Aujourd’hui, les licences suffisent-elles ?

Temps de lecture 8 min

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Frank Karlitschek est un développeur de logiciel libre, un entrepreneur et un militant pour le respect de la vie privée. Il a fondé les projets Nextcloud et ownCloud et il est également impliqué dans plusieurs autres projets de logiciels libres.

Il a publié le Manifeste des données utilisateurs dont nous avons tout récemment publié une traduction et il présente régulièrement des conférences. Il a pris la peine de résumer l’une d’elles qui porte sur les limites des licences libres et open source dans l’environnement numérique d’aujourd’hui.

Source : Open source is more than licenses

Traduction Framalang : swifter, goofy, Julien / Sphinx, Damien , Tykayn, Fabrice, Côme

L’open source, c’est plus que des licences

par Frank Karlitschek

Photo par Nextcloud (CC BY 3.0 via Wikimedia Commons)

Il y a quelques semaines, j’ai eu l’honneur de prononcer une conférence introductive aux Open Source Awards d’Édimbourg. J’ai décidé d’aborder un sujet dont je voulais parler depuis un bon bout de temps sans en avoir eu l’occasion jusqu’alors. Ma conférence n’a pas été filmée mais plusieurs personnes m’ont demandé d’en faire une synthèse. J’ai donc décidé de prendre un peu de mon temps libre dans un avion pour en faire un résumé dans le billet qui suit.

J’ai commencé à utiliser des ordinateurs et à écrire des logiciels au début des années 80 quand j’avais 10 ans. C’est à la même l’époque que Richard Stallman a écrit les 4 libertés, lancé le projet GNU, fondé la FSF et créé la GPL. Son idée était que les utilisateurs et les développeurs devraient avoir le contrôle de leur propre ordinateur, ce qui nécessite des logiciels libres. À l’époque, l’expérience informatique se résumait à un ordinateur personnel devant vous et, avec un peu de chance, les logiciels libres et open source qui s’y trouvaient.

L’équation était :

(matériel personnel) + (logiciel libre)

= (liberté numérique)

Depuis, le monde de l’informatique a changé et beaucoup évolué. Nous avons à présent accès à Internet partout, nous avons des ordinateurs dans les voitures, les télévisions, les montres et tous les autres appareils de l’Internet des Objets. Nous sommes en pleine révolution du tout mobile. Nous avons le Cloud computing (le fameux « nuage ») où le stockage des données et la puissance informatique sont partagés entre plusieurs Data centers (centre de données) possédés et contrôlés par plusieurs groupes et organisations à travers le monde. Nous avons un système de brevets très fort, les DRM, la signature de code et autres outils de cryptographie, les logiciels devenus des services, du matériel propriétaire, des réseaux sociaux et la puissance de l’effet réseau.

Dans son ensemble, le monde a beaucoup changé depuis les années 80. La majorité de la communauté du logiciel libre et de l’open source continue de se concentrer sur les licences logicielles. Je me demande si nous ne perdons pas une vue d’ensemble en limitant le mouvement du logiciel libre et open source aux seules questions des licences.

Richard Stallman souhaitait contrôler son ordinateur. Voyons la situation sur quelques-unes des grandes questions actuelles sur le contrôle numérique :

Facebook

Ces derniers temps, Facebook est sous le feu de nombreuses critiques : que ce soit les innombrables atteintes à la vie privée des utilisateurs, l’implication dans le truquage d’élections, le déclenchement d’un génocide en Birmanie, l’affaiblissement de la démocratie et beaucoup d’autres faits. Voyons si le logiciel libre pourrait résoudre ce problème :

Si Facebook publiait demain son code comme un logiciel libre et open source, notre communauté serait aux anges. Nous avons gagné ! Mais cela résoudrait-il pour autant un seul de ces problèmes ? Je ne peux pas exécuter Facebook sur mon ordinateur car je n’ai pas une grappe de serveurs Facebook. Quand bien même j’y arriverais, je serais bien isolé en étant le seul utilisateur. Donc le logiciel libre est important et génial mais il ne fournit pas de liberté ni de contrôle aux utilisateurs dans le cas de Facebook. Il faut plus que des licences libres.

Microsoft

J’entends de nombreuses personnes de la communauté du logiciel libre et open source se faire les chantres d’un Microsoft qui serait désormais respectable. Microsoft a changé sous la direction de son dernier PDG et ce n’est plus l’Empire du Mal. Ils intègrent désormais un noyau Linux dans Windows 10 et fournissent de nombreux outils libres et open source dans leurs conteneurs Linux sur le cloud Azure. Je pense qu’il s’agit là d’un véritable pas dans la bonne direction mais leurs solutions cloud bénéficient toujours de l’emprise la plus importante pour un éditeur : Windows 10 n’est pas gratuit et ne vous laisse pas de liberté. En réalité, aucun modèle économique open source n’est présent chez eux. Ils ne font qu’utiliser Linux et l’open source. Donc le fait que davantage de logiciels de l’écosystème Microsoft soient disponibles sous des licences libres ne donne pas pour autant davantage de libertés aux utilisateurs.

L’apprentissage automatique

L’apprentissage automatique est une nouvelle technologie importante qui peut être utilisée pour beaucoup de choses, qui vont de la reconnaissance d’images à celle de la voix en passant par les voitures autonomes. Ce qui est intéressant, c’est que le matériel et le logiciel seuls sont inutiles. Pour que l’apprentissage fonctionne, il faut des données pour ajuster l’algorithme. Ces données sont souvent l’ingrédient secret et très précieux nécessaire à une utilisation efficace de l’apprentissage automatique. Plus concrètement, si demain Tesla décidait de publier tous ses logiciels en tant que logiciels libres et que vous achetiez une Tesla pour avoir accès au matériel, vous ne seriez toujours pas en mesure d’étudier, de construire et d’améliorer la fonctionnalité de la voiture autonome. Vous auriez besoin des millions d’heures d’enregistrement vidéo et de données de conducteur pour rendre efficace votre réseau de neurones. En somme, le logiciel libre seul ne suffit pas à donner le contrôle aux utilisateurs.

5G

Le monde occidental débat beaucoup de la confiance à accorder à l’infrastructure de la 5G. Que savons-nous de la présence de portes dérobées dans les antennes-relais si elles sont achetées à Huawei ou à d’autres entreprises chinoises ? La communauté du logiciel libre et open source répond qu’il faudrait que le logiciel soit distribué sous une licence libre. Mais pouvons-nous vraiment vérifier que le code qui s’exécute sur cette infrastructure est le même que le code source mis à disposition ? Il faudrait pour cela avoir des compilations reproductibles, accéder aux clés de signature et de chiffrement du code ; l’infrastructure devrait récupérer les mises à jour logicielles depuis notre serveur de mise à jour et pas depuis celui du fabricant. La licence logicielle est importante mais elle ne vous donne pas un contrôle total et la pleine liberté.

Android

Android est un système d’exploitation mobile très populaire au sein de la communauté du logiciel libre. En effet, ce système est distribué sous une licence libre. Je connais de nombreux militants libristes qui utilisent une version personnalisée d’Android sur leur téléphone et n’installent que des logiciels libres depuis des plateformes telles que F-Droid. Malheureusement, 99 % des utilisateurs lambda ne bénéficient pas de ces libertés car leur téléphone ne peut pas être déverrouillé, car ils n’ont pas les connaissances techniques pour le faire ou car ils utilisent des logiciels uniquement disponibles sur le PlayStore de Google. Les utilisateurs sont piégés dans le monopole du fournisseur. Ainsi, le fait que le cœur d’Android est un logiciel libre ne donne pas réellement de liberté à 99 % de ses utilisateurs.

Finalement, quelle conclusion ?

Je pense que la communauté du logiciel libre et open source concernée par les 4 libertés de Stallman, le contrôle de sa vie numérique et la liberté des utilisateurs, doit étendre son champ d’action. Les licences libres sont nécessaires mais elles sont loin d’être encore suffisantes pour préserver la liberté des utilisateurs et leur garantir un contrôle de leur vie numérique.

La recette (matériel personnel) + (logiciel libre) = (liberté numérique) n’est plus valide.

Il faut davantage d’ingrédients. J’espère que la communauté du logiciel libre peut se réformer et le fera, pour traiter davantage de problématiques que les seules licences. Plus que jamais, le monde a besoin de personnes qui se battent pour les droits numériques et les libertés des utilisateurs.

symboles reliés par des opérateurs comme une équation : ordinateur + nuage open source + nuage de data + point d’inetrrogation = digital freedom
Image d’illustration de l’auteur pour ses diapos de conférence

 

 

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7 Responses

  1. wilfrid

    Bonjour et merci pour cette synthèse !
    Avancer encore et toujours …
    Salutations

  2. pat3

    Merci pour le constat, qui permet de mesurer l’ampleur du problème. En commençant la lecture, je pensais que ça irait plus loin, vers des propositions et leurs obstacles possibles. Le partage de la bande passante du peer to peer, le partage du temps processeur (SETI), les hébergements partagés (Chatons), et globalement les différentes pistes de réflexions sur le web décentralisé sont déjà des tentatives de réponses éparses aux questions posées par cette synthèse.
    Merci donc, mais peut-on aller au delà du constat et compiler les propositions fonctionnelles existantes pour proposer des solutions alternatives attrayantes ?

  3. Alexandre Hocquet

    Je suis d’accord qu’à l’heure du Software as a Service, la question de la licence est noyée dans la complexité des différentes couches logicielles. Yaka voir le nombre de gens qu ise rendent pas compte que Github a toujours été propriétaire.
    D’un côté les licences Creative Commons commencent à être opérantes dans de plus en plus de mondes. Celui des publis scientifiques par exemple. Combien se rendent compte qu’un article sous licence CC-BY est non seulement en accès libre mais peut aussi être réutilisé et modifié? Pas grand monde et ces potentialités viennent des licences logicielles.

  4. jbfonta

    Salut La compagnie,
    clairement d’accord avec la question de départ, mais les réponses peines a arriver… pourtant, on en a déja pas mal a mettre sur l’équation…

    les 3 regles (A, AB, ABC) d’olivier auber:
    https://medium.com/@olivierauber/refonder-la-l%C3%A9gitimit%C3%A9-25d6443e4a1b
    et tout ce qui a trait aux systemes distribués vs centraliso-décentralisé.
    https://linuxfr.org/users/aurelieng/journaux/partage-de-owncloud-decentralise-a-syncthing-distribue

    ca c’est pour le coté technique et nomenclature…

    Ensuite, pour le coté philosophico holistique….

    peut t’on parler de liberté numérique sans liberté tout court ?
    peut t’il y exister une parcelle illusoir, un polder de liberté dans une forteresse savament construit dans le domaine du numérique sans un océan d’injustice et de foutage de gueulle ? c’est comme construire un joli chateau de sable avec un océan en pleine tempete en maré montante….

    il y a une utopie naive parmis la communauté libriste à penser que la liberté peut etre rendu juste par l’appanage de quelque solution froidement technique et infrastructurel partiel de surcroit….

    mes bouts de réponse en la matière s’appelerais licence libre individuel (sur l’individu), et non plus que sur des « logiciel », voir CGU…, pour se remettre a encoder de systeme de façon distribuer….et refaire systeme correctement…
    si cela parle à quelqu’un parmis vous, je serais ravis de faire équipe…

  5. ttoine

    Au final c’est un peu le même problème avec les Frama-services: ils sont libres, et documentés, c’est super. Mais les mettre en oeuvre pour créer sa propre instance n’est pas du tout à la portée de n’importe qui…

    Ce qui manque, au final, c’est que ce soit aussi facile à installer et à mettre à jour que WordPress (et encore, ça non plus c’est pas facile pour tout le monde) pour que plus de gens puissent avoir le leur.

    C’est un peu le même constat pour CozyCloud ou d’autres solutions qui devaient justement redonner du pouvoir aux utilisateurs.

    Faudrait peut-être se rapprocher de Mozilla ou une organisation similaire pour aller plus loin? Qu’en pensez vous ?

    • Benibur

      [disclaimer : je suis co-fondateur de Cozy Cloud]
      Ha si Mozilla voulait comprendre qu’aujourd’hui les enjeux sont autant du côté du serveur que du browser, sinon plus…
      Jusqu’à présent ils ne nous ont jamais prêté attention, pourtant nous avions été incubés par eux à San Francisco.
      Ce serait vraiment logique qu’ils deviennent un acteur de la décentralisation en apportant la couche logicielle qui manque pour rendre facilement auto hébergeable les solutions qui elles existent déjà (Next Cloud en tête !)…