La translittératie numérique, objet de la médiation numérique (première partie)

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Cette semaine, le collectif « Lost in médiation » vous invite à découvrir la première partie d’un article de Corine Escobar, Nadia Oulahbib et Amélie Turet dans lequel elles nous partagent leur analyse d’une expérimentation qu’elles ont menée lors d’une recherche-action. Bonne lecture !

Corine Escobar est enseignante chercheure depuis plus de 40 ans, au service de l’égalité des chances. Institutrice en France, puis professeure de français en Espagne, suède et Allemagne, elle a expérimenté différentes pédagogies holistiques. Une thèse de doctorat en sciences de l’éducation lui a permis d’observer et d’évaluer la puissance associative au service des plus faibles. Déléguée du préfet depuis plus de 10 ans, elle accompagne les associations investies auprès des publics des quartiers prioritaires notamment sur la remobilisation éducative.
Nadia Oulahbib est chercheure et analyste clinique du travail en santé mentale, observatrice des scènes de travail dans le monde de la fonction publique, l’entreprise associative, coopérative, industrielle et également liés aux métiers du social. Elle apporte son soutien à la parole sur le travail pour entretenir le dialogue collectif. Elle est aussi maîtresse de conférences associée pour l’UPEC.
Amélie Turet est docteure qualifiée en sciences de l’information et de la communication, chercheure associée à la Chaire UNESCO « Savoir Devenir » et au MICA, enseignante à l’UPEC sur le numérique dans l’éducation populaire et l’ESS, spécialiste de l’appropriation socio-technique des dispositifs liés au numérique. Membre de l’ANR Translit, elle a présenté ses travaux sur la médiation numérique lors des rencontres EMI de l’UNESCO à RIGA en 2016. CIFRE, diplômée de l’université Paris-Jussieu en sociologie du changement, elle a conduit des projets de R&D dans le secteur privé puis au service de l’État sur la transformation numérique, la démocratie participative, l’inclusion numérique, la politique de la ville et l’innovation.

La translittératie numérique, objet de la médiation numérique.
Analyse d’une expérimentation : remobilisation scolaire et articulation de médiations.

L’expérimentation choisie pour illustrer la translittératie numérique s’appuie sur la pédagogie du détour pour relancer des dynamiques éducatives, culturelles, et socio-économiques d’apprentissage au profit de la remobilisation scolaire. La démarche de recherche action s’ancre sur un territoire pour lequel, elle a su rendre visible des questions d’apprentissage avec une population cible permettant des interventions de médiation mobilisatrices transdisciplinaires. Elle se fonde sur le principe de la continuité éducative et pédagogique grâce à l’utilisation d’une articulation de différents socles de médiations1. Elle se déploie en s’étayant par l’utilisation des connaissances des phénomènes de translittératie numérique.

Les résultats de cette expérimentation vont éclairer la question initiale : « La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? ». L’objet de cet article est d’apporter, avec l’analyse de cette expérimentation, des éléments de réflexion qui montrent les complexités des articulations entre médiations à l’œuvre et gestion des risques inhérents à leurs dynamiques : la fusion de médiations d’ordres différents (juridique, culturelle, …) peut effectivement être porteuse d’une altération profonde d’une médiation par rapport à l’autre. L’expérimentation montre par exemple, qu’un seul médiateur porteur de plusieurs médiations, se perd dans ses différents rôles et logiques d’action, ce qui peut dégrader une synergie opérante et pertinente.

Pour découvrir les altérations citées plus haut sur la médiation numérique, l’expérimentation montrera que la fusion entre médiation sociale et médiation numérique relève souvent de problématiques circonstanciées de régulations. Pendant l’expérimentation, par exemple, l’usage des tablettes à vocation de continuité pédagogique ont immédiatement donné lieu à une régulation des usages par les médiateurs : des consignes d’utilisation suivis de « rappels à l’ordre » sur les sites WEB autorisés ou non à la consultation et sur les moments dédiés à l’utilisation à titre de récompense ou pour la réalisation d’exercices pédagogiques.

Pour approfondir l’explicitation de cette question des altérations de médiations, il convient de définir précisément les objets de la médiation sociale et de la médiation numérique en partant de la translittératie numérique et de son lien avec la médiation numérique.

Première partie : Observations d’émergences, de coexistences et d’hybridations de médiations

1.1. La translittératie numérique, objet de la médiation numérique

L’usage du numérique marque aujourd’hui l’ensemble des activités humaines. Par analogie avec l’homo faber ou l’homo economicus, concepts théoriques utilisés pour montrer respectivement l’homme aux prises avec la fabrication, puis avec l’économie, l’homo numericus (Compiègne, 20102) désigne l’homme aux prises avec son environnement numérique (Doueihi, 20133). Par opposition avec l’environnement pré-numérique, dans l’environnement numérique, toute information se présente sous forme de nombre, qu’elle ait été numérisée ou directement créée grâce à des outils informatiques. L’enjeu de la translittératie numérique est l’éducation à l’autonomie dans cette nouvelle ère communicationnelle : « La translittératie définie comme la convergence de l’éducation aux médias, de l’éducation à l’information et de l’informatique rend possible l’autonomisation. » (Frau-Meigs, 20194).

La translittératie se définit comme le « passage d’un système d’écriture à un autre » (Frau-Meigs, 2012). Elle désigne une double capacité : celle de savoir maîtriser l’architecture du multimédia qui englobe les compétences de lecture, d’écriture et de calcul avec tous les outils disponibles (du papier à l’image, du livre au wiki) ; et celle de naviguer dans de multiples domaines, et ainsi de se permettre de rechercher, d’évaluer, de tester, de valider et de modifier l’information en fonction de ses contextes d’utilisation (code, actualités, sources documentaires) et d’usages5. Elle fait également référence aux modes de transfert de compétences numériques d’un univers culturel et cognitif à un autre (ANR Translit, 2017).

Avec la translittératie numérique, la médiation numérique s’invite et ainsi relève des humanités numériques : « les modèles scientifiques sont en train de donner une nouvelle forme à la « créati­vité » à travers le Web, combinant « médiation » et « médiatisation » afin de construire un répertoire des « e-strategies » en « humanités créatives » (Frau-Meigs, 2019). Elle a pour objet d’expliciter et d’accompagner pour favoriser la prise d’autonomie et ainsi le pouvoir d’agir par une maîtrise critique de l’environnement numérique. Elle nécessite pour exercer cette éducation, formation et transformation des représentations et des apports des autres médiations qui œuvrent au même moment parfois, sur d’autres besoins de maîtrise et d’émancipation de l’apprenant : « Ce renou­vellement des études créatives modifie les Humanités classiques en les invitant à une forme de coopération interdisciplinaire. » (Frau-Meigs, 2019). La modélisation des processus d’apprentissage par la trans­littératie ne suffit pas sans une compréhension des interrelations entre la médiation numérique et la médiation pédagogique : « Ce projet rend possible de nouveaux modes cognitifs d’apprentissage partagés, centrés sur l’apprenant, libérés de l’aspect technologique dans la perspective d’une alliance SMILE (Synergies for Media and Information Littératies) » (Frau-Meigs, 2019).

1.1.1 L’expérimentation : les ateliers de remobilisation scolaire

L’expérimentation construite en 3 phases s’appuie sur des observations de terrain liées à un groupe de 70 enfants de 6 à 15 ans et leurs familles, accompagnés par 7 étudiants, 6 médiateurs, 4 enseignants, 4 chefs d’entreprise, des partenaires culturels et psycho-sociaux, 1 responsable de projet, sur le sujet de la remobilisation scolaire des enfants.

Les 3 phases sont :

  • phase 1 : ateliers de remobilisation de compétences,
  • phase 2 : ateliers de mobilisation de nouvelles connaissances culturelles, numériques, scientifiques et de mobilité,
  • phase 3 : ateliers de fabrication du jeu vidéo

L’expérimentation a produit à travers ces trois phases des données qualitatives et quantitatives qui ont permis une analyse d’émergences, de coexistences et d’hybridations de médiations. L’observation in situ a eu lieu pendant 11 mois.

La première phase nommée « ateliers de remobilisation de compétences » met en situation des enfants et des pré-adolescents de 6 à 15 ans non scolarisés ou peu scolarisés, et des médiateurs pédagogiques pendant 2 mois au sein d’une association socio-culturelle implantée depuis plusieurs années dans un quartier. Cette association de quartier est associée à ce travail de remobilisation car elle a un savoir-faire d’activités musicales auprès des enfants. Cette association a la confiance des familles du quartier : les familles ne confient pas leurs enfants à l’école, mais les confient à cette association même pour des déplacements éloignés pour des concerts et des journées éducatives.

Six étudiantes en sciences de l’éducation et une étudiante en FLE (français langues étrangères) ont été mobilisées pour y effectuer respectivement leur stage de 180 heures et de 300 heures. L’objectif de ces ateliers était de commencer l’apprentissage de base des fondamentaux (lire, écrire, compter), d’évaluer le niveau d’apprentissage scolaire des enfants, de transmettre des connaissances aux enfants par le biais d’activités ludiques afin de mieux repérer leurs difficultés et réussites. Il s’agissait également de tester des méthodes d’apprentissage adaptées pour identifier les apports possibles de recours à des dispositifs numériques socio-culturels (tablettes, jeux multimédia). Chaque étudiante a développé un atelier avec les enfants présents dont les objectifs et intitulés étaient littéralement les suivants :

  • Atelier 1 : « Situer des repères géographiques et identifier les noms des rues au sein du quartier avec Google Maps, Mixmo »,
  • Atelier 2 : « le train des mots » : jeu avec des syllabes pour ceux qui savent lire,
  • Atelier 3 : « Représenter son quartier et le situer dans la ville, en France et en Europe en lien avec l’actualité sportive »,
  • Atelier 4 : « Animaux connus, animaux de la ferme, animaux marins : chaîne alimentaire et milieux de vie ». Supports : écriture, lecture sur feuille et sur tablette numérique, dessin sur un livre imagé,
  • Atelier 5 : « Fresque : réaliser une fresque sur panneau » à partir des expériences des enfants : sortie à l’aquarium, repères familiaux. » Supports : peinture, photomontages, écriture de mots, lecture, analyse spatiale (noms de rue).
  • Atelier 6 : Exploration numérique de documents authentiques sur Excel avec les encadrants : formulaires administratifs de la vie courante (CV, permis de conduire, constat d’accident routier…)
  • Atelier 7 : Exercices d’entraînements au français / langues étrangères

Ces ateliers ont facilité et permis l’implication des familles qui ont contribué à leur élaboration (accès à leur domicile pour les photos) puis sont venues aux restitutions organisées en fin de première session expérimentale.

Une deuxième phase « les ateliers de mobilisation de nouvelles connaissances culturelles et scientifiques » a été mise en œuvre par les mêmes intervenants, exceptées les 6 stagiaires futures professeures des écoles : notamment l’étudiante en FLE, et la médiatrice artistique. Sont alors nouvellement mobilisés cinq enseignants de l’école du secteur, une association de médiation sur la vulgarisation scientifique par le jeu théâtral, deux animateurs d’Escape Game et deux psychologues :

  • Atelier 8 : Capsules vidéo en QR codes disséminées dans le quartier : vulgarisation scientifique sous forme de chasse aux trésors et déambulation. Les enfants ont été très participatifs sur des contenus scientifiques d’accès difficile car la forme était très attractive et inhabituelle.
  • Atelier 9 : Compréhension du vocabulaire des chansons de la chorale de l’association : hymne européen, chanson sur les addictions (réseaux sociaux, alcool, drogues), et sur le quartier.
  • Atelier 10 : Reportage photos par les enfants dans les maisons des familles et exposition au festival international de photographies.
  • Atelier 11 : Escape Game avec des casques de réalité virtuelle avec accompagnement par des psychologues spécialisés sur l’accès aux droits et à la santé : les enfants ont été très performants et solidaires.
  • Atelier 12 : Déplacement en soirée des enfants à l’école du secteur en mini bus pour travailler sur des activités scolaires classiques par petits groupes (2 à 4 enfants) avec les professeurs des écoles de l’école du secteur.

Les observations récoltées par les médiateurs, incluant les psychologues dans la phase 2, lors de ces ateliers non obligatoires dans l’expérimentation, ont été par exemple les suivants.

L’intérêt des enfants envers ces ateliers a été mesuré par :

  • leur fréquentation aux ateliers :  elle a augmenté au cours du temps : 30 enfants présents au début et 47 à la fin
  • leurs réalisations concrètes pendant les ateliers
  • leur temps de concentration a augmenté au fur et à mesure de leur niveau d’apprentissage et donc de réalisation

En 2 mois, les étudiantes ont vu des améliorations sur les connaissances des enfants qui sont venus régulièrement aux ateliers. Quelques retours à l’école notables mais non explicitement corrélés ont été comptabilisés : 4 sont retournés à l’école après le premier mois d’ateliers.

La démarche a été bien accueillie et identifiée dans le quartier :

  • les ateliers ont permis de créer un premier travail collaboratif avec les familles : elles sont venues à l’association pour assister à la restitution des premiers ateliers et sont devenues force de proposition pour la suite des activités, notamment numériques.
  • Les parents commencent à se confier sur les raisons du décrochage de leurs enfants notamment au collège : « se retrouver seul en classe est difficile, anxiogène ».

Les types de données recueillies ont été des photos et des vidéos des ateliers avec les enfants à l’œuvre, des verbatims des parties prenantes (enfants et adultes référents : professionnels, bénévoles), des relevés statistiques des présences aux ateliers et à l’école, les mémoires des 6 stagiaires professeurs des écoles, le mémoire de l’étudiante en FLE, les travaux d’analyse et d’orientation des consultants extérieurs qui ont accompagné l’expérimentation sur un mode startup de mai à juillet 2022.

Lors de la phase 3, « Co-création d’un jeu vidéo ludo-éducatif », ces données ont fait l’objet d’une première analyse entre les médiateurs et les chefs d’entreprise (création de jeu de plateau, design, évènementiel), l’objectif de la phase 3 étant d’inciter et de motiver l’enfant à aller à l’école en créant un scénario suffisamment efficace pour intéresser le triptyque (enfant, parents, école) avec un support numérique accessible.

1.1.2. L’expérimentation : la translittératie numérique à l’œuvre entre médiations

L’expérimentation est un exemple concret de translittératie numérique dans un cadre transculturel d’intervention sociale : des enfants et des adolescents en absentéisme scolaire issus d’un quartier. Cet exemple porte pour partie sur la remédiation du passage vers l’école dans une démarche d’aller vers, par la mobilisation de compétences et de modes d’apprentissages numériques. La stratégie de remédiation propose des trajectoires expérimentales innovantes qui articulent différentes natures de médiation dont la médiation sociale et la médiation numérique. Il s’agit concrètement d’identifier et d’expérimenter de nouveaux leviers de remobilisation scolaire pour ces jeunes.

Lors de l’expérimentation, ont été observés et analysés plusieurs types de transferts de compétences numériques et analogiques vers l’école et les jeux ludo-éducatifs numériques :

  • les compétences de socialisation et de créativité développées dans la famille et son écosystème,
  • les compétences artistiques et de socialisation développées dans l’espace socioculturel associatif,
  • les compétences de manipulation des smartphones, tablettes, navigateurs WEB et applications ludiques et médiatiques (voir tableau ci-dessous) des jeunes entre pairs,
  • les compétences de calcul, expression, stratégies sur les temps de jeux ludo-éducatifs physiques proposés par les différents profils de médiateurs (enseignants, artistes, étudiants, services civiques, adulte relais, psychologue, intervenante numérique, vidéaste…),
  • les compétences inter-relationnelles entre les enfants, pendant leurs jeux traditionnels en présentiel (copains, rue, fratries) et en ligne avec les jeux multi-joueurs sur le WEB…

L’observation des pratiques numériques de ces jeunes a eu lieu pendant et entre les ateliers. Elle a permis l’analyse de leurs évolutions à partir de ces différents espaces de socialisation, de formation, et d’acquisition de compétences en savoirs, en savoir-faire et en savoir-être. Des tableaux de compétences en lien avec les référentiels de compétences scolaires ont été renseignés par les sept étudiantes stagiaires. Les pratiques numériques observées chez les 70 enfants participant à l’expérimentation montrent les fréquences d’usage suivantes :

Tableau des applications numériques en ligne utilisées par les enfants de l'expérimentation
Applications numériques en ligne utilisées par les enfants de l’expérimentation

Les réseaux sociaux et les jeux privilégiés sont ceux qui font le moins appel à l’écrit mais le plus appel à l’image fixe et animée. Le schéma ci-dessous montre les institutions dans lesquelles évoluent les 70 enfants pendant l’expérimentation ainsi que les différents types de médiations dont ils sont l’objet.

Figure : Compositions structurelles des différentes médiations co-existantes auprès des enfants :médiateurs et outils mobilisés pendant l’expérimentation
Compositions structurelles des différentes médiations co-existantes auprès des enfants :
médiateurs et outils mobilisés pendant l’expérimentation

Ces compositions structurelles (structures publiques et groupes sociaux) des différentes médiations et outils mobilisés sont autant de repères d’influence pour les enfants. Elles permettent de rendre intelligibles les liens entre les 5 espaces de socialisation et d’apprentissages des enfants. Le 6ème espace, numérique, existe de manière transversale dans les « médiations par l’outil » qui instituent des logiques d’action comme le jeu vidéo qui véhicule les valeurs, les principes et les modes de fonctionnement de ses constructeurs. Les contextes institutionnels d’usage des outils socio-techniques, comme l’école ou l’association de quartier, influent sur les modes d’utilisations : temporalités, interdits de contenus ou de formes d’utilisation (comportements appropriés).

La translittératie numérique désigne ici le transfert de compétences numériques par les enfants d’un espace à l’autre. La médiation numérique explicite et accompagne ces processus de transfert pour permettre aux enfants d’en prendre conscience et de s’autonomiser dans leurs usages. Par exemple, lors de l’atelier « Escape Game » : confrontation à un univers numérique où la place de l’écrit est déterminante pour avancer : le besoin d’un facilitateur est formulé par l’enfant. La réponse du médiateur s’inscrira dans sa logique de médiation d’appartenance : pour à la fois répondre à la demande immédiate de l’enfant et embarquer son expérience dans une réflexion pour un agir en devenir.

1.2. La distinction entre logiques de Médiations et stratégies de médiateurs

Pour comprendre la distinction entre les logiques de médiations, il convient d’analyser les évolutions des objets des médiations dans la sphère des politiques publiques et des activités libres. L’observation des tensions et des controverses sur les pratiques et les attendus permet d’inventorier les distorsions entre les logiques professionnelles des médiateurs et les logiques politiques des médiations.

Les différentes stratégies des médiateurs mises en œuvre pour « faire » et « réaliser » (Clot, 20106), relèvent effectivement de leurs référentiels métiers : « Les différentes théorisations de la médiation nous engagent … à considérer les relations entre individualités, représentations et sociabilités. » (Gadras, 20107). La spécification des champs d’intervention des médiateurs, dans un cadre de dispositif public, définit de fait la nature de leur activité et par conséquent leurs conditions d’emploi et d’exercice économique et administratif (statuts, rémunérations, profils de poste), professionnel (métiers, compétences, modalités possibles d’exercice pédagogique, offres de formations).

1.2.1. Le métier de médiateur numérique : une histoire de dispositifs publics à caractère social

La question La médiation numérique est-elle soluble dans la médiation sociale ? interroge la formation et la qualification des métiers de la médiation numérique mobilisés sur la translittératie numérique.

La qualification et la formation de tout médiateur dépend de son cœur de métier et de son statut qui résulte lui-même des dispositifs publics ou privés en cours. Ces dispositifs sont la concrétisation de perceptions politiques structurelles et conjoncturelles pour résoudre des urgences et des problèmes fluctuants selon les actualités socio-politiques. Dans les années 2000, l’urgence était la lutte contre le chômage et la mise à niveau des demandeurs d’emploi à grand renfort de production de « CV / lettre de motivation ». Dans les années 2010, il est attendu de tous les demandeurs d’emploi, la maîtrise du socle de compétences numériques de base8 énoncé par la DGEFP (Direction Générale de l’Emploi et de la Formation Professionnelle) . Dans les années 2015, le développement de l’e-administration impose aux médiateurs numériques de former l’ensemble de la population à la maîtrise des formulaires administratifs en ligne. En 2020, le développement de l’e-commerce (« Clic and Collect ») et de « Stop Covid » fait que l’ANCT (Agence nationale de la Cohésion des Territoires) fournit un numéro vert d’assistance téléphonique en médiation numérique ouvert à tous, puis transforme les Maisons de Services Au Public (MSAP) en Maisons France Services (MFS).

L’accompagnement et la formation au numérique de la population non éligible à la formation professionnelle au numérique initialement prises en charge par les médiateurs numériques s’étend dès lors à l’ensemble des travailleurs sociaux.

1.2.2. Illectronisme : des besoins de médiations sociales et numériques

La médiation numérique est une figure centrale des démarches de lutte contre l’illectronisme au même titre que la médiation sociale l’est dans la lutte contre l’illettrisme ainsi que la médiation culturelle l’est depuis quelques années dans le domaine des Arts et des Cultures. Ces types de médiations ne relèvent pas de la stricte acception juridique de la médiation au sens de négociation. Ces médiations renvoient néanmoins à une forme de négociation avec soi-même : entrer dans un processus de transformation de soi (compréhension, regard, point de vue, …) soutenu ou non (autodidactes) par des tiers (humains ou outils). La médiation sociale et la médiation culturelle sont également convoquées depuis l’origine du développement des outils numériques en soutien aux populations nécessitant une assistance particulière pour leur inclusion numérique. Il s’agit là de soutiens à visée de compensation de difficultés de santé et de nature sociale (socio-économique) ou culturelle : éducative et socioculturelle (déficits de culture administrative, culture documentaire, illettrisme, codes conversationnels, …).

Concernant le processus de la translittératie numérique et le domaine de la lutte contre l’illectronisme, la théorie des champs éclaire ce qui se noue sur ce sujet de l’autonomisation progressive de domaines d’activité (Bourdieu, 20229). La translittératie numérique se trouve à la croisée de plusieurs champs de médiations, dès lors répondre à la question initiale de fusion de la médiation numérique dans la médiation sociale nécessite de répondre à des questions intermédiaires et situées. Par exemple, celle posée par notre terrain d’expérimentation, serait : la médiation numérique et la médiation sociale sont-elles réductibles l’une à l’autre quand il s’agit d’une logique d’inclusion socio-numérique s’inscrivant dans une dynamique d’égalité des chances ? Cet exemple de problématique nécessite même d’inclure deux autres points de vue : celui de la formation initiale normée par l’Éducation Nationale et celui pluriel de l’éducation populaire, toutes deux génératrices de médiations et de médiateurs spécifiques.

Le capital culturel mobilisable de chacun est inégal pour appréhender l’innovation permanente du secteur du numérique. Dans une société numérique, la maîtrise de l’environnement socio-numérique et des logiques générales de l’innovation sont des prérequis technologiques et socio-économiques incontournables pour faire face à l’incertitude du changement permanent. La société numérique a fait émerger une nouvelle capacité à acquérir, le « Savoir Devenir » : la maîtrise du numérique est un des leviers de l’émancipation sociale (Frau Meigs, 2019). De nature environnementale, cette maîtrise nécessite un corpus de compétences socio-techniques et socio-culturelles : elle s’inscrit dans le phénomène de l’« habitus » (Bourdieu, 197210).

1.2.3. Fractures numériques économiques et culturelles : médier la translittératie numérique

Des fractures numériques économiques et matérielles aux fractures numériques ergonomiques et culturelles, la médiation numérique est-elle par nature socio-économique ou universelle ? En 2013, le rapport du Conseil National du Numérique sur la littératie numérique (CnNum, 201311) a documenté, à la demande de l’État, l’étendue de l’illectronisme dans la population générale française face à une innovation numérique renouvelée et sans cesse en accélération. Ce rapport faisait suite à de nombreux travaux universitaires déjà existants sur le sujet (Turet, 201812). La question de la nature socio-professionnelle, culturelle, et générationnelle des fractures numériques est ajoutée officiellement aux analyses antérieures.

L’illectronisme doit alors être combattu par des améliorations ergonomiques réalisées par les producteurs de matériels, de logiciels et de services en ligne. De nouvelles pratiques de production dites de développement en mode agile centrées sur l’expérience des utilisateurs (« UX ») sont déployées. L’État encourage via des dispositifs publics une dématérialisation qui passe par un intérêt pensé comme commun, allant de la simplification à la protection des usagers.

L’actualisation renouvelée du Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA) pour les personnes en situation de handicap fait partie de cet arsenal. Le Règlement Général de la Protection des Données (RGPD) éduque la population et fournit des outils de protection des données personnelles. Le lancement du dispositif Démarches simplifiées de l’Observatoire des services en ligne de l’administration et de l’outil « Vox Usagers »13 soutiennent un accès facilité à une e-administration ouverte sur les smartphones. Mais toutes ces approches visant la simplification de l’utilisation procédurale des outils ne parviennent pas à compenser un illectronisme socio-culturel rendu encore plus visible par la pandémie. La nécessité d’autonomie numérique non seulement opératoire mais aussi stratège, en situation de confinement (télétravail, e.commerce, e.administration, associative…) est, depuis mars 2020, devenue indispensable tant le numérique a été placé au centre du fonctionnement socio-économique et culturel de la France.

Dès le premier confinement, l’État est contraint de lancer deux dispositifs d’urgence : une assistance téléphonique14 soutenue par le secteur de la médiation numérique (le 2 avril 2020) et la mise à disposition des collectivités territoriales d’une nouvelle cohorte de médiateurs numériques : les conseillers numériques France services (CNFS). Ceux-ci sont les derniers nés d’une longue liste de médiateurs numériques subventionnés – Cf. emplois aidés : « emplois jeunes » en 2000, « emplois d’avenirs numériques » en 2012 (Oulahbib, Turet, 201715), « services civiques numériques » (2014). Ces dispositifs d’urgence visent prioritairement des bénéficiaires dans l’incapacité d’accéder aux services publics dématérialisés pour des raisons multiples qui relèvent de situations de handicap de différentes natures face au numérique : physiologiques, cognitifs, culturels, économiques, psychologiques.

1.2.4. Médiation numérique et continuité éducative pendant les confinements

Durant cette même période, l’Éducation Nationale, pour assurer la continuité de son service public a dû recourir aux outils numériques. Cet impératif lié à une situation extraordinaire a mis en exergue une fracture numérique des élèves et d’une partie des enseignants démultipliée par des conditions familiales d’accompagnement très diverses, jusqu’à ne pas permettre la continuité pédagogique pour les enfants (Escobar, 200716).

Pendant le confinement, la continuité éducative a été interrompue notamment faute d’équipement informatique des élèves. Cette période a cristallisé la déscolarisation des enfants qui étaient dans ce parcours, et d’autres issus de certaines cartographies urbaines, comme les enfants issus de quartiers pouvant être déjà déscolarisés à 70 % avant le confinement. La majorité des enfants issus de ces quartiers ne fréquente pas ou très peu les établissements scolaires de proximité au contraire des structures socio-culturelles.

Dans le cas de notre expérimentation, les enfants du quartier sont en contact avec le numérique via des pratiques diffusées par leur écosystème : pairs, familles et modélisations quotidiennes proposées par différents canaux. L’usage des smartphones est répandu mais ils n’émargent pas aux dispositifs publics dont ils ne sont pas des cibles identifiées et souvent éloignées. Ils ont découvert pendant l’expérimentation les tablettes diffusées dans les écoles au titre de la continuité pédagogique pendant le confinement  par une fédération d’éducation populaire venue en soutien.

La conduite de l’expérimentation a montré l’émergence de discontinuités voire de conflits de logiques et de champs d’actions entre les médiations et les médiateurs. La deuxième partie de l’expérimentation vise à articuler les interventions entre les médiations et les médiateurs pour identifier des aménagements plus fluides favorables à une mise en synergie.

La semaine prochaine, dans la deuxième partie de l’article, nous aborderons donc une réflexion sur les articulations et les dynamiques de ces différentes natures de médiations pour qu’elles fassent système afin de guider à « savoir devenir ».

  1. https://www.dailymotion.com/video/x545cns, intervention sur l’observation de la médiation socio-numérique réalisée au centre social Relais 59 en 2017 dans le cadre de la recherche ANR Translit
  2. Compiègne, Isabelle. « Chapitre V. Qui est l’homo numericus ? », La société numérique en
    question(s). Sous la direction de Compiègne Isabelle. Éditions Sciences Humaines, 2010
  3. Doueihi, Milad. « Qu’est-ce que le numérique ? », Qu’est-ce que le numérique ? sous la direction de Doueihi Milad. Presses Universitaires de France, 2013, pp. 5-55.
  4. Frau-Meigs, Divina. « Créativité, éducation aux médias et à l’information, translittératie : vers des humanités numériques », Quaderni, vol. 98, no. 1, 2019, pp. 87-105.
  5. « 1. the ability to embrace the full layout of multimedia which encompasses skills for reading, writing and calculating with all the available tools (from paper to image, from book to wiki) ; 2. the capacity to navigate through multiple domains, which entails the ability to search, evaluate, test, validate and modify information according to its relevant contexts of use (as code, news and document).”
  6. Clot, Yves. Le travail à cœur. Éditions La Découverte, 2010
  7. Gadras, Simon. « La médiation politique comme cadre d’analyse de l’évolution des pratiques de communication au sein de l’espace public local », Les Enjeux de l’information et de la communication, vol. 2010, no. 2, 2010
  8. Par exemple : le cas des caristes appelés à travailler sur tablettes
  9. Bourdieu, Pierre, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Raisons d’Agir, 2022
  10. Bourdieu, Pierre. Esquisse d’une théorie de la pratique. Librairie Droz, 1972
  11. Conseil National Du Numérique. Citoyens d’une société́ numérique – Accès, Littératie, Médiations, Pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion. Rapport, Paris, 2013
  12. Turet, Amélie, L’impossible éducation critique et politique au numérique : territoires, dispositifs, métiers et acteurs, Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication, Bordeaux, décembre 2018.
  13. Vox usagers : « site internet qui doit permettre aux usagers de partager de manière transparente leur expérience et leurs avis sur les services publics » juillet 2019, devenu depuis Je donne mon avis
  14. « …numéro d’appel gratuit, le 01 70 772 372, joignable du lundi au vendredi de 9h à 18h. Il permet d’obtenir des conseils auprès d’un des 700 médiateurs numériques bénévoles. » https://www.vie-publique.fr/en-bref/274035-solidarite-numerique-nouveau-site-pour-lutter-contre-lillectronisme
  15. Turet, Amélie, et Nadia Oulahbib. « « 2000 emplois d’avenir en espace public numérique ». Vers des dynamiques maîtrisées de qualifications et d’employabilités pour ouvrir les métiers de la « médiation numérique » aux enjeux des usages du numérique », Cahiers de l’action, vol. 48, no. 1, 2017, pp. 31-40.
  16. Escobar, Corine, La prévention de la violence scolaire. Le rôle des associations : projets « prévention des violences », thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Paris, décembre 2007

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