• Par Steve Jurvetson, licence CC-By

Sensibilité, fraternité, logiciel libre

Classé dans : Communs culturels, Mouvement libriste | 9

Temps de lecture 7 min

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Le programmeur, et tout particulièrement celui qui se reconnaît dans les valeurs du Libre comme un hacker, est souvent perçu comme l’acteur d’une contre-culture. Il existerait un monde underground où une joyeuse bande de drôles de petits bonhommes (voir ce qu’en aurait dit Paracelse, ci-dessous) s’agiteraient autour de vaines activités plus ou moins gauchistes, idéalistes, utopistes, en tout cas très éloignées des préoccupations de ce bas-monde (du monde sensible, donc). Les assassinats terroristes subis en ce début de janvier 2015 ont montré qu’au contraire les libristes sont non seulement sensibles, mais mettent aussi à l’épreuve des faits les principes de liberté, d’égalité et de fraternité auxquels ils adhèrent.

Tel est le propos, tenu en profondeur par Véronique Bonnet, philosophe, dans le texte que nous publions aujourd’hui[1].

Sensibilité, fraternité, logiciel libre

(ou en quoi une tragique actualité récente en appelle plus que jamais aux valeurs de l’informatique libre)

Une tribune libre de Véronique Bonnet.

« Cerises d’amour aux robes pareilles », tendres proies, chairs à fusil… Abattues par une détermination glacée. La chanson Le Temps des cerises fut dédiée par Jean-Baptiste Clément, en 1871, à une infirmière courageuse, Louise, fusillée pendant la semaine sanglante. « Cerises d’amour aux robes pareilles, tombant sous la feuille en gouttes de sang […] J’aimerai toujours le temps des cerises, c’est de ce temps-là que je garde au cœur une plaie ouverte… ». Clément conjugue synergie citoyenne et sympathie, fruits qui se cueillent, eux aussi, en rêvant. Ni liberté ni égalité sans fraternité.

Toutes proportions gardées, eu égard à la gravité de cette actualité récente, rappelons la centralité, dans l’éthique du logiciel libre, de cette composante fraternelle. Soit de l’appartenance commune à l’humaine condition. Ces jours difficiles ne peuvent que nous donner l’énergie de persévérer dans cette sympathie, la synergie du ressenti, qui caractérise l’idéal du Free Software.

Dans sa déclinaison de la triade de la République, « liberté, égalité, fraternité », Richard Matthew Stallman, fondateur en 1983 du projet GNU, rappelle ce ciment de la communauté des utilisateurs. La fraternité n’y est pas la cinquième roue du carrosse mais l’horizon sensible qui anime l’esprit libriste, partageux. D’aucuns disent datalove, d’autres common data, d’autres encore Commons, patrimoine inaliénable de ce que l’ingéniosité humaine a pu produire de plus beau, lignes de codes, patrimoine intellectuel et esthétique.

La fondation de Richard Stallman, la Free Software Foundation, dont la petite sœur francophone est l’April (Association francophone de promotion et défense du logiciel libre), vise à protéger l’informatique d’appropriations privatrices, et prend toutes dispositions pour laisser à l’utilisateur sa sensibilité cosmopolitique et les moyens informatiques de ses aspirations au partage. Eben Moglen, juriste décisif, concepteur de la GNU GPL, archétype des « gauche d’auteur », côté cœur, a œuvré pour la cause de l’inaliénable.

Rappelons quelques paroles de la chanson du logiciel libre, la Free Software Song, de Richard Stallman lui-même, filk musical, ou copie reconfigurée, d’une chanson bulgare, qui mettent au premier plan le voisin, le prochain :

Join us now to share the software,
and you’ll be free, hackers, you’ll be free […] Hoarders can get piles of money,
That is true, hackers, that is true.
But they cannot help their neighbors ;
That’s not good, hackers, that’s not good.

[« Rejoins-nous pour partager les logiciels, et vous serez libres, hackers, vous serez libres […] Les affairistes peuvent gagner des tas d’argent, c’est vrai, hackers, c’est vrai. Mais ils ne peuvent pas aider leurs voisins ; et c’est pas bon, hackers, c’est pas bon. »]

En ce début de XXIe siècle, les pratiques informatiques peuvent-elles faire l’économie de la fraternité ? Au nom d’un rêve d’autosuffisance, d’auto-fécondité, qui croirait pouvoir se passer de sensibilité ?

L’informatique se présente initialement comme une entreprise audacieuse de mécanisation des opérations de l’être parlant, l’humain. Cherchant à implémenter dans les scripts, les lignes de commande, des instructions mimant les rouages de l’intellect. Sans jamais rencontrer la confusion d’une incarnation. Évacuer le sensible de l’informatique, au seul profit de l’intelligible ? Abstraire, certes, aller du vécu au pensé, pour coder. Mais réintégrer la chair du monde, et de ceux qui l’habitent, pour laisser étudier le code, le copier, l’améliorer, le partager.

Philippe Breton, dans son Histoire de l’informatique[2], souligne déjà l’un des traits de l’évitement de la différence, à travers une symbolique sexuelle qu’il relie au Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, et fait remonter à Paracelse : celle de l’économie du féminin, soit, dans des conceptions anté-génétiques, la mise entre parenthèses de l’être pourvoyeur de matière. Pour laisser le champ libre au masculin, être pourvoyeur de formes. Et en faire un programmeur de code, de chaînes abstraites suffisamment complexes pour se reconfigurer elles-mêmes, comme le ferait un vivant. Il fait remonter ce rêve à Paracelse, et à sa théorie des « homoncules », soit des petits humains.

Philippe Breton écrit, p. 35 de son ouvrage : « Les homoncules de Paracelse constituent une tentative intéressante pour constituer des répliques de l’homme sans avoir recours à un utérus féminin. Ces nains monstrueux employés comme agents puissants et connaissant des choses secrètes qu’autrement les hommes ne pourraient pas savoir (conformément au thème de l’imperfection de l’homme) sont formés à partir de sperme et de sang selon l’ancienne croyance (Aristote et Pline, par exemple). Leur fabrication était liée à la théorie spermiste de la préformation qui supposait que toute l’espèce humaine était préformée dans les reins du premier homme et dans les ovaires de la première femme. Le projet de se passer des femmes comme génitrices n’est sans doute pas étranger à toutes les tentatives ultérieures de créer des « intelligences artificielles. »

Nous pourrions compléter cette piste ouverte par Philippe Breton en indiquant que lorsque Mary Shelley écrit, au bord du lac Léman, son Frankenstein, elle est inspirée par les lectures et conversations sur le galvanisme, dispositif dont on espère qu’il ravive. Usage de l’éclair dont elle va imaginer qu’il mette en vie, qu’il érige en organisme homogène des éléments hétérogènes. Ces élaborations sont perpétrées par un cercle d’intellectuels qui compte alors lord Byron. Ce dernier aura pour fille… une certaine Ada, bien connue de la communauté de programmeurs sous son nom d’épouse, Ada Lovelace, mathématicienne, considérée comme la première programmeuse, pour avoir rédigé un algorithme permettant de faire exécuter un calcul des nombres de Bernoulli par la machine analytique de Charles Babbage. Penser alors l’engendrement de l’intelligence artificielle comme formalisme univoque ? Dans l’évitement et du féminin et de la dimension de l’être symboliquement associée au féminin, depuis Aristote, qui s’appelle la sensibilité ?

Il est intéressant qu’une femme écrivain, Mary Shelley, démiurge à sa manière, créatrice autarcique, dans son Frankenstein, représente un homme, le Docteur Frankenstein, donnant vie, par l’énergie de la foudre, à un composé d’hommes, sa créature, pour laquelle il ne parviendra pas à éprouver de sentiment paternel, d’où la suite. Et qu’une mathématicienne, Ada, fille de mathématicienne, Anabella, celle-là même que Lord Byron appelait « la princesse des parallélogrammes », aille plus loin que Babbage lui-même dans la pratique de l’abstraction. L’informatique va-t-elle jusqu’à revendiquer un formalisme désincarné, en plus de neutraliser les aspérités sensibles des langues dans le code ?

Le Libre, l’informatique qui « rend sensible au cœur » l’inaliénabilité des outils logiciels et des créations qu’ils permettent, remet l’humain au centre, dans toutes ses dimensions, contre la brutalité abstraite de ce qui le nie. Douceur, l’autre soir, du dessin de Gee. Chaleur d’une communauté libriste, qui ne fait jamais humanité à part.


[1] En réalité Véronique Bonnet nous a proposé son texte voilà plus d’une semaine. Or Framasoft a connu de grosses difficultés avec les serveurs qui hébergent nos sites et services, ce qui explique ce retard. Nous tenons à nous en excuser ici une nouvelle fois.

[2] Philippe Breton, Histoire de l’informatique, Paris : Seuil, 1990.


Image de l’en-tête : What is art ?, par Steve Jurvetson (Licence CC-By).

9 Responses

  1. Gibus

    Il faudrait détailler combien cet article est calamiteux et affiche une conception du Logiciel libre entraînant celui-ci vers une déchéance certaine. Désolé de ne pas en avoir le temps. Justes quelques réflexions critiques:

    * dans le chapeau, aucun questionnement du caractère terroriste des « assassinats subis en ce début de janvier 2015 », alors que les activistes du logiciel libre peuvent potentiellement être désignés ainsi, de par la remise en cause du capitalisme démocratique qu’ils promeuvent

    * conception bien mièvre de la fraternité (« Soit de l’appartenance commune à l’humaine condition ») passant sous silence ce qui fait toute l’importance de la fraternité : son caractère subversif par rapport à toute notion d’institution (http://pascontent.sedrati-dinet.net/index.php/post/2013/08/28/Et-la-fraternit%C3%A9%C2%A0-Bordel%C2%A0%21)

    * récupération honteuse de la Commune (exemple du terrorisme d’état non dénoncé alors qu’utilisé pour faire le lien avec l’actualité)

    * promotion de l’idéologie capitalistique des Commons

    * une conclusion reprenant l’idiotie de la remise au centre de « l’humain », cf. http://pascontent.sedrati-dinet.net/index.php/post/2014/11/27/A-nos-amis-insurrection-spinoziste

    J’arrête là, mon commentaire est suffisamment trollesque…

    • Copz

      Pas trollesque, hargneux. Il est possible de critiquer sans agresser. Là, ça fait vraiment revanchard.

      • Gibus

        Allez va, sois punkz au lieu d’être flicz #ACAB.

        Bon du coup je me suis fait modéré ma réponse posée, avec tout plein d’humour dedans, à Véronique, je la remets:

        Hello Véronique,

        Ce n’est effectivement pas moi qui dirai du mal de Rousseau sur cet aspect (*), surtout si c’est pour aller contre Sade (**), mais ce n’est pas la « sensibilité » que je critiquais. C’est plutôt la conception de fraternité (***) que tu y associes et cette ritournelle grotesque de remettre l’humain au centre. Comme dit ailleurs:

        « La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la révolution, s’empresse de répondre : « mettre l’humain au centre ». Ce qu’elle ne réalise pas, cette gauche-là, c’est combien le monde est fatigué de l’humanité – cette espèce qui s’est crue le joyaux de la création, qui s’est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. »

        Je ne situe absolument pas l’éthique du logiciel libre dans cette optique. Par contre, la fraternité y est bel est bien présente, mais dans la pleine puissance subversive du terme : le logiciel libre est /notre/ outil, /nous/ l’avons imaginé, conçu et écrit pour répondre à /notre/ besoin et /nous/ n’avons besoin de rien d’autre que /nous-mêmes/ pour qu’il existe. Et le /nous/ n’est ici absolument pas communautaire, mais ouvert à tous, pourvu qu’ils partagent cette éthique d’émancipation de l’outil informatique.

        Un dernier truc : « pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect », j’ai cherché longtemps si c’était une citation de Desproges ou de Coluche ou d’un comique que je ne connais pas, mais j’ai pas trouvé. Nan parce qu’à part pour faire une bonne blague, il est un peu temps de ce calmer avec cette démocratie de laquelle tout le monde se réclame, que l’on brandit pour quelque cause que ce soit (certes de manière moins spectaculaire qu’un crayon pointé en l’air pour revendiquer la liberté d’expression), que l’on n’arrive pas à arracher d’une abstraction idéalisée qui se serait perdue dans des ruines platoniciennes. La démocratie c’est pragmatiquement le système de gouvernement du capitalisme. Et pour aller plus loin, c’est la démocratie qui produit tout à la fois le terrorisme et l’antiterrorisme. Que Gee nous fasse un joli dessin « aux chiottes la démocratie », que ça nous fasse rire et qu’on en profite pour rendre la pulpe aux fruits rouges et la chair à Cléopâtre! Parce que bon, ça va bien de toujours rendre à César ce qui lui appartient mais faut avouer que le bougre manque cruellement de cet être symboliquement associée au féminin, depuis Aristote, qui s’appelle la sensibilité. Quoique…

        (*) Sur le contrat social, c’est une autre histoire et je n’ai lu ni l’Émile, ni la Nouvelle Héloïse, mais cette citation sur « l’âme aussi sensible que le corps » n’a aucun sens pour moi, comment pourrait-il en être autrement ?

        (**) On peut trouver dans la revue Exit! deux textes qui disent assez bien tout ce qui peut me faire détester Sade: http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&index=3&posnr=152 et http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&posnr=154

        (***) D’aucuns, y compris des gens que j’aime beaucoup, ont d’ailleurs aussi invoqué la fraternité pour décrire les rassemblements qu’il y a eu le 11 janvier, même Régis Debray était convoqué sur les plateaux… Je crois que ça m’afflige trop pour commenter !

        (****) Au fait, je ne connais pas de « communauté des utilisateurs » pas plus que de « communauté de programmeurs » comme tu l’écris. Mais si de telles communautés sont fondées sur les plantes qui font rire, la bière et l’amour libre, je veux bien leur adresse 😉

  2. Véronique Bonnet

    Gibus
    trollesque, peut-être, mais aussi lucide, comme toujours.
    Formulons alors un peu autrement, la puissance de la sympathie. La chaleur de la vie agace les intolérants, et le rire, aussi, contagieux, collectif.
    Le doux Jean-Jacques Rousseau, posait, comme condition du contrat social même, la faculté d’être affecté par ce qui affecte l’autre. Que ce soit peine ou plaisir. Lorsque le ressenti est douloureux, il le nomme « pitié ». Ce qui atteint l’autre m’atteint. La souffrance, qui résonne en tout l’être, résonne en tous les êtres. Et la joie aussi. Celle du goûter impromptu de fruits rouges, partagés dans un jardin de montagne, qui irradie les Confessions. Délectation commune. Qui n’est pas affaire de concept mais de percept, et d’affect. Prendre en compte ou non, décider de se laisser traverser ou non par le plaisir ou le déplaisir de l’autre ? Ni endurcissement, ni sensiblerie. Sensibilité.
    Aux antipodes de Rousseau, le très indifférent Donatien-Alphonse-François de Sade. Il prétendit congédier la sensibilité, affect par trop social, pour mieux se l’approprier, la plier à son bon plaisir de tyran féodal. Au profit de combinatoires abstraites, hallucinatoires, jamais réciproques. Monotonie et tristesse de la récurrence. Aspiration à une jouissance de contrefaçon, despotique, quoi qu’il en coûte à l’autre, sans d’ailleurs mesurer ce qu’il en coûte à soi. Un tyran ne doit pas se laisser aller aux sentiments, par peur de l’ouverture dissolvante à l’universel.
    Sade ne conçoit le rapport à l’autre que comme féodal, hiérarchisé, non réciproque. Rousseau ne conçoit le rapport à l’autre que comme réciproque et républicain. Pour qu’à la servitude des penchants particuliers succède la liberté d’une loi donnée à soi par soi, une sensibilité effective, appelée sympathie ou convivialité, est essentielle. En la Julie de sa Nouvelle Héloïse, il esquisse un être accompli, dont « l’âme [est] aussi sensible que le corps ».
    Le Free Software a notamment pour lui cet ancrage du ressenti. Le troll, que tu manies si bien, y trouve aussi sa place. Pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect.

  3. Gibus

    Hello Véronique,

    Ce n’est effectivement pas moi qui dirai du mal de Rousseau sur cet aspect (*), surtout si c’est pour aller contre Sade (**), mais ce n’est pas la « sensibilité » que je critiquais. C’est plutôt la conception de fraternité (***) que tu y associes et cette ritournelle grotesque de remettre l’humain au centre. Comme dit ailleurs:

    « La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la révolution, s’empresse de répondre : « mettre l’humain au centre ». Ce qu’elle ne réalise pas, cette gauche-là, c’est combien le monde est fatigué de l’humanité – cette espèce qui s’est crue le joyaux de la création, qui s’est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. »

    Je ne situe absolument pas l’éthique du logiciel libre dans cette optique. Par contre, la fraternité y est bel est bien présente, mais dans la pleine puissance subversive du terme : le logiciel libre est /notre/ outil, /nous/ l’avons imaginé, conçu et écrit pour répondre à /notre/ besoin et /nous/ n’avons besoin de rien d’autre que /nous-mêmes/ pour qu’il existe. Et le /nous/ n’est ici absolument pas communautaire, mais ouvert à tous, pourvu qu’ils partagent cette éthique d’émancipation de l’outil informatique.

    Un dernier truc : « pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect », j’ai cherché longtemps si c’était une citation de Desproges ou de Coluche ou d’un comique que je ne connais pas, mais j’ai pas trouvé. Nan parce qu’à part pour faire une bonne blague, il est un peu temps de ce calmer avec cette démocratie de laquelle tout le monde se réclame, que l’on brandit pour quelque cause que ce soit (certes de manière moins spectaculaire qu’un crayon pointé en l’air pour revendiquer la liberté d’expression), que l’on n’arrive pas à arracher d’une abstraction idéalisée qui se serait perdue dans des ruines platoniciennes. La démocratie c’est pragmatiquement le système de gouvernement du capitalisme. Et pour aller plus loin, c’est la démocratie qui produit tout à la fois le terrorisme et l’antiterrorisme. Que Gee nous fasse un joli dessin « aux chiottes la démocratie », que ça nous fasse rire et qu’on en profite pour rendre la pulpe aux fruits rouges et la chair à Cléopâtre! Parce que bon, ça va bien de toujours rendre à César ce qui lui appartient mais faut avouer que le bougre manque cruellement de cet être symboliquement associée au féminin, depuis Aristote, qui s’appelle la sensibilité. Quoique…

    (*) Sur le contrat social, c’est une autre histoire et je n’ai lu ni l’Émile, ni la Nouvelle Héloïse, mais cette citation sur « l’âme aussi sensible que le corps » n’a aucun sens pour moi, comment pourrait-il en être autrement ?

    (**) On peut trouver dans la revue Exit! deux textes qui disent assez bien tout ce qui peut me faire détester Sade: http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&index=3&posnr=152 et http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&posnr=154

    (***) D’aucuns, y compris des gens que j’aime beaucoup, ont d’ailleurs aussi invoqué la fraternité pour décrire les rassemblements qu’il y a eu le 11 janvier, même Régis Debray était convoqué sur les plateaux… Je crois que ça m’afflige trop pour commenter !

    (****) Au fait, je ne connais pas de « communauté des utilisateurs » pas plus que de « communauté de programmeurs » comme tu l’écris. Mais si de telles communautés sont fondées sur les plantes qui font rire, la bière et l’amour libre, je veux bien leur adresse 😉

  4. Véronique Bonnet

    Bonjour Gibus,
    tu m’as dit souhaiter publier cette lettre que tu m’adresses. Je souhaite comme toi qu’elle soit publiée et que ma réponse soit publiée.

    Hello Véronique,

    Ce n’est effectivement pas moi qui dirai du mal de Rousseau sur cet
    aspect (*), surtout si c’est pour aller contre Sade (**), mais ce n’est
    pas la « sensibilité » que je critiquais. C’est plutôt la conception de
    fraternité (***) que tu y associes et cette ritournelle grotesque de
    remettre l’humain au centre. Comme dit ailleurs:

    « La gauche de la gauche, quand on lui demande en quoi consisterait la
    révolution, s’empresse de répondre : « mettre l’humain au centre ». Ce
    qu’elle ne réalise pas, cette gauche-là, c’est combien le monde est
    fatigué de l’humanité – cette espèce qui s’est crue le joyaux de la
    création, qui s’est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui
    revenait. »

    Je ne situe absolument pas l’éthique du logiciel libre dans cette
    optique. Par contre, la fraternité y est bel est bien présente, mais
    dans la pleine puissance subversive du terme : le logiciel libre est
    /notre/ outil, /nous/ l’avons imaginé, conçu et écrit pour répondre à
    /notre/ besoin et /nous/ n’avons besoin de rien d’autre que /nous-mêmes/
    pour qu’il existe. Et le /nous/ n’est ici absolument pas communautaire,
    mais ouvert à tous, pourvu qu’ils partagent cette éthique d’émancipation
    de l’outil informatique.

    Un dernier truc : « pulpe et chair de la démocratie, l’humour est
    respect », j’ai cherché longtemps si c’était une citation de Desproges
    ou de Coluche ou d’un comique que je ne connais pas, mais j’ai pas
    trouvé. Nan parce qu’à part pour faire une bonne blague, il est un peu
    temps de ce calmer avec cette démocratie de laquelle tout le monde se
    réclame, que l’on brandit pour quelque cause que ce soit (certes de
    manière moins spectaculaire qu’un crayon pointé en l’air pour
    revendiquer la liberté d’expression), que l’on n’arrive pas à arracher
    d’une abstraction idéalisée qui se serait perdue dans des ruines
    platoniciennes. La démocratie c’est pragmatiquement le système de
    gouvernement du capitalisme. Et pour aller plus loin, c’est la
    démocratie qui produit tout à la fois le terrorisme et l’antiterrorisme.
    Que Gee nous fasse un joli dessin « aux chiottes la démocratie », que ça
    nous fasse rire et qu’on en profite pour rendre la pulpe aux fruits
    rouges et la chair à Cléopâtre! Parce que bon, ça va bien de toujours
    rendre à César ce qui lui appartient mais faut avouer que le bougre
    manque cruellement de cet être symboliquement associée au féminin,
    depuis Aristote, qui s’appelle la sensibilité. Quoique…

    (*) Sur le contrat social, c’est une autre histoire et je n’ai lu ni
    l’Émile, ni la Nouvelle Héloïse, mais cette citation sur « l’âme aussi
    sensible que le corps » n’a aucun sens pour moi, comment pourrait-il en
    être autrement ?

    (**) On peut trouver dans la revue Exit! deux textes qui disent assez
    bien tout ce qui peut me faire détester Sade:
    http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&index=3&posnr=152
    et http://www.exit-online.org/textanz1.php?tabelle=transnationales&posnr=154

    (***) D’aucuns, y compris des gens que j’aime beaucoup, ont d’ailleurs
    aussi invoqué la fraternité pour décrire les rassemblements qu’il y a eu
    le 11 janvier, même Régis Debray était convoqué sur les plateaux… Je
    crois que ça m’afflige trop pour commenter !

    (****) Au fait, je ne connais pas de « communauté des utilisateurs » pas
    plus que de « communauté de programmeurs » comme tu l’écris. Mais si de
    telles communautés sont fondées sur les plantes qui font rire, la bière
    et l’amour libre, je veux bien leur adresse 😉

    Ma réponse :
    Cher Gibus

    je vais te répondre, comme nous le faisons d’habitude, bien fraternellement et librement.
    C’est plutôt la conception de fraternité (***) que tu y associes et cette ritournelle grotesque de remettre l’humain au centre.
    Et aussi avec la fraternité (je persiste) qui n’est peine et entière que si elle est cosmopolitique. Ce terme étant complexe, et nécessitant de nombreux développements, j’ai préféré me référer à un humanisme qui met, effectivement, ne t’en déplaise l’humain au centre, comme le librisme met l’utilisateur au centre.

    « C’est plutôt la conception de fraternité (***) que tu y associes et cette ritournelle grotesque de remettre l’humain au centre. »

    Je comprends que tu te sois énervé, comme je suis, moi, en pétard à propos de l’ineptie de « mettre l’élève au centre ». Mais je t’assure que c’est une définition de l’humanisme qui est même celle de Sartre dans l’Existentialisme est un humanisme, et que RMS lui-même, lorsqu’il évoque la fraternité dans la triade républicaine, rencontre par la notion de proximité (le voisin), et de finalité. (Dans l’alternative concernant qui commande à qui, l’ordinateur ou l’utilisateur).

    Comme Kant t’énerve aussi (décidément, « pas-content » te va bien), je dirais que cette centralité de l’humanité s’exprime chez lui comme « règne des fins », ou « communauté des sujets ». C’est pourquoi je souscris point par point à ce que tu écris d’une façon parfaitement claire et dense :

    « le logiciel libre est /notre/ outil, /nous/ l’avons imaginé, conçu et écrit pour répondre à /notre/ besoin et /nous/ n’avons besoin de rien d’autre que /nous-mêmes/ pour qu’il existe. Et le /nous/ n’est ici absolument pas communautaire, mais ouvert à tous, pourvu qu’ils partagent cette éthique d’émancipation de l’outil informatique. »

    Pourquoi, alors, ai-je écrit « communauté »? (Dans l’autre expression qui t’horripile , « communauté des utilisateurs ») Comme Kant t’énerve aussi (décidément, « pas-content » te va bien), je dirais quand même (pardon par avance) que cette centralité de l’humanité s’exprime chez lui comme « règne des fins », ou « communauté des sujets ». J’ai repris cette expression. Ceci est subversif en soi. L’asservissement, qu’il soit sexuel, économique et social foule aux pieds l’idée de communauté.

    A force d’appeler ritournelle ce qui est constamment menacé et contesté, on risque de se priver du rappel, effectivement assez constamment nécessaire, que l’homme est fin et non pas moyen.

    « combien le monde est fatigué de l’humanité – cette espèce qui s’est crue le joyaux de la création, qui s’est estimée en droit de tout ravager puisque tout lui revenait. »
    Le monde n’est fatigué de rien. L’homme seul peut-être fatigué, y compris de lui-même.

    Un dernier truc : « pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect »

    « Pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect » est parfaitement de moi. je reprends par là la référence à Rousseau dans le lien qu’il établit entre le consensuel et le sensuel au sens de la Julie de la Nouvelle Héloïse. Je l’avais initialement développé, dans un texte plus long que j’avais initialement écrit pour traverser ce difficile début de janvier. Or, l’actualité étant passée, j’ai réécrit mon texte initial pour ne garder de lui que ce qui était directement en phase avec la sensibilité libriste. Voici le paragraphe en question :

    « Dans cette fêlure générale, le partage, en marchant, d’une appartenance symbolique, être Charlie, policier, juif, était plus qu’une écriture de soi. Démarche conceptuelle, certes, mais beaucoup plus que cela. Etre Charlie, policier, juif, musulman, agnostique : c’est lorsque être, verbe d’état, se fait verbe d’action. Corporéité réinstallée, assumée comme multiple, dans toutes ses fibres. Corps qui se définit par des appartenances, mais surtout corps qui sent et qui ressent. Frappé, froissé, réconforté, mais affecté toujours. Par toute l’étendue des émotions, jusqu’à la connivence du sourire et du faire sourire. « Courage, rions. » disait même un slogan. Se référant non seulement aux croquis intenses et chauds de cinq d’entre eux, mais à ce propre de l’homme, rire, vibrer et faire vibrer, que tous partageaient. Trait d’union qui insupporte, en effet, les convoyeurs de l’inhumain. Pulpe et chair de la démocratie, l’humour est respect. »

    Peut-être que tu n’aimeras pas non plus « propre de l’homme », comme tu n’as pas aimé « centralité de l’homme ». C’est quand même du Rabelais, un humaniste qui trollait.

    Avec sensibilité, et non sans humanité.
    Véronique.

  5. Gibus

    Merci Véronique!

    En fait, tu pointes ce qui, plutôt que m’énerver, me fait haïr Kant en évoquant sa « communauté des sujets ». Je passe sur l’aspect « communauté », je ne l’avais évoqué précédemment que par amusement réthorique et en hommage à Charlie (enfin le nôtre, enfin de l’april, Nestel quoi). Par contre, je t’invite à réfléchir justement sur le retournement anthropologique que Kant ou les Lumières ont opéré en poussant à son extrême la subjectivisation, le « sujet fort », etc. L’homme devenu sujet s’est mis à considérer le monde, y compris ses semblables, comme objet devant se plier à sa volonté toute puissante, son libre arbitre, etc. et dans le même mouvement il opérait ainsi une abstraction, au sens strict de soustraire qq chose, tant de la nature que d’autrui, réduits justement à leur condition d’objets.

    On peut retrouver cette logique de subjectivisation et d’abstraction à l’œuvre dans les catégories fondamentales du capitalisme et aller jusqu’à montrer comment cette métaphysique en est justement le fondement. Les meilleurs travaux là-dessus sont certainement ceux de Robert Kurz (dont les ouvrages les plus importants restent malheureusement sans traduction française) ou en français Anselme Jappe, Mosche Postone, (l’inévitable) André Gorz.

    Et je reprends donc tout à fait à mon compte l’expression du Comité invisible « le monde est fatigué de l’humanité ». Et j’insiste: le « monde » et pas juste l’homme, car, à nouveau, il n’est le centre de rien, juste une partie de la nature, et la crise écologique est suffisamment parlante pour expliciter la fatigue du monde.

    Le problème tel que je le vois n’est pas tant que l’homme soit menacé de ne plus être le centre du monde (il ne l’a jamais été, bien heureusement), ni que son asservissement n’entrave sa toute puissance en tant que sujet. C’est plutôt que le véritable centre de notre société se situe dans l’économie, dans la logique de la valeur, dans le fétichisme de la marchandise, bref dans la synthèse sociale opérée par le capitalisme, ce qui fait dire à Marx (mais pas du tout aux marxistes du matérialisme historique croyant en la classe prolétaire comme sujet historique) que le véritable sujet dans la société capitaliste est en fait un sujet automate.

    Sur la fraternité telle que je la vois, je pense avoir déjà détaillé, mais je voudrais ajouter qu’elle est indépendante de la notion de « voisinage » (mon frère n’est pas forcément celui qui vit de manière contingente à proximité de moi) et d’une quelconque reconnaissance d’une même « humanité » (certains hommes ne seront jamais mes frères, car nous ne partageons pas la même envie de vivre de la même manière (Spinoza: les hommes ne conviennent pas entre eux par nature, mais par la raison).

    PS: en fait le seul truc qui m’énerve, c’est que l’on puisse croire que mon premier commentaire était « revanchard »! Je n’ai aucune revanche à prendre sur toi, il me semble qu’en dépit de nos divergences, on s’apprécie mutuellement…

    (à copz: c’est vrai que j’y suis aller fort, mais je n’ai pas l’impression d’avoir dépassé les bornes, plus par manque de temps pour mettre les formes à ma critique et parce que ça ne fait pas de mal de temps en temps de jouer à l’aiguillon, bref be punkz not flicz!)

  6. Véronique Bonnet

    Gibus,

    quelques éléments, avant de te répondre plus complètement.

    « Kant ou les Lumières ont opéré en poussant à son extrême la subjectivisation, le « sujet fort », etc.  »
    Il me semble que, bien au contraire, le travail de Kant a conclu à la nécessité pour l’homme d’une auto-limitation de son « pouvoir de connaître » et de son « pouvoir de désirer ». Ne pouvoir se prononcer que sur ce qui est perçu. Se contraindre, quoi qu’il en coûte, à suivre la voix impérative du devoir. Kant poussant même le scrupule jusqu’à avouer que peut-être aucun homme n’y est jamais parvenu, et s’est contenté d’agir « conformément au devoir », pour ne pas avoir d’ennui, et non pas « par devoir ». Je dirais donc pour ma part que le bilan des Lumières n’est pas « le sujet-fort », mais « le sujet-fragile. » « Ose te servir de ton propre entendement », certes, mais avec toutes les clauses suspensives qui vont avec. ( Quant à apercevoir chez Kant une métaphysique, il en est l’éminent liquidateur.)

    « le véritable centre de notre société se situe dans l’économie, dans la logique de la valeur, dans le fétichisme de la marchandise,  »

    Tu reprends ici, autrement, la perspective d’un homme devenu outil, ou moyen, alors que l’argent, « moyen plus précieux que sa fin » (je crois avoir déjà évoqué à ton intention cet argumentaire de Simmel, dans sa Philosophie de l’Argent) est devenu la finalité suprême. Je vais m’enquérir des pistes de lecture que tu m’indiques.

    Enfin, concernant ta mise au point sur la notion de fraternité, que je comprends bien, il me semble quand même que l’éthique du Libre retravaille de manière originale la notion d’hospitalité. Ma demeure, très spécifiquement mienne, est encore davantage mienne si je peux y accueillir un autre. Dans la tradition grecque, cf l’épisode de Philémon et Baucis, il s’agit d’accueillir, à charge de revanche, quiconque se présentera, fût-il un dieu déguisé en vagabond.

    De même, ces lignes de code, ces objets culturels que je construis, je consens par avance, sans savoir qui les utilisera, à les laisser ouverts.

    Véronique.

  7. Gibus

    C’est pas sérieux de poursuivre la discussion à cette heure-là, avec plein d’autres choses en tête et sur un clavier de téléphone, mais pour ne pas être mal compris, juste une rectification:

    « Tu reprends ici, autrement, la perspective d’un homme devenu outil, ou moyen, alors que l’argent, « moyen plus précieux que sa fin » (je crois avoir déjà évoqué à ton intention cet argumentaire de Simmel, dans sa Philosophie de l’Argent) est devenu la finalité suprême. »

    Ce n’est pas tant que l’argent soit la finalité mais que les lois de l’économie (la valorisation de la valeur, richesse abstraite incarnée dans l’argent, créée uniquement par le travail abstrait…) sont le véritable sujet ordonnant la totalité sociale.

    Face à ça, l’énorme puissance de la fraternité (pas solidarité, ni hospitalité, ni sensibilité) est de créer un lien social concret et ancré dans la vie commune qui se passe de toute institution, que ce soit marchande, démocratique (ce qui revient au même), féodqle, patriarcale, divine et même jedi!

    Bon évidemment faudrait expliquer en détail pratiquement chaque mot, mais les framasoftiens savent tout groker 😉