poubelles, suivre le Code de la route… Je ne connais personne qui ait de motivation intrinsèque pour ces activités, et c’est tout à fait normal parce que celles-ci peuvent avoir intrinsèquement des stimuli aversifs (l’odeur de la litière, des poubelles), demander des actions ennuyeuses qui n’apportent rien (attendre au stop n’est en rien une expérience qui nous apprend quelque chose), etc. De même, sans motivation intrinsèque, certaines activités militantes peuvent être tout aussi répulsives en premier lieu.

Toutefois on peut avoir des motivations extrinsèques intégrées pour ces actions répulsives, et celles-ci sont puissantes, durables sur le long terme et rendant l’acte moins pénible ou coûteux en efforts. On change alors la litière pour maintenir un foyer plus agréable pour ses habitants (y compris pour le chat qui vous remerciera en cessant de vous faire découvrir au petit matin de petites surprises puantes sur le sol du salon), on suit le Code de la route parce qu’on ne veut pas causer d’accident, on trie ses poubelles correctement pour faciliter le travail des éboueurs et de tous ceux qui travaillent sur le traitement des déchets.

Et comme c’est particulièrement intégré en nous, ça ne nous coûte rien de le faire, on ne rechigne pas, on n’a plus besoin d’y penser, on n’a pas de crainte d’être jugé, on ne sent pas de menaces, on n’agit pas par injonction.

L’autre avantage de cette motivation à régulation intégrée, c’est la résistance aux tentatives de manipulation/d’influence néfaste : par exemple, une personne à motivation intégrée pour le tri triera non seulement tout le temps sans que personne n’ait à lui ordonner quoique ce soit, sans qu’il y ait une seule pression, mais plus encore elle ne sera pas influencée par les arguments tentant de la convaincre que c’est pathétique de trier, et elle continuera son comportement. On a donc là une motivation très puissante, potentiellement préventive face aux menaces et aux tentatives d’influence.

Mais comment transmettre ça à un autre, sans être injonctif, saoulant, culpabilisant ?

Une expérience de la théorie de l’autodétermination est assez éloquente à ce sujet :

ℹ ⇢ Koestner et coll. (1984). Au travers d’une expérience sur la peinture avec des enfants, il a été testé différentes façons de présenter une règle consistant à respecter la propreté du matériel. Pour soutenir l’autonomie malgré une imposition de règles, il a été vu qu’il fallait présenter les choses ainsi :

  • Minimiser l’usage d’un langage contrôlant (« tu dois » « il faut »…),
  • Reconnaître le sentiment des enfants à ne pas vouloir être soigneux avec les outils,
  • Fournir aux enfants une justification de cette limite/règle (c’est-à-dire expliquer pourquoi on a voulu que les outils restent propres).

En présentant ainsi les limites de façon non contrôlante, la motivation intrinsèque des enfants pour la peinture était préservée et beaucoup plus haute que dans un cadre contrôlant (c’est-à-dire avec juste l’ordre de ne pas salir les outils, sans justification ni reconnaissance du sentiment de l’enfant).

Si on transpose cela à l’acte militant, vous avez plus de chances de réussir à transmettre un changement d’habitude, une nouvelle pratique qui supplante une ancienne, une alternative, en n’étant pas contrôlant dans son langage : on supprime l’impératif, « il faut » « tu dois ». À la place, on peut mettre « on peut », « il est possible de » ; je trouve que le conditionnel est aussi très doux pour montrer des possibilités. Et un discours non injonctif qui connote l’ouverture à des possibilités est un discours qui permettra d’éviter des comportements réactants.

Reconnaître les émotions d’autrui, c’est soit se mettre en empathie cognitive avec l’autre (par exemple, imaginer ce que peut ressentir un militant antivax), soit essayer de comprendre ses émotions en l’écoutant activement, sans jugement.

Le thread suivant explique formidablement bien comment on peut communiquer avec « l’adversaire » à sa cause d’une façon qui respecte son autonomie, ses besoins (ici c’est la personne antivax, mais ça pourrait concerner un autre sujet, la méthode d’écoute des émotions et besoins serait tout aussi pertinente).

[Thread] Comment parler à une personne Antivax ? – (le) Deuxième Humain – @DeuxiemeHumain

❭ J’ai vu plein de gens parler de leurs proches qui veulent pas se faire vacciner / ont peur des vaccins / pensent qu’il faut pas faire confiance à la médecine, (4:24 PM · 21 mai 2021 · Twitter)

❭ et qui aimeraient bien les faire changer d’avis ou les pousser à se faire vacciner (pour rester en vie), donc voici quelques astuces pour y arriver :

❭ Précision : tout ce dont je vais parler ici concerne les proches / personnes qu’on connait plutôt bien.

❭ Malheureusement faire changer d’avis un·e inconnu·e sur twitter, surtout un sujet aussi chargé émotionnellement, ce n’est souvent pas un objectif réaliste. Mais si tu as de la patience et du temps, tu peux toujours essayer 🙂

❭ Le plus important c’est de ne pas prendre les personnes antivax pour des idiotes. C’est pas parce qu’on est antivax qu’on est plut bête qu’un·e autre.

❭ Et même si c’était le cas : se faire prendre de haut ça n’a jamais fait évoluer personne. Et ça n’a jamais n’a définitivement jamais fait évoluer personne de façon saine.

❭ Ne monopolisez pas la parole : c’est important d’avoir une vraie discussion où vous écoutez sincèrement la personne en face, sinon elle ne va pas avoir envie de vous écouter en retour et vous risquez de parler dans le vide.

❭ Il faut essayer d’avoir un véritable échange, ne placez pas uniquement les sources avec les faits ou statistiques sur les vaccins qui montrent que c’est mieux de se faire vacciner comme si vous étiez en train de jouer aux échecs.

❭ Écoutez. Écoutez. Écoutez. Personne ne « naît » antivax. Il y a toujours une raison derrière.

❭ Ça peut être une histoire personnelle, une peur des « élites », une peur ou une incompréhension de la science derrière les vaccins, une perte de confiance envers la médecine, des positions politiques ou religieuses…

❭ Et si la personne en face ne rentre pas dans les détails, posez des questions. Intéressez-vous sincèrement à la personne face à vous et aux raisons qui ont poussé à être contre les vaccins.

❭ Ça vous aidera à mieux l’aider à comprendre ce sujet et aussi à mieux la comprendre de manière générale dans la vie (et c’est toujours cool d’être plus proche de ses proches).

❭ Tant que vous y êtes : parlez de vous aussi. Pourquoi est-ce que vous êtes d’accord-vax ? (Je viens d’inventer ce mot, j’en suis très fier)

❭ Est-ce que vous avez eu des doutes à certains moments ? Comment avez-vous fait pour vous renseigner ? Qu’est-ce qui vous a fait vous décider ? Pourquoi vous faites-vous vacciner ?

❭ Je passe beaucoup de temps dessus, parce que c’est très important d’avoir une vraie discussion et de ne pas venir avec son Powerpoint, balancer plein de chiffres ou de noms qui font sérieux puis repartir direct.

❭ Et la deuxième étape, après avoir pris le temps d’écouter et de parler posément avec la personne antivax, c’est d’apporter des réponses ou des solutions à ses problèmes.

❭ La personne que vous souhaitez convaincre ne fait pas confiance aux positions du gouvernement parce que, honnêtement, c’est des positions qui changent toutes les 2 semaines c’est chelou ?

❭ Parlez-lui des recommandations de l’OMS-qui ont d’ailleurs plusieurs fois été gentiment ignorées par le gouvernement.

❭ Vous êtes face à quelqu’un qui a peur des effets secondaires potentiels ? Regardez ensemble quels sont les effets secondaires potentiels des vaccins et les effets primaires du Covid (Spoiler : le Covid a l’air franchement plus violent).

❭ Et vous pouvez aussi regarder la liste d’effets secondaires de médicaments courants ou qu’elle prends, pour lui montrer que ça n’est pas si différent et qu’il s’agit de cas rares. Ils existent, mais sont rares.

❭ Quelqu’un ne veut pas se faire vacciner parce que « c’est chiant je sais pas comment faire avec internet et tout » ? Vous pouvez l’aider à prendre rendez-vous, le faire pour elui voire même l’accompagner si vous êtes disponible !

❭ Rien que proposer de prendre des rendez-vous au même moment ça peut motiver certaines personnes qui n’étaient pas sûres : avec l’effet de groupe on se dit « allez, tant qu’on y est ! » et c’est toujours plus rassurant d’y aller à plusieurs, surtout avec des proches.

❭ Storytime : Quelqu’un dans ma famille (anonymysé·e pour des raisons d’anonymat) vient d’un pays où il y a littéralement eu des tests de vaccins et médocs faits sur la population « pour voir si ça fonctionne bien avant de les envoyer dans les pays riches ».

❭ Allez savoir pourquoi, cette personne n’a pas super méga confiance en la vaccination contre le Covid du coup. Et bah on va se faire vacciner avant elui, comme ça iel pourra voir si on va bien et aller se faire vacciner en ayant confiance.

❭ Le plus important c’est d’écouter les besoins ou peurs des personnes et les aider à les surmonter -et ça, quels que soient ces problèmes et ces peurs, même si elles nous paraissent ridicules : un peu de compassion punaise !

❭ Félicitations, vous êtes arrivé·es à la fin de ce thread ! Pour fêter ça vous pouvez le RT où l’envoyer à des gens que ça pourrait aider. Et pour me soutenir vous pouvez aller sur https://utip.io/vivreavec , ça nous soutient Matthieu et moi !

Source Twitter.

⚒ Concernant la justification rationnelle à apporter sur « pourquoi » selon le militant il faudrait changer de comportement (ne plus employer tel mot, tel logiciel ; porter le masque, se faire vacciner, ne pas croire ceci, etc.), des méta-analyses révèlent celles les plus convaincantes :

ℹ ⇢ Steingut, Patall et Trimble (2017) ont fait une méta-analyse de 23 expériences portant sur le soutien à l’autonomie qui fournissait une explication ou une justification rationnelle sur la tâche à faire. Ils ont découvert que cette explication augmente la valeur perçue de la tâche, mais peut parfois générer un effet négatif sur le sentiment d’être compétent. En effet, toutes les explications n’ont pas la même valeur autodéterminante, et peuvent être classées en 3 types :

  • contrôlantes : le comportement est dit important pour des raisons externes, tel que « cela vous rapportera de l’argent, une promotion », ou concernant l’apparence physique ou canalisant le sentiment de culpabilité ;
  • autonomes : le comportement est dit important pour soi, ses valeurs personnelles, son développement personnel « cela améliorera votre mémoire/votre indépendance/votre esprit critique… » ;
  • prosociales : le comportement est dit important pour autrui, « cela va apporter du confort et du bien-être à vos proches/aux personnes présentes ».

C’est lorsque l’explication ou la justification est prosociale que le comportement est ensuite le plus efficace, avec une meilleure motivation autonome, un meilleur engagement.

Autrement dit, l’humain étant un animal social, il est davantage motivé de suivre un comportement qui va clairement montrer que ça aide un autre humain ; ça le motive plus que les récompenses, l’argent, l’évitement de la culpabilité, ou la croissance de ces capacités ou compétences personnelles. À mon avis, cette justification prosociale, pour être transmise efficacement, pourrait être formulée au plus concret et proximal possible : dire que le tri des déchets va sauver l’humanité ne sera pas une justification qui motivera le locuteur à changer son comportement, par contre dire que ça facilite le travail de l’éboueur qu’on peut croiser de temps en temps dans sa rue sera bien plus efficace. Parce que la réussite « sauver le monde » est à la fois un défi trop important, quand bien même il serait réussi, il n’y aurait pas de feedback de réussite direct (« ah vous êtes le type qui avait eu une pratique écologique parfaite et depuis nous n’avons plus de pollution, merci beaucoup ! ») ; alors que voir les éboueurs de bonne humeur dans la rue parce qu’il n’y a pas de problème avec les poubelles et les déchets tels que les gens en ont pris soin, est un feedback directement visible, appréciable, concret.

Soutenir l’autonomie (en n’étant pas contrôlant, en donnant des explications rationnelles et prosociales) est stratégiquement le plus approprié si on souhaite transmettre à la personne l’adoption d’un comportement à long terme, qui peut potentiellement « déborder » (Spill Over effect), c’est-à-dire entraîner un comportement analogue (par exemple on apprend un comportement écologique de tri, la personne va faire déborder ce comportement par elle-même en commençant à faire attention à sa production de déchets).

ℹ ⇢ Dolan et Galizzi (2015) ont constaté que cet effet de débordement est au plus fort lorsque les interventions visent la motivation intrinsèque ; et inversement, les interventions basées sur l’augmentation de la culpabilité ont les effets les plus négatifs.

La motivation intrinsèque + la motivation intégrée sont le carburant des résistants et génèrent, selon les situations, un courage, une créativité rebelle et une puissance exceptionnelle, qu’eux-mêmes ne comprennent pas quand elles adviennent2. En cela, il me semble que ce sont les motivations qu’on pourrait davantage tenter de nourrir lorsqu’on est militant ou engagé, puisqu’une seule personne avec une telle motivation peut transformer toute une situation concernant des centaines d’autres.

Un militantisme autodéterminateur plutôt que contrôlant

La théorie de l’autodétermination donne des outils vraiment très accessibles, testables, qui ont déjà démontré une forte efficacité. Mais avant de trop nous emballer, il y a malheureusement à se rappeler que même la militance la plus efficace ne pourra réparer immédiatement tout le mal que des décennies d’environnements sociaux déconnants ont pu générer, ni même réussir à combler les besoins d’individus qui sont encore aux prises d’environnements sociaux sapants. Un oncle peut arriver à rendre joyeux et libre son neveu, mais si l’enfant est battu par ses parents dès qu’il les retrouve, tout le travail de nourrissement des besoins par l’oncle est réduit en miettes. Parfois la meilleure aide à apporter à autrui est de l’aider à fuir des environnements sociaux destructifs, que ce soit la famille maltraitante, le travail où il y a harcèlement, ce village où il n’y a que surveillance, mépris et solitude, etc. Cet exemple peut apparaître éloigné des situations de militance, mais pas tant que ça : lorsqu’on discute, qu’on tente de comprendre l’adversaire ou le spectateur voulant rester dans sa routine et ne rien changer, ceux-ci nous décrivent rapidement des environnements sociaux dans lesquels ils sont sous emprise, parfois de manière très complexe, et dont on peut difficilement les aider à s’extirper pour de meilleurs environnements sociaux (par conséquent, le changement de comportement qu’on propose peut apparaître à la personne comme un effort trop grand, ou ridicule par rapport à la souffrance vécue).

Cependant, pour reprendre cette métaphore familiale, cet oncle qui aura rendu heureux cet enfant maltraité, quand bien même il n’a pas réussi pour le moment à trouver une solution pour libérer cet enfant, lui a tout de même offert un modèle d’environnement social sain, lui aura montré que les choses peuvent fonctionner d’une bien meilleure façon. Cet acte n’est absolument pas anodin, au contraire, il permet d’aider l’enfant à ne pas intérioriser le modèle maltraitant comme étant la bonne chose à reproduire (puisque le modèle concurrent est producteur de bonheur), et ça c’est extrêmement important pour le futur, pour son développement.

Voilà pourquoi ça vaut le coup d’essayer de nourrir les besoins fondamentaux des personnes, surtout dans un travail engagé/militant, quand bien même on n’arrive pas dans l’immédiat à résoudre les grands problèmes, ni à changer aucun comportement ou à convaincre. Il ne s’agit pas de placer un arbre de force, mais de distiller quelques graines ci et là. Si on a nourri un peu les besoins de la personne par notre écoute, c’est déjà beaucoup, parce que c’est montrer concrètement qu’un environnement social peut être nourrissant. Pour donner un exemple concret, des discussions sympas peuvent amener un adversaire à abandonner une idéologie qui le ravageait et se transformer : un incel3 raconte comment le fait d’avoir des discussions banales avec des féministes et autres personnes non-incel lui a apporté quelque chose de libérateur. Le fait de rencontrer d’autres environnements sociaux ne fonctionnant pas de la même manière peut constituer une expérience paradigmatique qui les transforment :

« Quand j’étais un incel je ne sortais jamais. Je n’avais jamais mis un pied dans un bar, un club, je ne connaissais rien de ce style de vie. Du coup, c’était facile de croire tout ce qui se racontait en ligne sur les bars, les clubs, les femmes, parce que je n’avais aucun élément de comparaison issu de la réalité qui m’aurait permis de séparer le vrai du faux.

La première fois que j’ai été dans un bar, j’ai vu un mec faisant bien 10 centimètres de moins que moi et le double de mon poids, installé dans le carré VIP avec plein de femmes sexy gravitant de son côté. Voir ça, ça a anéanti ma vision du monde. Parce que si on en croit la communauté des incels, ce que faisait ce mec, là, c’était littéralement impossible.

En gros, j’ai remplacé ce que j’ai appris des incels par des connaissances tirées d’expériences réelles. » (tiré de reddit.com, traduit par Madmoizelle.com)4.

Voilà ci-dessous tout ce que la théorie de l’autodétermination conseille pour nourrir les besoins et tout ce qui pourrait aider la personne à s’autodéterminer ; il y a aussi tout ce qu’il y a à ne pas faire car cela sape l’autodétermination, envoie les individus vers des motivations de basses qualités. Cependant, si vous êtes autoritaire et si vous visez le contrôle des individus afin d’en faire des pions, que vous avez d’énormes moyens afin de développer ce mode de contrôle (par exemple installer une surveillance massive de tout instant, embaucher de nombreux militants injonctiveurs tels que des chefs, sous-chefs, surveillants, contremaître, black hat trolls5, etc.), évidemment il serait incohérent de suivre les conseils autodéterminateurs puisque cela irait contre vos buts. À noter que ce ne sont pas des conseils juste lancés comme ça, tout a été testé par des expériences et études répliquées.

Recommandations de la SDT pour viser l’autodétermination (= motivation intrinsèque + motivation intégrée + besoins fondamentaux comblés + orientation autonome)
Ce qui aide à l’autodétermination et au bien-être des individus dans les environnements sociaux. (Environnements autodéterminants) Ce qui empêche l’autodétermination, contribue au mal-être, et pousse les individus à être pion dans les environnements sociaux (Environnements contrôlants)
• Viser le bien-être
• Viser le comblement des besoins
• Chercher à ce que les individus soient autodéterminé, puissent s’émanciper grâce à nos apports ou être libres dans la structure (viser la préservation, le developpement, le maintien de la motivation intrinsèque, la régulation identifiée/intégrée, l’orientation autonome, l’amotivation pour les activités/comporte-ments sapant les besoins des autres/de soi)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations intrinsèques, montrer les possibilités de la situation
• Viser le mal-être
• Viser la frustration des besoins pour mieux déterminer son comportement/ses idées…
• Chercher à déterminer totalement les individus, a avoir un contrôle total sur eux (orientation contrôlée/impersonnelle, pas de motivation intrinsèque, introjection, régulation externe, amotivation pour les activi-tés/comportements nourrissant ses ou les besoins des autres)
• Formuler, transmettre, encourager et nourrir les buts et aspirations extrinsèques, éliminer/nier buts intrinsèques, montrer les impossibilités et les contrôles de la situation
Concevoir un environnement favorisant l’autonomie Concevoir un environnement contrôlant
• transmission autonome de limites (pas de langage contrôlant ; reconnaissance des sentiments négatifs ; justification rationnelle et prosociale de la limite)
• proposition et soutien de vrais choix, pas simplement des options interchangeables
• fournir des explications claires et rationnelles
• permettre à la personne de changer la structure, le cadre, les habitudes si cela est un bienfait pour tous
• ne pas condamner les prises d’initiatives
• modèle horizontal, autogouverné, en appuyant sur le pouvoir constructif de chacun
• punitions
• transmission contrôlée des limites (langage contrôlant, déni des émotions, absence de justification)
• récompenses (conditionné à la performance, conditionnelles)
• mise en compétition menaçant l’ego
• surveillance
• notes / évaluations menaçant l’ego
• objectifs imposés/temps limité induisant une pression
• appuyer sur la comparaison sociale
• évaluation menaçant l’ego
• modèle de pouvoir hiérarchique, en insistant fortement sur son pouvoir dominant
Concevoir un environnement favorisant la proximité sociale Concevoir un environnement niant le besoin de proximité sociale ou uniquement de façon conditionnelle
• faire confiance
• se préoccuper sincèrement des soucis ou problèmes de l’autre
• dispenser de l’attention et du soin
• exprimer son affection, sa compréhension
• partager du temps ensemble
• savoir s’effacer lorsque la personne n’a pas besoin de nous
• écouter
• ne jamais faire confiance
• être condescendant, exprimer du dédain envers les personnes
• terrifier les personnes
• montrer de l’indifférence pour les autres
• instrumentaliser les relations
• empêcher les liens entre les personnes de se faire
• comparaison sociale
• appuyer sur les mécanismes d’inflation de l’ego (l’orgueil, la fierté d’avoir dépassé les autres)
Concevoir un environnement favorisant la compétence Concevoir un environnement défavorisant la compétence ou n’orientant que la compétence via la performance
• être clair sur les procédures, la structure, les attentes
• laisser à disposition des défis/tâches optimales, adaptables à chacun
• donner des trucs et astuces pour progresser
• permettre l’autoévaluation
• si besoin, proposer des récompenses « surprises » et congruentes (sans condition)
• donner des feed-back informatif, positif ou négatif, mais sans implication de l’ego.
• ne pas communiquer d’attentes claires, ni donner de structures ou procédures concernant les choses à faire
• donner des taches et défis inadaptés aux compétences des personnes voire impossible.
• Évaluer selon la performance
• donner des feedback menaçant l’ego de la personne (humiliation, comparaison sociale)
• donner des feedback flous sans informations
• traduire les réussites et échecs en terme interne allégeant.
• feed-back positif pour quelque chose de trop facile
• valoriser les signes extérieurs superficiels de réussite


  1. Les recherches sur l’autodétermination démontrent que généralement les gens détectent et jugent très positivement les personnes à motivation intrinséque, passionnées, et souhaitant empuissanter autrui. Leur propre motivation intrinsèque augmente aussi via l’exposition à ces profils (que ce soit la ou le conjoint·e, les professeur·es, les coachs, les superviseurs, etc.). Cependant, s’ils sont contrôlants, sapent l’autonomie, cela ne marche pas du tout et fait l’effet inverse. Cf Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981) ; Ryan et Grolnick (1986) ; Deci et Ryan (2017).
  2. Dans Un si fragile vernis d’humanité, banalité du mal, banalité du bien, Michel Terestchenko rapporte comment un routier, voyant une situation où un groupe de Juifs allait se faire expulser ou incarcérer en camp, s’est d’un coup fait passer pour un diplomate auprès des nazis et a pu interdire aux autorités de nuire à ce groupe. Il a fait ça sans l’avoir prémédité. On trouve quantité d’actes non prémédités d’altruisme hautement stratégique et très efficace également dans « Altruistic personnality » des Oliner (dont on a traduit des morceaux ici ; globalement, cela semble dû à un altruisme à motivation intégrée, ou à une amotivation autodéterminée à faire du mal qui a été forgée dans le passé, notamment grâce au fait que les désobéissants aient eu au moins un proche ou un ami nourrissant leurs besoins fondamentaux et présentant concrètement des actes altruistes.
  3. Idéologie anti-femme / anti-couples qui considère (entre autres) que seuls certains hommes exceptionnellement beaux ou riches attireront les femmes, donc qu’ils seront célibataires à jamais. Il y a aussi chez eux un rejet des femmes non-blanches et/ou non-blondes, un rejet des femmes ne suivant pas un modèle traditionnel (par exemple, si elles travaillent, si elles ont fait des études), un rejet du fait qu’elles puissent être des personnes (l’incel considére que s’il rend service à une femme, elle doit coucher avec lui ; il y a une infériorisation de la femme et une objectivation). Ils disent haïr les femmes tout en disant crever d’envie d’être en couple avec elles. Les incels ont commis des tueries de masse à l’encontre des couples et des femmes, cf. le listing sur Wikipédia (il est malheureusement régulièrement mis à jour).
  4. Ici aussi : Jack Peterson, Why i’m leaving incel (Youtube) ; Nina Pareja, « un incel repenti regrette le manque d’ironie du mouvement masculiniste », Slate.fr, 2018 ; et un article du Guardian.
  5. Ou « farfadet de la dialectique à chapeau noir ». Ceci n’est pas un terme de l’Académie française pour troll, mais une proposition d’un internaute qui a répertorié d’autres propositions ici.

(à suivre…)

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Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (4/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le quatrième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine ce qui est au cœur du militantisme déconnant : la destruction des besoins fondamentaux que sont l’autonomie, la compétence et la proximité sociale.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant, un sapage des besoins fondamentaux ?

On pourrait encore arguer que même si tout ceci ressemble à un sabotage de l’OSS, il n’en reste pas moins que les cibles finissent par adopter les bons mots, par faire attention à leurs comportements, sont plus « pures » dans leurs pratiques. Il y a plus de perfection, plus de conscienciosité, un tri dans les membres les plus capables de conscienciosité vertueuse, le combat ne comporte plus ces zones grises portées par ses membres les plus faillibles. On aurait en quelque sorte une « éducation » parfaite où seuls les meilleurs resteraient en course et obtiendraient leur diplôme de « militant méritant sa place », une élite de chevaliers blancs à l’alignement « loyal bon », qui serait ensuite la plus à même de partir en croisade en ne laissant rien passer.

Horreur des croisades
Les croisades étaient hautement « impures », c’était un bain de sang et une multitude d’horreurs que je n’oserais même pas rapporter tant c’est insupportable… Dans The psychology of genocide, massacre, and extreme violence : why normal people come to commit atrocities, Donald D. Dutton a donné tous les détails de ces horreurs si cela vous intéresse ; mais à choisir (et pour éviter la dissociation, les traumatismes) je vous conseille la biblio de Semelin qui explique de façon moins traumatique les mécanismes de haute violence, génocidaire.

Cependant, ces techniques, en plus de saboter l’efficacité d’un mouvement, sapent aussi les besoins psychologiques fondamentaux de ceux qui en sont cibles (spectateurs, alliés, adversaires). Ces techniques, notamment lorsqu’elles sont employées par des militants ne voulant pas saboter (mais le faisant néanmoins malgré eux, avec une justification de pureté) sont aussi révélatrices que leurs besoins psychologiques fondamentaux sont peut-être sapés, et que c’est pour cela qu’ils adoptent ces techniques dysfonctionnelles.

La théorie de l’autodétermination1, issue de la psychologie sociale de la motivation, a sélectionné trois besoins psychologiques fondamentaux chez l’humain qui, lorsqu’ils sont comblés par un environnement social, vont l’aider à se développer de façon autodéterminée (et aucunement selon un modèle préétabli par des normes). La personne autodéterminée évolue, développe des motivations puissantes, dans un bien-être qui a un impact positif sur la société (les autodéterminés vont chercher à susciter l’autodétermination et le bien-être chez les autres, ils sont très motivants, prosociaux, altruistes et n’ont pas peur de s’exposer à des adversaires très effrayants).

La théorie de l’autodétermination
La théorie de l’autodétermination

Autrement dit, un militant autodéterminé serait bienfaiteur dans un mouvement parce qu’il va transmettre sa motivation, soutenir les alliés, comprendre comment informer les spectateurs sans les démotiver, avoir assez de courage pour prendre le risque de se confronter à l’adversaire/l’adversité.

Mais pour espérer développer son autodétermination, il est nécessaire que quelques environnements sociaux nourrissent ces trois besoins fondamentaux, que sont l’autonomie, la compétence, la proximité sociale. Est-ce que le militantisme puritain2 y répond ?

L’autonomie

☸ C’est pour l’individu être à l’origine de ses actions, pouvoir choisir, pouvoir décider, ne pas être contrôlé tel un pion. Cela ne veut pas dire être indépendant, vivre seul : on peut être dépendant d’autrui tout en étant autonome ; par exemple, on peut être dépendant d’autrui pour se nourrir (c’est-à-dire ne pas cultiver sa propre nourriture, et devoir aller en acheter) tout en étant autonome (on choisit ces lieux de vente de nourriture selon ses valeurs, on décide de consommer ceci et pas cela, etc.). C’est différent aussi du fait de vivre une situation de liberté : on peut vivre objectivement une situation où toutes nos fantaisies seraient possibles, où personne ne nous contraint à quoi que ce soit et nous laisse décider, mais pour une raison ou une autre, on ne parvient pas à faire ce qu’on voudrait faire, on n’arrive pas à décider quoi faire, etc.

Lorsqu’un individu nous injonctive « tu dois/tu ne dois pas ; il faut/il ne faut pas ! » le besoin d’autonomie est sapé parce qu’on se sent sous contrôle de l’autre. Même si on refuse cette injonction, on sent qu’on réagit automatiquement, et non selon notre propre décision ; pensez à l’ado à qui on interdit de regarder tel film et qui, dès qu’il le pourra, ne saura résister à l’envie de le visionner, aurait-il eu envie de voir ce film si on ne le lui avait pas interdit en premier lieu ? Moi-même je n’ai jamais eu autant envie de sortir que lorsque le premier confinement a été mis en place.

C’est ce qu’on nomme la Réactance.

La réactance
La réactance. Hacking Social. Sur Peertube, sur Youtube, sur Vimeo

On réagit automatiquement à l’interdit, au censuré, à l’inaccessible, en voulant y accéder encore plus parce que l’injonction est un sapage de notre besoin d’autonomie. On veut pouvoir décider, choisir, être libre, maintenir ouvertes des possibilités, donc dès lors qu’un environnement social coupe un pan de possibilités, surtout sur le ton de l’injonction, automatiquement on peut vouloir faire l’exact inverse. Le militantisme puritain déconnant va donc probablement nous pousser à faire l’inverse de ce qu’il recommande, à cause de la réactance. Par exemple, si un créateur sur la toile ne cesse de recevoir des injonctions militantes l’incitant à rejoindre telle plateforme libre, cette insistance catégorique fera office de repoussoir : le créateur associera ces injonctions déplaisantes à la plateforme vantée et s’en détournera définitivement alors qu’il était pourtant à la base pleinement ouvert à l’idée de s’y installer. Donc sa stratégie est totalement contre-productive et sabote la croisade du militant puritain, sauf s’il visait secrètement à énerver tout le monde.

L’injonction faite à autrui, lorsqu’il ne demande pas à être évalué, guidé, est une tentative de contrôle de son comportement et, que le militant le conscientise ou non, ça va saper la personne visée. Par conséquent, l’injonctivé va soit réagir d’une façon réactante, ou à terme voir l’injonctiveur et les valeurs qu’il porte en ennemi (qui aime les grammar nazis et leur « combat » ?) ; soit l’injonctivé va obéir, mais avec du mal-être (cette sensation déplaisante dans le ventre, cette gêne qui nous donne l’impression d’avancer à reculons, ce sentiment contradictoire où on accepte à la fois de se lancer dans un projet tout en espérant secrètement pouvoir emprunter dès que possible la première porte de sortie). Il va alors se sentir pion, s’inférioriser, culpabiliser, avoir honte, puis autocontrôler son comportement avec un stress et une pression qu’il aura intériorisés. C’est ce qu’on appelle une introjection (qu’on expliquera plus tard en détail) et qui génère une motivation très médiocre pour le combat, peu efficace, créant plus de mal-être chez les personnes, n’étant pas durable dans le temps et peu efficace.

Mais l’autonomie n’est pas uniquement sapée par les injonctions : toutes les manœuvres autoritaires qui vont tenter de contrôler l’individu, qui sont perçues comme des contrôles, vont le saper et en conséquence provoquer soit une obéissance « introjectée » soit une réactance, mais certainement pas une motivation de haute qualité (par exemple, devenir si fan d’orthographe que corriger des erreurs générerait un plaisir et une efficacité aussi intenses que si on jouait à un jeu vidéo).

Parfois, selon le niveau de violence de la tentative de contrôle, de sapage de l’autonomie de l’autre, cela peut conduire l’individu à une amotivation totale, et détruire tout élan. Je me rappelle un informaticien avec qui j’avais échangé par mail, passionné par le domaine, avec ce genre de passion qui éveille une vocation et guide votre vie. Il avait perdu toute motivation après avoir connu une entreprise extrêmement pressante, injonctive, harcelante. De même dans l’enseignement, Gull me rapportait avoir entendu de nombreux collègues qui avaient le cœur à l’ouvrage à leur entrée dans la profession, des projets plein les yeux, une motivation inébranlable… et qui, à force de contrôles sur leur travail, de nouvelles procédures à respecter, de surveillance et d’évaluation, de refus ou de complication de la part de la hiérarchie et des parents qui semblaient savoir mieux qu’eux comment faire cours, avait perdu toute motivation, ne proposaient plus aucun projet, parfois quittaient l’enseignement ou attendaient impatiemment, pour les plus anciens, la retraite. L’autoritarisme, le contrôle, détruisent l’élan des personnes qui étaient les plus susceptibles d’être extrêmement performantes si on les avait laissées tranquilles.

L’injonction ne fonctionne que pour se faire obéir sur le court terme, mais reste néanmoins utile dans une situation de haut danger : quand un pompier vous hurle de vous éloigner de ce trottoir parce qu’il y a un feu à proximité, il y a tout intérêt à ne pas être réactant. Et c’est exactement pour cette raison aussi que je pense que les militants n’ont pas nécessairement une volonté malsaine de contrôle des autres, et qu’ils ne cherchent pas à dominer lorsqu’ils ordonnent : pour eux, il y a un feu que personne ne voit et ils endossent le rôle de pompier. Ils peuvent être comme ça pour des raisons de surmenage, de climat social menaçant3, ou comble du comble, parce que leur propre besoin d’autonomie est sapé… Effectivement, tenter de contrôler l’autre, c’est décider, faire un choix, agir : le militant puritain peut se sentir ponctuellement comme restauré dans son autonomie, dans son besoin de compétence quand il contrôle l’autre. Cependant comme cela ne mène généralement à rien, il va recommencer sans cesse pour sentir à nouveau cette petite dose de satisfaction, le plongeant dans un cercle infini ou rien ne se règle, ni ses besoins, ni les besoins d’autrui, ni les buts de la militance. C’est assez proche d’une mécanique d’addiction au final : le militant a trouvé un moyen de satisfaire un besoin, sauf que la solution n’est qu’illusoire (comme le shoot d’une drogue qui finira par disparaître), que le besoin n’est jamais comblé, donc la personne insiste encore plus fort dans sa stratégie illusoire, ça ne donne rien, il continue plus fort, etc. C’est un cercle vicieux qui ne prendra fin que lorsqu’une voie totalement différente sera envisagée.

L’autre raison de ces tentatives de contrôle d’autrui chez les militants puritains sapant l’autonomie des personnes (et frustrant leurs propres besoins) s’explique tout simplement parce que quasi tous nos environnements sociaux fonctionnent de la sorte : école, travail, champ politique, champ culturel, messages médiatiques… Tous injonctivent, ordonnent des comportements, y compris hautement contradictoires4, alors on pense que c’est la chose à faire pour changer les comportements des autres afin qu’ils soient plus vertueux. On valorise le « bon » comportement en le rehaussant dans une espèce de hiérarchie sociale, voire en le récompensant, et le mauvais est infériorisé et puni. On reproduit ce modèle de contrôle par crainte d’être en bas de cette pyramide ou pour rester en haut, garder une valeur, ne pas être ostracisé, parce qu’il n’y a que très peu d’environnements où les choses fonctionnent différemment. En cela, la militance déconnante reproduit les logiques dominantes, et pourrait perdre son titre de déconnante ou de puritaine pour celle de conformiste.

Voici un petit schéma qui résume le besoin d’autonomie avec ce qui le menace ou le soutient :

Autonomie
Par supervision, on peut entendre toute personne qui va tenter d’avoir une influence sur le comportement de l’autre. On peut menacer l’autonomie en étant contrôlant (cadre mauve à gauche), mais même si je n’en parle pas dans cet article, on peut aussi la saper en étant manipulateur (cadre marron en bas). En militance déconnante, ça pourrait être perçu par la cible comme de la manipulation. Par exemple, une injonction enrobée dans des étiquetages positifs « toi qui es si engagé, tu devrais être exclusivement sur PeerTube », que ça soit volontairement manipulateur ou non, pourra être perçu par la cible comme une tentative de sapage de son autonomie, un contrôle manipulateur sur elle.

La proximité sociale

▚ C’est pour l’individu le besoin d’être connecté à d’autres humains, de résonner dans la société humaine, de recevoir de l’attention et des soins par autrui, de se sentir appartenir à un groupe, à une communauté par son propre apport significatif et reconnu comme tel ; à l’inverse, une proximité sociale est sapée par l’exclusion, l’ostracisation, les humiliations, les dévalorisations, l’indifférence, les insultes, le mépris, l’absence d’écoute, etc. Elle peut être frustrée par le manque de contacts sociaux signifiants/ résonnants (par exemple, une interaction d’achat n’est généralement pas très résonnante ni comblante ; un moment avec des proches qui ne réagiraient à rien de ce qu’on dit ou qui n’écouteraient même pas serait très frustrante). Le fait d’avoir un profil particulier concernant les rapports sociaux (par exemple introverti VS extraverti) n’a aucun impact sur le fait d’avoir plus ou moins besoin de proximité sociale : c’est simplement que l’extraverti ou l’introverti n’auront pas les mêmes modes relationnels préférés pour combler ce besoin (par exemple, l’extraverti peut préférer échanger avec un groupe, l’introverti échanger avec une seule personne à la fois). Mais tout le monde a besoin d’une connexion positive avec d’autres5 humains, qu’importe son logiciel de base et les modalités sociales préférées pour y accéder.

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de revenir sur les exemples déjà évoqués pour montrer en quoi l’injonction ou d’autres pratiques déconnantes (les soirées foutage de gueule d’un collègue…), surtout quand elle advient dans un contexte particulier (rappelez-vous l’exemple des condoléances, de la femme violentée cherchant de l’aide, etc.), sont un énorme sapage de proximité sociale, puisque l’échange social est rendu impossible, tout du moins fort déplaisant.

Dans les cas où la proximité sociale est nourrie, on a un schéma de communication qui ressemble à ceci :

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles, Paris, Dunod, 2009. « la dynamique interpersonnelle du partage social des émotions d’après Rimé (2009)

Or, dans un militantisme déconnant, tout ceci s’arrête à la première étape et à la place « Batman corrige/critique/injonctive/, etc. Aquaman6 » : l’émotion d’Aquaman est niée ou non prise en compte, il n’y a aucun mécanisme d’empathie à son égard. Or, si à chaque fois qu’une personne veut partager une émotion (y compris positive, par exemple un intérêt pour un sujet scientifique), et qu’elle est rembarrée parce qu’elle a fait une faute, alors je parie qu’elle va se mettre à déprimer. Et si Batman ne cherche qu’à partager, exprimer son émotion en répliquant à l’expression d’Aquaman, par injonction ou remarques hors sujet, alors il n’y aura jamais la suite positive de ce schéma puisque soit Aquaman déprime/se tait, soit il se met en colère contre lui. Tout le monde est sapé dans sa proximité sociale. Batman et Aquaman ne rejoindront jamais la Justice League.

Mais ça peut être aussi exactement pour cette raison que des militants de certaines mouvances peuvent déconner et avoir des attitudes contrôlantes/autoritaires : ils savent que ça va faire taire les Aquaman qui cherchent à partager leurs émotions et c’est le but (par exemple, les militants d’extrême-droite n’hésitent pas à être très sapants parce qu’ils veulent vraiment détruire l’autre). Et si Aquaman s’énerve, ce militant peut voir cela comme une victoire car l’énervement d’Aquaman met en lumière le propos et la cause de Batman, captant potentiellement l’audimat d’Aquaman. Cela peut devenir une tactique pour gagner en visibilité, mais parfois aussi c’est une réponse désespérée à des sapages passés : mieux vaut vivre une guerre avec les autres qu’être fantôme auprès d’eux. C’est aussi pour cette raison qu’une des premières règles d’Internet a été don’t feed the troll, cela permettait de ponctuellement casser le cercle vicieux : cependant ce n’est pas une stratégie pérenne ni adaptée à toutes les situations (faire comme si de rien n’était face à un harcèlement massif est tout aussi sapant, puisqu’on dénie soi-même sa souffrance).

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions (corrigé)
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles… version corrigée

Tout ceci est un sacré cercle vicieux tant que Batman persiste à ne s’exprimer qu’en s’appuyant sur l’expression d’Aquaman (et non en s’appuyant sur lui-même, via son sujet partagé), mais le problème c’est que lorsqu’on est en posture A, il n’y a parfois aucune écoute, ce qui peut nous amener nous-mêmes à devenir un B déconnant. Une solution serait tout simplement d’être un Batman écoutant jusqu’au bout (parce que la relation sera plus sympa, enrichissante, qu’on construit une amitié, un respect mutuel) ou un Aquaman partageant d’une façon nouvelle pour laquelle des patterns n’ont pas été encore automatisés chez les militants déconnants. Et cela a pour conséquences de prendre soin des spectateurs, des alliés voire des adversaires qui verront peut-être que ce membre d’un mouvement adverse nourrit sa proximité sociale plutôt qu’il ne la sape, et donc peut être que ce mouvement est profitable. C’est une action qui serait alors de l’ordre d’une construction.

La proximité sociale
La proximité sociale

La compétence

⚒ C’est pour l’individu, se sentir efficace dans son action, exercer ses capacités, maîtriser les défis, se sentir compétent. Ce besoin est très connecté à l’autonomie : si l’individu est sous contrôle de l’environnement, il ne peut pas pleinement exercer ses compétences, parce qu’il a besoin lui-même d’avoir du contrôle sur ses actions. Et il peut se sentir autonome ou chercher plus d’autonomie par besoin d’exprimer ses compétences.

Typiquement, plus un environnement social contrôle le moindre geste/mot d’un individu – par exemple, comme peuvent l’être des environnements de travail qui imposent des scripts pour parler aux clients – plus le besoin de compétence est sapé, puisqu’on ne peut pas développer ses propres manières de faire, son art singulier, son expérience de la compétence, sa créativité. Et dans ces environnements très sapants, l’une des voies rapides pour restaurer ce besoin de compétence est… de dominer l’autre, de le contrôler. Nous voici encore face à un cercle vicieux : on va tenter de contrôler l’activité de l’autre parce que nous-mêmes avons été contrôlés et qu’exercer ce contrôle satisfait un peu notre besoin de compétence et d’autonomie qu’on nous a préalablement refusé.

Je prends un exemple : sur un Discord, j’ai vu une personne qui accusait de volonté de domination un diagnostic très précis de neuro’ et y voyait là un risque énorme d’emprise. Là, j’ai senti en moi comme une pulsion de correction, mes mains se sont approchées du clavier instantanément, l’argumentaire galopait dans ma tête, prêt à sortir pour le « corriger ». J’allais entrer dans le débat pour lui dire que c’était totalement faux, qu’il n’avait rien compris à ce diagnostic et j’allais lui balancer à la tête des tas de sources de neuropsycho. Vraiment de la pure militance déconnante, conformiste, puritaine, alors que je ne suis même pas neuropsy, ni militante dans une association défendant la vérité vraie. Finalement, je ne l’ai pas fait parce que je savais d’expérience que ça ne servait absolument à rien ni à moi, ni aux autres, et ça aurait été juste un moment pénible pour tout le monde. Mais pourquoi cette pulsion ? Eh bien, si je remonte à la source de mon apprentissage sommaire de la neuro en fac de psycho’, il y a des professeurs formidables qui étaient vraiment extrêmement intéressants en cours magistral. Mais ceux-ci faisaient aussi officiellement des partiels visant à éliminer le maximum d’entre nous (ils prévenaient que le barème serait volontairement très dur, voire injuste, parce qu’on était trop nombreux), ainsi aucune minuscule erreur n’était tolérée : sur plus d’une centaine d’étudiants, les meilleures notes en neuro étaient des 10. Mais cela n’avait même pas une « vraie » valeur académique, puisque j’ai vu des collègues continuer en cursus neuropsy avec des moyennes de 3 à cette matière, l’institution ne prenait en compte que la moyenne générale.

Mon cerveau a bien enregistré le message menaçant qu’était « faute minime = sanction lourde et injuste », et je peux reproduire ce schéma sans m’en rendre compte. Non pas que j’adhère au fait de juger durement les personnes, mais aussi parce qu’au fond je souhaite protéger autrui des punitions lourdes associées à cette faute. Tout comme on corrige le collègue de travail de ses fautes pour lui éviter la sanction du chef qu’on sait encore plus intolérant et violent dans son jugement.

Autrement dit, on peut avoir tendance à corriger autrui parce qu’on a soi-même parfois été corrigé de façon encore plus menaçante pour des fautes encore moins lourdes. On s’en est généralement sorti et on a réussi à faire avec, alors croyant protéger autrui et l’aider à réussir, on reproduit l’évaluation, le jugement pour lui apprendre à mieux faire les choses, lui éviter les menaces. Et là encore, vous voyez le cercle vicieux : on maintient un même système en le reproduisant soi-même.

La compétence
La compétence


  1. Deci et Ryan, 2017 (revue du champ de la recherche sur l’autodétermination, mais cela a commencé en 1985 et de nombreux autres chercheurs s’y sont joints)
  2. « Personne qui montre une pureté morale scrupuleuse, un respect rigoureux des principes » selon le Petit Robert. La militance déconnante a pour particularité de viser cette pureté morale chez autrui (pas forcément chez elle), en le corrigeant, lui reprochant le moindre détail impur, etc.
  3. Et nous vivons tous depuis un an dans un climat social hautement susceptible d’être perçu comme menaçant, que ce soit d’un point de vue sanitaire, économique, écologique, politique ou autre.
  4. Pensez à l’époque pas si lointaine où l’on nous disait qu’il ne fallait absolument pas porter de masque puis ensuite qu’il fallait absolument porter le masque.
  5. Le besoin de proximité sociale est aussi universel (cf Chen et al. (2015)).
  6. J’ai mis des noms suivant ces lettres, parce que sinon se représenter un « a » ou un « b » me semble peu chaleureux. Je préfère imaginer pour ma part une confrontation ou une interaction positive entre Batman et Aquaman. Libre à vous de remplacer les lettres par d’autres personnages, tels que Bilbo et Aragorn ou Bigard et Astier.

(à suivre…)

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