Que reste-t-il de l’Internet que nous aimons ?

David Rovics[1] est un chanteur et compositeur américain engagé dans la tradition des Bob Dylan et Pete Seeger, il n’est pas avare de protest-songs, s’attaquant par exemple à la mondialisation, aux interventions militaires des États-Unis, aux multinationales… Il soutient divers mouvements contestataires comme Occupy Wall Street et bien d’autres. Il met son abondante discographie en libre téléchargement et déclare :

N’hésitez pas à télécharger ces chansons gratuitement. Faites-en l’usage que vous voulez. Envoyez-les à des amis, vous pouvez les graver, les copier, les passer à la radio, sur Internet, n’importe où. La musique est un bien commun. Ignorez les entreprises compères de l’industrie de la musique qui vous disent le contraire. Télécharger de musique n’est pas du vol, vous ne faites de mal à personne, je vous assure.

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Mais aujourd’hui ce n’est pas de lutte politique ni de création libre qu’il nous parle. Né en 1967, il est assez âgé pour avoir vu se succéder les phases rapides du développement d’Internet et de la manière dont la communication entre les internautes en a été facilitée ou affectée.
C’est donc un peu sur l’air de « c’était mieux avant » qu’il fait part de ses inquiétudes. Bien sûr cela peut faire sourire et il en est bien conscient. Essayons toutefois d’envisager le regard rétrospectif auquel il nous invite comme un moyen d’éclairer ce qui en en train de se produire ici et maintenant : que deviennent les collectifs de médias indépendants, les réseaux développés si facilement il y a peu avec les listes de diffusion et quelle place reste-t-il aux producteurs de contenus à l’heure où chacun est invité à déverser sur sa page Facebook une notable quantité d’importance nulle ?
À l’heure où les blogueurs francophones indépendants se raréfient ou jettent l’éponge, où les activistes du libertés numériques doivent appeler au secours pour que leur structure soit financièrement viable, faut-il se résigner à un délitement progressif des espaces fabuleux de liberté que nous offrait Internet il y a quelques années à peine ?
Il n’est pas impossible que les braises encore vives rallument la flamme. Partout des îlots de résistance aux GAFAM existent et se fédèrent parfois en archipels. À notre modeste échelle par exemple, nous avons contribué avec le beau succès de Framasphère à un regain d’intérêt pour Diaspora* comme réseau alternatif. Le tissu associatif des libristes est aujourd’hui dense, multiforme, et croise souvent la trajectoire de nombreux réseaux militants : qui sait si n’émergera pas une phase nouvelle où les Facebook et autres Twitter seront aussi has been que le sont devenus les Skyblogs[2] et autres Caramail ?

Comment Facebook a tué Internet

L’arme du crime : 10 milliards de mises à jour de nos statuts

Par DAVID ROVICS
Article original paru dans le magazine Counterpunch How Facebook Killed the Internet
Traduction Framalang : KoS, simon, goofy, Bussy, r0u

Facebook a tué l’Internet, et je suis tout à fait sûr que la grande majorité des gens ne l’ont même pas remarqué.

Je vois d’ici la tête que vous faites, vous tous, et je devine vos pensées…
— Encore un qui se plaint de Facebook. Oui je sais que c’est une énorme entreprise tentaculaire, mais c’est la plateforme que nous utilisons tous.
— C’est comme se plaindre de Starbucks. Après tout, les cafés indépendants ont été chassés de la ville et vous êtes encore accro à l’expresso, qu’est-ce qu’on peut y faire ?
— Comment ça « tué » ? Qu’est-ce qui a été tué ?

Je vais essayer de vous l’expliquer. Pour commencer je précise que je ne sais pas quelle est la solution. Mais je pense que toute solution doit commencer par identifier clairement la nature du problème.

Tout d’abord, Facebook a tué l’Internet, mais si ce n’était pas Facebook, ç’aurait été autre chose. L’évolution des réseaux sociaux était probablement aussi inévitable que le développement des téléphones cellulaires qui peuvent surfer sur Internet. C’était une évolution naturelle pour Internet.

Voilà pourquoi c’est aussi particulièrement inquiétant. Parce que la solution n’est pas Znet ni Ello. La solution n’est pas dans de meilleurs réseaux sociaux, de meilleurs algorithmes, ou des réseaux sociaux gérés par une fondation sans but lucratif plutôt que par une entreprise qui brasse des milliards de dollars. De même que la réponse à une société où chacun a sa propre voiture personnelle n’est pas d’avoir davantage de véhicules électriques. Pas plus que la réponse à une société aliénée où chacun possède son propre téléphone portable pour le regarder n’est pas de monter une compagnie de téléphone dont on serait collectivement propriétaire.

Beaucoup de gens, de la base à l’élite, sont ravis du phénomène des réseaux sociaux. je suis sûr que parmi les rares personnes qui liront ceci, certaines en font partie. Nous nous répandons en expressions comme « la révolution Facebook » et nous célébrons ces nouvelles plateformes Internet qui rassemblent les gens du monde entier. Oh je ne dis pas que ces réseaux n’ont pas divers aspects positifs. Je ne prétends pas non plus que vous devriez cesser d’utiliser les plateformes de réseaux sociaux, y compris Facebook. Ce serait comme dire à un habitant du Texas qu’il devrait aller travailler en vélo, alors que l’ensemble de l’infrastructure de chaque ville de l’État est prévue pour les 4×4.

Mais nous devrions comprendre la nature de ce qui nous arrive.
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Depuis l’époque où les journaux sont devenus monnaie courante jusqu’au début des années 1990, pour l’écrasante majorité de la population de la planète, ceux qui avaient un accès facilité à une tribune publique étaient les rares qui se préoccupaient d’écrire une lettre à son directeur de publication. Une infime portion de la population était constituée d’auteurs ou de journalistes qui accédaient ainsi à une tribune publique de façon plus ou moins occasionnelle ou régulière. Certains rédigeaient à cette époque pré-internet l’équivalent d’un billet spécial de rétrospective de fin d’année qu’ils photocopiaient et diffusaient à quelques dizaines à peine d’amis et de proches.

Au cours des années 60 on a assisté à l’émergence massive de la presse indépendante, « underground » dans chaque ville petite ou grande des États-Unis et dans bien d’autres pays. La diversité des opinions et des informations s’est considérablement accrue, et pour y avoir accès, il suffisait à n’importe qui d’habiter à proximité d’une université ou de pouvoir aller au kiosque à journaux avec quelques centimes en poche.

Dans les années 90, avec le développement de l’Internet — avec les sites web, les listes de diffusion — les communications ont littéralement explosé et la presse underground des années 60 faisait pâle figure en comparaison. La plupart des gens qui vivaient dans des pays comme les États-Unis ont cessé de se téléphoner (mais continué à se parler), j’ai pu le constater. Beaucoup de ceux qui n’écrivaient jamais une seule lettre ni rien d’autre se sont mis à utiliser leur ordinateur pour s’envoyer des mails les uns aux autres, voire à de multiples destinataires à la fois.

Nous, les quelques-uns qui avions l’habitude, avant l’ère d’Internet, de diffuser périodiquement des bulletins d’information sur nos publications, nos idées, les dates à venir de nos concerts, les produits ou services que nous cherchions à vendre, etc. eh bien nous avons été ravis de voir arriver les mails et la possibilité d’envoyer aussi facilement nos bulletins sans dépenser une fortune en affranchissement postal ni perdre un temps considérable à mettre sous enveloppes. Pendant une brève période, nous avons eu accès au même public, aux mêmes lecteurs qu’auparavant, mais nous pouvions dès lors communiquer avec eux à distance gratuitement.

C’était, pour beaucoup d’entre nous, l’âge d’or d’Internet, entre 1995 et 2005 à peu près. Il y avait le problème croissant des spams de diverses sortes. Comme les courriers indésirables d’aujourd’hui, mais en plus grand nombre encore. Les filtres anti-spam ont commencé à s’améliorer, et ont largement éliminé le problème pour nous.

Les listes de diffusion auxquelles nous étions abonnés étaient des listes de diffusion modérées. Les sites web que nous utilisions le plus étaient interactifs mais modérés, comme Indymedia. Dans toutes les villes du monde, petites ou grandes, on trouvait un collectif local Indymedia. N’importe qui pouvait poster des choses, mais il y avait des personnes en chair et en os qui décidaient si cela pouvait être publié et si oui, où le publier. Comme pour n’importe quel processus de décision collective, c’était difficile, mais beaucoup d’entre nous trouvaient que le jeu en valait la chandelle. Le résultat de ces listes de discussion et des sites Indymedia modérés fut que nous avons tous gagné une certaine aisance à découvrir et discuter des idées et des évènements qui concernaient notre ville, notre pays, notre monde.

Et puis sont arrivés le blogging et les médias sociaux. Tout individu avec un blog, une page Facebook, un compte Twitter etc. est devenu son propre diffuseur. C’est grisant n’est-ce pas ? Savoir que vous avez un public mondial de dizaines, centaines, peut-être milliers de personnes (si vous commencez à être connu ou que quelque chose devient viral) à chaque fois que vous postez quelque chose. Pouvoir mener une conversation dans les commentaires avec des gens du monde entier qui ne se rencontreront jamais. C’est vraiment fou.

Mais alors, la plupart des gens ont arrêté d’écouter. La plupart ont arrêté de jeter un œil sur Indymedia. Indymedia, dans le monde entier, est pratiquement mort[3]. Les journaux, de droite, de gauche et du centre ont déjà fermé ou sont en train de mettre la clé sous la porte, qu’ils soient en ligne ou non. Les listes de discussion n’existent plus. Les algorithmes ont remplacé les modérateurs. Les gens ont commencé à prendre les bibliothécaires pour des vestiges de l’Antiquité.

Aujourd’hui à Portland, dans l’Oregon, l’une des villes les plus engagées politiquement aux Etats-Unis, il n’y a pas de liste de discussion ou de site web qui puisse vous dire ce qui se passe dans la ville dans un format lisible et compréhensible. Il existe différents groupes avec divers sites web, pages Facebook, listes de discussion etc. mais rien pour la communauté progressiste dans son ensemble. Rien de bien efficace en tout cas. Rien d’aussi fonctionnel que les listes de diffusion qui existaient dans tout le pays il y a 15 ans de cela.

À cause des limitations techniques d’Internet pendant une brève période, il y a eu quelques années d’un « équilibre heureux » entre une petite élite qui produisait la majeure partie du contenu écrit que la plupart des gens dans le monde lisaient, et la situation dans laquelle nous nous trouvons maintenant, noyés dans un déluge d’informations, pour la plupart des bêtises sans intérêt, du bruit de fond, un brouillard épais qui vous empêche de voir au-delà de ce qu’éclairent parfois des feux de croisement.

C’était un âge d’or, mais dû surtout aux circonstances, et tout à fait temporaire. Dès qu’il a été facile pour les gens de lancer un site web, un blog, un Myspace ou une page Facebook etc. l’âge du bruit de fond a commencé, inévitablement, comme une évolution naturelle de la technologie.

Et la plupart des gens n’ont pas remarqué ce qu’il s’est passé.

Pourquoi est-ce que je dis ça ? Tout d’abord je ne sors pas ça de nulle part. J’ai discuté avec beaucoup de personnes pendant plusieurs années et beaucoup d’entre elles pensent que les médias sociaux sont la meilleure invention depuis le fil à couper le beurre. Et qu’est-ce qui les en empêche ?

Moi, je le pense, et d’autres comme moi aussi, parce que les personnes qui avaient l’habitude de lire et de répondre à ce que j’envoyais à travers ma liste de contacts ne sont plus là. Ils n’ouvrent plus leurs courriels et s’ils le font, ils ne les lisent plus. Et le média que j’utilise — blog, Facebook, Twitter, etc. — n’y change rien. Bien entendu, il reste des gens qui le font, mais la plupart s’occupent maintenant d’autres choses.

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Et que font-ils donc ? J’ai passé presque toute la semaine dernière à Tokyo, j’ai visité toute la ville, passé beaucoup d’heures dans le train chaque jour. Beaucoup de gens assis dans le train du retour, durant ma première visite au Japon en 2007, dormaient, comme maintenant. Mais ceux qui ne dormaient pas étaient presque tous en train de lire un livre. Aujourd’hui, il est difficile de voir ne serait-ce qu’un seul livre. La plupart des gens regardent leur smartphone. Et ils ne lisent pas un livre avec (oui, j’ai souvent jeté un œil). Ils jouent à des jeux, ou plus souvent, consultent leur fil de nouvelles sur Facebook. Et c’est pareil aux État-Unis et partout ailleurs où j’ai eu l’occasion de voyager.

Est-ce que ça vaut le coup de remplacer les modérateurs par des algorithmes ? Les rédacteurs par du bruit de fond ? Les journalistes d’investigation par des photos de votre chat ? Les labels indépendants et les stations de radios communautaires par une multitude de fichiers audio téléchargeables mal enregistrés ? Les collectifs de médias indépendants par des millions de mises à jour de statuts sur Facebook et Twitter ?

Je pense que non, mais voilà où nous en sommes. Comment pouvons-nous sortir de cette situation, éclaircir le brouillard, et nous remettre à utiliser notre cerveau ? Je voudrais bien le savoir.

Crédit images
David Rovics, photo par Karney Hatch (CC-by-2.0)
A conversation, dessin de Khalid Albaih (CC-by-2.0)
Facebook is the opium of the people, photo par Taco Ekkel (CC-by-2.0)

Notes

[1] Le site de David Rovics : http://www.davidrovics.com/

[2] Tiens, ils existent encore et nous incitent à ne plus bloquer les pubs…

[3] Note de la rédaction : ici l’auteur simplifie sans doute un peu trop pour suggérer une influence déclinante. Le réseau Indymedia (voir sa page Wikipédia) est relativement actif par exemple pour la France à Nantes ou Lille, Grenoble, etc.




Librologie 3 : User-generated multitude

Bonjour à tous, bonjour à toutes,

Après deux premières Librologies en forme de portrait, je vous propose aujourd’hui de commencer à aborder le domaine des pratiques culturelles Libres, qui est la motivation d’origine de ces chroniques.

C’est l’occasion de revenir sur quelques thématiques évoquées précédemment avec l’épisode rms, mais également d’introduire d’autres problèmes que nous serons amenés à retrouver au fil des semaines.

Bonne lecture, et à la semaine prochaine…

Librologie 3 : User-generated multitude

La chronique que je vous propose aujourd’hui a déjà été écrite pour moi, au moins en partie, par l’enseignant-chercheur Olivier Ertzscheid, qui a récemment été frappé, tout comme moi (et des millions d’internautes), par le diagramme suivant :

In 60 seconds - Go-Globe.com

Son commentaire, brillamment intitulé L’imaginaire numéraire du numérique, mérite d’être lu en entier. En voici quelques fragments (où l’on notera d’ailleurs une allusion à Roland Barthes) :

Le vertige des grands nombres est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. Les chiffres de Facebook sont donc pareillement vertigineux, comme sont vertigineux ceux de Google, de Youtube et de l’ensemble de ces mégalopoles virtuelles dans lesquelles se croisent, chaque jour, deux milliards d’internautes. (…)

Ces chiffres contribuent également à nourrir un imaginaire collectif qui, incapable de littéralement se représenter « ce que représente » le traitement computationnel de 57 milliards d’interactions comme on est incapable, dans l’instant, de se représenter « ce que représente » la fortune de Liliane Bettancourt à l’échelle de notre salaire mensuel, ces chiffres, disais-je, contribuent également à nourrir un imaginaire collectif réduit à choisir l’extase statistique comme seul argumentaire de la construction de son horizon critique. (…)

2 milliards d’internautes mais 6 miliards d’êtres humains. Or avez-vous vu récemment une infographie sur le nombre de véhicules circulant chaque jour sur le périphérique parisien ou new-yorkais ? Voit-on se multiplier les infographies sur le nombre de coups de fils passés chaque jour dans le monde ? Sur le nombre de litres d’essence consommés chaque jour dans chaque pays ? Sur le nombre de feuilles de papier sortant chaque jour des imprimantes domestiques ? On sait que là aussi les chiffres seraient vertigineux. Mais ces chiffres là ne nous fascinent plus. L’écosystème qu’ils décrivent est « tangible », lourdement, tristement et désespérement tangible. (…)

Le chiffre, les chiffres de l’internet renvoient donc à des effets de sidération qui participent d’une atténuation de l’effet de réel des entités qu’ils décrivent en même temps qu’ils renforcent le pouvoir symbolique des grandes firmes du web. (…) La mythologie de l’internet – au sens des mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique.

Puisqu’Olivier Ertzscheid nous y invite, relisons les Mythologies de Barthes, et tentons par exemple de mettre en balance ce nouvel imaginaire vertigineux des très grands nombres auquel donne lieu Internet, avec la rhétorique de la computabilité et de la quantifiabilité que Roland Barthes observait chez la petite-bourgeoisie poujadiste de son temps (état d’esprit dont nous avons vu qu’il est toujours à l’œuvre aujourd’hui) : « l’infini du monde est conjuré, écrit-il dans son texte sur Poujade déjà cité, (…) toute une mathématique de l’équation rassure le petit-bourgeois, lui fait un monde à la mesure de son commerce ».

M. Ertzscheid n’a pas tort de parler d’une « extase statistique » (d’ailleurs souvent en forme d’auto-congratulation), cependant il s’en faut de peu pour que l’extase cède le pas (en particulier dans certains milieux traditionnellement légitimés) à un sentiment de terreur. Un chiffre concevable fait un argument publicitaire efficace, un chiffre inconcevable effraie. On peut nous vendre, sur des affiches de vingt mètres carrés, tel grand concert dans un stade sportif, avec « 500 musiciens, 200 artistes sur scène », mais on a renoncé depuis longtemps à nous vendre tel film comme ayant nécessité « 200 millions de dollars, 50 000 figurants » et ainsi de suite.

Lorsqu’il cesse d’être concevable pour devenir « sidérant », lorsqu’il ne réduit plus le monde à une donnée appréhensible mais évoque au contraire son ampleur, le chiffre n’est plus un nombre, mais une image : on ne s’appuie plus dessus pour argumenter, mais pour frapper les esprits. Cela n’a pas échappé à un autre enseignant-chercheur, André Gunthert, qui rebondit sur l’analyse de Ertzscheid pour critiquer un ouvrage de Patrice Flichy intitulé Le Sacre de l’amateur, et dont les premières lignes donnent (mal ?) le ton :

Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel : le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.

Ce qui définit l’amateur, c’est donc sa multitude indéterminée (par opposition, imagine-t-on, à la singularité du « professionnel » — j’y reviens à l’instant). Dans un autre ouvrage plus ancien au titre similaire (Le Culte de l’Amateur, également remarqué par Gunthert), l’entrepreneur américain Andrew Keen est même nettement plus vindicatif :

Voici l’ère où la musique que nous écouterons viendra de groupes amateurs dans des garages, les films que nous verrons viendront d’un YouTube amélioré, et les actualités, faite de potins mondains survitaminés, nous seront servies comme une garniture autour de la pub. Voilà ce qui arrive lorsque l’ignorance se joint à l’égoïsme qui se joint lui-même à la loi de la foule.

Les invasions barbares, réactualisation d’un mythe. Cependant, est-ce vraiment là la seule attitude possible ? Autre entrepreneur américain, Chris Anderson a montré avec ses travaux sur la « longue traîne » et l’économie de la gratuité que l’avènement des « multitudes » sur le Web pouvait permettre l’émergence de modèles éminement rentables.

À condition, évidemment, de savoir quoi vendre. Nous parlions récemment de ce glissement linguistique qui consiste à désigner les œuvres de l’esprit sous l’appellation de « contenu », glissement critiqué aussi bien par Stallman que Doctorow : jamais sans doute n’aura-t-il été aussi révélateur que dans l’expression User-Generated Content, « contenu produit par les utilisateurs », dont l’avènement dans les années 2000 a été décrit comme signe d’une « marchandisation du Web ».

Ainsi, le regard que porte le système idéologique dominant sur les multitudes d’internautes me semble osciller entre mépris et avidité, entre terreur et intérêt financier. Nous ne nous appesantirons pas ici sur l’oxymore « user-generator », retournement par lequel le public autrefois passif, devient aujourd’hui actif ; de spectateur, devient acteur ; de consommateur, devient producteur. Beaucoup s’en sont émerveillés (à juste titre), souvent avec cette tonalité d’auto-congratulation que nous évoquions plus haut ; d’autres ont fait remarquer combien l’internaute producteur de richesse intellectuelle devient force de travail volontaire, sans toujours en être conscient ; d’autres enfin soulignent que certaines formes de cette production de richesse sont à même de remettre en cause l’intégrité de notre citoyenneté — autant de critiques pertinentes et valides.

Le point sur lequel j’aimerais m’arrêter ici plus longuement est la dichotomie amateur/professionnel et l’idéologie qui la sous-tend. (C’est là un thème sur lequel nous aurons l’occasion de revenir, et que j’ai déjà tenté d’évoquer ailleurs.) Outre son arbitraire simpliste, cette division me semble révélatrice d’un Ordre social conservateur, par lequel les auteurs se voient figés dans une marginalité clairement identifiée. Un signe de ce processus (sur lequel je reviendrai prochainement) est sans doute à lire dans l’emploi immodéré du terme « artiste » parmi les discours d’industriels ou de politiques : « défendre les artistes », « aimer les artistes »… Or, là où des termes comme « musicien », « écrivain » ou « peintre » évoquent une profession, le mot « artiste » renvoie à un statut social. Ce même « statut prestigieux, comme le relèvait Barthes dans sa mythologie de l’Écrivain en vacances, que la société bourgeoise concède libéralement à ses hommes de l’esprit (pourvu qu’ils lui soient inoffensifs) ». Soyez « artistes », soyez « professionnels »… mais surtout ne sortez pas de votre case. L’on sait ce que le mot « amateur » peut avoir de méprisant ; c’est pourtant occulter le pouvoir assujettissant du mot « professionnel ».

L’amateur d’un côté, le professionnel de l’autre : les deux termes sont d’ailleurs interdépendants, et nous verrons plus bas que leur définition même, dans le dictionnaire, relève de la tautologie. Un ordre bien délimité, bien intelligible, presque « naturel » pour ainsi dire… ce même naturel, note Barthes dans l’avant-propos déjà cité, « dont la presse, l’art, le sens commun affublent une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique ». Nous avons déjà eu l’occasion de nous arrêter sur le mythe du « créateur » ; nous pourrions l’examiner d’un point de vue historique et montrer combien des concepts tels que la singularité et l’unicité de l’auteur (pour ne rien dire de la propriété) sont bien moins universels, immémoriels et impérissables qu’on ne nous le laisse accroire. Dans de nombreuses cultures (et durant une très large part de l’histoire de l’Occident chrétien) les pratiques artistiques sont d’essence rituelle et le fait même de prétendre signer une œuvre semblerait incongru, l’auteur s’estompant devant la tradition ou les divinités ; inversement, même certains auteurs (peintres, compositeurs) qui passent aujourd’hui, à juste titre, pour des individualités exceptionnelles (ou génies, pour employer un autre mythe) de ces quatre derniers siècles, travaillaient dans des conditions que je n’hésiterais pas à qualifier de proto-industrielles. En fin de compte, les pratiques culturelles de toute société ne sont qu’un épiphénomène de son Histoire.

D’un côté l’amateur, de l’autre le professionnel. Certes. Mais comment qualifier alors un citoyen qui, sans être statutairement identifié comme « créateur », s’empare d’une parole publique à laquelle il ne devrait pas « légitimement » prétendre ? On lui fabriquera un nom hybride sur mesure : ce sera le Pro-Am. Virginie Clayssen décrit ainsi cette mise à l’index, avec une jolie période : « Les Pro-Am, cible des contempteurs de blogs, des pourfendeurs de Wikipédia, des détracteurs du Crowdsourcing, cible de ceux qui disent `et voiià, maintenant, n’importe qui peut dire n’importe quoi.´ »

J’irai, pour ma part, plus loin : la simple terminologie pro-am me semble elle-même investie de l’idéologie d’ « ordre social » que j’évoquais à l’instant, délimitée d’un côté par ceux qui produisent, de l’autre par ceux qui consomment. Dans ce cadre il n’est pas anodin de souligner dans quel contexte social se produit l’avènement de l’Internet User-Generated : dans une époque où « nos » sociétés occidentales s’engoncent dans une morosité économique et où les classes sociales sont de moins en moins perméables, la figure de l’artiste est l’une des dernières images positives laissant entrevoir la possibilité d’une ascension sociale — du moins en termes de capital symbolique : les pratiques artistiques, et les possibilités de diffusion ouvertes par Internet, incarnent pour toute une classe moyenne ou défavorisée, l’espoir de « devenir quelqu’un ». (On pourra lire à cet égard un récent article du jeune auteur québecois Mathieu Arsenault, qui applique avec pertinence quelques notions de Pierre Bourdieu au paysage culturel actuel.)

C’est pourquoi cette idéologie fonctionne aussi bien dans les deux sens : au mythe des hordes d’amateur déferlant sur les rivages de la civilisation numérique, répond en miroir celui du jeune artiste « révélé » par Internet. (Étant entendu que la cause finale de toute success story digne de ce nom n’est autre que de rentrer dans le rang : une fois « révélé », le pro-am devient pro tout court et l’Ordre est enfin confirmé.) Du « Sacre de l’amateur » comme horizon ultime.

L’anecdote qui suit me semble révélatrice de cette ambivalence. Comme nous le rapporte le blog américain Techdirt, la prestigieuse guilde des auteurs de romans policiers américains (Mystery Writers of America) se refuse encore aujourd’hui à accepter parmi ses membres des auteurs qui éditent eux-même leurs ouvrages. Cela agace particulièrement un auteur reconnu tel que J.A. Konrath, qui s’en plaint abondamment sur son blog.

Son (long) commentaire mérite d’être lu attentivement. Dans un premier temps, il décrit l’isolement et le besoin de reconnaissance d’un jeune auteur, les conditions (et tarifs) drastiques pour entrer dans cette association… puis sa déception lorsqu’il se rend compte que « La MWA, une structure qui était censée exister pour venir en aide aux auteurs, semblait n’exister que pour s’alimenter elle-même. » On est ici dans un cheminement classique, qui ne devrait étonner personne s’étant déjà trouvé en rapport avec une société dite « d’auteurs ».

Critique des intermédiaires, d’un système industriel dépassé : son texte reprend nombre d’arguments développés depuis longtemps dans le milieu Libriste. Cependant nous allons voir que son raisonnement diffère sensiblement des thématiques du mouvement Libre :

En fixant des conditions d’accès fondées sur les contrats passés avec des éditeurs traditionnels, cette association cherche à n’être composée que de professionnels.

Le fait est que la plupart des ouvrages auto-édités ne sont pas très bon, et n’auraient jamais été publiés dans le système traditionnel.

Mais les temps ont changé. Il est aujourd’hui possible pour les auteurs de contourner les gardiens du temple par choix (et non parce qu’ils n’auraient pas d’autre choix). Des auteurs auto-édités peuvent vendre beaucoup de livres et se faire un paquet d’argent. L’équivalent d’un salaire à temps plein.

Pour moi, être un professionnel n’est pas autre chose.

(…) Au demeurant, je suis entièrement d’accord pour protéger les auteurs d’éditeurs peu recommandables, et pour maintenir une qualité professionnelle élevée.

Mais ces règles font que même quelqu’un comme John Locke, qui a vendu près de 1 million de livres électroniques, ne pourrait prétendre s’inscrire à la MWA.

Combien de membres de la MWA tirent donc à 1 million d’exemplaires ?

J’ai vendu près de 300 000 livres électroniques auto-édités. Mais il semble que ça n’entre pas dans la définition de « qualité professionnelle » de la MWA.

Qualité professionnelle, apparemment, veut dire : « Vous ne valez rien tant que vous ne serez pas approuvé par l’industrie. »

(…) Dans toute structure, il existe une culture du « nous d’un côté, eux de l’autre ». C’est enraciné dans le génome humain. Disciplines sportives. Clubs d’étudiants. Sociétés secrètes. Syndicats. En tant que membre d’un lieu select, on se sent spécial. Dans le pire des cas, on se sent supérieur.

J’ai une info pour vous : aucun écrivain n’est supérieur à aucun autre. Certains peuvent avoir plus de talent. D’autres, plus de chance. Mais si l’on s’acharne, jour après jour, mois après mois, sur votre ordinateur et qu’on atteint enfin le mot magique « fin », on est un écrivain.

Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains ? Alors incluez tout le monde. Vous voulez faire tourner un groupe d’écrivains professionnels ? Ouvrez votre dictionnaire :

professionnel. Se dit de quelqu’un qui :
a. prend part contre rétribution à une activité souvent pratiquée par les amateurs
b. exerce une profession spécifique dans le cadre d’une carrière à long terme
c. est engagé par d’autres gens moyennant rémunération

D’après le dictionnaire, il me semble que beaucoup d’écrivains auto-édités pourraient être qualifiés de professionnels.

(…) Autrefois, il fallait être validé par les gardiens du temple (c’est-à-dire avoir le cul bordé de nouilles) pour se faire de l’argent.

Aujourd’hui on peut court-circuiter les intermédiaires et atteindre directement le lecteur, et se faire au passage une marge plus importante que jamais dans l’histoire de l’imprimerie.

Je me suis cassé le cul à essayer d’être édité. Mais je ne prétends pas que le succès m’est dû. Tout métier exige de travailler dur, et ça ne garantit rien.

Je me rends compte que j’ai eu de la chance de décrocher quelques contrats traditionnels, et encore plus de chance quand l’auto-édition est devenu aussi rentable.

Ça ne fait pas de moi quelqu’un d’estimable. Ça fait de moi quelqu’un de riche.

Si, un par un, les membres de la MWA réalisaient qu’il ne doivent leur carrière et leurs contrats qu’à un coup de chance, je doute qu’ils persisteraient à exclure l’auto-édition.

Au demeurant, je ne dis pas qu’il faudrait ouvrir les portes à tout le monde. Il devrait y avoir des standards de qualité. Une association d’écrivains devrait être composée d’écrivains, pas d’imposteurs.

Aussi, quels seraient mes critères d’admission si j’étais à la tête de la MWA ?

Je n’en aurais qu’un. Prouvez-moi que vous avez vendu 5000 livres. Et l’affaire est dans le sac.

Je dirais que tirer à 5000 témoigne d’une vraie motivation « professionnelle », sans que des dinosaures-gardiens du temple n’aient leur mot à dire. Laissons les lecteurs garder le temple : ce sont eux qui ont le dernier mot de toute façon.

(…) Chacun de nous travaille dur. Chacun de nous n’écrit qu’un mot à la fois. Certains d’entre nous réussissent, la plupart échouent.

Mais nous sommes tous écrivains. Nous pouvons tous apprendre des autres, et nous aider les uns les autres.

Et nous n’avons pas besoin d’une association pour nous dire qu’une avance sur droits de 500 dollars chez un éditeur traditionnel veut dire qu’on est un pro, mais pas un chiffre d’affaires de 500 000 dollars dans l’auto-édition.

Si les ouvrages de Konrath n’ont jamais été publiés sous licences Libres, l’on sait au moins qu’il est favorable à la diffusion gratuite sur Internet et à l’auto-publication.

Cependant cet extrait nous montre aussi combien il reste attaché à la distinction amateur/professionnel, et que son raisonnement s’appuie sur une quantification entièrement marchande (l’on pourra également se référer à ce calcul et cette discussion sur le même sujet, tous deux révélateurs) qui n’est pas sans rappeler la vision de Chris Anderson que nous évoquions plus haut.

Si l’avènement d’Internet et de « la multitude » marque les esprits et semble de nature à bouleverser l’ordre établi, il se contente finalement de perpétuer (dans le meilleur des cas, au prix d’une simple redistribution des rôles), sinon l’ordre social pré-existant, du moins ses valeurs et son idéologie. De même qu’un scenario de film hollywoodien joue avec l’idée de transgression et d’incertitude, pour finalement aboutir à une conclusion où sont restaurées les valeurs morales traditionnelles, le « vertige des grands nombres » que nous procure aujourd’hui le Web n’est autre que ce frisson délicieux d’extase, d’espoir ou de terreur qui nous saisirait devant un rebondissement inattendu : nous ne sommes, après tout, qu’au milieu du film.