Le logiciel libre est-il un Commun ?

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La notion de commun semble recouvrir aujourd’hui un (trop) large éventail de significations, ce qui sans doute rend confus son usage. Cet article vous propose d’examiner à quelles conditions on peut considérer les logiciels libres comme des communs.

Nous vous proposons aujourd’hui la republication d’un article bien documenté qui a pu vous échapper au moment de sa publication en juin dernier et qui analyse les diverses dimensions de la notion de Communs lorsqu’on l’associe aux logiciels libres. Nous remercions Emmanuelle Helly pour la qualité de son travail : outre le nombre important de liens vers des ressources théoriques et des exemples concrets, son texte a le mérite de montrer que les nuances sont nombreuses et notamment que la notion de gouvernance communautaire est aussi indispensable que les 4 libertés que nous nous plaisons à réciter…

 

Qu’est-ce qu’un « Commun » ?

Par Emmanuelle Helly

Article publié initialement le 19/06/2017 sur cette page du site de Makina Corpus
Contributeurs : Merci à Enguerran Colson, Éric Bréhault, Bastien Guerry, Lionel Maurel et draft pour la relecture et les suggestions d’amélioration. Licence CC-By-SA-3.0

On parle de commun dans le cas d’un système qui se veut le plus ouvert possible avec au centre une ou plusieurs ressources partagées, gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver et pérenniser cette ressource.

Cette notion de res communis existe en réalité depuis les Romains, et a perduré en occident durant le Moyen Âge, avec par exemple la gestion commune des forêts, et dans le reste du monde avant sa colonisation par les Européens. Mais depuis la fin du 18e siècle dans nos sociétés occidentales, la révolution industrielle et avec elle la diffusion du mode de production capitaliste dans toutes les couches de la société ont imposé une dichotomie dans la notion de propriété : un bien appartient soit à l’État, soit au privé.

La théorie de la tragédie des communs par Garett Hardin en 1968, selon laquelle les humains sont incapables de gérer une ressource collectivement sans la détruire, contribue à mettre le concept des communs en sommeil pendant un moment dans nos sociétés occidentales.

En réponse Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, explique que les ressources qui sont mentionnées dans la « tragédie des communs » ne sont pas des biens communs, mais des biens non gérés. Grâce aux travaux qu’elle mène par la suite avec Vincent Ostrom, les communs redeviennent une voie concrète pour gérer collectivement une ressource, entre l’État et le privé. En France et ailleurs on met en avant ces pratiques de gestion de communs, les recherches universitaires en sciences humaines et sociales sur le sujet sont en augmentation, et même la ville de Gand en Belgique fait appel à un économiste spécialiste pour recenser les communs de son territoire.

On peut distinguer en simplifiant trois types de ressources pouvant être gérées en commun :

  • les ressources naturelles (une réserve de pêche ou une forêt) ;
  • les ressources matérielles (un hackerspace ou un fablab) ;
  • les ressources immatérielles (l’encyclopédie Wikipédia, ou encore OpenStreetMap).

Le logiciel libre, et plus largement les projets libres tels que Wikipédia, est une ressource immatérielle, mais peut-on dire que c’est un commun au sens défini plus haut ? Qu’en est-il de sa gestion, de la communauté qui le maintient et l’utilise, des règles que cette communauté a élaborées pour le développer et partager ?

Outre le fait que la ressource est partagée d’une manière ou d’une autre, les règles appliquées doivent être décidées par l’ensemble de la communauté gérant le logiciel, et l’un des objectifs de la communauté est la pérennité de cette ressource.

Une ressource partagée

Richard Stallman
Richard Stallman

Un logiciel libre est basé sur quatre libertés fondamentales, qui sont :

  • la liberté de l’utiliser,
  • de l’étudier,
  • de le copier,
  • de redistribuer des versions modifiées de ce logiciel.

Ces règles constituent la base des licences libres, elles ont été établies par Richard Stallmann en 1983, et la Free Software Foundation est l’organisation qui promeut et défend ces libertés. D’autres licences sont basées sur ces 4 libertés comme les licences Creative Commons, ou encore l’Open Database Licence (ODbL), qui peuvent s’appliquer aux ressources immatérielles autres que les logiciels.

On peut évoquer le partage sous la même licence (partage à l’identique, ou copyleft) qui garantit que le logiciel modifié sera sous la même licence.

Un logiciel peut être placé sous une telle licence dès le début de sa conception, comme le CMS Drupal, ou bien être « libéré » par les membres de sa communauté, comme l’a été le logiciel de création 3D Blender.

Si un changement dans les règles de partage intervient, il peut être décidé par les membres de la communauté, développeurs, voire tous les contributeurs. Par exemple avant qu’OpenStreetMap ne décide d’utiliser la licence ODbL, la discussion a pris environ quatre ans, puis chaque contributeur était sollicité pour entériner cette décision en validant les nouvelles conditions d’utilisation et de contribution.

Mais ça n’est pas systématique, on peut évoquer pour certains projets libres la personnalisation de leur créateur de certains projets libres, « dictateur bienveillant » comme Guido Van Rossum, créateur et leader du projet python ou « monarque constitutionnel » comme Jimy Wales fondateur de Wikipédia. Même si dans les faits les contributeurs ont leur mot à dire il arrive souvent que des tensions au sein de la communauté ou des luttes de pouvoir mettent en péril la pérennité du projet. Les questions de communauté et de gouvernance se posent donc assez rapidement.

La gouvernance du logiciel libre

Les quatre libertés décrivent la façon dont le logiciel est partagé, et garantissent que la ressource est disponible pour les utilisateurs. Mais si les choix inhérents à son développement tels que la roadmap (feuille de route), les conventions de codage, les choix technologiques ne sont le fait que d’une personne ou une société, ce logiciel peut-il être considéré comme un commun ? Qu’est-ce qui peut permettre à une communauté d’utilisatrices / contributeurs d’influer sur ces choix ?

Dans La Cathédrale et le Bazar, Eric S. Raymond décrit le modèle de gouvernance du bazar, tendant vers l’auto-gestion, en opposition avec celui de la cathédrale, plus hiérarchisée.

« Intérieur cathédrale d’Albi », photo Nicolas Lefebvre, CC-By 2.0, « Sunday Bazar » photo Zainub Razvi, CC-By-SA 2.0

 

À travers le développement de Fetchmail qu’il a géré pendant un moment, il met en avant quelques bonnes pratiques faisant d’un logiciel libre un bon logiciel.

Un certain nombre d’entre elles sont très orientées vers la communauté :

6. Traiter ses utilisateurs en tant que co-développeurs est le chemin le moins semé d’embûches vers une amélioration rapide du code et un débogage efficace. » ;

ou encore

10. Si vous traitez vos bêta-testeurs comme ce que vous avez de plus cher au monde, ils réagiront en devenant effectivement ce que vous avez de plus cher au monde. » ;

et

11. Il est presque aussi important de savoir reconnaître les bonnes idées de vos utilisateurs que d’avoir de bonnes idées vous-même. C’est même préférable, parfois. ».

Du point de vue d’Eric Raymond, le succès rencontré par Fetchmail tient notamment au fait qu’il a su prendre soin des membres de la communauté autant que du code du logiciel lui-même.

D’autres projets libres sont remarquables du point de vue de l’attention apportée à la communauté, et de l’importance de mettre en place une gouvernance permettant d’attirer et d’impliquer les contributeurs.

Le projet Debian fondé en 1993 en est un des exemples les plus étudiés par des sociologues tels que Gabriela Coleman ou Nicolas Auray. Décédé en 2015, son créateur Ian Murdock a amené une culture de la réciprocité et un cadre permettant une large contribution tout en conservant un haut niveau de qualité, comme le rappelle Gabriela Coleman dans ce billet hommage.

A contrario, il existe des exemples de logiciels dont le code source est bien ouvert, mais dans lesquels subsistent plusieurs freins à la contribution et à l’implication dans les décisions : difficile de dire s’ils sont vraiment gérés comme des communs.

Bien souvent, si un trop grand nombre de demandes provenant de contributeurs n’ont pas été satisfaites, si de nouvelles règles plus contraignantes sont imposées aux développeurs, un fork est créé, une partie des contributeurs rejoignent la communauté nouvellement créée autour du clone. Cela a été le cas pour LibreOffice peu après le rachat de Sun par Oracle, ou la création de Nextcloud par le fondateur de Owncloud en 2016, qui a mené à la fermeture de la filiale américaine de Owncloud.

Du logiciel libre au commun

Il est donc difficile de dire qu’un logiciel libre est systématiquement un commun à part entière. La licence régissant sa diffusion et sa réutilisation ne suffit pas, il faut également que le mode de gouvernance implique l’ensemble de la communauté contribuant à ce logiciel dans les décisions à son sujet.

Elinor Ostrom
Elinor Ostrom

Les 8 principes de gouvernance des communs relevés par Elinor Ostrom dans le cas de succès de gestion de biens non exclusifs, mais rivaux, sont mobilisables pour d’autres mode d’auto-organisation, notamment la gouvernance des logiciels libres. Elinor Ostrom a d’ailleurs coécrit un livre avec Charlotte Hess sur les communs de la connaissance.

Les deux premiers principes sont assez liés :

1/ délimitation claire de l’objet de la communauté et de ses membres

2/ cohérence entre les règles relatives à la ressource commune et la nature de cette ressource

Nous l’avons vu la définition de « communauté » pose question : celle qui réunit les développeurs, les contributeurs ou la communauté élargie aux utilisateurs ? Existe-t’il une différence entre les contributeurs qui sont rémunérés et les bénévoles ? Les règles varient-elles selon la taille des logiciels ou projets libres ?

De même sur la « ressource » plusieurs questions peuvent se poser : qu’est-ce qui est possible de contribuer, et par qui ? Les règles de contribution peuvent être différentes pour le cœur d’un logiciel et pour ses modules complémentaires, c’est le cas bien souvent pour les CMS (Drupal, Plone et WordPress ne font pas exception).

La question prend son importance dans les processus de décision, décrits par le troisième principe :

3/ un système permettant aux individus de participer à la définition et à la modification des règles

State of the Map 2013, Photo Chris Flemming – CC-By

Dans certains cas en effet, seule une portion des membres les plus actifs de la communauté seront consultés pour la mise à jour des règles, et pour d’autres tous les membres seront concernés : c’est un équilibre difficile à trouver.

On peut aussi mettre dans la balance la ou les entités parties prenantes dans le développement du logiciel libre : si c’est une seule entreprise derrière la fondation, elle peut du jour au lendemain faire des choix contraires aux souhaits des utilisateurs, comme dans le cas de Owncloud.

4/ des moyens de supervision du respect de ces règles par des membres de la communauté

5/ un système gradué de sanction pour des appropriations de ressources qui violent les règles de la communauté

On peut citer pour l’application de ces deux principes le fonctionnement de modération a posteriori des pages Wikipédia, des moyens de monitoring sont en place pour suivre les modifications, et certains membres ont le pouvoir de figer des pages en cas de guerre d’édition par exemple.

6/ un système peu coûteux de résolution des conflits

 

Gnous en duel – Photo Yathin S Krishnappa – CC-By – from wikimedia commons

C’est peut-être l’un des principes les plus complexes à mettre en place pour des communautés dispersées dans le monde. Un forum ou une liste de discussion regroupant la communauté est très rapide d’accès, mais ne sont pas toujours pertinents pour la résolution de conflits. Parfois des moyens de communication plus directs sont nécessaires, il serait intéressant d’étudier les moyens mis en place par les communautés.

Par exemple, un « code de conduite » ne paraît pas suffisant pour la résolution de conflits, comme dans le cas de Sarah Sharp qui quitte la communauté des développeurs du noyau Linux en 2014. Elle a d’ailleurs écrit ensuite ce qui selon elle constitue une bonne communauté.

7/ la reconnaissance par les institutions extérieures de cette auto-organisation

Les 4 libertés d’un logiciel libre sont reconnues dans le droit français, c’est un point important. On peut également relever les diverses formes juridiques prises par les structures qui gèrent le développement de projets libres. Les projets soutenus par la Free Software Foundation (FSF) ont la possibilité de s’appuyer sur l’assistance juridique de la Fondation.

Au-delà de la reconnaissance juridique, le choix d’un gouvernement d’utiliser ou non des logiciels libres peut également influer sur la pérennité de celui-ci. Le manque de soutien dont a souffert Ryxéo pour diffuser Abuledu, la solution libre pour les écoles, a certainement joué en sa défaveur, et plus récemment Edunathon, collectif dénonçant les accords hors marchés publics entre l’État et Microsoft a dû payer une amende pour avoir porté plainte contre l’État.

8/ Dans le cas de ressources communes étendues, une organisation à plusieurs niveaux, avec pour base les ressources communes au niveau local.

Rares sont les projets libres qui sont exclusivement développés localement, ce dernier principe est donc important puisque les communautés sont dispersées géographiquement. Des grands projets tels que Debian ou Wikimedia se dotent d’instances plus locales au niveau des pays ou de zones plus restreintes, permettant aux membres de se rencontrer plus facilement.

Au niveau fonctionnel il peut également se créer des groupes spécialisés dans un domaine particulier comme la traduction ou la documentation, ou encore une délégation peut être mise en œuvre.

Conclusion

On se rend bien compte que les 4 libertés, bien que suffisantes pour assurer le partage et la réutilisation d’un logiciel libre, ne garantissent pas que la communauté des contributrices ou d’utilisateurs soit partie prenante de la gouvernance.

Les bonnes pratiques décrites par Eric S. Raymond sont une bonne approche pour assurer le succès d’un projet libre, de même que les principes de gestion de ressources communes d’Elinor Ostrom. Il serait intéressant d’étudier plus précisément les communautés gérant des logiciels libres au prisme de ces deux approches.

« Le système des paquets n’a pas été conçu pour gérer les logiciels mais pour faciliter la collaboration » – Ian Murdock (1973-2015)


Pour creuser la question des communs, n’hésitez pas à visiter le site les communs et le blog Les Communs d’Abord, ainsi que la communauthèque qui recense de nombreux livres et articles livres sur le sujet. En anglais vous trouverez beaucoup d’information sur le site de la P2P Foundation initié par l’économiste Michel Bauwens.

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2 Responses

  1. Thomas Hervé Mboa Nkoudou

    Le texte est bon, mais « Les 8 principes de gouvernance des communs relevés par Elinor Ostrom » qu’on reprend à chaque fois pour argumenter tous les communs ne sont pas des passe-partout. Cet aspect est critiqué par Coriat et bien d’autres… Par ailleurs, Elinor Ostrom elle-même a reconnu que ses travaux et ses réflexions ne s’appliquaient qu’aux « commons pool ressources » (ressources naturelles) dans les communautés de petite échelle. D’où son intérêt à coécrire à la fin de sa vie, ce livre avec Hess où on parle clairement des anciens communs et des nouveaux communs dont font partie les communs de la connaissance.
    [edit : coquilles mineures]

    • numahell / Emmanuelle Helly

      Merci pour le retour et pour tes apports.
      Je voulais commencer par là le lien entre les deux, notamment pour mettre en avant la notion des communs dans le milieu du logiciel libre. Cet article n’est qu’un questionnement parmi d’autres, et ça serait vraiment intéressant que les militants du libres soyons plus nombreux à nous intéresser à ces questions de communauté et de gouvernance, et continuer d’échanger.