Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (6/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le sixième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine des causes classiques ou plus inattendues du militantisme déconnant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

D’autres causes du militantisme déconnant

Le surmenage

Quand on est surmené, on essaye de régler les problèmes au plus vite pour en traiter d’autres plus urgents, donc il est totalement logique qu’on en vienne à être plus sec dans notre ton, qu’on ait plus tendance à l’injonction pour obtenir de l’autre un comportement immédiat afin qu’il cesse de nous solliciter. Le problème ce n’est ni nous, ni l’autre qui sollicite ou fait un truc pour lequel on va l’injonctiver en réaction, mais bien la situation de surmenage. Or, c’est extrêmement courant en militance, parce que les mouvements n’ont pas souvent les moyens de gérer tout ce qu’il y a à gérer, parce que la militance mène à affronter des situations particulièrement surmenantes, stressantes, parfois oppressantes et violentes. Et même lorsque la situation surmenante est loin derrière, il y a toujours cette menace qu’elle revienne sous peu, d’autant qu’elle laisse souvent des traces. En conséquence, notre cerveau maintient ce mode « sous tension » par prévention, parce que cela s’est avéré une manière efficace de gérer le moment tendu.

Autrement dit, dans ce cas de figure ce n’est ni la faute du militant, ni de l’allié qui faute ou qui aurait un comportement qui va générer une critique, mais bien un problème situationnel qui demande des solutions organisationnelles. La situation d’urgence, de surmenage peut être inévitable, en ce cas, l’idéal est d’avoir un mode de fonctionnement préétabli pour ces situations particulières, et d’autres modes de fonctionnement pour les autres situations. Ce n’est pas forcément incohérent d’avoir un mode plus « hiérarchique » dans une situation de forte confrontation avec l’adversaire, avec des règles plus serrées, parce que la violence ou les risques peuvent obliger à cela, et parfois le rôle donné à chacun dans un groupe peut avoir des effets protecteurs ; parmi les hackers, j’ai pu voir à l’œuvre à la fois un mode quasi-militaire lors d’opérations risquées impliquant beaucoup de monde, avec des instructions très strictes qui ne laissaient pas de place à de l’initiative personnelle, parce que c’était à la fois le moyen de mener à bien l’opération et de protéger tout le monde de risques très concrets. Mais dès que l’opération était terminée, l’autogestion sans chef, do-ocrate (le pouvoir à celui qui fait/initie un projet), anti-autoritaire, reprenait le dessus pour fomenter de nouvelles opérations. Il s’agit de pouvoir switcher, être flexible dans l’organisation et dans les modes d’agir afin de coller aux besoins particuliers de la situation, et ne pas rester en mode « menaces » lorsque celles-ci ne sont pas présentes.

Quoi qu’il en soit, le surmenage et les dérives que cela entraîne ne peuvent être résolus que par des modes d’organisation qui sont pensés en fonction des situations. Cela n’est pas un problème qui peut être résolu en se focalisant sur un individu « fautif ».

Le manque d’information

Pour reprendre l’exemple de « vous connaissez PeerTube ? » qu’on a eu des centaines de fois, c’était saoulant non pas parce que les gens l’étaient, mais parce qu’il leur manquait l’information que nous étions déjà partisans de PeerTube, que nous avions déjà nos vidéos sur des instances, que des dizaines d’individus avant eux n’arrêtaient pas de nous le dire, et qu’ils ne devinaient pas eux-mêmes qu’il leur manquait ces informations. Et si nous l’avions répété sans cesse, nous aurions été nous-mêmes saoulants, c’est pourquoi nous ne l’avons pas fait. J’ai vu aussi le même genre de problème chez des individus participant à des formes de cancel culture1 – malgré eux : ils se permettaient une certaine agressivité se pensant seuls dans les commentaires à avoir ce ton et ne se rendant pas compte qu’ils contribuaient à rejoindre une meute qui attaquait déjà de toutes parts sur le même ton.

Avant de conseiller, ordonner, critiquer, s’énerver contre quelqu’un ou un groupe, on pourrait tenter de s’informer au préalable des positions de la personne qu’on cible, en regardant ce qu’elle a pu déjà répondre par le passé à ce sujet, si elle a parlé de ses positions quelque part, si elle n’a pas déjà fait ce qu’on voudrait qu’elle fasse, etc. Parfois, cela suffira à combler le manque d’informations et il n’y aura pas besoin d’interpeller la personne (par exemple, on pourra voir qu’elle connaît déjà PeerTube ou qu’elle a déjà exprimé son choix pour/contre en public).

Il s’agirait avant toute interaction de partir du principe qu’on ne sait pas d’emblée les positions des personnes, leur savoir ou leur ignorance d’un sujet, mais d’enquêter avant.

Cela peut fonctionner en situation où l’on initie l’interaction avec un autre sur le Net, comme dans une situation où l’on est attaqué par un autre. Même si on repère que l’autre veut par exemple nous humilier ou nous écraser, on peut partir du principe que ce n’est peut-être pas ça, et tout simplement poser des questions pour bien comprendre sa position2. Par exemple « Vous me dites que d’avoir mis le mot « bonheur » dans ce titre est odieux et insupportable, quel est l’élément associé à bonheur qui vous parait odieux ? » et on cherche à comprendre ce qui a éveillé le sentiment négatif chez l’autre, on enquête sans jugement ni défensivité. Cela peut lever pas mal de malentendus et pacifier l’échange.

Sur Internet, le manque d’informations c’est aussi l’absence de langage non verbal (absence du ton de la voix, des mimiques de visage, des gestes du corps, etc.). Ainsi, on a tous un déficit d’informations parfois énorme sur l’état émotionnel dans lequel a été posté un message et dans quelle visée. Et encore une fois, on oublie totalement qu’il nous manque quantité d’informations pour interpréter ce message parce qu’IRL, lorsqu’on est neurotypique, on a l’habitude d’avoir toutes ces informations automatiquement sans qu’on en ait conscience. Sur la toile, on va alors avoir le même réflexe et interpréter le message automatiquement, en voyant une offense dans une ironie, en voyant de l’ironie dans un message pourtant sérieux, etc. Pour pallier ce manque d’informations non verbales, on va se concentrer sur d’autres indices tels que la ponctuation, y plaquant un sens qui n’est pourtant pas celui du locuteur. D’autant que l’usage et la connotation des ponctuations varient selon des facteurs socio-culturels, tels que l’âge de la personne : les boomers pourront avoir tendance par exemple à terminer tous leurs tweets d’un point, selon l’usage « académique » qu’ils ont profondément intériorisé, sans exclamation ni smiley3, ce qui pourra donner l’impression, selon le propos tenu, à un ton brutal, voire un mode passif-agressif, alors qu’il s’agissait parfois tout simplement d’une volonté de soigner son écriture, sans froisser son interlocuteur. Même chose pour l’usage des points de suspension dans un message, qui pourra être utilisé différemment et suggérer de multiples interprétations contradictoires… On se focalise sur ces petits détails, car on cherche une substitution à ce langage non-verbal qui nous manque cruellement. S’ensuivent donc quantité de malentendus de toutes parts.

Là encore, on peut prévenir la situation en étant très explicite lorsqu’on s’exprime, avec tout ce qu’on a disposition (smiley, formulation de politesse, soin aux styles de la phrase, mots, expression explicite de son émotion/son état/ses buts, etc.).

Ou encore lorsqu’on est l’interlocuteur, demander des précisions sur le message, poser des questions jusqu’à être sûr de bien comprendre, avant de juger son but. Ça peut paraître long dit comme ça, mais en fait poser une question ce n’est parfois qu’une seule phrase. Et parfois la réponse suffit à se faire une idée.

 

Abassadeur
« Ambassadeur : Honte et fierté mélangées. Nos ennemis nous ont appelés « tanks vivants ». Ainsi que par des noms moins flatteurs. » On peut même s’amuser à utiliser la méthode Elcor (dans les jeux Mass Effect, les Elcors sont des êtres qui ne peuvent partager une communication non-verbale avec les autres espèces, ni même faire transparaître leurs émotions dans leurs voix ; pour pallier ce manque, ils commencent systématiquement leur propos par un mot qui donnera la bonne teinte émotionnelle à leur discours). D’autres exemples ici.

La réaction à la notoriété bizarre du Net : les relations parasociales

C’est un terme qui a été formulé en 1956 par Horton et Wohl pour décrire les relations unilatérales d’un·e artiste avec son public : les spectateurs peuvent se sentir comme amis avec ceux-ci, donc croire tout connaître de lui, alors qu’en fait non. Aujourd’hui, ce type de relations est encore plus répandu parce qu’on peut tous être cet « artiste » qui envoie ou partage du contenu avec une communauté qui le suit.

D’une part, la personne qui une petite ou grande notoriété sur le Net ne sait rien de vous et ne peut rien déduire de votre comportement habituel (par exemple, elle ne peut pas savoir que lorsque vous employez des injures, c’est du second degré ou une marque d’amitié ; elle ne sait pas que vous êtes peu versé dans les formules de politesse mais néanmoins cordial), elle peut donc difficilement interpréter des remarques qui seraient à double sens, encore plus sans avoir accès à votre langage non verbal pour comprendre. Le militant déconnant peut croire que cette personne à notoriété va parfaitement le comprendre, qu’il est sympa d’office, qu’importe le style du message, parce que lui, il la connaît bien mais oublie qu’elle, elle ne le connaît pas du tout. Et là peuvent se créer de très forts malentendus.

D’autre part, en tant que spectateur, bien qu’on ait ce sentiment de familiarité avec la personne à notoriété, on ne la connaît pas du tout : on ne peut pas savoir si elle est en dépression ou si elle traverse une phase difficile, elle peut très bien partager quelque chose de sombre tout en étant dans une situation joyeuse dans son quotidien, tout comme partager de la joie en broyant du noir. Là encore, avant d’entamer une démarche qui risque potentiellement d’être dure à digérer pour l’autre, on peut poser des questions, « tâter le terrain » pour savoir si c’est le bon moment ou non de parler de telle chose ; on peut aussi se rappeler qu’on ne connaît la personne qu’à travers son travail/œuvre/partage, pas sa vie tout entière qui peut être radicalement différente. Même des vlogs réguliers qui pourtant renseignent sur la vie de la personne sont sélectifs, ne sont qu’un aperçu de sa vie, ce qu’elle accepte de montrer. Tout comme on ne peut déduire le bien-être d’un vendeur de sandwichs à la qualité dudit sandwich (qui peut par exemple avoir été cuisiné sous une pression énorme), on ne peut pleinement déduire l’état d’esprit d’un partageur à son seul partage. Pour connaître un peu le milieu, je dirais que lorsque vous vous adressez un partageur/créateur sur le Net, il est probable qu’il est en dépression, en burn-out ou surmené, qu’importe la vivacité dont il peut faire preuve dans ses œuvres. Il serait plus prudent d’éviter de partir du principe qu’il peut encaisser toutes les récriminations.

L’autre aspect de cette relation parasociale, c’est que parfois, les spectateurs confondent ces petites célébrités du Net avec les célébrités classiques : c’est-à-dire qu’ils partent du principe que la notoriété est accompagnée d’un statut supérieur (plus de pouvoir, plus de possibilités, plus d’argent, plus de moyens, plus d’influence, etc.), donc qu’elles auraient en quelque sorte pour devoir d’utiliser ce trop-plein de privilèges qu’il leur serait offert, notamment pour vanter ou exercer une pureté militante. Or, même des gens qui ont une forte audience sur le Net peuvent n’avoir aucun privilège matériel par rapport au spectateur moyen, peuvent toujours être salarié smicard, au chômage, voire dans des situations de grande pauvreté, de sérieuses difficultés. Et vous n’en saurez généralement rien.

Cependant je comprends, ça peut être trompeur qu’une petite célébrité sur le Net en galère au quotidien puisse avoir le même nombre de followers4 qu’une petite célébrité de la télévision qui elle, peut avoir des moyens plus importants, le soutien d’une structure, des relations qui la mettent à l’abri, etc. Bref, la notoriété du Net doit être déconnectée dans nos représentations des privilèges, car la notoriété sur la toile n’est pas synonyme d’avantages matériels ou sociaux5.

La suspicion d’infiltrés/d’ennemis

L’infiltration dans un groupe militant est malheureusement une pratique existante, d’autant plus sur le Net où il est souvent facile de rejoindre le Discord d’un autre groupe militant pour glaner des informations ou pour troller en interne (ce que l’on peut retrouver par exemple dans des groupes politiques fortement engagés, notamment entre fascistes et anti-fascistes). La suspicion d’infiltrés (ou la présence effective de ceux-ci) peut nous faire nous méfier des alliés, des spectateurs, et nous mettre en mode paranoïa. C’est un cercle vicieux terrible, et j’avoue que je n’ai pas la solution contre cela d’autant que je l’ai malheureusement déjà vécu dans certains mouvements (présence réelle d’infiltrés professionnels, confirmée par des leaks découverts plus tard et publiés dans certains médias). L’idée serait peut-être de se concentrer davantage sur les actions qui sont proposées, de les évaluer au regard du mouvement et des buts de celui-ci, ce qui permettrait d’éviter des catastrophes. Les infiltrés ou individus malveillants auront tendance à diviser, créer des conflits internes, proposer de s’attaquer aux alliés et spectateurs, chercher à obtenir des postes à pouvoir de décisions, épuiser les éléments les plus doués, proposer des actions honteuses/inefficaces qui ne permettent pas de se confronter à l’adversaire. Donc, ce n’est pas tant qu’il faudrait le traquer pour le virer, mais davantage prendre soin des alliés, des spectateurs car c’est une politique plus puissamment établie : ces projets saboteurs ne seront alors pas suivis parce qu’ils apparaîtront incohérents, inadaptés.

La suspicion qu’il y ait des infiltrés ou qu’untel ait des projets malveillants ou potentiellement destructeurs pour le groupe (par exemple, un membre qu’on pense vouloir nuire au mouvement suite à un conflit mal résolu en interne, ce qui arrive assez fréquemment : tout militant d’expérience aura sans doute en mémoire l’exemple d’un ancien camarade qui, sous l’effet du ressentiment, a pu se mettre à saper activement un mouvement ou à vouloir nuire à ses membres) peut également n’être qu’une simple suspicion qui s’avérera plus tard infondée, et ça serait dommage que l’activité militante soit détournée juste parce qu’on est en mode méfiance et qu’on a peur des menaces internes. Cependant, là aussi, je pense qu’on peut tenter d’éviter les problèmes en se concentrant sur les actions au cœur du mouvement, celles qui sont les plus concrètes et les plus cohérentes.


  1. « Cancel culture » : « pratique qui consiste à dénoncer des individus (ou structures) dans le but de les ostraciser ». Plus d’infos sur Wikipédia, ou sur Neonmag.
  2. Ici, je me base sur les pratiques et méthodes de Carl Rogers, psychologue humaniste qui visait l’empuissantement et l’autodétermination des personnes, tant dans des contextes thérapeutiques, de groupes aux buts divers (académique, religieux, politique à visée de résolution de conflits, etc.). Ces écrits sont particulièrement accessibles, y compris pour les personnes non formées à la psychologie, notamment ses ouvrages Liberté pour apprendre, Le développement de la personne.
  3. Si vous êtes acolyte des illustres de l’académie française, vous devez dire « binette » ou « frimousse » pour désigner un smiley.
  4. Follower = « acolyte des illustres » si votre allégeance va à l’Académie française, quoique je pense qu’elle se fout un peu de la gueule des personnes utilisant Internet, voire de la population tout court, quand on voit qu’elle a rejeté l’usage commun du masculin pour « covid » à la grande joie des Grammar Nazis qui auront une occasion supplémentaire de corriger leurs interlocuteurs. Voir l’explication de l’académie sur cette traduction ; on pourrait dire « abonnés » mais il me semble que cela reste trop associé à l’image de quelqu’un qui a acheté un abonnement pour accéder à un contenu. Le terme « adepte » est utilisé aussi par bing, mais là encore il me semble que cela nous renvoie à une image erronée du follower (qui n’est pas forcément partisan du contenu suivi, encore moins fidèle à lui comme il le serait d’une religion).
  5. Une étude sur les vulgarisateurs le montre bien : « Frontiers. French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics Communication », frontiersin.org ; ou en vidéo : Analyse des vulgarisateurs scientifiques sur Youtube ; ou dans ce thread : « On a analysé plus de 600 chaînes et 70 000 vidéos de vulgarisation scientifique en français, et complété cette analyse par un sondage auprès de 180 youtubeurs. Nos résultats (avec @SciTania @MasselotPierre @tofu89) viennent d’être publiés dans Frontiers in communication », Stéphane Debove sur Twitter ; par exemple seul 12 % des vulgarisateurs (sur 600 chaînes françaises) gagnent plus de 1000 euros par mois, 44 % ne gagnent rien du tout.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (5/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le cinquième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine les différentes facettes de la motivation et comment le militantisme déconnant les dégrade.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant causant une motivation de piètre qualité

Ce sapage des besoins fondamentaux (tant du militant déconnant dans son passé, que chez la cible qu’il vise) va ensuite générer chez celui qui en est cible une motivation de piètre qualité, que sont les régulations introjectées, externes ou une amotivation non autodéterminée.

Les différentes motivations
En jaune les motivations qui naissent de situations répétées où nos besoins ont été comblés (ou non sapés) et en mauve les motivations issues des situations répétées où nos besoins ont été sapés (ou non nourris).

La motivation intrinsèque, détruite par le militantisme contrôlant

La motivation intrinsèque est la motivation la plus puissante qu’on puisse avoir pour quelque chose : c’est la passion, cette activité qu’on fait pour elle-même, qui nous ravit, nous comble, pour laquelle on rêverait de faire carrière. De façon moins épique, toutes les activités qu’on fait pour elles-mêmes et non pour ses résultats sont généralement réalisées par motivation intrinsèque (jouer aux jeux vidéo, regarder des séries, lire, se balader… bref tout ce qu’on peut aimer faire en soi). C’est puissant, parce que l’élan l’est, qu’il n’y a besoin de rien de plus pour nous motiver à la faire.

Or, nos environnements sociaux, s’ils ont un modèle contrôlant sapant les besoins fondamentaux, ont tendance à détruire nos motivations intrinsèques.

ℹ ⇢ Dans une expérience de Deci, Schwartz, Sheinman et Ryan (1981), 36 professeurs ont été étudiés durant l’été, avant la rentrée scolaire. Il a été testé leur orientation de causalité1 (qui était soit autonome soit contrôlée), les actions qu’ils envisageaient pour le contrôle des élèves (punir, récompenser) ou les actions de soutien (écoute du problème, guide pour le résoudre). À 2 mois de l’année scolaire entamée puis à 8 mois, leurs élèves ont complété des enquêtes évaluant leur motivation et leur perception de soi. Ceux qui avaient eu les professeurs les plus contrôlants avaient une motivation intrinsèque en chute, une estime de soi en baisse et leurs compétences cognitives avaient également chuté. Ces élèves avaient moins de curiosité quant au travail scolaire, ils préféraient les tâches faciles plutôt que difficiles, faisaient preuve de moins d’initiatives scolaires. Ils ont renouvelé cette étude dans un autre district scolaire. Ils ont sélectionné des professeurs soit hautement contrôlants soit soutenant l’autonomie. La motivation intrinsèque des élèves a été testée durant la 2e semaine d’école puis deux mois plus tard. Avec les enseignants soutenant l’autonomie, la motivation intrinsèque a augmenté, ainsi que la compétence perçue. C’était le contraire avec les professeurs contrôlants.

Plus précisément, les façons de faire contrôlantes nous dégoûtent de ce qu’on aimait naturellement faire, puisque la motivation intrinsèque chute lorsqu’on est surveillé2, menacé de punition3, qu’on a un objectif et un temps d’exécution limités4, qu’on est mis en compétition5, évalué avec des feedbacks négatifs6, qu’il y a la présence de personnes totalement indifférentes à notre activité7, qu’on est récompensé⋅e selon une performance donnée8 (par exemple, avoir son salaire/son cadeau/un compliment uniquement si on atteint une performance demandée par le superviseur ; le salaire ne sape pas la motivation intrinsèque s’il est prévu en amont, qu’importent les performances).

À l’inverse, lorsqu’on vise la préservation de la motivation intrinsèque avec sa transmission (par exemple, un militant qui montre tout le fun qu’il y a à une pratique écolo), alors la personne a tendance à s’engager et il y a un effet de débordement9 (ici, elle se mettrait d’elle-même à chercher d’autres pratiques écolos qui pourraient être tout aussi fun). C’est plaisant pour tout le monde, efficace en termes de militance, pas plus coûteux que d’injonctiver.

Pourtant, le militant aux pratiques déconnantes va plutôt reproduire le modèle de contrôle (et pas celui de la transmission de la motivation intrinsèque), quand bien même ce modèle a détruit certaines de ces plus belles motivations par le passé10. Pourquoi ? Eh bien parce qu’en plus de détruire notre motivation intrinsèque, ce vécu sous modèle contrôlant peut nous plonger dans des motivations contrôlées de l’extérieur, par exemple la motivation introjectée : l’enfant dans la classe au professeur contrôlant perd non seulement sa motivation intrinsèque, mais cherchant à réussir les objectifs pour ne pas être ostracisé, humilié, il fait alors tout pour éviter la honte, la culpabilité, etc. C’est pourquoi l’estime de soi chute : les résultats scolaires « mauvais » sont sans doute accompagnés des remarques négatives et de la dévalorisation de la part du professeur. Tout jugement militant puriste peut voir des effets similaires sur une personne visée.

La motivation à régulation introjectée, celle du militant déconnant ?

À force d’être dans des environnements qui tentent de contrôler notre comportement, notre comportement général est complètement guidé par le potentiel jugement de l’extérieur, sans même qu’une autorité soit présente : on fait alors les choses prioritairement pour éviter d’avoir honte, de se sentir coupable, d’être pointé du doigt, de perdre encore de la valeur auprès des autres, d’être marginalisé, ridiculisé, etc. La motivation introjectée est la plus répandue chez les personnes, pour à peu près n’importe quelle activité.

Le militant déconnant peut provoquer une motivation introjectée chez autrui en étant contrôlant : « je vais éviter de faire des fautes, sinon les grammar nazis vont encore me tomber dessus », il n’y a aucune motivation intrinsèque qui guide ce comportement (telle que « je ressens de la satisfaction à écrire sans fautes ») ni intégrée (« je vais tenter d’écrire sans fautes pour que les autres comprennent bien mon message »). S’il n’y avait pas de grammar nazi, alors cette personne à motivation introjectée cesserait de faire attention, ce qui signifie que la valeur intrinsèque à l’orthographe n’était absolument pas transmise. Mais on voit bien là-dedans que les militants déconnants vont interpréter ce constat comme une justification de leur contrôle : « si on ne les juge/surveille/injonctive pas, alors les gens font n’importe quoi », or ce n’est pas cela le problème. Le problème c’est que ces grammar nazis n’ont pas transmis l’orthographe d’une façon qui soit perçue comme agréable, fun, socialement utile, connectante, donc pourquoi les gens suivraient-ils leurs recommandations de manière autonome ?

Le militant déconnant peut lui-même être en motivation introjectée pour la cause qu’il défend, donc il est contrôlant envers autrui parce qu’il n’a lui-même aucune motivation intrinsèque ou intégrée pour la cause (comment dès lors transmettre quelque chose dont il ne connaît pas la dynamique et les conséquences positives ?). Par exemple, le grammar nazi a peut-être appris l’orthographe à coup d’humiliation, donc humilie autrui à son tour pensant lui faire « bien » apprendre. Il peut même avoir un authentique élan altruiste à contrôler autrui tel que « il faut que je lui montre comment être parfait sinon il va se faire humilier encore plus » ; cependant quand bien même ce n’est pas méchant ou égoïste, c’est néanmoins la perpétuation d’une pratique qui cause un mal-être, et le légitime. La seule voie de sortie de ce cercle vicieux contrôle ➝ introjection ➝ contrôle ➝ introjection ➝, etc. est de procéder différemment face à un contrôle initial ou de décortiquer ces introjections pour les comprendre, puis décider ce que l’on souhaite vraiment en faire.

La motivation compartimentée : ou comment la militance peut devenir violente

La motivation introjectée n’est pas la « pire » pour autant, puisqu’elle n’est généralement pas liée à une violence envers les autres. Si on est militant à motivation introjectée ou qu’on provoque de l’introjection chez les autres par nos introjections, on ne va pas pour autant se transformer ou transformer les autres en combattants violents. On alimentera juste une saoulance générale, et les motivations pour la cause ne seront pas de très bonne qualité11 (tant chez les militants que chez les spectateurs, alliés ou toute cible de cette saoulance).

Par contre d’autres configurations complexes de la motivation amènent à soutenir une violence envers des personnes, voire à l’être soi-même ; c’est le cas de la motivation à identification compartimentée (ou dite fermée, défensive), dont les tenants et aboutissants sont complexes à démêler.

Rassurez-vous, dans les cas cités en introduction, je ne crois pas qu’un seul des exemples déconnants cités n’ait été conduit par ce type de motivation, encore moins il me semble chez les libristes (du moins je n’en ai pas vécu personnellement). Généralement on repère ces motivations malsaines lorsque c’est la haine qui conduit l’activité, qu’il y a un « nous contre eux » ethnocentrique (voir définition dans le cadre ci-dessous) : le groupe zététicien que j’ai évoqué, dont une des activités était de passer des soirées à se foutre d’un autre zététicien, de se gargariser à le haïr tous ensemble, avait tout de même un côté « motivation identifiée compartimentée », puisque l’identification au groupe passait uniquement par le fait de haïr un « ennemi » désigné, sans rien créer. Cependant, je peux difficilement analyser cette dynamique et comprendre son origine, parce qu’on a quitté le groupe dès qu’on a vu ces signaux malsains, et je ne connaissais pas du tout l’histoire personnelle de ses membres.

Ethnocentrisme
Je pense qu’on pourrait ajouter qu’il y a aussi ethnocentrisme lorsque l’endogroupe veut dominer (et qu’il ne domine pas forcément objectivement un environnement social) ou subordonner un autre groupe (qu’un tiers pourrait ne même pas voir comme différent tant ils semblent proches à de nombreux titres). Les militants ethnocentriques ne vont donc plus chercher à diminuer une domination, ne vont pas remettre en cause la hiérarchie, mais au contraire vont se conformer aux modèles habituels, les reproduire à leur propre niveau, causant de la souffrance. Ils font sans doute cela parce que c’est un moyen d’obtenir enfin de la valeur auprès d’autrui ou pensent que cela va combler les besoins fondamentaux (spoiler : non, c’est cette mécanique qui génère des sapages, qu’importe qui est placé dans cette hiérarchie illusoire).

Dire qu’il y a ethnocentrisme ou identification compartimentée n’explique pas vraiment pourquoi il y a cet élan d’attaque : certes, ces mécaniques se font souvent en groupe, sont animées par une dynamique de groupe, type « bouc-émissaire », certains militants comparent ce genre de situation au harcèlement scolaire12. Mais ce n’est pas parce que c’est répandu que c’est « inévitable », que ce serait sans raison ou que cela s’expliquerait par une prétendue « nature humaine ». Quand on creuse, on trouve des réponses : chez les ados par exemple, l’identité est en pleine construction et c’est pour cela que des individus vont parfois se rassembler pour attaquer les élèves perçus comme marginaux. Cela leur permet de construire/légitimer leur identité à moindres frais, et de compenser le mal-être général lié à l’adolescence elle-même. Autrement dit, on voit poindre des solutions lorsqu’on comprend mieux la cause première : soutenir les ados, créer des climats qui ne soient pas menaçants, leur montrer des voies de constructions personnelles qui ne passent pas par la destruction d’autres personnes13.

ℹ ⇢ L’identification compartimentée peut être totalement connectée à des stéréotypes ancrés dans la société :

Weinstein et al. (2012) ont postulé que lorsque des individus grandissent dans des environnements menaçant l’autonomie, ils peuvent être empêchés d’explorer et d’intégrer certaines valeurs ou identités potentielles, et en conséquence être plus enclins à compartimenter certaines expériences qui sont perçues comme inacceptables.

Comme l’homosexualité est stigmatisée, l’hypothèse des chercheurs a été que les personnes qui ont grandi dans des environnements sapant ou frustrant leur autonomie pourraient être plus enclins à compartimenter leur attirance pour le même sexe autant pour les autres que pour eux-mêmes, ce qui conduit à des processus défensifs. Les quatre études des chercheurs ont consisté à voir le soutien parental de l’autonomie des personnes, prendre note de leur identification sexuelle, puis mesurer leur orientation sexuelle implicite grâce des tests d’association implicite. Ces tests se basent sur le temps de réaction, sans que la personne puisse avoir le temps de mettre en œuvre des mécanismes de défense.

Résultat, il s’est avéré que plus l’environnement paternel avait été contrôlant et homophobe, plus il y avait une forte différence entre leur hétérosexualité annoncée et les résultats aux tests d’association implicite montrant leur attirance sexuelle pour les personnes du même sexe. C’est-à-dire qu’ils n’étaient pas cohérents dans la forte hétérosexualité qu’ils annonçaient alors qu’ils avaient pourtant des désirs homosexuels. En plus, pour protéger cette identification compartimentée, ces individus préconisaient plus d’agression envers les homosexuels.

Autrement dit, cette identification « hétérosexuelle » était fortement ancrée dans ce qu’ils annonçaient mais elle était fermée et défensive, parce que l’individu avait des désirs, des besoins sexuels homosexuels plus forts que ce qu’ils annonçaient. Ce qui entraînait des processus défensifs, c’est-à-dire qu’il défendait l’identification hétérosexuelle en préconisant l’agression des homosexuels : on voit là comme une projection sur la société de leur lutte interne contre leurs propres désirs et envies.

Attention, afin d’éviter un malentendu que l’on peut lire ci ou là14 quand on évoque les études portant sur l’homophobie en psycho, précisons que ce type d’études ne consiste pas à dépolitiser le problème, à tout plaquer sur l’individu. C’est même l’exact opposé puisque les études montrent les conséquences de l’environnement culturel, politique et social sur le développement de la personne ; de plus, étudier les facteurs qui poussent un individu à une agressivité homophobe ne consiste pas à l’excuser, à lui trouver des circonstances atténuantes : les sciences humaines et sociales, telles que la socio ou la psycho, consistent à comprendre, non à excuser (n’en déplaise à Monsieur Valls). Et lorsqu’on comprend dans le détail, on peut ajuster ces stratégies militantes, les optimiser, voire tenter de nouvelles actions en fonction de ces nouvelles informations issues de la recherche.

Cela peut apparaître comme assez contre-intuitif, et très complexe à démêler/deviner chez autrui puisque dans ces identifications compartimentées se niche une histoire secrète de l’individu qui se confronte à des pressions environnementales, puis endosse ces pressions de la société comme « bonnes » quand bien même son corps et des parties de lui-même lui signifient que non, qu’au contraire, elles sont sources de mal-être. Quand on étudie la déshumanisation15, on peut tomber aussi sur ce genre de mécanismes très contre-intuitifs où ce n’est pas parce que la personne déshumanise une autre personne qu’elle va recommander de la violence contre lui, mais plutôt parce qu’elle doit être violente contre lui qu’elle va le déshumaniser. Il y a un besoin qui commande la violence contre un autre, alors advient ensuite la déshumanisation qui permet de supprimer toute empathie pour la personne visée. La grande question est alors : quel est ce besoin ? La réponse varie évidemment selon la situation et des influences distales : par exemple, si un autoritaire influent interprète une crise économique comme étant de la faute d’un groupe ethnique particulier qui s’accaparerait richesses et emplois, alors les gens, par besoin matériel, peuvent s’accrocher à cette interprétation et s’attaquer à ce groupe, même si l’interprétation ne tient pas debout. C’est pour cela qu’en temps de crise on assiste à une plus grande crédulité quant à ce type d’interprétation discriminante, car fondamentalement les besoins de la population ayant été sapés ou étant menacés de l’être, l’interprétation donnant la plus grande promesse de « défense » à moindre coût recueillera bien plus d’adhésion.

Il y a donc d’abord toujours un besoin chez l’individu, parfois détourné, parfois extrêmement caché, et donc très difficile à deviner pour le tiers.

Il se peut aussi que l’individu qui recommande de la violence contre un autre veuille parfois supprimer quelque chose chez l’autre, parce que c’est précisément ce quelque chose qu’il veut supprimer en lui ; la vidéo de Contrapoints sur le Cringe est assez éloquente à ce sujet.

Non seulement les pratiques déconnantes sont donc le reflet d’un mal-être (besoins sapés, besoins frustrés que la personne ne s’avoue pas, motivations de piètre qualité), mais mettent aussi ceux qui les reçoivent dans un mal-être, et sont du même coup inefficaces pour l’avancée de la cause qui est décrédibilisée par la déconnance. De plus, un mouvement militant veut généralement une transformation des comportements sur le long terme, et non juste ponctuellement sous la pression d’un ordre (motivation externe) ou sous la pression sociale (utiliser Firefox un seul jour pour être perçu comme quelqu’un de bien parce qu’il y a des libristes chez soi), or c’est précisément ce que génère la militance déconnante. La militance déconnante, par son comportement, endosse aussi un modèle de contrôle extrêmement conformiste, conservateur : ce faisant, le militant déconnant démontre à autrui qu’il ne veut rien changer de structurel, si ce n’est tenter simplement d’avoir sa part de domination en prenant le contrôle sur autrui. C’est une dynamique cohérente lorsqu’on soutient une idéologie autoritaire, mais c’est incohérent si on vise un changement de paradigme progressiste et ouvert, puisqu’on répète alors un vieux paradigme autoritaire. Être « pur » dans ses pratiques ne compense pas le fait que les autres verront dans l’injonction, l’attaque, la répétition d’un vieux paradigme contrôlant, et donc n’y trouveront rien de bien séduisant.


  1. Les individus en orientation contrôlée ont tendance à contrôler autrui, à ne voir que les contrôles dans une situation ; les personnes en orientation autonome ont tendance à voir les possibilités, les potentiels d’une situation, les espaces de liberté/de créativité possible et ont tendance à nourrir l’autonomie, la liberté des autres. L’orientation d’une personne dépend de comment la situation actuelle et passée est nourrissante ou sapante des besoins (quand bien même on peut être très autonome, on peut être en orientation contrôlée dans une situation autoritaire par exemple, parce qu’il n’y a aucune place laissée à l’initiative. Inversement, on peut être en orientation contrôlée dans une situation pourtant très libre, non contrôlante)
  2. Pittman, Davey, Alafat, Wetherill, et Kramer (1980) ; Lepper & Greene (1975) ; Plant & Ryan (1985) ; Ryan et al. (1991) ; Enzle et Anderson (1993).
  3. Deci et Cascio (1972).
  4. Amabile, DeJong, et Lepper (1976) ; Reader and Dollinger (1982).
  5. Deci, Betley, Kahle, Abrams, and Porac (1981).
  6. Anderson et Rodin (1989) ; Baumeister and Tice (1985).
  7. Anderson, Mancogian, Reznick (1976)
  8. Deci (1975) ; Lepper, Greene et Nisbett Ross (1975).
  9. Dolan et Galizzi (2015).
  10. Quantité d’études (Deci et Ryan 2017) montrent que l’école, le travail, ou d’autres situations sociales ont tendance, majoritairement, à détruire nos motivations intrinsèques. On a donc tous probablement connu un nombre plus ou moins grand de sapages de nos motivations intrinsèques.
  11. La motivation introjectée est liée à une baisse de vitalité, une augmentation de l’anxiété, plus de sentiments de honte, de culpabilité, parfois à la dépression, à la somatisation et à une faiblesse face à la manipulation Vallerand et Carducci (1996) Koestner, Houlfort, Paquet et Knight (2001) Ryan et al. (1993) Assor et al. (2004) Moller, Roth, Niemiec, Kanat-Maymon et Deci, (2018).
  12. Pauline Grand d’Esnon, « Pureté militante, culture du ’callout’ : quand les activistes s’entre-déchirent », Neonmag, 13/02/2021.
  13. ça peut passer par la pratique d’un sport, l’apprentissage des compétences socio-émotionnelles, une éducation systémique sur la façon de créer son bien-être, comprendre son mal-être (psychologie, sociologie), une éducation basée sur la coopération et le soutien entre personnes, un enseignement des sciences humaines et sociales dès le collège, etc.
  14. Comme ici : Maëlle Le Corre, « Pourquoi il faut en finir avec le cliché du « mec homophobe qui est en réalité un gay refoulé », Madmoizelle.com, 30/03/2021.
  15. Cf Semelin (1994 ; 1983 ; 2005 ; 1998) ; Straub (2003) ; Hatzfeld (2003) ; Terestchenko (2005).

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay



Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (4/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le quatrième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle examine ce qui est au cœur du militantisme déconnant : la destruction des besoins fondamentaux que sont l’autonomie, la compétence et la proximité sociale.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le militantisme déconnant, un sapage des besoins fondamentaux ?

On pourrait encore arguer que même si tout ceci ressemble à un sabotage de l’OSS, il n’en reste pas moins que les cibles finissent par adopter les bons mots, par faire attention à leurs comportements, sont plus « pures » dans leurs pratiques. Il y a plus de perfection, plus de conscienciosité, un tri dans les membres les plus capables de conscienciosité vertueuse, le combat ne comporte plus ces zones grises portées par ses membres les plus faillibles. On aurait en quelque sorte une « éducation » parfaite où seuls les meilleurs resteraient en course et obtiendraient leur diplôme de « militant méritant sa place », une élite de chevaliers blancs à l’alignement « loyal bon », qui serait ensuite la plus à même de partir en croisade en ne laissant rien passer.

Horreur des croisades
Les croisades étaient hautement « impures », c’était un bain de sang et une multitude d’horreurs que je n’oserais même pas rapporter tant c’est insupportable… Dans The psychology of genocide, massacre, and extreme violence : why normal people come to commit atrocities, Donald D. Dutton a donné tous les détails de ces horreurs si cela vous intéresse ; mais à choisir (et pour éviter la dissociation, les traumatismes) je vous conseille la biblio de Semelin qui explique de façon moins traumatique les mécanismes de haute violence, génocidaire.

Cependant, ces techniques, en plus de saboter l’efficacité d’un mouvement, sapent aussi les besoins psychologiques fondamentaux de ceux qui en sont cibles (spectateurs, alliés, adversaires). Ces techniques, notamment lorsqu’elles sont employées par des militants ne voulant pas saboter (mais le faisant néanmoins malgré eux, avec une justification de pureté) sont aussi révélatrices que leurs besoins psychologiques fondamentaux sont peut-être sapés, et que c’est pour cela qu’ils adoptent ces techniques dysfonctionnelles.

La théorie de l’autodétermination1, issue de la psychologie sociale de la motivation, a sélectionné trois besoins psychologiques fondamentaux chez l’humain qui, lorsqu’ils sont comblés par un environnement social, vont l’aider à se développer de façon autodéterminée (et aucunement selon un modèle préétabli par des normes). La personne autodéterminée évolue, développe des motivations puissantes, dans un bien-être qui a un impact positif sur la société (les autodéterminés vont chercher à susciter l’autodétermination et le bien-être chez les autres, ils sont très motivants, prosociaux, altruistes et n’ont pas peur de s’exposer à des adversaires très effrayants).

La théorie de l’autodétermination
La théorie de l’autodétermination

Autrement dit, un militant autodéterminé serait bienfaiteur dans un mouvement parce qu’il va transmettre sa motivation, soutenir les alliés, comprendre comment informer les spectateurs sans les démotiver, avoir assez de courage pour prendre le risque de se confronter à l’adversaire/l’adversité.

Mais pour espérer développer son autodétermination, il est nécessaire que quelques environnements sociaux nourrissent ces trois besoins fondamentaux, que sont l’autonomie, la compétence, la proximité sociale. Est-ce que le militantisme puritain2 y répond ?

L’autonomie

☸ C’est pour l’individu être à l’origine de ses actions, pouvoir choisir, pouvoir décider, ne pas être contrôlé tel un pion. Cela ne veut pas dire être indépendant, vivre seul : on peut être dépendant d’autrui tout en étant autonome ; par exemple, on peut être dépendant d’autrui pour se nourrir (c’est-à-dire ne pas cultiver sa propre nourriture, et devoir aller en acheter) tout en étant autonome (on choisit ces lieux de vente de nourriture selon ses valeurs, on décide de consommer ceci et pas cela, etc.). C’est différent aussi du fait de vivre une situation de liberté : on peut vivre objectivement une situation où toutes nos fantaisies seraient possibles, où personne ne nous contraint à quoi que ce soit et nous laisse décider, mais pour une raison ou une autre, on ne parvient pas à faire ce qu’on voudrait faire, on n’arrive pas à décider quoi faire, etc.

Lorsqu’un individu nous injonctive « tu dois/tu ne dois pas ; il faut/il ne faut pas ! » le besoin d’autonomie est sapé parce qu’on se sent sous contrôle de l’autre. Même si on refuse cette injonction, on sent qu’on réagit automatiquement, et non selon notre propre décision ; pensez à l’ado à qui on interdit de regarder tel film et qui, dès qu’il le pourra, ne saura résister à l’envie de le visionner, aurait-il eu envie de voir ce film si on ne le lui avait pas interdit en premier lieu ? Moi-même je n’ai jamais eu autant envie de sortir que lorsque le premier confinement a été mis en place.

C’est ce qu’on nomme la Réactance.

La réactance
La réactance. Hacking Social. Sur Peertube, sur Youtube, sur Vimeo

On réagit automatiquement à l’interdit, au censuré, à l’inaccessible, en voulant y accéder encore plus parce que l’injonction est un sapage de notre besoin d’autonomie. On veut pouvoir décider, choisir, être libre, maintenir ouvertes des possibilités, donc dès lors qu’un environnement social coupe un pan de possibilités, surtout sur le ton de l’injonction, automatiquement on peut vouloir faire l’exact inverse. Le militantisme puritain déconnant va donc probablement nous pousser à faire l’inverse de ce qu’il recommande, à cause de la réactance. Par exemple, si un créateur sur la toile ne cesse de recevoir des injonctions militantes l’incitant à rejoindre telle plateforme libre, cette insistance catégorique fera office de repoussoir : le créateur associera ces injonctions déplaisantes à la plateforme vantée et s’en détournera définitivement alors qu’il était pourtant à la base pleinement ouvert à l’idée de s’y installer. Donc sa stratégie est totalement contre-productive et sabote la croisade du militant puritain, sauf s’il visait secrètement à énerver tout le monde.

L’injonction faite à autrui, lorsqu’il ne demande pas à être évalué, guidé, est une tentative de contrôle de son comportement et, que le militant le conscientise ou non, ça va saper la personne visée. Par conséquent, l’injonctivé va soit réagir d’une façon réactante, ou à terme voir l’injonctiveur et les valeurs qu’il porte en ennemi (qui aime les grammar nazis et leur « combat » ?) ; soit l’injonctivé va obéir, mais avec du mal-être (cette sensation déplaisante dans le ventre, cette gêne qui nous donne l’impression d’avancer à reculons, ce sentiment contradictoire où on accepte à la fois de se lancer dans un projet tout en espérant secrètement pouvoir emprunter dès que possible la première porte de sortie). Il va alors se sentir pion, s’inférioriser, culpabiliser, avoir honte, puis autocontrôler son comportement avec un stress et une pression qu’il aura intériorisés. C’est ce qu’on appelle une introjection (qu’on expliquera plus tard en détail) et qui génère une motivation très médiocre pour le combat, peu efficace, créant plus de mal-être chez les personnes, n’étant pas durable dans le temps et peu efficace.

Mais l’autonomie n’est pas uniquement sapée par les injonctions : toutes les manœuvres autoritaires qui vont tenter de contrôler l’individu, qui sont perçues comme des contrôles, vont le saper et en conséquence provoquer soit une obéissance « introjectée » soit une réactance, mais certainement pas une motivation de haute qualité (par exemple, devenir si fan d’orthographe que corriger des erreurs générerait un plaisir et une efficacité aussi intenses que si on jouait à un jeu vidéo).

Parfois, selon le niveau de violence de la tentative de contrôle, de sapage de l’autonomie de l’autre, cela peut conduire l’individu à une amotivation totale, et détruire tout élan. Je me rappelle un informaticien avec qui j’avais échangé par mail, passionné par le domaine, avec ce genre de passion qui éveille une vocation et guide votre vie. Il avait perdu toute motivation après avoir connu une entreprise extrêmement pressante, injonctive, harcelante. De même dans l’enseignement, Gull me rapportait avoir entendu de nombreux collègues qui avaient le cœur à l’ouvrage à leur entrée dans la profession, des projets plein les yeux, une motivation inébranlable… et qui, à force de contrôles sur leur travail, de nouvelles procédures à respecter, de surveillance et d’évaluation, de refus ou de complication de la part de la hiérarchie et des parents qui semblaient savoir mieux qu’eux comment faire cours, avait perdu toute motivation, ne proposaient plus aucun projet, parfois quittaient l’enseignement ou attendaient impatiemment, pour les plus anciens, la retraite. L’autoritarisme, le contrôle, détruisent l’élan des personnes qui étaient les plus susceptibles d’être extrêmement performantes si on les avait laissées tranquilles.

L’injonction ne fonctionne que pour se faire obéir sur le court terme, mais reste néanmoins utile dans une situation de haut danger : quand un pompier vous hurle de vous éloigner de ce trottoir parce qu’il y a un feu à proximité, il y a tout intérêt à ne pas être réactant. Et c’est exactement pour cette raison aussi que je pense que les militants n’ont pas nécessairement une volonté malsaine de contrôle des autres, et qu’ils ne cherchent pas à dominer lorsqu’ils ordonnent : pour eux, il y a un feu que personne ne voit et ils endossent le rôle de pompier. Ils peuvent être comme ça pour des raisons de surmenage, de climat social menaçant3, ou comble du comble, parce que leur propre besoin d’autonomie est sapé… Effectivement, tenter de contrôler l’autre, c’est décider, faire un choix, agir : le militant puritain peut se sentir ponctuellement comme restauré dans son autonomie, dans son besoin de compétence quand il contrôle l’autre. Cependant comme cela ne mène généralement à rien, il va recommencer sans cesse pour sentir à nouveau cette petite dose de satisfaction, le plongeant dans un cercle infini ou rien ne se règle, ni ses besoins, ni les besoins d’autrui, ni les buts de la militance. C’est assez proche d’une mécanique d’addiction au final : le militant a trouvé un moyen de satisfaire un besoin, sauf que la solution n’est qu’illusoire (comme le shoot d’une drogue qui finira par disparaître), que le besoin n’est jamais comblé, donc la personne insiste encore plus fort dans sa stratégie illusoire, ça ne donne rien, il continue plus fort, etc. C’est un cercle vicieux qui ne prendra fin que lorsqu’une voie totalement différente sera envisagée.

L’autre raison de ces tentatives de contrôle d’autrui chez les militants puritains sapant l’autonomie des personnes (et frustrant leurs propres besoins) s’explique tout simplement parce que quasi tous nos environnements sociaux fonctionnent de la sorte : école, travail, champ politique, champ culturel, messages médiatiques… Tous injonctivent, ordonnent des comportements, y compris hautement contradictoires4, alors on pense que c’est la chose à faire pour changer les comportements des autres afin qu’ils soient plus vertueux. On valorise le « bon » comportement en le rehaussant dans une espèce de hiérarchie sociale, voire en le récompensant, et le mauvais est infériorisé et puni. On reproduit ce modèle de contrôle par crainte d’être en bas de cette pyramide ou pour rester en haut, garder une valeur, ne pas être ostracisé, parce qu’il n’y a que très peu d’environnements où les choses fonctionnent différemment. En cela, la militance déconnante reproduit les logiques dominantes, et pourrait perdre son titre de déconnante ou de puritaine pour celle de conformiste.

Voici un petit schéma qui résume le besoin d’autonomie avec ce qui le menace ou le soutient :

Autonomie
Par supervision, on peut entendre toute personne qui va tenter d’avoir une influence sur le comportement de l’autre. On peut menacer l’autonomie en étant contrôlant (cadre mauve à gauche), mais même si je n’en parle pas dans cet article, on peut aussi la saper en étant manipulateur (cadre marron en bas). En militance déconnante, ça pourrait être perçu par la cible comme de la manipulation. Par exemple, une injonction enrobée dans des étiquetages positifs « toi qui es si engagé, tu devrais être exclusivement sur PeerTube », que ça soit volontairement manipulateur ou non, pourra être perçu par la cible comme une tentative de sapage de son autonomie, un contrôle manipulateur sur elle.

La proximité sociale

▚ C’est pour l’individu le besoin d’être connecté à d’autres humains, de résonner dans la société humaine, de recevoir de l’attention et des soins par autrui, de se sentir appartenir à un groupe, à une communauté par son propre apport significatif et reconnu comme tel ; à l’inverse, une proximité sociale est sapée par l’exclusion, l’ostracisation, les humiliations, les dévalorisations, l’indifférence, les insultes, le mépris, l’absence d’écoute, etc. Elle peut être frustrée par le manque de contacts sociaux signifiants/ résonnants (par exemple, une interaction d’achat n’est généralement pas très résonnante ni comblante ; un moment avec des proches qui ne réagiraient à rien de ce qu’on dit ou qui n’écouteraient même pas serait très frustrante). Le fait d’avoir un profil particulier concernant les rapports sociaux (par exemple introverti VS extraverti) n’a aucun impact sur le fait d’avoir plus ou moins besoin de proximité sociale : c’est simplement que l’extraverti ou l’introverti n’auront pas les mêmes modes relationnels préférés pour combler ce besoin (par exemple, l’extraverti peut préférer échanger avec un groupe, l’introverti échanger avec une seule personne à la fois). Mais tout le monde a besoin d’une connexion positive avec d’autres5 humains, qu’importe son logiciel de base et les modalités sociales préférées pour y accéder.

Je pense qu’il n’est pas nécessaire de revenir sur les exemples déjà évoqués pour montrer en quoi l’injonction ou d’autres pratiques déconnantes (les soirées foutage de gueule d’un collègue…), surtout quand elle advient dans un contexte particulier (rappelez-vous l’exemple des condoléances, de la femme violentée cherchant de l’aide, etc.), sont un énorme sapage de proximité sociale, puisque l’échange social est rendu impossible, tout du moins fort déplaisant.

Dans les cas où la proximité sociale est nourrie, on a un schéma de communication qui ressemble à ceci :

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles, Paris, Dunod, 2009. « la dynamique interpersonnelle du partage social des émotions d’après Rimé (2009)

Or, dans un militantisme déconnant, tout ceci s’arrête à la première étape et à la place « Batman corrige/critique/injonctive/, etc. Aquaman6 » : l’émotion d’Aquaman est niée ou non prise en compte, il n’y a aucun mécanisme d’empathie à son égard. Or, si à chaque fois qu’une personne veut partager une émotion (y compris positive, par exemple un intérêt pour un sujet scientifique), et qu’elle est rembarrée parce qu’elle a fait une faute, alors je parie qu’elle va se mettre à déprimer. Et si Batman ne cherche qu’à partager, exprimer son émotion en répliquant à l’expression d’Aquaman, par injonction ou remarques hors sujet, alors il n’y aura jamais la suite positive de ce schéma puisque soit Aquaman déprime/se tait, soit il se met en colère contre lui. Tout le monde est sapé dans sa proximité sociale. Batman et Aquaman ne rejoindront jamais la Justice League.

Mais ça peut être aussi exactement pour cette raison que des militants de certaines mouvances peuvent déconner et avoir des attitudes contrôlantes/autoritaires : ils savent que ça va faire taire les Aquaman qui cherchent à partager leurs émotions et c’est le but (par exemple, les militants d’extrême-droite n’hésitent pas à être très sapants parce qu’ils veulent vraiment détruire l’autre). Et si Aquaman s’énerve, ce militant peut voir cela comme une victoire car l’énervement d’Aquaman met en lumière le propos et la cause de Batman, captant potentiellement l’audimat d’Aquaman. Cela peut devenir une tactique pour gagner en visibilité, mais parfois aussi c’est une réponse désespérée à des sapages passés : mieux vaut vivre une guerre avec les autres qu’être fantôme auprès d’eux. C’est aussi pour cette raison qu’une des premières règles d’Internet a été don’t feed the troll, cela permettait de ponctuellement casser le cercle vicieux : cependant ce n’est pas une stratégie pérenne ni adaptée à toutes les situations (faire comme si de rien n’était face à un harcèlement massif est tout aussi sapant, puisqu’on dénie soi-même sa souffrance).

La dynamique interpersonnelle du partage social des émotions (corrigé)
Schéma issu de : Moïra Mikolajczak, Les compétences émotionnelles… version corrigée

Tout ceci est un sacré cercle vicieux tant que Batman persiste à ne s’exprimer qu’en s’appuyant sur l’expression d’Aquaman (et non en s’appuyant sur lui-même, via son sujet partagé), mais le problème c’est que lorsqu’on est en posture A, il n’y a parfois aucune écoute, ce qui peut nous amener nous-mêmes à devenir un B déconnant. Une solution serait tout simplement d’être un Batman écoutant jusqu’au bout (parce que la relation sera plus sympa, enrichissante, qu’on construit une amitié, un respect mutuel) ou un Aquaman partageant d’une façon nouvelle pour laquelle des patterns n’ont pas été encore automatisés chez les militants déconnants. Et cela a pour conséquences de prendre soin des spectateurs, des alliés voire des adversaires qui verront peut-être que ce membre d’un mouvement adverse nourrit sa proximité sociale plutôt qu’il ne la sape, et donc peut être que ce mouvement est profitable. C’est une action qui serait alors de l’ordre d’une construction.

La proximité sociale
La proximité sociale

La compétence

⚒ C’est pour l’individu, se sentir efficace dans son action, exercer ses capacités, maîtriser les défis, se sentir compétent. Ce besoin est très connecté à l’autonomie : si l’individu est sous contrôle de l’environnement, il ne peut pas pleinement exercer ses compétences, parce qu’il a besoin lui-même d’avoir du contrôle sur ses actions. Et il peut se sentir autonome ou chercher plus d’autonomie par besoin d’exprimer ses compétences.

Typiquement, plus un environnement social contrôle le moindre geste/mot d’un individu – par exemple, comme peuvent l’être des environnements de travail qui imposent des scripts pour parler aux clients – plus le besoin de compétence est sapé, puisqu’on ne peut pas développer ses propres manières de faire, son art singulier, son expérience de la compétence, sa créativité. Et dans ces environnements très sapants, l’une des voies rapides pour restaurer ce besoin de compétence est… de dominer l’autre, de le contrôler. Nous voici encore face à un cercle vicieux : on va tenter de contrôler l’activité de l’autre parce que nous-mêmes avons été contrôlés et qu’exercer ce contrôle satisfait un peu notre besoin de compétence et d’autonomie qu’on nous a préalablement refusé.

Je prends un exemple : sur un Discord, j’ai vu une personne qui accusait de volonté de domination un diagnostic très précis de neuro’ et y voyait là un risque énorme d’emprise. Là, j’ai senti en moi comme une pulsion de correction, mes mains se sont approchées du clavier instantanément, l’argumentaire galopait dans ma tête, prêt à sortir pour le « corriger ». J’allais entrer dans le débat pour lui dire que c’était totalement faux, qu’il n’avait rien compris à ce diagnostic et j’allais lui balancer à la tête des tas de sources de neuropsycho. Vraiment de la pure militance déconnante, conformiste, puritaine, alors que je ne suis même pas neuropsy, ni militante dans une association défendant la vérité vraie. Finalement, je ne l’ai pas fait parce que je savais d’expérience que ça ne servait absolument à rien ni à moi, ni aux autres, et ça aurait été juste un moment pénible pour tout le monde. Mais pourquoi cette pulsion ? Eh bien, si je remonte à la source de mon apprentissage sommaire de la neuro en fac de psycho’, il y a des professeurs formidables qui étaient vraiment extrêmement intéressants en cours magistral. Mais ceux-ci faisaient aussi officiellement des partiels visant à éliminer le maximum d’entre nous (ils prévenaient que le barème serait volontairement très dur, voire injuste, parce qu’on était trop nombreux), ainsi aucune minuscule erreur n’était tolérée : sur plus d’une centaine d’étudiants, les meilleures notes en neuro étaient des 10. Mais cela n’avait même pas une « vraie » valeur académique, puisque j’ai vu des collègues continuer en cursus neuropsy avec des moyennes de 3 à cette matière, l’institution ne prenait en compte que la moyenne générale.

Mon cerveau a bien enregistré le message menaçant qu’était « faute minime = sanction lourde et injuste », et je peux reproduire ce schéma sans m’en rendre compte. Non pas que j’adhère au fait de juger durement les personnes, mais aussi parce qu’au fond je souhaite protéger autrui des punitions lourdes associées à cette faute. Tout comme on corrige le collègue de travail de ses fautes pour lui éviter la sanction du chef qu’on sait encore plus intolérant et violent dans son jugement.

Autrement dit, on peut avoir tendance à corriger autrui parce qu’on a soi-même parfois été corrigé de façon encore plus menaçante pour des fautes encore moins lourdes. On s’en est généralement sorti et on a réussi à faire avec, alors croyant protéger autrui et l’aider à réussir, on reproduit l’évaluation, le jugement pour lui apprendre à mieux faire les choses, lui éviter les menaces. Et là encore, vous voyez le cercle vicieux : on maintient un même système en le reproduisant soi-même.

La compétence
La compétence


  1. Deci et Ryan, 2017 (revue du champ de la recherche sur l’autodétermination, mais cela a commencé en 1985 et de nombreux autres chercheurs s’y sont joints)
  2. « Personne qui montre une pureté morale scrupuleuse, un respect rigoureux des principes » selon le Petit Robert. La militance déconnante a pour particularité de viser cette pureté morale chez autrui (pas forcément chez elle), en le corrigeant, lui reprochant le moindre détail impur, etc.
  3. Et nous vivons tous depuis un an dans un climat social hautement susceptible d’être perçu comme menaçant, que ce soit d’un point de vue sanitaire, économique, écologique, politique ou autre.
  4. Pensez à l’époque pas si lointaine où l’on nous disait qu’il ne fallait absolument pas porter de masque puis ensuite qu’il fallait absolument porter le masque.
  5. Le besoin de proximité sociale est aussi universel (cf Chen et al. (2015)).
  6. J’ai mis des noms suivant ces lettres, parce que sinon se représenter un « a » ou un « b » me semble peu chaleureux. Je préfère imaginer pour ma part une confrontation ou une interaction positive entre Batman et Aquaman. Libre à vous de remplacer les lettres par d’autres personnages, tels que Bilbo et Aragorn ou Bigard et Astier.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (3/8)

La question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, aussi avons-nous demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le troisième épisode [si vous avez raté les épisodes précédents] de son intéressante contribution, dans laquelle elle établit une intéressante analogie entre les techniques de sabotage conseillées par les services secrets et les processus parfois involontaires par lesquelles le militantisme déconnant sabote la construction d’un projet militant.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.


Le militantisme déconnant, un sabotage ? ! ?

Si nous parlons ici de sabotage, c’est parce que nous allons dans un premier temps prendre exemple sur l’activité malveillante d’infiltration dans des mouvements militants afin de les rendre inefficaces voire de les détruire, une activité pratiquée par les adversaires au mouvement : il peut s’agir par exemple d’adversaires idéologiques qui ne sont pas des professionnels, comme les fascistes peuvent créer de faux profils « SJW »1 (qu’ils estiment ennemis) et jouer à la militance déconnante pour les décrédibiliser et détruire globalement l’image de la cause. L’histoire évoquée précédemment où il a été exigé d’ajouter un « TW »2 sur une recette contenant du Kiri ressemble fortement à une pratique de ce genre, jouée par quelqu’un qui chercherait à ridiculiser les végans, à les faire passer pour des « fragiles » (mais ce n’est qu’une hypothèse, rien ne permet d’affirmer qu’il y aurait derrière un véritable saboteur anti-vegan, je me permets de prendre cette illustration justement parce qu’un saboteur hostile ne s’y serait pas mieux pris).

Ici, on va surtout aborder le jeu de l’infiltration selon les conseils des renseignements, à savoir l’OSS (ex-CIA, qui a déclassifié des documents datant de la Seconde Guerre Mondiale).

Attention, si nous nous appuyons sur les techniques de sabotage social de l’OSS pour illustrer le militantisme déconnant, ce n’est aucunement pour affirmer que tout saboteur qui nuit au mouvement est systématiquement un adversaire infiltré. Ce que nous voulons au contraire montrer, c’est qu’un militant déconnant s’évertue sans le vouloir à saboter de l’intérieur son propre mouvement, à savoir : susciter de la méfiance ou de la répulsion chez le potentiel allié ou spectateur, offrir à l’adversaire une relative tranquillité permettant à ce dernier de nuire de plus belle, de gripper le travail d’information efficace, empêcher de construire et de régler les problèmes de fond qui sapent la militance.

Les leçons de déconnage par l’OSS

Dans les années 40, l’OSS a rédigé un guide à l’usage des citoyens de pays occupés durant la Seconde Guerre Mondiale afin de les aider à entraver l’activité des Nazis, notamment parce que les citoyens étaient forcés de travailler pour eux. Tout était bon à prendre pour générer et propager l’improductivité, l’inefficacité dans presque tous les corps de métiers, ce qui était bénéfique pour les citoyens, résistants et alliés puisque la production était pompée par l’occupant et servait à la destructivité. Ainsi, ces leçons font l’inventaire de ce qui pourra perturber, entraver les environnements sociaux.

Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services
Simple Sabotage Field Manual by United States. Office of Strategic Services. Vous pouvez retrouver le guide au complet sous tous les formats ici ; un mot de la CIA à son sujet sur cia.gov ; on a traduit une partie du guide ici.

Par exemple, l’OSS conseille aux saboteurs ceci :

(2) faites des « discours ». Parlez aussi fréquemment que possible et très longuement. Illustrez vos « points » par de longues anecdotes et expériences personnelles. N’hésitez pas à faire quelques commentaires patriotiques appropriés.
(6) Reportez-vous aux questions résolues de la dernière réunion et tentez de rouvrir le débat à leur sujet.
(8) Inquiétez-vous au sujet de la légalité et de la légitimité de toute décision : posez la question de savoir si telle action envisagée relève ou non de la compétence du groupe, inquiétez-vous publiquement du fait que cela pourrait être une action qui entre en conflit avec la politique des supérieurs.

On pourrait retrouver ces comportements dans la militance : par exemple, lors de réunions ou de communication portant sur la création d’un site web, les saboteurs vont discourir sans fin sur un point hors-sujet ou peu pertinent alors que l’ordre du jour était clair et précis ; ils vont s’énerver sur l’usage inapproprié d’un smiley ; ils vont tenir un discours narcissisant en vantant leurs victoires/qualités ou compétences ; ils vont débattre sans fin sur la pureté éthique de l’hébergeur ; etc. Sur les réseaux sociaux/les tchats, cela peut se faire en détournant une conversation portant sur un sujet X très clair en parlant de tout autre chose, par exemple en lançant un débat enflammé sur tel mot employé (et en ignorant totalement le sujet X).

Résultat : l’action n’avance pas, donc la cause non plus. Tout le monde craint la future réunion ou communication parce que ça va être très saoulant et inutile, certains n’osent plus soulever des points pertinents tant la parole est occupée et le débat dominé par ces individus. Le sentiment d’impuissance s’installe.

« (4) Posez des questions non pertinentes aussi fréquemment que possible.

  1. donnez des explications longues et incompréhensibles quand vous êtes interrogé »

Par exemple, lors d’un live sur Internet, cela peut se manifester par le fait de soulever des questions qui ne sont pas du tout dans le sujet. Imaginons une discussion portant sur la place de la philosophie dans la vulgarisation, une remarque sapante consistera à demander pourquoi l’interlocuteur boit un coca, emblème d’une horrible multinationale alors qu’il faudrait tous être parfaitement anticapitalistes/écolos ; en lui posant des questions sans lien avec le propos, s’il connaît l’UPR (question qui sera réitérée autant de fois que possible) ; le suspecter de mensonge et d’incompétence parce qu’il ne cite pas de tête l’intégralité des chiffres de telle étude et ceux des 15 méta-analyses qui ont suivi ; en lui demandant avec un ton accusateur pourquoi il ne parle pas de l’attentat qui a eu lieu il y a 7 mois alors que c’était horrible et que c’est ça le vrai ennemi, le principal sujet, etc.

On pourrait aussi taxer ces méthodes de trolling, mais le but du trolling consiste juste à instaurer une forme de chaos et pour le troll, le but de tester n’importe quel comportement ; or un militant déconnant peut sincèrement croire que sa technique autosabotante est bonne pour son mouvement :

Campagne UPR
J’ai été étonnée que la technique extrêmement saoulante de 2017 de l’UPR était en fait assez formalisée, semblait être considérée par ces militants comme une « bonne stratégie » (Source).

Résultat : ça saoule les intervenants et ceux qui sont intéressés par le sujet, ça coupe ou empêche de voir les questions pertinentes (donc ça entrave une communication, un débat constructif qui aurait pu avancer), ça dégrade l’image de la cause des questionneurs auprès des spectateurs parce que c’est associé à une espèce de prosélytisme intempestif ou à des interruptions non pertinentes.

« (5) Soyez tatillon sur les formulations précises des communications, des procès-verbaux, des bilans.

  1. soyez aussi irritable et querelleur que possible sans pour autant vous mettre dans l’ennui. »

Ici on arrive à un grand classique des réseaux sociaux, qui a débuté il me semble par le mouvement des grammar nazis (qui sont à ma grande surprise de « vrais » militants qui croient sincèrement en leur croisade3, même si manifestement personne n’est jamais tombé amoureux de la langue française en se faisant juger comme un criminel sous prétexte qu’il avait mal gèrè l’inclinaison d’un accent) qui va commenter uniquement pour souligner les fautes d’orthographe, de grammaire, ou pour critiquer l’usage des anglicismes, la prononciation des mots, l’accent, l’espace en trop, la TYpogrAPHie……………… ETC………… Et ça donne ce genre de chose :

« Un jour, j’ai discuté avec un mec qui avait signalé une faute de ponctuation dans le statut Facebook d’une amie qui remerciait les gens pour leurs condoléances à la suite du décès de sa mère… Il n’avait même pas vraiment lu le statut en question. Et j’ai compris que moi non plus, je ne lisais pas vraiment les statuts. Je me contentais de chercher les fautes. » (20minutes.fr)

Ce type de chasse et de procès à la « faute » peut aussi se faire à l’encontre de termes qui sont accusés d’être malveillants : par exemple, une personne vient se confier, à bout, dans l’espoir de trouver du réconfort et de l’aide (même en privé) auprès de ses alliés, et ne reçoit en retour qu’une violente correction « ce mot que tu as employé est psychophobe/insultant envers les travailleurs du sexe/homophobe/, etc », sans que son propos ait même été entendu :

« Récemment, elle [une militante] a vu avec amertume une jeune mère, victime de violences, qui sollicitait de l’aide sur un groupe Facebook de parentalité féministe, se faire corriger, car elle n’employait pas les termes jugés inclusifs pour les personnes trans ou non binaires. « Elle avait besoin de manger, pas qu’on lui dise comment s’exprimer. » (neonmag.fr)

On voit que cette tatillonerie s’oppose directement au travail militant, dans le sens où s’attaquer au terme mal employé a pour conséquence de ne pas aider cette femme bien que ce soit pourtant un objectif central du mouvement. Le travail est donc directement saboté avant même de commencer.

La formulation précise devient un devoir tellement suprême que le militant déconnant semble supprimer toute empathie pour autrui, nie son émotion, ses besoins et encore plus si c’est un allié.

Résultat : les personnes n’osent pas parler sans over-justifier leur propos, n’osent pas exprimer des émotions ou aborder des sujets qui les touchent de peur d’utiliser de mauvais termes malgré eux, voire n’osent même pas rejoindre les mouvements de peur de ne pas avoir les bons mots, les bons codes :

« Elle est étudiante et souhaite s’engager pour la première fois dans l’association dont je suis membre. Au téléphone, elle tourne autour du pot, hésitante, comme tourmentée. Et finit par admettre qu’elle a très peur de mal s’exprimer. De ne pas employer les mots justes. De ne pas savoir. Sa crainte a étouffé jusqu’ici ses envies d’engagement. Tandis que je tente de la rassurer, je lis dans son angoisse la confirmation d’un phénomène que j’observe depuis que j’ai l’œil sur les mouvements de défense de la justice sociale : une forme d’intransigeance affichée, propre à inhiber ou décourager certaines bonnes volontés. Une course à la pureté militante qui fait des ravages. (neonmag.fr).

L’autre conséquence de tout cela est d’en venir à percevoir le mouvement comme un ennemi, puisqu’à force les seules interactions que l’on peut avoir avec lui en tant que tiers peuvent n’être qu’attaque et réprobation, et par un phénomène d’escalade et de réactance4, le tiers ciblé va progressivement se positionner dans le clan adverse.

Globalement, l’action est freinée, l’adversité n’est pas combattue, voire est protégée par ces comportements (elle peut continuer sa destructivité en toute tranquillité). Plutôt que de convaincre, la cause est de plus en plus décrédibilisée et associée à une nuisance, les alliés et spectateurs sont usés de tant d’inefficacité ou de subir tant de reproches constamment. Il y a donc sabotage de la cause. Du moins ce sont des pratiques conseillées par les renseignements si on veut rendre inefficace, infécond un environnement social qu’on estime adversaire et ne pas être repéré comme saboteur. Si on est un militant sincère dans ses engagements, je doute que d’obtenir ces résultats soit satisfaisant.

Je n’ai parlé que de l’OSS pour montrer à quel point le militantisme déconnant ressemble à un sabotage (donc, pourquoi le poursuivre, pourquoi persister à croire que c’est un « bon » jeu ?), mais on aurait pu poursuivre le parallèle avec le travail d’infiltration ou de contre-propagande, avec des exemples plus modernes comme ceux du renseignement/contre-renseignement (Cointelpro5, JTRIG6) ou même les stratégies des fascistes7.

GCHQ / JTRIG
Toutes les disciplines dans lesquelles le renseignement (ici anglais, GCHQ / JTRIG) pioche pour mieux duper, détourner, manipuler, etc. sur le Net. Il s’agit d’un leak de Snowden. Quand des membres du gouvernement dénigrent les sciences humaines et leur utilité, c’est de la pure hypocrisie (ou de l’ignorance ?? mais j’en doute) puisque le renseignement (comme la communication politique) pioche largement dedans pour ses stratégies. Plus d’infos sur The Intercept.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee ou sur Liberapay


  1. SWJ = Social Justice Warrior, guerrier pour une justice sociale. Le terme a pris avec le temps une connotation négative, plus d’infos sur Wikipédia.
  2. TW = Trigger Warning (avertissement) il s’agit d’une mention utilisée souvent sur les réseaux sociaux afin de prévenir d’un contenu pouvant choquer ou réveiller des traumatismes chez les personnes
  3. Benjamin Chapon, « Orthographe: Des Grammar Nazis repentis racontent pourquoi ils ne vous embêteront plus avec vos fautes », 20 Minutes, 19/09/2016.
  4. Lorsqu’on interdit quelque chose à quelqu’un, qu’on le rend moins accessible ou qu’on lui retire une possibilité d’action qu’il avait auparavant, l’individu aura tendance à la vouloir plus, quand bien même il n’en avait cure avant. C’est la réactance, une réaction irréfléchie devant l’interdit, qui parfois fait choisir à l’individu des choses qui lui nuisent, lui sont inutiles, ou nuisent à ses proches/la société. Par exemple, vouloir polluer à cause d’interdits écologiques, refuser des vaccins à cause d’obligations à se faire vacciner de la part des autorités, se mettre à aimer un contenu nazi parce que celui-ci a été censuré, etc. Nous avons fait une vidéo à ce sujet.
  5. Plus d’infos sur Korben.info et sur Le Monde Diplomatique.
  6. Une présentation générale sur Wikipédia. Tous les documents révélés par Snowden à ce sujet sur search.edwardsnowden.com (qui détaille certaines stratégies et montre l’efficacité des opérations de contre-propagande/infiltration pour saper l’image d’un mouvement ou carrément le détruire)
  7. Midi Libre, « Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite », 08/10/2012.




Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (2/8)

Comme la question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, nous avons demandé à Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici déjà le deuxième épisode [si vous avez raté le début] de son intéressante contribution, dans laquelle elle analyse les protagonistes et composantes du « jeu » militant et leurs interactions.

Nous publions un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Quand le militantisme déconne, format .pdf (5,6 Mo)

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.

Le jeu militant

Pour comprendre les différents problèmes, prenons la métaphore du jeu (game). Par « game1» j’entends la structure du jeu militant, c’est-à-dire ses buts, ses règles implicites et explicites qui définissent les possibilités ou les limites d’action ; cette structure peut être investie par la motivation singulière du militant, son « play », c’est-à-dire sa façon de jouer le jeu ou de le subvertir, et ce dans une forme de légaliberté2 (une liberté nouvelle qui s’exerce dans et par les règles singulières du jeu). Le jeu militant est donc une création de mouvements singuliers qui auparavant n’existaient pas dans la société.

Et dans ce jeu que je qualifierais de stratégie-gestion, les militants peuvent rencontrer plusieurs types d’acteurs : les alliés, les adversaires et les spectateurs.

Les alliés/soutiens

Les alliés peuvent partager avec les militants des mêmes buts, des mêmes valeurs liées à ces buts, ou une même valorisation/dévalorisation de certains comportements. Il y a une affinité commune quelque part, soit dans le groupe lui-même, soit à l’extérieur. Ce soutien peut être incarné par une personne comme par une structure (ou les deux à la fois si la personne représente une structure), ou encore par un autre « game » militant. Par exemple, durant l’occupation, les résistants qui s’attaquaient directement aux structures de l’ennemi pouvaient coopérer avec les sauveteurs3: s’ils trouvaient des enfants juifs en danger, ils contactaient des personnes dont l’activité était de les cacher, ils étaient donc alliés contre la destructivité nazie. Leurs actions étaient radicalement différentes, parfois même leurs valeurs n’étaient pas du tout les mêmes, mais ils visaient tous deux à entraver l’activité de l’adversaire (l’un en détruisant les moyens de destructivité, l’autre en empêchant de détruire davantage de personnes).

Les alliés le sont souvent via un but partagé, et cela n’a rien à voir ni avec des caractéristiques personnelles communes4 (caractère, physique, groupe d’appartenance, croyances, convictions…) ni avec des interactions positives personnelles (telles que l’amitié par exemple). On peut être militant allié de personnes avec qui on ne s’entend pas du tout, comme être adversaire politique de son meilleur ami, sans que cela se passe mal au quotidien.

L’allié n’est pas non plus identifiable comme tel. Dans une manif’ plutôt orientée thème du numérique, je me rappelle avoir vu un couple de personnes âgées observant la foule d’un regard sévère se mettre à hurler de façon très autoritaire à la foule de jeunes : « C’est formidable ce que vous faites !!! Bravo continuez !!! ». Jamais je n’aurais pu imaginer qu’ils soient des soutiens tant leur comportement semblait exprimer l’inverse, tant on aurait pu préjuger autre chose d’eux (par exemple, qu’ils ne s’intéressent pas aux questions numériques du fait de leur grand âge).

Les adversaires/l’adversité

Par rapport aux militants, les adversaires ne suivent pas les mêmes buts, n’ont pas les mêmes valeurs liées à ces buts, ni la même valorisation/dévalorisation de certains comportements. L’adversaire ne désigne pas nécessairement un individu, il peut être une structure (game) considérée par les militants/engagés comme causant de la souffrance ou des difficultés : par exemple, un système de benchmark au travail à la Caisse d’Épargne était perçu par ses opposants comme un adversaire à cause de la souffrance qu’il engendrait5, et cet adversaire était par extension niché dans les individus qui entretenaient, maintenaient et défendaient ce système problématique. Dans ce cas, un directeur avait joué le jeu du benchmark avec zèle, harcelant quotidiennement les employés mis en compétition constante et il y gagnait à pratiquer ce benchmark-game, car il remportait d’énormes primes, sans compter la « prestance » du statut. Mais par la suite, il a subi le même type de harcèlement, en a fait un infarctus, ce qui lui a fait prendre conscience de l’horreur à laquelle il avait participé. Dès lors, il a lancé l’alerte.

Reportage : les patrons mettent-ils trop la pression ?
Reportage : les patrons mettent-ils trop la pression ? (France 2, Envoyé Spécial, 28 février 2013.

L’adversaire, ce n’était pas lui en tant que personne, l’adversaire se nichait dans sa soumission, dans son zèle et dans son allégeance à un système déshumanisant : en tant que personne, il a changé suite à son infarctus, il a pu lever son aveuglement, prendre conscience de sa soumission et de ce qu’il avait fait d’horrible.

Tout comme l’allié n’est pas défini par ses caractéristiques personnelles, l’adversaire ne l’est pas non plus à cause de caractéristiques personnelles, mais parce qu’il joue à un jeu adverse dans lequel il est aliéné. Cette aliénation peut être dite culturelle et s’alimenter par d’apparents gros avantages, comme un statut très supériorisé par rapport à autrui, de très fortes primes, des faveurs énormes dans la société… Tout cela contribue à rendre l’individu aveugle à certaines souffrances, parce que les regarder en face comporte le risque d’une prise de conscience qui entraînerait à son tour de la culpabilité, puis s’ensuivrait l’impératif compliqué de devoir tout changer. Ces énormes avantages et autres supériorisations sont aussi un contrôle sur l’individu : c’est la carotte qui fait avancer l’âne, et prendre conscience de cet état de pion peut être très pénible surtout quand on s’est senti si supériorisé pendant longtemps. L’individu expliquera le fait qu’il ait plus de carottes qu’autrui comme de l’ordre du mérite personnel, alors que dans de nombreux cas, soit c’est un pur hasard, soit c’est juste une façon d’entretenir sa pleine soumission.

L’individu soumis à l’adversaire peut donc s’embrumer dans le déni, refuser de voir les conséquences des actes qu’on lui ordonne (ou qu’il reproduit par obéissance à des injonctions implicites de la société), parce que la prise de conscience serait une claque majeure pour son ego et aurait un fort retentissement dans l’organisation de sa vie. En d’autres termes, il persiste dans cette aliénation car abandonner ses attitudes et comportements aurait un coût bien trop élevé, et lui donnerait le sentiment de s’être investi et engagé pour rien.

Cependant cette aliénation culturelle peut être levée. Un adversaire qui a causé de la souffrance un temps peut tenter d’apporter une réparation, voire aider les militants sans pour autant voler leur parole ou les dominer encore une fois ; dans le reportage sur le benchmark, le harceleur a lancé l’alerte via son témoignage, a pu donner une information précieuse sur le mode de fonctionnement destructif de ce système. On voit aussi dans cette affaire que les syndicats se sont attaqués à la structure, à l’entreprise pour régler le problème et non à l’individu en particulier (manager, directeur…) qui serait seul pointé du doigt et dont la simple démission/licenciement suffirait à tout régler, car ils savaient que l’ennemi principal était le benchmark. Et, suite à l’action syndicale, la justice a interdit à la Caisse d’Épargne d’employer ce mode de management.6

D’autres caractéristiques de l’adversité

■ Selon les combats militants, l’adversité peut être difficile à montrer aux autres, et il est donc difficile de faire comprendre qu’il y a bien un problème. Par exemple, la surveillance généralisée est rendue le plus invisible possible pour se perpétuer, voire est dissimulée sous des artifices fun et attractifs7. D’où le fait que les militants ont souvent besoin de faire un travail d’information préalable.

■ L’adversité peut être très complexe à montrer, car elle est souvent systémique. Quand on veut expliquer un problème (voire simplement le nommer), on arrive très rapidement, à des choses totalement abstraites, des concepts qui sont difficiles à représenter. Par exemple, la liberté, l’égalité et la fraternité sont des valeurs abstraites, et chacun y plaque sa propre représentation (par exemple pour Sade, la vraie liberté c’était aussi d’avoir le droit de tuer et de violer sans être réprimé8) qui s’oppose à d’autres représentations (la liberté entendue comme une responsabilité, qui inclut donc des limites, notamment celle de ne pas porter atteinte à autrui puisque ce serait trahir sa propre responsabilité).

Dès lors, on peut tomber dans un puits sans fond d’explications très théoriques qui pourra rendre le combat militant élitiste, car il demande un certain niveau culturel ainsi qu’une veille quasi permanente des débats en cours afin d’être pleinement saisi. Ce faisant, le discours militant pourra d’une part paraître difficile d’accès pour le quidam et, d’autre part, ce haut degré de maîtrise théorique pourra décourager plus d’un à rejoindre cette militance, pourra même être vécu par d’autres comme une forme d’écrasement social et culturel, voire comme une forme de violence symbolique (quand il s’agit de classes sociales peu ou pas du tout favorisées). De plus, les militants eux-mêmes pourront perdre pied avec le terrain, se retrouver dans une tour d’ivoire sans prendre conscience de leur hauteur parfois condescendante. Au lieu de construire, d’agir, de se confronter aux adversaires, ils pourront perdre une énergie précieuse à force de débattre plus que de raison en interne sur des éléments secondaires, voire de se confondre dans des échanges interminables portant sur le sexe des anges.

■ L’adversité peut être très complexe à montrer, car hautement technique. On en revient au point précédent : si pour être un « bon » militant et comprendre le problème on doit maîtriser X langages de programmation, savoir bidouiller en profondeur tel OS, alors il n’y aura pas grand monde qui pourra voir qu’il y a effectivement un problème, ni même pour s’y confronter, tant ça demande de compétences et de savoirs. Pour contrer ça, les mouvements peuvent se centrer sur des problèmes plus accessibles aux personnes ou faciliter techniquement la militance.

■ L’adversaire, c’est souvent la soumission à l’autorité ou une allégeance d’un individu qui n’a pas conscience de son statut de pion. Au fond, les « vrais » ennemis qui auraient par exemple un plaisir sadique à voir la souffrance sont plutôt rares. On pourrait donc dans un mouvement militant s’interroger sur cet aspect, sur ce pourquoi il y a une soumission à telle attitude/comportement destructif et non à telle autre attitude/comportement constructif ; cela permettrait d’éviter de s’attaquer aux personnes elles-mêmes (car ça ne réglera pas le problème sur le long terme, on en discutera après), permettra plutôt de transformer leur rapport à l’adversité qu’ielles entretiennent, de les libérer de cette allégeance et de cette soumission, ce qui peut, à terme, leur faire éprouver une gratitude pour la cause militante.

Le spectateur (ou témoin ou tiers9)

C’est l’individu qui ne fait rien d’autre que poursuivre son train-train quotidien face à une situation qui éveillerait en principe l’action militante, ou dans laquelle les adversaires travailleraient à détruire. Il continue sa routine habituelle et ne fait rien pour ou contre les éléments qui se jouent dans la situation, qu’ils soient constructifs ou destructifs. La recherche a montré que plus on est dans une situation où il y a beaucoup de monde, moins on se sent acteur et moins on sera par exemple enclin à aider autrui si nécessaire, c’est l’effet spectateur/témoin10.

Effet du témoin. [XP] Peut-on compter sur un groupe pour nous porter secours ?
Effet du témoin. [XP] Peut-on compter sur un groupe pour nous porter secours ? Sur Peertube, sur Youtube. Vous pouvez consulter aussi l’expérience elle-même (Darley et Latané, 1968) ; plus d’infos aussi sur Wikipedia.

Être spectateur, ce n’est donc pas être insensible aux événements visiblement destructifs (harcèlement, agression), mais davantage ne pas savoir s’il faut intervenir ou ne pas savoir comment, ou encore avoir peur des conséquences si on sort de sa routine.

En situation militante, cela se complique davantage parce que l’individu lambda peut ne pas percevoir du tout le problème. Par exemple, un militant antipub repérera très vite en quoi tel panneau publicitaire sur la voie publique pose problème et pourrait vous donner mille arguments contre l’existence de cette pub. À l’inverse, le spectateur suit sa routine habituelle, est plongé dans ses pensées, c’est comme si les pubs n’existaient pas (et c’est exactement l’effet souhaité par les publicitaires, la pub s’adresse d’abord à nos processus inconscients11). Le spectateur peut être convaincu par les arguments des antipubs, peut-être qu’un temps il parviendra à analyser les panneaux pubs pour ce qu’ils sont, s’en énervera comme eux. Sa vision sera celle d’un antipub pendant un temps. Puis le quotidien reviendra lui effacer cette perspective, parce que nos processus attentionnels sont très limités et qu’on ne peut pas tout traiter consciemment en permanence. Le militant antipub aux stratégies constructives le sait, et le soulage en déboulonnant les pubs, en les hackant, en les subvertissant, il le libère ainsi de cette pollution mentale et attentionnelle le temps d’une action. Il y a là à la fois une confrontation avec l’adversaire ainsi qu’un soutien au spectateur car son espace visuel est libéré. Mais tout cela tombe à l’eau si la pub est remplacée par une injonction ou une attaque faite au spectateur.

Autrement dit, contrairement aux expériences de l’effet spectateur, la situation à potentiel militant ou dans laquelle un adversaire cause un problème a ceci de particulier que :

■ Le spectateur peut ne pas être informé ou ne pas pouvoir voir les problèmes de la situation. Et cela ne vient nullement du fait qu’il est « con », ses raisons peuvent être tout à fait légitimes, normales, banales. Je doute par exemple que les clients de la Caisse d’Épargne aient pu savoir que dans leur banque il y avait un tel harcèlement systématisé. Pour perdurer, la destructivité a besoin de se cacher, de se travestir, voire se parer d’arguments ou de promesses qui peuvent être très séduisants.

■ Le spectateur ne peut pas conscientiser en permanence tous les problèmes. Nos systèmes attentionnels sont vraiment très limités, et porter conscience sur une chose va demander de supprimer de l’attention sur une autre. Si on conscientise tout en même temps dans les détails, on ne peut qu’agir contre un seul des problèmes ou sur une seule chose à faire. Pire, l’hyperconscientisation peut être tellement massive qu’on en vient à ne plus rien faire tellement ça nous nous plonge dans un surmenage mental, ce qui est assez ironique. Tout comme on ne peut pas porter une centaine de kilos toute la journée en permanence, nos ressources mentales ne peuvent supporter mille attentions continuellement avec le même zèle.

■  Le spectateur peut ne pas avoir les capacités d’agir ou se sentir impuissant quant au problème conscientisé. Ça peut être le cas lorsqu’on évoque des problèmes d’ordre géopolitique ou qui nous paraissent bien éloignés. Soit le spectateur ressent de la détresse et cela peut le plomber parce qu’il ne peut rien faire, soit il va éviter le sujet parce qu’il sent déjà qu’il pourrait être plombé par un sentiment d’impuissance.

■ Le spectateur peut savoir, être conscient, mais sa situation ne lui permet pas de s’ajuster (d’ailleurs cela vaut aussi pour le militant) : par exemple, il peut savoir que les produits bio locaux sont bien meilleurs pour l’écologie, mais sa situation de pauvreté l’oblige à devoir rationaliser financièrement le budget nourriture (et donc acheter prioritairement ce qui est le moins cher) parce que c’est ça ou ne pas pouvoir payer le loyer, ou devoir sacrifier le chauffage l’hiver, etc.

■ Le spectateur peut savoir que ce problème gêne certains, mais il ne l’estime pas pour autant comme un problème prioritaire. Par exemple, il peut s’en foutre de respecter ou non l’orthographe et les recommandations de l’Académie (contrairement à un grammar nazi), parce que ce qui compte pour lui c’est de réussir à communiquer et à se faire comprendre, et ça marche y compris lorsqu’il y a des fautes.

■ Être un modèle de vertu ne va pas forcément avoir une influence positive qui sera imitée. Je précise cela parce que dans les expériences sur l’effet spectateur, si une personne va aider, alors tous les autres spectateurs vont sortir de leur passivité et aider à leur tour comme pour l’imiter. Mais s’il y a cet effet mimétique c’est parce que la souffrance est visible, que les spectateurs sentent qu’il y a un mal-être et ont besoin d’un exemple pour savoir que faire ou tout simplement s’autoriser à agir. Or, dans les situations à militance, la souffrance/les problèmes peuvent être en premier lieu totalement invisibles aux yeux du spectateur, qui ne saura même pas pourquoi vous faites cela. Je me rappelle un·e militant·e pour le zéro déchet qui rapportait son agacement car iel s’était fait·e envoyer bouler après avoir demandé à un traiteur d’utiliser sa propre boîte pour contenir les aliments plutôt que de suivre la procédure habituelle d’emballage du magasin12. Cette attitude n’est pas perçue comme « à copier » ni par l’employé (qui peut avoir perçu cela davantage comme une tentative de contrôle injuste de son comportement professionnel) ni par les autres clients dans la file (qui voient juste un autre client qui gaspille trop de temps et les fait attendre).

Cependant, face à l’adversaire, être un modèle vertueux peut effectivement être utile pour apparaître cohérent dans son combat : si on négocie avec les pouvoirs publics pour l’arrêt d’une politique polluante, mieux vaut ne pas arriver en SUV au premier rendez-vous, c’est un coup à se décrédibiliser totalement et à ne pas être écouté.

Certaines situations très particulières peuvent aussi renforcer l’importance d’être un modèle, notamment celles où n’importe qui peut faire la connexion entre ce comportement vertueux et une utilité sociale directe. Par exemple, durant la Première Guerre Mondiale, André Trocmé13, alors enfant, rencontre un soldat allemand qui lui propose à manger. Il refuse parce qu’on ne mange pas avec l’adversaire et Trocmé est déjà très patriote à l’époque (un jeu patriote rejetant toute interaction avec l’ennemi). Le soldat lui explique en toute sympathie qu’il n’est en rien un ennemi, car il a refusé de porter des armes, de tuer ou de faire du mal à qui que ce soit, il ne s’occupe que des communications. Trocmé est fasciné parce qu’il ne savait pas cela possible, ils continuent de parler, mangent le pain ensemble. Ce modèle restera gravé à jamais dans sa mémoire, et Trocmé participera plus tard avec sa femme et tout le village de Chambon-sur-Lignon à résister, à cacher et sauver entre 3500 et 5000 Juifs de la mort14; son patriotisme a évolué, et l’adversaire n’est plus vu dans l’individu, mais dans la destructivité auquel il peut être allégeant. À noter que la résistance de Chambon-sur-Lignon a été très particulière, car elle s’est faite sans chefs ni organisation formelle, simplement par une cohésion tacite.

Être un modèle même modeste dans ses actions, mais dont la prosociabilité de l’engagement est visible, indéniable pour les enfants, peut inspirer ceux-ci, pourra peut-être leur donner le courage de savoir quoi faire face une adversité qu’on n’aurait pas pu imaginer.

En fait, pour résumer ce débat « faut-il être un modèle de vertu/de pureté devant les spectateurs? ». Je dirais que cela n’a un impact positif que si les bénéfices prosociaux qu’apporte le comportement sont directement perceptibles par autrui (via moins de souffrances, moins de menaces, plus de relations sociales positives, plus de bonheur, etc.).

Que va faire le militant avec ce trio ?

En toute logique, on peut imaginer que le militant va donc tenter de renforcer la cohésion et la diversité des alliés, notamment en accordant de l’attention positive au spectateur (lui donner des informations utiles, lui faire vivre des prises de conscience qui l’aident aussi, prendre le temps de chercher à le comprendre pour mieux répondre à ses besoins, le libérer, etc.). Il va combattre l’adversité tant au niveau distal, mécanique, systémique que dans la recherche d’une prise de conscience chez l’adversaire (ce dernier comprendrait alors que ce sont les mécaniques adverses en lui qui l’empoisonnent, et pourrait donc décider de les abandonner, les transformer, etc.).

On peut déduire de cette logique trois pans d’actions (potentiellement cumulables/menés de concert) dans le jeu militant, à savoir : la confrontation, la construction et l’information.

La confrontation

Le militant se confronte à l’adversaire. Cela peut se faire via des négociations, du lobbying, des manifestations tout comme du sabotage, du hacking, via un combat direct. Dans les mouvements non violents15 du passé, cela a pu se manifester par l’appropriation de droits qui étaient pourtant interdits à certaines personnes de façon injuste : par exemple, Rosa Parks s’est assise dans le bus à une place qui lui était interdite par sa couleur de peau ; les militants afro-américains pour les droits civiques sont allés dans les restaurants, épiceries qui leur étaient interdits, etc. La réponse/riposte de l’adversaire a été parfois épouvantablement violente, frappant les militants, les emprisonnant, les tuant, mais ils ont tenu bon, ont continué à se confronter, en vivant, en étant là, dignes et laissant l’adversaire révéler son vrai visage de haine. La confrontation peut avoir des facettes très variées, allant d’une furtivité totale de ses membres (par exemple le sabotage, le hacking) jusqu’à une forte visibilité publique, elle peut accepter des actions illégales comme prendre appui sur la loi. Il y a vraiment énormément de possibilités de se confronter à l’adversaire, toutes très différentes dans leurs stratégies et buts.

La construction

Le militant construit un objet, un environnement social, des façons de faire/de s’organiser, etc. Ce qui est à l’opposé ou radicalement différent de ce que fait l’adversaire, et se pose comme concurrence au niveau du bien-être (ce qui est construit cause moins de souffrances, l’humain y trouve plus de bien-être, de bonheur, etc.). Par exemple, j’ai découvert parmi les hackers des façons de s’organiser do-ocratique « le pouvoir à celui qui fait », très différentes de la façon dont on se structure traditionnellement dans le monde du travail. Là, n’importe qui pouvait monter une opération avec un pouvoir de décision propre à son initiative ; ou si untel était connu pour avoir réussi tel aspect technique de l’opération, il était convié aux opérations impliquant ces mêmes techniques. Par contre, on pouvait l’envoyer balader s’il venait faire son chef dans une opération pour laquelle il n’avait rien fait, qu’importent ses faits d’armes dans tel autre domaine. Il y avait là des valeurs anti-autoritaires, anti-hiérarchiques qui étaient vécues concrètement dans le quotidien et qui pouvaient être perçues dans la façon d’organiser les actions.

Le groupe militant construit et vit dans des modes d’organisation qui peuvent aussi constituer une confrontation avec l’adversaire, dans le sens où cette construction révèle à quel point ces modèles adverses peuvent être périmés ou malsains, puisqu’il prouve de fait que l’inverse peut fonctionner mieux, de façon beaucoup plus humaine et plaisante.

L’information

C’est la révélation aux spectateurs/futurs alliés du problème, par exemple le lancement d’alerte, le témoignage, le leak… ; cela peut aussi se faire au travers d’ateliers/évènements à des fins d’éducation populaire, ou à travers toutes sortes de formes d’enseignement. Dans le milieu hacker (comme dans le milieu du renseignement), on considère l’information comme le pouvoir : on ne peut faire certaines choses que si on sait certaines choses. C’est ce qui fait que chez les hackers la libération de l’information à tous est considérée comme un empuissantement de la population et une victoire en soi : c’est par exemple ce qu’a fait Alexandra Elbakyan avec Sci-hub et qui permet à n’importe quel chercheur ou personne curieuse d’avoir accès à quasiment toutes les recherches scientifiques, sans avoir à se ruiner.

À l’inverse, l’adversaire a souvent des pratiques de rétention ou de déformation d’infos qui lui permettent d’avoir un contrôle sur les personnes et les situations.

Manipuler l’information (en donner certaines et pas d’autres, mentir sur les faits, informer certains et pas d’autres, inventer de fausses informations, etc.) peut aussi permettre de dominer une personne et la contrôler d’une façon ou d’une autre, que ce soit pour en tirer plus d’exploitation de force de travail ou obtenir une allégeance : si je fais croire à telle information fausse, alors j’obtiens de la légitimité auprès de ceux qui vont y croire, voire une certaine autorité, donc je peux mieux les exploiter (c’est ce que peuvent faire les acteurs d’un mouvement sectaire, par exemple la scientologie).

En scientologie, chaque niveau pour être « clair » coûte plusieurs milliers de dollars, et consiste en des révélations...
En scientologie, chaque niveau pour être « clair » coûte plusieurs milliers de dollars, et consiste en des révélations. Les militants anti-sciento ont donc tout simplement révélé celles-ci : à OT3, pour 158 000 dollars, les adeptes apprennent que Xenu, un méchant extraterrestre a envoyé une partie de sa population dans nos volcans, et comme ça ne suffisait pas, il a aussi balancé des bombes H. Mais il restait des bouts d’extraterrestres, les bodythétans. Le clan de Xenu leur ont implanté des images de la future société terrienne : toutes les religions sont pures illusions inventées par la troupe de Xenu afin de tourmenter à jamais ces bodythétans. Et ces bouts d’extraterrestes plein d’illusions se sont mis en grappe en nous, heureusement la scientologie a la solution pour les virer (mais il va falloir payer). Pour 316 000 dollars, vous apprendrez aussi que Ron Hubbard était la réincarnation de Bouddha, que Lucifer était le représentant de la confédération galactique et que Jésus était homosexuel (la scientologie est homophobe). En principe, après avoir lu ça sans pour autant être scientologue, vous devriez être en combustion spontanée. Plus d’infos sur wikileaks, whyweprotest, et hacking-social. (Image provenant du magazine Advance de la scientologie, dans les années 80).

Le travail militant sur la libération de l’information n’est donc pas juste une façon d’informer/d’éduquer les spectateurs ou de renforcer la cohésion entre alliés. Il s’agit aussi de hacker les mécaniques de l’adversaire, d’entraver les façons dont il tire du pouvoir de domination. Ainsi, même le témoignage le plus simple révélant comment se déroule dans le détail une journée de travail dans telle entreprise (indépendamment d’une démarche militante) donne potentiellement du pouvoir d’agir à celui qui le lira, parce qu’il aura plus d’éléments pour décider de son comportement face à cette entreprise. Il y a très longtemps je me souviens d’un employé bossant à Quick qui avait été licencié et menacé de procès pour avoir simplement raconté ses journées sur Twitter16, tweets qui évoquaient les manquements à l’hygiène et qui le choquaient à raison (il y avait déjà eu un ado de 14 ans mort par intoxication17 après avoir mangé dans ce même restaurant) : c’est extrêmement révélateur à mon sens des mécaniques de domination car les entreprises ont besoin de garder le contrôle de l’information pour perpétuer leur contrôle, maintenir le statu quo, préserver leur levier d’exploitation, de profit.

Cependant, précisons que nous avons la chance de vivre dans un monde où l’humanité n’a jamais eu autant accès à l’information, mais que la contrepartie est que nous sommes constamment bombardés de nouvelles infos, qu’il y a une très forte concurrence sur le marché de l’attention.

Autrement dit, il y a un autre enjeu qui se lie à cette problématique de l’information : la question de l’attention et des façons de la capter. L’information même la plus empuissantante est en concurrence avec des vidéos d’animaux mignons, de divertissement en général, des informations plus émotionnelles et donc plus attractives (forte colère, drama, peurs), et des stratégies puissantes de communicants qui jouent sur le grand échiquier de l’attention avec brio pour décider de ce qui occupera les esprits à tel moment (voir ce reportage absolument sidérant, je vous le conseille vraiment vivement :

Jeu d’influences – les stratèges de la communication, partie 1, partie 2.

Libérer l’information ne suffit plus, il y a aussi tout un art à développer pour la rendre accessible à tous, attractive, afin que son potentiel empuissantement et son utilité sociale soit mis en valeur.

Le jeu militant déconnant

Les milieux militants jouent en général sur ces trois registres en même temps, la construction permettant à la fois de renforcer la cohésion entre alliés et spectateurs, voire à séduire l’adversaire qui va alors laisser tomber sa destructivité ; la mission d’information visant souvent le soin des alliés ou spectateurs et la diminution du pouvoir de domination de l’adversaire ; et la confrontation se faisant contre les mécaniques adversaires et ses systèmes.

Alors pourquoi la militance déconnante fait-elle l’exact inverse, jouant un jeu aux règles inverses ?

Pourquoi se confronte-t-elle aux alliés et spectateurs (mais pas à l’adversaire) ? Comme les grammar nazis qui se confrontent à l’ensemble des gens faisant des fautes, mais jamais ne se confrontent de manière radicale à la langue et ses problématiques linguistiques qui pourtant sont directement en cause dans nos erreurs (erreurs qui sont d’ailleurs souvent très logiques).

Pourquoi la militance déconnante ne construit-elle rien et préfère s’attaquer à ceux qui construisent ?

Pourquoi la militance déconnante ne libère-t-elle pas l’information pour empuissanter, mais préfère l’utiliser comme une massue pour corriger les gens ? Comme ceux qui militent au nom d’une pseudo zététique via des échanges dont la dynamique est identique à celle des grammar nazis, reprochant à tout va les biais d’untel ou ses arguments mal construits, sans voir que les biais et la « mal-construction » des arguments n’a rien d’une faute, et en dit beaucoup plus sur les attentes, les besoins, les motivations des personnes concernées et que c’était peut-être cela qu’on pourrait peut-être prioritairement regarder.

C’est cela que j’appelle du militantisme déconnant : en combattant les alliés et spectateurs, en ne construisant rien d’utile, en n’informant que pour taper, il produit un dégoût pour son sujet. Qui veut se renseigner, soutenir, joindre quelque chose qui est perçu comme menaçant ? Plus grave encore, cette déconnance laisse tout le champ à l’adversaire de s’étendre, laisse les causes premières de la destructivité persister, invisibilise parfois les autres militances non déconnantes.

Autrement dit, les mêmes objectifs que ceux d’un saboteur, d’un ennemi au mouvement.

(à suivre…)

Si vous trouvez ce dossier intéressant, vous pouvez témoigner de votre soutien aux travaux de Hacking Social par un don sur tipee  ou sur Liberapay

 


  1. Employer ce mot anglais plutôt que le français « jeu » est plus pratique (ici ou ailleurs) parce qu’en français (et d’ailleurs dans d’autres langues) nous n’avons pour seul mot que « jeu/jouer/jouet » dont l’orthographe est laborieuse pour séparer deux réalités totalement différentes : le game (jeu) ce serait le plateau de Monopoly, les règles, les buts ; le play (jeu) c’est l’élan du joueur, sa motivation, son énergie à saisir ce jeu qui peut être très variable, comme jouer de manière très conformiste et dogmatique (suivre toutes les règles au pied de la lettre, atteindre le but), de manière hacker (on change les règles pour que ce soit plus fun, moins injuste pour les enfants, etc.), tricheur (faire semblant de suivre les règles pour gagner plus facilement), etc. Les façons de play peuvent changer le game (ou pas si on le joue conformiste). Et ça vaut aussi dans l’emploi de métaphores comme « peser dans le youtubegame », qui se réfère au respect du game de YouTube dans son play conformiste (=augmenter son nombre d’abonnés/de vues, être en tendance, respecter les règles de copyright et les pressions implicites à ne pas parler de sujets qui fâchent les annonceurs, etc.), mais le play sur YouTube pourrait être différent (faire une vidéo antiyoutube en cherchant à ne pas fâcher les annonceurs, en respectant le copyright, etc.).
  2. Terme provenant de Colas Duflot qui définit le jeu comme l’invention d’une liberté dans et par une légalité, et cette liberté singulière d’employer ce concept pour des structures qui ne sont pas du jeu, mais dans le champ de la recherche des game-designers portant sur la ludification/gamification, on peut constater que les différences entre une structure « sérieuse » et une structure de jeu ne sont pas si énormes, l’une se confondant avec l’autre, parfois volontairement, parfois involontairement. Sources (non exhaustives) : Colas Duflot, Jouer et philosopher, PUF, 1997 ; Eric Zimmerman et Katie Salen, Rules of play. Game Design Fundamentals, MIT Press, 2003.
  3. Oliner (1988)
  4. Sauf dans le cas de groupes fascistes, ethnocentriques, autoritaires, qui filtrent selon la couleur de peau, l’origine ethnique, des caractéristiques physiques. Sauf également dans des groupes dogmatiques où il pourrait y avoir une exigence à être selon une norme extrêmement stricte, tout du moins d’un point de vue comportemental.
  5. Je prends ici la question du benchmark qui a été mis en place à la Caisse d’Épargne, et qu’on peut voir décrite notamment dans ce numéro d’Envoyé spécial « Les patrons mettent-ils trop la pression ? », datant du 28 février 2013.
  6. Libération, « La Caisse d’Epargne Rhône-Alpes condamnée pour avoir mis ses employés en concurrence », 05/09/2012.
  7. En captologie, B. J. Fogg dans « Persuasive Technology : Using Computers to Change What We Think and Do » rapporte qu’une application ludique pour enfants questionnait ceux-ci de temps en temps sur les habitudes personnelles de leurs parents. Il s’agissait d’obtenir des informations très personnelles en vue de profit, et tout cela de façon la moins détectable possible. Vu que c’était intégré autour d’un jeu fun, impossible pour l’enfant de détecter le problème.
  8. Youness Bousenna, « Viol et meurtre, la République selon Sade », Philitt, 24/04/2016.
  9. Je garde prioritairement le terme « spectateur » plutôt que « témoin » ou « tiers », parce que d’une part c’est celui qui est le plus utilisé dans ma chapelle qui est la psychologie, et parce que d’autre part je trouve qu’il connote davantage la passivité face à un « spectacle » et pointe bien du doigt le problème. Le terme « tiers » (qui renvoie aussi au spectateur) est davantage utilisé dans l’analyse des génocides, notamment en histoire pour décrire l’inaction des États voisins alors qu’un génocide est imminent ou en cours mais qu’il y a passivité face à ce phénomène, voire un déni. J’utilise moins le mot témoin, parce qu’on aurait tendance à imaginer que celui-ci va un jour témoigner, ce qui est déjà ne plus être passif. Le témoignage peut potentiellement aider une victime, voire lancer l’alerte. Or, si aucune autorité ne le leur demande, les spectateurs n’apporteront pas leur témoignage pour autant, voire peuvent témoigner de façon incomplète pour cacher la passivité dont ils peuvent avoir honte a posteriori.
  10. Vous pouvez consulter aussi l’expérience elle-même (Darley et Latané, 1968) ; plus d’infos aussi ici (Wikipédia).
  11. Quand je parle de processus inconscients, je ne parle pas en langage psychanalytique, mais en termes neuro. On parle ici de processus cognitifs inconscients. Notre cerveau traite l’information même si on n’en a pas conscience, il enregistre les stimuli, les associations positives/négatives. Les décisions que l’on prend sont également d’abord prises de façon inconsciente avant d’arriver dans notre conscience. Les cours de Stanislas Dehaene expliquent ceci fort bien, vous pouvez les trouver ici. Je sais qu’il est « cancel » par certains notamment parce qu’il a bossé avec le gouvernement, il n’en reste pas moins que ses cours sont très bien foutus, très sérieux et accessibles et n’ont rien de néolibéral ou de macroniste, c’est de la psychologie cognitive et de la neuropsychologie.
  12. Je ne retrouve plus la source, ça date, mais c’était peut-être issu de Béa Johnson dans son livre Zéro déchet à moins que ça ne vienne d’un témoignage masculin sur twitter ; d’où également mon emploi de « iel ».
  13. Dans Magda et André Trocmé, Figures de résistance, textes choisis par Pierre Boismorand, Cerf, 2008.
  14. Les chiffres sont difficiles à estimer.
  15. À ne pas confondre avec la notion de pacifisme : les mouvements non-violents peuvent détruire également, saboter, « s’attaquer à », ou se défendre légitimement… Autrement dit, ils peuvent être des « fouineurs à chapeau gris ». C’est simplement qu’ils refusent de détruire les personnes. Même Gandhi, non-violent, disait à ses militants qu’il était OK de tuer l’adversaire si celui-ci s’apprêtait à le tuer. Il y avait des ateliers de défense physique (et mentale) chez les militants non-violents de Martin Luther King. Contrairement aux moqueries que je vois passer sur la toile et ailleurs, les non-violents étaient badass, n’avaient rien de tenants d’un pacifisme moralisateur et lâche se refusant à toute prise de risque, à toute confrontation.
  16. Le Courrier Picard, « Le déluge s’est abattu sur l’équipier Quick après l’épisode Twitter », 08/08/2013. et aussi ici.
  17. Le Parisien, « Quick d’Avignon : Benjamin, 14 ans, est bien mort intoxiqué », 18/02/2011.



Quand le militantisme déconne : injonctions, pureté militante, attaques… (1/8)

Le feuilleton en 8 épisodes dont nous entamons aujourd’hui la publication n’est pas un simple mouvement d’humeur contre certaines dérives du militantisme mais une réflexion de fond sous l’angle de la psychologie sociale, nourrie et illustrée d’exemples analysés.

Comme la question compliquée et parfois houleuse du militantisme nous intéresse depuis longtemps à Framasoft, nous avons demandé à l’autrice, Viciss de Hacking Social, de s’atteler à la tâche.

Voici une première partie introductive de son intéressante contribution, dans laquelle elle explique son cheminement, entre éloge du militantisme et constat lucide de ses dérives toxiques, qui l’ont amenée à adopter un regard analytique qu’elle partage avec vous.

Nous publierons un nouveau chapitre de son travail chaque vendredi à 13:37 sur le Framablog, mais si vous préférez, vous pouvez télécharger dès maintenant l’essai intégral de Viciss qui comprend une bibliographie revue et augmentée :

Toutes les sources sont sous licence Creative Commons CC-BY-SA et disponibles sur ce dépôt.


Introduction – Quand le militantisme déconne

par Viciss

Si vous cherchez un article à charge contre le militantisme en général, je me dois de vous prévenir d’emblée, ce ne sera pas le cas ici : j’ai été militante à trois reprises, dans des milieux radicalement différents (en syndicat, parmi des hackers grey hat1, parmi des youtubeurs) et ces trois expériences ont été mémorables à bien des titres. J’ai appris énormément auprès des autres militant·es, dans l’action, même dans les moments les plus pénibles, comme ces moments de confrontation avec « l’adversaire » (celui qui représentait/défendait le maintien des problèmes structurels pour lesquels on luttait). J’ai eu des opportunités de faire des choses que je ne pensais jamais pouvoir faire dans ma vie. Cela m’a prouvé que même si l’on est officiellement « sans pouvoir », en fait si, on peut choper un pouvoir d’agir, pour transformer les choses, et ensemble ça peut marcher, avoir des effets conséquents. Jamais je ne regretterais d’avoir participé à tout ça, connu de telles expériences, même avec tous les aspects négatifs qu’elles ont pu avoir, que ce soit à travers les pressions, les déceptions, les difficultés, la violence et la paranoïa, les faux pas : parce qu’on était là, ensemble, et on sortait de l’impuissance, on créait quelque chose qui transformait un peu les choses, qui comptait, qui était juste.

J’ai aussi une énorme sympathie pour les milieux militants que je n’ai pas expérimentés. Par exemple, je n’ai jamais milité directement pour le libre, mais j’ai toujours eu plaisir à découvrir les nouveautés libres, à les tester, à les adopter parfois. Et ça vaut pour tout un tas de mouvements très variés.

Pourquoi cette sympathie et gratitude générale pour les militants ? Très sincèrement parce que leurs actions répondent parfois à mes besoins (psychologiques ou non) et ont une résonance particulièrement empuissantante que j’aime ressentir, que ce soit grâce à l’astuce d’une chimiste écolo pour fabriquer ses produits cools, les crises de rire devant le Pap 40, l’appréciation esthétique qu’offre le travail souvent engagé de Banksy, le réseau social libre qui me laisse plus de caractères que Twitter, la sororité féministe qui m’a permis d’éviter mes foutus biais d’internalité, l’accès à l’info rendu possible grâce par des grey hat qui littéralement me permet de travailler pleinement au quotidien (Merci Aaron Swartz, Alexandra Elbakyan, Edward Snowden, et tous les inconnu·es qui bidouillent dans l’ombre à libérer l’info), etc. Et si tout cela répond à mes besoins, résonne, m’augmente, aide à me développer, m’offre des solutions ou m’ouvre l’esprit à d’autres solutions, cela doit avoir cet effet bénéfique chez d’autres. Et c’est effectivement le cas, quand on étudie la militance sous une perspective historique, à travers les décennies.

Le pap’40 en action
Le pap’40 en action (sur dailymotion) ; sa chaîne Youtube

Là, le bénéfice est à un autre niveau que je qualifierais de totalement épique : les changements sociaux proviennent toujours d’abord de collectifs qui militent pour faire avancer les choses.

On découvre que cette puissance de l’action militante résonne à travers les siècles, on peut la sentir lorsqu’on étudie l’histoire des Afro-américains et la conquête de leurs droits, l’histoire des résistances sans armes durant la Seconde Guerre Mondiale, l’histoire du féminisme, l’histoire LGBT, l’histoire des hackers et bien d’autres mouvements !

Tout, de la petite info à la petite innovation, du mouvement massif à l’action solitaire la plus risquée, nous offre un espoir de dingue : on peut changer le monde en mieux, on peut le faire ici et maintenant, on peut avoir ce courage, et ce qu’importe la taille de la destructivité contre laquelle on lutte, que ce soit contre un régime autoritaire, contre une situation de génocide, d’esclavage, de manipulation, de crise, d’oppression, de dangers… On peut tenter quelque chose pour que cette résistance fonctionne au mieux, même si on n’a rien. Et on peut le faire avec une arme de compassion massive qui irradiera pour des générations entières. Franchement, c’est à pleurer de joie et de soulagement prosocial que de lire les histoires des sauveteurs durant la Seconde Guerre Mondiale, c’est ouf la force de construction que transmettent les écrits de Rosa Parks, Martin Luther King, et tant d’autres.

J’ai tellement de gratitude pour toutes ces personnes, pour quantité de mouvements, c’est pourquoi je tente d’en parler quand je le peux, sous l’angle des sciences humaines : je suis partageuse de contenus sur le Net à travers Hacking-social/Horizon-gull depuis plus de 7 ans avec Gull, d’une façon engagée. On vulgarise les sciences humaines d’une façon volontairement non-neutre, c’est-à-dire en prenant parti contre tout ce qui peut détruire, oppresser, exploiter, manipuler les gens, et en partageant tout ce qui pourrait aider à viser plus d’autodétermination.

L’œuvre des militants, des activistes et autres engagés fait donc partie de ma ligne éditoriale depuis la création du site HS.

Mes angles éditoriaux se sont transformés au fil du temps, d’une part pour une raison assez positive qui est une addiction de plus en plus prononcée pour fouiner dans la littérature scientifique, et d’autre part parce que j’ai commencé à rechigner à parler des combats militants actuels, quand bien même je les soutenais, et parce que j’avais plein de choses positives à dire.

Progressivement, j’ai opté pour des compromis, comme parler de militance uniquement si celle-ci avait pu être étudiée au travers de recherches scientifiques en sciences humaines et sociales. C’est ce que j’ai pu faire d’ailleurs en toute tranquillité avec la justice transformatrice, qui aborde en partie le travail de militants abolitionnistes du système pénal, et qui a été bien accueilli sans doute parce que ce n’était pas un sujet ni d’actu, ni français. Ça n’a hurlé que très peu, et seulement sur un réseau social pour lequel je m’attendais à ce genre de réaction épidermique.

Je me rends compte aussi que plus les années ont filé, moins j’ai repartagé de contenus divers sur les réseaux sociaux (tout confondus), moins j’ai fait de posts sur ceux-ci, moins j’ai osé m’exprimer, poser des questions, faire des remarques, etc. Actuellement, je constate que je ne partage que des infos liées à nos thèmes habituels (alors que je croise tout un tas de contenus que je pourrais partager). Parfois, je n’informe même pas de notre activité sur certains réseaux sociaux parce que je n’ai pas l’énergie/la patience de gérer certaines réactions : l’énervement à cause d’une image/ de l’entête pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’article ; le mépris parce que j’ai posté ça aussi sur une plateforme impure liée aux GAFAM2 ; la colère parce que le sujet principal de l’article ne portait pas précisément sur celui que certains auraient voulu ; le dégoût parce qu’il y a un anglicisme/un néologisme ; les injonctions à mettre des TW3 ou autres balises alors que j’ai consacré des paragraphes complets à faire des avertissements dans l’article ; la condescendance pour la recherche/la statistique/l’expert·e citée, car elle a été pointée du doigt un jour par un tribunal pseudo-scientifique/pseudo-zététicien/pseudo-sceptique (que je prenne en compte pendant X pages de critiques scientifiques et que je les discutent ne compte pas, j’aurais dû ne pas en parler tout simplement, car y faire référence c’est déjà trop) ; le rejet par un tribunal grammar-nazi-académique parce que j’ai mis mes sources bibliographiques à la fin de l’article et non dans le corps de texte, etc.

Et dans ma tête, il y a ainsi une liste noire qui grandit au fur et à mesure, de sujets à ne pas ou ne plus aborder sur le Net, quand bien même je les estime avec amour ou qu’ils comptent à mes yeux, que je sens que ça pourrait être utile à autrui, parce que je sais que cela ne sera pas entendu de la sorte, et que, avouons-le, je n’ai pas le courage d’encaisser ce qui va s’ensuivre. J’ai autocensuré notamment des problématiques militantes pour lesquelles je suis directement concernée, parce que lisant comment cela se passait pour d’autres sur les réseaux sociaux, en découvrant la pureté requise pour pouvoir en parler, et la méfiance qu’on aurait d’emblée à mon égard de part mes « endogroupes »4 si je les révélais, je sais d’expérience que les attaques toucheraient trop à ma personne et que, sous le feu de l’émotion, je serais capable de m’auto-annuler, c’est-à-dire détruire mon existence sur le Net, et mon travail avec. Le fait d’avoir vu tant de collègues détruits de la sorte, alors qu’ils avaient un propos doux, juste, socialement tellement utile, créatif, me confirme malheureusement que cette liste noire de sujets, je dois la maintenir pour l’instant si je veux continuer à faire ce que je fais.

« Encore un boomer qui crie “on peut plus rien dire gnagnagnaa” parce que des militants soulignent ses erreurs et qu’il ne veut pas les assumer !! » pourriez-vous me dire ; je comprends tout à fait qu’on puisse avoir ce réflexe quand quelqu’un se plaint du militantisme-correcteur du Net. Mais cette liste noire qu’est la mienne ne veut pas dire que j’estime que je ne peux plus rien dire. Elle veut surtout dire que j’ai dû développer au fil du temps des stratégies et des hacks plus ou moins sournois non pas pour pouvoir m’exprimer sans me prendre des reproches plein la tête, non pas pour convaincre5, mais pour ne pas être dégoûtée de mes propres engagements à cause de quelques militants qui partagent ces mêmes engagements. Pour le dire plus simplement : j’ai peur du jugement des alliés.

Je n’ai pas d’angoisses particulières vis-à-vis des individus que je sais « adversaires » de ce dont je vais parler. Par exemple, je suis assez détendue sur le fait de parler de l’autoritarisme comme quelque chose de problématique et j’attends parfois avec impatience les défenseurs de l’autoritarisme pour discuter avec eux. Comme je ne cherche pas à convaincre, je n’ai absolument pas de problème à ce qu’ils rejettent le contenu avec véhémence, ce qui est d’ailleurs plutôt cohérent de leur part. Je peux même être admirative quand ils arrivent à exprimer pleinement, sans complexes, ce qui les gêne, parce qu’ils s’affichent sincèrement avec leurs valeurs, quand bien même elles sont parfois horribles (au hasard, en appeler à tuer les 3/4 de la population ou envoyer en enfer les gens comme moi). Et dans cette confrontation sincère, je récolte des informations précieuses pour de futurs contenus (les adversaires véhéments sont au fond d’excellents contributeurs involontaires).

Par contre, c’est vraiment dur de se prendre de la haine de la part d’individus qui, je le constate après discussion, ont les mêmes valeurs que celles diffusées dans le contenu qu’ils blâment, ont les mêmes engagements, les mêmes objectifs. Ils me crient dessus parce que je n’ai pas parlé de ceci ou de cela, que j’ai utilisé un mot qui ne leur plaît pas, un en-tête qui aurait dû d’une manière ou d’une autre contenir tout l’article, parce que je n’ai pas utilisé un mot ou cité une référence qui leur paraissait indispensable, etc. Bref, ces reproches et cette colère de la part d’alliés, de camarades, de confrères, j’ai eu beaucoup de mal à les digérer et à les comprendre, d’autant plus qu’ils sont advenus pour des sujets auxquels je ne m’attendais pas le moins du monde.

Un jour j’ai parlé par exemple d’une expérience d’éducation alternative6. Je me suis centrée sur ce qui s’y faisait et était particulièrement cool dans le développement de l’autonomie et de l’empuissantement de l’enfant, au top vis-à-vis de ce qu’on sait en psycho- et neuro-. Puis j’ai fait ce que j’estime à présent une erreur, j’ai repris toutes les critiques disponibles à l’encontre de cette expérience afin de les debunker. C’était du débunkage ultra simple, puisque les 3/4 des critiques portaient sur des éléments qui n’étaient même pas présents dans cette expérience ou encore s’attaquaient personnellement à la personne qui l’avait menée sous forme de procès d’intention, or ces caractéristiques n’avaient strictement aucun lien avec l’expérience elle-même. Plus important à mes yeux, les critiques vantaient parallèlement un mode d’éducation autoritaire, très conservateur (globalement, on revenait 100/150 ans en arrière) basé sur le contrôle ; ils voyaient le plein développement de l’autonomie chez l’enfant comme une menace. Scientifiquement7, on sait pourtant que le contrôle autoritaire sape la motivation et le potentiel des enfants ; le seul « atout » de l’éducation autoritaire est de transformer la personne en pion, contrôlable extérieurement par des autorités, et intérieurement par des normes pressantes.

Les critiques n’ont pas fait gaffe à ça, et se sont plutôt ralliés à ces autoritaires pour tenter de me convaincre à quel point la personne ayant mené l’expérience devait être annulée pour de soi-disant accointances avec le néolibéralisme (ce qui est totalement faux quand on analyse le travail dans les faits), ignorant totalement les détails de l’expérience et ses apports. Et ce type d’accusations venait d’individus qui, très souvent, était des militants actifs menant des expériences éducatives quasi similaires à celles que cette expérience vantait… C’était ouf, et même des années après publication de ce contenu je reçois encore des messages pour tenter de me convaincre que cette personne est mauvaise, donc que l’expérience l’est, et que je devrais annuler mon avis positif.

Tout ceci a été vraiment saoulant, d’autant plus que naïvement je pensais qu’on pouvait espérer une sorte de cohésion contre les modes éducatifs autoritaires/contrôlants, ce qui est le point commun à quasi toutes les expériences d’éducation alternative. Mais non. Ça a été l’article le plus « polémique » du site, je n’en reviens toujours pas.

Depuis ce jour, je n’ai plus parlé d’éducation alternative, même si pourtant d’autres militants m’avaient proposé de façon stratégiquement plus intéressante de faire découvrir leur école et leur mode de fonctionnement. Je suis passée à des sujets plus safe, l’un de mes pare-feux étant désormais de parler d’études, expériences, actions se déroulant hors de notre pays et n’étant pas d’actualité, ou très indirectement.

Aussi, je ne debunke plus rien (du moins, pas de cette façon officiellement affichée), parce que cela n’a strictement aucune résonance constructive8, et j’ai l’impression que certains se servent de ce qui est alors estimé comme « vrai » pour se permettre d’attaquer (de manière disproportionnée) ceux qui sont dans le « faux », ce qui est une dynamique qui ne m’intéresse pas du tout d’alimenter.

À la place, je bidouille pour trouver des sujets à écho et je les tricote d’une façon à ce que, quand même, ils fassent résonance avec ce que nous vivons ici et maintenant. D’un côté, cela aura eu le grand avantage de me pousser à chercher des sujets inédits et à développer une forme de créativité plus hackeuse que je n’aurais peut-être pas eu sans cette saoulance.

Bref, tout ça pour dire que je ne m’autocensure pas par peur des « ennemis », mais davantage par crainte de la punition des alliés et acteurs de cette cause commune que nous défendons. Je constate que d’autres créateurs de contenus partagent cette même crainte de l’endogroupe davantage que de leur ennemi :

L’annulation (le canceling) - ContraPoint
L’annulation (le cancelling) – ContraPoint. Sur Youtube sous-titré en français (ici) et sur Peertube, sous-titré en anglais et en espagnol (ici)

Et ça vaut malheureusement aussi pour le libre : j’ai toujours autant de respect et de sympathie pour le libre, parce que j’ai la chance de connaître des libristes fortement prosociaux que j’adore, et que j’utilise au quotidien du libre – ça répond à mes besoins de compétence et de sécurité numérique –, et, ayant adopté depuis longtemps une certaine éthique hacker, j’adhère au discours libriste qui fait partie de la grande famille hacker.

Mais la campagne de certains militants pour PeerTube a été, malgré tout, extrêmement soûlante.

Au départ, Gull et moi-même étions enthousiastes pour promouvoir et publier sur PeerTube, on s’est vite renseignés, on a été hébergés sur une instance dès que cela a été possible. Parfois, il y avait des down sur l’instance en question, alors selon l’état de la mise en ligne, je partageais ou non le lien des vidéos via PeerTube. Qu’importe notre présence ou absence ponctuelle, on nous a reproché de ne pas être sur PeerTube, on nous a fait de longs messages condescendants pour nous expliquer pourquoi il fallait être sur PeerTube et pourquoi il fallait arrêter d’être sur YouTube, on nous a engueulés parce que l’instance était down et que de fait telle vidéo ne pouvait ponctuellement être vue que sur Youtube. On ne pouvait pas annoncer une vidéo avec joie sans que celle-ci soit instantanément rabattue par un commentaire reprochant notre manque d’éthique à mettre un lien Youtube et non PeerTube (alors qu’au début on partageait prioritairement le lien PeerTube) ou encore rappeler une énième fois ce qu’était PeerTube comme si nous l’ignorions et en quoi nous devions moralement y être. On faisait au mieux, on était déjà convaincus par PeerTube, on se démenait pour trouver des alternatives, même sur YouTube on avait pris le parti dès le départ de démonétiser tout notre contenu, mais visiblement ce n’était pas encore assez parfait.

Un excellent article de framablog à ce sujet et pourquoi la saoulance n’est pas la solution pour promouvoir PeerTube
Un excellent article de framablog à ce sujet et pourquoi la saoulance n’est pas la solution pour promouvoir PeerTube

J’étais également très enthousiaste à notre arrivée sur Mastodon, j’y postais même des trucs que je ne postais pas sur les autres réseaux, j’envisageais de faire là-bas un compte perso. Mais, à part quelques personnes que je connaissais et qui étaient bien sympas, progressivement les retours que j’avais sur un article, un dossier, un bouquin, un live, ne concernaient plus que notre faute à ne pas être des libristes avant toute chose, il y avait suspicion que ce qu’on utilisait était éthiquement incorrect (par exemple, la plateforme lulu pour publier mes livres – c’est sacrément ironique car justement je l’avais choisie exclusivement pour éviter la vague de reproches que des collègues peuvent avoir lorsqu’ils publient via Amazon…).

Et d’autres personnes ont pu rencontrer ce même type d’expérience :

Messages sur Twitter
Messages sur Twitter (source)

C’est terrible, mais d’une plateforme pour laquelle j’étais enthousiaste, j’en suis venue à avoir la même politique de communication que celle que j’avais sur Facebook (plateforme que je déteste depuis des années), c’est-à-dire : un minimum de publications, pas d’interactions même quand il y a des remarques, écriture du message la plus épurée possible par anticipation des quiproquos, etc. Et si on me fait des corrections légitimes sur la forme, mais sur un ton condescendant, je les prends en compte à ma sauce (je n’obéis pas, je transforme d’une nouvelle façon), et je ne fais aucun retour. Je ne fais pas ça contre ce type de critiques, mais davantage pour rester concentrée sur mon travail et ne pas être plongée dans un énième débat où potentiellement je dois me justifier pendant des heures d’un choix incompris, débat qui est totalement infécond pour toutes les parties, et où j’ai l’impression d’être la pire des merdes tant je dois m’inférioriser pour calmer l’individu et lui offrir la « supériorité » morale/intellectuelle qui l’apaise.

J’ai pris des exemples libristes, mais si cela peut vous rassurer, j’ai le même vécu pénible avec des communautés zététiques/sceptiques qui ont été hautement moralisatrices et condescendantes, nous reprochant un manque de détails dans le report des données scientifiques ou suspectant que nous partagions une étude « biaisée » parce qu’ils n’avaient pas compris un résultat (alors qu’il suffisait d’aller simplement jeter un coup œil rapide à la source que nous mettions à disposition). Ça a eu un impact sur notre activité et notre motivation, nous amenant à un perfectionnisme infructueux qui consistait à donner encore plus de détails mais qui étaient pourtant inutiles à préciser, voire nuisibles à une vulgarisation limpide9. Plus grave, j’ai vu des phénomènes dans des communautés zététiques/sceptiques qu’on a décidé de quitter très rapidement tant le climat devenait malsain : des activités marrantes selon eux étaient de se faire des soirées foutage de gueule d’un créateur de la même communauté zététique, faire des débats sans fin inféconds sur l’usage d’un mot, et surtout ne jamais créer ensemble, coopérer, s’attaquer aux problèmes de fond, aux « véritables » adversaires qui ne sont pas tant des individus, mais des systèmes, des structures, des normes, etc. Mais que les zététiciens/sceptiques se rassurent, j’ai aussi vu ces mêmes mécaniques chez des membres de syndicat (par exemple, Gull s’est vu une fois reprocher d’aller simplement discuter avec des membres d’un autre syndicat…), chez des militants antipub (où Gull s’est vu corrigé non sans une pointe de mépris parce qu’il avait osé citer une marque pour la dénoncer car pour ce critique il était interdit de citer une marque…), etc.

Là encore, ce n’est pas qu’un souci qui nous arriverait par manque de bol, une fois de plus Contrapoints explique à merveille ces mécaniques qui arrivent potentiellement dans n’importe quel groupe réuni autour de n’importe quel sujet :

Le Cringe - ContraPoint
Le Cringe – ContraPoint. Sur Youtube, sous-titré en français ; et sur Peertube, en anglais.

Le fait que je considère la culpabilisation, le jugement, le mépris, la condescendance, l’attaque, l’injonction, l’appel à la pureté, comme du militantisme déconnant (à entendre comme dysfonctionnel)10 n’est évidemment pas étranger au fait que je sois fragile, état que j’assume pleinement, parfois même avec fierté : oui je craque en privé devant ce militant pour l’Histoire qui, dans un mail de 3 pages, argumente sur le fait que je suis médiocre, inutile et tellement inférieure aux hommes présents à cette table ronde publique car j’ai osé utiliser le mot « facho », usage qui selon lui prouvait que je n’y connaissais strictement rien parce que X et Y (imaginez un cours d’histoire sur la Seconde Guerre Mondiale). J’ai répondu en partie en assumant l’un de mes défauts (être nulle à l’oral) et en envoyant les liens vers mon bouquin en libre accès sur le fascisme qui justifie en plus de 300 pages pourquoi je garde ce mot et pourquoi il est pertinent pour décrire certains contenus (il ne m’a pas répondu en retour).

J’assume aussi comme mon « problème » la déprime que je peux avoir quand j’ai pour premier commentaire une engueulade sur l’utilisation d’un anglicisme dans un article qui a nécessité des heures de recherches et d’écriture.

J’assume comme mon « problème » mon surmenage et la lâcheté que je me permets à ne plus avoir à me justifier ni répondre aux reproches hors-sujet.

J’ai ma sensibilité, mes faiblesses, mon temps et des capacités limitées, je fais avec, je ne me plains pas de souffrir de ces attitudes militantes qui me sont reloues, et je sais à peu près comment gérer ça et transformer ça11. Je ne me sens pas victime de quoi que ce soit, je ne suis pas à plaindre. Au final, j’estime que nous sommes très chanceux d’avoir une communauté si soutenante, de ne pas avoir été harcelés ou annulés massivement comme d’autres acteurs du Net.

Ce qui m’enrage dans un premier temps avec ces histoires de militance déconnante, c’est que cela a détruit l’œuvre de collègues très talentueux dont j’aurais voulu découvrir encore de nouvelles œuvres, qui avaient un magnifique potentiel d’influences positives, autodéterminatrices, émancipatrices. Mais merde, mais c’était tellement, tellement injuste de s’en être pris à eux, pour un mot, une tournure de phrase. De les avoir détruits pour ça, pas tant avec une seule remarque, mais bien avec cette répétition incessante de chipotage à chaque nouveau contenu. Tellement inapproprié de les voir en adversaire alors qu’il n’y avait pas meilleur allié.

À force de voir cette histoire de déconnance se répéter inlassablement partout dans tous les domaines, je m’inquiète pour les visées fécondes de ces mouvements. J’en viens à avoir peur que ces militants puristes dépensent une forte énergie pour des ennemis qui n’en sont pas, qui ne représentent pas une menace, qui au contraire sont de potentiels alliés qui feraient avancer leur cause. J’ai peur que cette division, voire hiérarchisation, entre personnes potentiellement alliées ne serve finalement qu’à donner davantage de pouvoir à leurs adversaires. Peur que toute cette énergie gaspillée, au fond, ne profite qu’à l’avancée de ce qu’on dénonce pourtant tous et que les acteurs des oppressions, des exploitations, des dominations, des manipulations, aient le champ libre pour développer pleinement leur œuvre destructrice, puisque les personnes pouvant les en empêcher sont plus occupées à s’entre-taper dessus pour ou contre le point médian, pour ou contre l’anglicisme, pour ou contre l’usage de Facebook, et j’en passe.

Au-delà de ces peurs, je me désole aussi que tant d’opportunités de collaboration, de construction commune, de coopération, d’entraide passent alors à la trappe au profit du militantisme déconnant qui ne fait que corriger, sanctionner et contrôler. Parce que toutes les réussites que j’ai pu voir étaient fondées sur une entraide, une cohésion et une convergence entre militants, entre des groupes différents, avec des acteurs qui, de base, ne suivaient même pas le combat, n’avaient pas les mêmes buts. Les réussites les plus belles que j’ai pu avoir la chance d’apprécier regroupaient à la fois des groupes militants assez radicaux (méthodes hautement destructives mais sans violence sur les personnes), des groupes militants faisant du lobbying auprès du monde distal12 (politiques, structures de pouvoir), spectateurs lambda (soutien et sympathie pour la cause), et résultat, une loi injuste ne passait pas, et tout le monde était en sympathie avec tout le monde, ce n’était que joie.

Par exemple, l’action conjointe de la Quadrature du Net, du Parti Pirate (notamment allemand), Anonymous (DoS), de la mobilisation citoyenne (manifestations dans toute l’Europe), et peut-être d’autres acteurs que j’oublie, a permis de stopper ACTA.
Par exemple, l’action conjointe de la Quadrature du Net, du Parti Pirate (notamment allemand), Anonymous (DoS), de la mobilisation citoyenne (manifestations dans toute l’Europe), et peut-être d’autres acteurs que j’oublie, a permis de stopper ACTA. Plus d’infos sur laquadrature.org. Source image : Wikimedia.

C’est pourquoi dans cet article on va tenter de comprendre pourquoi on peut avoir tendance à attaquer, injonctiver et pourquoi ça peut être déconnant vis-à-vis des buts d’un mouvement, et ce qu’on pourrait faire à la place de potentiellement plus efficace.

Avertissements sur ce contenu

Vous l’aurez sans doute compris, mais je précise pour éviter tout malentendu :

Cet article porte sur le militantisme déconnant, ou pureté militante, et non sur le militantisme tout court. Nous nous considérons nous-mêmes comme des personnes engagées à travers notre activité sur Hacking-social/Horizon-gull, et engagées contre l’autoritarisme sous toutes ses formes, et donc par définition, militantes.

Je ne catégorise pas tout le militantisme libriste comme uniquement associé à des pratiques déconnantes, pas du tout, d’autant que nous écrivons sur le Framablog, ce qui serait un comble. Idem, si vous avez des affinités avec un groupe dont je décris la pratique déconnante. N’endossez pas la responsabilité ou la culpabilité des pratiques déconnantes si vous ne les avez jamais faites mais que vous partagez le même groupe que ceux qui y ont recours. On ne peut pas être responsable du comportement des autres individus en permanence, ce serait un fardeau trop lourd à porter et impossible à gérer. La responsabilité incombe à celui qui fait l’acte, sans omettre, bien sûr, les raisons extérieures qui ont poussé celui-ci à faire l’acte (évitons d’internaliser ces problématiques aux seuls individus, nous verrons que c’est plus complexe que cela).

On parlera de militantisme interpersonnel, c’est-à-dire entre personnes ne représentant pas une autorité quelconque. Par exemple, untel corrige unetelle sur un de ses mots sur Internet/lors d’un repas de famille/lorsqu’elle se confie/lorsqu’elle présente une création/etc. ; untel critique untel car il a osé parler de fromages sans mettre de trigger warning13, etc. J’exclus de cette catégorie les rapports de pouvoirs entre personnes, par exemple une négociation entre un syndicat et un DRH autour d’un conflit, le débat public entre un individu fasciste et une personne au combat antifasciste, etc. Les deux derniers cas désignent des porte-paroles d’un groupe et la situation n’a rien du rapport interpersonnel habituel, il est hautement stratégique et préparé en amont pour les deux parties en confrontation.

★ On ne parlera pas du militantisme d’extrême-droite, fasciste ou lié à des poussées de haines sur une personne ciblée (par exemple les raids de harcèlement). Parce que – et c’est terrible à dire – il est cohérent avec l’autoritarisme de droite composé d’une valorisation de l’agressivité autoritaire, de la soumission autoritaire et du conventionnalisme14. Si c’est cohérent au vu de leur combat, alors ce n’est pas déconnant. Ils sont convaincus du bienfait d’attaquer et de soumettre une personne, donc il est logique de s’attendre à ce qu’ils attaquent une personne, qu’ils l’injonctivent, la poussent à rentrer dans des normes conventionnelles ou à fuir la sphère publique. Cependant, si cela vous intéresse : – voici un excellent article qui montre leur méthode militante : Un militant repenti balance les secrets de l’ultra-droite, (Midi Libre, 2012) ; – On a parlé d’autoritarisme aussi dans un dossier ; – et cet article, le résumé des recherches qui ont suivi ; – Et dans cette vidéo qui est le début d’une série.

Les autoritaires, partie 1
Les autoritaires, partie 1 (sur skeptikon.fr, sur Youtube, sur Vimeo)

★ Pour cet article, il serait incohérent que je m’autocensure par peur de la pureté militante, ainsi y aura-t-il des néologismes, des anglicismes, des points médians et parfois une absence de points médians, des liens YouTube ou pointant vers des réseaux sociaux, structures non-libres. Cependant, je justifierai parfois certains de mes choix « impurs » en note de bas de page quand j’estime que cela est nécessaire. J’y mettrai aussi les références. Désolée pour l’énervement futur que cela pourrait vous causer.


  1. J’ai gardé le terme anglais parce qu’on croise rarement des personnes se disant « fouineuse à chapeau gris » comme le recommanderait l’Académie française. Les hackers grey hat désignent les hackers faisaient des actions illégales pour des buts prosociaux/activistes, à la différence des black hat qui vont faire des actions illégales pour leur seul profit personnel par exemple.
  2. GAFAM = Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.
  3. TW = Trigger Warning = avertissements.
  4. Endogroupe = groupe d’appartenance. On peut en choisir certains (supporter telle équipe et pas telle autre, être dans une communauté de passionnés pour telle discipline, etc.) et d’autres sont dus au pur hasard comme la nationalité à la naissance, le genre, la génération dans laquelle on appartient, la couleur de peau, etc.
  5. Ça, c’est volontairement hors de mes buts, non pas que je sois défaitiste, mais parce que je ne vois pas l’intérêt de convaincre qui que ce soit : imaginons qu’untel serait par exemple convaincu que la justice réparatrice (un thème que j’aborde) c’est bien. Ok, super. Et ensuite ? Qu’est-ce que ça change ? Strictement rien. Au fond, je ne veux rien d’autre que ce que souhaiterait un blogueur tech : il partage un logiciel qu’il trouve cool et il est content si ça sert à d’autres qui vont l’utiliser pour d’autres besoins. Il peut même être super content de découvrir que ce logiciel qu’il a partagé a été hacké pour en faire un autre truc plus performant qui sert d’autres buts, parce qu’au fond, c’est la tech et son développement qui le font kiffer. Et c’est pas grave si les autres n’aiment pas, ne testent pas. Au fond, lui comme moi, on veut juste partager, c’est tout.
  6. Je n’ai ni envie de donner le lien ni même de référence au sujet de cet écrit ; si le sujet vous intéresse intrinsèquement, vous le trouverez facilement.
  7. Deci et coll. (1999) ; Deci et Ryan (2017) ; Csiszentmihalyi (2014, 2015) ; Della Fave, Massimini, Bassi (2011) ; Gueguen C. (2014, 2018) références non exhaustives.
  8. Je parle de mes articles, je ne critique pas les débunkeurs en général. Il y a certains débunkeurs sur PeerTubeYouTube qui ont du talent, je ne doute pas qu’ils arrivent eux à avoir un écho positif.
  9. Gull a d’ailleurs constaté que cette surenchère à préciser toujours plus de détails en vidéo, sous la demande parfois pesante de certains septiques, contribuaient à dissoudre le discours principal, à ennuyer de nombreux viewers se plaignant désormais d’un contenu « trop académique ».
  10. J’emploie le mot « dysfonctionnel » pour qualifier les comportements militants tels que l’injonction, l’attaque, etc., car la fonction de la militance est, entre autres, de combattre un problème et non d’être perçue comme un problème par ceux que les militants peuvent chercher à convaincre. En cela, ça dysfonctionne, là où un militantisme « fonctionnel » opterait pour des comportements et actions qui résolvent un problème, s’attaquerait à la destructivité et non aux potentielles forces de construction.
  11. Attention ces dernières phrases sont fortement imprégnées de mes biais d’internalité (ignorer les causes extérieures, se responsabiliser pour des problèmes extérieurs), je ne conseille pas du tout de reproduire la même dynamique que la mienne, potentiellement sapante. Si je les ai écrites, c’est parce que c’est ce que je ressens et que ce serait mentir que d’en enlever les biais d’internalité qui ont structuré ces sentiments.
  12. En psycho- sociale, notamment dans le champ de la théorie de l’autodétermination, on emploie le terme d’environnement distal pour décrire des environnements qui sont « distants » des individus (mais pas moins influents), tel que les champs politique, économique, culturel ; il se distingue de l’environnement social proximal (famille, travail, et tout environnement social qui fait le quotidien la personne).
  13. Exemple tiré d’un témoignage réel, disponible sur neonmag.fr.
  14. Ce sont les caractéristiques de l’Autoritarisme de droite (RWA) telles que définies par la recherche en psychologie sociale et politique de ces dernières décennies, notamment par Altemeyer. Si une personne se disant de gauche a pour attitude principale l’agressivité autoritaire, la soumission et le conventionnalisme, alors il serait plus cohérent pour lui de se revendiquer d’un autoritarisme de droite, qui serait plus raccord avec ses attentes et valeurs. Plus d’infos sur hacking-social.com.



La place du numérique à l’école relève de la place de l’école dans la société

Début septembre, nous avons été contactés par Hervé Le Crosnier, éditeur de (l’excellente) maison d’édition C&F éditions. Il demandait si nous accepterions d’écrire un court texte sur la façon dont Framasoft avait vécu ses interactions avec le milieu éducatif pendant ce moment très particulier qu’était le confinement (entre le 17 mars et le 11 mai 2020). Ce texte servirait à alimenter l’ouvrage « L’École sans école : ce que le confinement nous apprend sur l’école » à paraître en décembre 2020 chez C&F éditions.

Nous avons déjà énormément écrit et partagé pendant le confinement. Nos quatorze « carnets de bord du confinement » représentaient déjà pas loin de 200 pages (indispensables mèmes inclus). Cependant, il est vrai que nous n’avions évoqué qu’en pointillé nos rapports avec l’école pendant ces deux mois. Quasiment quatre ans jour pour jour après notre « billet de sécession » et à quelques jours de la tenue des États Généraux du Numérique Éducatif, il nous a paru important de prendre un peu de recul et de documenter cette période là, et de mettre à jour notre positionnement.

C’est Pierre-Yves Gosset, co-directeur de l’association, qui s’est chargé de la rédaction du texte qui suit. Réputé pour ses bilans trimestriels de quarante pages, il aura transformé ce qui devait être un « court texte » en un document d’une quinzaine de pages (et encore, il s’est retenu, paraît-il). La raison en est assez simple : pour comprendre les décisions et actions de Framasoft pendant le confinement, il faut non seulement avoir un contexte des relations entre l’association et « l’institution Éducation Nationale » depuis près de vingt ans, mais aussi avoir la possibilité de déployer une pensée qui s’écarte du simple solutionnisme technologique.

La période de confinement aura été, pour Framasoft, comme pour une large partie de l’humanité, une période marquante. Pour nombre d’élèves, elle aura été une période traumatisante. Avant de parler de « continuité pédagogique » ou de « numérique éducatif », qui sont évidemment des sujets importants, il nous semblait important de donner un éclairage certes partiel, mais donnant à la fois une dimension historique et une dimension prospective. Les outils ne sont pas que des outils, comme l’écrivait Stph, un autre membre de Framasoft, dans son billet « Connaître les machines ». L’éducation aux médias et à l’information (EMI), le développement de la littératie numérique sont les véritables enjeux du numérique à l’école. Et la place de l’école – avec ou sans murs –  est le véritable enjeu de notre société.

 


La place du numérique à l’école est à l’image de la place de l’école dans la société.

Télécharger ce texte au format PDF

Histoire

Nous sommes en 2001, dans un lycée de Bobigny. Une professeure de français et un professeur de mathématiques souhaitent expérimenter internet, cette technologie récemment arrivée dans les établissements scolaires. Internet est avant tout un objet technique : il faut avoir le matériel nécessaire (les cartes réseaux n’étaient pas encore la norme ; en France, le wifi n’était utilisé que par quelques poignées de personnes), savoir utiliser ce matériel, savoir se connecter et, surtout, savoir, selon l’expression de l’époque, « surfer en ligne ». Internet est une fenêtre ouverte sur le monde, même si la création de Wikipédia date de janvier de la même année et mettra quelques années à prendre de l’ampleur. C’est aussi un outil d’expression permettant de rendre votre publication potentiellement accessible à toute autre personne connectée. Avoir cette possibilité, en tant qu’enseignant dans un lycée, c’était parcourir des chemins d’expérimentation jusqu’alors peu empruntés : non seulement cela permettait de découvrir ou approfondir l’usage des « Technologies de l’Information et de la Communication », mais plus important encore de partager de l’information, des pratiques, des retours d’expériences entre enseignants.

C’est cette dernière possibilité qui intéresse particulièrement ces deux enseignants. D’abord nommé « Framanet » (pour FRAnçais et MAthématiques sur intraNET, car publié sur le réseau interne du lycée), puis rendu public sur internet, leur site permettait d’expérimenter l’usage pédagogique des nouvelles technologies, en direction notamment des élèves en difficulté à l’entrée en sixième. Au départ simple page du projet Framanet, puis devenue peu à peu une rubrique du site à part entière, la catégorie « Framasoft » listait pour sa part une sélection de logiciels (libres et non-libres) qui pouvaient être utiles aux enseignant⋅es.

Quelques années plus tard, cette rubrique deviendra un site web indépendant (framasoft.net), et une association verra le jour afin de pouvoir gérer collectivement ce modeste commun numérique1
.

Faisant le choix en 2004 de ne référencer que des logiciels libres, par conviction philosophique, politique et pédagogique, l’annuaire Framasoft allait devenir l’une des principales portes d’entrée francophone du logiciel libre.

 

 

#gallery-1 { margin: auto; } #gallery-1 .gallery-item { float: left; margin-top: 10px; text-align: center; width: 50%; } #gallery-1 img { border: 2px solid #cfcfcf; } #gallery-1 .gallery-caption { margin-left: 0; } /* see gallery_shortcode() in wp-includes/media.php */

Ses rapports avec le monde de l’éducation sont alors encore très forts : l’association est principalement composée d’enseignants ou de personnes proches du monde éducatif, le site est hébergé gracieusement pendant plusieurs années par le Centre de Ressources Informatique de Haute-Savoie (CRI74), les relations avec le pôle logiciels libres du SCÉRÉN2 sont au beau fixe, les enseignants s’emparent du libre et créent de multiples associations (ABULEdu3, Sésamath4, Scidéralle5, etc.). C’est une période extrêmement riche et foisonnante pour le libre à l’école. Évidemment, les solutions de Microsoft sont omniprésentes dans les établissements, et les victoires des partisans du logiciel libre sont rares. Mais il n’en demeure pas moins que la marge de manœuvre laissée aux enseignants est grande, et que les sujets du libre à l’école, des Ressources Éducatives Libres, des licences Creative Commons, etc. ne sont certes pas soutenus par l’institution, mais pas freinés non plus.

Mais au début des années 2010, les frictions se multiplient ; la ligne institutionnelle se durcit, au ministère de l’Éducation nationale comme dans tout le pays. En 2012, des organismes publics comme le CRI74 ferment, mettant de facto à la porte d’internet des projets comme la distribution éducative libre Pingoo, les espaces d’échanges et les manuels libres de mathématiques de l’association Sésamath, ou le site Framasoft.net. Le SCÉRÉN devient Canopée en 2014 et voit son pôle logiciel libre disparaître. De plus en plus de professeurs font remonter auprès de nous les difficultés qu’ils rencontrent pour parler du libre à leur hiérarchie, ou à le mettre en œuvre dans leurs établissements.

Du côté de l’équipe Framasoft, on sent bien que le monde numérique a changé. On installe de moins en moins les logiciels – libres ou pas – sur les disques durs des ordinateurs, mais on les utilise de plus en plus dans les navigateurs web. En parlant de navigateurs web, justement, le logiciel libre vedette Firefox, qui avait atteint 30 % de parts de marché dans le monde en 2010 (son plus haut niveau, provoquant la fin de l’hégémonie d’Internet Explorer et évitant de peu une « Microsoftisation » du web) se prend de plein fouet l’arrivée de Google Chrome. Ce dernier, porté par la puissance de Google, dépassera Firefox en 2 ans à peine et culmine à plus de 65 % de parts de marché en 2020. Google devient alors omniprésent, notamment sur les marchés de la recherche web et du navigateur, mais aussi sur celui des applications web (Google Drive, Google Docs, GMail, etc.) et, bien entendu, des smartphones avec son système Androïd (80 % des parts de marché dans le monde).

L’école, comme le reste de la société, migre donc d’un numérique « logiciel » où les choix étaient très nombreux, et où les marges de manœuvres par établissement relativement larges, à un numérique « serviciel » où le ministère peut bien plus facilement pousser ses préconisations du haut vers le bas et où les enseignants se voient enjoints à utiliser telle ou telle application. Quant au numérique « matériel » ? On voit la multiplication des « TNI » (tableaux blancs interactifs), des plans « 1 élève, 1 tablette », etc. Mais là encore, la puissance de Google, Apple et bien entendu Microsoft ne laissera aucune chance aux initiatives locales et libres, comme le projet TabulEdu6 par exemple.

L’épuisement

À cette époque (2010/2015), Framasoft est une des associations (avec l’April6, l’AFUL7, AbulEdu, Scidéralle et d’autres) qui militent activement pour que le logiciel libre et ses valeurs ne soient pas un impensé dans les pratiques numériques éducatives.

Nous rencontrons à de nombreuses reprises des conseillers, des fonctionnaires, des élus, des chefs d’établissements, et même des secrétaires d’État et des minitres. Nous leur présentons, avec autant d’objectivité que possible, quels sont les avantages, mais aussi les inconvénients du logiciel libre, notamment dans ses processus de développements, souvent éloignés du modèle capitalistique dominant.

Mais, peu à peu, les portes comme les oreilles se ferment. Ce qui compte, ce sont les usages, et uniquement les usages. Peu importe les conséquences d’une dépendance à tel ou tel acteur, tant que le logiciel fait le boulot. L’Éducation nationale veut acheter du logiciel comme on achète des petits pois : sur étagère. Oh évidemment, les enseignants sont invités à « donner leur avis », à « faire remonter leurs besoins », à « co-construire » le logiciel. Mais attention, ces échanges doivent se faire chez l’éditeur. Car il s’agit bien pour ce dernier de profiter de ces retours d’expériences et de l’expertise des enseignants pour améliorer ce qui n’est rien d’autre qu’un produit : le logiciel, leur logiciel. Microsoft a des moyens plus que conséquents. En 2016, Microsoft était la troisième capitalisation boursière mondiale (425 milliards de dollars), derrière… Alphabet/Google (556 Mds$ ) et Apple (582 Mds$ ). En conséquence, on nous demandait, à nous, représentants du milieu du libre, porteurs de valeurs, d’idées, mais aussi de code logiciel de qualité (tels ceux de Firefox, de LibreOffice, de GNU/Linux et de milliers d’autres) de lutter à armes soi-disant égales contre les trois plus grosses entreprises mondiales, aux moyens quasi illimités. Comment lutter pied à pied avec une entreprise qui, du jour au lendemain, peut inviter – tous frais payés – des centaines de personnels de l’éducation de nombreux pays dans un hôtel luxueux en Thaïlande8
, quand nous peinions déjà, en tant qu’association, à payer la facture de notre hébergement web de quelques dizaines d’euros mensuels ? Comment paraître crédible quand Microsoft pouvait inviter des « enseignants innovants »10 dans ses gigantesques locaux d’Issy-les-Moulineaux11 (pardon, son « Campus équipé de Showrooms et de classes immersives »), alors que le local de Framasoft se limitait à 6m² dans un quartier populaire de Lyon ? (rassurez-vous, depuis nous avons multiplié par 3 la surface de nos bureaux.)

Bref, les pas en arrière furent pendant ces années-là bien plus nombreux que les pas en avant.

Progression du libre dans l’Éducation nationale — Allégorie

Mais nous ne désespérions pas. Nous pensions pouvoir de nouveau trouver des interlocuteurs avec qui échanger. Nous estimions nos requêtes raisonnables : 1) faire une place suffisante au logiciel libre à l’école ; 2) libérer quelques heures de formations aux enseignants aux questions de licences (que ça soit pour les logiciels, mais aussi pour leurs productions pédagogiques et les ressources qu’ils pourraient trouver en ligne) ; 3) comprendre et accepter quels étaient les modes du développement d’un logiciel libre (basé sur la contribution des acteurs, et non sur l’acquisition des consommateurs).

Cependant, les institutions françaises étant ce qu’elles sont, nos interlocuteurs disparaissaient d’une année sur l’autre, suite à une élection, une mutation, une mise en retraite, ou au placard. Et la société française, elle, rentrait peu à peu dans l’ère de la start-up nation, de l’ubérisation. En conséquence, nous entendions de plus en plus souvent la petite musique « Le numérique à l’école est un marché, et le logiciel libre est bien utile pour mettre en tension ce marché ». « Mettre en tension », tout est là. Le principal intérêt du logiciel libre n’est plus de donner du pouvoir pédagogique aux enseignants, il n’est plus de pouvoir adapter les logiciels aux besoins spécifiques des élèves, il n’est plus de faciliter l’émancipation par la capacitation, il n’est plus de proposer une force de résistance à la marchandisation de l’école… Il devient juste une variable d’ajustement permettant de négocier à la baisse les prix des logiciels de Microsoft & co. Nous, considérés comme des hippies du numérique, étions devenus un épouvantail qu’on agitait sous le nez d’entreprises multi-milliardaires, leur suggérant : « Si vous ne baissez pas vos prix, on va peut-être préférer du logiciel libre ! ».

L’agacement et la frustration laissèrent peu à peu place à la fatigue, puis à l’épuisement.

La rupture

Cette emprise des géants du numérique sur l’éducation se traduira concrètement, politiquement, en 2015 lorsque la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche Najat Vallaud Belkacem signera un partenariat avec Microsoft. Pour comprendre en quoi ce partenariat est un camouflet envers les acteurs du Libre, nous pouvons ici simplement citer le communiqué de presse de Microsoft12 :

« 13 millions d’euros seront ainsi investis par Microsoft pour le développement du numérique éducatif : l’accompagnement des enseignants et des cadres de l’éducation, la mise à disposition de plateformes collaboratives, ainsi que l’apprentissage du code informatique. Cette signature s’inscrit dans le prolongement de la visite à Paris de Satya Nadella, CEO de Microsoft, le 9 novembre dernier, et de sa rencontre avec le président de la République, François Hollande. »

Trois choses me semblent importantes ici.

D’abord, il s’agit d’un partenariat décidé au plus haut niveau de l’État. Le patron de la troisième entreprise mondiale rencontre le patron – pardon le président – de la cinquième puissance mondiale, et ils décident de signer un contrat – pardon, un partenariat – concernant plus de dix millions d’élèves. Les raisons pédagogiques présidant au choix de cette entreprise sont-elles rendues publiques ? Non. Y a-t-il eu consultation des enseignants et de la société civile ? Non plus. Difficile à prouver tant la manœuvre fut opaque, mais cela avait le goût amer d’une action de lobbying fort bien orchestrée.

Ensuite, ce partenariat fut signé juste après la grande consultation nationale pour le projet de loi Pour une République Numérique13 porté par la ministre Axelle Lemaire. Cette consultation avait fait ressortir un véritable plébiscite en faveur du logiciel libre dans les administrations publiques et des amendements ont été discutés dans ce sens, même si le Sénat a finalement enterré l’idée. Il n’en demeure pas moins que les défenseurs du logiciel libre ont cru déceler chez nombre d’élus une oreille attentive, surtout du point de vue de la souveraineté numérique. Pourtant, la ministre Najat Vallaud Belkacem a finalement décidé de montrer à quel point l’Éducation nationale ne saurait être réceptive à l’usage des logiciels libre en signant ce partenariat, qui constituait, selon l’analyse par l’April des termes de l’accord, une « mise sous tutelle de l’informatique à l’école » par Microsoft.

Enfin, notez bien qui investit. Est-ce l’État qui achète pour 13 millions d’euros de produits Microsoft ? Non. C’est bien Microsoft, entreprise privée étatsunienne, qui investit 13 millions d’euros dans l’institution publique qui devrait être l’objet du plus de protection : l’Éducation nationale. Nike aurait-il offert pour 13 millions d’euros de paires de chaussures pour les cours de sport ou McDonald’s aurait-il offert pour 13 millions d’euros de burgers pour les cantines, je doute que la ministre s’en serait vantée. Mais comme il ne s’agit « que » de logiciels, tout va bien, il ne s’agit absolument pas d’un pas de géant dans la marchandisation de l’école. Nous avons l’esprit mal placé. Nous voyons le mal partout.

Mais nous ne sommes pas aveugles, et le départ de Mathieu Jandron, nommé en septembre 2015 au plus haut poste « numérique » du Ministère et principal architecte de ce partenariat, ne nous échappera pas : il partira en 2018 travailler chez une autre entreprise du secteur privé, Amazon14.

Les « Revolving doors » : mécanisme décrivant une rotation de personnel entre un rôle de législateur et régulateur, et un poste dans l’industrie affecté par ces mêmes législation et régulation (donc avec suspicion de conflit d’intérêt).,
Source : Grandvgartam, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 

Au sein de Framasoft, nous sommes atterrés. Et en colère.

Nous écrivons alors un billet intitulé « Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation nationale »15.

Rédigé principalement par Christophe Masutti, alors co-président de l’association, nous y rappelions notre positionnement à la fois philosophique et politique :

« Une technologie n’est pas neutre, et encore moins celui ou celle qui fait des choix technologiques. Contrairement à l’affirmation de la ministre de l’Éducation Mme Najat Vallaud-Belkacem, une institution publique ne peut pas être “neutre technologiquement”, ou alors elle assume son incompétence technique (ce qui serait grave). En fait, la position de la ministre est un sophisme déjà bien ancien ; c’est celui du Gorgias de Platon qui explique que la rhétorique étant une technique, il n’y en a pas de bon ou de mauvais usage, elle ne serait qu’un moyen. Or, lui oppose Socrate, aucune technique n’est neutre : le principe d’efficacité suppose déjà d’opérer des choix, y compris économiques, pour utiliser une technique plutôt qu’une autre ; la possession d’une technique est déjà en soi une position de pouvoir ; enfin, rappelons l’analyse qu’en faisait Jacques Ellul : la technique est un système autonome qui impose des usages à l’homme qui en retour en devient dépendant. Même s’il est consternant de rappeler de tels fondamentaux à ceux qui nous gouvernent, tout choix technologique suppose donc une forme d’aliénation. En matière de logiciels, censés servir de supports dans l’Éducation nationale pour la diffusion et la production de connaissances pour les enfants, il est donc plus qu’évident que choisir un système plutôt qu’un autre relève d’une stratégie réfléchie et partisane. »

Nous faisions par ailleurs dans cet article une chronologie des interactions entre l’Éducation nationale et le libre plus détaillée que dans le présent texte. Mais sa raison d’être, en dehors d’y exprimer notre colère, était surtout d’annoncer une rupture stratégique dans nos modalités d’actions (un « pivot » aurait-on dit dans la startup nation). Cette rupture se traduisait notamment non seulement par notre volonté de ne plus être dans une démarche active vis-à-vis du ministère (c’est-à-dire de ne plus les interpeller, ni les solliciter du tout), mais aussi en mettant une condition claire à toute discussion que l’institution souhaiterait engager avec nous : à chaque fois qu’un membre de l’institution relativement haut placé (ministère, rectorat, académie, Canopée, etc.) souhaiterait avoir notre avis, notre expertise, ou une intervention de notre part, nous demandions au préalable une prise de position écrite et publique que cet avis, cette expertise, ou cette intervention valait comme volonté de l’institution en question de reconnaître les valeurs portées par le mouvement du logiciel libre (partage, entraide, transparence, co-construction, contribution, etc.). Par ce mécanisme, nous évitions de perdre notre temps, notre énergie, et l’argent de nos donateurs (l’association Framasoft n’étant financée que par les dons, essentiellement de particuliers, et ne percevant aucune subvention).

Dit autrement, nous avons fait sécession, rompu le lien de soumission qui nous liait à l’Éducation nationale, et pris une autre voie, celle de l’éducation populaire.

La sécession

Pendant les années qui suivirent, ce mécanisme fut plutôt efficace. Lorsque nous recevions une sollicitation, nous répondions : « Votre institution est-elle prête, publiquement, à reconnaître les valeurs portées par le mouvement du logiciel libre ? ». La réponse, lorsqu’il y en avait une, était généralement « Non ». Cela réglait le problème pour nous. Inutile de perdre de l’énergie pour servir de caution. Nous renvoyions alors nos interlocuteurs vers des associations de plaidoyers – ce que n’a jamais été Framasoft – telles que l’April ou l’Aful, et nous retournions vaquer à nos occupations.

Car fin 2014, Framasoft avait lancé une campagne intitulée « Dégooglisons Internet »16 qui visait trois objectifs : 1) sensibiliser le plus large public aux dominations techniques, économiques et culturelles des GAFAM ; 2) démontrer que le logiciel libre proposait des solutions efficaces et actionnables à moindre coût et 3) essaimer notre démarche de décentralisation d’internet, afin de ne pas transformer Framasoft en « Google du libre ».

Cette campagne fut un formidable succès. Entre 2015 et 2018, l’association a donné des centaines de conférences et d’interviews alertant sur la toxicité des GAFAM. Elle proposait 30 services libres, éthiques, décentralisés et solidaires (soit quasiment la mise en service d’une plateforme par mois, pendant trois ans !), et impulsait la création d’un collectif nommé CHATONS17 (Collectif des hébergeurs alternatifs transparent ouverts neutres et solidaires) regroupant aujourd’hui plus de 70 structures reprenant la démarche de Framasoft.

Les différents services mis en œuvre accueillaient plus de 500 000 personnes par mois, dont un très grand nombre d’enseignants et d’élèves. Sans aucun soutien de l’administration. Le tout pour un coût dérisoire- : moins de 700 000€ investis sur 3 ans, soit un coût inférieur à celui de la construction d’un seul gymnase scolaire.

Le confinement

Retour au temps présent. Le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, annonce d’abord le 12 mars que la fermeture des écoles dans le cadre de la pandémie COVID-19 « n’a jamais été envisagée »18. Le 13 mars – le lendemain, donc – le même ministre annonce la fermeture des écoles19, en affirmant que le dispositif « Ma classe à la maison » est prêt et permettra à près d’un million d’enseignants qui n’ont jamais été préparés à cela d’assurer une « continuité pédagogique ». Il affirme aussi «  Je veux qu’aucun élève ne reste sur le bord du chemin.  »

LOL. À peine deux semaines plus tard, le ministre lui-même reconnaît avoir « perdu le contact » avec 5 à 8 % des élèves20. Sur 12 352 000 écoliers, collégiens ou lycéens, cela fait quand même entre 600 000 et un million d’élèves « perdus ». Une broutille.

La raison principale en est la totale impréparation du ministère, qui dans une tradition bien française, a donné ses ordres à ses troupes, pensant sans doute comme le disait de Gaulle que « l’intendance suivra ». Ce ministère complètement hors-sol, avec des directives contredisant régulièrement celles de la veille ne comprend pas ce qui lui arrive. Pourtant, ils étaient en place, ces Espaces Numériques de Travail (et avaient coûté cher). Elles existaient bien, ces applications pédagogiques vendues par les « EdTech ». Alors ? Alors les enseignants n’étaient ni formés ni préparés ; les équipes et les infrastructures techniques étaient sous-dimensionnées. On n’envoie pas un million d’élèves un lundi matin sur un ENT prévu pour n’en accueillir que quelques milliers simultanément. Les élèves – comme les enseignants – étaient sous-équipés. Dans les foyers qui avaient la chance d’avoir un ordinateur et une connexion internet, il fallait bien partager cette machine non seulement entre frères et sœurs, mais aussi avec les parents sommés de télétravailler.

Élèves et profs tentant de rejoindre leur Espace Numérique de Travail pendant le confinement — allégorie
Source : Flickr CC BY-NC-SA

 

La conséquence, c’est que les enseignants les plus à l’aise se sont adaptés. Prenant même parfois conseils auprès des élèves, ils multiplient les groupes WhatsApp, les visio Zoom, les comptes sur Google Classrooms, les discussions sur Discord, etc. Ils s’auto-organisent hors des outils le plus souvent, hors des services proposés par leur propre institution. Comment leur en vouloir ? En tout cas, la position de Framasoft est claire : même si nous ne souhaitons évidemment pas promouvoir les outils des GAFAM, le bien-être psychologique des enfants dans cette forte période de stress passe avant tout. Le chaos dû à l’incurie de l’institution doit être compensé, par tous les moyens. Et si cela signifie échanger par Télégram plutôt que ne pas échanger du tout, eh bien tant pis. Même si cela nous fait mal au cœur, et pas qu’au cœur, de voir les services de GAFAM tant utilisés alors que le logiciel libre propose de véritables alternatives, nous nous refusons de nous ériger en moralisateurs et de rajouter de la culpabilité à la détresse. La santé avant le respect du RGPD.

Pour autant, des outils libres existent ! Notamment ceux proposés par Framasoft. Dès le 13 mars, nous voyons certains services pris d’assaut par des enseignants et leurs classes. Des milliers de Framapads (alternative à Google Docs) sont créés chaque jour ; nous ouvrons jusqu’à 20 000 visioconférences Framatalk en une semaine. Car l’information circule, les enseignants sensibilisés aux questions du RGPD, de la vie privée, ou de la toxicité des GAFAM se passent le mot : rendez-vous sur les services de Framasoft. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche enverra même une note officielle recommandant nos services à leurs personnels21.

 

Pendant les deux premières semaines de confinement, c’est la folie : nous mettons en pause tous nos projets, et la petite équipe de 9 salariés que nous sommes redirigent tous leurs efforts pour faire en sorte de pouvoir continuer à « faire du lien » entre personnes confinées (qu’il s’agisse de profs, d’élèves ou pas). Nous louons une demi-douzaine de serveurs supplémentaires, nous renforçons les services existants, nous en proposons de nouveaux, nous écrivons des guides de bonnes pratiques22, etc. Nous documentons publiquement notre quotidien dans une série d’articles de confinement, un carnet qui totalisera l’équivalent de plus de 200 pages au final23. Nous dormons peu. Et mal.

Mais rapidement et malgré nos efforts, nous voyons bien que la part du public scolaire dans la proportion de nos utilisateurs explose24. Si nous continuons ainsi, les élèves vont monopoliser nos services, les rendant indisponibles pour les syndicalistes, les associations, l’urgence sociale, les collectifs, les soignants. Nous nous réunissons (virtuellement) et prenons une décision inédite et radicale : nous faisons le choix, difficile pour nous, d’afficher le message suivant sur nos principaux services :

Nous demandons aux personnes relevant de l’Éducation nationale (profs, élèves, personnel administratif) de ne pas utiliser nos services durant le confinement et de demander conseil à leurs référent·es. Nous savons que le ministère de l’Éducation nationale a les moyens, les compétences et la visibilité pour créer les services en ligne nécessaires à son bon fonctionnement durant un confinement. Notre association loi 1901 ne peut pas compenser le manque de préparation et de volonté du ministère. Merci de réserver nos services aux personnes qui n’ont pas les moyens informatiques d’une institution nationale (individus, associations, petites entreprises et coopératives, collectifs, familles, etc.). Le formulaire ci-dessous vous permettra de créer un salon chez un hébergeur éthique aléatoire en qui nous avons confiance.

Suite à ce texte, nous recevons des messages via les médias sociaux ou par contacts privés. Alors que nous nous attendions à nous prendre des insultes, voire des cailloux, les enseignants nous… remercient ! Ils nous expliquent qu’évidemment, cela leur aurait mieux convenu d’utiliser nos services plutôt que ceux des CHATONS, vers qui nous les redirigeons, mais ils comprennent notre position, et soutiennent notre volonté de les appeler à interpeller leur hiérarchie. Évidemment, les tenants de la startup nation, eux, se serviront de notre décision pour décrédibiliser le libre, en disant en substance « Vous voyez : même la plus grosse association du libre francophone n’arrive pas à passer à l’échelle. C’est bien la preuve que seuls les GAFAM sont sérieux ». Bon, à part le fait que nous n’avons jamais eu pour but de « passer à l’échelle », cela ne fait que renforcer notre sentiment que leur façon de penser (basée sur le succès, la croissance, la réussite, le chiffre d’affaires, bref devenir et rester le « premier de cordée ») ne pourra jamais s’adapter à la nôtre qui ne vise ni à la gloire, ni à la pérennité, ni au fait de créer un mouvement de masse, et encore moins au succès financier.

Quelques remerciements de profs (ou pas) reçus pendant le confinement. <3

Ce message d’alerte aura peut-être eu aussi un effet inattendu et non mesurable pour le moment. Un projet interne à la direction du numérique éducatif, nommé « apps.education.fr »25 est rendu public par anticipation fin avril. Prévu initialement pour être annoncé fin 2020, ce projet de la direction du numérique éducatif vise à proposer plusieurs services en ligne (hébergement de blogs, vidéos, documents collaboratifs, etc), basés exclusivement sur du logiciel libre, réservés aux enseignants et élèves. C’est en quelque sorte le pendant de Framasoft, mais mis en place et géré par et pour l’Éducation nationale. Pour nous, c’est (enfin !) le premier signe concret et positif que nous voyons de la part de l’institution depuis des années. Nous y voyons, peut-être par manque d’humilité, le fait que notre discours, nos idées, et surtout notre volonté que les données des élèves soient gérées en interne et non par des tiers – qu’il s’agisse de Microsoft ou de Framasoft – ont peut-être fini par être entendues. L’avenir nous le dira.

Nous serons d’ailleurs contactés par les personnes gérant le service apps.education.fr peu après l’annonce de son lancement. Elles nous proposent de réaliser deux plugins qui permettraient une authentification plus facile des professeurs au sein du logiciel PeerTube, proposé sur plateforme. Nous en discutons au sein de l’association, car une prestation réalisée pour le compte d’un ministère dont nous critiquons une grande partie des décisions depuis plusieurs années pourrait nous mettre en porte-à-faux en délégitimant notre parole. D’autant plus que la DNE pourrait parfaitement solliciter n’importe quelle société informatique pour cette prestation puisque le code de PeerTube est libre et ouvert. Cependant, nous décidons de réaliser ces plugins, essentiellement parce que nous nous sentons en confiance et écoutés par l’équipe de apps.education.fr. Malgré l’urgence, les plugins seront livrés à temps et toutes les parties prenantes seront satisfaites. Ce plugin permet aujourd’hui à l’Éducation nationale d’héberger plus de 22 000 vidéos, sur une trentaine « d’instances PeerTube » (c’est-à-dire des sites web différents, hébergeant chacun le logiciel PeerTube et des vidéos associées)26. Ces instances sont par ailleurs fédérées entre elles. c’est-à-dire que depuis l’instance PeerTube de l’académie de Lyon (8 000 vidéos), il est parfaitement possible, sans changer de site web, de visionner les vidéos des instances de l’académie de Nancy-Metz (2 300 vidéos) ou celles de l’académie de Nantes (458 vidéos). Cette réalisation pourrait laisser penser à une forme de « partenariat public commun »27 mais nous sommes plus circonspects dans l’analyse : ce n’est pas parce que nous constatons un pas en avant dans la bonne direction que nous oublions toutes les bassesses et les dérobades de ces dernières années.

Pendant cette période, nous accompagnons aussi ponctuellement le collectif citoyen « Continuité pédagogique », créé dans l’urgence pour accompagner numériquement les enseignants. Le Framablog publiera leur première communication publique28 et nous leur apporterons avis et conseils. Ce collectif informel, créé spontanément lors de la pandémie, donnera naissance à l’association « Faire École Ensemble »29 qui facilite le soutien citoyen à la communauté éducative pendant l’épidémie de COVID-19.

En parallèle, Framasoft et d’autres membres du collectif CHATONS mettront en place un site web dédié30 permettant de choisir parmi plusieurs services web, indépendamment de l’hébergeur dudit service. Cela nous permettra de répartir la forte charge subie par Framasoft sur les épaules de nombreux « chatons », engagés eux aussi dans une démarche éthique de solidarité et de respect des données personnelles.

 

Site https://entraide.chatons.org.

L’À venir

« Et maintenant ? ». Eh bien maintenant, il serait sans doute bon de se poser la question des enjeux du numérique à l’école.

Pour l’instant, côté ministère, ces enjeux sont les mêmes marronniers depuis des années : il y a le sacro-saint enjeu des usages (qui utilise quels outils et comment ?), celui du rapport à l’écran (l’écran c’est bien mais pas trop), et celui des apports pédagogiques (est-ce que l’élève progresse plus ou moins vite avec telle ou telle application, ou sans ?). Misère ! Comment être plus à côté de la plaque ?

Les débats autour du numérique à l’école relèvent avant tout de la place de l’école dans la société.

Framasoft n’a rien à vendre. Et ne cherche même plus à convaincre les institutions. Même si une proportion non négligeable des membres de l’association sont enseignants, nous ne nous prétendons pas experts en pédagogie. Cependant, cela ne nous empêche pas d’être une force d’interpellation, notamment sur les sujets du numérique. Cela, plutôt que de réitérer une liste de propositions comme nous l’avions déjà fait avec d’autres associations il y a plus de dix ans31, m’amène plutôt à poser quelques questions.

Plutôt que le rapport à l’écran, ne devrait-on pas interroger le rapport à la distance ?

Comment réinventer les liens entre enseignants et élèves, profs et enseignants, mais aussi entre élèves ? La posture de l’enseignant en ligne ne peut pas être la même qu’en classe « physique ». En ligne, les enfants ne sont pas un public captif, cela a ses avantages, mais aussi ses inconvénients. La place des parents, bien plus présents dans cette école hors des murs, bouscule aussi les habitudes des uns et des autres. Les notions de groupes, mais aussi de présence ou d’absence vont ainsi devoir être ré-interrogées.

Un risque que l’on peut déjà identifier est de vouloir inclure dans les outils numériques des dispositifs de surveillance bien trop poussés. Comme tout mécanisme de contrôle, ces traqueurs seront au départ proposés comme facilitant la vie de l’enseignant ou de l’élève (« Camille Dupuis-Morizeau ne s’est pas connectée depuis 4 jours, voulez-vous lui envoyer un rappel automatique ? »), ou des outils de remédiation (par exemple lorsque qu’un élève commet une erreur lors de la réalisation d’un exercice en ligne, et que l’application lui propose des pistes pour corriger son erreur et aboutir à la « bonne » solution). Mais, malgré tous les avantages qu’on peut y voir, c’est probablement ouvrir une boite de Pandore. En effet, une fois mis en place, non seulement le retour en arrière sera très compliqué, mais les risques de surenchère seront inévitables, à coup de prétendue « intelligence artificielle » ou d’algorithmes étudiant de façon détaillée les comportements des utilisateurs de ces plateformes afin de conseiller en permanence des corrections pédagogiques, mais aussi comportementales.

Comme le démontre Christophe Masutti dans son ouvrage Affaires Privées : Aux sources du capitalisme de surveillance32, la surveillance est un corrélat social. Là où cela peut poser problème, c’est lorsqu’on finit par ne plus penser nos relations sociales autrement que par l’automatisation et la technicisation de la surveillance.

« Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, par Christophe Masutti», paru chez C&F éditions. Plus d’informations ici : https://cfeditions.com/masutti/

Qui définira les limites éthiques du périmètre souhaitable de ces mesures ? En amont – c’est-à-dire avant que ces technologies de surveillance ne soient intégrées dans les plateformes éducatives – et non pas en aval. Car aujourd’hui, l’un des principaux arguments des EdTech33 est bien de faciliter le travail de l’enseignant en automatisant cette surveillance. Certes cela donne de beaux graphiques, de jolies courbes, des niveaux d’alerte ou d’attention pour tel ou tel élève. Sauf que rares sont les pédagogues qui comprennent comment fonctionnent ces algorithmes, ou par qui et comment ils sont écrits, ni quels sont les bénéfices que l’entreprise qui les a réalisés escompte. S’ils le savaient, je doute qu’ils regarderaient ces applications avec autant d’appétence.

Cela m’amène à une seconde question.

Le numérique étant, qu’on le veuille ou non, omniprésent : quelle place veut-on donner à l’éducation aux médias et à la littératie numérique ?

La littératie numérique peut se définir comme « la capacité d’un individu à participer à une société qui utilise les technologies de communications numériques dans tous ses domaines d’activité » (Wikipédia34). Cela inclut de nombreuses composantes : la littératie informatique (notamment le rapport à l’ordinateur, qu’il soit de bureau ou de poche), la littératie technologique (posant plutôt le rapport aux enjeux entre technologies et individus ou sociétés), la littératie informationnelle (notamment notre capacité à avoir une analyse critique de la masse d’informations reçue chaque jour, ainsi que notre capacité à chercher – et trouver – l’information pertinente), la littératie communicationnelle (notre capacité à écrire et publier pour un public), etc.

Or, s’il y a bien une chose qu’a pu démontrer la crise de la COVID-19, c’est bien que cette littératie était loin d’être un acquis. Non seulement pour les élèves, qu’on présentait souvent comme des digital natives alors qu’il n’en était rien, mais aussi – et surtout – pour les enseignants.

Alors certes, nous avons bien compris que l’Éducation nationale était en mutation, suite à la pandémie. Notamment Canopée dont le métier historique d’éditeur devient de plus en plus celui de formateur. Mais dans l’ensemble, nous voyons surtout des éléments qui nous donnent à penser que ces formations se feront encore principalement sur des « outils », y compris les outils Framasoft, d’ailleurs. Or, c’est voir le problème par le mauvais bout de la lorgnette. Pour reprendre la métaphore du proverbe bien connu, cela revient certes à donner un poisson aux enseignants formés à tel ou tel outil, et après tout pourquoi pas. Mais ça n’est sûrement pas leur apprendre à pêcher. Tant que les formations au numérique se focaliseront davantage sur les outils, les pratiques, les usages, que sur l’éducation aux technologies en général, et aux médias en particulier, les capacités de littératie numérique stagneront.

Or, il ne s’agit pas d’un impensé au niveau du ministère – du moins je ne le pense pas – mais bien d’une volonté politique. Former aux outils permet de garder le contrôle du public (entre autres parce que ces outils n’ont de cesse d’évoluer, rendant le public dépendant aux formations elles-mêmes). Partager et diffuser ces savoirs auprès des enseignants les rendraient beaucoup, beaucoup, plus autonomes dans leurs pratiques, ce qui poserait de nombreux problèmes non seulement aux lobbyistes des GAFAM, mais aussi à l’institution qui devrait lâcher prise sur la question de la ligne de conduite à tenir sur les enjeux et l’apport des technologies dans notre société.

Cela m’amène à une troisième question.

Quelle est la position du monde enseignant sur la question de la technologie ?

Les outils sont-ils neutres, comme le disait le Gorgias de Platon ? Ou, au contraire, comme Socrate (et Framasoft) reconnaît-on que les technologies générant par nature pouvoir et aliénation, il convient de penser leur place à l’école ? D’autant plus quand elles deviennent aujourd’hui une soi-disant « compétence à acquérir ».

La réponse à cette question n’est pas sans conséquence. Si les enseignants pensent que les outils sont neutres, alors au final seul compte le fait d’acquérir tel savoir, telle compétence ou telle maîtrise de cet outil. Il reste bien sûr une marge de manœuvre pédagogique, et heureusement, mais la réflexion est limitée : j’utilise l’outil parce qu’il me permet d’améliorer la situation dans laquelle je n’ai pas l’outil. Si par contre, le monde éducatif reconnaît le caractère ambivalent des outils (toute technologie est un pharmakon35, c’est-à-dire à la fois remède, poison et bouc-émissaire, disait le philosophe Bernard Stiegler, décédé cet été), alors on ne peut pas uniquement travailler l’aspect positif/remède de ces derniers. Il faut impérativement se poser la question de leurs effets négatifs/poisons, ainsi que la dimension exutoire qu’ils portent en eux.

Or, force est de constater que si ces aspects, qui ne relèvent pas de la vision d’un « solutionnisme technologique », sont parfois abordés dans le débat public – le plus souvent portés par la société civile – cela est rarement le cas au cours de la formation des enseignants, et encore moins face aux élèves. À l’exception des réseaux sociaux, présentés avant tout comme un lieu de désinformation ou de danger (ce qui peut effectivement être le cas), les logiciels, applications, ou technologies numériques ne sont souvent présentées que comme un moyen d’étendre un champ d’action individuel ou collectif, mais rarement comme un instrument à double tranchant.

Pourtant, même rapidement formés à cette question, je pense que les enseignants parviendraient rapidement à identifier les valeurs du logiciel libre – « liberté, égalité, fraternité » – et à les mettre en regard de celles des logiciels dits privateurs : aliénation, discrimination, marchandisation.

J’en viens donc à une quatrième question.

L’école doit-elle rester un espace sanctuarisé vis-à-vis de la marchandisation ?

Si oui, comment accepter et justifier l’emprise de certaines entreprises du numérique dont les logos se retrouvent sur chaque machine, et dont la manipulation des produits (les fameux « usages et pratiques ») sont ni plus ni moins qu’enseignés et imposés à des millions d’élèves chaque année ?

Cela n’est d’ailleurs pas sans poser la question des inégalités face au numérique. Pendant le confinement, seules les personnes (profs, élèves ou parents) qui disposaient à la fois d’une connexion internet, de matériels adéquats, des savoirs nécessaires, et de conditions adaptées (par exemple une chambre ou un bureau au calme) ont réellement pu expérimenter ce qu’était « l’école confinée ».

Cela me conduit à une dernière question, récurrente et qui peut sonner triviale, mais qui demeure la plus importante à mon sens :

L’école doit-elle accompagner les élèves à faire société ? Ou doit-elle exclusivement les préparer à un emploi ?

Le rôle de l’école semble bien d’être, au moins sur le papier, de former des citoyens éclairés, critiques et créatifs36.

Cependant, comme l’indique Nico Hirtt dans son ouvrage L’école prostituée : L’offensive des entreprises sur l’enseignement37, le numérique à l’école peut alors servir de cheval de Troie afin de faciliter l’introduction de concepts néo-libéraux tels que « l’employabilité ».

Vouloir familiariser les élèves aux nouveaux supports numériques, favoriser l’éducation à distance sont des objectifs tout à fait légitimes, ce sont les conditions dans lesquelles ces transformations s’effectuent qui sont contestables. En s’alliant avec le privé, l’État permet aux industriels de contribuer aux décisions dans le domaine des programmes interactifs (introduire des marques…), d’intervenir dans la gestion des écoles (promouvoir la sélection), de favoriser des enseignements discriminatifs (reconnaissance de diplômes en ligne payants, services éducatifs payants, etc.). L’État, en réduisant ses impératifs éducatifs aux impératifs du marché du travail et notamment technologique, risque ainsi de provoquer une dévalorisation de la connaissance et l’ exacerbation d’une école à deux vitesses. 38

Il semblerait bien qu’on ne puisse avoir ni de société libérée, ni d’école délivrée, sans logiciel libre.

Je demeure en tout cas persuadé que ce n’est qu’en répondant à des questions de ce type, et surtout en affirmant publiquement et collectivement la place de l’école dans la société, que nous pourrons apprendre à articuler l’école et le numérique, et que l’institution pourra se dépêtrer d’une vision « solutionniste » ne servant que des intérêts privés et non l’intérêt général.

 

 

Pierre-Yves Gosset, co-directeur et délégué général de l’association Framasoft (texte sous licence Creative Commons BY39)

Image d’illustration : école Arménienne équipée d’ordinateurs du projet (libre) One Laptop Per Child

 

Télécharger ce texte au format PDF

 


1 – Il est à noter que la partie « TICE et Français » de Framanet donnera pour sa part naissance au site weblettres.net, actuellement l’un des principaux portails de l’enseignement des lettres en France.

2 – Le SCÉRÉN (Services Culture, Éditions, Ressources pour l’Éducation Nationale) est le réseau national composé du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), des 31 Centres régionaux de documentation pédagogique et de leurs centres départementaux et locaux. Son pôle « logiciels libres », coordonné par Jean-Pierre Archambault, fut créé en 2002. Il disparaîtra autour de 2014, lorsque le SCÉRÉN se « modernisera » et deviendra le réseau Canopée.

3https://abuledu-fr.org

4https://www.sesamath.net/

5http://scideralle.org/

6https://www.ryxeo.com/les-tablettes-tabuledu/

7https://april.org

8https://aful.org

9 – Le « Microsoft Innovative Teacher Awards de 2008 » par exemple a eu lieu à Bangkok

https://web.archive.org/web/20121203043808/http://www.schoolnet.org.za/itf/2008_ITA_Flier.pdf.

Officiellement, 5 enseignants français étaient invités. (voir : https://framablog.org/2008/02/19/forum-des-enseignants-innovants-suite-et-fin/). Ce genre d’événements est organisé régulièrement depuis des décennies par Microsoft, qui se construit ainsi un réseau de soutiens. Même si rien n’est contractualisé, les participants à de telles rencontres sont « en dette » auprès de l’entreprise qui les a invitée. C’est la logique profonde du « don et contre-don » qui cimente les partenariats.

10 – https://framablog.org/2008/02/18/forum-enseignants-innovants-microsoft-partenaire/.

11https://framablog.org/2014/09/30/microsoft-education-logiciel-libre-video/.

12https://news.microsoft.com/fr-fr/2015/11/30/numerique-a-l-ecole-microsoft-france-renforce-son-partenariat-avec-le-ministere-de-l-education-nationale/.

13https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_pour_une_R%C3%A9publique_num%C3%A9rique.

14 – http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/04/05042018Article636585093683659445.aspx.

15 – https://framablog.org/2016/11/25/pourquoi-framasoft-nira-plus-prendre-le-the-au-ministere-de-leducation-nationale/#fn4.

16 – https://degooglisons-internet.org.

17 – https://chatons.org.

18 – https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-la-fermeture-totale-de-toutes-les-ecoles-jamais-envisagee-assure-le-ministre-de-l-education_3862803.html.

19 – https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-13-mars-2020.

20 – https://www.rtl.fr/actu/debats-societe/coronavirus-l-education-nationale-a-perdu-le-contact-avec-5-a-8-des-eleves-dit-blanquer-7800338180.

21 – Dans le « ¨lan de continuité pédagogique », on peut lire : « Parmi les actions possibles : […] Travail collaboratif en ligne : par exemple, solutions libres de type https://framasoft.org/ ou

cloud (ex : OneDrive ou Google Drive) qui permettent de travailler en groupe à distance pour une création d’un texte/dissertation/présentation collaborative. ». (http://people.irisa.fr/Martin.Quinson/Fiches-PlanContinuite%CC%81Pe%CC%81dagogique.pdf). Une assertion devenue quelques semaines plus tard suite aux protestations de Framasoft : « Du côté des logiciels libres l’association Framasoft propose de nombreux services dont la plupart sont malheureusement victimes de leurs succès mais propose presque toujours des liens vers des solutions alternatives portées par des hébergeurs éthiques comme l’association Chatons (https://chatons.org/). » (https://services.dgesip.fr/fichiers/PlanContinuitePedagogiqueDGESIP_19052020.pdf)

22 – https://framasoft.frama.io/teletravail/.

23 – https://framablog.org/tag/log/.

24 – Dans le thread Twitter du 21 mars 2020, j’expliquais : « Le truc, c’est qu’avec le coronavirus, on est passé du jour au lendemain de 100 paniers/j à 140. Ca pique déjà, pour nous. Mais on a vu les profs se retourner vers nous en disant « Vous pouvez nous fournir 1800 paniers /j ? ». La réponse est « non ». A titre perso, je paie des impôts pour que le MEN fournisse des pratiques, des lieux, du matériel ET des services aux enseignants et aux élèves. A part envoyer mes collègues au burnout, ça n’a aucun sens d’accueillir les enseignant⋅es en ce moment. On ne pourra pas fournir. » https://twitter.com/pyg/status/1241410351436005377.

25 – https://apps.education.fr.

26 – Pour mettre à jour ce calcul, aller sur https://instances.joinpeertube.org/instances et dans le champ de recherche, filtrer avec les mots clés « education » ou « ac- ».

27 – https://politiquesdescommuns.cc/outils/partenariat-public-communs.

28 – https://framablog.org/2020/03/18/une-mobilisation-citoyenne-pour-la-continuite-pedagogique/.

29 – https://faire-ecole.org/.

30 – https://entraide.chatons.org.

31 – http://scideralle.org/spip.php?page=article&id_article=597.

32 – https://cfeditions.com/masutti/.

33 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Technologies_de_l’%C3%A9ducation. Il est intéressant de noter qu’en France, la « EdTech » représente clairement le secteur marchand des technologies de l’éducation, notamment les start-up de ce domaine, alors que dans d’autres pays les EdTech regroupent plutôt un champ disciplinaire visant à rapprocher apprenants, enseignants, et nouvelles technologies. Ce champ est, en France, identifié sous l’acronyme « TICE » (Technologies de l’Information et de la Communication appliquées à l’Éducation).

34 – https://fr.wikipedia.org/wiki/Littératie_numérique.

35 – http://arsindustrialis.org/pharmakon.

36 – Lire notamment les précoccupations des signataires de « L’appel de la société civile francophone contre la marchandisation de l’école » : http://nevendezpasleducation.org/.

37 – https://www.laicite.be/publication/lecole-prostituee/.

38 – Zetlaoui Tiphaine. « L’école prostituée de Nico Hirtt », In: Quaderni, n°48, Automne 2002. Le risque : les choix technopolitiques.p. 127-130.

39 – https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/deed.fr.




Prédation de nos données de santé : SantéNathon ne lâche pas l’affaire

Les conséquences des stratégies économiques et technologiques d’un État peuvent parfois prendre des tournures très concrètes. En matière de données de santé des citoyens, beaucoup pouvaient penser que l’humanisme des professionnels de santé pouvait suffire pour protéger les données de santé des citoyens, dans le respect du secret médical. Mais la pression concurrentielle et l’éthique font rarement bon ménage.

En novembre 2019, nous avions confié les colonnes de ce blog au collectif Interhop qui promeut l’usage des logiciels libres et de l’open source en santé. Il fait partie du collectif SantéNathon qui a lancé une démarche de recours à l’encontre du projet très discuté du Health Data Hub, une plateforme nationale de données de santé dont l’opérateur choisi par les autorités est l’entreprise Microsoft. À l’heure où le Privacy Shield est tombé, à l’heure du RGPD, à l’heure où la « souveraineté numérique » n’est plus seulement un sujet stratégique mais aussi sécuritaire, nous confions de nouveau ces colonnes pour un point d’étape sur les enjeux et les actions en cours.


Plateforme Nationale des Données de Santé

À l’occasion d’une audience prévue au Conseil d’État ce 08 octobre 2020, cette petite vidéo a été tournée devant les locaux d’une entreprise bien connue.

Le Health Data Hub Centralise les données de santé chez Microsoft. Le collectif SantéNathon, issu du monde informatique et de la santé, s’oppose à la centralisation chez Microsoft Azure des données de santé de plus de 67 millions de personnes. Un recours déposé au Conseil d’État demande l’application de la décision de la plus haute juridiction européenne qui s’alarmait de l’accès sans limitation des services de renseignement américains aux données hébergées par les GAFAM.

La genèse du projet Health Data Hub

Tout commence en janvier 2016 avec la loi de modernisation du système de santé. Le Système national des données de santé (SNDS) est créé. Initialement il est limité aux données médico-administratives et met à disposition des données individuelles de santé issues de 3 bases de données :

  • Les données de la carte vitale,
  • Les données de la tarification des établissements de santé,
  • Les données statistiques relatives aux causes médicales de décès.

En juillet 2019, la loi élargit considérablement le SNDS et crée le Health Data Hub ou Plateforme des Données de Santé — PDS. La CNIL s’alarme du changement de paradigme engendré : « Au-delà d’un simple élargissement, cette évolution change la dimension même du SNDS, qui vise à contenir ainsi l’ensemble des données médicales donnant lieu à remboursement ».

En plus du SNDS historique voici à titre d’exemples les bases qui doivent être hébergées au sein de la PDS :

  • la base OSCOUR : base de données relative aux passages aux urgences en France. Pour chaque patient admis aux urgences, elle recueille les éléments suivants : code postal de résidence, date de naissance, sexe, date et heure d’entrée et de sortie, durée de passage, mode d’entrée, provenance, mode de transport, classification de gravité, diagnostic principal et associés, mode de sortie, destination pour les patients mutés ou transférés.
  • le Registre France Greffe de Moelle : données permettant d’étudier le parcours de soin entre l’annonce du don et le don de Moëlle.
  • Base des 500 000 angioplasties : données permettant d’étudier l’impact des stents dans la vie réelle.
  • la cohorte I-Share : données permettant d’analyser la santé des étudiants.
  • SIVIC : données nationales de suivi de la prise en charge de patients hospitalisés COVID19 (depuis mars 2020).
  • STOIC : bases de données de scanners thoraciques issus de plusieurs centres ainsi que des données cliniques.
  • COVID TELE : formulaires d’orientation concernant la COVID19 issues d’application en santé et outils de télémédecine.

Cette liste est loin d’être exhaustive ; les données de cabinets de médecins généralistes, des hôpitaux, des laboratoires, d’imagerie doivent aussi remplir cette plateforme. Toutes ces bases seront centralisées et liées (on parle d’appariement) pour former le catalogue de données de la PDS.

Vives inquiétudes quant au choix de Microsoft Azure

Le 10 décembre 2019, l’alerte est lancée. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif initié par des professionnels du secteur de santé et de l’informatique médicale s’inquiète. En effet, la PDS qui regroupe l’ensemble des données de santé de plus de 67 millions de personnes sera hébergée chez Microsoft Azure, le cloud du géant américain. Ces données constituent la part la plus sensible des données à caractère personnel car elles sont protégées par le secret médical.

Progressivement, ce collectif évolue. Il s’appelle maintenant SanteNathon.org. C’est une rencontre inédite de 18 personnes physiques et morales issues :

  • de l’industrie du logiciel libre :
    • Conseil National du Logiciel Libre (CNLL)
    • Ploss Auvergne-Rhône-Alpes
    • SoLibre
    • NEXEDI
  • des associations de patients et de volontaires :
    • Association Constances
    • Association les “Actupiennes”
    • Association Française des Hémophiles
    • Mme Marie Citrini, représentante des Usages des Hôpitaux de Paris
  • des associations de professionnels de santé :
    • Syndicat National des Jeunes Médecins Généralistes (SNJMG)
    • Syndicat de la Médecine Générale (SMG)
    • Union Française pour une Médecine Libre (UFML)
    • M. Didier Sicard, médecin et professeur de médecine à l’Université Paris Descartes).
  • d’ingénieurs :
    • l’Union Fédérale Médecins, Ingénieurs, Cadres, Techniciens (UFMICT-CGT)
    • l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens (UGICT-CGT)
    • l’Association interHop
    • Monsieur Bernard Fallery, professeur émérite en systèmes d’information
  • d’organisations de la société civile :
    • L’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament
    • Le Syndicat National des Journalistes (SNJ)

Ce collectif dénonce le choix de Microsoft essentiellement à cause de l’absence d’appel d’offre et des effets de l’extraterritorialité du droit américain. En effet Microsoft est soumis au CLOUD Act qui permet aux autorités américaines de mettre la main sur des données détenues par des entreprises américaines même si les données sont hébergées dans l’Union Européenne.

Pire encore la Cour de Justice de l’Union Européenne a récemment révélé que les renseignements américains n’ont aucune limitation quant à l’utilisation des données des Européen⋅ne⋅s. En ce sens, elle a invalidé l’accord facilitant le transfert des données entre les USA et l’Union Européenne, le “Privacy Shield” ou « Bouclier de Protection des Données ».

Menacée directement par les conséquences de cette décision qui rend illicites tous les transferts de données en dehors des frontières de l’Union, Facebook fait pression sur l’Union Européenne. Elle menace de stopper ses services d’ici la fin de l’année.

Le bras de fer entre les États-Unis et l’Union Européenne est engagé. Nos données de santé ne doivent pas être prises en otage. Le collectif SantéNathon se bat pour une recherche garante du secret médical et protectrice de nos données.

Les actions initiées par le collectif SantéNathon

Un premier recours a été déposé le 28 mai 2020 devant le Conseil d’Etat. La juge concluait à plusieurs irrégularités dans le traitement des données sur la plateforme et des risques majeurs pour les droits et libertés fondamentales. Cependant, le Conseil d’État considérait, qu’au moment du jugement, la société Microsoft intégrait la liste des organisations ayant adhéré au « Bouclier de protection des données ». Le transfert des données était donc licite. Ce n’est plus le cas aujourd’hui !

Les parties requérantes ont donc déposé un nouveau référé liberté. Elles demandent par conséquent au Conseil d’État de prendre la mesure de l’invalidation du “Privacy Shield” et des risques en matière de respect de la vie privée. En ce sens, elles sollicitent la suspension du traitement et la centralisation des données au sein du Health Data Hub.

Elles font également valoir que les engagements contractuels conclus entre la société Microsoft et le Health Data Hub sont insuffisants.

Une audience au Conseil d’État est donc prévue le 8 octobre 2020…

— Collectif SantéNathon

 


Image d’en-tête : Luis Jiménez Aranda — La sala del hospital en la visita del médico en jefe (1889). Wikipédia.