Un créateur passe de DC (Comics) à DP (Domaine Public)

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Bill Willingham, fort mécontent de son éditeur DC Comics, décide de porter toutes ses Fables dans le Domaine Public. Il s’en explique dans un communiqué de presse du 14 septembre.

En édition, le modèle auquel nous sommes conformé·es, c’est qu’une personne qui souhaite avoir un revenu de sa plume confie le fruit de son labeur à un tiers, l’éditeur, qui se chargera de le faire fructifier et qui reversera en échange de cet accord encadré par contrat une partie des revenus générés à l’artiste. C’est ce que le droit d’auteur standard défend comme modèle.

Sauf que la réalité est bien loin de cette jolie fiction et les relations conflictuelles qui naissent au sein de l’industrie ne sont pas rares. Auteurs et autrices sont fréquemment confronté·es à des soucis avec leur « partenaire » : retards de paiements, mensonges sur les tirages, obfuscation des résultats de vente, obligation de participation gratuite au marketing, non-respect des souhaits initiaux, abus au sein des clauses contractuelles.

Bref, il arrive que le capitalisme basé sur la propriété intellectuelle ne puisse s’empêcher de traiter auteurs et autrices comme tous ses fournisseurs : comme des quantités négligeables dont il faut extraire le plus de valeur possible tout en minimisant au maximum les contreparties, quitte à profiter d’un rapport de force favorable pour ne pas honorer ses accords ou en le faisant de façon abusive. Et, comme le prouve l’histoire ci-dessous, la réaction des artistes tend parfois à la radicalité.

Nous ne pouvons déterminer exactement quelles seront les conséquences juridiques (et pratiques quant à l’usage de son univers) des décisions de Bill Willingham, surtout qu’elles prennent place en milieu anglo-saxon où la propriété intellectuelle ne relève pas des mêmes cadres juridiques qu’en France (soumise à la convention de Berne), mais il nous semblait intéressant de traduire le billet où il exprime son ras-le-bol et sa décision d’autant plus surprenante qu’il s’est toujours considéré comme un conservateur, politiquement parlant.

Vous trouverez au bas de cet article des liens qui exposent la situation des auteurs en France (spoiler alert : c’est pas brillant…).

— Yann Kervran

Publication originale : Willingham Sends Fables Into the Public Domain avec quelques éléments de cette auto-interview : More About Fables in the Public Domain

Traduction Framalang : goofy, Henri-Paul, JLuc, Julien / Sphinx

 

Bill Willingham élève Fables dans le domaine public

entre un lion et un lionceau, une jeune femme endormie, de nombreux papîllons bleu sur le fond orange. des "bulles" bleues portent les lettres du mot "Fables"

 

À compter du 15 septembre 2023, la propriété de la BD Fables, ce qui inclut tous les personnages et les séries dérivées, entre dans le domaine public. Ce qui appartenait intégralement au seul Bill Willingham est désormais la propriété de tout le monde et pour toujours. C’est chose faite et comme vous le diront la plupart des spécialistes, une fois que c’est fait, pas de retour en arrière possible. Ce n’est ni possible ni envisageable.

— Pourquoi avoir fait ça ?

Pour plusieurs de raisons. Voilà un certain temps que j’y réfléchis. Donc, sans ordre particulier :

1. Sous l’angle pratique : quand j’ai signé mon premier contrat d’édition en tant qu’auteur-créateur avec DC Comics, l’entreprise était dirigée par des hommes et des femmes honnêtes et intègres. La plupart interprétaient les détails du contrat de façon équitable et transparente. Il arrivait immanquablement que des problèmes apparaissent et nous réglions ça comme des femmes et des hommes raisonnables. Depuis lors, au cours d’une vingtaine d’années à peu près, ces personnes sont parties ou ont été virées pour être remplacées par un ballet renouvelé d’inconnus sans intégrité mesurable, qui dorénavant choisissent d’interpréter chaque détail du contrat dans le seul intérêt de DC Comics et ses filiales. À une époque la propriété des Fables était entre de bonnes mains, mais maintenant, avec l’usure et le remplacement des personnels, la propriété des Fables est tombée entre de mauvaises mains.

Comme je n’ai pas les moyens d’intenter un procès à DC Comics pour les contraindre à respecter la lettre et l’esprit de nos accords de longue date, et puisque même si je gagnais un procès ça me coûterait des sommes d’argent pharamineuses et des années de ma vie (j’ai 67 ans donc pas d’années à perdre), j’ai décidé de suivre une autre voie et de combattre sur un autre front, inspiré par les principes de la guerre asymétrique.

J’ai choisi de l’offrir à tout le monde. Si je n’ai pas pu empêcher Fables de tomber entre de mauvaises mains, c’est au moins une façon de faire en sorte qu’elles tombent également entre de nombreuses bonnes mains. Puisque je crois sincèrement qu’il y a encore davantage de bonnes personnes que de mauvaises dans le monde, je considère cela comme une forme de victoire.

2. Sous l’angle philosophique : au cours de la dernière décennie, mes réflexions sur la manière de réformer les lois sur les marques et le droit d’auteur dans ce pays (et dans d’autres, je suppose) ont subi une transformation radicale. Les lois actuelles sont un méli-mélo d’accords sous la table et contraires à l’éthique visant à maintenir les marques et les droits d’auteur entre les mains de grandes entreprises, qui peuvent largement se permettre d’acheter les résultats qu’elles souhaitent.

Dans mon modèle idéal de réforme radicale de ces lois, j’aimerais qu’une propriété intellectuelle soit la propriété de son créateur d’origine pendant une période pouvant aller jusqu’à vingt ans à compter de la première publication, puis qu’elle tombe dans le domaine public pour que tous puissent l’utiliser. Cependant, à tout moment avant l’expiration de cette période de vingt ans, vous, le propriétaire de la propriété intellectuelle, pouvez la vendre à une autre personne physique ou morale, qui peut en avoir l’usage exclusif pendant une durée maximale de dix ans. C’est ainsi maintenant et il ne peut alors pas être revendu. Cela entre dans le domaine public. Toute propriété intellectuelle peut-elle être conservée à usage exclusif au maximum pendant une trentaine d’années au maximum, et pas plus, sans exception.

Bien sûr, si je dois croire à des idées aussi radicales, quel genre d’hypocrite serais-je si je ne les mettais pas en pratique ? Fables est mon bébé depuis une vingtaine d’années maintenant. Il est temps de laisser tomber. C’est mon premier test de ce processus. Si cela fonctionne, et je ne vois aucune raison légale pour laquelle cela ne fonctionnerait pas, d’autres propriétés viendront à l’avenir. Étant donné que DC, ou tout autre personne morale, n’est pas réellement propriétaire de l’œuvre, ils n’ont pas leur mot à dire dans cette décision.

— Qu’est-ce que DC Comics vous a fait au juste pour provoquer ça ?

Trop de choses pour les lister de manière exhaustive, mais voici les points essentiels. Pendant toutes ces années où j’ai été en affaires avec DC Comics, que ce soit avec Fables ou d’autres propriétés intellectuelles, DC a toujours violé ses accords avec moi. En général sur des points mineurs, comme d’oublier de me demander mon avis sur les artistes pour de nouvelles histoires, ou pour les images de couverture, les formats des nouvelles collections, etc.

À cette époque, quand on les appelait pour ça, ils répondaient à chaque fois : « Désolé, on vous a encore oublié, c’est passé entre les mailles du filet. Ils ont utilisé si souvent cette expression « passer entre les mailles » comme un automatisme que j’ai fini par leur interdire de l’employer encore. Ils sont souvent en retard pour la déclaration des royalties et les sous-estiment souvent, ce qui me force à les poursuivre pour qu’ils paient le reste de ce qu’ils me doivent.

Dernièrement, leurs pratiques sont devenues plus que pénibles, débouchant sur une espèce de confrontation. Pour commencer, ils ont essayé de m’extorquer la propriété de Fables. Lorsque Mark Doyle et Dan Didio (tout deux bons professionnels et licenciés par DC depuis) m’avaient approché avec le projet de republier Fables pour son 20e anniversaire, pendant les négociations contractuelles pour ces nouvelles parutions, leurs négociateurs juridiques ont tenté d’imposer comme condition que le travail soit réalisé comme prestataire1, transférant de fait, et irrévocablement, la propriété à DC.

Lorsque ça n’a pas fonctionné, leur excuse a été : « Désolé, nous n’avons pas lu votre contrat avant ces négociations, nous pensions que nous en étions propriétaires ».
Plus récemment, lors de discussions pour tenter de résoudre ces différends, les personnes de DC ont admis que leur interprétation de notre accord de publication et de l’accord subséquent sur les droits des médias, étaient qu’ils pouvaient faire ce que bon leur semble avec cette propriété intellectuelle. Ils pourraient changer les histoires ou les personnages à leur convenance. Ils n’auraient aucune obligation de protéger l’intégrité et la valeur de la propriété intellectuelle, d’eux-mêmes ou de parties tierces (Telltale Games par exemple) et qu’ils pourraient radicalement modifier les personnages, le cadre, le prologue de l’histoire (je suis tombé sur le script (texte) qu’ils avaient essayé de me cacher il y a quelques années). Comme une telle licence d’utilisation n’avait pas été négociée dans notre accord de publication initial, ils ne me devraient pas non plus d’argent s’ils fournissaient des droits d’usages de Fables à de tierces parties.

Puis, après avoir capitulé sur certains points lors de réunions téléphoniques suivantes, promettant de me payer l’argent qu’ils me devaient pour avoir fourni une licence de Fables à Telltale Games, dans le cadre de notre nouvel accord, ils sont revenus sur leur parole et m’ont proposé de me payer le montant comme « honoraires de consultant », ce qui leur évitait d’admettre qu’ils me devaient cet argent, tout en incluant un accord de confidentialité m’empêchant de dire quoi que ce soit de négatif à propos de Telltale ou de la licence.

On pourrait encore continuer longtemps ainsi. Il y a tant d’autres, mais comme je l’ai dit, il s’agit là de quelques points saillants. À ce moment-là, comme je n’étais pas d’accord avec toutes leurs nouvelles interprétations de nos accords de longue date, nous étions en conflit. Ils m’ont pratiquement mis au défi de les poursuivre en justice pour faire valoir mes droits, sachant que ce serait une procédure longue, débilitante et coûteuse. Au lieu de cela, j’ai commencé à envisager d’autres solutions.

— Êtes-vous inquiet de savoir ce que DC va faire maintenant ?

Non. Je leur ai donné des années pour faire ce qu’il fallait. J’ai essayé de les raisonner, mais on ne peut pas raisonner ceux qui ne sont pas raisonnables. Ils ont utilisé ces années pour faire des promesses lénifiantes, mentir sur leur volonté de résoudre le problème et faire traîner les choses le plus longtemps possible. Je leur ai donné l’occasion de renégocier les contrats de fond en comble, en formulant les choses sans ambiguïté, et ils ont ignoré cette offre. Je leur ai donné l’occasion, à deux reprises, de simplement déchirer nos contrats et de nous séparer, mais ils ont ignoré ces offres. J’ai essayé de passer par-dessus leur tête, de traiter directement avec leurs nouveaux maîtres et peut-être de trouver quelqu’un disposé à traiter de bonne foi, mais ils ont bloqué toute tentative en ce sens. (Je vous mets au défi d’essayer de demander à n’importe quel responsable de DC Comics d’indiquer à qui il rend compte dans la hiérarchie de l’entreprise). Quoi qu’il en soit, sans leur donner de détails, je les ai prévenus des mois à l’avance que ce moment allait arriver. Je leur ai dit que ce que j’allais faire serait « à la fois légal et éthique ». Et maintenant, c’est arrivé.

Notez que mes contrats avec DC Comics sont toujours en vigueur. Je n’ai rien fait pour les rompre et je ne peux pas y mettre fin unilatéralement. Je ne peux toujours pas publier les bandes dessinées Fables par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre que DC Comics. Je ne peux toujours pas autoriser un film Fables par l’intermédiaire de quelqu’un d’autre que DC Comics. Je ne peux pas non plus concéder de licence pour des jouets, des boîtes à lunch ou quoi que ce soit d’autre. Ils doivent toujours me payer pour les livres qu’ils publient. Et je n’abandonne pas les autres sommes qu’ils me doivent. D’une manière ou d’une autre, j’ai l’intention d’obtenir mes 50 % de l’argent qu’ils me doivent depuis des années pour le jeu Telltale et d’autres projets.

De toutes façons, les nouveaux propriétaires à 100 % de Fables n’ont jamais signé de tels contrats.

Pour le meilleur et pour le pire, DC et moi sommes enchaînés par un mariage malheureux, peut-être pour toujours.
Mais pas vous.

Si ma compréhension de la loi est correcte (et je préfère vous dire que la loi sur le copyright est un bazar, intentionnellement vague et trouble et qu’il n’y a pas deux avocats, même ceux spécialisés sur les lois des marques et du copyright, qui tomberaient d’accord sur ces sujets), vous avez le droit de créer vos propres films, dessins animés Fables, de publier vos libres Fables, de fabriquer vos jouets Fables, de faire ce que bon vous semble avec cette propriété, car c’est de la vôtre dont il s’agit.

Mark Buckingham est libre d’écrire sa propre version de Fables (et j’espère de tout mon cœur qu’il le fera). Steve Leialoha est libre d’écrire sa version de Fables (que j’aimerais beaucoup voir), etc. Vous n’avez pas besoin de ma permission (mais vous pouvez avoir mon aval ma bénédiction, selon votre projet). Vous n’avez pas besoin de la permission de DC ou de qui que ce soit d’autres. Vous n’avez jamais signé les accords que j’ai signés avec DC Comics.

Je possède toujours 100 % de Fables. Mais maintenant, chaque homme, chaque femme et chaque enfant du monde, ainsi que tous ceux qui naîtront jusqu’à la fin des temps, possèdent également 100 % de Fables. Ce n’est pas une propriété divisée entre nous tous, c’est une propriété multipliée à l’infini entre nous tous. Plutôt cool, non ? Chaque personne possède Fables en totalité et peut décider elle-même de ce qu’elle veut en faire, le cas échéant. C’est un peu comme le miracle de la multiplication des pains et des poissons, métaphoriquement parlant, bien sûr. Quel que soit le nombre de participants, il y en a assez pour tout le monde.

J’ai eu l’immense joie et le plaisir de vous proposer les récits de Fables pendant les vingt dernières années. J’ai hâte de voir ce que vous allez en faire.

image de l'auteur : devant un monstre menaçant ses enfants (angle gauche), une créature féminine farouche(au centre) armée d'une longue épée lui dit que sur ce qu'elle a de plus sacré, elle vas le tailler en pièces s'il a le le malheur de toucher un seul cheveu à sa progéniture (5 enfants effrayés dans l'angle droit)

Et maintenant ? Une affaire à suivre…

La situation juridique est difficile à démêler, comme le souligne cet article du magazine en ligne Comicsblog qui cite la réaction de DC Comics :

« Le comics Fables et ses différents romans graphiques publiés chez DC Comics, de même que les personnages, les histoires et les éléments qui les composent, sont la propriété de DC Comics et restent protégés par la loi des États-Unis sur le copyright et à travers le monde, en accord avec les lois appliquées sur chaque territoire, et ne font pas partie des œuvres tombées dans le domaine public.
DC conserve l’intégralité des droits et prendra les décisions nécessaires pour protéger ses droits à la propriété intellectuelle. »


Liens utiles sur la situation des auteurs en France :


Note :

  1. Prestataire, mais en termes de législation US : « En vertu de la loi sur le droit d’auteur, une œuvre créée par un employé dans le cadre de son emploi, ou une œuvre commandée qui entre dans certaines catégories et fait l’objet d’un accord écrit. Lorsqu’une œuvre est réalisée pour le compte d’autrui, la partie qui embauche est considérée comme l’auteur et le propriétaire, et non comme la personne qui crée l’œuvre. Ce statut – c’est-à-dire le fait qu’une œuvre soit réalisée pour le compte d’autrui – a une incidence sur la durée de la protection du droit d’auteur et sur les droits de résiliation. » source en anglais : https://www.nolo.com/dictionary/work-made-for-hire-term.html – traduction DeepL
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4 Responses

    • Yann Kervran

      My bad, c’est un raccourci rapide de ma part. Je ne saurais analyser en détail la façon dont ils en appliquent certains aspects, mais de ce que j’ai retenu de leur adhésion, c’est qu’elle n’est pas complète, avec l’exception notable de la non reconnaissance de ce qu’est le droit moral tel que nous y sommes habitués en France. Cela me paraissait important de signaler que nous ne sommes pas dans le même cadre juridique de propriété intellectuelle.

  1. ttoine

    La question est: qui va tenter d’utiliser la propriété intellectuelle de Fables et risquer un procès contre DC?