JE SUIS CHARLIE

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Tablettes, une évolution anti subversive

Veronica Belmont - CC by

aKa twettait il y a quelques jours : « Les tablettes sont une évolution non subversive car elles rendent plus agréable la lecture et plus pénible l’écriture ». Il formulait ainsi brillamment le sentiment qui m’habite depuis plusieurs semaines de fréquentation de ma formidable et néanmoins agaçante tablette Androïd, très proche du tant espéré sac sans fond de Miss Tick.

J’aime beaucoup cet engin léger mais je cherche encore l’application d’édition de texte qui me permettrait d’écrire ou de corriger des textes longs, avec commentaires et marques de révision. Sans parler de la récupération sous un format bureautique, de préférence ouvert, des notes prises lors de ma lecture de livres électroniques… Pas de logiciels appropriés, un clavier tactile qui n’est pas vraiment l’ami de l’auteur de thèse (pour de simples raisons de taille de l’interface, un problème par conséquent commun à toutes les tablettes 10 pouces), j’ai en effet dans les mains un outil de lecture et non d’écriture. Lecture de jeux, de textes, de vidéos. Il permet de s’exprimer puisque je peux facilement enregistrer et publier sons, photos, vidéos, textes courts (tweets, commentaires, avis). Mais, si une photo vaut 1000 mots en vaut-elle 100 000 ? Je ne crois pas qu’il faille s’étendre longtemps ici sur la nécessité d’argumentaires élaborés, que l’on n’écrira jamais de façon linéaire dans une succession de remarques de 140 caractères pensées dès le départ dans leur ordre final.

Les tablettes, dont le nom évoque paradoxalement la tablette d’argile des scribes antiques, se revendique d’ailleurs comme un outil de divertissement qui, étymologiquement, désigne « ce qui détourne quelqu’un de l’essentiel ». L’essentiel serait ici l’écriture longue, l’écriture de travail, et avec elle la pensée argumentée, celle qui a déjà tellement fait parler en s’ouvrant grâce aux outils de blog à des auteurs et penseurs non patentés.

Comme l’écrit Michel Foucault en 1970[1], l’ordre des discours est un ensemble de procédures qui ont pour rôle de contrôler et de délimiter le discours, « d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. » Tous les outils de facilitation de l’accès à la parole remettent en question ces modalités de contrôle du danger du discours. Les outils d’écriture en particulier, l’écrit possédant historiquement un statut unique : chacun sait parler y compris le fou, celui dont on ne doit pas écouter le discours, mais l’auteur doit avoir été alphabétisé, puis rendu public, publié, avec l’adoubement de ses pairs, de sa maison d’édition.

Les outils réseau WYSIWYG d’écriture sont subversifs car ils mettent potentiellement en danger l’ordre établi des prescripteurs de la pensée : éditeurs, « publieurs » de tout types de textes. Non qu’il faille nécessairement mettre cet ordre à bas mais plus de liberté est toujours bon à prendre. Un nouvel ordre s’est d’ailleurs mis en place, plus souple, blogueurs et auteurs en ligne, intelligents et/ou informés, se relayant aux cotés d’institutions et de prescripteurs anciens, non moins intelligents et/ou informés et (parfois) à l’écoute des premiers.

Or, l’avènement des tablettes et leur succès suggère un risque de désengagement de certains auteurs (ou potentiels auteurs) de textes longs, ceux pour lesquels l’outil constitue une contrainte et qui n’en ont pas plusieurs à disposition. L’outil est indissociable du geste et de la pensée. Quel impact social ce désengagement par KO technique de l’auteur “de masse” aura-t-il?

Selon le philosophe allemand Peter Sloterdijk, on peut établir une typologie de l’humanisme. Il y a d’abord une période antique qui offre par le livre de domestiquer l’homme : « On ne peut comprendre l’humanisme antique que si on le considère aussi comme partie prenante d’un conflit de médias, à savoir, comme la résistance du livre contre le cirque, comme l’opposition entre la lecture philosophique qui humanise, rend patient et suscite la réflexion, et l’ivresse déshumanisante des stades romains. » À cette période succède celle de l’humanisme bourgeois qui repose “en substance sur le pouvoir d’imposer à la jeunesse les auteurs classiques afin de maintenir la valeur universelle de la lecture nationale. En conséquence, les nations bourgeoises allaient devenir, jusqu’à un certain point, des produits littéraires et postaux – fictions d’une amitié inéluctable entre compatriotes, même éloignés, et entre lecteurs enthousiastes des mêmes auteurs. »

Ainsi, pour Sloterdijk, l’humanité consiste à choisir, pour développer sa propre nature, les médias qui domestiquent plutôt que ceux qui désinhibent. Or, la thèse latente de l’humanisme, selon laquelle « de bonnes lectures adoucissent les moeurs », est mise à mal avec l’évolution des médias dans la culture de masse à partir de 1918 (radio) et après 1945 (télévision), “la littérature, la correspondance et l’idéologie humaniste n’influençant plus aujourd’hui que marginalement les méga-sociétés modernes dans la production du lien politico-culturel”.

Contrairement à l’analyse de Sloterdijk qui associe ensuite radio, télé et réseau, il me semble que l’association entre l’ordinateur domestique (!) et le réseau offre une alternative à cet humanisme domestiquant ou à l’humanisme moderne post-littéraire qu’il décrit, au moyen d’une littérature encore vecteur de lien mais beaucoup moins encadrée par ses autorités de tutelle, par nos précepteurs. Sans retomber dans les jeux du cirque (enfin, pas complètement…).

Et voila que nous arrive ce très séduisant outil qui semble créé (il n’y a pas de théorie du complot derrière ces termes !) pour appuyer encore la tendance réseau/Minitel 2.0 dénoncée par Benjamin Bayart : données centralisées sur des serveurs externes, terminaux passifs, internaute-spectateur. S’agit-il d’un retour volontaire à la domestication ?

Les tablettes sont donc non seulement une évolution non subversive mais peut-être aussi une évolution anti subversive si nous n’y prenons garde. Armons-nous donc de claviers et disques durs externes et développons pour ces outils dont le succès à long terme semble assuré des applications (libres) d’édition de textes longs. Pour ma part j’ai écrit ce texte sur mon ordinateur portable que je ne suis pas prête d’abandonner.

Chloé Girard – Juin 2012
Responsable de fabrication papier et électronique pour la maison d’édition Droz

Crédit photo : Veronica Belmont (Creative Commons By)

Notes

[1] Michel FOUCAULT, L’ordre du discours Leçon inaugurale, Collège de France, Paris : Flammarion, 1971.




Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ? La réponse de Stallman

Sebastian Oliva - CC by-saDans l’un de nos récents framabooks, le professeur néerlandais Joost Smiers se pose la question suivante : Et si nous supprimions carrément le copyright ?

Pour en conclure que les cartes seraient évidemment redistribuées mais que le monde ne s’arrêterait pas de tourner. Et force est de reconnaître qu’il n’est pas le seul à envisager cette radicale solution.

Or, apparent paradoxe, il se trouve que, juridiquement parlant, les licences des logiciels libres sont adossées au copyright. Elles le respectent pour mieux, en quelque sorte, le retourner en leur faveur, à fortiori lorsque ces licences sont également copyleft, comme la plus célèbre d’entre elles, la licence GNU GPL.

C’est au père de cette dernière, Richard M. Stallman[1], que Glyn Moody s’est adressé pour lui demander ce qu’il pense du copyright et de l’avenir du logiciel libre si le copyright n’existait plus.

Le logiciel libre pourrait-il exister sans le copyright ?

Could Free Software Exist Without Copyright?

Glyn Moody – 9 juillet 2010 – ComputerWorldUK
(Traduction Framalang : Vincent, Barbidule, Toufalk, Pablo, Goofy, et Petrus6)

Il y a quelques jours, j’écrivais sur la manière dont la licence GNU GPL de Richard Stallman utilise le copyright afin de garantir que les utilisateurs de la licence partagent le code qu’ils distribuent. S’ils ne le font pas, ils sont en violation de la GPL, et perdent donc leur protection contre les actions en violation de copyright.

Cela est bel et bon, mais comme beaucoup l’ont fait remarquer, cela a pour conséquence paradoxale que la licence GNU GPL dépend du copyright, un monopole intellectuel, pour promouvoir la liberté intellectuelle. De plus, cela semble condamner le logiciel libre à un sorte de symbiose avec le copyright, en le contraignant à défendre ce monopole sans lequel la GPL ne serait pas aussi puissante.

Voilà une perspective bien sûr légèrement dérangeante, et je m’étais donc dit il y a peu que je soulèverais la question avec RMS lui-même, puisqu’il avait forcément conscience du problème et qu’il avait peut-être une solution (ce que j’espérais). Ces derniers mois la question s’est posée à plusieurs reprises, j’ai donc pensé que ça valait le coup de publier ses réponses à mes interrogations, pour donner un éclairage sur ce débat crucial.

D’abord, je lui ai demandé comment nous devrions réformer le copyright, puisque c’est un monopole intellectuel dont abusent les éditeurs, mais que la GNU GPL en dépend.

Voici la réponse de Stallman :

« Pour la plupart des œuvres, je pense que le copyright pourrait être acceptable s’il était plus court (je propose 10 ans), s’il permettait une redistribution de copies verbatim non commerciale, et si les « remix » modifiant l’œuvre étaient clairement considérés comme un usage légitime (« fair use »).

Cependant, je pense que les logiciels et toutes les œuvres ayant une utilité concrète doivent être libres. »

Il a poursuivi :

« Je serais heureux que le copyright sur les logiciels soit aboli si c’était fait d’une manière telle que la liberté des logiciels soit garantie. Après tout, le but du copyleft est justement d’atteindre cet objectif pour les dérivés de certains programmes. Si tous les logiciels étaient libres, nous n’aurions pas besoin du copyleft.

Cependant, menée de la mauvaise manière, l’abolition du copyright pourrait n’avoir aucun effet sur les logiciels privateurs (car plus que le copyright, c’est le CLUF, Contrat de licence utilisateur final, et le caractère secret du code qui créent des restrictions), elle viendrait simplement remettre en cause la pratique du copyleft. Naturellement, dans ce cas je m’y opposerais.

En d’autre termes, je me sens plus concerné par l’effet de la loi sur les libertés des utilisateurs que par ce qui pourrait arriver au copyright en tant que tel. »

Je lui ai alors demandé comment l’abolition du copyright pourrait être menée pour que le logiciel libre soit encore possible.

« Il faudrait éliminer le copyright sur les logiciels, déclarer les CLUF juridiquement nuls et adopter des mesures de protection du consommateur qui imposent la distribution du code source aux utilisateurs et l’interdiction de la tivoisation. »

Stallman a expliqué ce qu’il entendait par « tivoisation » il y a quelques années, quand la GNU GPL v3 était en cours d’élaboration. C’est le fait d’élaborer une machine telle que, si l’utilisateur installe une version modifiée d’un programme, la machine refuse de l’exécuter.

Ce nom vient de Tivo, le premier produit dont j’ai su qu’il faisait ça. Le Tivo contient des logiciels libres sous GPL v2, dont le code source est fourni. L’utilisateur du Tivo peut donc modifier le programme, le compiler et installer la version modifiée sur sa machine. Celle-ci refusera cependant de fonctionner car elle aura décelé qu’il s’agit d’une version modifiée. Cela signifie qu’en théorie, l’utilisateur a la liberté numéro 1 (NdT : la liberté d’étudier le fonctionnement du programme), mais en réalité, il ne l’a plus, ce n’est qu’un leurre. Cette pratique est systématique, et elle constitue une menace générale pour la liberté de l’utilisateur.

Nous avons donc décidé d’empêcher cela, en modifiant les conditions de distribution des binaires. Nous avons précisé que si vous distribuez les binaires dans un produit, ou pour être utilisés dans un produit, alors vous devez fournir tout ce dont l’utilisateur a besoin pour installer sa propre version modifiée et faire que le produit fonctionne de la même façon, sous réserve que les changements effectués dans le code ne modifient pas la fonction. L’important est que non seulement l’utilisateur puisse être capable d’installer et faire fonctionner une version modifiée, mais encore que celle-ci doit être capable de faire la même chose que l’original.

Il faut noter que Stallman ne croit pas nécessaire d’abolir complètement le copyright, il propose juste de le restreindre un peu ; la durée exacte pouvant faire l’objet de débat :

« Ma proposition de faire durer le copyright 10 ans à partir de la date de publication se veut conservatrice. Je pense que 5 ans suffisent et je n’ai rien contre une période plus courte encore mais je ne me battrai pas pour ça. »

D’après Stallman, l’avantage de cette « modeste proposition » est qu’elle ne requiert pas de grandes modifications législatives. Alors que ce serait bien le cas pour les mesures de protection de l’utilisateur qui seraient nécessaires afin de préserver la liberté du logiciel si le copyright venait à disparaître.

Il est plus facile de faire pression pour ramener le copyright à ses conditions d’origine (14 ans pour les nouvelles oeuvres avec, en option, 14 années supplémentaires) plutôt que pour l’abolir complètement. C’est ironiquement une approche très pragmatique, alors même que Stallman est souvent accusé du contraire.

Notes

[1] Crédit photo : Sebastian Oliva (Creative Commons By-Sa)




Vies parallèles : une BD pour semer la liberté chez les enfants

BD Gleducar - CC byDeux familles voisines entrent dans un magasin d’informatique pour s’acheter un ordinateur. Le choix des uns diffère radicalement de celui des autres. Mais heureusement, ça se termine bien à la fin et la grande soeur de conclure : « Regardez les enfants, utiliser des logiciels libres donne envie aux gens d’aider les autres et de collaborer ! ».

Il existe une réelle dynamique en Amérique latine autour du logiciel libre.

Ayant compris son intérêt éducatif, plusieurs intiatives ont vu le jour. En Argentine, l’ONG Gleducar, composée d’enseignants, d’étudiants et d’activistes du logiciel libre, s’est fixée pour mission, depuis sa création en 2002, de favoriser le libre dans le monde de l’éducation.

Pour atteindre cet objectif, l’association développe de nombreux projets :

  • le don aux écoles et aux bibliothèques d’ordinateurs recyclés livrés avec des logiciels libres
  • la réalisation d’un film documentaire sur l’éducation (finalisation prévue en 2011)
  • la promotion de l’utilisation pédagogique de logiciels et de ressources libres
  • la formation à l’utilisation du logiciel libre JClic
  • la diffusion de la culture libre à travers une série de publications pour les enfants et les adolescents

Dans le cadre de ce dernier pojet, nommé Sembrando libertad (« Semer la liberté »), la réalisation d’un livre à destination des 5 à 12 ans est en cours de finalisation. Pour illustrer, l’utilité et l’intérêt des logiciels et de la culture libre, une bande dessinée, qui fera partie de cet ouvrage, a été réalisée (avec Inkscape). Comme elle nous paraissait particulièrement intéressante[1] et qu’elle est sous licence libre[2] le groupe de travail Framalang l’a traduite.

À mettre entre toutes les mains, notamment celles des plus jeunes !

BD Gleducar - CC by

Notes

[1] Par exemple pour accompagner le FramaDVD École ou encore le projet de Framakey École

[2] Creative Commons By




Internet n’est pas un droit fondamental, Internet est fondamental en soi !

Dalbera - CC byAprès des mois de contestation, des jours de joutes verbales à l’Assemblée nationale, la loi dite « Internet et Création » qui doit instaurer l’HADOPI a été votée.

Le problèmes et les questions que soulèvent cette loi vont rester au cœur de l’actualité pendant quelque temps encore, d’une part parce que la lutte anti-HADOPI est loin d’être terminée (et que cette loi n’est pas près d’être applicable), et d’autre part parce que la LOPPSI 2, qui prévoit une surveillance constante des échanges sur le Web sous des prétextes sécuritaires[1], va bientôt être au centre d’une nouvelle lutte qui promet d’être elle aussi acharnée.

Une des pommes de discorde, qui oppose actuellement certains membres du gouvernement et les opposants à ces lois, est le statut que l’on doit accorder à l’Internet, que l’on peut résumer d’une simple question : l’accès à l’Internet constitue-t-il un « droit fondamental » ?

Non, répondent en chœur Christine Albanel et Jean-François Coppé, quitte à se déclarer ainsi ouvertement contre l’avis du Parlement européen.

Dana Blakenhorn, chroniqueur Open Source chez ZDNet, a pour sa part un avis original sur la question. Il nous explique, arguments économiques à l’appui qui ne devraient pas être étranger à nos dirigeants actuels, que l’Internet n’est pas à ses yeux un droit fondamental mais que l’Internet est fondamental.

Une traduction Framalang of course…

De l’aspect fondamental de l’accès à Internet

The fundamental value of Internet access

Dana Blakenhorn – 8 mars 2009 – ZDNet
(Traduction Framalang : Don Rico et Tyah)

Doit-on considérer l’accès à Internet plus important que la télévision par câble ou le téléphone ?

En d’autres termes, s’agit-il d’un luxe ou devrait-il être un droit ?

Matt Asay est du premier avis. Il ne souhaite pas que l’on définisse Internet comme un droit fondamental.

Je suis d’accord avec lui, mais pour une tout autre raison.

Les droits fondamentaux, on peut vous en déposséder. Quiconque aura subi la torture et se sera vu privé de sa liberté d’expression, sait que nos droits n’ont de vraiment fondamental que notre volonté commune de les respecter.

Mon représentant au Congrès est John Lewis. Lorsqu’il était enfant, en Alabama, alors que sévissait encore la ségrégation dans les États du Sud, il ne jouissait d’aucun droit. Il a dû les réclamer, manifester, et se faire battre jusqu’au sang pour les obtenir.

La Constitution, ce ne sont que des mots, tout comme le Bill of Rights (NdT : Déclaration des droits américaine). Un simple mémo suffit pour passer outre ou les restreindre.

L’accès à Internet est donc plus fondamental que nos droits. C’est une nécessité économique.

Au XXIème siècle, ceux qui n’ont pas d’accès à Internet ont moins de poids économique que les autres. Ils ont moins accès à la formation, n’ont aucun moyen de découvrir d’autres horizons (ce pourquoi la télévision est dépourvue d’intérêt). Leur rapport au monde n’est que local, sauf pour les rares personnes qui gardent encore le contact avec leurs proches par téléphone ou par courrier.

Je suis assez âgé pour me souvenir d’un monde avant que la Toile ait été tissée, lorsque aller sur Internet était réservé à certains privilégiés. Je vais renouer avec mes souvenirs de ce monde grisant le mois prochain, quand je rendrai visite à des amis japonais.

Mon dernier séjour là-bas remonte à 1989. Je m’y étais rendu pour suivre une conférence organisée par l’Electronic Networking Association, un des tout premiers groupes promouvant le réseau.
Là-bas, j’ai écrit quelques articles pour Newsbytes, le service d’informations en ligne pour qui je travaillais à l’époque. Après avoir trouvé une prise de téléphone, j’y connectais le modem de mon portable et envoyais mes articles à un rédacteur en chef à Londres, qui transmettait au directeur de la publication à San Francisco.

Toute technologie suffisamment avancée confine à la magie, et il y a vingt ans encore ce genre d’accès limité à des ressources en ligne avait quelque chose de magique.
De nos jours, mes enfants prennent tout cela pour acquis. Ni l’un ni l’autre n’a de souvenir d’un temps où l’Internet n’existait pas. Ma fille trouve normal de pouvoir télécharger un itinéraire détaillé pour se rendre à une université susceptible de l’accueillir. Mon fils trouve normal de pouvoir discuter de jeux vidéos et d’informatique avec des copains du monde entier.

L’accès à Internet est donc fondamental pour l’interaction de mes enfants avec le reste du monde. Il est la condition à leur utilité économique, à leur capacité à apprendre, et même à bon nombre de leurs relations amicales.
Rendre cela possible, ou pas, n’est pas une question de « droits », mais c’est fondamental.

Il est fondamental pour notre avenir en tant que nation que chacun dispose du meilleur accès possible à cette ressource. Tout comme il est fondamental que nous puissions tous profiter de notre réseau routier.
Conduire n’est pas un « droit », mais chacun sait que ne pas savoir conduire représente un handicap. Ceux qui n’ont pas le permis et ne disposent pas de transports publics à proximité de chez eux sont isolés économiquement parlant, ne peuvent se rendre à leur travail, à l’école ou dans les magasins.

À moins, bien sûr, qu’ils disposent d’un accès à Internet, grâce auquel ils peuvent pallier ce manque. Plus l’accès sera de qualité, mieux nous nous en porterons.
Ainsi, c’est donc Internet, la véritable passerelle vers le XXIème siècle, et ceux qui en seront dépourvus ne pourront effectuer la traversée.

Internet n’est pas un droit fondamental, Internet est fondamental en soi.

Notes

[1] Crédit photo : Dalbera (Creative Commons By)




Entretien avec Philippe Scoffoni

Philippe Scoffoni - CC byAu fil de mes lectures sur le Web et de mes heures passées à scruter mes flux RSS pour alimenter en liens le canal identi.ca de Framasoft, un nom est apparu de plus en plus régulièrement dans les billets en français que je sélectionnais.

Il s’agit de Philippe Scoffoni, qui depuis quelque temps anime Philippe.Scoffoni.Net, site d’actualités et de réflexion sur les « Logiciels Libres, l’Open Source et technologies ouvertes », que l’on retrouve également sur le très dynamique Planet Libre.

J’apprécie particulièrement le soin apporté à la rédaction des billets et au choix des sujets, qu’il traite en profondeur, avec méticulosité… et humour.

Philippe a donc accepté ici de se prêter au jeu pas forcément évident de l’interview par mails interposés. Il est d’ailleurs possible que ce billet inaugure une future rubrique, car nous espérons à l’avenir offrir notre tribune à d’autres acteurs du libre, francophones ou non, développeurs et/ou blogueurs.

Si vous ne connaissez pas le site de Philippe, allez y jeter un coup d’œil, ça vaut le coup. Si vous le connaissez, vous apprécierez sans doute d’en savoir un peu plus sur l’auteur[1] de ce jeune site très prometteur.

Petit « framapapotage » au coin du modem, donc…

Let’s talk with : Philippe Scoffoni

Présentation

Don Rico : Pour commencer, peux-tu nous en dire un peu plus sur toi ?

Philippe Scoffoni : Côté état civil, je viens de passer la quarantaine gaillardement, je suis marié, j’ai deux filles, un lapin et deux poissons rouge :-) !

Côté cursus personnel, j’ai une formation d’ingénieur en informatique faite au centre universitaire de Sciences et techniques de Clermont-Ferrand en 1992. Je suis plutôt un généraliste de l’informatique.

J’ai travaillé principalement pour deux sociétés :

  • 8 ans chez un éditeur/intégrateur de logiciels dans le domaine de la GED/GRC/CTI (Gestion Electronique de Documents/Gestion de la relation Clients/Couplage Téléphonie Informatique). C’était une petite structure d’une quarantaine de personnes, j’étais donc plutôt multi-casquette (avant-vente, développement produit, intégration client).
  • Depuis 6 ans je travaille comme Responsable Informatique pour une société de service de 250 personnes dont je gère l’informatique interne.

Quand et comment es-tu venu au libre et à GNU/Linux ?

J’ai commencé à mettre en œuvre des logiciels libres pour mon travail il y a 6 ans. Auparavant j’utilisais exclusivement du logiciel propriétaire.

En cherchant une solution pour mettre en place un intranet, j’ai découvert SPIP, qui fut le premier logiciel libre que j’ai réellement utilisé. Après, ce fut un peu un engrenage, j’ai utilisé des distributions comme la Red Hat 8 puis Debian 3 pour déployer des applications Web et de la messagerie. J’ai suivi l’évolution des distributions, mais en restant plutôt sur la partie serveur et les applications Web développées en PHP/MySQL.

Côté poste de travail, j’ai commencé avec la distribution Fedora 4, puis je suis passé à Ubuntu avec sa version 6.

En résumé, je dirais que je suis venu aux logiciels libres pour des raisons essentiellement pragmatiques, pour les avantages qu’ils peuvent procurer. Bien sûr, depuis j’ai découvert tous les principes et idéaux qui se « cachent » derrière ce concept et pour lesquels j’ai un grand respect.

Mais je reste quand même un pragmatique dans le sens où je privilégierai toujours les choix qui me permettent de répondre aux besoins de mes utilisateurs, même si pour cela je dois utiliser un logiciel propriétaire. Au-delà du logiciel libre il y a aussi les formats et protocoles ouverts qui sont importants.

On te retrouve sur plusieurs Planets. Qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans un blog personnel plutôt que participer à un projet déjà existant ?

Pour faire simple, on va dire que je sortais d’une expérience collective qui n’a malheureusement pas très bien fonctionné. Cela n’avait d’ailleursaucun rapport avec le logiciel libre. C’est donc un peu en réaction à cela que j’ai lancé mon site (désolé, mais je n’aime pas le mot blog 😉 ). Mais je n’exclus pas de participer à d’autres sites à l’avenir.

Le libre sur le Web francophone

Tu apportes un grand soin à ton blog, tant sur le fond que sur la forme. La blogosphère francophone tient-elle la route, d’après toi ?

Il y a de tout, des sites de qualité, des rigolos, des mauvais. Se demander si elle tient la route n’a pas forcément grand sens. Internet est un média de masse. On pourra lui reprocher un certain conformisme et des attitudes de mimétisme auquel il est parfois difficile d’échapper.

Je lis beaucoup de sites anglo-saxons, mais c’est plus pour chercher un autre point de vue que ce que l’on peut lire en France. Leur approche du Free Software est différente, plus orientée business qu’en France, où l’on est plus sur des postures idéologiques.

Que penses-tu du traitement de l’actualité GNU/Linux et Open Source sur le Web ?

Je trouve qu’il n’y a pas assez de blogs qui traitent du logiciel libre dans le cadre des entreprises. Je fais abstraction des magazines pros. Je ne parle pas ici de techniques ou de tutoriels, mais plus de réflexion par rapport à l’utilisation des logiciels libres en entreprise, sur leur mise en place, les avantages, les inconvénients, etc… Mais c’est un jugement qui m’est propre, car cela correspond à mes attentes et pas forcément à celles de tout le monde.

Framasoft, qu’est-ce que ça t’évoque ?

Ma jeunesse :-) ! C’est pour moi le site référence pour celui qui veut découvrir la diversité des logiciels libres. C’est par ce site que j’ai découvert et fait mes premiers pas dans l’univers des logiciels libres.

GNU/Linux et le libre

Quels logiciels affectionnes-tu le plus ? As-tu une application fétiche ?

Une ? Non plusieurs : mon navigateur, mon logiciel de messagerie et depuis quelques mois mon client de micro-blogging, soit respectivement Firefox, Thunderbird et Gwibber.

Quel est, à ton sens, la plus belle réussite du libre ?

C’est celle d’avoir offert une alternative au modèle traditionnel des logiciels propriétaires et d’avoir permis quelques belles réussites dans le cadre de l’adoption de formats « ouverts ». Car, au-delà des logiciels, je pense que les formats de données et les protocoles sont la clef de notre liberté de choix.

Selon toi, quel est le projet libre le plus prometteur ?

Difficile de choisir, il y en a tellement. Forcément, il y a le projet Mozilla et Firefox qui a su bousculer une hiérarchie que l’on croyait inébranlable. Firefox est un très bon cheval de Troie pour permettre une bascule de Windows à une distribution Gnu/Linux.

Dans les projets plus récents, j’attends de voir ce que peuvent donner les initiatives de normalisation autour du cloud-computing et notamment celles qui touchent à la définition de formats et de protocoles ouverts pour cette technologie. Mais pour l’instant il y a au moins trois initiatives différentes (Distributed Management Task Force, l’Open Cloud Consortium et l’Open Cloud Manifesto) et j’ai peur que cet éparpillement ne mène hélas pas à grand chose.

Sinon, il y a le GroundOS sur lequel Framablog a attiré mon attention. Mais la sortie de la bêta a été repoussée en juin. Je suis assez impatient de voir de quoi il retourne.

Y a-t-il une personnalité du libre que tu admires particulièrement ?

Pas vraiment, le Logiciel libre est une œuvre collective. Bien sûr, il y a des leaders, des personnes plus charismatiques que d’autres. Personnellement je préfère tirer un coup de chapeau à tous ces inconnus qui font vivre le logiciel libre par leur activité souvent anonyme.

J’essaie d’aller à leur rencontre en proposant des interviews sur mon site. La semaine dernière il s’agissait de deux développeurs français travaillant sur Frugalware.

Ce sont ces gens-là que j’admire.

Si je devais absolument citer un nom je donnerais celui de Chris Anderson l’inventeur de l’expression la Longue traîne encore qu’il ne soit pas lié directement à l’univers du Libre. Il s’intéresse au modèle du « Gratuit ». Je sais que le logiciel libre n’est pas gratuit. Mais j’aime bien mettre en parallèle ses analyses avec ce qui se passe dans le monde de l’Open Source.

Quels sont les principaux problèmes internes au monde du libre qui gênent son expansion au sein du grand public ? À quoi la communauté doit-elle s’attaquer en priorité pour y remédier ?

C’est un sujet de discussion relativement inépuisable tant les avis divergent. Et c’est peut-être cette divergence qui pose problème. Parfois j’ai l’impression qu’il n’y a pas de stratégie globale, que personne ne mène la danse. Bien sûr il y a la FSF et l’OSI qui, d’une certaine manière et chacun à leur façon, donnent le la.

C’est peut-être aussi inhérent à ce fonctionnement non centralisé des logiciels libres qui peut dérouter et donner cette impression. Chacun essaie des solutions dans son coin et lorsqu’il y en a un qui trouve la bonne, tous les autres peuvent en tirer parti. Je trouve ce principe de fonctionnement très intéressant.

On est face à une problématique de changement. Comment le conduire, comment l’accompagner, ce n’est jamais simple. En ce qui me concerne j’aurais plutôt tendance à prôner une approche pas à pas en recherchant de stratégies de conversion. On parlait des navigateurs, c’en est une.

La communauté

Certains redoutent que les nouveaux venus, imprégnés d’automatismes acquis sur Windows, ne dénaturent l’esprit du Libre. Cette crainte te paraît-elle fondée ?

Certes, les utilisateurs de Windows ont été formatés à des pratiques, et celles des logiciels libres sont différentes. Mais en fin de compte ces utilisateurs de Windows cherchent juste des solutions simples et efficaces pour répondre à leurs besoins, et bien entendu des solutions les moins coûteuses possibles, surtout en ce moment.

Le logiciel libre a toutes les caractéristiques pour les séduire. Souvent, lorsqu’une idéologie, un concept est adopté par une grande masse de personnes, elle prend le risque de se voir modifier, altérer. C’est ce qui se passe avec le logiciel libre. Alors j’ai envie de dire, n’utilisons pas ce terme à tort et à travers et réservons-le à un usage précis pour lui conserver toute sa pureté. Je suis persuadé que du logiciel libre au sens de la FSF sortira quelque chose de différent. Par exemple, Ubuntu me semble quelque chose de différent.

Je n’ai donc pas de craintes pour l’esprit du Libre. Il a ses gardiens du temple.

Récemment, tu es revenu sous Debian après quelques années passées sous Ubuntu. Je te sais modéré sur le sujet, mais c’est à la mode de cracher sur Ubuntu, qui pourtant donne une visibilité sans précédent à GNU/Linux. Qu’en penses-tu ?

Je ne cracherai certainement pas sur Ubuntu, bien au contraire. Je suis revenu sur Debian non pas pour des raisons idéologiques mais pragmatiques : Debian est la distribution de mes débuts, j’aime bien son principe de fonctionnement et elle marche sur mon PC. Ubuntu a toujours planté dessus malgré les multiples réinstallations et mises à jour. J’avais le choix entre changer de PC ou changer de distribution. La deuxième solution m’a couté beaucoup moins cher. 😉

Comme je le disais plus haut, Ubuntu, c’est quelque chose de différent. C’est à mon sens la seule distribution qui de par ses choix stratégiques et marketing clairement orientés vers une diffusion de masse peut reproduire ce qui s’est passé avec Firefox : un basculement. Reste à Canonical à trouver le modèle économique qui lui sera associé. Ubuntu One me semble une bonne approche. Mais attention à la façon dont sera traitée la problématique des données et des formats associés. Il faut que tout soit « ouvert ».

Ubuntu a fait des choix techniques, des raccourcis qui ont été pris pour des raisons de pragmatisme et qui de fait ne la rendent pas totalement Libre au sens de La FSF. On peut ne pas être d’accord avec la définition de la FSF et considérer qu’Ubuntu est une distribution libre selon sa propre définition.

C’est là que se situe la zone de « conflit » entre les gardiens du temple et les Ubunteros. C’est dans cette définition du Libre.

Je n’y vois pas d’inconvénient du moment que cela permet de faire entrer plus d’utilisateurs dans un certain monde du logiciel libre qui sera de toute façon toujours bien meilleur que celui de Microsoft. Mais il faut rester vigilant et les gardiens du temple sont indispensables pour nous le rappeler.

Que dirais-tu à ceux qui sont convaincus par le Libre mais qui, par habitude ou frilosité, restent sous Windows ou Mac (on appelle ça le « syndrôme Bayrou », chez nous…)

Je leur dirais seulement : essayez, courage… Les changements sont souvent douloureux, on y laisse toujours une part de confort au début. Mais il y a des gains à la clef.

Souhaites-tu porter un ou des acteurs du Libre francophone à l’attention de nos lecteurs ?

Question piège, si je cite des noms on va m’accuser de copinage ! Si je n’en cite pas je serais une peau de vache 🙂 .

Alors, je vais donner un coup de pouce à un nouveau venu, le site Informatique et liberté qui a ouvert depuis le 7 mai. Son auteur est un étudiant en informatique qui garde l’anonymat mais qui s’appelle Philippe. J’avoue avoir été assez troublé au début, proximité du nom oblige, et dans la mesure où il a écrit un certain nombre d’articles que « j’aurais pu écrire » et que j’ai apprécié en tout cas.

Tu es très actif sur identi.ca, où tu exerces comme moi une veille sur l’actualité Open Source. Cette ville est-elle assez grande pour nous deux, hombre ?

Hola Muchachos, je pense qu’il n’y a pas de soucis, le sujet est tellement vaste et il y a tellement de monde à qui faire découvrir cet univers du logiciel libre !

Vous pouvez retrouver Philippe sur identi.ca et sur Twitter.

Notes

[1] Crédit photo : Philippe Scoffoni (Creative Commons By)




Sans les « pirates » l’offre de musique légale risque de prendre l’eau

Mikebaird - CC byAlors qu’en ce moment même est débattu pour la deuxième fois à l’Assemblée nationale le projet de loi Création & internet, que le gouvernement veut imposer en dépit des nombreuses voix qui s’élèvent contre dans le monde de l’Internet (Quadrature du Net, Free, pétition de SVM) chez les artistes (lettre ouverte de personnalités du cinéma, producteurs indépendants de musique) des et même dans les rangs de la majorité, il n’y a qu’à se pencher pour trouver des éléments invalidant les contre-vérités dont les pro-Hadopi nous rebattent les oreilles.[1]

On sait que ce projet de loi, sous prétexte de défendre la création et les artistes, vise à maintenir sous perfusion le monopole de majors et de producteurs dont le modèle commercial obsolète est condamné, et l’on peut aisément avancer que depuis le début, les adversaires du téléchargement dit "illégal" et le gouvernement qui va dans leur sens se trompent de débat.

Plusieurs études ont montré que depuis le début des années 2000, alors qu’explosait le téléchargement par réseaux P2P, les ventes de musique et de DVDs, la fréquentation des salles de concerts et de cinéma n’avait cessé de croître.

Le gouvernement hollandais l’a d’ailleurs bien compris, et déclaré légal le téléchargement gratuit d’œuvres sous copyright, après qu’un rapport avait montré que les échanges de musique et de films par peer-to-peer étaient bénéfiques à l’industrie du divertissement.


Par ailleurs, une étude norvégienne a démontré que les téléchargeurs sont aussi ceux qui achètent le plus de musique disponible au téléchargement payant.

C’est donc la traduction d’un billet détaillant cette étude que nous vous proposons ici pour prouver, s’il en était encore besoin, que le projet de loi Création & Internet, s’il est adopté, sera, en plus d’être coûteux, inepte, injuste et obsolète, complètement inutile.

Étude : Les pirates sont aussi les plus gros acheteurs de musique. Réponse des labels : Mais bien sûr !

Study: pirates biggest music buyers. Labels: yeah, right

Jacqui Cheng – 20 avril 2009 – Ars Technica
(Traduction Framalang : Tyah, Olivier, Don Rico)

D’après une récente étude norvégienne, ceux qui téléchargent de la musique "gratuitement" sur les réseaux P2P (peer-to-peer, ou poste à poste) sont plus enclins à acheter légalement leur musique que ceux qui ne s’écartent pas du droit chemin. Les labels de musique, cependant, ne veulent pas y croire.

Selon une étude de la BI Norwegian School of Management, ceux qui téléchargent des copies illégales de musique sur les réseaux P2P sont les plus gros consommateurs de musique légale. Les chercheurs ont examiné les habitudes de téléchargement de plus de 1 900 internautes âgés de plus de quinze ans, et concluent que les habitués du téléchargement illégal de musique sont significativement plus enclins à acheter de la musique que ceux qui n’utilisent pas les réseaux P2P.

Sans surprise, les conclusions de la BI établissent que les 15-20 ans sont plus enclins à payer pour télécharger de la musique numérique qu’à acheter des CDs, même si la plupart d’entre eux ont acquis un CD au cours des six derniers mois. Cependant, quand on arrive aux échanges par P2P, il semblerait que ceux battant pavillon noir sont aussi les clients les plus enthousiastes de sites comme iTtunes et Amazon MP3. BI affirme ainsi que ceux qui déclarent télécharger de la musique illégalement et "gratuitement" consomment dix fois plus en musique légale que ceux qui ne téléchargent jamais illégalement. La traduction automatique de Google de la déclaration d’Auden Molde de la Norwegian School of Management à l’Aftenposten dit ainsi : "Le plus surprenant reste la très importante proportion de téléchargement légal".

Le label EMI émet toutefois des doutes sur les statistiques de la BI. Bjørn Rogstad de EMI déclare à l’Aftenposten que les résultats laissent à penser que le téléchargement gratuit stimule le téléchargement payant, mais rien n’est moins sûr. "Si une chose est sûre, c’est que la consommation de musique augmente alors que les revenus diminuent. La seule explication est que le téléchargement illégal est plus important que le téléchargement légal", poursuit-il.

En rejetant ainsi les résultats de l’étude, Rogstad ne tient pas compte du fait que l’Internet a considérablement modifié la façon d’acheter de la musique. Les labels de musique ne vendent plus les albums complets par camions entiers comme c’était le cas avec les supports physiques, ils vendent aujourd’hui de gros volumes de chansons individuelles, de morceaux choisis. Le vieux format de l’album se meurt à cause de la vente de musique sur Internet, ce n’est un secret pour personne, et ça explique en grande partie la baisse générale du chiffre d’affaire de la musique.

Le rapport de la BI corrobore celui de la branche canadienne de la RIAA, la Canadian Record Industry Association, publié en 2006. À l’époque, l’organisme conclut que les utilisateurs des réseaux P2P achètent aussi plus de musique que l’industrie ne veut l’admettre, et que les réseaux P2P ne sont pas la cause principale de la baisse des ventes de musique. 73% des participants à l’étude de la CRIA déclaraient acheter la musique après l’avoir téléchargée illégalement, alors que si les non-"pirates" n’achetaient pas de musique, c’était simplement par paresse.

Notes

[1] Crédit photo : Mikebaird (Creative Commons By)




Petit précis de lutte contre le copyright par Cory Doctorow

Joi - CC byEn ces temps troublés où fait rage le débat (ou plutôt la lutte en ce qui nous concerne) sur l’adoption du projet de loi Hadopi, où l’engagement et l’indignation des uns se heurte à l’indifférence, à la mauvaise foi ou à l’entêtement forcené des autres, il est bon d’avoir l’avis d’un artiste, un écrivain en l’occurrence, qui sait de quoi il parle.

Il s’agit de Cory Doctorow, dont nous avions déjà traduit ses difficultés existentielles d’écrivain à l’ère d’Internet.

Petit rappel : Cory Doctorow[1] est un auteur de science-fiction d’origine canadienne, journaliste et blogueur, animateur du site BoingBoing, militant à l’EFF, partisan de la free-culture et, comme il se définit lui-même, « activiste du numérique ».

En plus d’écrire des romans de qualité (Dans la dèche au royaume enchanté, Folio SF ; et son dernier, Little Brother, doit bientôt paraître chez Pocket, et ça les amis, c’est un scoop, de l’insider information.) publiés de façon classique, Cory Doctorow met à disposition toutes ses œuvres sous licence Creative Commons, à télécharger gratuitement (en anglais, les traductions françaises sont quant à elles soumises au régime des droits d’auteur).

Dans la préface à ses romans proposés au format pdf, il explique que cette démarche est pour lui la meilleure façon de ne pas vivre dans l’ombre et de voir son art diffusé, citant l’aphorisme de Tim O’Reilly : « Pour la majorité des écrivains, le gros problème ce n’est pas d’être piraté, c’est de rester inconnu ».

Dans cet article publié sur LocusMag.com (site d’un magazine de SF), Cory Doctorow expose de façon claire et pédagogique son point de vue sur le copyright (on pourrait dire droit d’auteur mais la notion n’est pas exactement la même), et explique en substance qu’à trop vouloir verrouiller le partage, on va finir par tuer la culture.

J’adapterai sa conclusion à la situation que nous vivons en ce moment en France et qui est en plein dans l’actualité, le projet de loi « Création et Internet » devant être examiné aujourd’hui, et ajouterai qu’en cherchant à préserver un modèle obsolète de diffusion du contenu culturel, les soi-disant défenseurs de la culture ne font que scier la branche sur laquelle ils sont assis.

Why I Copyfight : pourquoi je suis contre le copyright

Why I Copyfight

Cory Doctorow – novembre 2008 – LocusMag
(Traduction Framalang : Don Rico)

Pourquoi accorder tant d’importance à la question de la réforme du copyright ? Qu’est-ce qui est en jeu ?

Tout.

Jusqu’à une époque récente, le copyright était une réglementation industrielle. Si l’on tombait dans le domaine du copyright, cela signifiait que l’on utilisait quelque prodigieuse machine industrielle – une presse d’imprimerie, une caméra de cinéma, une presse à disques vinyles. Le coût d’un tel équipement étant conséquent, y ajouter deux cents billets pour s’offrir les services d’un bon avocat du droit de la propriété intellectuelle n’avait rien d’un sacrifice. Ces frais n’ajoutaient que quelques points de pourcentage au coût de production.

Lorsque des entités n’appartenant pas une industrie (individus, écoles, congrégations religieuses, etc.) interagissaient avec des œuvres soumises au copyright, l’utilisation qu’elles en avaient n’était pas régie par le droit de la propriété intellectuelle : elles lisaient des livres, écoutaient de la musique, chantaient autour du piano ou allaient au cinéma. Elles discutaient de ces œuvres. Elles les chantaient sous la douche. Les racontaient (avec des variations) aux enfants à l’heure du coucher. Les citaient. Peignaient des fresques inspirées de ces œuvres sur le mur de la chambre des enfants.

Puis vinrent les débuts du copyfight (NdT : lutte contre le copyright, abrégé ici en « anti-copyright ») : ce fut l’ère analogique, lorsque magnétoscopes, double lecteurs de cassettes, photocopieuses et outils de copie apparurent. Il était alors possible de se livrer à des activités relevant du droit de la propriété intellectuelle (copie, interprétation, projection, adaptation) avec des objets de tous les jours. On trouvait parfois sur les stands de vente des conventions SF des « romans » fanfics grossièrement reliés, les ados se draguaient à coups de compils, on pouvait apporter un film enregistré sur cassette chez les voisins pour se faire une soirée vidéo.

Pourtant, en comparaison, on risquait alors beaucoup moins gros. Même si l’on pouvait douter du caractère légal de certaines de ces activités (nul doute que les gros détenteurs de droits d’auteur les considéraient comme des valises nucléaires technologiques, comparaient les magnétoscopes à Jack l’Éventreur et affirmaient que « copier un disque sur une cassette allait tuer la musique »), faire appliquer la loi coûtait très cher. Éditeurs, maisons de disques et studios de cinéma ne pouvaient surveiller les activités auxquelles vous vous livriez chez vous, au travail, dans les fêtes ou aux conventions ; en tout cas pas sans recourir à un réseau ruineux de cafteurs rémunérés dont les salaires auraient dépassé les éventuelles pertes subies.

Arrive alors l’Internet et l’ordinateur personnel. Voici deux technologies qui forment une combinaison parfaite pour précipiter les activités ordinaires des gens ordinaires dans le monde du copyright : chaque foyer possède l’équipement nécessaire pour commettre des infractions en masse (le PC), lesquelles infractions se déroulent par le biais d’un vecteur public ‘l’Internet) que surveiller ne coûte rien, permettant ainsi une mise en application du copyright à faible coût dirigée contre des milliers d’Internautes comme vous et moi.

Qui plus est, les échanges effectués par Internet sont davantage susceptibles de représenter une violation du copyright que leur équivalent hors-ligne, car chaque échange sur Internet implique une copie. L’Internet est un système conçu pour produire de façon efficace des copies entre ordinateurs. Alors qu’il suffit de simples vibrations de l’air pour rendre possible une discussion dans votre cuisine, la même discussion passant par Internet génère des milliers de copies. Chaque fois que vous pressez une touche, cette action est copiée plusieurs fois sur votre ordinateur, copiée vers votre modem, puis copiée sur toute une série de routeurs, et ensuite (souvent) sur un serveur, processus qui aboutit à des centaines de copies, éphémères ou durables, pour enfin parvenir aux autres participants à la discussion, chez qui seront sans doute produites des dizaines de copies supplémentaires.

Dans le droit de la propriété intellectuelle, on considère la copie comme un événement rare et non négligeable. Sur Internet, la copie est automatique, instantanée, et produite en masse. Punaisez une vignette de Dilbert sur la porte de votre bureau, vous n’enfreignez pas le copyright. Prenez une photo de la porte de votre bureau et publiez-la sur votre site perso de sorte que vos mêmes collègues la voient, vous avez enfreint le copyright. Et puisque le droit de la propriété intellectuelle considère la copie comme une activité très réglementée, il impose des amendes pouvant atteindre des centaines de milliers de dollars pour chaque infraction.

Il existe un mot pour désigner tout ce que nous faisons à partir de créations intellectuelles – discuter, raconter, chanter, jouer, dessiner et réfléchir : ça s’appelle la culture.

La culture est ancienne. Elle existait bien avant le copyright.

L’existence de la culture, voilà qui rend le copyright rentable. Notre soif infinie de chansons à chanter ensemble, d’histoires à partager, d’art à admirer et à ajouter à notre vocabulaire visuel, telle est la raison qui nous pousse à dépenser de l’argent pour satisfaire ces désirs.

J’insiste sur ce point : si le copyright existe, c’est parce que la culture génère un marché pour les œuvres de l’esprit. Sans marché pour ces œuvres, il n’existerait aucune raison de se soucier du copyright.

Le contenu n’est pas roi : c’est la culture qui est reine. Si nous allons au cinéma, c’est pour discuter du film. Si je vous expédiais sur une île déserte et vous sommais de choisir entre vos disques et vos amis, vous seriez un sociopathe si vous choisissiez la musique.

Pour qu’il y ait culture, il faut partager l’information : la culture, c’est le partage de l’information. Les lecteurs de science-fiction le savent : dans le métro, le gars assis en face de vous qui est en train de bouquiner un roman de SF à couverture tapageuse fait partie de votre clan. Il y a de fortes chances que vous partagiez certains goûts de lecture, les mêmes références culturelles, et des sujets de discussion.

Si vous adorez une chanson, vous la faites écouter aux autres membres de votre tribu. Quand vous adorez un livre, vous le fourrez dans les mains de vos amis pour les encourager à le lire à leur tour. Quand vous voyez une émission géniale à la télé, vous incitez vos amis à la regarder aussi, ou bien vous cherchez ceux qui l’ont déjà regardée et entamez la conversation.

La réflexe naturel de quiconque s’entiche d’une œuvre de création, c’est de la partager. Et puisque sur Internet « partager » équivaut à « copier », voilà qui vous met directement dans le colimateur du copyright. Tout le monde copie. Dan Glickman, ancien membre du Congrès à présent à la tête de la Motion Picture Association of America (NdT : équivalent pour le cinéma de la tristement célèbre RIAA), défenseur on ne peut plus zélé du copyright, a reconnu avoir copié le documentaire de Kirby Dick This Film is Not Yet Rated (NdT : ce film n’a pas encore été classé), une critique au vitriol du processus de classement des films par la MPAA, mais a pris comme prétexte que la copie se trouvait « dans (son) coffre-fort ». Prétendre qu’on ne pratique pas la copie, c’est être aussi crispé et hypocrite que les anglais de l’époque victorienne qui juraient ne jamais, au grand jamais, se masturber. Chacun sait qu’il nous arrive à tous de mentir, et un grand nombre d’entre nous sait que tous les autres mentent aussi.

Mais le problème auquel est confronté le copyright, c’est que la plupart de ceux qui copient le reconnaissent volontiers. La majorité des internautes américains pratiquent l’échange de fichiers, considéré comme illégal. Si demain l’échange de fichiers par réseau P2P était enrayé, ceux qui le pratiquent partageraient les mêmes fichiers, et plus encore, en échangeant des disques durs, des clés USB ou encore des cartes mémoire (et davantage de données changeraient de main, bien que plus lentement).

Ceux qui copient savent qu’ils enfreignent les lois du copyright mais ne s’en inquiètent pas, ou croient que la loi ne peut criminaliser leurs pratiques, et pensent qu’elle lutte contre des formes de copie plus extrêmes telles que la vente de DVD pirates à la sauvette. En réalité, le droit du copyright réprime beaucoup moins lourdement ceux qui revendent des DVD que ceux qui téléchargent les mêmes films gratuitement sur Internet, et l’on risque beaucoup moins gros en achetant un de ces DVD (à cause des coûts très élevés de la lutte contre ceux qui font du commerce dans le monde réel) qu’en les téléchargeant sur le Net.

D’ailleurs, ceux qui pratiquent la copie s’attachent à établir une philosophie très élaborée à propos de ce qu’on a le droit ou pas de télécharger, avec qui et dans quelles circonstances. Ils intègrent des cercles privés de partage, décident entre eux de normes à respecter, et créent une multitude de para-copyrights qui constituent l’expression d’un accord culturel définissant la façon dont ils doivent se comporter.

Le gros problème, c’est que ces para-copyrights n’ont quasi rien en commun avec le véritable droit du copyright. Peu importe que vous en soyez partisan ou non, vous enfreignez sans doute la loi – alors si vous concevez des vidéo-clips d’animés (des clips de musique conçus en mettant bout à bout des séquences de films mangas — cherchez « vidéo-clips d’animés » dans Google pour en voir des exemples), vous aurez beau respecter les règles établies par votre groupe – par exemple l’interdiction de montrer vos créations à des personnes extérieures à votre groupe et l’obligation de n’utiliser que certaines sources de musique et de vidéos –, vous n’en commettrez pas moins pour des millions de dollars d’infractions à chaque fois que vous vous installerez devant votre PC.

Rien d’étonnant à ce que le para-copyright et le copyright ne puissent trouver de terrain d’entente. Car après tout, le copyright réglemente les pratiques commerciales entre entreprises géantes. Le para-copyright ne réglemente que les pratiques d’individus dans un cadre culturel donné. Normal que ces ensembles de règles n’aient rien en commun.

Il est tout à fait possible qu’on parvienne un jour à une détente entre ceux qui pratiquent la copie et les détenteurs de copyright : par exemple avec un ensemble de règles qui ne s’appliqueraient qu’à la « culture » et non à « l’industrie ». Mais pour amener autour de la table ceux qui copient, il faut impérativement cesser d’insinuer que toute copie non autorisée équivaut à du vol, à un crime, à un acte condamnable. Face à de tels propos, ceux qui savent la copie facile, juste et bénéfique estiment que ses détracteurs racontent n’importe quoi ou que leurs arguments ne les concernent pas.

Si demain l’on mettait fin à la copie sur Internet, on mettrait également fin à la culture sur Internet. Sans sa mine de vidéos considérées en infraction, YouTube disparaîtrait ; sans ses petits avatars et ses passionnants extraits de livres, d’articles et de blogs, LiveJournal passerait l’arme à gauche ; sans toutes ses photos d’objets, d’œuvres et de scènes sous copyright, sous marque déposée ou protégées d’une façon ou d’une autre, Flickr se viderait de sa substance et crèverait.

C’est grâce à nos discussions que nous voulons acquérir les œuvres dont nous discutons. Les fanfics sont écrits par des fanas de littérature. Les vidéos sur YouTube sont mises en ligne par ceux qui veulent vous donner envie de regarder les émissions dont elles sont extraites afin d’en discuter. Les avatars de LiveJournal permettent de montrer que l’on apprécie une œuvre.

Si la culture perd la guerre du copyright, ce que le copyright est censé défendre mourra avec lui.

Notes

[1] Crédit photo : Joi Ito (Creative Commons By)