Prix unique du livre, même numérique ?

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Michael Mandiberg - CC-by-sa Nouvel exemple du refus des tenants d’industries du siècle dernier de considérer l’ère du numérique (ouverte par l’informatique et Internet [1]) comme une opportunité nouvelle et non comme une menace passagère, les sénateurs examineront bientôt une proposition de loi visant à imposer une recette sociale adaptée à l’économie matérielle d’objets, au commerce que l’on qualifiait encore il y a peu de «  virtuel  », des œuvres numériques, disponibles en-ligne et à volonté.

Tel est en effet l’objectif de cette proposition de loi  : appliquer le prix-unique du livre également sur Internet. Si, naïvement, l’idée peut sembler bonne de prime abord, puisqu’elle a sûrement contribué à sauver les petites librairies françaises, elle dénote surtout une incompréhension chronique par la classe politique et les marchants de culture, de la notion de fichier d’ordinateur, ce support numérique réplicable en un instant et sans véritable coût à l’échelle de la population mondiale.

Sans en arriver aux extrémités répressives qu’instaure la loi HADOPI II, ce nouveau mouvement législatif se traduit par une énième tentative de limitation des fantastiques possibilités d’une économie nouvelle, dans le but de la faire entrer dans le moule rassurant des précédents modèles. Ici encore, au lieu d’explorer et d’exploiter au mieux ce qu’Internet rend possible, le législateur s’entête à refuser le potentiel d’un réseau numérique mondial, en s’entêtant aveuglément à transposer avec le minimum de réflexion possible ce qui marchait bien avant. D’autres pays plus pragmatiques vivent avec le Net, s’y adaptent et connaissent (est-ce lié  ?) les plus forts taux de croissance de la planète depuis ces dix dernières années, mais pendant ce temps, nos sénateurs ont à cœur de préserver les recettes du passé, quitte à gâcher, pour un temps, celles du futur.

Si le Framablog parle rarement d’économie, nous vous parlons plus régulièrement d’œuvres libres, partagées par leurs auteurs à grande échelle via Internet. Or, cette loi ignore tout simplement la question et entre en contradiction avec l’essence même des licences libres, confirmant pour le moins que si la voie est libre, la route semble encore bien longue avant que les paradigmes du libre ne soient connus, compris et reconnus en haut lieu.

À l’heure de la sortie imminente de deux nouveaux Framabooks, Framasoft se joint donc aux inquiétudes soulevées par ses partenaires Adullact et AFUL dans leur dernier communiqué commun  :

Le prix unique du livre numérique doit-il s’opposer à la création libre  ?

14/10/2010 – URL d’origine

L’ADULLACT et l’AFUL s’inquiètent de la proposition sénatoriale de loi sur le prix [unique] du livre numérique, dont la rédaction actuelle menace sans nécessité la création sous licence libre. Leurs représentants au CSPLA s’en expliquent dans ce communiqué.

Nous avons eu récemment connaissance de la proposition de loi faite au Sénat par Mme Catherine DUMAS et M. Jacques LEGENDRE [2] relative au prix [unique] du livre numérique.

Nous comprenons le souci de la représentation nationale de préserver la filière du livre dans le monde numérique [3], en reprenant une formule qui s’est montrée efficace pour le livre imprimé traditionnel [4].

Cependant le monde numérique n’est pas le monde des supports matériels traditionnels et, s’il pose les problèmes que nous connaissons depuis plusieurs années, notamment en ce qui concerne la multiplication des copies illicites, c’est précisément parce qu’il obéit à des lois économiques nouvelles. En un mot  : une fois l’œuvre créée, la production de copies peut se faire à un coût essentiellement nul.

Cela n’implique nullement qu’il soit légitime de faire ces copies sans l’accord des titulaires des droits, mais cela implique la possibilité et, de fait, l’existence de nouveaux modèles de création et d’exploitation des œuvres, modèles qui sont tout aussi légitimes que les modèles traditionnels issus du monde de l’imprimé.

Pour ne citer qu’un exemple, l’association Sésamath produit des livres numériques "homothétiques" (selon la terminologie de l’exposé des motifs), disponibles sous licence Creative Commons By-Sa. Cette licence implique que ces livres peuvent être exploités commercialement par quiconque, quelle que soit la forme que pourrait prendre cette exploitation, mais que les livres sont toujours cédés avec cette même licence sans contrainte nouvelle. Cela exclut en particulier toute contrainte de prix, ce qui est essentiel à la dynamique de création mutualisée et de maximisation du public recherchée par les auteurs.

Il ne s’agit nullement d’un phénomène marginal, même s’il est ignoré par certains rapports officiels [5]. Les versions imprimées des livres de Sésamath représentent environ 15 % du marché qui les concerne, ce qui est loin d’être négligeable. Ces œuvres participent déjà au rayonnement de la France dans plusieurs pays francophones. C’est manifestement un modèle de création qui se développe  : il a d’ailleurs fait l’objet des travaux d’une Commission Spécialisée [6] du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA) où nous siégeons tous deux.

Il y a donc tout lieu de s’inquiéter de la compatibilité de la proposition de loi avec ces nouveaux modèles.

Ainsi l’article 2 prévoit la fixation d’un prix par le diffuseur commercial. Certes, les licences ouvertes – par exemple Creative Commons By-Sa – tout en permettant la diffusion gratuite et non commerciale, n’excluent nullement la diffusion commerciale, qu’elle soit le fait des créateurs initiaux ou de tiers. Mais le principe même de ces licences est par nature exclusif de toute fixation de prix puisqu’elles sont choisies par l’auteur précisément pour donner la liberté d’en décider, sans contrôle amont de l’aval de la chaîne de diffusion.

Cette loi n’a pas l’intention, on peut l’espérer, de tuer dans l’œuf ces nouveaux modes de création et d’exploitation, ce qui ne serait guère dans l’intérêt de notre pays, des créateurs concernés ou du public. Il faut donc préciser que la fixation du prix du livre numérique ne s’applique pas aux œuvres numériques libres ou ouvertes. Cela peut être réalisé très simplement par un amendement à l’article 2.3 qui prévoit déjà quelques cas d’exemption, sans aucunement porter atteinte aux modes d’exploitation commerciale que la loi vise à encadrer, au bénéfice des titulaires de droit qui souhaitent une telle protection.

Le monde du numérique et les modèles économiques associés sont complexes et mouvants, et la prudence doit probablement prévaloir avant d’y figer quoi que ce soit. Du moins faut-il préciser avec soin quels objets sont visés par le législateur. Il nous semble important que les nouveaux modèles de création et d’exploitation aient le droit de se faire entendre au même titre que les modèles traditionnels. Il y va de la compétitivité économique et culturelle de notre pays dans un univers bouleversé par le numérique. Le meilleur témoin de l’intérêt économique et social de ces modèles est le soutien que leur apportent les collectivités territoriales par leur adhésion à l’association ADULLACT présidée par l’un de nous.

Le rapport Patino préconise [7] de "mettre en place des dispositifs permettant aux détenteurs de droits d’avoir un rôle central dans la détermination des prix". Nous ne demandons rien d’autre.

Bernard LANG
Membre titulaire du CSPLA
Vice-président de l’AFUL
bernard.lang@aful.org, +33 6 62 06 16 93

François ELIE Membre suppléant au CSPLA
Président de l’ADULLACT
Vice-Président de l’AFUL
francois@elie.org, +33 6 22 73 34 96

Notes

[1] Crédit photo  : Michael Mandiberg – Creative Commons Paternité Partage à conditions initiales

[2] http://www.senat.fr/leg/ppl09-695.html

[3] Le rapport de M. Bruno Patino, sur le livre numérique http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/albanel/rapportpatino.pdf s’inquiéte du moyen d’étendre la loi Lang au numérique (page 45).

[4] Sur ce point, discutable, voir Mathieu Perona et Jérôme Pouyet  : Le prix unique du livre à l’heure du numérique http://www.cepremap.ens.fr/depot/opus/OPUS19.pdf

[5] C’est d’autant plus regrettable que les modèles explorés par Sésamath sont cités dans le monde entier comme précurseurs et innovants.

[6] http://www.cspla.culture.gouv.fr/travauxcommissions.html, Commission sur la mise à disposition ouverte des œuvres.

[7] C’est sa quatrième recommandation.

16 Responses

  1. gut

    "D’autres pays plus pragmatiques vivent avec le Net, s’y adaptent et connaissent (est-ce lié ?) les plus forts taux de croissance de la planète depuis ces dix dernières années"

    Références nécessaires 😉

  2. David Mentré

    Je ne comprends pas la position de l’AFUL et de l’ADULLACT. Le prix unique du livre numérique n’empêche nullement d’en faire une version Libre. La seule chose est que toutes les versions libres seront au même prix, si elles sont vendues.

    C’est même une bonne chose je trouve, tous les livres Sésamath seront vendus au prix initial de Sésamath et un gros éditeur comme Springer, avec un gros réseau de diffusion, ne pourra pas avoir un avantage compétitif en cassant les prix.

    Amicalement,
    david

  3. pyg

    David, je comprends le sens de ta remarque, mais je ne partage pas ce point de vue.

    L’objectif premier est la libre circulation du savoir, et non la rentabilité économique.
    Imaginons que Springer diffuse les livres Sésamath à 7€ pièce (rappellons que les manuels Sésamath sont vendus 11€ http://www.generation5.fr/produits/… , ce qui est déjà un prix plus que raisonnable), Springer aura a faire face à deux problemes :
    – d’abord, la licence restant libre, il ne pourra empêcher un plus gros éditeur encore de faire un prix encore plus faible, ce qui réduira d’autant sa marge, rendant le marché d’autant moins intéressant pour une entreprise dont l’objectif reste le profit (il n’y a aucun jugement péjoratif dans cet finalité)
    – Springer aura toujours un train de retard : n’étant pas l’auteur du manuel, il publiera toujours "à la bourre", avec des risques de décalages dans programme

    A cela s’ajoute le fait qu’il se mettrait à dos pas mal de profs de maths, ce qui n’est pas recommandé quand on veut leur vendre un produit 😉

    Bref, d’un point de purement économique et rationnel, ce n’est pas dans l’intérêt de springer de casser les prix.

    Mais surtout, je pense que tu confond dans ton exemple "livre" et "livre numérique" : ce dont il est question ici, c’est d’encadrer par la loi le prix du *fichier* du manuel Sésamath, et non celui du *manuel papier*.

    Alors pourquoi faut-il lutter contre un encadrement des prix du livre numérique ?
    Parce qu’il est numérique, justement.
    Je suis le premier à défendre la loi Lang, qui aura permis de retarder la disparition du métier de libraire.
    Mais à qui profiterait un prix du livre numérique fixe ? Uniquement aux éditeurs (c’est pas demain que tu vas aller chez ton libraire pour acheter un PDF plein de DRM alors que tu l’aurais au même prix en ligne…)

    Par ailleurs, ce que nous souhaitons avant tout (au sein de Framabook, mais plus généralement dans le monde du libre), c’est que les bonnes idées se diffusent.

    Prenons un cas concret, imaginons que la loi nous oblige à fixer un prix fixe à la version numérique du Framabook "Simple Comme Ubuntu". Nous le fixerions probablement à 0€.
    Cependant, imaginons qu’une entreprise souhaite proposer l’achat du PDF à la fin d’une formation (pourquoi pas, après tout, du moment que les licences sont préservées). Pourquoi l’empêcher de générer plus de revenus alors que nous, nous n’aurions pas pu/voulu réaliser cette opération commerciale.

    Quand quelqu’un vend du logiciel libre, il ne vole personne, même s’il n’est pas l’auteur (à partir du moment où il est clair dans l’esprit de l’acheteur que le logiciel est libre, qu’il peut potentiellement le trouver gratuitement ailleurs, et surtout qu’il pourra le rediffuser gratuitement ou le revendre avec bénéfices s’il le souhaite).
    L’encadrement du prix du livre numérique est une aberration à l’heure d’internet, et une impossibilité pour les contenus libres.

    A force de vouloir mettre la préservation des intérêts économiques au coeur de toutes nos actions, on en oublie surement l’essentiel : pour l’immense majorité des gens, la culture n’est pas une marchandise industrielle. C’est quelque chose qu’on aime, qu’on partage, et maintenant qu’on copie.

    Ca ne justifie pas la contrefaçon : si Johnny dit que pour avoir son album, il faut payer 22€, c’est son choix, je le respecte en l’achetant (ou pas !) mais il ne faut pas oublier que pour la plupart des auteurs, et notamment ceux des Framabooks, l’essentiel est de valoriser autre chose que la rémunération : le partage, la diffusion du savoir, le "karma", le besoin de reconnaissance, l’envie d’aider, la volonté de proposer un livre "différent", que sais-je…
    Et par ailleurs, ça ne les empêche pas de gagner de l’argent. Mais c’est la cerise sur le gateau, pas l’objectif premier. Et ça change tout !

  4. Bernard

    Copyleft, ou share-alike cela veut dire sans nouvelle contrainte non prévue dans la licence.
    Si un éditeur fait une diffusion numérique d’un livre Sésamath, il a l’obligation de fixer un prix et ceux qui en achètent copie ne peuvent le diffuser à un prix différent, ce qui est contraire à la licence. Cela peut sembler absurde, mais qui sait comment les juges peuvent interpréter la chose.

  5. Arnaud Palisson

    Je ne voudrais pas verser dans la lutte des générations. Mais force est de constater que la moyenne d’âge des sénateurs n’est guère de nature à insuffler au Palais du Luxembourg un vent de jeunesse en matière de modèle économique.
    Ce sont par ailleurs les élus français les mieux rémunérés. Alors, le prix de la culture, c’est pour eux assez abstrait.

  6. dorfr

    Et si l’on achète le fichier ailleurs qu’en France où le prix unique n’existe pas dans la loi locale ?
    Qu’est-ce qui empêche le vendeur, basé hors France, de brader le fichier (pour attirer du monde sur d’autres produits) ?

    Il me semble que c’est une pratique courante des consommateurs de passer par la version du site de tel ou tel pays pour bénéficier du meilleur prix (ex *.fr, *.co.uk, *.ca).

  7. Léon

    @David Mentré
    "Toutes les versions libres seront au même prix, si elles sont vendues"
    Tu entends quoi exactement par "libre" dans la phrase précédente ???
    Car ce que tu décris est tout à fait contraire à la GPL (C’est une licence de logiciel très utilisée) et au copyleft en général. Celui qui aura acheté un exemplaire a le droit (en vertu de la GPL) de le vendre le prix qu’il veut, ou de le donner.

  8. bibi

    faut-il hacker (voler , je pense aux publications en chine, et aux usa) pour contrer une loi liberticide ou éliminer (par mépris ou physiquement) les élus; s’ils sont inutiles ou dangereux ?
    Doit-on en acheter un exemplaire et le transmettre sous le manteau à tout le monde (hors-circuit légal) ? C’est très bien de proposer des reflexions; j’aurais apprécie des ébauches de solutions.

  9. bibi

    Cher PYG,
    Non, pas de troll…
    C’est concrêt et actuel…
    Ce qui te gêne peut-être c’est que cela ne sert pas tes intérêts, que l’on ne travaille pas pour toi…
    Si mes fils te sembles des trolls (?); pourquoi ne pas demander de les effacer ou mieux de les effacer et de m’interdire de poster ? Je me joindrais à toi pour que soit fait le plus vite possible; rassure-toi…Tu n’es surement pas le seul à trouver insupportable des commentaires (les miens ? que les miens ? flatté ? non, tu m’ennuie…) qui ne cadrent pas d’avec tes vues et hypothèses chimériques personnelles.
    Framasoft semble plutôt arriver au bout, stérile, c’est donc un problème de site, non de personne.
    Troll ? tu es sûr de ne pas confondre ma personne d’avec les articles de framasoft-cocoon ?

    Maintenant, siltäar laisse un lien qui reste une proposition…(quadrature du cercle)…non-parlementaire donc en démocratie non-valable. On ne peut s’imposer ni par un tribunal ni par une contribution (argent ou création) ni par un ‘manifeste’. Si c’était le cas; les effets seraient différents et désastreux. L’histoire pourtant nous le rappelle sans cesse : sans la voix du plus grand nombre, rien de stable ou de durable n’existe. Bien sûr, un blog, un site ‘sharing’, un e-book…etc…c’est du pis-aller…la source du conflit vient à mon avis de la propriété intellectuelle non-reconnue, ou spoliée où les usa ont parfaitement su intégrer leurs profits et leurs intérêts. On va donc vers une norme usa. Cet article n’est donc qu’une humeur vagabonde parmi d’autres. Du rimbaud à la sauce américaine…Rien de neuf et l’auteur de l’article n’indique aucune étape à suivre pour éviter d’être pris dans ce qui arrive…Difficile de faire de l’art et de l’argent sans financiers et où les trouver ? ah oui la quadrature du cercle et free…Certains de la culture proposaient un refondement de la notion de copyright -la notion d’intérêt économique du pays est ridicule-.
    Voilà, tout cela pour dire à pyg que je suis concerné et que je n’ai pas trouvé de solution; je suis donc obligé de me plier, comme tout le monde, à une norme établie.

  10. zoltan

    Tiens, Bibi phoque et Pyg le cochon dans des inepties habituelles …

  11. plf

    > « Ces œuvres participent déjà au rayonnement de la France dans plusieurs pays francophones. »

    Dans le genre putassier, l’argument fait bonne figure. Bon, ben… c’est pas grâce à l’AFUL que je vais augmenter mon « pouvoir de don » (gros foutage de gueule, soit dit en passant). Tiens c’est marrant, le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique a été « nominé » à deux reprises aux Big Brother Awards (2002 et 2003).