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Libre ou propriétaire, open source ou sources closes, voilà des lignes de fracture radicales qui sont familières dans le monde du logiciel. Les choses sont moins tranchées peut-être du côté des entreprises qui se définissent non sans arrière-pensées comme plus ou moins « ouvertes ».
Tim Wu nous invite à prendre un peu de recul par rapport à notre conception commune suivant laquelle les modèles ouverts sont destinés à l’emporter. La réussite ou non des grandes entreprises de technologies informatiques ces dernières années montre que la question n’est pas si simple et la partition pas si flagrante.
En adoptant une perspective bien étatsunienne, celle du pragmatisme qui consiste à comparer les résultats, l’auteur tend à évaluer l’ouverture en termes de degrés. À vous de dire si les valeurs du libre ne sont pas écornées au passage.
Une entreprise fermée comme Apple peut-elle réussir sans le talent d’un Steve Jobs ?
par Tim Wu dans cet article du New Yorker
Traduction Framasoft :
On dit depuis un bon moment dans le milieu techno que « le modèle ouvert l’emporte sur le modèle fermé ». En d’autres termes, les systèmes technologiques ouverts, ou bien ceux qui permettent l’interopérabilité, finissent toujours par surpasser leurs concurrents fermés. C’est une véritable profession de foi chez certains ingénieurs. C’est aussi la leçon qu’on peut tirer de l’échec de MacIntosh face à Windows dans les années 90, du triomphe de Google au début des années 2000 et plus largement, de la victoire d’Internet sur ses rivaux au modèle fermé (vous souvenez-vous d’AOL ?). Mais est-ce encore justifié ?
Depuis quelques années, cet adage a été remis en question, principalement à cause d’Apple. Cette entreprise, ignorant les idéaux des ingénieurs et les prêches des experts techno, s’est rapidement cloisonnée dans une une stratégie semi-fermée — ou « intégrée » comme elle aime à le dire — et a défié la règle. Sur le plan structurel, Apple pratique l’intégration bien mieux que ses rivales. Elle possède le matériel, le logiciel et le circuit de distribution. Elle bloque et dessert également beaucoup plus ses concurrents. Eh oui, de cette manière, elle est devenue l’entreprise la plus rentable la planète. Au dernier trimestre, Apple a enregistré plus de bénéfices qu’Amazon n’en a réalisé depuis sa création.
Mais maintenant, depuis les six derniers mois, de manière plus ou moins flagrante, Apple a commencé à trébucher. Vous allez dire que j’exagère, mais je propose une révision du vieil adage « le modèle fermé peut l’emporter, mais vous devez être un génie ». Dans des conditions normales, dans une industrie imprévisible, et étant donné le niveau normal d’erreurs humaines, le libre continue à surpasser le fermé. Pour le dire autrement, une entreprise doit être fermée dans l’exacte proportion de ses talents de visionnaire et de conception.
Pour m’expliquer, je vais d’abord devoir soigneusement exposer ce que j’entends par « ouvert » et « fermé », des mots qui sont largement employés dans le monde de l’informatique, mais avec de multiples sens. La vérité c’est qu’aucune des entreprises n’est complètement ouverte ou fermée ; elles se répartissent sur un spectre, un peu comme celui qu’utilisait Alfred Kinsey pour décrire la sexualité humaine. Pour moi, ici, cela signifie la combinaison de trois éléments.
Tout d’abord, « ouvert » et « fermé » peuvent faire référence à la permissivité de l’entreprise technologique vis-à-vis des partenariats et des interconnexions qu’elle peut créer pour que ses produits arrivent jusqu’aux utilisateurs. Nous disons qu’un système d’exploitation comme GNU/Linux est « ouvert » parce que n’importe qui peut concevoir un produit sur lequel faire tourner GNU/Linux. En revanche, Apple est très exclusif : il ne laissera jamais iOS s’exécuter sur un téléphone Samsung ni vendre des Kindle dans un Apple store.
En second lieu, l’ouverture peut décrire l’impartialité avec laquelle une entreprise technologique traite les autres entreprises par rapport la manière dont elle se traite elle-même. Firefox, le navigateur, traite tous les sites internet de la même manière. En revanche, Apple se traite mieux que les autres (essayez donc de désinstaller iTunes de votre iPhone).
Troisièmement, et pour conclure, cela décrit le niveau de transparence et d’ouverture d’une entreprise selon la manière dont ses produits fonctionnent et peuvent être employés. Les produits open source, ou ceux qui dépendent de standards ouverts, rendent leur code largement accessible. En attendant, une compagnie comme Google peut être ouverte sur bien des points mais garder jalousement le secret sur certaines choses, comme le code de son moteur de recherche. Dans le monde des technologies, la métaphore classique utilisée pour décrire cette dernière différence est la cathédrale contre le bazar.
Aucune entreprise privée n’est entièrement ouverte, bien que quelques fondations à but non-lucratif, comme Mozilla, s’en approchent. De la même manière, aucune entreprise ne peut se permettre d’être entièrement fermée. Un exploitant de plateforme gagne à avoir de bonnes applications disponibles (pensons à ce que serait, hum, l’iPhone sans Google Maps), et trop bloquer détruira ce qui donne sa valeur au produit. Même Apple a besoin d’être assez ouvert pour ne pas trop déranger les consommateurs. Vous ne pouvez pas lancer le Flash d’Adobe sur un IPad, mais vous pouvez brancher presque n’importe quel type d’écouteur dessus.
L’idée que « le modèle ouvert l’emporte sur le modèle fermé » est historiquement assez récente. Dans la majeure partie du XXe siècle, l’intégration était considérée comme la forme d’organisation commerciale supérieure. Les modèles fermés ou intégrés arrivent avec des avantages reconnus depuis longtemps et même proclamés haut et fort par les économistes. La coordination est un avantage-clé : en théorie, avec une entreprise qui coordonne tous les aspects et caractéristiques d’un produit donné, le résultat peut mieux fonctionner que celui d’un rival non-coordonné. L’économiste Joseph Farell a appelé ceci « internalisation des économies complémentaires ». Si cela ne vous dit rien, considérez l’effet Disneyland. Disney contrôle tout avec une poigne de fer ou presque, et le parc d’attractions fonctionne sans anicroches, avec une réussite impressionnante bien supérieure par exemple à une fête foraine classique.
Andrew Carnegie s’est appuyé sur une logique similaire à celle d’Apple lorsqu’il a intégré l’extraction minière avec la production d’acier au sein de U.S. Steel. Les vieux studios Hollywood des années trente et quarante ont intégré le jeu, les scénarios, la production et les cinémas dans une seule et même entreprise. Elle a ainsi chassé tous les autres de son industrie. I.B.M. avait un modèle fermé et le vieux monopole de A.T. & T. était le système fermé par excellence : vous n’aviez pas le droit de posséder votre propre téléphone mais seulement d’en utiliser un produit par quelqu’un d’autre.
La sagesse populaire commença à changer dans les années soixante-dix. Sur le marché des technologies, des années quatre-vingt au milieu des années deux mille, les systèmes ouverts ont vaincu à plusieurs reprises leurs concurrents fermés. Windows de Microsoft a battu ses rivaux en adoptant un modèle plus ouvert. À la différence du système d’exploitation d’Apple qui était supérieur sur le plan technique, Windows fonctionnait sur n’importe quel matériel et faisait marcher presque tous les logiciels. Au même moment, Microsoft surpassa I.B.M. et son modèle intégré verticalement (qui se souvient de Warp O.S. ?), Google était audacieusement ouvert dès sa conception originale et passa devant Yahoo et son système sélectif de publicité au placement. La plupart des vainqueurs, entre quatre-vingt et deux mille, tels que Microsoft, Dell, Palm, Google et Netscape, suivaient un modèle ouvert. Internet même, basé sur un projet financé par le gouvernement, était à la fois incroyablement ouvert et incroyablement réussi. Un mouvement était né et avec lui la règle selon laquelle : « le modèle ouvert l’emporte sur le modèle fermé ».
Le triomphe des systèmes ouverts a révélé un défaut majeur dans les conceptions fermées. Selon la théorie économique, dans un état d’information parfaite, un concepteur central devrait être capable de produire un meilleur produit. Mais c’est seulement vrai si le futur est prévisible, et si on ignore la tendance des êtres humains à commettre des erreurs bêtes. Dans un système fermé, avec un seul décideur, les erreurs coûtent très cher. Les décisions stupides, ou qui compromettent le produit pour des profits à court terme, ne vont pas rendre les produits seulement un peu moins bons mais vraiment pires que ceux du concurrent direct. Par exemple, la politique de chasse gardée d’AOL des années 90 consistait à essayer de deviner ce que les utilisateurs allaient vouloir, mais AOL a fait un tas d’erreurs, et finalement ça ne correspondait pas à un Web ouvert.
En revanche, un produit ouvert est mieux protégé des erreurs humaines car ce n’est pas une unique entité qui prend une décision susceptible de détruire le produit. Les économistes Tim Bresnahan et Shane Greenstein, dans les années 90, ont décrit ce phénomène sous le terme « direction technique partagée », et ils lui donnaient un sens mélioratif. Le produit est le résultat collectif de plusieurs, voire parfois de milliers de décideurs. Un produit ouvert peut aussi profiter des contributions volontaires et collectives des masses, un point mis en avant par Yochai Benkler. Ainsi, une entrée sur Wikipédia peut être vague et contenir des erreurs, mais le corpus dans son ensemble restera impressionnant. Au milieu des années 90, Windows n’était pas aussi intuitif que Macintosh, mais tous les accessoires et les applications en firent collectivement un produit supérieur.
Ce qui nous amène aux années 2000 et au magnifique parcours d’Apple. Pendant presque douze années, Apple a battu la mesure avec succès. Mais c’est parce qu’il avait le meilleur des systèmes possibles, à savoir, un dictateur disposant d’un contrôle absolu, qui était aussi un génie. Steve Jobs était la version entreprise de l’idéal de Platon : le roi-philosophe nettement plus efficace que toute forme de démocratie. L’entreprise dépendait d’un unique esprit central, mais il a fait très peu d’erreurs. Dans un monde sans erreurs, le fermé bat l’ouvert. En conséquence, pour un temps, Apple triompha de ses rivaux.
Alors que doit faire une entreprise technologique ?
Chacun est confronté à cette question du modèle ouvert ou fermé, et voici comment y répondre. Premièrement, il existera toujours un compromis difficile entre systèmes ouverts et fermés, et il est donc inutile de trop s’enfermer dans l’une ou l’autre des options. Il est facile de sous-estimer les projets ouverts (personne ne pensait que Wikipédia fonctionnerait), mais même les projets ouverts ont besoin de contrôle à certains niveaux. Finalement, plus votre vision et vos compétences de créateur sont bonnes, plus vous pouvez essayer d’être fermé. Si vous pensez que vos concepteurs de produits peuvent égaler le quasi sans-faute de Jobs ces vingt dernières années, allez-y. Mais si de simples mortels font tourner votre entreprise, ou si vous êtes face à un futur très imprévisible, les analyses économiques suggèrent qu’un système ouvert est plus sûr. Vous pourriez peut-être vous fier à ce test : en vous levant le matin, regardez dans le miroir et demandez-vous : suis-je Steve Jobs ?
Crédit image : the opensourceway CC-BY-SA