Temps de lecture 7 min
Julie et Romain, les deux cofondateurices de l’Établi numérique, ont fait un travail très intéressant d’introspection sur le sens de leur activité, faire de l’éducation populaire au numérique. Nous sommes ravi⋅es de leur laisser la parole.
Dès nos premières discussions, avant-même la création juridique de la structure, nous savions ce que nous voulions faire : de « l’éducation populaire au numérique ». Pour nous, c’est la meilleure manière de décrire ce que nous faisons. Mais concrètement, qu’est-ce qu’on veut dire quand on parle d’éducation populaire au numérique et pourquoi pensons-nous que c’est fondamental en ce moment ?
L’explosion du numérique
Il y a vingt ans, quand, profitant du climat politique du 11 septembre 2001, la Loi sur la Sécurité Quotidienne introduit l’obligation pour les fournisseurs de service de chiffrement de fournir leurs algorithmes aux autorités, les réactions sont très limitées dans le champ de la société civile et inexistantes au niveau politique. La Quadrature du Net n’existe pas encore pour faire un travail de veille juridique et de vulgarisation des enjeux, et les organisations professionnelles de journalistes (par exemple) ne se sont pas encore saisies de ces questions. À cette époque, nous étions peu en dehors des spécialistes à nous intéresser aux questions de surveillance.
Deux décennies plus tard, L’Etabli numérique est régulièrement sollicité pour des ateliers et des formations sur l’intimité numérique, et les livres, newsletters et autres podcasts sur les libertés numériques fleurissent. Qu’est-ce qui a changé sur cette période ? Beaucoup de choses, mais en particulier un évènement majeur : le numérique est devenu une partie intégrante du quotidien de la quasi-totalité de la population en France. Aujourd’hui, plus de 80 % des personnes ont un smartphone et 83 % se connectent à Internet tous les jours ; en 2000, moins de 15 % de la population a un accès Internet. Il y a vingt ans, Internet a déjà commencé à transformer le monde, mais le réseau n’affecte qu’un petit nombre de secteurs, et impacte surtout la vie professionnelle des personnes concernées. Maintenant, impossible de ne pas être affecté⋅e d’une manière ou d’une autre par les transformations numériques en cours. Dans notre vie intime, dans nos interactions avec les administrations, au travail : le numérique est partout.
En 2001 donc, il était encore possible de ne pas être concerné⋅e par le numérique et ses impacts ; à l’époque, les expert⋅es et les spécialistes lié⋅es à l’industrie naissante de la tech monopolisaient le sujet, mais les enjeux étaient moindres. En 2023, le numérique affecte tout le monde ; il doit donc pouvoir être réfléchi, débattu et transformé par tout le monde. Faire de l’éducation populaire au numérique, c’est contribuer, modestement et avec nos moyens de petite structure, à la construction d’un espace démocratique de délibération autour du numérique.
Qu’on le veuille ou non, le numérique est là. Toute une infrastructure numérique faite de câbles, de machines et d’armoires à serveurs recouvre maintenant le globe entier. Plus encore, le numérique a transformé nos manières de vivre, de nous organiser et de nous déplacer d’une manière telle que tout retour en arrière soudain est impossible. Pour le meilleur et pour le pire, notre société est devenue profondément numérique.
Un enjeu démocratique
En tant que citoyen⋅nes, nous n’avons (presque) pas été consulté⋅es tout au long de ce processus, mais c’est quand même à nous de faire l’inventaire et de déterminer ce que nous voulons faire de cette transformation. Le numérique est un sujet trop sérieux pour être laissé à des milliardaires, indépendamment de ce qu’on pense des milliardaires en question. Ce n’est pas d’un match de boxe entre Zuckerberg et Musk diffusé sur Twitch dont nous avons besoin, mais d’espaces de décisions où, à toutes les échelles, nous réfléchissons ensemble sur les communs numériques que nous souhaitons nourrir, renforcer ou réajuster.
Un des problèmes que nous avons à l’heure actuelle, c’est que le numérique est certes reconnu comme un enjeu de société, mais qu’il reste identifié comme un sujet technique malgré tout . Aujourd’hui encore, il faut être développeur⋅euse, chercheur⋅euse ou travailler dans la tech pour être légitime sur la question numérique. C’est l’industrie du numérique elle-même qui pose souvent les paramètres du débat sur les enjeux de la technologie, ce qui rend difficile toute réelle évolution. La Tech pense toujours pouvoir résoudre par plus de technologie les problèmes causés par la technologie, et nos dirigeant⋅es politiques sont souvent ravi⋅es de la suivre dans ce technosolutionisme naïf.
C’est là que l’éducation populaire intervient. Faire de l’éducation populaire au numérique, c’est fournir à chacun⋅e les clés de compréhension nécessaires pour pouvoir se positionner, mais c’est aussi déconstruire l’idée que la technologie est une question de spécialistes. Tout utilisateurice de la technologie a des retours à faire sur ce qui fonctionne ou pas, des idées de ce qu’il faut changer, des expériences à transmettre, bref une expertise. L’éducation populaire part d’une vérité simple : nous sommes tou⋅tes déjà expert⋅es du numérique, même si nous ne le sommes pas tou⋅tes à la manière d’un⋅e ingénieur⋅e. Plus encore, si on veut éviter de continuer à reproduire les problèmes systémiques du numérique tel qu’il est actuellement, cette expertise collective est indispensable.
L’objectif étant de permettre à tout un⋅e chacun⋅e de se saisir des enjeux du numérique, il est fondamental que les méthodes que nous utilisons invitent à la discussion, à la participation, à l’évolution. Participer à un atelier sur les impacts environnementaux du numérique, c’est déjà réfléchir à ce qu’on veut garder ou pas dans le monde numérique actuel, c’est déjà se confronter aux besoins et aux enjeux des autres, c’est rentrer dans une démarche de délibération autour du numérique. C’est pour cette raison que nous accordons une attention particulière aux méthodes pédagogiques dans les interventions que nous construisons. L’important, c’est que les participant⋅es à nos formations repartent équipé⋅es et confiant⋅es sur leur capacité à réfléchir et à prendre des décisions, pas que tout le monde soit d’accord à la fin, et encore moins que tout le monde finisse d’accord avec nous.
Sortir de la dystopie
En 2000, le numérique était une utopie qui allait nous libérer tou⋅tes des contraintes de notre quotidien et impulser une nouvelle ère de progrès social. Vingt ans plus tard, le numérique a réussi à s’imposer partout, mais a pris en chemin des traits clairement dystopiques : les réseaux sociaux ont parfois permis de coordonner des révoltes démocratiques, mais sont aussi un espace de discrimination ; le travail à distance fait émerger des nouvelles formes de travail plus riches, mais permet aussi un renforcement de l’intensité du travail ; Internet donne accès à un savoir incroyable, mais permet aux rumeurs et à la désinformation de se propager toujours plus rapidement ; …
Faire de l’éducation populaire au numérique, c’est permettre à tou⋅tes de comprendre et de transformer cette réalité numérique complexe dans laquelle nous vivons maintenant. Sortir de la dystopie ne se fera pas par des débats de spécialistes, mais par l’intelligence collective.
mathias poujol-rost
Merci pour cet article.
Pereaux
Vous avez tellement de mettre en place ce type d’éducation… Je le dis car trop souvent, je me retrouve face à des gens qui ne savent même pas c’est quoi un système d’exploitation ou un navigateur web alors que ça figure parmi les outils les plus utilisés dans le monde !
Je leur fait une comparaison entre cet état de fait et l’apprentissage du vélo en disant que la très grande majorité des cyclistes (et même ceux qui ne le sont pas) connaissent le nom des principales pièces de vélo tels qu’un guidon, une selle ou un pédalier alors que si on transpose cette situation à l’informatique, nous obtenons – pour une grande partie des gens – de véritables crétins. (et je pèse mes mots)
Selon moi, l’une des raisons de cet état est le fait qu’ils se sont laissé infantiliser (genre, pour obtenir ça, tu appuies sur le gros bouton qui est là, mais aller plus loin dans le pourquoi des choses), d’où l’intérêt de votre démarche.
Pereaux
Vous avez tellement raison* (j’en oublie mes mots !)
Caniard Antoinette
Bonjour
Je trouves ce progrès très intéressant mais ayant très peu de connaissance en anglais ,je me retrouve trop souvent devant des termes que je ne connaît pas et c’est très compliqué de trouver comment les faire traduire en français.Je trouve qu’il faudrait se pencher sur ce problème de traduction, j’ai 66 ans et j’ai souvent besoin d’avoir recours à l’informatique pour m’informèrent je suis entouré de personne de mon âge et plus qui sont complètement perdues dans cet outil numérique qui nous envahi au détriment des supports papiers
Merci de votre compréhension