Opposez-vous à Chat Control !

Sur ce blog, nous transposons régulièrement différents points de vue concernant les luttes pour les libertés numériques. Dans ce domaine, on constate souvent que les mouvements sociaux (solidariste, durabilistes, préfiguratifs, etc.) ne prennent que trop rarement en compte les implications directes sur leurs propres luttes que peuvent avoir les outils de surveillance des États et des entreprises monopolistes. Cela rend toujours plus nécessaire une éducation populaire d’auto-défense numérique… Du côté des mouvements autonomes et anti-autoritaires, on ressent peu ou prou les mêmes choses. Dans les groupes européens, le sujet du capitalisme de surveillance est trop peu pris en compte. C’est du moins l’avis du groupe allemand Autonomie und Solidarität qui, à l’occasion du travail en cours au Parlement Européen sur l’effrayant et imminent projet Chat Control (voir ici ou ), propose un appel général à la résistance. L’heure est grave face à un tel projet autoritaire (totalitaire !) de surveillance de masse.

Cet appel a été publié originellement en allemand sur Kontrapolis et en anglais sur Indymedia. (Trad. Fr. par Framatophe).

Opposez-vous à Chat Control !

Une minute s’il vous plaît ! Chat Control ? C’est quoi ? Et pourquoi cela devrait-il nous intéresser en tant qu’autonomes et anti-autoritaires ?

Chat Control est le projet de règlement de l’Union Européenne portant sur la prévention et la protection des enfants contre les abus sexuels. Il a été reporté pour le moment, mais il risque d’être adopté prochainement1.

Ce projet de loi est une affaire assez grave pour plusieurs raisons2.

Avec Chat Control, les autorités publiques seront autorisées à scanner, analyser et lire automatiquement les contenus des communications privées en ligne de tous les utilisateur·ices. Cela se fera via une contrainte sur les fournisseurs de chat tels que Signal, Threema, Telegram, Skype, etc.3, soit par ce qu’on appelle une analyse côté client (Client Side Scanning). Les messages et les images seraient alors lus directement sur les terminaux ou les dispositifs de stockage des utilisateur·ices. Et cela avant même qu’ils soient envoyés sous format chiffré ou après leur réception, une fois déchiffrés.

C’est précisément ce que l’UE souhaite atteindre, entre autres, avec Chat Control : rendre les communications chiffrées inutiles. Les services de renseignement, les ministères de l’Intérieur, les autorités policières, les groupes d’intérêts privés et autres profiteurs du capitalisme de surveillance, ont en effet depuis longtemps du mal à accepter que les gens puissent communiquer de manière chiffrée, anonyme et sans être lus par des tiers indésirables.

Pourtant, la communication chiffrée est très importante. Face aux répressions de l’État, elle peut protéger les millitants, les opposant·es et les minorités. Elle sert aussi à protéger les sources et les lanceur·euses d’alerte, et rendre également plus difficile la collecte de données par les entreprises.

Comme si l’intention d’interdire ou de fragiliser le chiffrement n’était pas déjà assez grave, il y a encore pas mal d’autres choses qui nous inquiètent sérieusement avec Chat Control. Ainsi, l’introduction de systèmes de blocage réseau4 est également en discussion. Plus grave encore, l’obligation de vérifier l’âge et donc de s’identifier en ligne. Cela aussi fait explicitement partie du projet. Il s’agira de faire en sorte que l’accès à certains sites web, l’accès aux contenus limités selon l’âge, l’utilisation et le téléchargement de certaines applications comme Messenger, ne soient possibles qu’avec une identification, par exemple avec une carte d’identité électronique ou une identité numérique.

Voici l’accomplissement du vieux rêve de tou·tes les Ministres de l’Intérieur et autres autoritaires du même acabit. L’obligation d’utiliser des vrais noms sur Internet et la « neutralisation » des VPN5, TOR et autres services favorisant l’anonymat figurent depuis longtemps sur leurs listes de vœux. Et ne négligeons pas non plus la joie des grands groupes de pouvoir à l’avenir identifier clairement les utilisateur·ices. L’UE se met volontiers à leur service6. Tout comme le gouvernement allemand, Nancy Faser en tête, qui se distingue par ailleurs avec une politique populiste et autoritaire de droite.

Le « tchat controle » n’est pas la première tentative mais une nouvelle, beaucoup plus vaste, d’imposer la surveillance de masse et la désanonymisation totale d’Internet. Et elle a malheureusement de grandes chances de réussir car la Commission Européenne et la majorité du Parlement, ainsi que le Conseil, les gouvernements et les ministères de l’Intérieur de tous les États membres y travaillent. Et ils voudraient même des mesures encore plus dures comme étendre ce projet au scan de nos messages audios au lieu de scanner « seulement » nos communications textuelles7.

Dans le discours manipulateur, il existe déjà des « propositions de compromis » avec lesquelles les États autoritaires souhaitent faire changer d’avis les critiques. Il s’agirait dans un premier temps, de limiter le type de contenus que les fournisseurs devront chercher, jusqu’à ce que les possibilités techniques évoluent. La surveillance du chiffrement devrait tout de même avoir lieu. Il est évident que ce n’est qu’une tentative pour maquiller les problèmes8.

Comme toujours, la justification est particulièrement fallacieuse ! On connaît la chanson : la « lutte contre le terrorisme », les « copies pirates », les drogues, les armes etc. sont des constructions argumentaires par les politiques pour faire accepter des projets autoritaires et pour en discréditer toute résistance dans l’opinion publique. Il n’en va pas autrement pour Chat Control. Cette fois-ci, l’UE a même opté pour un classique : la prétendue « protection des enfants et des adolescents » et la lutte contre l’exposition des mineurs aux contenus pornographiques. Qui voudrait s’y opposer ?

Stop Chat Control. Image librement inspirée de International-protest (Wikimedia)

Pourtant, même des experts, provenant notamment d’associations de protection de l’enfance, affirment que Chat Control ne protégera pas les enfants et les adolescents9. En effet, il permettra également de surveiller leurs communications confidentielles. Le projet peut même conduire tout droit à ce que des agents des autorités aient accès aux photos de nus et aux données confidentielles que des mineurs s’envoient entre eux… Et ils pourront ensuite faire n’importe quoi avec. Le risque de faux positifs à cause de l’emploi de l’IA est également très important. Les gens pourraient avoir de gros problèmes à cause d’une erreur technique. Mais l’UE ne s’en soucie pas car la protection des mineurs n’est pas le sujet ici.

Les domaines d’application ont déjà été élargis entre-temps… Drogues, migration, etc. Tout doit être étroitement surveillé. Quelle sera la prochaine étape ? Une application contre les extrémistes politiques identifiés comme tels ?

Et puis, il y a aussi la très probable question de « l’extension des objectifs ». Nous connaissons déjà suffisamment d’autres lois et mesures étatiques. Elles sont souvent introduites pour des raisons d’urgence. Ensuite, elles sont constamment étendues, différées, puis soudain elles sont utilisées à des fins totalement différentes par les flics et les services de renseignement, selon leur humeur. L’extension de Chat Control se prête bien à ce jeu. Les premières demandes ont déjà été formulées10.

Dans une Europe où : il y a des interdictions de manifester11 et des détentions préventives, des perquisitions pour des commentaires sur les « quéquettes »12, des liens vers Linksunten/Indymedia13 ou des graffitis14, où des enquêtes par les services de renseignement pour adbusting dans l’armée allemande, ou bien des avis de recherche pour « séjour illégal » sont monnaie courante, dans une Europe où les ultraconservateurs occupent des postes de pouvoir, appellent à l’interdiction de l’avortement et à la lutte contre les personnes queer et réfugiées15, où des structures d’extrême-droite existent dans les administrations et la police16, dans cette Europe, une infrastructure de surveillance comme Chat Control, avec interdiction du chiffrement et permis de lecture de l’État sur tous les appareils, a de graves conséquences pour la liberté de tous les êtres humains17.

Des lois et des avancées similaires, la surveillance biométrique de masse18, l’utilisation d’IA à cet égard comme à Hambourg19, les identités numériques20, le scoring21, la police prédictive22, et ainsi de suite sont en cours de développement ou sont déjà devenus des réalités… tout cela crée une infrastructure totale, centralisée et panoptique qui permet d’exercer un énorme pouvoir et une répression contre nous tous.

En tant qu’antiautoritaires, nous devrions nous défendre, attirer l’attention et faire connaître ce sujet en dehors de l’activisme numérique germanophone ! Nous appelons donc à protester et à résister contre Chat Control. Les alliances existantes comme Stop Chat Control23 pourraient être complétées par une critique autonome24. D’autres actions de protestation peuvent être imaginées, il n’y a pas de limites à la créativité. Les objectifs de telles actions de protestation pourraient éventuellement découler de la thématique…

Les anti-autoritaires résistent à Chat Control !

Nous apprécions les suggestions, les questions, les critiques et, dans le pire des cas, les louanges, et surtout la résistance !



  1. “Zeitplan für Chatkontrolle ist vorerst geplatzt”, Netzpolitik.org, 20/09/2023. (NdT –) Il s’agit du règlement CSAR, également appelé Chat Control. La Quadrature du Net en a fait une présentation.↩︎
  2. “EU-Gesetzgebung einfach erklärt” Netzpolitik.org, 28/06/2023, “Das EU-Überwachungsmonster kommt wirklich, wenn wir nichts dagegen tun”, Netzpolitik.org, 11/05/2022 ;ChatKontrolle Stoppen ; “Kennen wir ansonsten nur aus autoritären Staaten”, Süddeutsche Zeitung, 10/08/2022.↩︎
  3. “NetzDG-Bußgeld: Justizminister Buschmann will Telegram mit Trick beikommen”, Heise Online, 28/01/2022.↩︎
  4. “Die Rückkehr der Netzsperren”, Netzpolitik.org, 11/03/2021.↩︎
  5. “Online-Ausweis und VPN-Verbot: Streit über Anonymität im Netz kocht wieder hoch”, Heise Online, 08/10/2023.↩︎
  6. “EU-Ausschuss will Chatkontrolle kräftig stutzen”, Netzpolitik.org, 15/02/2023.↩︎
  7. “Live-Überwachung: Mehrheit der EU-Staaten drängt auf Audio-Chatkontrolle”, Heise Online, 17/05/2023.↩︎
  8. “Ratspräsidentschaft hält an Chatkontrolle fest”, Netzpolitik.org, 12/10/2023.↩︎
  9. “Immer wieder Vorratsdatenspeicherung”, Netzpolitik.org, 23/06/23.↩︎
  10. “https://netzpolitik.org/2023/ueberwachung-politiker-fordern-ausweitung-der-chatkontrolle-auf-andere-inhalte/”, Netzpolitik.org, 06/10/2023.↩︎
  11. “Noch mehr Macht für Beamte ist brandgefährlich”, nd Jounralismus von Links, 13/09/2021 ; “Amnesty sieht Versammlungsfreiheit in Deutschland erstmals eingeschränkt – auch in NRW”, Westdeutscher Rundfunk, 20/09/2023.↩︎
  12. “Unterhalb der Schwelle”, TAZ, 08/08/2022.↩︎
  13. “Die Suche nach einer verbotenen Vereinigung”, Netzpolitik.org, 03/08/2023.↩︎
  14. “Linksextreme Gruppen in Nürnberg: Polizei durchsucht mehrere Wohnungen”, Nordbayern, 11/10/2023.↩︎
  15. “Sehnsucht nach dem Regenbogen-Monster”, TAZ, 28/07/2023.↩︎
  16. “Das Ende eines Whistleblowers”, TAZ, 01/10/2019.↩︎
  17. “Chatkontrolle: Mit Grundrechten unvereinbar”, Gesellschaft für Freiheitsrechte ; “Sie betrifft die Rechte aller Internetnutzer”, Junge Welt, 15/09/2023.↩︎
  18. “Polizei verdoppelt Zahl identifizierter Personen jährlich”, Netzpolitik.org, 03/06/2021 ; “Mehr Kameras an Bahnhöfen”, DeutschlandFunk, 22/12/2014 ; “Polizei bildet Hunderte Drohnenpiloten aus”, nd Jounralismus von Links, 04/01/2023.↩︎
  19. “Polizei Hamburg will ab Juli Verhalten automatisch scannen”, Netzpolitik.org, 19/06/2023.↩︎
  20. “Digitale Identität aller Menschen – Fortschritt oder globale Überwachung?”, SWR, 28/08/2022.↩︎
  21. “Punkte für das Karmakonto”, Jungle.World, 25/05/2022.↩︎
  22. “Überwachung: Interpol baut Big-Data-System Insight für”vorhersagende Analysen”, Heise Online, 24/09/2023.↩︎
  23. “Chatkontrolle-Bündnis fordert Bundesregierung zum Nein auf”, Netzpolitik.org, 18/09/2023 ; “Unser Bündnis gegen die Chatkontrolle”, Digital Courage, 12/10/2022 ; Chatkontrolle Stoppen, Digital Gesellschaft ; “Aufruf Chatkontrolle stoppen”, Digital Courage, 10/10/2022.↩︎
  24. “Statement zum EU-Verschlüsselungsverbot / Chatdurchleuchtungspflicht”, Enough 14, 15/05/2022.↩︎



Directive copyright : pourquoi l’échec, comment lutter

Oui, le vote de la directive Copyright est encore un violent coup contre les libertés numériques chères aux libristes. Notre mobilisation a-t-elle manqué de vigueur pour alerter les députés européens et faire pression sur leur vote ? 

Ont-ils été plus réceptifs une fois encore au puissant lobbying combiné de l’industrie du divertissement, des médias traditionnels et des ayants droit ? Outre ces hypothèses et sans les exclure, Cory Doctorow, militant de longue date (dont nous traduisons les articles depuis longtemps) pense qu’il existe chez les eurodéputés une sorte d’ignorance doublée d’une confiance naïve dans les technologies numériques.

Dans l’article dont Framalang vous propose la traduction, il expose également les conséquences concrètes de la calamiteuse Directive Copyright1 pour tous les internautes, et particulièrement les créateurs indépendants. Enfin, sans en masquer le niveau de difficulté, il indique les points d’appui d’une lutte qui demeure possible, et qui doit être incessante, au-delà des prétendues « victoires » et « défaites ».

Aujourd’hui, L’Europe a perdu Internet. Maintenant, nous contre-attaquons.

par Cory Doctorow

Article original sur le site de l’EFFToday, Europe Lost The Internet. Now, We Fight Back.

Traduction Framalang : rama, Sonj, FranBAG, goofy, hello, Util-Alan, dr4Ke, Savage, david, Piup

La semaine dernière, lors d’un vote qui a divisé presque tous les grands partis de l’Union européenne, les députés européens ont adopté toutes les terribles propositions de la nouvelle directive sur le droit d’auteur et rejeté toutes les bonnes, ouvrant la voie à la surveillance de masse automatisée et à la censure arbitraire sur Internet : cela concerne aussi bien les messages – comme les tweets et les mises à jour de statut sur Facebook – que les photos, les vidéos, les fichiers audio, le code des logiciels – tous les médias qui peuvent être protégés par le droit d’auteur.

 

Trois propositions ont été adoptées par le Parlement européen, chacune d’entre elles est catastrophique pour la liberté d’expression, la vie privée et les arts :

1. Article 13 : les filtres de copyright. Toutes les plateformes, sauf les plus petites, devront adopter défensivement des filtres de copyright qui examinent tout ce que vous publiez et censurent tout ce qu’ils jugent être une violation du copyright.

2. Article 11 : il est interdit de créer des liens vers les sites d’information en utilisant plus d’un mot d’un article, à moins d’utiliser un service qui a acheté une licence du site vers lequel vous voulez créer un lien. Les sites d’information peuvent faire payer le droit de les citer ou le refuser, ce qui leur donne effectivement le droit de choisir qui peut les critiquer. Les États membres ont la possibilité, sans obligation, de créer des exceptions et des limitations pour réduire les dommages causés par ce nouveau droit.

3. Article 12a : pas d’affichage en ligne de vos propres photos ou vidéos de matchs sportifs. Seuls les « organisateurs » d’événements sportifs auront le droit d’afficher publiquement tout type d’enregistrement d’un match. Pas d’affichage de vos selfies sur fond de spectacle, ou de courtes vidéos de pièces de théâtre passionnantes. Vous êtes le public, votre travail est de vous asseoir là où on vous le dit, de regarder passivement le match et de rentrer chez vous.

Au même moment, l’UE a rejeté jusqu’à la plus modeste proposition pour adapter le droit d’auteur au vingt-et-unième siècle :

1. Pas de « liberté de panorama ». Quand nous prenons des photos ou des vidéos dans des espaces publics, nous sommes susceptibles de capturer incidemment des œuvres protégées par le droit d’auteur : depuis l’art ordinaire dans les publicités sur les flancs des bus jusqu’aux T-shirts portés par les manifestants, en passant par les façades de bâtiments revendiquées par les architectes comme étant soumises à leur droit d’auteur. L’UE a rejeté une proposition qui rendrait légal, à l’échelle européenne, de photographier des scènes de rue sans craindre de violer le droit d’auteur des objets en arrière-plan ;

2. Pas de dispense pour les « contenus provenant des utilisateurs », ce qui aurait permis aux États membres de l’UE de réserver une exception au droit d’auteur à l’utilisation d’extraits d’œuvres pour « la critique, la revue, l’illustration, la caricature, la parodie ou le pastiche. »

J’ai passé la majeure partie de l’été à discuter avec des gens qui sont très satisfaits de ces négociations, en essayant de comprendre pourquoi ils pensaient que cela pourrait être bon pour eux. Voilà ce que j’ai découvert.

Ces gens ne comprennent rien aux filtres. Vraiment rien.

L’industrie du divertissement a convaincu les créateurs qu’il existe une technologie permettant d’identifier les œuvres protégées par le droit d’auteur et de les empêcher d’être montrées en ligne sans une licence appropriée et que la seule chose qui nous retient est l’entêtement des plateformes.

La réalité, c’est que les filtres empêchent principalement les utilisateurs légitimes (y compris les créateurs) de faire des choses légitimes, alors que les véritables contrefacteurs trouvent ces filtres faciles à contourner.

En d’autres termes : si votre activité à plein temps consiste à comprendre comment fonctionnent les filtres et à bidouiller pour les contourner, vous pouvez devenir facilement expert⋅e dans ce domaine. Les filtres utilisés par le gouvernement chinois pour bloquer les images, par exemple, peuvent être contournés par des mesures simples.

Cependant, ces filtres sont mille fois plus efficaces que des filtres de copyright, parce qu’ils sont très simples à mettre en œuvre, tandis que leurs commanditaires ont d’immenses moyens financiers et techniques à disposition.

Mais si vous êtes un photographe professionnel, ou juste un particulier qui publie son propre travail, vous avez mieux à faire que de devenir un super combattant anti-filtre. Quand un filtre se trompe sur votre travail et le bloque pour violation du copyright, vous ne pouvez pas simplement court-circuiter le filtre avec un truc clandestin : vous devez contacter la plateforme qui vous a bloqué⋅e, vous retrouvant en attente derrière des millions d’autres pauvres gogos dans la même situation que vous.

Croisez les doigts et espérez que la personne surchargée de travail qui prendra votre réclamation en compte décidera que vous êtes dans votre droit.

Bien évidemment, les grosses entreprises du divertissement et de l’information ne sont pas inquiétées par ce résultat : elles ont des points d’entrée directe dans les plateformes de diffusion de contenus, des accès prioritaires aux services d’assistance pour débloquer leurs contenus quand ceux-ci sont bloqués par un filtre. Les créateurs qui se rallieront aux grandes sociétés du divertissement seront ainsi protégés des filtres – tandis que les indépendants (et le public) devront se débrouiller seuls.

Ils sous-estiment lourdement l’importance de la concurrence pour améliorer leur sort.

La réalisation des filtres que l’UE vient d’imposer coûtera des centaines de millions de dollars. Il y a très peu d’entreprises dans le monde qui ont ce genre de capital : les géants de la technologie basés aux États-Unis ou en Chine et quelques autres, comme VK en Russie.

L’obligation de filtrer Internet impose un seuil plancher à l’éventuel fractionnement des grandes plateformes par les régulateurs anti-monopole : puisque seules les plus grandes entreprises peuvent se permettre de contrôler l’ensemble du réseau à la recherche d’infractions, elles ne pourront pas être forcées à se séparer en entités beaucoup plus petites. La dernière version de la directive prévoit des exemptions pour les petites entreprises, mais celles-ci devront rester petites ou anticiper constamment le jour où elles devront elles-mêmes endosser le rôle de police du droit d’auteur. Aujourd’hui, l’UE a voté pour consolider le secteur des technologies, et ainsi pour rendre beaucoup plus difficile le fonctionnement des créateurs indépendants. Nous voyons deux grandes industries, faisant toutes deux face à des problèmes de compétitivité, négocier un accord qui fonctionne pour elles, mais qui diminuera la concurrence pour le créateur indépendant pris entre les deux. Ce qu’il nous fallait, c’était des solutions pour contrer le renforcement des industries de la technologie comme de celles de la création : au lieu de cela, nous avons obtenu un compromis qui fonctionne pour elles, mais qui exclut tout le reste.

Comment a-t-on pu en arriver à une situation si désastreuse ?

Ce n’est pas difficile à comprendre, hélas. Internet fait partie intégrante de tout ce que nous faisons, et par conséquent, chaque problème que nous rencontrons a un lien avec Internet. Pour les gens qui ne comprennent pas bien la technologie, il y a un moyen naturel de résoudre tout problème : « réparer la technologie ».

Dans une maxime devenue célèbre, Arthur C. Clarke affirmait que « toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Certaines réalisations technologiques semblent effectivement magiques, il est naturel d’être témoin de ces miracles du quotidien et d’estimer que la technologie peut tout faire.

L’incapacité à comprendre ce que la technologie peut ou ne peut pas faire est la source d’une infinité d’erreurs : depuis ceux qui affirment hâtivement que les machines à voter connectées peuvent être suffisamment sécurisées pour être utilisées lors d’une élection nationale ; aux officiels qui claironnent qu’il est possible de créer un système de chiffrement qui empêche les truands d’accéder à nos données, mais autorise la police à accéder aux données des truands ; en passant par la croyance que le problème de la frontière irlandaise post-Brexit peut être « solutionné » par de vagues mesures techniques.

Dès que quelques puissants décideurs des industries du divertissement ont été persuadés que le filtrage massif était possible et sans conséquence néfaste, cette croyance s’est répandue, et quand les spécialistes (y compris les experts qui font autorité sur le sujet) disent que ce n’est pas possible, ils sont accusés d’être bornés et de manquer de vision, pas d’apporter un regard avisé sur ce qui est possible ou non.

C’est un schéma assez familier, mais dans le cas de la directive européenne sur le copyright, il y a eu des facteurs aggravants. Lier un amendement sur les filtres de copyright à une proposition de transfert de quelques millions d’euros des géants de l’informatique vers les propriétaires de médias a garanti une couverture médiatique favorable de la part de la presse, qui cherche elle-même une solution à ses problèmes.

Enfin, le problème est qu’Internet favorise une sorte de vision étriquée par laquelle nous avons l’illusion que la petite portion du Net que nous utilisons en constitue la totalité. Internet gère des milliards de communications publiques chaque jour : vœux de naissance et messages de condoléances, signalement de fêtes et réunions prochaines, campagnes politiques et lettres d’amour. Un petit bout, moins d’un pour cent, de ces communications constitue le genre de violation du droit d’auteur visé par l’article 13, mais les avocats de cet article insistent pour dire que le « but premier » de ces plateformes est de diffuser des œuvres protégées par le droit d’auteur.

Il ne fait aucun doute que les gens de l’industrie du divertissement interagissent avec beaucoup d’œuvres de divertissement en ligne, de la même façon que la police voit beaucoup de gens qui utilisent Internet pour planifier des crimes, et les fashionistas voient beaucoup de gens qui utilisent Internet pour montrer leurs tenues.

L’Internet est plus vaste qu’aucun⋅e d’entre nous ne peut le concevoir, mais cela ne signifie pas que nous devrions être indifférent⋅e⋅s à tous les autres utilisateurs d’Internet et à ce qu’ils perdent lorsque nous poursuivons nos seuls objectifs, aux dépens du reste du monde numérique.

Le vote récent de la directive sur le copyright ne rend pas seulement la vie plus difficile aux créateurs, en donnant une plus grande part de leurs revenus à Big contenus et Big techno – il rend la vie plus difficile pour nous tous. Hier, un spécialiste d’un syndicat de créateurs dont je suis membre m’a dit que leur travail n’est pas de « protéger les gens qui veulent citer Shakespeare » (qui pourraient être bloqués par l’enregistrement bidon de ses œuvres dans les filtres du droit d’auteur) – mais plutôt de protéger les intérêts des photographes du syndicat dont l’œuvre est « volée ». Non seulement l’appui de mon syndicat à cette proposition catastrophique ne fait aucun bien aux photographes, mais il causera aussi d’énormes dommages à ceux dont les communications seront prises entre deux feux. Même un taux d’erreur de seulement un pour cent signifie encore des dizaines de millions d’actes de censure arbitraire, chaque jour.

Alors, que faut-il faire ?

En pratique, il existe bien d’autres opportunités pour les Européens d’influencer leurs élu⋅es sur cette question.

* Tout de suite : la directive rentre dans une phase de « trilogues » , des réunions secrètes, à huis clos, entre les représentants des gouvernements nationaux et de l’Union européenne ; elles seront difficiles à influencer, mais elles détermineront le discours final présenté au parlement pour le prochain vote (difficulté : 10/10).

* Au printemps prochain, le Parlement européen votera sur le discours qui ressort de ces trilogues. Il est peu probable qu’ils puissent étudier le texte plus en profondeur, on passera donc à un vote sur la directive proprement dite. Il est très difficile de contrecarrer la directive à ce stade (difficulté : 8/10).

* Par la suite les 28 États membres devront débattre et mettre en vigueur leurs propres versions de la législation. Sous bien des aspects, il sera plus difficile d’influencer 28 parlements distincts que de régler le problème au niveau européen, quoique les membres des parlements nationaux seront plus réceptifs aux arguments d’internautes isolés, et les victoires obtenues dans un pays peuvent être mises à profit dans d’autres (« Tu vois, ça a marché au Luxembourg. On n’a qu’à faire la même chose. ») (difficulté : 7/10).

* À un moment ou à un autre : contestations judiciaires. Étant donné l’ampleur de ces propositions, les intérêts en jeu et les questions non résolues sur la manière d’équilibrer tous les droits en jeu, nous pouvons nous attendre à ce que la Cour de justice européenne soit saisie de cette question. Malheureusement, les contestations judiciaires sont lentes et coûteuses (difficulté : 7/10).

En attendant, des élections européennes se profilent, au cours desquelles les politiciens de l’UE devront se battre pour leur emploi. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où un futur membre du Parlement européen peut gagner une élection en se vantant de l’expansion du droit d’auteur, mais il y a beaucoup d’adversaires électoraux potentiels qui seront trop heureux de faire campagne avec le slogan « Votez pour moi, mon adversaire vient de casser Internet » ;

Comme nous l’avons vu dans le combat pour la neutralité du Net aux USA, le mouvement pour protéger l’Internet libre et ouvert bénéficie d’un large soutien populaire et peut se transformer en sujet brûlant pour les politiciens.

Écoutez, on n’a jamais dit que notre combat se terminerait par notre « victoire » définitive – le combat pour garder l’Internet libre, juste et ouvert est toujours en cours.

Tant que les gens auront :

a) des problèmes,

b) liés de près ou de loin à Internet,

il y aura toujours des appels à casser/détruire Internet pour tenter de les résoudre.

Nous venons de subir un cuisant revers, mais cela ne change pas notre mission. Se battre, se battre et se battre encore pour garder Internet ouvert, libre et équitable, pour le préserver comme un lieu où nous pouvons nous organiser pour mener les autres luttes qui comptent, contre les inégalités et les trusts, les discriminations de race et de genre, pour la liberté de la parole et de la légitimité démocratique.

Si ce vote avait abouti au résultat inverse, nous serions toujours en train de nous battre aujourd’hui. Et demain. Et les jours suivants.

La lutte pour préserver et restaurer l’Internet libre, équitable et ouvert est une lutte dans laquelle vous vous engagez, pas un match que vous gagnez. Les enjeux sont trop élevés pour faire autrement.

*   *   *

Pour donner suite à cette lecture, nous vous recommandons l’article de Calimaq dont le titre est un peu à contre-courant : La directive Copyright n’est pas une défaite pour l’Internet Libre et Ouvert !




Des lois européennes pour renforcer la surveillance de masse  ?

Parmi les articles qui soulignent l’importance de ne pas sacrifier notre liberté de communication et d’expression par Internet à une illusoire sécurité, nous vous invitons aujourd’hui à prendre un peu de champ en adoptant le point de vue d’un juriste britannique.

Steve Peers se positionne sur le principe, et pas seulement sous l’effet d’une émotion ou d’une vision partisane franco-centrée. Il est assez bon connaisseur des institutions européennes pour savoir que l’arsenal des procédures légales en ce qui concerne la recherche et la transmission des informations est déjà suffisant dans la communauté européenne — et bien sûr la France n’est pas en reste.

C’est un professeur de droit de l’Université de l’Essex qui nous le dit : davantage de lois anti-terroristes en Europe, c’est une erreur dictée par la panique !

L’Europe a-t-elle vraiment besoin de nouvelles lois anti-terroristes ?

par Steve Peers

source : Does the EU need more anti-terrorist legislation?

Traduction Framalang : Framatophe, nilux, goofy, niilos, r0u, Asta, peupleLà, Diab, Jane Doe, lamessen

stevePeers.pngÀ la suite des attentats épouvantables subis par Paris il y a quelques jours, il n’aura fallu que 24 heures à la Commission européenne pour déclarer qu’elle allait proposer une nouvelle série de mesures anti-terroristes pour l’Union européenne dans un délai d’un mois. On ne sait pas encore quel sera le contenu de ces lois ; mais l’idée même d’une nouvelle législation est une grave erreur.

Bien entendu, il était légitime que les institutions européennes expriment leur sympathie pour les victimes des attentats et leur solidarité pour tout ce qui relève de la défense de la liberté d’expression. De même, il ne serait pas problématique de recourir si nécessaire aux lois anti-terroristes qui existent déjà de l’Union européenne, afin par exemple de pouvoir livrer les suspects de ce crime sur la base d’un mandat d’arrêt européen (MAE), au cas où ils fuiraient vers un autre État membre. La question est plutôt de savoir si l’Union européenne a vraiment besoin de davantage de lois dans ce domaine.

En effet, l’UE a déjà réagi à des actes de terrorisme antérieurs, d’abord à l’occasion du 11 septembre puis au moment des atroces attentats de Madrid et de Londres en 2004 et 2005. Le résultat en est un vaste corpus de lois anti-terroristes, répertoriées ici dans le projet SECILE. Il comprend non seulement des mesures ciblant spécifiquement le terrorisme (comme les mesures de droit pénal adoptées en 2002 et modifiées en 2008), mais aussi de nombreuses autres mesures qui facilitent la coopération pour tout ce qui concerne tant le terrorisme que les infractions pénales, telles que, par exemple, le mandat d’arrêt européen, les lois sur l’échange d’informations entre les polices, la transmission des indices et preuves par-delà les frontières, etc.

En outre, sont déjà discutées des propositions qui s’appliqueraient entre autres aux questions de terrorisme, comme une nouvelle législation pour Europol, les services de renseignement de l’UE (voir ici pour la discussion) ou un projet de loi de l’UE visant à faciliter la transmission des données nominales des passagers de transports aériens (Passenger Name Record, dont l’acronyme PNR est utilisé plus loin dans ce billet).

Alors quelles sont les nouvelles lois que va probablement proposer la Commission ? Elle peut suggérer une nouvelle version de la directive sur la rétention des données, dont la précédente version avait été invalidée au printemps dernier [1] par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans son jugement sur les droits numériques (en discussion ici). Les autres idées débattues, selon des documents qui ont été divulgués (voir ici et ), concernent de nouvelles lois visant à renforcer les contrôles obligatoires aux frontières.

Est-ce que ces lois sont véritablement nécessaires ? Les États membres peuvent déjà adopter des lois sur la rétention des données de communication, conformément à la directive de l’UE concernant la protection de la vie privée sur Internet. Comme l’a confirmé le service juridique du parlement européen (voir son avis ici), si les États membres adoptent de telles mesures, ils seront soumis aux contraintes de l’arrêt sur les droits numériques, qui interdit la surveillance de masse menée en l’absence de garde-fous pour protéger la vie privée. De même, les États membres sont libres d’établir leur propre système de PNR, en l’absence de toute mesure à l’échelle de l’UE (en-dehors des traités PNR entre l’UE et les États-Unis, le Canada et l’Australie). La question de savoir si la surveillance de masse est compatible, en tant que telle, avec les droits de l’Homme a déjà été soumise à la CJUE par le Parlement européen, qui a demandé à la Cour de se prononcer sur cette question dans le contexte du traité PNR UE/Canada (en discussion ici).

Il serait possible d’adopter de nouvelles lois imposant un contrôle systématique des frontières dans certains cas. En pratique, cela signifierait probablement des contrôles ciblant les musulmans revenant d’endroits comme la Syrie. On peut se demander si poser des questions détaillées supplémentaires aux frontières extérieures serait, en soi, un moyen d’empêcher le terrorisme. Après tout, suite aux attentats de Paris, il a malheureusement été démontré qu’il était impossible d’empêcher une attaque terroriste malgré une législation anti-terroriste développée sur le papier et malgré la présence de gardes du corps pour protéger les collaborateurs d’une personne identifiée comme une cible des terroristes.

Il est également question de principe ici. Les attentats de Paris étaient directement dirigés contre la liberté d’expression : c’est le fondement d’une démocratie avancée. Bien sûr, il faudra intensifier les efforts pour empêcher ces situations de se reproduire ; mais les lois existantes permettent déjà la collecte et le partage de renseignements ciblés. La réponse immédiate de la Commission a une odeur nauséabonde de panique. Et l’attaque directe des principes fondamentaux de la démocratie dont a été victime Paris ne devrait pas servir de prétexte à de nouvelles attaques contre d’autres libertés civiles fondamentales.

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Note

[1] Voir le communiqué de presse en français sous ce lien